Jeudi 26 janvier 2023

- Présidence de M. Pierre Henriet, député, président -

La réunion est ouverte à 9 h 35.

Examen d'une note scientifique sur l'alimentation ultra-transformée

M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Avant de commencer nos travaux, je voudrais saluer notre collègue Catherine Procaccia qui s'est rendue en mission aux Antilles en décembre dernier, dans le cadre du travail que l'Office lui a confié d'actualisation du rapport de 2009 concernant les données scientifiques relatives à l'impact de la chlordécone aux Antilles françaises. Après deux auditions publiques ces derniers mois, notre collègue a consacré quatre jours complets à rencontrer des scientifiques et les acteurs locaux dans le cadre d'un colloque. Elle m'a fait part de l'étonnement positif de ses interlocuteurs quant à l'assiduité d'un parlementaire sur un sujet aussi complexe que difficile. Il y va de la crédibilité des travaux de l'Office et du Parlement tout entier, qui repose sur le travail en profondeur de chacun. Je vous remercie pour cela, car je sais que vos agendas sont chargés et je salue la promotion de l'Office qu'a assurée Catherine Procaccia lors de cette mission.

Notre ordre du jour appelle l'examen de trois notes scientifiques. Nous commençons par le travail d'Angèle Préville sur l'impact de l'alimentation ultra-transformée.

Mme Angèle Préville, sénatrice, vice-présidente de l'Office, rapporteure. - Qualifiée par l'Organisation mondiale de la santé de « première épidémie non infectieuse de l'histoire de l'humanité », l'obésité constitue l'un des principaux fléaux sanitaires auxquels doit faire face notre société. La France compte 32 % d'adultes en surpoids et 17 % d'obèses, ce qui emporte de lourdes conséquences en termes de mortalité et de morbidité. Le surpoids et l'obésité ne constituent cependant qu'une partie des impacts associés à une mauvaise alimentation, lesquels incluent également de nombreuses maladies chroniques, au point que l'alimentation représente, en France, le premier facteur de risque de perte d'années de vie en bonne santé, devant le tabac et l'alcool. Aussi, la promotion d'un régime alimentaire sain permettant de prévenir l'ensemble de ces maladies apparaît comme un véritable impératif de santé publique.

Historiquement, les aliments sont appréciés et classifiés en fonction de leur composition en nutriments et cette approche sert de guide pour la construction des politiques publiques nutritionnelles. Récemment, le concept d'alimentation ultra-transformée a émergé comme un nouveau paradigme. L'objectif de cette note est de le présenter et d'évaluer sa pertinence et sa maturité pour construire de nouvelles politiques publiques.

Compte tenu des opinions divergentes qui existent sur ce sujet dans la communauté scientifique, j'ai proposé que soit organisée le 22 septembre dernier une audition publique devant l'Office. Nos débats ont été très riches et j'ai complété cette réunion par une dizaine d'auditions rapporteure. En revanche, malgré mon souhait, je ne suis pas parvenue à visiter une usine de transformation agroalimentaire, ayant essuyé plusieurs refus de la part d'industriels.

Le concept d'alimentation ultra-transformée est né il y a une dizaine d'années après le constat qu'une approche seulement nutritionnelle était insuffisante. Des chercheurs ont ainsi proposé de la compléter par la prise en compte des transformations subies par les aliments et ont développé de nouvelles méthodes de classification. Parmi celles-ci, la classification Nova s'est imposée dans la communauté scientifique ; elle répartit les aliments en quatre groupes selon l'ampleur et l'objectif de la transformation subie : les aliments bruts ou peu transformés, les ingrédients culinaires, les aliments transformés, enfin - dans la catégorie Nova 4 -, les aliments ultra-transformés. Ces derniers ont subi des procédés de transformation importants, utilisant des additifs non nécessaires à la sécurité alimentaire ou des substances issues de l'industrie, que l'on appelle « briques alimentaires », tels que des huiles hydrogénées, des amidons modifiés, de la maltodextrine ou des protéines hydrolysées, dans le but d'imiter ou d'améliorer les qualités sensorielles des aliments. Une distinction est donc réalisée entre les transformations traditionnelles, susceptibles d'être utilisées dans un contexte domestique, et les procédés plus récents, issus des progrès des sciences et technologies alimentaires que sont, par exemple, l'extrusion et l'hydrogénation. Par conséquent, la notion d'alimentation ultra-transformée n'est pas équivalente à celle d'alimentation industrielle ; elle concerne une classe spécifique de nouveaux aliments, conçus pour être des mélanges à la fois pratiques et particulièrement attrayants sur le plan gustatif. En raison de ces caractéristiques, et parce qu'ils sont largement disponibles, relativement bon marché et accompagnés d'un marketing important, ces aliments tendent à se substituer aux aliments moins transformés, au point de représenter aujourd'hui entre 30 et 35 % des calories ingérées par les adultes français.

Au travers d'études épidémiologiques, plusieurs équipes de chercheurs se sont intéressées aux conséquences de cette consommation. Il a ainsi été montré que la consommation d'aliments ultra-transformés pouvait être significativement associée aux risques de surpoids et d'obésité, de diabète de type 2, de maladies cardiovasculaires, d'hypertension, de dépression et de mortalité toutes causes confondues. Des études isolées suggèrent également d'autres associations, qui sont détaillées dans la note. Pour autant, ces associations ne sont pas nécessairement causales. Malgré des ajustements statistiques minutieux, il n'est pas possible d'exclure complètement l'impact de facteurs non mesurés ou non mesurables. Toutefois, l'accumulation d'études épidémiologiques convergeant vers des résultats identiques, ainsi que la plausibilité des mécanismes biologiques impliqués, sont des arguments forts en faveur d'une causalité.

Plusieurs explications sont avancées pour rendre compte de ces associations. Une première s'appuie sur la composition des aliments ultra-transformés, qui sont en moyenne de moins bonne qualité nutritionnelle que les autres aliments, étant à la fois plus riches en énergie, en graisses saturées, en sucre et en sel, tout en étant plus pauvres en protéines, en fibres, en vitamines et en minéraux ; une autre évoque l'impact direct des opérations de transformation, lesquelles, en modifiant la structure physique de la matrice alimentaire, auraient un impact sur le degré de mastication de ces aliments et, donc, sur la vitesse d'ingestion des aliments et sur le sentiment de satiété. Fortement caloriques et peu rassasiants, pratiques à consommer et attrayants, les aliments ultra-transformés favoriseraient les apports énergétiques excessifs. De plus, l'important marketing dont ils font l'objet, leur omniprésence dans les magasins alimentaires et leur prix relativement bas sont autant d'éléments qui promeuvent leur achat et participent à leur surconsommation.

Cependant, ces deux hypothèses ne permettent pas d'expliquer, à elles seules, les effets de ces aliments sur la santé ; d'autres mécanismes semblent donc être impliqués, justifiant la pertinence et l'utilité de ce nouveau type de classification. Outre les impacts physiques sur la texture des aliments, les modifications de la matrice alimentaire qui résultent des opérations de transformation sont susceptibles d'affecter la digestibilité et la biodisponibilité des nutriments ingérés ainsi que les éventuelles synergies qui peuvent exister entre différents composés.

Par ailleurs, les aliments ultra-transformés contiennent des additifs variés, dont l'impact sur la santé est susceptible d'être délétère sur le long terme. Des études suggèrent que certains d'entre eux pourraient ainsi perturber le microbiote intestinal ou le système endocrinien, avoir des effets cancérogènes ou inflammatoires. En outre, d'autres composés potentiellement dangereux sont susceptibles d'être retrouvés dans les aliments ultra-transformés et de participer à leur nocivité. Au cours des opérations de transformation, certaines molécules peuvent ainsi être dégradées et conduire à la formation de nouveaux composés ; des substances issues des emballages alimentaires sont également susceptibles de contaminer ces aliments ; enfin, des résidus d'auxiliaires technologiques, utilisés pour faciliter ou optimiser des étapes de transformation, peuvent se retrouver dans les produits finis. L'ensemble de ces molécules variées présente alors un risque d'effet de cocktail.

Outre ces conséquences sanitaires, les aliments ultra-transformés sont également suspectés d'exercer un effet délétère sur l'environnement. La production de leurs matières premières s'appuierait sur une utilisation extensive d'engrais et de produits phytopharmaceutiques et conduirait à un appauvrissement de la diversité des matières premières agricoles, tant animales que végétales. De plus, en standardisant l'offre alimentaire à l'échelle de la planète, l'alimentation ultra-transformée tend à menacer certaines traditions culinaires, partie intégrante de notre patrimoine culturel.

Malgré ces résultats, la pertinence du concept d'alimentation ultra-transformée n'est pas pleinement reconnue par la communauté scientifique. La principale critique qui lui est opposée concerne la définition des aliments ultra-transformés proposée par la classification Nova. Sous une apparente simplicité, celle-ci se révélerait en réalité complexe et manquerait de robustesse, des études ayant montré la difficulté de classer certains aliments sans équivoque. En outre, cette classification se révélerait trop large, en regroupant l'ensemble des aliments ultra-transformés en une seule catégorie, sans analyse spécifique des transformations et des additifs utilisés, tous considérés comme nocifs a priori. Aussi, aux yeux de certains chercheurs, les incertitudes induites par ces défauts de définition fragiliseraient la fiabilité des études épidémiologiques portant sur cette alimentation. Ils en concluent que le concept n'est pas suffisamment mature et que son utilisation comme outil de politiques publiques est prématurée.

Nonobstant ces résultats, les recommandations alimentaires de plusieurs pays, de sociétés savantes et de l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO) encouragent le choix d'aliments peu transformés. En France, le quatrième programme national nutrition santé (PNNS) affichait également comme objectif de « réduire la consommation des produits ultra-transformés de 20 % entre 2018 et 2021 ».

J'en viens à mes recommandations.

Il paraît primordial d'intensifier les recherches publiques consacrées à l'alimentation ultra-transformée afin de combler les lacunes existantes dans l'état des connaissances, notamment concernant les additifs et les effets de cocktail qui découlent de leur utilisation. Les nombreuses pistes identifiées quant aux impacts de ces aliments et aux mécanismes sous-jacents doivent être consolidées. Sur la base des résultats qui seront obtenus, une définition consensuelle et scientifique des aliments ultra-transformés, suffisamment robuste pour être utilisée comme outil de politiques publiques, devra être élaborée.

Cependant, la nécessité d'études complémentaires ne doit pas se traduire par un statu quo. Au vu des résultats actuels de la recherche, il paraît nécessaire de mettre en oeuvre des actions permettant de parvenir à l'objectif de réduction de consommation fixé par le PNNS.

À cet effet, des programmes de promotion de la santé et de marketing social doivent sensibiliser la population aux risques susceptibles d'être présentés par ces aliments et encourager les consommateurs à choisir préférentiellement, lorsque cela est possible, des produits peu transformés. Ces campagnes doivent être accompagnées de politiques publiques qui ciblent les facteurs systémiques et environnementaux, susceptibles d'avoir un impact plus important.

En s'appuyant sur l'usage du Nutri-Score, des actions ambitieuses visant les produits trop gras, trop salés, trop sucrés doivent être mises en place.

Des politiques publiques ciblant spécifiquement les enfants doivent également être conduites, ceux-ci consommant une part importante d'aliments ultra-transformés, ce qui détermine leurs préférences alimentaires. L'éducation nationale doit jouer un rôle de formation, en réintroduisant notamment ce qui existait auparavant : des cours de cuisine dans le cadre de travaux manuels, avec une dimension nutritionnelle, qui permettraient de valoriser la culture culinaire française en faisant vivre notre patrimoine gastronomique, inscrit au patrimoine culturel immatériel de l'humanité.

Une réglementation du marketing alimentaire ambitieuse doit être portée. La loi relative à la suppression de la publicité commerciale dans les programmes jeunesse de la télévision publique, dite « loi Gattolin », doit être généralisée à l'ensemble des programmes, les enfants subissant la publicité à toute heure.

Enfin, avec l'élaboration d'une définition reconnue des aliments ultra-transformés, on pourrait envisager de mettre en place des réglementations fiscales, en ajoutant une taxe spécifique sur ces aliments, permettant, en parallèle, de rendre plus abordables les aliments plus sains. De telles réformes devront toutefois être menées avec la plus grande précaution pour éviter toute précarisation de la population.

Mme Florence Lassarade, sénatrice. - Qu'en est-il de la supplémentation en vitamines ou en acide folique des aliments ? De tels processus contribuent-ils à créer des aliments ultra-transformés ? En France, les pédiatres recommandent, par exemple, une supplémentation en acide folique pour prévenir le spina bifida. Des aliments ainsi supplémentés changent-ils de catégorie dans le classement Nova ?

Mme Angèle Préville, sénatrice, vice-présidente de l'Office, rapporteure. - Je n'ai pas spécifiquement étudié cette question des suppléments en vitamines, mais l'ajout d'additifs est l'un des critères permettant de caractériser les aliments ultra-transformés.

Mme Florence Lassarade, sénatrice. - Notre collègue Laurent Duplomb évoquait, durant les dernières questions d'actualité au Gouvernement, l'arrivée de la farine de grillon. Celle-ci entre-t-elle dans la composition d'aliments ultra-transformés ?

Mme Angèle Préville, sénatrice, vice-présidente de l'Office, rapporteure. - Cette farine dégraissée, utilisée pour enrichir les aliments en protéines, peut être considérée comme un marqueur d'ultra-transformation. Elle est difficile à identifier, parce qu'elle est inscrite sous le nom latin de l'animal, au milieu d'une longue liste d'additifs. Plus la liste d'ingrédients est longue, plus l'aliment concerné est susceptible d'être qualifié d'ultra-transformé, en raison de l'ajout de briques alimentaires issues de l'extrusion industrielle.

Mme Michelle Meunier, sénatrice. - Chantal Deseyne, Brigitte Devésa et moi-même avons rédigé l'année dernière pour la commission des affaires sociales un rapport intitulé Surpoids et obésité, l'autre pandémie. Le secteur des aliments ultra-transformés ne pouvait échapper à notre examen, tant il a envahi les modes de consommation de nos citoyens. Ces aliments récréatifs et addictifs sont partout et leurs fabricants visent particulièrement les populations les plus fragiles, les très jeunes comme les personnes les moins aisées. Leur rôle dans la prévalence de l'obésité ne fait pas de doute. Je précise, pour autant, que la personne obèse ne peut être tenue pour responsable d'une situation qui trouve ses racines dans son environnement. Il importe de se garder de toute stigmatisation.

Vous avez évoqué les causalités. Il est vrai que celles-ci ne sont pas linéaires, les différents facteurs étant difficiles à prendre tous en compte : stress, conditions de vie, environnement psychosocial, etc.

Vous indiquez n'avoir pas pu visiter le secteur agro-industriel. Nous avions pu, quant à nous, auditionner des responsables de ce secteur. Qu'attendiez-vous d'une visite d'usine ?

Mme Angèle Préville, sénatrice, vice-présidente de l'Office, rapporteure. - Quand, avec Philippe Bolo, nous avons travaillé sur la pollution plastique, la visite de la Laiterie de Saint-Denis de l'Hôtel avait été très éclairante. Les bouteilles de jus de fruits sortaient de la machine, mais nous ne les voyions pas entrer ; on nous a expliqué comment des morceaux de plastique étaient chauffés et mis en forme, avant que le liquide n'y soit versé.

Je souhaitais être témoin des transformations appliquées aux aliments : chaleur, extrusion, processus industriels, etc. Ces transformations nous avaient été présentées lors de l'audition publique. Cela n'a pas été possible, des rendez-vous pris ont été annulés ou décalés et nous n'avons pas pu observer les mécanismes mis en oeuvre pour obtenir ce que l'on appelle des briques alimentaires.

M. Philippe Bolo, député. - L'alimentation touche à la fois à la santé et au pouvoir d'achat, il est très important de s'y intéresser et je vous en remercie.

Vous évoquez des facteurs de causalité non mesurés et non mesurables ainsi que des effets sur le microbiote. Quels liens de causalité observe-t-on entre alimentation ultra-transformée, santé et microbiote ? Connaît-on les mécanismes qui agissent sur l'obésité ?

Mme Angèle Préville, sénatrice, vice-présidente de l'Office, rapporteure. - Tout d'abord, certains additifs présents dans les aliments ultra-transformés sont susceptibles de perturber le microbiote. Pour autant, il reste beaucoup de questions. On peut imaginer, lorsque des molécules différentes sont ajoutées à un aliment, que les conséquences de sa consommation divergent de celles qui découlent de l'aliment naturel. Ces molécules ont des effets complexes, qui sont en train d'être étudiés ; les aliments ultra-transformés arrivent massivement sur le marché et l'on commence à en observer les effets. Ainsi, l'étude NutriNet-Santé lancée en 2009 sur 173 000 personnes a permis de dégager des résultats concrets sur une cohorte équivalente à la population du Lot. Des déclenchements de cancers et de maladies chroniques ont été identifiés. Les études se multiplient dans le monde, des associations avec des maladies graves et chroniques ont pu être identifiées, mais, pour le moment, la causalité ne peut être établie.

M. Philippe Berta, député. - Dans les laboratoires de l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (Inrae) ou de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), il existe des modèles de souris rendues obèses par des régimes alimentaires. Envisage-t-on d'adopter de telles approches ? Connaît-on l'influence de ces aliments sur l'équilibre du microbiote ou sur l'épigenèse ? Il y a maintenant longtemps que l'on a identifié des dérégulations des gènes du métabolisme pour des raisons alimentaires. De telles transformations ont, par exemple, été observées sur des familles dont des ascendants étaient passés par les camps de concentration.

Mme Angèle Préville, sénatrice, vice-présidente de l'Office, rapporteure. - Des études in vivo sont effectivement menées pour évaluer la toxicité des additifs. En revanche, il ne me semble pas que cela soit le cas pour les aliments ultra-transformés, l'étude de ces aliments et de leur impact sur la santé émerge seulement comme sujet d'étude. Il faut espérer que les travaux en la matière aboutissent rapidement.

M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office. - Jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, il existait un lien direct entre la production agricole et l'alimentation. L'émergence des modes de distribution modernes et la généralisation de la restauration hors domicile, aussi bien pour les enfants que pour les adultes, ont profondément changé le rapport à l'alimentation.

Il me semble qu'en dépit de l'attention qui est portée aux produits mis sur le marché, l'ultra-transformation n'est pas prise en compte dans la réglementation, alors que la préservation de produits au lait cru, par exemple, est une véritable aventure administrative.

Mme Angèle Préville, sénatrice, vice-présidente de l'Office, rapporteure. - Il n'existe pas à ce jour de définition robuste et scientifique de l'alimentation ultra-transformée, alors même qu'un très grand nombre de produits considérés comme tels arrivent sur le marché.

La seule définition qui existe à ce jour est celle de la classification Nova, qui qualifie d'ultra-transformés des produits conçus dans le but d'exacerber les propriétés sensorielles et d'augmenter la durée de conservation à grande échelle.

L'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses), qui a été saisie, travaille à l'élaboration d'une définition.

En tout état de cause, il est urgent d'agir si nous voulons préserver les jeunes générations du risque qu'emporte la consommation de ces produits.

M. Pierre Médevielle, sénateur. - Que les produits soient naturels, transformés ou ultra-transformés, la clé est dans l'équilibre, c'est pourquoi j'estime que le véritable combat doit être mené dans les écoles.

Mme Angèle Préville, sénatrice, vice-présidente de l'Office, rapporteure. - C'est l'une de mes recommandations. Dans le temps, les élèves suivaient des cours de travaux manuels, notamment de cuisine. La suppression de ces derniers est d'autant plus dommageable que les parents cuisinant de moins en moins, les jeunes ne disposent plus de modèle.

M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office. - De nombreuses émissions de cuisine connaissent pourtant un grand succès...

Mme Angèle Préville, sénatrice, vice-présidente de l'Office, rapporteure. - Oui, mais il ne faut pas que le spectacle se substitue à la pratique !

J'ai été frappée par une émission de télévision montrant des jeunes qui testaient deux boissons à base de tisane, la première contenant de nombreux additifs et donc très forte en goût, et la seconde plus naturelle. Ils ont évidemment tous préféré la première !

Je crois qu'il faut aussi réhabituer nos palais aux goûts, sans doute plus subtils, des produits naturels.

L'Office adopte la note scientifique « L'alimentation ultra-transformée » et en autorise la publication.

Examen d'une note scientifique sur l'explosion des données numériques

M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Mes chers collègues, nous en venons à présent à l'examen de la note scientifique relative à l'explosion des données numériques.

M.  Ludovic Haye, sénateur, rapporteur. - Nous envisagions de nous concentrer sur la surcharge informationnelle et l'« infobésité », mais au fur et à mesure de nos travaux, nous avons choisi de mettre également l'accent sur d'autres conséquences de l'explosion des données si elle n'est pas maîtrisée. Celle-ci peut en effet avoir des conséquences environnementales, sociétales, mais aussi sanitaires.

La collecte et le traitement de données existent depuis l'Antiquité et comme l'explique Robert Darnton, « chaque âge a été, à sa manière, un âge de l'information », même si le développement des technologies numériques a changé la donne : l'explosion actuelle des données dépasse largement celles connues dans les temps anciens.

Le big data se caractérise aujourd'hui par ce que l'on a coutume d'appeler les « 3V » : volume, vélocité et variété des données.

Le volume de données augmente de façon exponentielle : il est passé de 2 zettaoctets en 2010 à 18 zettaoctets en 2016, et il s'établira probablement à 181 zettaoctets en 2025.

Une grande quantité de données - appelées dark data - ne sont pas utiles, mais leur conservation et leur gestion mobilisent des ressources et consomment de l'énergie.

À l'heure du big data, les données sont agrégées et traitées pour en extraire des connaissances, c'est-à-dire de nouvelles données. On distingue deux grands types de méthodes : les modèles statistiques et le machine learning, dans lequel c'est la machine qui construit les modèles algorithmiques de prédiction, afin notamment de cibler les contenus et les publicités.

Les applications sont nombreuses : santé, transports, sciences, amélioration de l'efficacité des entreprises et de la relation client, marketing personnalisé et prédictif, gestion des ressources humaines, etc.

L'explosion des données emporte des conséquences environnementales. Certains data centers sont montrés du doigt pour leur consommation d'énergie et d'eau, celle-ci étant utilisée pour refroidir les serveurs. Aujourd'hui, le numérique est responsable de 3,5 % des émissions de gaz à effet de serre dans le monde et de 4,2 % de la consommation mondiale d'énergie primaire. 44 % des Français le considèrent d'ailleurs comme une menace pour l'environnement. Il convient de préciser que les données représentent une part prépondérante mais difficile à isoler de l'impact environnemental global du numérique.

J'en viens aux impacts sociaux et politiques.

Nous vivons désormais sous l'emprise d'un capitalisme cognitif, entre économie de l'attention et bulles de filtre : les données sont utilisées pour capter finement l'attention des utilisateurs, notamment des jeunes, les exposer à de la publicité ciblée et les enfermer dans des systèmes de recommandation clos sur eux-mêmes.

Le big data se caractérise de plus par la domination des entreprises et des data centers américains ainsi que par l'émergence de nouveaux risques de surveillance de masse, à l'image du programme Prism, par lequel la NSA (National Security Agency) récupérait les données personnelles, ou des dérives observées dans les usages par la Chine de l'application TikTok.

À la première fracture numérique due aux inégalités d'accès aux technologies s'ajoute désormais une seconde fracture numérique, résultant des difficultés à s'approprier les technologies numériques, selon le niveau social et l'éducation.

Pour comprendre la relation entre explosion des données et surcharge informationnelle, il est nécessaire de distinguer donnée, information, connaissance et sagesse. La pyramide DIKW (pour data, information, knowledge, wisdom) aide à se représenter l'articulation entre ces concepts, dont les relations peuvent être illustrées par l'exemple de la météorologie : les mesures de température relevées chaque jour dans une station météo sont des données. Une courbe montrant l'évolution dans le temps de la température moyenne est une information. Le fait que la température sur Terre augmente en fonction de l'activité humaine est une connaissance, tandis que la modulation de l'activité anthropique selon son impact sur le réchauffement climatique relève de la sagesse.

La surcharge informationnelle ne renvoie pas qu'à l'augmentation du volume d'information mais à la multiplication des canaux de communication : il ne suffit plus de savoir qu'une information nous a été envoyée, il nous faut aussi savoir sur quel support elle nous est adressée - courriel, sms, messagerie instantanée du type de WhatsApp ou Telegram, etc.

La quantité de messages reçus s'accompagne d'une addiction à la communication, aggravée chez certains jeunes par le syndrome Fomo, pour Fear of Missing Out (« peur de rater quelque chose »). De plus, cette surcharge est renforcée par le multitasking et la disparition de la frontière entre vie privée et vie professionnelle.

Les conséquences sont sérieuses. Sur le plan individuel, cela génère du stress, de l'anxiété, des dépressions, voire des burn-out. Au sein des organisations, on observe une baisse de la créativité et de la productivité ainsi qu'un effet de saturation. Enfin, sur un plan global, l'explosion des données entraîne un gaspillage d'énergie et une augmentation de l'empreinte carbone.

Il existe aussi des effets moins visibles mais encore plus profonds, tels que le déclin du raisonnement par déduction au profit du raisonnement par induction, la difficulté, notamment chez les jeunes, à hiérarchiser les informations, ou la modification de nos structures cognitives elles-mêmes : baisse des capacités de concentration, de mémoire, de traitement de l'information...

J'en viens aux solutions et perspectives ainsi qu'à mes recommandations.

Il nous faut tout d'abord recourir à des solutions technologiques qui permettent de mettre en place des architectures de calcul et de stockage, d'utiliser des modèles, des logiciels et des algorithmes, notamment d'intelligence artificielle, de mobiliser des dispositifs d'acquisition et de visualisation, enfin, de développer des techniques d'intégration et de curation des données en vue de sélectionner, éditer et partager les seuls contenus pertinents, via des technologies de « pourriture contrôlée » des données ou via les Personal Information Management Systems (PIMS). À l'avenir, le recours aux technologies quantiques permettra de traiter un très grand nombre de données, mais il est aussi susceptible d'aggraver le « syndrome de Diogène numérique » qui nous guette car il facilitera le stockage et le traitement de volumes de données massives dans des proportions encore bien plus grandes.

Il nous faudra donc, au total, mieux former au numérique et à ses enjeux : comprendre les conséquences des outils numériques, promouvoir la sobriété et l'hygiène numérique, faire connaître la législation sous-jacente, par exemple le règlement général sur la protection des données (RGPD). Il nous faudra également affirmer une ambition de souveraineté numérique et d'indépendance à l'égard des entreprises américaines et chinoises, qui ont actuellement la maîtrise de la quasi-totalité des données, nous efforcer d'encadrer l'usage des algorithmes provoquant des bulles de filtre et promouvoir la déconnexion.

M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Un certain nombre de vos propositions rejoignent celles qui ont été formulées lors du dernier bureau sur des sujets connexes et je ne doute pas que ces thèmes seront approfondis à l'occasion de nos prochains travaux, car ils touchent à la fois la vie quotidienne de chacun et posent des questions globales pour nos sociétés et pour l'environnement.

M. Victor Habert-Dassault, député, vice-président de l'Office. - Quelle quantité de CO2 produira la gestion des données dans dix à quinze ans ?

Dans votre note, vous indiquez que seulement 6 % des internautes refusent les cookies. Est-ce dû selon vous à un manque de pédagogie ?

On pourrait imaginer que la souveraineté passe, non pas par l'État, mais par les individus, dans l'hypothèse où ces derniers pourraient se réapproprier leurs données en en redevenant propriétaires. Qu'en pensez-vous ?

M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Il serait intéressant de se pencher sur des études neurologiques, car il me semble que l'explosion des données remet en cause la notion même de liberté de conscience.

M.  Ludovic Haye, sénateur, rapporteur. - Le volume de données créées et stockées dans les data centers augmente et nul ne doute que la quantité de CO2 produite augmentera au cours des dix prochaines années. Je précise que nous disposerons de nouvelles capacités de stockage ultra-comprimé, que ce soit sur un brin d'ADN ou sur du quartz. Celles-ci seront surtout utiles pour des données « froides », car personne ne dispose chez lui d'un lecteur d'ADN. Les opérateurs de stockage doivent proposer des solutions moins délétères pour l'environnement, mais les usagers doivent aussi effectuer un tri de manière à ne conserver que les données essentielles. Il est bien légitime, par exemple, de conserver des photos de famille alors qu'en revanche, la conservation de tous les logs de votre PC depuis trois ans ne paraît pas nécessaire.

En ce qui concerne la question sur le nombre réduit d'internautes refusant les cookies, seule une minorité perçoit ces cookies comme une atteinte à leur liberté. La plupart vont vers la facilité et donc les acceptent pour accéder plus rapidement au contenu, car il est souvent plus long de rechercher l'option permettant de les refuser. Par ailleurs, la navigation sur Internet est envahie par la publicité, la partie utile de nos écrans se réduit de plus en plus. Un travail parlementaire est nécessaire sur cette question. De mon point de vue, il s'agit d'une atteinte à la liberté individuelle. Je passe sous silence les pratiques de certains sites, qui feignent de s'être trompés sur les fonctions de fermeture d'une page et qui prévoient une redirection vers un autre site à partir du symbole de la petite croix. Le fait de voir arriver un contenu non souhaité est une atteinte à la liberté et, dans une certaine mesure, à la vie privée.

S'agissant enfin de la propriété de la donnée, il s'agit d'un des sujets les plus importants. Qui doit s'approprier les données ? Et quelles données ? En effet, certains chercheurs souhaitent conserver des données scientifiques, notamment les données protégées ou celles qui sont en lien avec des brevets. Les données politiques sont aussi utilisées dans d'autres contextes. Je m'inquiète de l'évolution de l'information médiatique, la désinformation étant, au moins en partie, volontaire. Comme dans le domaine militaire, où il est possible de recourir à des leurres de missiles, des écrans de fumée permettent de diffuser de nombreux contenus repris par les médias et relevant de la désinformation. La « vraie information » passe ensuite tranquillement sans encombre. La guerre de l'information est quasiment une guerre de tranchées, avec des écrans de fumée, qui permet de diffuser l'information souhaitée sans être démasqué.

Qui doit être propriétaire des données ? Il faut en débattre. L'État, au travers de l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (Anssi), est en mesure d'arbitrer entre les bonnes et les mauvaises pratiques. La gestion des données personnelles grâce aux Personal Information Management Systems (PIMS) permet de de conserver uniquement les données utiles, que l'on accepte de transmettre, et de supprimer les autres. Cependant, la volonté de recourir à de tels outils existe-t-elle ? À ce jour, il me semble que la facilité prime - et je m'inclus dans cette tendance -, car il s'agit tout de même d'un effort à fournir, qui prend du temps et de l'énergie, afin de réaliser ce tri préalable.

M. Philippe Bolo, député. - Qui peut accéder aux 64 zettaoctets de 2020 ? Qu'en est-il notamment des Gafam ? Est-il possible de savoir si des groupes ou de grandes entreprises peuvent accéder à une part non négligeable de ces données ?

Mme Florence Lassarade, sénatrice. - À propos du machine learning, nous parvenons à des résultats spectaculaires sur le plan médical, notamment en matière d'interprétation de l'imagerie. Le dermatologue numérique devient supérieur au médecin dermatologue. Des effets positifs existent, mais dans quelle mesure l'utilisation des données de santé doit-elle être encadrée ?

M. Ludovic Haye, sénateur, rapporteur. - Monsieur Bolo, une grande part des données est détenue par des entreprises privées du type Gafam, mais l'on ignore le volume global de données stockées sur les ordinateurs personnels de chacun. Une proportion importante des données échappe au décompte des données stockées même si des projections ont été réalisées pour tenter de l'évaluer.

Le volume de données dont il s'agit ici est moins celui des données créées que celui des données stockées dans les data centers, qui sont des données centralisées et « officielles », puisque chacun d'entre eux doit être capable d'indiquer combien de données il gère. Ce volume de données ne comprend pas seulement des données utiles et des données inutiles, mais aussi des jeux de données dupliqués. En effet, une même donnée est multipliée un certain nombre de fois, pour des raisons de sécurité ou de facilité. Parfois, plutôt que de sauvegarder uniquement un répertoire ou quelques dossiers, c'est l'ordinateur entier qui est sauvegardé, ce qui peut aboutir à de multiples « sauvegardes de sauvegardes ». Une sorte de fractale numérique s'opère alors. Ainsi, sur 3 téraoctets de données, seuls quelques gigaoctets peuvent être utiles en réalité. Je m'étais livré à un petit jeu avec un entrepreneur, en lui expliquant que stocker un gigaoctet de données coûtait environ 63 centimes d'euros. Ce montant paraît dérisoire pour une entreprise, mais multiplier par le nombre total de téraoctets ou de zettaoctets de données, cela peut aboutir à des sommes importantes, surtout qu'il m'a lui-même indiqué avoir trouvé douze fois le même jeu de données, qui avait donc été sauvegardé à douze endroits différents. Cette question des jeux de données est importante, d'autant qu'elle participe à la pollution numérique.

Pour répondre à Florence Lassarade, je voudrais dire que les données médicales sont un véritable sujet : les transferts de données existent depuis longtemps et certains cabinets de radiologie, qui gèrent des volumes de données médicales parmi les plus importants liés à l'envoi des clichés, nous avaient demandé, en tant qu'élus, de disposer de débits plus importants. On a alors pu s'interroger sur le caractère crypté ou non de ces transferts, même si de nombreux médecins possèdent encore des CD stockant des clichés, retrouvés parfois plusieurs années après dans les coffres des praticiens. La question des données médicales comporte des implications financières. En effet, si une donnée médicale se retrouve entre les mains d'un banquier ou d'un assureur, cela pourrait avoir une incidence sur l'obtention d'un prêt ou d'un contrat d'assurance. Les données médicales représentent, en outre, une avancée pour les déserts médicaux, en particulier les communes rurales qui n'ont plus du tout de médecins. Il existe d'ailleurs une belle adhésion de la population aux cabines de téléconsultation médicale. Si ces dernières tout comme la dermatologie font bien partie des situations dans lesquelles l'expérience du traitement des données est positive, comme pour tout ce qui relève de la prise de constantes, cela ne remplace pas la présence d'un médecin, surtout en cas de problème.

Mme Florence Lassarade, sénatrice. - En dermatologie, le machine learning est très performant et apporte des solutions.

M. Ludovic Haye, sénateur, rapporteur. - La radiologie et la dermatologie sont deux spécialités qui donnent lieu à d'excellents retours d'expérience en la matière.

M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Nous remercions notre collègue pour cette brillante note que je vous propose maintenant d'adopter.

L'Office adopte la note scientifique « Face à l'explosion des données : prévenir la submersion » et en autorise la publication.

Examen d'une note scientifique sur la pollution lumineuse

M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - La parole est à notre collègue Annick Jacquemet, pour nous présenter sa note ayant trait à la pollution lumineuse.

Mme Annick Jacquemet, sénatrice, rapporteure. - Cette note scientifique est la suite logique du travail que j'avais réalisé l'année dernière sur le déclin des insectes. Un certain nombre de causes avaient alors été identifiées, dont le réchauffement climatique, la destruction des habitats liée aux cultures intensives, l'emploi d'insecticides, les espèces invasives et, justement, la lumière.

Comme les données numériques que nous venons d'aborder, la pollution lumineuse participe à la transformation de la société.

L'éclairage public est apparu dans les villes au XVIIe siècle. Jusqu'alors et depuis la préhistoire, le feu était l'unique source d'éclairage et permettait d'éviter les attaques de bêtes sauvages.

Les pouvoirs publics ont ainsi montré qu'ils avaient la capacité de prolonger le jour et d'abolir la nuit. Cela a permis de sécuriser l'espace public, de surveiller, de faciliter les déplacements, de renforcer l'attractivité des villes et de prolonger les plages horaires disponibles pour différentes activités humaines nocturnes, économiques, sportives ou culturelles.

À ce jour, l'éclairage public représente environ 70 % de la lumière émise contre 30 % pour l'éclairage privé. De légères variations existent, comme à Paris où la proportion d'éclairage public est plus faible et celle de l'éclairage privé plus importante, en raison des commerces et des enseignes.

Cette pollution lumineuse - le mot nuisance n'est désormais plus utilisé depuis que les effets de cette lumière ont été étudiés - peut prendre plusieurs formes. Il s'agit d'abord de la surillumination, mesurée par deux paramètres : le nombre de points lumineux et l'éclairement. L'éblouissement, ensuite, est dû à une trop forte luminance ou à un contraste trop intense entre les zones éclairées et les zones sombres. Cet éblouissement est accru lorsque la surface émettrice de la lumière est petite. C'est fréquemment le cas avec les diodes électroluminescentes (LED). Le halo lumineux, enfin, est visible parfois à des dizaines de kilomètres, parce que la lumière émise en direction du ciel est réfléchie par les particules présentes dans l'atmosphère - pollution, brouillard, gouttelettes d'eau, vapeur d'eau...

Il faut savoir que 85 % du territoire métropolitain subit la pollution lumineuse. Celle-ci est massive et, surtout, en pleine expansion à l'échelle mondiale. Cela s'explique par plusieurs facteurs : la croissance de la population mondiale, l'urbanisation toujours plus forte, le développement des infrastructures humaines, la baisse des coûts d'éclairage et, surtout, l'utilisation de nouvelles technologies dont les LED.

Tout cela aboutit à une explosion des émissions lumineuses. En France, le nombre de points lumineux est passé d'environ 7,2 millions en 1990, à 9,5 millions en 2015 pour atteindre plus de 11 millions aujourd'hui.

Les effets de cette pollution lumineuse sont très nombreux.

D'abord, elle dégrade les paysages nocturnes et notre rapport à la nuit. Les astronomes ont été les premiers à tirer la sonnette d'alarme, en s'apercevant qu'ils avaient des difficultés à observer les étoiles. Près de 36 % de la population mondiale, 60 % des Européens et 80 % des Nord-Américains ne voient plus la Voie lactée. C'est regrettable car cela « déconnecte » les individus de la société et de l'environnement qui les entoure. Centrés sur l'humain, nous oublions que nous faisons partie d'un tout, d'un univers et que nous avons une place bien spécifique à trouver. Pendant très longtemps, l'obscurité a influencé notre appréhension sensorielle du monde. Or cette pollution lumineuse a appauvri notre relation à l'obscurité dans tous ses aspects, artistiques, culturels ou historiques.

La pollution lumineuse contribue évidemment au gaspillage énergétique et au changement climatique. Selon les études menées par l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe), la consommation électrique annuelle, éclairage public et éclairage des bâtiments inclus, s'élève à 2 900 térawattheures (TWh) dans le monde, ce qui représente 13 % de la production totale d'électricité, et à 56 TWh en France soit environ 10 % à 11 % de notre production électrique.

Les LED, dont on pensait qu'elles permettraient de réduire la consommation d'énergie, ont finalement engendré une réduction moins importante qu'attendu. En effet, elles participent à l'augmentation du nombre de points lumineux - leur coût étant inférieur, on peut en installer davantage - et à celle de la quantité de lumière émise. Les LED ont aussi des effets sur les émissions de gaz à effet de serre. Ainsi, elles sont majoritairement produites en Chine, où l'électricité est fortement carbonée, et qui possède les terres rares nécessaires à leur production.

La pollution lumineuse participe, de façon conséquente, au déclin de la biodiversité. L'alternance du cycle du jour et de la nuit est un élément structurant pour le monde vivant. Les besoins d'obscurité sont de deux ordres : les besoins spatiaux et les besoins temporels.

En ce qui concerne les besoins spatiaux, 28 % des vertébrés et 64 % des invertébrés vivent, totalement ou partiellement, la nuit. Éclairer la nuit perturbe complètement ces espèces. La lumière influera sur leurs mouvements par un effet de répulsion ou, au contraire, d'attraction, ce qui les empêchera de vivre convenablement.

Les besoins temporels s'expriment l'échelle quotidienne ou à l'échelle saisonnière. À l'échelle quotidienne, il s'agit du système circadien, qui concerne des activités comme chasser, se nourrir, se déplacer, chanter, que la lumière perturbe. À l'échelle saisonnière, c'est le système circannuel. Des espèces qui ont besoin d'hiberner sont ainsi perturbées. Des décalages en matière de reproduction sont observés. La lumière influe aussi sur la mue, sur la migration et sur la pollinisation.

La pollution lumineuse a des effets sur le comportement et sur la physiologie des animaux. Elle contrarie la mobilité des espèces, qui se déplacent la nuit, et perturbe le mécanisme d'orientation des oiseaux migrateurs. Ainsi, les insectes lucipètes sont attirés et piégés par la lumière, car ils restent à proximité de la source lumineuse, tandis que les espèces lucifuges sont détournées de leur chemin habituel pour rejoindre des zones sombres. Cela engendre des pertes de repères, d'habitats et de nourriture.

Chaque année, des centaines de millions d'oiseaux et des milliards d'insectes meurent du fait de la pollution lumineuse. Ainsi, entre 400 et 1 600 insectes meurent chaque nuit autour d'un seul lampadaire pendant l'été, et 2 000 milliards d'insectes meurent en France chaque année. Selon une étude américaine, environ 100 millions d'oiseaux migrateurs meurent aux États-Unis, en heurtant des bâtiments éclairés qu'ils prennent pour un éclairage naturel.

La lumière artificielle nocturne est aussi néfaste lors de certaines phases de l'existence, comme la ponte, la nidification des oiseaux ou la dispersion juvénile des tortues marines. Les jeunes tortues, habituellement attirées par la différence de couleur entre la mer et le ciel à l'horizon, sont au contraire attirées vers la terre, en raison des halos lumineux ou des éclairages plus proches. Elles sont alors soumises à de trop fortes températures, qui provoqueront leur dessèchement, ou à des prédateurs.

La pollution lumineuse gêne également l'acquisition de la nourriture ainsi que la communication intraspécifique. Ainsi, les lucioles femelles s'éclairent pour attirer les mâles, qui ne les remarquent plus lorsqu'elles sont sous les lumières, empêchant alors la reproduction. De même, les chants d'oiseaux ou de grenouilles sont troublés.

Des perturbations des fonctions physiologiques et métaboliques existent également. Certaines études montrent que la lumière a un effet sur la masse corporelle, sur la fécondité, sur le sommeil et sur la structure neuronale.

La pollution lumineuse altère aussi le fonctionnement de tous les écosystèmes. Elle perturbe les relations interspécifiques, car les espèces diurnes augmentent leur période d'activité sous l'effet de la lumière et empiètent sur les niches temporelles des espèces nocturnes. Un déséquilibre existe aussi dans les relations proies-prédateurs, avec une présence disproportionnée de prédateurs, comme les chauves-souris ou les araignées, attirés par ces proies piégées par la lumière près des lampadaires.

La pollution lumineuse favorise aussi les espèces dont les comportements sont les moins influencés par la lumière artificielle, ce qui est un nouveau mode de sélection des espèces.

Le spectre de la lumière émise par les LED présente un pic de lumière bleue, qui est très nocive. La lumière bleue nuit particulièrement à la santé humaine. Comme les autres espèces animales, nous avons une horloge biologique circadienne, située au niveau de l'hypothalamus. La lumière bleue, captée par la rétine, stimule des cellules ganglionnaires qui envoient leurs messages vers les noyaux suprachiasmatiques de l'hypothalamus, siège de l'horloge biologique centrale. Des effets très importants sont alors observables sur l'éveil, le sommeil, la cognition, l'humeur, le métabolisme, les divisions cellulaires et les réparations de l'ADN. La sécrétion de mélatonine, l'hormone du sommeil, est aussi inhibée par l'exposition à la lumière bleue.

La lumière bleue est émise par les écrans, les téléphones, les tablettes, les ordinateurs. Sur certains appareils, il est possible de couper cette lumière bleue, mais tout le monde ne le sait pas ou ne le fait pas. Plus grave, la majorité des veilleuses destinées aux enfants émettent en bleu, alors que cela ne favorise pas le sommeil. Or personne ne dit rien.

Une étude, conduite par le docteur Ducanda, a montré que l'exposition abusive à la lumière des écrans interfère au niveau des signaux et provoque des symptômes faisant penser à ceux de l'autisme. Cependant, la suppression de ces écrans et de la lumière fait disparaître ces symptômes.

La lumière bleue a aussi des effets phototoxiques sur la rétine, perceptibles surtout chez les enfants et les nourrissons. Une réglementation fournit une gradation : le risque 0 correspond à une absence de risque et le risque 1, à un risque faible. Les lumières relevant de ces niveaux de risque sont autorisées, mais la réglementation ne s'applique pas aux lampes torches ou aux phares de voitures pour lesquels n'importe quelle lumière à n'importe quelle puissance est utilisée, pouvant provoquer des dégâts considérables sur la rétine. Les enfants et les jeunes adultes sont particulièrement concernés, car ils ont un cristallin très transparent ; la rétine est donc atteinte directement.

Une réglementation contre la pollution lumineuse a été instaurée - la première est issue des lois Grenelle et la dernière date de 2022 - et essaie de répondre à ces problèmes. Elle est de trois types. Tout d'abord, elle porte sur la temporalité. Ainsi, ont été précisées la durée des éclairements ou au moins l'obligation d'éteindre - une heure après la fin des activités jusqu'à sept heures du matin le lendemain -, par exemple pour les locaux professionnels, les parcs, les jardins. S'agissant des bâtiments patrimoniaux, des vitrines, des publicités et des enseignes, la fourchette s'étend de 1 heure à 6 heures du matin. Ensuite, la réglementation prévoit des recommandations techniques : ne pas éclairer vers le ciel, limiter l'éclairement latéral, réduire la température de couleur, réguler aussi la densité. Enfin, le troisième type de règles concerne des règles génériques, par exemple l'interdiction d'éclairer les surfaces en eau.

Cependant, de nombreux arrêtés d'application n'ont pas été publiés et les sanctions prévues ne sont jamais appliquées, faute de contrôles. En effet, ceux-ci sont laissés à des acteurs - élus, policiers municipaux - qui ont d'autres charges et qui ne connaissent pas la réglementation. La temporalité, dans certains cas, est laissée à la discrétion des autorités locales. En outre, les prescriptions temporelles et techniques n'existent pas pour certains types d'éclairages, utilisés par exemple pour des évènements extérieurs et des équipements sportifs. Enfin, l'éclairage vers le ciel n'est absolument pas régulé à l'exception des éclairages de voirie et des parcs de stationnement.

La première réponse à cette pollution lumineuse doit être la sobriété de l'éclairage. Nous devons d'abord nous interroger sur ce qui doit être éclairé. On a beaucoup parlé de trames vertes et de trames bleues afin de permettre la circulation des espèces, sur terre ou dans le milieu aquatique. On commence à parler de trames noires, qui seraient des zones dépourvues d'éclairage pour favoriser la biodiversité et la recolonisation de certains espaces.

Il existe un certain nombre de labels, de chartes et d'actions de sensibilisation. Aux États-Unis existe la réserve internationale de ciel étoilé. En France, il s'agit du label « villes et villages étoilés ». Des campagnes de sensibilisation sont réalisées par les associations. L'objectif est d'éclairer de façon juste.

En France, 40 % des installations ont plus de vingt-cinq ans. Leur remplacement a débuté, car il permet de réaliser de 40 % à 80 % d'économie en utilisant des LED. La rénovation s'accélère sous l'effet de l'augmentation du coût de l'énergie. Pour les communes, l'éclairage public représente 37 % de la facture d'énergie. Voilà quelques années, 3 % des éclairages étaient remplacés chaque année. Aujourd'hui, nous sommes à 5 % à 7 % des éclairages qui sont rénovés chaque année.

Les élus doivent cependant mener une réflexion globale, en associant de préférence la population : que doit-on éclairer et comment ? De plus en plus de communes ont choisi d'éteindre la nuit, selon différents horaires. Les LED permettent également de faire varier l'éclairage, qui peut être coupé et se déclencher brièvement au passage d'une personne.

Quelles sont mes recommandations ? Tout d'abord, il s'agit de faire respecter la réglementation existante, aussi bien en matière de temporalité que de règles techniques, en développant les contrôles et surtout l'information. Il s'agit également de s'adapter finement au contexte local et aux besoins réels des usagers.

La législation pour lutter contre la phototoxicité devrait être complétée et une politique de sensibilisation aux dangers de la dérégulation du cycle circadien devrait être également menée.

Enfin, un important travail est à réaliser sur les écrans présents dans les vitrines des magasins, qui sont situés dans un site privé, mais qui éclairent vers l'extérieur.

Je voulais attirer également votre attention sur le fait qu'il existe un vide juridique et législatif, lorsque les communes éteignent leur éclairage la nuit pour faire des économies d'énergie. Pour l'instant, si une personne tombe ou se casse une jambe, la responsabilité du maire peut être engagée. Des questions écrites portant sur ce sujet ont été déposées, mais sont restées sans réponse pour l'instant. En revanche, la ministre déléguée Dominique Faure nous a confirmé que les maires pouvaient être touchés en cas d'action en justice.

J'attire aussi votre attention sur l'enveloppe du fonds vert dédiée au remplacement des anciens éclairages par des LED : à ce titre, les communes peuvent recevoir une subvention représentant jusqu'à 40 % de cette dépense. Cela étant, il faut faire attention à la couleur des LED, qui doivent tirer vers l'ambré et non vers le bleu.

M. Alexandre Sabatou, député. - Merci de ce rapport très instructif.

Nonobstant les impératifs de la crise énergétique, les autorités locales m'expliquent régulièrement que l'éclairage nocturne permet d'assurer la sécurité et d'éviter des accidents. À cet égard, avez-vous dès à présent des recommandations à formuler ?

Mme Annick Jacquemet, sénatrice, rapporteure. - On n'a pas constaté d'augmentation des crimes et délits : l'absence d'éclairage permet même de repérer les agresseurs plus facilement, car ils doivent allumer leur propre lampe.

En matière d'accidents, nous sommes face à un vide juridique et la responsabilité du maire peut être engagée. J'insiste sur les solutions que nous offrent les LED, qu'il s'agisse des éclairages s'allumant au passage des personnes ou des intensités lumineuses variables.

C'est surtout le passage des zones très sombres aux zones très éclairées qui pose problème.

Pour ce qui concerne les chutes et les fractures provoquées par un défaut d'éclairage, nous ne disposons pas de statistiques à ce jour.

M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Il faut également souligner l'enjeu scientifique pour les observateurs du ciel, qui luttent difficilement contre cette pollution lumineuse en constante expansion. Il semble nécessaire de sensibiliser les acteurs territoriaux, notamment les collectivités.

Mme Annick Jacquemet, sénatrice, rapporteure. - C'est avant tout par nécessité budgétaire que les élus en sont venus à réduire l'éclairage ; mais toute une réflexion s'en est suivie et, désormais, la population elle-même demande de telles mesures. On s'efforce de supprimer toute forme de pollution lumineuse dans les parcs naturels. Quant aux astronomes, ils tirent la sonnette d'alarme depuis les années 1970, et pour cause : ils ont de plus en plus de mal à voir le ciel.

La prise de conscience semble bel et bien à l'oeuvre. Pour ma part, j'insiste sur la nocivité de la lumière bleue, notamment pour les personnes présentant des problèmes oculaires et pour les enfants en bas âge.

M. Victor Habert-Dassault, député, vice-président de l'Office. - Au-delà des chiffres, le manque d'éclairage peut nourrir un sentiment d'insécurité, en particulier dans les communes rurales.

Vous avez mentionné le fonds vert : permet-il aux communes de s'équiper des filtres évoqués ?

Enfin, les LED, dont l'usage est de plus en plus répandu, sont très souvent produites en Chine à partir de métaux rares : est-il possible de décarboner cette production en la relocalisant ?

Mme Annick Jacquemet, sénatrice, rapporteure. - Les LED ambrées ne diffusent pas une lumière blanche froide, mais une lumière blanche qui tire sur le jaune. Cet éclairage, plus chaud, est à la fois moins éblouissant et moins nocif.

La France est tout à fait capable de fabriquer des LED ; dans ce domaine comme dans d'autres, ce sont les coûts de production qui entravent les volontés de relocalisation, mais le Gouvernement semble décidé à se saisir de la question.

L'humain a toujours eu peur du noir et dans le noir. Cela étant, il est possible de préserver le sentiment de sécurité tout en réduisant considérablement l'éclairage, en concertation avec la population ; bien souvent, quelques points lumineux suffisent.

M. Philippe Bolo, député. - Vous soulignez qu'il faut mieux communiquer sur la nocivité de la lumière bleue. Toutefois, les données disponibles ne sont guère parlantes ; je pense notamment aux descriptions figurant sur les différents produits.

Mme Annick Jacquemet, sénatrice, rapporteure. - Tout à fait. Il faut assurer une meilleure information du consommateur pour qu'il puisse plus facilement choisir, car il est souvent perdu. Nous allons y travailler pour proposer des mesures concrètes et de bon sens dans le cadre d'une proposition de loi.

L'Office adopte la note scientifique « La pollution lumineuse » et en autorise la publication.

M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Nos travaux de ce matin nous rappellent notre devoir de vigilance ; sans être alarmistes, nous devons réguler les excès que nous constatons en étant force de proposition.

Je remercie nos trois rapporteurs pour la qualité de leurs notes scientifiques et, en présence de Catherine Procaccia, je salue une nouvelle fois le succès sa participation au colloque consacré à la chlordécone aux Antilles. De telles initiatives mettent en valeur les travaux de l'Office.

Mme Catherine Procaccia, sénateur, vice-présidente de l'Office. - J'insiste sur la qualité de l'accueil que m'y ont réservé les scientifiques et sur la nécessité, pour nous, parlementaires, de suivre les dossiers que nous traitons dans le cadre de nos travaux législatifs et de contrôle. La participation aux colloques scientifiques est l'un des moyens d'assurer ce suivi.

M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Nous pouvons évidemment nous rendre à ces colloques en notre qualité de membres de l'Office.

La réunion est close à 11 h 55.