Jeudi 16 février 2023

- Présidence de Mme Annick Billon, présidente -

Prévention et santé au travail : l'expertise des professionnels de santé

Mme Annick Billon, présidente. - Chers collègues, Mesdames et Messieurs, nous poursuivons ce matin nos travaux sur la thématique « Santé des femmes au travail » avec quatre rapporteures : Laurence Cohen, Annick Jacquemet, Marie-Pierre Richer et Laurence Rossignol.

Lors de nos précédentes auditions, nous avons pu dresser trois principaux constats.

Premièrement, la santé des femmes au travail, si elle a fait l'objet de recherches en sciences sociales, a été peu étudiée sous l'angle des politiques de santé publique. Les spécificités des femmes en matière de santé, hors du champ de la santé sexuelle et reproductive, manquent trop souvent de visibilité.

Deuxièmement, les femmes sont de plus en plus exposées aux risques professionnels, accidents du travail et maladies professionnelles, mais cette exposition est sous-estimée, notamment dans les secteurs du care, de la grande distribution et de l'entretien. Ce constat nous conduira à nous concentrer sur ces secteurs à prédominance féminine. Les femmes représentent 58 % des cas de troubles musculo-squelettiques (TMS). Elles sont les premières victimes des risques psychosociaux. Les cancers professionnels chez les femmes sont également sous-évalués alors même que - pour ne prendre qu'un exemple - le travail de nuit augmente de 26 % le risque de cancer du sein.

Troisièmement, les politiques de prévention tiennent insuffisamment compte des risques professionnels particuliers auxquels les femmes sont exposées.

Ce matin, notre table ronde a pour objet de recueillir l'analyse de professionnelles de santé sur ces problématiques, ainsi que leurs recommandations en vue de mieux intégrer les questions de santé des femmes au sein des actions de prévention et de santé au travail et de la formation des médecins du travail.

À cette fin, nous accueillons :

- Anne-Michèle Chartier, présidente du Syndicat général des médecins et des professionnels des services de santé au travail (CFE-CGC) ;

- Magali Chevassu, psychologue du travail à l'AISMT 13 (Association interprofessionnelle de santé et de médecine du travail) -- Réseau Présanse ;

- Carole Donnay, secrétaire de l'Association des médecins responsables de services nationaux de médecine du travail d'entreprise (Acomede) ;

- Alice de Maximy, fondatrice du collectif Femmes de Santé ;

- Laëtitia Rollin, maître de conférences universitaire, praticien hospitalier au sein du service santé au travail et pathologie professionnelle du CHU de Rouen, qui intervient par visioconférence.

Je vous souhaite à toutes la bienvenue. Vous pourrez nous expliquer les raisons pour lesquelles, selon vous, les risques et maladies professionnels associés aux postes occupés par des femmes sont encore aujourd'hui insuffisamment identifiés et reconnus. Quelles mesures pourrait-on mettre en place pour mieux documenter, répertorier et prendre en compte ces risques et maladies professionnels spécifiques ?

Comment les médecins et psychologues du travail abordent-ils aujourd'hui les questions de santé des travailleuses sous le prisme du genre ? Y sont-ils réellement formés ?

Quelles adaptations des postes de travail êtes-vous amenées, le cas échéant, à proposer aux salariées atteintes de problèmes de santé (notamment d'endométriose, de cancer du sein, etc.), afin de leur permettre de se maintenir dans l'emploi dans les meilleures conditions ?

Nous nous intéressons également aux conséquences des récentes transformations du marché du travail sur la santé physique et mentale des femmes, post-pandémie notamment. Je pense au télétravail par exemple.

Enfin, nous avons décidé de privilégier une approche par métiers en nous focalisant sur certaines filières notoirement féminisées, telles que le care et les services et soins à la personne, la grande distribution, le nettoyage et le travail dit domestique, ou encore le mannequinat et les métiers d'hôtesse d'accueil, par exemple. Des études spécifiques sur la santé des travailleuses de ces filières existent-elles ? Comment les conditions dans lesquelles les femmes exercent ces métiers affectent-elles leur santé ? Des politiques particulières de prévention en matière de santé au travail existent-elles dans ces filières ?

Pour répondre à ces différentes questions, je laisse sans plus tarder la parole à Carole Donnay, secrétaire de l'Acomede.

Mme Carole Donnay, secrétaire de l'Acomede. - Merci Madame la Présidente.

Je me fais ici la porte-parole de l'association Acomede, association française de médecins responsables nationaux de grandes entreprises en charge de la coordination des services de prévention et de santé au travail autonome. Notre collectif représente les médecins d'une trentaine de grands groupes du CAC 40 dans des domaines d'activité variés tels que l'industrie de pointe, l'industrie métallurgique ou sidérurgique, l'agroalimentaire, le secteur du transport, le secteur assurantiel et bancaire, le secteur de l'énergie, l'industrie pharmaceutique et cosmétique, le secteur de la construction et le service postal. Je tiens à souligner que nous ne comptons pas de représentants d'entreprises du secteur du soin, du nettoyage ou de la grande distribution. Pour autant, certaines de nos entreprises interviennent pour ou dans des entreprises de ces secteurs d'activité, ou font intervenir les salariés de ces secteurs dans le cadre de la sous-traitance.

Notre rôle, en tant que médecin du travail, consiste à éviter toute altération de la santé des travailleurs du fait de leur travail. Pour cela, nous conseillons l'employeur sur l'évaluation, la suppression ou la réduction des risques professionnels pour un ensemble de salariés exposés. Actuellement, les actions de prévention collective sont entreprises par l'employeur et s'appliquent généralement à tout un collectif de travail. Elles ont pour objectif de supprimer ou de réduire le risque en se référant à des valeurs limites d'exposition ou des normes qui ne prennent pas en compte d'éventuelles spécificités de genre, de handicap ou d'âge. Celles-ci sont en revanche prises en considération à titre individuel par le médecin du travail lors d'une visite médicale en santé au travail, où il évalue si les expositions professionnelles résiduelles peuvent ou non avoir un impact sur l'état de santé du salarié. Selon cette évaluation, il peut prescrire des mesures de prévention individuelle, telles que le port d'un équipement de protection individuel (EPI) ou un aménagement de poste permettant d'extraire le salarié du risque ou de réduire son exposition.

En entreprise, la caractérisation et l'évaluation des risques professionnels des postes occupés par des femmes sont probablement connues de tous au même titre que ceux des hommes. Ils sont évalués de la même manière, sans spécificité de genre. Certaines expositions sont même connues pour être spécifiquement à risque pour les femmes. C'est le cas du travail de nuit, où le risque de cancer du sein chez la femme est identifié, et pour lequel la surveillance a fait l'objet d'une recommandation de bonnes pratiques labélisée en 2012 par la haute autorité de santé (HAS).

Il semble en revanche que les risques professionnels dans des secteurs professionnels plutôt féminins ne soient pas suffisamment maîtrisés en comparaison de certains secteurs plutôt masculins. Vous avez cité le nettoyage, secteur à dominance féminine. De même, les spécificités liées au fait que le poste soit occupé par une femme ne sont pas suffisamment perçues, sauf dans le cas précis de l'état de grossesse et de l'allaitement, où le lien entre santé et exposition professionnelle de la femme alerte presque systématiquement l'employeur. Les visites chez le médecin du travail sont souvent déclenchées par ce dernier ou la salariée elle-même, qui va se signaler. Les aménagements de poste sont généralement préconisés et ne sont pas contestés dans ce cas.

Dans le même temps, la prise de conscience des spécificités anthropométriques et physiologiques des femmes dans la conception des postes de travail qu'elles pourraient occuper n'est pas suffisante. Ceci peut être une cause d'apparition de maladie professionnelle. En milieu de production par exemple, la conception des lignes de montage ou de production prend pour référence anthropométrique des mesures masculines. Ainsi les postes de travail, souvent non réglables, sont peu adaptés au gabarit des femmes, occasionnant un risque d'apparition de TMS. Autre exemple, dans la logistique exposant au port de charge et où le travail se féminise de plus en plus, l'organisation du travail et la conception des postes ne prévoient pas de rendre tous les postes accessibles aux femmes en s'adaptant à la différence du corps de ces dernières par rapport à celui des hommes : taille plus petite, force musculaire plus faible, centre de gravité plus bas, moindre poids, débit cardiaque inférieur. Les femmes sont souvent reléguées à des postes de premier échelon à forte manipulation manuelle (picking, copacking, emballage). Souvent moins productives ou faisant face à des limitations physiques, leurs évolutions de carrière sont restreintes ou moins rapides que les hommes, et elles sont soumises à des risques d'exposition aux TMS plus forts.

Nous constatons aussi qu'au fil des années, l'organisation de la prévention des risques professionnels dans des secteurs professionnels plutôt féminins n'est pas à la hauteur des actions engagées dans des secteurs d'activité plutôt masculins perçus comme plus pénibles, comme le BTP par exemple. En effet le risque accidentogène et de maladie professionnelle grave engageant le pronostic vital, comme l'amiante ou la silice dans des activités très masculines, a attiré le regard de toutes les autorités de contrôle et a poussé ces entreprises à s'engager dans la prévention et dans la maîtrise des risques professionnels. En comparaison, les risques professionnels du secteur du care ou du nettoyage ont pu être banalisés dans leur appréciation par les employeurs et les salariés eux-mêmes. Particulièrement dans ces secteurs, l'organisation préventive - c'est-à-dire le repérage et l'analyse des risques et leur prévention - a eu du mal à se mettre en place faute de moyens. Tel est le cas dans la fonction publique hospitalière, au regard de ce qui a pu être fait dans le secteur privé. Dans le secteur du nettoyage, même si des actions ont été menées par la branche pour améliorer la prévention, il reste encore à faire en matière de formation du personnel. Souvent celui-ci ne maîtrise pas bien le français, affiche un parcours de soins parsemé d'embûches et ne connaît pas ses droits en matière de déclaration de maladie professionnelle.

Au final, la connaissance et la maîtrise des risques professionnels ne font pas aujourd'hui l'objet d'une différence d'évaluation selon le genre, peut-être à tort. On peut légitimement s'interroger sur l'intérêt de le faire, notamment au regard des statistiques de maladies professionnelles chez les femmes dans certains secteurs d'activité.

Pour mieux documenter et mieux prendre en compte les risques professionnels chez les femmes au regard de leurs spécificités, une étude statistique de cohorte nationale pourrait être proposée. Elle permettrait ensuite de réaliser des analyses statistiques par secteur d'activité professionnelle et par exposition au risque, pour sensibiliser et mettre en place des actions qui pourraient faire l'objet d'une priorité d'action dans le cadre des Plans de Santé au Travail ou en termes de politique de santé publique. Malheureusement, l'espacement des visites médicales et le fait que certaines d'entre elles soient réalisées par les médecins traitants dans des secteurs très féminisés, comme le service à la personne ou le mannequinat, ne permettent plus d'avoir, en médecine du travail, une vision globale de la situation des femmes au travail. Le recours à une étude statistique nationale plus globale, éventuellement réalisée par Santé Publique France ou l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), permettrait de mieux analyser cette situation.

Des études ergonomiques centrées sur l'analyse de l'activité de travail des femmes mettraient également en évidence la nécessité de réviser certains référentiels de conception de poste de travail afin qu'ils soient aussi bien adaptés aux hommes qu'aux femmes. L'évaluation des risques professionnels n'est pas genrée en pratique, à l'exception du travail de nuit et du cancer du sein. Sur la base de données scientifiques et dans certaines activités, il serait certainement pertinent d'inclure la dimension du genre au sein du document unique d'évaluation des risques.

Enfin des campagnes de sensibilisation ciblée auprès des femmes permettraient certainement de mieux les informer des risques spécifiques encourus et de les inviter à repérer et consulter dès l'apparition des premiers symptômes évoquant des pathologies professionnelles, limitant ainsi le risque de sous-déclarations que nous pouvons légitimement suspecter.

Le médecin aborde tout d'abord la question de la santé des travailleuses sous le prisme du genre en visite médicale, lors de l'évaluation de l'équilibre du lien entre la santé et le travail. Dans la dimension santé, on retrouve les aspects de santé physique, mentale et sociale. Sont notamment prises en compte les spécificités anthropométriques de la personne et l'adaptation à son poste de travail, la charge mentale en lien avec le travail, mais aussi en lien avec la vie sociale, la situation familiale, la charge de famille, le cas de salariés aidants et la capacité de la salariée à préserver des temps de déconnexion et de répit et des temps d'activités de loisirs, comme l'activité physique par exemple. En cas de déséquilibre du lien santé-travail, des aménagements de poste seront proposés. Plus récemment, les médecins du travail s'investissent dans des actions de santé publique et peuvent être en relais de campagnes de santé publique nationales consacrées aux dépistages du cancer du sein chez la femme, notamment lors de la manifestation Octobre Rose, largement relayée en entreprise.

Les aménagements de postes permettant l'équilibre du lien santé-travail chez la femme et le maintien en emploi sont divers et vont dépendre du type de poste de la personne et de sa problématique. On peut envisager des réductions du temps de travail sous la forme de mi-temps thérapeutique ou de télétravail en secteur tertiaire par exemple. Pour les secteurs non tertiaires, on peut envisager des réductions de temps de travail, des pauses plus fréquentes, la réduction de certaines tâches physiques ou des postes avec moins de contraintes productives et de pression temporelle, voire des évictions des postes dans le cas d'un risque cancérogène mutagène et reprotoxique, notamment chez les femmes en âge de procréer.

Les aménagements sur le long terme, particulièrement lorsqu'il faut gérer l'absentéisme, peuvent poser des problèmes de maintien en emploi. Nous le constatons particulièrement pour des formes assez importantes d'endométriose ou de syndrome des ovaires polykystiques, ou dans les parcours longs de PMA. Pour les cancers du sein, il n'existe pas d'accompagnement différencié. Nous accompagnons les salariées au retour à l'emploi comme nous le ferions pour les autres cancers, mais nous avons recours à plus de structures associatives externes qui aident la salariée dans sa réintégration dans l'entreprise.

Vous posiez la question des transformations des organisations de travail post pandémie de covid. On constate aujourd'hui une généralisation des activités de télétravail de l'ordre de un à deux jours par semaine en entreprise. Ces nouvelles organisations du travail en mode hybride sont plutôt plébiscitées par les femmes car elles permettent une meilleure conciliation entre vie professionnelle et vie personnelle, et des économies de fatigue liée au transport dans certaines régions.

Les femmes subissent des charges et responsabilités familiales plus importantes que les hommes, notamment en cas de séparation. Elles ont souvent la garde des enfants, toutes les semaines de travail. Ces responsabilités viennent parfois rendre le vécu au travail plus complexe, car les ressources personnelles sont affaiblies par la fatigue, le manque de temps de répit, le manque d'activité sportive et d'activité de loisir. Ce constat peut expliquer l'augmentation des TMS ou des risques de burn-out chez les femmes, car se mélangent dans la genèse de ces pathologies des composantes de risque professionnel, des facteurs de vie extra-professionnels engendrant stress et charge mentale et prédisposant à la maladie. Nous prenons ces facteurs en compte dans nos consultations de santé au travail. Ils nous amènent à prendre des mesures sur le travail ou à orienter la personne vers les psychologues ou les assistantes sociales.

Les femmes accèdent aussi de plus en plus, dans le cadre des politiques d'égalité hommes-femmes, à des postes à de forte responsabilité, sans toujours bénéficier d'une égalité de moyens mis à disposition. Elles doivent toujours y faire leurs preuves et ne connaissent pas une évolution de carrière similaire. Se pose aussi la question du risque de burn-out dans ces situations, parce qu'il est difficile d'équilibrer sa présence entre le travail et la vie personnelle. Le choix et la renonciation sont souvent admis au quotidien. Quand tout va bien dans ces deux sphères, personnelles et professionnelles, aucun problème ne se pose, mais il suffit qu'une d'elles se dégrade pour engendrer très rapidement un phénomène de décompensation, avec de la frustration, de l'anxiété. La femme peut alors glisser très rapidement vers un syndrome de burn-out ou d'anxiété-dépression.

Mme Annick Billon, présidente. - Je vous remercie pour cette première présentation. Je laisse désormais la parole à Laëtitia Rollin, du service santé au travail et pathologie professionnelle du CHU de Rouen, qui est avec nous par visioconférence. Maître de conférence des universités, praticien hospitalier en médecine du travail, elle pourra notamment évoquer pour nous la question de la prise en compte des problématiques de genre dans la formation des médecins du travail.

Mme Laëtitia Rollin, maître de conférences universitaire, praticien hospitalier au sein du service santé au travail et pathologie professionnelle du CHU de Rouen. - Merci de m'avoir invitée à participer à cette table ronde. J'ai choisi de vous exposer quelques exemples du quotidien des équipes de santé au travail concernant le travail des femmes. J'illustrerai mon propos en trois parties : la santé au travail des femmes, leur maintien en emploi, en évoquant le cancer du sein, très étudié ces dernières années, et la protection de l'enfant à naître.

L'observatoire Evrest (Évolutions et relations en santé au travail) a pour objectif la production de statistiques à partir des consultations réalisées par les médecins du travail ou les infirmiers de santé au travail. Dans ma présentation, j'ai pris les résultats observés en Normandie, qui a fait l'objet d'une étude spécifique s'agissant des conditions de travail et de la santé des femmes entre 2017 et 2019. Nous y avions étudié près de 3 000 salariés. Le jour de la consultation, ou dans les sept jours la précédant, les femmes déclarent plus de plaintes ou signes cliniques de troubles musculo-squelettiques (TMS) des membres inférieurs, supérieurs ou du rachis (respectivement 16, 30 et 36 % de troubles chez les femmes, contre 13, 20 et 26 % chez les hommes). Nous observons exactement le même phénomène s'agissant des troubles neuropsychiques, avec des écarts parfois plus importants sur la lassitude ou la fatigue (problème déclaré par 45 % des femmes contre 24 % des hommes). Nous constatons par ailleurs que les TMS sont dépistés plus tôt chez les femmes, tandis que le diagnostic d'une pathologie est souvent réalisé à un stade beaucoup plus avancé chez leurs homologues masculins. Les hypothèses d'explication de ces constats sont multiples. Les plaintes peuvent être différentes. Les femmes peuvent éventuellement présenter et verbaliser des symptômes plus tôt. Des prédispositions différentes en termes de musculature peuvent également être envisagées. Par ailleurs, les expositions au travail diffèrent.

L'observatoire Evrest a également étudié la vision des salariés quant à leurs expositions au travail lors des consultations. Un écart est là encore observé entre les hommes et les femmes. 12 % des femmes ont déclaré être exposées à des bruits supérieurs à 80 décibels, contre 51 % des hommes. Ces constats sont importants pour nous : lorsque nous menons des actions collectives de prévention, si nous décidons de nous intéresser au bruit, il faut savoir que nous toucherons davantage les hommes que les femmes. Ainsi, nous devons prendre en compte ces résultats lors de nos choix de prévention thématique.

Je poursuivrai sur la question du travail de nuit, dont on parle souvent. Le Centre international de recherche contre le cancer (Circ) a classé le travail de nuit dans le groupe 2A, c'est-à-dire probablement cancérogène. Le cancer du sein est souvent évoqué, mais des études récentes montrent que d'autres cancers pourraient être favorisés par le travail de nuit, notamment les cancers de la prostate ou colorectaux. La première idée qui consisterait à écarter le travail de nuit des conditions de travail des femmes constituerait une discrimination. Nous voyons par ailleurs que la science met en avant d'autres cancers. Il serait donc inopportun de nous focaliser uniquement sur la prévention pour les femmes, concernant le travail de nuit. La question est bien plus large que cela.

Ensuite, le maintien dans l'emploi, notamment des femmes, fait partie du quotidien des services de santé au travail. Je m'appuierai sur l'exemple du cancer du sein, pathologie largement étudiée ces dernières années. En France, il fait partie des cancers les plus fréquents avec ceux de la prostate, du côlon-rectum et du poumon. Ils comptent chacun un nombre similaire de nouveaux cas par an (entre 43 et 59 000). Pour autant, les cancers auxquels nous sommes confrontés en santé au travail ne correspondent pas à cette répartition. Il nous faut prendre en compte d'autres aspects, notamment l'âge médian au diagnostic. La moitié des cancers du sein sont diagnostiqués avant 63 ans et la moitié de ceux du poumon avant 66 ans, contre 68 ans pour le cancer de la prostate et 78 ans pour le cancer colorectal. La problématique du maintien dans l'emploi concerne davantage des personnes pouvant être affectées par des maladies plus jeunes, ce qui fait ressortir les cancers du sein et du poumon. Il est également important de s'intéresser au pronostic de ces maladies. Pour le cancer du sein, il s'est largement amélioré ces vingt dernières années, la survie à cinq ans s'établissant à 87 %, voire plus. Pour le cancer du poumon, elle s'élève à 17 %. Ce mauvais pronostic amène souvent des difficultés lorsque l'on souhaite reprendre le travail, bien que de nombreux travaux aient été menés, et que la survie à cinq ans s'améliore grâce aux progrès thérapeutiques.

Ces exemples me permettent d'illustrer qu'en santé au travail, il n'est pas possible de ne s'intéresser qu'au nombre de nouveaux cas par an. Dans le quotidien de notre activité, ce sont les autres éléments qui expliquent que nous, médecins du travail, sommes plus souvent confrontés au maintien dans l'emploi de femmes atteintes d'un cancer du sein que d'hommes touchés par un cancer de la prostate par exemple.

Je souhaitais vous présenter un graphique réalisé il y a quelques années par l'Institut national du cancer (INCa) à la suite de l'étude Vican 2, puis Vican 5, qui s'intéresse à l'après cancer. Un focus y est dressé sur le travail. Le graphique exposé montre une courbe de temps, partant du moment du diagnostic - où les patients sont fréquemment mis en arrêt de travail, puis s'en éloignant, à six, douze, dix-huit et vingt-quatre mois. Lors du diagnostic, 83 % des femmes et 73 % des hommes sont initialement arrêtés. Le retour au travail se fait progressivement, atteignant un plateau entre dix-huit et vingt-quatre mois. La courbe diffère toutefois entre les hommes et les femmes. Globalement, les hommes reprennent plus vite le travail : 53 % ont repris le travail six mois après un diagnostic de cancer, contre 38 % des femmes. Nous en identifions plusieurs raisons. D'abord, les cancers sont différents. Nous y voyons également des raisons d'emploi et de représentation. Les études se poursuivent, mais la différence de reprise du travail entre les genres a bien été constatée pour diverses pathologies.

La dernière partie de mon propos se concentrera sur la protection de l'enfant à naître. J'ai volontairement choisi un terme assez large. Souvent, quand on parle de protection de l'enfant, nous sommes sollicités, en tant que médecins au travail, pour des aménagements de poste durant la grossesse. À cette période, le foetus évolue et est parfois très sensible, notamment lors de la formation des organes. J'aimerais toutefois replacer ce sujet dans une perspective beaucoup plus large. La grossesse est importante, bien sûr, mais n'oublions pas le stade de formation des spermatozoïdes, qui peut être à risque, trois mois avant la grossesse. Nous devrions ainsi prendre en compte plus largement la question de la protection de l'enfant à naître en incluant les hommes dans la prévention. Par ailleurs, pour la femme, l'ovule n'est pas formé dans les jours précédant la grossesse, mais bien avant, lors de la grossesse de la maman, et dans les premiers jours de vie de la petite fille. De nombreuses recherches mettent en évidence des effets sur l'ovule lors de sa conception chez la toute petite fille présentant probablement des effets sur l'enfant à naître. Ce sujet me paraissait important à partager avec vous. De plus, on parle beaucoup de la grossesse et des aménagements de poste, mais nous devons nous replacer dans une continuité beaucoup plus large, notamment d'intoxication chronique. À titre d'exemple, une intoxication par le plomb peut toucher une jeune femme et se poursuivre durant la grossesse, alors même qu'elle n'y est plus exposée. Il est donc important de considérer la protection de l'enfant à naître, et pas uniquement la protection de la grossesse.

J'espère vous avoir démontré qu'il existe des spécificités de la santé au travail des femmes, mais aussi des spécificités pour les hommes. Nous essayons de les prendre en compte au quotidien en santé au travail, tant en matière de prévention collective que dans les consultations individuelles ou dans le maintien dans l'emploi.

Mme Anne-Michèle Chartier, présidente du Syndicat général des médecins et des professionnels des services de santé au travail. - Merci pour votre invitation. Je suis aussi médecin du travail, j'exerce dans un service inter-entreprises, au contact avec certaines populations que vous avez citées. Cette invitation m'a amenée à m'interroger sur ma pratique en tant que médecin du travail et sur ma prise en compte du genre dans les conditions de travail. Ce n'est pas évident.

Il existe un document unique d'évaluation des risques professionnels (DUERP), que toutes les entreprises doivent remplir. Depuis plusieurs années, il doit prendre en compte le caractère genré des risques au travail. Il est pourtant très compliqué de discuter du genre dans les conditions de travail des entreprises, au risque de tomber immédiatement dans un caractère discriminant. Nous avons pour rôle de maintenir au travail des femmes sans parler d'une spécificité qui pourrait les discriminer.

Les deux intervenantes précédentes ont évoqué le travail de nuit. Dès 1987, un article du code du travail a interdit le travail de nuit aux femmes dans l'industrie. En 2009, il a été réintroduit pour cette population, à des fins d'égalité. Autre exemple historique : les femmes, épouses des travailleurs de l'amiante, y ont été exposées par le biais du nettoyage de leurs vêtements de travail. Il a fallu le reconnaître comme une maladie professionnelle collatérale.

Je poursuivrai mon propos en évoquant la connaissance des pathologies au travail des femmes. Dans mes activités, je fais partie du Conseil d'orientation des conditions de travail (COCT) et du Comité national de prévention et santé au travail (CNPST), où sont présentées des statistiques sur les maladies professionnelles et accidents de travail. Il a été montré en 2019 que le taux d'accidents des femmes diminuait moins que celui des hommes. Nous avons interrogé l'Assurance maladie pour en comprendre les raisons. Il se trouve que les statistiques genrées par branche, métier ou exposition n'existent pas, raison pour laquelle nous n'avons pas pu obtenir de réponse.

De même, le Plan Santé au travail 3 comportait un volet sur les femmes. Le Comité régional d'orientation des conditions de travail (CROCT) de Bretagne a mené une enquête très descriptive sur le travail des femmes : comment sont-elles arrêtées ou touchées ? Les femmes sont plus exposées aux maladies, les hommes aux accidents et facteurs de pénibilité. Ils exercent des métiers plus à risque. Tous ces éléments sont assez compréhensibles et connus. Le CROCT a, paraît-il, l'intention de poursuivre ce travail. J'espère qu'il débouchera sur une enquête autour de la santé des femmes.

De même, une enquête a été menée en 2018 par l'assurance maladie sur les affections psychiques liées au travail, portant sur la période de 2001 à 2016. Il a été noté que les dépressions étaient plus importantes chez les femmes, de l'ordre de 66 % avec un pic à 44 ans. De même, 60 % des femmes sont touchées par le burn-out. Les secteurs les plus touchés relèvent du médicosocial, du transport et du commerce. Les situations déclenchantes étaient soit un événement brutal, soit un événement révélateur des conditions de travail. Ainsi, un facteur environnement de travail est, à mon sens, spécifique pour les femmes. Comment l'analyser ?

J'introduirai le sujet en me focalisant sur une profession particulière, les mannequins. C'est leur physique et leur âge qui importent pour ces représentantes de la féminité. Les troubles de l'alimentation sont bien documentés chez ces populations. Pour pouvoir exercer, le code du travail leur impose une visite médicale annuelle. Un certificat médical interdit aux mannequins anorexiques de travailler. Il serait préférable de demander pourquoi elles sont anorexiques, plutôt que de les empêcher purement et simplement d'exercer. De même, les mannequins, dont la profession est perçue comme privilégiée, sont exposées à un environnement violent. Elles travaillent de 16 à 35 ans, et sont ensuite renvoyées à leur âge, précarisées, fragilisées parce qu'elles ne trouvent plus de travail. Elles sont des intérimaires, prêtées par des sociétés pour faire des photos ou pour défiler. Elles travaillent, ou ne travaillent pas : c'est la société utilisatrice qui choisit. Elles sont donc soumises à des pressions et à des agressions sexistes, à des violences sexistes à appréhender dans un contexte qui n'est pas celui d'un pervers narcissique ou d'un psychopathe. Pourquoi le système a-t-il toujours accepté ces violences ? Pourquoi ne les dénonce-t-il pas ? Pourquoi ne les prend-il pas en compte ? Vous le savez, les risques psychosociaux occasionnent des troubles musculo-squelettiques. Sachant que les femmes décrivent plus de TMS, plus tôt, il convient de s'interroger sur les violences subies dans ces professions.

J'ai cité la profession des mannequins, car elles sont suivies dans un centre exclusif, qui surveille toutes ces professionnelles en France, Thalie Santé. Ce centre a décidé de mener une enquête ciblée sur ce métier, qui fait l'objet de maltraitances et de violences. Elle est en cours.

On retrouve ces mêmes violences dans les métiers du care, du service à la personne ou du ménage. Ces femmes sont précaires, occupent des métiers peu rémunérés, à temps partiel, avec des violences pouvant venir du client, des exigences de l'employeur, et un environnement parfois violent. Elles habitent dans des zones souvent éloignées de leur lieu de travail, peu sécurisées. Les horaires décalés de ces professions les amènent à retourner chez elles alors que l'environnement n'est pas sûr. Elles peuvent alors être agressées.

Toute cette violence systémique envers les femmes est à analyser, parce qu'elle est le lit de TMS et de l'usure. Après avoir été arrêté, pourquoi a-t-on du mal à revenir au travail ? Nous pouvons l'expliquer par ce sentiment d'usure, de difficultés au quotidien et de violence.

Enfin, je suis présidente de la confédération CFE-CGC, qui s'intéresse aux femmes et aux cadres. Durant la pandémie, nous avons mené une enquête auprès des cadres sur les conditions de management, en réalisant un focus sur la parité et le genre. Les femmes s'étaient plaintes qu'il leur revenait de s'occuper des enfants et que le télétravail n'avait pas été pensé avec des enfants.

La CFE-CGC a choisi de continuer à travailler sur le management. Le management intermédiaire - situé entre le top management et les salariés - souffre également, au point que ces métiers ne sont plus choisis et pourvus, en raison des contraintes importantes. Nous allons étudier ces contraintes selon une vision genrée, pour comprendre pourquoi les femmes sont plus exposées aux risques de burn-out, et pour comprendre l'aspect systémique des violences. Nous avons pour objectif d'établir un guide sur les bonnes pratiques de management.

En résumé, il existe, dans le travail des femmes, une maltraitance organisationnelle qu'il convient d'étudier plus en profondeur pour ne pas s'arrêter à des cas individuels et à des pensées telles que « c'est la faute du manager ».

Pour nous, et dans ma pratique, travailler sur les facteurs de risques psychosociaux est déterminant pour avancer sur ces sujets. Toute la santé des femmes est affectée par cette usure mentale.

Mme Magali Chevassu, psychologue du travail à l'AISMT 13 (Association interprofessionnelle de santé et de médecine du travail) -- Réseau Présance. - Madame la Présidente, Mesdames les rapporteures, merci d'avoir souhaité entendre la voix de la profession. J'espère la porter de la façon la plus juste possible. Je remercie également chaleureusement le docteur Letheux qui m'a transmis cette invitation, ainsi que l'ensemble de mes collègues ayant contribué à compiler ces arguments pour vous.

Comment prendre en compte la santé physique et mentale des femmes au travail ? Je précise que les chiffres que je présenterai sont issus d'un échantillon infime de la population générale, et ne sauraient en être représentatifs. Le psychologue en santé au travail n'a pas accès à une immense partie de la population, soit parce qu'elle va bien, soit parce qu'elle n'en voit pas l'intérêt, soit parce qu'elle est orientée ailleurs, vers d'autres professionnels, ou parce qu'elle est en situation de désinsertion professionnelle. En effet, nous n'avons pas accès, dans nos locaux, aux personnes qui ne travaillent pas. Les propos que je soumettrai à votre écoute sont à entendre comme des hypothèses de travail ou des constats empiriques issus de pratiques, et non des conclusions vérifiées. Ces constats ne présupposent d'ailleurs pas de la part d'inné ou d'acquis dans les comportements féminins ou masculins.

L'AISMT 13, dont je fais partie, est un service inter-entreprises comptant 13 110 entreprises adhérentes pour un total de 165 000 salariés. Parmi ces derniers, 47,5 % sont des femmes. L'écart se creuse sur la population des cadres, dont seuls 40 % sont des femmes.

S'agissant des inaptitudes au travail, les chiffres sont très stables sur ces cinq dernières années. 65 % d'entre elles ont été prononcées pour des femmes. Nous sommes tout de même soumis à un biais de recrutement, parce que de nombreuses entreprises adhérentes sont positionnées dans les secteurs de la grande distribution, de l'aide à domicile, du nettoyage ou du soin, très occupés par des femmes. Ce constat peut contribuer à expliquer une partie de ces inaptitudes, qui ne s'expliquent pas uniquement par le fait que les femmes souffrent davantage. Parmi notre échantillon, les femmes sont fortement représentées dans les secteurs difficiles et usants. 40 % de ces inaptitudes ont été prononcés pour des troubles mentaux et du comportement, tels que des troubles anxieux, des difficultés à gérer la pression managériale en raison d'un dénigrement au travail, de reproches sur l'organisation personnelle, d'une remise en question de leur capacité de travail.

Ces chiffres corroborent nos orientations vers la cellule de prévention de la désinsertion professionnelle, qui concernent 61 % de femmes à partir de 35 ans.

Pour ce qui est des consultations psychologiques, la proportion hommes/femmes des salariés orientés vers les psychologues du service est équivalente à celle des personnes qui se saisissent de la démarche, soit environ deux tiers des femmes. Je note tout de même que lorsque les salariés ne se rendent pas à mon bureau, mais que je me rends moi-même en entreprise, ce sont alors les hommes qui viennent me voir. En consultation, j'observe qu'une femme sur quatre occupe un poste de cadre, pour un homme sur trois. Ainsi, nous comptons un peu moins d'encadrantes que d'encadrants lors des consultations.

Les chiffres de notre service laissent également entrevoir que les femmes viennent beaucoup plus tôt que les hommes. Ces chiffres peuvent être interprétés par le biais de modalités particulières d'exposition aux risques psychosociaux, ou d'expressions symptomatiques, des spécificités liées aux représentations sociales de la femme, et des spécificités liées aux postes à responsabilité.

Je rappelle que dans la prévention des risques psychosociaux, l'enjeu n'est pas seulement de diminuer les facteurs de risques, mais aussi d'augmenter les facteurs de ressources. Un savant équilibre doit être trouvé entre l'existence des premiers et celle des seconds, dans lesquels puiser de l'énergie et de la satisfaction pour ne pas souffrir d'une situation de travail. En revanche, si les facteurs de risque sont trop représentés, on voit apparaître des troubles psychosociaux que sont le stress, le burn-out, les conflits, les troubles addictifs à visée adaptative, les troubles musculo-squelettiques...

Les risques psychosociaux sont définis par Michel Collac comme des conditions d'emploi, des facteurs relationnels et organisationnels susceptibles d'interagir avec le fonctionnement mental. Dans le détail, quelques grandes familles reviennent souvent. Nous allons les analyser, en commençant par l'intensité et le temps de travail, soit les exigences de la tâche et de la performance. Dans cette famille de facteurs de risques, on remarque chez les femmes des temps partiels plus fréquents, mais qui ne sont pas nécessairement corrélés à une baisse de la charge de travail. Il est très habituel de voir une femme travailler sur un poste à 80 %, tout en étant soumise à une charge de travail à temps plein, parce que l'employeur n'a pas forcément les moyens de payer quelqu'un pour réaliser les 20 % supplémentaires, par exemple. C'est souvent le cas au retour des congés maternité, lorsqu'une femme prend un congé parental avec une diminution du temps de travail, sans voir de diminution du travail associé.

Les rythmes de travail sont par ailleurs très exigeants dans les secteurs dits féminins. Pour les hôtesses de caisse, la ligne de caisse doit fonctionner quoiqu'il arrive. Il en va de même pour les toilettes dans le milieu médical. S'y ajoute une charge mentale liée à l'organisation familiale.

La deuxième famille de facteur de risques concerne l'autonomie et la marge de manoeuvre. Une proportion moindre d'encadrantes implique nécessairement que les femmes sont plus nombreuses parmi les positions subalternes, qui n'ont pas toujours la possibilité d'être concertées sur leur travail, de participer aux décisions l'affectant. Elles ont alors le sentiment d'être plus à l'étroit dans un cadre auquel elles devront s'adapter. Les secteurs d'activité féminins comprennent par ailleurs en général des procédures lourdes, des manières de faire les choses très encadrées, des produits utilisés avec très peu de possibilités pour conseiller d'autres manières d'agir. Ces métiers connaissent en outre peu de possibilités d'évolution ou de reconversion.

La famille des conflits de valeurs et des conflits éthiques est quant à elle très exposée en fonction du niveau de responsabilités ou du secteur d'activité. Les métiers du care amènent par exemple les salariés à faire face à la souffrance ou aux difficultés des personnes. Je ne remarque pas réellement de différence en termes d'exposition sur cette famille de facteurs, mais je constate en cabinet une distinction s'agissant des conséquences sur la santé. Des conflits de valeur correspondent à des conflits à l'intérieur de l'individu. Une partie de moi défend mon système de valeur, entre ce qui est juste et ce qui ne l'est pas, entre ce qui est bien ou mal, tandis qu'une autre partie de moi adopte un comportement, qui m'est la plupart du temps imposé par mon travail. Ces deux parties de moi, dans un conflit de valeurs, ne sont pas d'accord. On me demande de faire quelque chose qui va à l'encontre de ce en quoi je crois. Il se passe à cet instant un mal-être très particulier, lié à une dissonance cognitive dont il va falloir sortir. Sa résolution est très binaire : soit je maintiens mon système de valeur, mais je dois trouver un moyen de sortir de ce milieu qui le maltraite, soit j'aménage mon système de valeur de manière à justifier mon comportement. Les femmes, d'après un constat qui ne regarde que moi, tiennent plus longtemps dans cette situation de conflit psychique. Elles parviennent plus longtemps à faire des compromis, et tiennent dans la négociation avec l'employeur, en essayant de défendre un système de valeur. Un homme aura tendance à claquer la porte plus rapidement. Les conflits de valeurs sont intensifiés par la charge de travail, ou également peuvent donner le sentiment que la charge est plus intense que ce qu'elle n'est (par exemple lorsque l'on juge que les conditions ne nous permettent pas de faire un travail de qualité), notamment dans les milieux médicosociaux. La question des troubles musculo-squelettiques y est associée, particulièrement en ce qui concerne la toilette. Des quotas de personnel et de toilette par personne sont définis. Ce n'est pas tant la charge de travail qui pose problème, que la capacité à bien faire son travail, surtout lorsqu'elle implique des conséquences sur quelqu'un. Une personne âgée qui, ce matin-là, est plus difficile à lever, est de mauvaise humeur, est plus difficile à toiletter, affectera nécessairement le rythme des toilettes. On remarque ainsi que chez les personnes qui soignent, le souci concerne moins le fait de réaliser dix ou douze toilettes en deux heures que le fait de bien les réaliser.

Les exigences émotionnelles constituent la quatrième famille de facteurs de risque. Elles correspondent à tout ce qui me demandera de travailler sur mes émotions, de faire en sorte qu'elles n'affectent pas mon travail, de pouvoir rester neutre, voire jovial. Les professions commerciales elles-mêmes sont soumises à des exigences. Il faut être aimable et avenant. On remarque qu'elles se cumulent avec les exigences émotionnelles de la famille, les soins qu'on lui apportera. Les femmes ont d'ailleurs plus souvent le statut d'aidant. Elles ne se cantonnent pas au soin des enfants, mais aussi à celui des parents, voire de la fratrie handicapée, avec des différences d'expression émotionnelles. Je lie ici aussi ce constat avec les risques de TMS, notamment dans les secteurs du soin et de la petite enfance. Même si des appareils de portage y sont opérationnels, il est douloureux pour certaines femmes, pour les éducatrices ou les aides-soignantes, de ne pas pouvoir offrir la chaleur des bras. Il en va de même dans les crèches. Parfois, certaines personnes souffrant de douleurs dorsales ou autres, qui devraient les empêcher de porter, peinent à ne pas être dans le holding.

Ensuite, pour ce qui est des rapports sociaux et de la reconnaissance au travail, les métiers dits féminins sont parfois peu valorisés. Je peux ici citer le secteur de l'entretien ou de la grande distribution. Ils sont reconnus comme usants et sont plus exposés aux risques d'agression, en raison notamment de leur faible valorisation.

Les hôtesses de caisse ou d'accueil ne sont pas toujours très bien traitées. L'investissement dans le travail souffre d'un manque de reconnaissance. De nombreuses entreprises, aujourd'hui, reconnaissent uniquement le résultat du travail. Pourtant, très souvent, c'est la reconnaissance existentielle de la personne que je suis qui importe, le fait que l'on me dise bonjour, que l'on me demande comment je vais, mais aussi la reconnaissance du processus de travail : quels efforts mets-je en place pour réussir à faire ce travail et à produire ce résultat ? Ai-je mis plus de temps, ai-je approfondi mes connaissances ? Ai-je mis plus d'implication, plus de soucis émotionnels ? Cette partie reste très invisible et peut faire souffrir.

Je reviens également sur les problématiques d'insertion des minorités. Les femmes qui exercent dans les milieux d'hommes exercent le même métier, mais y sont exposées à des remarques sexistes ou autres, ou occupent des postes administratifs. La réalité est très clivée. Nous pouvons voir apparaître des questions de « harcèlement ». J'utilise ici des guillemets, car cette notion est juridique. Au stade où les femmes nous parlent, nous ne pouvons pas forcément le qualifier comme tel, du moins juridiquement. Nous remarquons en revanche qu'elles sont très sensibles au manque de bienveillance. Dans l'environnement de travail, on ne prête pas toujours attention à l'impact de la manière dont on va dire les choses, des propos que l'on va choisir. Les femmes sont très concernées par ce sujet. Elles vont se demander pourquoi on leur a adressé tel propos, de telle manière, en choisissant un mot et pas un autre. Par ailleurs, je ne sais pas si ce constat est plus féminin que masculin, mais les femmes se comparent beaucoup entre elles dans le milieu du travail. Les conflits générationnels sont assez importants entre les représentations des jeunes femmes et celles des femmes plus mûres dans le travail.

J'en viens enfin, pour clore mon propos sur les facteurs de risques psychosociaux, sur l'insécurité de la situation de travail. Les carrières hachées ou les interruptions pour grossesse et congés parentaux peuvent porter préjudice à la progression de carrière.

Le deuxième chapitre de ma présentation porte sur les modalités d'expression des symptômes. Les femmes en consultation clinique ont une particularité : elles vont exprimer beaucoup plus souvent de la culpabilité. Elles pleurent plus souvent. En termes positifs, elles mettent davantage en avant leur capacité d'adaptation et leur esprit collectif. Le sentiment de faire un travail utile est pour elles un facteur d'épanouissement. Dans le même temps, elles se sentent étiquetées comme plus fragiles. Je lie cette observation au fait qu'en entreprise, les hommes viennent nous voir plus facilement que les femmes, simplement parce que ces dernières se sentent déjà plus stigmatisées. Le fait d'entrer dans la salle avec le psychologue revient, pour elles, à confirmer qu'elles sont plus fragiles.

Revenons ensuite sur l'analyse des pleurs qui, pour moi, ne sont absolument pas le signe d'une fragilité plus importante, mais, au contraire, d'une meilleure régulation des émotions. Elles sont moins bloquées à l'intérieur, et elles agissent moins sur le long terme. En tout cas, les femmes montrent des compétences plus précoces et plus précises en termes de repérage des symptômes de stress. Elles savent mieux si elles souffrent de symptômes physiologiques du stress. Elles repèrent mieux les situations qui vont les stresser, et les techniques qu'il va falloir mettre en oeuvre pour les éviter ou pour y faire face. En général, elles sont plus à l'écoute de leurs corps et de leurs émotions. En revanche, cela contraste énormément avec leur tendance à prioriser les besoins de l'autre. Elles ne viendront pas en consultation, pas parce qu'elles ne ressentent pas le besoin, mais parce qu'elles identifieront d'autres priorités et d'autres personnes dont il faut s'occuper.

Les hommes, en consultation, vont quant à eux exprimer beaucoup plus facilement des douleurs, de la colère ou de la fatigue. Ils vont venir plus tard, plus abîmés. Je pense que beaucoup d'entre eux souffrent de dépressions masquées, qui n'ont pas été repérées. C'est peut-être pour cette raison qu'on nous les oriente moins, et pas parce qu'ils souffrent moins. Ils ont honte de craquer. Ils mettent davantage en avant leur autonomie et leur capacité à prendre des initiatives. Les possibilités d'évolutions constituent pour eux un facteur d'épanouissement.

La banalisation des difficultés par les femmes est plus grande si la famille est monoparentale, parce qu'elles se donnent une interdiction de faillir. Il en va de même si elles occupent une position de cadre. Là encore, il faut pouvoir rationaliser le stress, qui fait partie du métier, ou en tout cas prouver qu'on mérite le poste. Elles mettent alors les bouchées doubles pour prouver qu'elles sont à la hauteur de la tâche.

Je conclurai ce propos en parlant des transformations psychiques profondes inhérentes à n'importe quel parcours de maternité : accouchements, adoptions, fausses couches, parcours PMA ; échecs ; allaitement ; sommeil du nourrisson ; pathologies du nourrisson ou liées à l'accouchement... Ces différents éléments peuvent avoir un impact, positif ou négatif, sur l'estime de soi, sur la confiance en soi, sur le sentiment de légitimité et d'efficacité personnelle. Ils agiront comme une caisse de résonance sur les difficultés que peuvent rencontrer les individus au travail, en venant les atténuer ou au contraire en les aggravant. Ce constat s'applique aux femmes comme aux hommes.

Ensuite, le stress d'origine psychologique est une double appréciation : j'apprécie à la fois de manière subjective la contrainte qui m'est imposée, et de manière subjective les ressources dont je dispose pour y faire face. Je peux alors me tromper doublement, sur la gravité de cette contrainte qui m'est imposée, et sur l'efficacité des ressources que j'ai à ma disposition, ce qui parfois amène à des différences en termes de stress ressenti. Les hommes ont souvent tendance, quand ils ressentent du stress, à surévaluer la contrainte qui leur est imposée. À stress équivalent, les femmes vont plutôt sous-évaluer leurs ressources. Ce constat est encore une fois lié à la confiance en soi et l'estime de soi des femmes.

La santé psychique dépend de la capacité à intégrer les expériences positives et négatives et à faire face aux défis avec le sentiment d'être en capacité d'affronter les conséquences. La nature humaine est essentiellement multidimensionnelle, et elle implique de traverser des phases de transformation parfois radicales en fonction des étapes de la vie. Quid du code du travail et de l'article L4121-2 alinéa 4  : quand allons-nous adapter le travail à l'être humain ? Il existe quelques exemples, mais ils sont trop peu nombreux, à mon sens. Enfin, l'acceptation du vieillissement est rendue beaucoup plus difficile socialement pour les femmes que pour les hommes. Une femme plus avancée dans l'âge a plus de chances d'être considérée comme plus usée et moins efficace, alors qu'un homme plus avancé dans l'âge est considéré comme plus expérimenté, plus outillé, plus légitime.

Permettez-moi maintenant de vous exposer quelques représentations sociales stéréotypées au travail. Les femmes et les hommes vivent une éducation émotionnelle très genrée. C'était en tout cas vrai pour ma génération. Les petites filles ne sont pas forcément « autorisées » à exprimer beaucoup de colère. On légitime en revanche beaucoup leur tristesse. On les accompagne beaucoup. C'est l'inverse pour les hommes. Les petits garçons peuvent se mettre en colère, mais ne peuvent pas pleurer, au risque de ne pas devenir un homme. Heureusement, cette réalité évolue quelque peu.

L'éducation des filles est, de manière générale, plus protectrice. C'est très bien, mais cela signifie, en sous-jacent, que les femmes sont des victimes potentielles et qu'elles sont donc des proies dans un milieu de prédateurs. Ainsi, nous pouvons peut-être nous interroger sur les hésitations plus importantes des femmes à prendre des risques par rapport aux hommes.

Je m'interroge également sur la notion de préoccupation maternelle primaire, un état presque fusionnel de la maman avec son petit bébé, censé débuter vers la fin de la grossesse et prendre fin quelques mois après l'accouchement. Elle a été théorisée par un homme, comme une pathologie mentale d'allure schizoïde et transitoire. Je me demande si ce ne serait pas faux. Le caractère transitoire ne serait-il pas erroné ? Je ne pense pas que les femmes soient coupées de leurs besoins essentiels lorsque leurs enfants atteignent 25 ans. Et si ce n'était pas une pathologie mentale ? Et si être capable d'être à l'écoute des émotions de l'autre et de ses besoins était normal ? Et si cette capacité à être en connexion et à ressentir les besoins de l'autre et à pouvoir y répondre était inhibée chez les hommes, par l'éducation par exemple ?

Je peux également mentionner des attendus sociaux autour de la vulnérabilité et de la douceur. À cause d'eux, la charge mentale et émotionnelle, qui est invisible, n'entraînera pas de reconnaissance particulière. Ce constat pose des problèmes dans les milieux du care. Il existe par ailleurs un paradoxe énorme entre le fait qu'une femme doive être douce, vulnérable, s'occuper des enfants, et le fait que celles qui priorisent l'éducation des enfants sur leur insertion professionnelle soient stigmatisées. Par ailleurs, on va dévaloriser la femme en position d'autorité, et qui l'affirme, en ne parlant plus d'autorité légitime du manager, mais de « la méchante ». Elle n'est pas censée être fermée, mais être douce et bienveillante.

Bien évidemment, les attentes autour de la maternité stigmatisent les femmes qui font le choix de ne pas avoir d'enfant ou qui ne peuvent pas en avoir.

Les hommes, de leur côté, vont s'autoriser très difficilement une forme de fragilité - ou ce qu'ils estiment comme tel. Il existe par ailleurs des stéréotypes sur l'ambition et la quête de pouvoir. Les autoritarismes masculins vont être plus facilement légitimés par les femmes. Un patron qui me parle mal n'est pas forcément un méchant. C'est juste un patron. La seule exception concerne les hommes dans une position de pouvoir perçue comme illégitime, parce qu'ils n'auraient pas montré leurs capacités à manager correctement, ou parce qu'ils exercent leur pouvoir par la séduction ou la manipulation. Les femmes sont très efficaces à repérer ce genre d'illégitimité de pouvoir.

J'en viens aux postes à responsabilité. Le code du travail implique des obligations de moyens et de résultats de l'employeur vis-à-vis de la santé et de la sécurité des travailleurs. Ainsi, le rôle prescrit du manager, en termes de disponibilité, d'écoute, de protection, est une posture de soutien. Ça, c'est sur le papier. Dans les faits, dans le travail réel, la posture du manager est tournée vers la performance, la pression, le contrôle, la vérification, la surveillance, la transmission de consignes. Il est garant de leur application. C'est un vrai problème pour le management intermédiaire. Ces managers appliquent ce qu'on leur impose de plus haut en composant avec les contraintes qui viennent d'en bas. Ils ont ainsi une responsabilité sans disposer des moyens d'agir. Ils en viennent alors à culpabiliser.

La femme sait gérer la responsabilité et la disponibilité. Cela fait partie du bagage féminin. En revanche, sur ces postes, elle anticipe très bien la balance gratification - sacrifice, ou la balance bénéfice - risque. Elle est en conflit sur les représentations entre la compatibilité de la vie de famille et le travail. Je me demande pourquoi. Certes, le cadre travaille souvent au forfait jour, mais les milieux du care ou de la grande distribution sont eux aussi concernés par une disponibilité très faible, par du travail le week-end ou en soirée. Ainsi, la compatibilité entre la vie de famille et les postes de management n'est pas forcément moindre que dans d'autres secteurs d'activité ou dans d'autres niveaux de la hiérarchie. Enfin, les femmes sont confrontées à un sentiment d'illégitimité plus prononcé que celui des hommes quand on leur demande leur opinion sur ces postes.

Maintenant, quelques pistes de réflexion. Puisque nous discutons d'une meilleure manière de prendre en compte la santé des femmes au travail, je pense qu'il est aussi important de changer le regard social. L'encadrant doit-il être responsable du travail fourni par ses collaborateurs, comme c'est le cas aujourd'hui, ou doit-il être responsable des collaborateurs, eux-mêmes responsables de leur travail ? Dans le milieu du care ou dans le social, peu de salariés travaillent pour leur direction. Ils travaillent pour leurs publics, pour leurs patients, pour leurs résidents. Leur direction est envisagée comme quelqu'un qui doit les soutenir et leur fournir les moyens pour bien faire leur travail. Ce n'est pas ce qui est observé dans la réalité. Si on envisage que le responsable doit être responsable du collaborateur, de son bien-être, de sa capacité à travailler, on présuppose un recrutement qui ne reposerait plus uniquement sur une compétence technique, mais aussi sur d'autres formes de compétences. Cela suppose aussi une amplification des efforts de formation des managers aux indicateurs de mal-être, à la communication, à l'écoute, plutôt que sur la rentabilité. À la clé serait attendu un vrai bénéfice secondaire sur la prévention des risques psychosociaux, puisqu'on gagnera en latitude décisionnelle et qu'on améliorera les relations entre les collaborateurs et les encadrants.

Enfin, plus on est haut, plus on est seul. En bas, les équipiers sont un groupe, un collectif. Plus on monte dans la hiérarchie, plus on est isolé. Alors, pouvons-nous promouvoir la transversalité des projets partagés, ne serait-ce que pour alléger la charge cognitive et décomposer les problèmes complexes ? Il ne s'agit pas tellement de positionner plus de femmes dans des postes d'encadrement, mais aussi d'améliorer leur satisfaction sur ces postes en les rendant plus en phase avec leurs besoins. Pourquoi ne pas instaurer systématiquement des partages de bonnes pratiques entre encadrants pour renforcer un sentiment d'appartenance, de légitimité - puisqu'on sait qu'elles se sentent illégitimes -, pour diminuer la charge cognitive et renforcer le sentiment d'efficacité ?

Enfin, je suis tombée sur une conclusion qui m'a beaucoup étonnée : les femmes ont moins de chances de bénéficier de promotions internes, selon un rapport de Romain Bendavid et Flora Baumlin en 2022. Il est vrai qu'en consultation, les femmes me rapportent que si elles veulent évoluer, on va les inciter à changer d'antenne ou à demander une mutation parce qu'elles connaissent trop leurs collègues. Bien connaître ses collègues implique-t-il qu'on les managera moins bien ? Qu'ils nous obéiront moins bien ? Je ne sais pas. Ne serait-ce pas simplement la peur du lien, la peur qu'une femme ait peut-être plus de chance à favoriser les unes ou les autres sur des critères émotionnels plutôt que sur des critères de travail ? Pourquoi pense-t-on qu'une femme est moins apte qu'un homme à bénéficier d'une promotion interne ? C'est une vraie question.

Pour ce qui est du regard sociétal et de la confiance, de nombreuses femmes, en France, ont peur du congé maternité. Elles ont peur de ne pas retrouver le même travail une fois qu'elles seront parties. Pourtant, ce congé est assez court. En Allemagne, il est très mal vu de revenir au travail moins d'un an après l'accouchement. On y investit la femme d'un rôle très important d'éducation, de formation d'un futur membre de la société. Finalement, si on privilégie son travail, on y est vu comme un peu égoïste ou en marge des besoins sociétaux. Ce n'est pas du tout le cas en France, où il faut vite revenir au travail. Ne pas le faire signifierait qu'on ne s'intéresse pas à la société.

Pourquoi ne pas réfléchir au meilleur encadrement des remplacements ? De nombreuses femmes reviennent de congés pour se voir attribuer un poste différent, ce qu'elles vivent comme une vraie dégradation, une dévalorisation. Parfois, c'est même leur remplaçante pendant le congé maternité qui va occuper leur poste une fois qu'elles reviennent. Une réelle réflexion me semble nécessaire sur ce point. Par ailleurs, pourquoi ne pas renforcer le soutien aux mères allaitantes ? Pourquoi ne pas systématiser les conseillères en allaitement et les congés allaitement ? Pourquoi ne pas recommencer à rémunérer les pauses allaitement ? Dans le cadre de mes recherches, j'ai retrouvé une vieille proposition de loi adoptée par la Chambre des députés en 1913, disposant qu'il est interdit de décompter en aucune façon du montant du salaire journalier l'heure destinée à l'allaitement. Pourquoi a-t-elle disparu ? C'est sûrement un fait du progrès, de la modernité, et de nombreux facteurs. Sous l'angle économique, l'allaitement n'est absolument pas un temps productif pour l'entreprise. En même temps, une femme à qui l'on permet de remplir ses objectifs personnels sera une salariée très motivée, qui se sent très considérée et donc très loyale vis-à-vis de son entreprise. Nous savons en outre que l'allaitement est reconnu comme préventif vis-à-vis du cancer du sein.

Nous devons par ailleurs sortir du paradoxe et donner les moyens d'occuper le rôle d'aidants ou de soignants. On pourrait aussi - soyons fous - donner aux soignants les moyens de soigner, mais en tout cas, nous devons aider les aidantes familiales ou les personnes assurant ce rôle dans la famille à pouvoir mieux le faire. Il serait également opportun de renforcer les politiques de congé enfant malade et aidant familial. Je cite également le maintien de la mutuelle lors du congé parental intégral.

Ensuite, s'agissant du temps de travail, certaines entreprises, plus grosses et mieux loties, proposent des tranches horaires d'arrivée et de départ, offrant beaucoup plus de souplesse dans l'organisation. Valorise-t-on la réalisation des objectifs, ou le nombre d'heures ? Là aussi, c'est une vraie question. Comment valorise-t-on les temps interstitiels, c'est-à-dire les fausses pauses ? Dans certains milieux de travail, la communication est dysfonctionnelle. On n'a pas le temps de se transmettre des informations. Il arrive qu'on utilise alors les pauses pour le faire. Certes, ces temps vont fédérer les équipes ou réguler les émotions, mais ce ne sont pas des pauses. Les salariés ne coupent pas avec le travail et n'allègent pas leur charge cognitive.

Nous devrions également favoriser l'éducation émotionnelle précoce pour tout le monde, pour que chacun puisse mieux repérer et valider ses émotions. Il est également nécessaire de mieux valoriser les soins préventifs en général et les soins psychiques en particulier, avec des efforts de remboursement. Renforcer la présence des psychologues dans les structures de soins à la fois pour les patients, mais aussi pour les équipes, pour les aider à réguler leur tension, est essentiel. Quid des contrôles arrêt maladie ? En consultation, des salariés me demandent des attestations pour prouver aux contrôleurs de la Sécurité sociale qu'ils n'étaient pas en train de se balader. Pourtant, même s'ils l'étaient, ce serait la possibilité d'avoir des expériences positives pour sortir d'une dépression.

Ensuite, la prise en compte du genre dans l'alliance thérapeutique est aussi une question sans réponse. Un homme se confie-t-il plus facilement à un homme ou à une femme sur un problème psychique, et inversement ? Égalité rime avec équité, et pas avec indifférenciation.

Venons-en à la question des retraites. Est-ce qu'on récompense uniquement le temps qui est générateur de richesse ? Ou pouvons-nous aussi imaginer qu'on pourrait récompenser les efforts de cohésion sociale tout au long de la vie ? Les retraites, dans le débat qui nous concerne, vont affecter fortement les espaces de transmission et d'entraide intergénérationnelle, que ce soit par rapport à la garde des petits-enfants, mais aussi aux soins des parents. Une femme de 65 ans peut avoir des parents en situation de dépendance très avancée. C'est souvent un point crucial que de pouvoir leur apporter une fin de vie digne dans un accompagnement avec le sentiment de rendre tout ce qu'on a reçu de son parent.

Enfin, et je me permettrai de clore là-dessus, attention aux fausses bonnes idées. Nous avons déjà identifié des antécédents, notamment dans l'automatisation du travail. Je pense ici au voice picking, qui visait à alléger le travail, mais a créé de nouveaux problèmes, ou aux coupures dans le temps de travail. À titre d'exemple, un petit supermarché de province a vu ses risques psychosociaux exploser à la suite de l'abolition de certaines coupures du midi, qui duraient parfois quatre ou cinq heures. Sur un métier déjà peu valorisé, ces quelques heures de coupure permettaient, le mercredi, d'économiser une garde, de passer du temps avec ses enfants, de les accompagner au sport avant de revenir au travail. Une fois qu'on a enlevé cette capacité à concilier leur vie professionnelle et personnelle, le seuil de tolérance des salariés à d'autres difficultés - mauvais rapports avec la chef de caisse, polyvalence, déchargement de palettes - s'est retrouvé abaissé.

Mme Laurence Rossignol, co-rapporteure. - Qu'est-ce que le voice picking ?

Mme Magali Chevassu. - Il s'agit, à mes yeux, d'une pratique déshumanisante. Vous portez un casque sur les oreilles, duquel une voix robotisée vous indique des numéros toute la journée. Elle vous dit d'aller dans l'allée 1 pour prendre un certain nombre de colis, par exemple. En boucle, vous devez lui répondre « OK » pour confirmer que vous avez bien compris la consigne, puis que vous avez réalisé ce qui vous était demandé. Toute la journée, vous entendez des chiffres, et répondez « OK ». C'est une façon de transmettre des consignes, qui fait gagner beaucoup de temps.

Mme Annick Billon, présidente. - Merci beaucoup pour votre exposé très complet. Je me tourne enfin vers notre dernière intervenante de la matinée, Alice de Maximy, fondatrice du collectif Femmes de Santé, premier collectif pluri-professionnel de femmes qui ont une activité dans le secteur de la santé, qui a récemment fait des propositions en matière de santé des femmes au travail dans ce secteur.

Mme Alice de Maximy, fondatrice du collectif Femmes de Santé. - Je vous remercie, Mesdames les Sénatrices. Merci de me donner l'opportunité d'être la voix de ce collectif qui compte 2 700 membres du secteur public ou privé, dans la santé, dans l'industrie, des aides-soignantes, directrices de laboratoire pharmaceutique ou secrétaires médicales. Nous sommes ouverts aux hommes, dont nous comptons cinquante représentants en notre sein. En effet, on ne rétablit pas une inégalité de genre en en créant une autre. Notre genèse correspond à un rapport du CSA sur la représentation des femmes dans les médias audiovisuels pendant l'épidémie de Covid-19, qui a mis en évidence le fait que, sur les sujets de santé, les femmes sont présentées uniquement comme mères d'enfants ou malades, et pas à des postes d'expertes.

Le collectif a pour mission de construire un système de santé plus juste, plus équitable et plus égalitaire, et de faire avancer la santé par l'intelligence collective pluridisciplinaire, grâce à la sororité.

En tant qu'actrice de santé publique pendant plus de quinze ans, puis start-uppeuse, j'ajoute qu'un tel collectif n'existe pas. La santé est cloisonnée au niveau du secteur public et du secteur privé, qui se détestent, et du fait d'une hiérarchie sclérosante qui pèse sur les conditions de travail de tous, notamment des femmes. Elle est également cloisonnée entre secteurs d'activité, tant le champ est large. Nous sommes le seul collectif ayant explosé ces cloisons. Ainsi, mon approche sera différente de celle qui vous a été présentée jusqu'à présent, puisque nous décloisonnons et dézoomons systématiquement les sujets.

Notre collectif est porté par la start-up Hkind. Il n'a pas de statut associatif, mais ses orientations stratégiques, éthiques et opérationnelles sont toutes discutées en comité d'organisation qui regroupe des femmes de santé de tous les secteurs. Un système de sondages en ligne permet de définir les thématiques de nos travaux. Ainsi, notre fonctionnement est plutôt démocratique.

Avant d'aborder les travaux du collectif, je souhaite attirer votre attention sur deux enjeux de santé au travail que j'ai pu percevoir ou qui m'ont été rapportés par les membres du collectif. Je ne me fais ainsi pas l'écho de travaux basés sur des faits, mais sur des témoignages qui ont pu remonter. Les femmes victimes de violences intrafamiliales représenteraient 10 % des salariées, et les repérer et les aider au travail est favorable à leur santé mentale. Les hôpitaux sont obligés d'établir des plans d'égalité. L'un d'eux a créé un système d'accueil des femmes victimes de violences salariées, qui a permis de les remettre dans l'emploi alors qu'elles étaient en arrêt maladie. Ensuite, les remarques sexistes dans le secteur de la santé sont légion. Depuis la nouvelle loi sur la qualification juridique du harcèlement au travail, nombre d'entre elles peuvent être considérées comme du harcèlement. C'est extrêmement fréquent, en raison d'un cloisonnement au niveau de la hiérarchie : notamment dans le secteur public, les directeurs d'hôpitaux ne sont pas les chefs des médecins et des pôles soignants. Ainsi, lorsqu'ils veulent installer une politique claire, en santé ou en RH, ils ne le peuvent pas si la Commission médicale d'établissement (CME) ne le vote pas et si les soignants ne font pas preuve de volonté à ce sujet.

Par ailleurs, la fondation de la Mutuelle nationale des hospitaliers (MNH) a dressé une revue de la littérature internationale sur la santé de la femme dans le secteur professionnel de la santé, et donc sur la santé des professionnelles de santé. Je ne peux pas vous donner ce document, qui m'a été donné dans une version non diffusable, mais il en ressort d'énormes enjeux de santé reproductive et sexuelle, ainsi que des problèmes de grossesse. D'abord, le taux de fausses couches y est supérieur à la moyenne. Ensuite, puisqu'on peine à recruter des soignants dans le secteur hospitalier privé ou public, l'annonce d'une grossesse est un vrai problème, le poste n'étant pas remplacé. Ainsi, les statistiques montrent que les femmes internes ne font pas d'enfants, parce que leur stage est reporté, donc elles perdent en ancienneté, et les femmes reculent leur maternité, voire ne font pas d'enfants. Ce constat est également dû à la perception de ce qu'est le fait d'avoir un enfant, mais surtout au trouble généré par une grossesse et un congé maternité non remplacé dans un service déjà très tendu. Je peux demander que cette étude très intéressante de la MNH vous soit fournie. Il est à noter que celle-ci, comme toutes les autres études, a complètement oublié les aides-soignantes, comme les femmes qui apportent les plateaux-repas ou font le ménage à l'hôpital, parce qu'elles ne sont pas des employées à proprement dit de l'établissement, mais qu'elles sont payées par des prestataires de services. Leurs conditions de travail sont déplorables, mais on n'en parle jamais. Leur profession est au moins à 95 % féminine. J'attire votre attention sur ce manque de données à leur sujet.

Ensuite, on parle beaucoup de discrimination, et de discrimination positive. Je rappelle que le terme anglais pour désigner cette dernière est affirmative action. La perception en est bien différente. La notion de « discrimination » positive sera à revoir. En santé, on parle d'équité. C'est acté par toutes les personnes qui oeuvrent dans la santé et qui travaillent sur la santé de la femme.

En décembre dernier, nous avons organisé les États généraux des Femmes de santé, en présence de plusieurs centaines de personnes. Ils avaient pour objectif de trouver des solutions utiles, pratiques et concrètes à de grands enjeux de santé. Cette année, nous avons choisi de travailler sur le thème de la santé de la femme. L'année dernière, nous avions échangé sur la place de la femme dans le secteur professionnel de la santé. Nous avons trouvé énormément de solutions et identifié énormément d'enjeux. Je vous en parlerai si vous le souhaitez.

Lors de ces états généraux, nous commençons par dresser une revue de la littérature grise française, c'est-à-dire des études accessibles en ligne. Nous en extrayons des problématiques qui existent, puis les présentons aux femmes de santé. Celles-ci identifient ensuite, avec nous, de grands enjeux sur lesquels elles veulent travailler, qui répondent à la synthèse de la revue de la littérature. Quatorze ateliers collaboratifs ont été créés. L'évènement a eu lieu le 9 décembre. Trente solutions ont été proposées et données aux cabinets des ministres de la santé, de l'égalité et de la fonction publique. Une lettre ouverte adressée aux pouvoirs publics, signée par 700 personnes, a été écrite pour créer un Institut national Santé de la femme. Nous cherchons actuellement la structure juridique qui pourrait le soutenir. Il aurait pour objectif de porter une stratégie nationale de santé de la femme qui n'existe pas - c'est d'ailleurs incroyable.

Il est en outre à noter qu'il n'existe pas de parcours de santé de la femme en dehors de la maternité, du cancer du col de l'utérus et du cancer du sein. Le parcours de santé regroupe la prévention, le soin, le post-soin. Le jour des États généraux, nous avons donc travaillé sur ce parcours. Je vous en parlerai éventuellement ultérieurement. À titre d'exemple concret, saviez-vous que les petites filles sont traitées plusieurs années après les petits garçons quand elles souffrent d'un retard de croissance ? On sait pourtant qu'il est important de donner les hormones de croissance au bon moment. Nous n'avions absolument pas perçu cette réalité avant de dresser une revue de la littérature. Nous avions reçu des échos, et les femmes de santé nous demandaient de travailler là-dessus, mais nous ne nous étions pas réellement interrogés. Nous nous sommes aperçus de tant de trous dans la raquette, de tant d'inégalités et de manquements que nous n'avons pas été capables d'identifier un sujet sur lequel travailler. Nous avons donc organisé un atelier visant à déterminer les sujets sur lesquels nous allions nous pencher lors des États généraux.

Le thème précis de ces derniers est le suivant : « Inégalités de santé chez les femmes : briser les paradigmes et proposer une approche positive ». Vous en comprendrez très vite la raison. Je pourrai vous en communiquer la synthèse, dont il est ressorti que si l'on n'a pas compris que tout tourne autour de la charge mentale des femmes, du sexisme intégré, des tabous et des biais genrés, alors on n'a pas du tout compris ce qu'il se passe dans la santé de la femme.

Nous avons pu démontrer, par des études, que la charge mentale empêche l'accès aux soins et l'accès à la prévention. Si on parle de prévention, tout ce que l'on propose, notamment pour les femmes, alourdit la charge mentale. Par conséquent, elles ne s'orientent pas vers la prévention, et on tourne en rond dans ce circuit. Il y a, ne serait-ce que trois ans, on parlait très peu de charge mentale - bien que cette idée date de 1985, et encore moins de charge mentale dite médicale qui veut que la femme, si elle a une famille, pensera aux rendez-vous médicaux de tout le monde, sauf aux siens. Elle ne réalisera donc pas ses dépistages et autres. Par ailleurs, si son dépistage est positif, et qu'elle est atteinte d'un cancer, on parlera de cancer « évitable », car pouvant être dépisté tôt. Imaginez le poids de la culpabilité des femmes ayant un cancer « évitable » parce qu'elles ne sont pas allées se faire dépister à temps.

La charge mentale apparaît en deuxième position des freins à la prise en charge et au fait d'être bien soignée ou de prendre soin de sa santé, après l'argent. On sait que les femmes sont plus précaires, je ne reviendrai pas sur ces démonstrations.

Nous nous sommes retrouvés face à ces constats et différents sujets : la notion de tabou, qui revient toujours en toile de fonds, une banalisation des symptômes, des maladies totalement inconnues de tous, des maladies mixtes présentant des spécificités féminines. Nous avons décidé de travailler en amont des États généraux sur deux grands ateliers. Le premier avait pour objectif de faire en sorte que les préventions primaires, secondaires et tertiaires ne soient pas perçues comme des contraintes supplémentaires, mais comme un moyen de lever la charge mentale des femmes. Cela n'a jamais été fait dans la santé, jamais été pensé ainsi. Nous nous sommes dit que nous étions un peu folles de partir là-dessus, qu'on n'y arriverait jamais, mais on l'a fait. Le deuxième atelier portait sur la littératie en santé, ou comment donner la bonne information, le bon choix au bon moment. En d'autres termes, comment lever les tabous autour de la charge mentale ?

J'en reviens à l'enjeu du travail. Nous avons identifié trente solutions, et je vais vous en citer quelques-unes. En préalable, nous avons parfois confondu la charge mentale et la santé mentale, car ces deux aspects sont intimement liés. Le covid a alourdi la charge mentale des femmes. Une étude suisse de 2015, intitulée « Santé mentale au féminin : entre vulnérabilité intrinsèque et impacts des facteurs psychosociaux ? », a démontré que les hommes et les femmes ne percevaient pas du tout de la même manière les risques, le traitement et l'interprétation du stress. La conviction de pouvoir maîtriser son existence est moins marquée chez les femmes, qui sont par ailleurs souvent concernées par des revenus plus faibles. On parle par ailleurs trop peu de la perte de l'identité du rôle sexuel. L'infertilité, la ménopause, les expériences d'avortement font que nous sommes plus vulnérables à ce niveau. Si l'on y ajoute la charge mentale, on passe du côté de la santé mentale.

Face à cet enjeu, on ne peut pas faire fi de la charge mentale en santé publique. Jusqu'à présent, rien n'a été pris en compte en santé publique dans les dispositifs de prévention s'agissant de la charge mentale, à l'exception, sans doute, de la médecine du travail. Dans le quotidien et dans l'ensemble des politiques publiques, cette notion est absente. Il n'existe aucun indicateur et aucun dispositif de prévention concernant la charge mentale dans l'arsenal proposé. De ce fait, nous avons émis plusieurs recommandations, concernant d'abord les employeurs. Nous proposons que les préventions soient mises en place sur le temps de travail, voire organisées par les employeurs. Tous ceux qui participaient aux États généraux y étaient favorables. Certains ont déjà dédié une journée de congé à la prévention. En d'autres termes, il est essentiel d'accorder du temps de santé prévention dans les accords des salariés et de faire venir les préventions aux femmes. Ainsi, on peut soit accorder une journée, soit prendre les rendez-vous, soit faire venir les professionnels sur les lieux de travail pour organiser des campagnes de vaccination, par exemple.

Par ailleurs, au même titre qu'il existe des référents égalité, il serait opportun d'instaurer des référents prévention dans les entreprises. Ici, nous nous sommes focalisés sur la santé de la femme, mais vous vous doutez bien que ce genre de proposition est mixte et bénéficie à tous.

Nous avons également émis une demande de prévention des récidives après une longue maladie et après un congé maternité auprès des employeurs. Un retour de maternité compliqué pèse sur la femme. Les statistiques le font apparaître, il ne s'agit pas d'une question d'opinion.

Ensuite, nous devons inciter les employeurs à tenir compte de la singularité féminine dans la santé, mais ce levier est complexe. La santé des femmes est tellement taboue que celles qui prônent l'égalité ne veulent parfois pas en entendre parler. En même temps, il le faut. C'est toute cette ambiguïté autour de la parole qu'on met dans les entreprises, avec le rôle de l'employeur, qui doit être travaillée et discutée. Nous avons besoin de coopération dans ce cadre.

S'agissant de nos demandes en direction des pouvoirs publics, il apparaît nécessaire de mettre en place une macro-étude économique qui montre les bénéfices de la prévention au sein de l'entreprise, avec une entreprise pilote. Nous devons regarder la réalité en face. En tant qu'employeur, on ne s'oriente pas vers la prévention, car on craint que cela coûte de l'argent. Pourtant, le bénéfice est réel. Nous le savons, mais aucune étude économique ne l'a jamais prouvé. Les moyens existent. On connaît la méthode, on sait monter ces études macro-économiques, il faut simplement les mettre en place. Une fois que l'efficacité de la prévention sera démontrée, de même que son bénéfice pour l'entreprise, on disposera d'un argument contrant la performance, tant mise en avant.

Ensuite, le rôle et les missions de la médecine du travail devraient être clarifiés. Nous savons qu'il existe des guerres entre les groupes de médecine. Notamment, les trois rendez-vous de prévention ne sont pas des consultations, mais peuvent y donner lieu. Quel est le rôle de la médecine du travail à ces trois occasions ? Nous savons que les médecins et les professionnels sur le terrain sont déjà noyés sous la charge. Quel est le rôle de la médecine du travail en la matière ?

Ensuite, on parle beaucoup de la femme au travail, mais on n'a pas pensé aux femmes qui ne travaillent pas, et qui ne vont pas non plus vers la santé. Elles ne le peuvent pas, parce qu'en général, elles s'occupent de leurs enfants. Elles ne se rendent pas aux rendez-vous de prévention. Il serait judicieux que la Caisse d'allocations familiales (CAF) organise un système pour qu'elles puissent passer leurs examens médicaux lorsqu'elles doivent le faire.

Enfin, nous demandons que toutes les politiques publiques de prévention intègrent un indicateur de la charge mentale, pour savoir si la proposition émise l'alourdira encore, ou non. Si oui, une bonne partie des femmes n'iront pas dans cette prévention, qui présentera encore des manquements.

Nous demandons, pour libérer ces tabous, la bonne information au bon moment pour le bon choix. On sait maintenant que la plupart des femmes atteintes d'un cancer ne comprennent absolument pas leur maladie et que celles qui prennent un traitement ne le comprennent pas. Nous savons aussi que presque aucun médecin ne leur demande, dans le cadre du soin, ce qu'elles ont compris de leur maladie ou ce qu'elles ont pensé de leur traitement. La reformulation n'est pas proposée.

Dans ce cadre, nous proposons qu'une campagne de communication soit mise en place pour que chacun et chacune puissent prendre conscience des tabous entourant la santé féminine, pour les libérer dans le travail et dans le cadre des soins, et pour les libérer pour les hommes. Nous souhaitons que la libération des tabous soit pionnière chez les femmes. Cette campagne de communication montrerait des symptômes tabous chez les femmes, qui en parlent entre elles et font savoir que ce n'est pas normal. Par exemple, une femme pourrait dire qu'elle vient d'éternuer et de s'uriner dessus, mais que ces fuites urinaires sont normales. Eh bien non, ce n'est pas normal. Voilà un exemple d'un des tabous les plus faciles à dire. Je n'évoquerai pas les autres.

Enfin, notre lettre ouverte souhaite une stratégie nationale à laquelle doit participer l'ensemble des acteurs de la société. On a tendance, lorsqu'on travaille dans la santé, à inviter des associations de patients, les autorités de santé ou des soignants, en oubliant les employeurs. Ils doivent pourtant être partis prenantes dans une stratégie nationale de la santé de la femme. Pourquoi ? Les femmes représentent 50 % de la population. La banalisation des manifestations cliniques demeure, tout comme les biais genrés dans les prises en charge. La charge mentale pèse sur les femmes. On sait désormais que les maladies mixtes ne s'expriment pas de la même façon selon le sexe de l'individu. La parole de nombreuses femmes n'est pas entendue, ou minorée. Les errances diagnostiques sont trop nombreuses. La recherche épidémiologique, les données récoltées, les essais cliniques ne sont pas genrés dans la plupart des cas. Il est dit qu'il est compliqué de les genrer, mais nous disposons des statistiques. On peut désormais demander une case « genre » dans l'ensemble des questionnaires élaborés. Ce n'est pas insurmontable. Les spécialistes de la santé de la femme sont aussi trop peu nombreux. Les tabous ont la vie dure. Les biais genrés inconscients sont présents dans tous les secteurs professionnels. La caricature des femmes est une réalité. La recherche de la santé de la femme prise dans sa globalité n'existe pas et n'a jamais été abordée. Voilà ce dont se sont aperçues toutes les femmes de santé, qu'elles soient avocates de la santé, start-uppeuses, professeures des universités, chercheuses, médecins de terrain, infirmières libérales ou autre. Nous avons toutes réalisé, lors de ces États généraux, qu'on n'avait pas pensé à une santé de la femme. Il n'existe pas de programme national de la santé de la femme. Si nous saluons le programme de la Stratégie nationale de lutte contre l'endométriose, cette dernière est thématisée. Un nombre important d'autres symptômes féminins, autres que ceux de la sphère gynécologique, sont laissés de côté et ignorés. Les maladies cardio-vasculaires sont pourtant la première cause de mortalité chez les femmes.

J'insiste vraiment sur le fait que tous les acteurs doivent être inclus lorsqu'on parle de la santé des femmes, y compris les employeurs étrangers au secteur de la santé.

Mme Annick Billon, présidente. - Merci pour cet exposé à cinq voix. Vos interventions étaient très complètes. Les rapporteures auront peut-être des questions très courtes. Une séance reprend dans l'hémicycle à 10 heures 30 et certaines d'entre elles interviennent dans la discussion générale. Nous garderons contact, et prendrons connaissance des éléments que vous souhaiterez éventuellement nous apporter en complément.

Mme Laurence Cohen, co-rapporteure. - Merci Mesdames. Vos interventions étaient extrêmement riches et complètes, nous incitant à approfondir la réflexion.

Nous constatons un manque criant de médecins du travail, secteur particulièrement mis à mal ces dernières années. Il dispose de très peu de moyens. Tout ce que vous nous avez rapporté nécessite des moyens financiers et humains, tant des médecins que des psychologues. Nous devons le prendre en compte pour intervenir de manière plus efficace. Qu'en pensez-vous ?

Mme Marie-Pierre Richer, co-rapporteure. - Merci pour vos interventions. Nous nous interrogions encore sur la nécessité de notre travail sur la santé des femmes et le travail, mais il prend tout son sens à la lumière de vos propos.

J'aimerais revenir sur le document unique d'évaluation des risques professionnels (DUERP). La santé au travail passe aussi par ce document, mais sa mise en oeuvre fait souvent défaut dans les entreprises, ou bien il est incomplet. L'une de vous a évoqué la crainte des chargés de prévention d'accroître le risque de discriminations. Nous savons aussi que l'enjeu que représente la singularité hommes-femmes dans l'évaluation des risques professionnels est sous-estimé dans les politiques publiques. Au vu de votre intervention, je me demande comment mieux la prendre en compte dans le document unique, sans qu'elle soit discriminatoire, par le prisme de la charge mentale.

Mme Laurence Rossignol, co-rapporteure. - Merci pour la qualité de vos interventions. Nous commençons à cerner notre sujet de rapport sur le thème des femmes et du travail. Vous avez fait remarquer qu'on manquait d'intérêt scientifique, universitaire ou d'étude sur ce point. On dit souvent que le privé est politique. J'ai envie de dire que le privé est professionnel. L'interaction entre la charge mentale, la double journée et les conditions psychologiques et physiologiques des femmes au travail est très forte. Mon interrogation est plus technique. Comment parvenons-nous à identifier cette question de la charge mentale pour en faire un objet suffisamment clair, utilisable, pour la faire entrer dans le débat politique et social ? Elle n'est en effet pas visible au scanner.

Mme Victoire Jasmin. - J'aimerais qu'on prenne également en compte les femmes de la police. Elles subissent des charges émotionnelles très fortes, portent des tenues très lourdes, et souffrent parfois d'endométriose, comme partout dans la société. Lorsqu'elles ont leurs règles, elles ne peuvent pas toujours se changer, parce qu'elles sont dans des voitures toute la journée.

Je souhaite aussi que nous parlions des femmes travaillant dans les laboratoires de biologie médicale ou d'anapathologie, exposées au formol ou autres produits biochimiques.

Madame la Présidente, avons-nous prévu d'auditionner l'Institut national de recherche et de sécurité (INRS) ?

Mme Annick Billon, présidente. - C'est prévu. Merci pour cette vigilance.

Je vous laisse vous organiser pour des réponses courtes, que vous pourrez compléter par mail si vous le souhaitez.

Mme Anne-Michèle Chartier. - Le manque de médecins du travail est à lier à un manque de médecin en général, partout. Les services de santé au travail ont été élargis avec des psychologues, des infirmiers et des assistants de santé au travail. Ainsi, les actions de prévention primaire au travail peuvent être prises en charge par un professionnel autre qu'un médecin. Les campagnes de prévention au sein des entreprises sont assurées par les infirmières. Le travail sur les risques psychosociaux en prévention primaire dans le DUERP peut être réalisé par le psychologue du travail. Il reste tout de même des situations nécessitant un regard médical pour travailler sur telle personne, à tel endroit, en fonction de sa pathologie.

Ensuite, le DUERP est pour nous essentiel, parce qu'il concerne les conditions de travail. La charge mentale doit être travaillée au travers de ce document, qui porte sur les risques organisationnels exposés par Mme Chevassu. On explore la charge de travail, les conflits d'éthique, l'autonomie... Ce n'est pas si compliqué. Les conflits d'éthique peuvent très bien être énumérés dans un EHPAD sur les problèmes de toilettes. La charge mentale est tout à fait étudiable par le biais des six axes, mais elle doit être intégrée et systématique. Je précise que le sujet concerne les femmes, mais aussi les hommes.

Enfin, la Qualité de vie et des conditions de travail (QVCT) fait l'objet de travaux, notamment par l'Agence régionale pour l'amélioration des conditions de travail (ARACT) d'Ile-de-France pour ce qui concerne les EHPAD. Il fait intervenir la charge mentale et la souffrance, entre autres éléments.

Mme Magali Chevassu. - Je précise qu'il existe un dispositif national de médecin collaborateur permettant de renforcer les équipes de médecin du travail. Il s'agit d'une possibilité de passerelle de médecin généraliste à médecin du travail, par une formation supplémentaire en quatre ans. À titre d'exemple, dans les Bouches-du-Rhône, quatre places sont ouvertes à l'université, alors que nos besoins en médecins sont criants.

S'agissant du document unique, les services de médecine du travail développent des efforts pour accompagner les entreprises, mieux les informer et les outiller dans la tenue du document.

Concernant l'identification de la charge mentale comme un objet clair et définissable, nous pourrions éventuellement nous inspirer de ce qui est fait sur la définition du harcèlement, difficile à qualifier en termes de faits précis et reprochables. Elle est alors tournée sur les conséquences sur la victime. Qu'est-ce qui opère une charge mentale ? Est-ce un nombre de sollicitations par jour, ou plutôt la nécessité, pour la personne concernée, de faire face à différentes obligations, ou le sentiment d'être désorganisé ou d'être contraint de répondre à des demandes contradictoires ?

Enfin, je partage entièrement vos propos sur la police. J'ai une pensée pour ces femmes.

Mme Carole Donnay. - Nous manquons effectivement de moyens et de médecins. Les médecins collaborateurs nous rejoignent mais nous travaillons aussi beaucoup avec les infirmiers du travail, qui réalisent une majorité des visites. Ils ont également besoin d'une formation. La transformation de leur métier n'est pas simple. Je pense que nous aurons besoin de quelques années pour que tout cela se mette en place.

L'évaluation de la charge mentale peut en effet être réalisée sous l'angle de la réduction des facteurs de risques psychosociaux. Elle s'ajoute à une charge mentale subie à titre personnel, dont l'évaluation est individuelle, et à une charge mentale liée aux process de travail, difficile à mesurer.

Mme Alice de Maximy. - Je ne reviendrai que sur la définition de la charge mentale établie par le docteur Catherine Azoulay dans ses travaux sur la charge mentale et la santé mentale. Aurélia Schneider, psychiatre, indique que ce concept a été défini pour la première fois en 1984 par la sociologue Monique Haicault, qui définit la charge mentale comme le fait de devoir penser simultanément à des choses appartenant à deux mondes séparés physiquement. Elle génère donc une sollicitation constante des pensées et des émotions d'une personne du fait de la planification, de la gestion et de l'exécution des tâches ou d'un ensemble de tâches. Elle peut atteindre tout le monde, dans tous les domaines de la vie professionnelle, familiale, personnelle, domestique et parentale, sans se limiter à la double journée des mères.

Mme Laëtitia Rollin. - Merci pour cette matinée très intéressante.

En effet, nous manquons de médecins du travail, ce qui nous a conduits à nous réorganiser en équipes pluridisciplinaires, mais c'était aussi une opportunité. Au gré des entretiens, nous avons bien noté que ce qui est dit à une infirmière par un salarié diffère de ce qui était dit à un médecin. Ainsi, les confrontations entre les différents professionnels constituent une richesse. C'est important en santé au travail.

Mme Annick Billon, présidente. -  Merci pour ces présentations extrêmement complètes, qui éclaireront les travaux des quatre rapporteures. N'hésitez pas à compléter ces réponses, si vous le souhaitez, par des références que vous auriez pu mentionner.