Le Sénat de la Vème République - Les cinquante ans d'une assemblée bicentenaire



Sénat - 3 juin 2009

SESSION II : LE TEMPS DES DÉFIS
Présidence de M. Jean-François SIRINELLI, professeur à l'Institut d'études politiques de Paris et directeur du Centre d'histoire de Sciences po

M. Jean-François SIRINELLI, professeur à l'Institut d'Études Politiques de Paris et directeur du Centre d'histoire de Sciences Po - Mesdames et messieurs, j'ai le plaisir d'ouvrir, si vous le voulez bien, au nom de tous, notre séance, et plus précisément, la deuxième session.

M. Jean Garrigues, en ouverture du colloque, a bien défini ce qu'était notre objectif aux uns et aux autres, c'est-à-dire faire le point sur les recherches nouvelles concernant l'objet de notre réunion. Nous allons continuer dans cet esprit, c'est-à-dire que nous nous assignons un objectif scientifique, dans le sens noble de l'adjectif. Pour atteindre cet objectif scientifique, nous respectons un protocole scientifique, ce qui veut dire deux choses : d'une part que l'objet qui nous réunit n'est pas la propriété des historiens ou, inversement des juristes, mais est en copropriété entre ces disciplines. Ce qui fait justement l'intérêt de ce protocole scientifique, c'est ce dialogue pour nous historiens, et je l'imagine aussi pour les juristes, très riche entre disciplines. Pour ma part, je me réjouis de présider une session, où les deux disciplines sont représentées. Dans ce protocole scientifique, également, il y a le dialogue avec des témoins, notamment avec des grands témoins et je vous remercie, Madame la ministre, de votre présence à la tribune, et du témoignage et des réflexions que vous nous livrerez après le deuxième exposé.

Dans la première session, grâce à la qualité des exposés, nous avons brossé un arbre généalogique de notre objet et, maintenant, nous resserrons le segment chronologique sur lequel nous allons travailler. Nous allons travailler sur les deux dernières Républiques. Nous nous posons notamment la question de la confrontation à un certain nombre de défis. C'est ce qui va nous réunir et concentrer notre réflexion, pendant un peu plus d'une heure. Je dis pendant un peu plus d'une heure, car j'ai reçu des instructions très strictes, me demandant de terminer, grâce à mes collègues et à Madame la ministre, vers midi vingt-cinq, midi et demi, pour des raisons d'organisation. Mon rôle de modérateur sera un rôle de modérateur très a minima, si vous me permettez l'expression, c'est-à-dire un rôle de chef de gare, qui a pour objet de faire arriver le train à l'heure, à midi vingt-cinq. Je remercie les personnes à la tribune, par avance, de me permettre d'exercer ce rôle modeste de chef de gare. Sans plus tarder, en le remerciant de sa présence, je passe la parole à M. Vincent Boyer pour le premier des exposés. Cher collègue, vous avez la parole.

Le défi politique : les gauches et la deuxième Chambre - M. Vincent BOYER, ATER à l'Université de Toulouse I

Je vous remercie, Monsieur le président. « Le défi politique : les gauches et la deuxième Chambre » : l'intitulé même de cette intervention qui fait référence aux termes les gauches, au pluriel donc, amène d'emblée à se poser deux questions. Première question : quelles sont ces gauches ? Quelles sont les formations politiques qui composent la gauche ? Deuxième question : ces gauches existent-elles, en tant que catégorie identifiable, c'est-à-dire en tant qu'entité unique au niveau des problèmes institutionnels et plus particulièrement au niveau de la question de la seconde chambre ?

Les réponses à ces questions varient en fonction du cadre temporel considéré. Nous nous proposons ici d'étudier la période de 1945 à nos jours. Pourquoi ce cadre temporel ? Parce que la position des gauches, à l'égard de la seconde chambre, de 1875 à 1940, est connue. En effet, durant cette période, la gauche communiste et socialiste, attachée aux principes issus de la tradition révolutionnaire, militait en faveur du monocamérisme. La gauche radicale, quant à elle, partisane du monocamérisme, lors de l'élaboration des lois constitutionnelles de 1875, s'est rapidement ralliée au Sénat, au cours de la IIIe République. Dès lors, ce cadre temporel de 1945 à nos jours a des conséquences sur la définition que nous retiendrons de la gauche.

En effet, depuis 1945, la position de la gauche radicale à l'égard de la seconde chambre ne constitue pas, en soi, un défi, puisque nous l'avons dit, la gauche radicale s'est ralliée au Sénat au cours de la IIIe République. C'est donc la position des groupes communistes et socialistes à l'égard de la seconde chambre, depuis 1945, qui sera ici évoquée. En effet, celle-ci est le plus souvent présentée, comme étant constituée de revirements successifs, le plus souvent dictés par des considérations électorales. Ainsi, la gauche aurait d'abord prôné le monocamérisme, par hostilité au Sénat en 1945-1946. Elle se serait ensuite montrée peu favorable au Conseil de la République, sous la IVe République, avant de se déclarer très favorable au Sénat de 1958, tant qu'il a combattu activement le Général de Gaulle et ses gouvernements, pour, finalement, manifester son hostilité au Sénat, depuis 1981, et sa politisation accrue. Est également mis en avant le fait, que la position officielle des partis communistes et socialistes, ne serait pas partagée par tous leurs sénateurs.

Nous tacherons ici de démontrer qu'il est possible de déceler, sous ces contradictions et ces rétractations, une logique sous-jacente, un fondement théorique expliquant la position de la gauche à l'égard de la seconde chambre depuis 1945. Ainsi, depuis 1945, la gauche communiste et socialiste critique le Sénat, ce que nous verrons dans une première partie, tout en se déclarant favorable à l'existence d'une seconde chambre, ce que nous verrons dans une deuxième partie.

Tout d'abord la critique du Sénat par la gauche. La gauche critique le Sénat depuis 1945. Certains auteurs ont même parlé de « sénatophobie » de la gauche, et tout le monde garde en mémoire la formule de Lionel Jospin qualifiant le Sénat « d'anomalie ». Ainsi, la gauche critique le mode de recrutement et les pouvoirs du Sénat. Une précision ici : lors des débats constituants de 1945-1946, la critique de la gauche vise le mode de recrutement et les pouvoirs du Sénat de la IIIe République. À partir de 1948, cette critique vise le Conseil de la République qui, à la suite de la loi du 23 septembre 1948, renoue avec le mode de recrutement sénatorial, et va tenter d'amorcer une remontée continue vers les pouvoirs du Sénat. À partir de 1958, la critique concerne le Sénat de la Ve République.

La critique du mode de recrutement du Sénat par la gauche : cette critique est double. Première critique : depuis 1945, selon la gauche, le mode de recrutement du Sénat ne lui permet pas d'être représentatif de la volonté du peuple.

Deux remarques ici. Première remarque : depuis 1945, la gauche a pu critiquer l'ensemble des caractéristiques du mode de recrutement sénatorial, en arguant que celui-ci altère la représentativité du Sénat. La gauche a ainsi pu critiquer la durée du mandat sénatorial, le principe du renouvellement partiel du Sénat, l'élection du Sénat au suffrage universel indirect, l'élection des sénateurs par les élus locaux, la composition du collège électoral sénatorial, la répartition des sièges de sénateurs entre les départements, le mode d'élection des sénateurs dans les départements.

Deuxième remarque : depuis 1945, la gauche critique sans discontinuité le mode de recrutement du Sénat, toutefois cette critique n'est pas toujours émise par l'ensemble de la gauche, ni simultanément sur l'ensemble des éléments composant le mode de recrutement sénatorial. Par exemple, le principe du renouvellement partiel du Sénat : celui-ci est critiqué par la gauche, lors de la première Assemblée Nationale Constituante de 1946, mais ce n'est véritablement, qu'à partir de 2001, que ce principe est de nouveau remis en cause. Autre exemple, l'élection du Sénat au suffrage universel indirect : cette critique n'apparaît qu'au milieu des années 80, et elle n'émane pas de l'ensemble de la gauche, puisqu'elle n'est pas émise, notamment, par les formations de gauche au Sénat.

La deuxième critique formulée par la gauche, à l'égard du mode de recrutement du Sénat, part de deux constats. Premier constat : pour la gauche, ce mode de recrutement favorise les tendances du centre et de la droite. Deuxième constat : le Sénat est touché par le fait majoritaire, depuis le milieu des années 70, ce qui, pour la gauche, finalement, conduirait le Sénat à se comporter, dans certaines circonstances, comme une chambre d'opposition face aux majorités présidentielles et/ou parlementaires de gauche, et comme une chambre d'enregistrement commune face aux majorités présidentielles et/ou parlementaires de droite. Pour la gauche, dans certaines circonstances, le Sénat ne jouerait plus son rôle de contre-pouvoir au bloc majoritaire.

S'agissant maintenant de la critique des pouvoirs du Sénat par la gauche, parmi les pouvoirs du Sénat, la gauche critique ceux qui, selon elle, permettent au Sénat de bloquer, de contrarier la volonté exprimée par l'Assemblée élue au suffrage universel direct. Par exemple, depuis 1945, la gauche s'oppose à toutes dispositions figurant dans la Constitution ou dans le Règlement de la seconde chambre, qui sont susceptibles de donner à la seconde chambre la possibilité de renverser le gouvernement. Autre exemple : depuis 1945, la gauche s'oppose également à toutes dispositions qui donnent au Sénat des pouvoirs égaux à ceux de l'Assemblée Nationale en matière de révision de la Constitution.

Toutefois, là encore, cette critique constante des pouvoirs du Sénat par la gauche, depuis 1945, ne doit pas faire perdre de vue qu'il y a des différences d'appréciation, au sein de la gauche, dans la détermination des pouvoirs considérés comme susceptibles de bloquer ou de contrarier la volonté exprimée par l'Assemblée élue au suffrage universel direct. Un simple exemple ici : depuis la révision constitutionnelle de 2003, les projets ayant pour principal objet l'organisation des collectivités territoriales, sont soumis en premier lieu au Sénat. La gauche à l'Assemblée Nationale s'est opposée à cette réforme, car elle estimait que cette réforme conférait des pouvoirs exorbitants au Sénat, remettant ainsi en cause la primauté de l'Assemblée Nationale. Par contre au Sénat, les groupes socialistes et communistes ne se sont pas opposés à cette réforme.

Il existe donc, effectivement, des divergences entre les formations communistes et socialistes et, au sein de ces formations, entre leurs députés et leurs sénateurs, sur tel ou tel point particulier du mode de recrutement ou des pouvoirs du Sénat. Au-delà de ces différences propres à chaque parti et à chaque assemblée, il y a bien une critique d'ensemble, formulée par la gauche, à l'encontre du mode de recrutement et des pouvoirs du Sénat. Toutefois, cette critique du Sénat par la gauche ne signifie pas pour autant que la gauche rejette toute idée bicamérale. En effet, depuis 1945, les groupes de gauche acceptent le principe bicaméral, et nous abordons là notre deuxième partie.

En fait, est souvent présenté, comme corollaire du rejet du Sénat par la gauche, son attachement au monocamérisme. Un tel jugement peut s'appliquer sous la IIIe République, mais il ne peut plus s'appliquer depuis 1945, puisque depuis 1945 la gauche accepte le principe bicaméral. D'une part, la gauche reconnaît la légitimité technique du principe bicaméral, c'est-à-dire son utilité. D'autre part, elle propose alors d'instaurer une seconde chambre aux pouvoirs et au mode de recrutement aménagés, par rapport à la seconde chambre de type sénatorial.

S'agissant de la reconnaissance de la légitimité technique du principe bicaméral, cette reconnaissance se manifeste de deux façons : implicitement et explicitement. Dans certaines hypothèses, la gauche reconnaît explicitement les avantages du bicamérisme. Par exemple, on trouve des déclarations d'élus communistes et socialistes, dès les débats des deux Assemblées Nationales Constituantes de 1946, qui considèrent que la seconde chambre est garante de la qualité de la loi. De même dès 1945, une partie de la gauche considère également que la seconde chambre est un contre-pouvoir qui permet de contrôler, de contrebalancer les excès de la majorité.

Dans certaines hypothèses, également, la gauche ne reconnaît qu'implicitement l'utilité du principe bicaméral. Dans ces hypothèses, la gauche se prononce pour une chambre unique, mais elle va admettre qu'il est nécessaire de faire réfléchir cette chambre unique. Pour ce faire, pour faire réfléchir cette chambre unique, elle va proposer d'instituer des procédures, des mécanismes qui sont largement imprégnés de l'esprit bicaméral. Par exemple, le projet communiste, lors de la première Assemblée Nationale Constituante de 1946, malgré son monocamérisme affirmé, prévoit l'intervention d'organes consultatifs. Il en est de même pour le projet socialiste, lors de cette première Assemblée Nationale Constituante de 1946. On peut même penser que le Conseil de l'Union Française, institué par le premier projet de Constitution de 1946, est, matériellement et formellement, une seconde chambre.

Quelle seconde chambre la gauche propose-t-elle alors d'instaurer ? Il n'existe pas à gauche un modèle-type de seconde chambre, mais il est toutefois possible de dégager certains traits communs, certaines caractéristiques communes, au niveau du mode de recrutement et des pouvoirs souhaités par la gauche. Au niveau du mode de recrutement, deux solutions, essentiellement, sont proposées par la gauche. La première consiste à réformer le mode de recrutement du Sénat. La seconde consiste à rompre radicalement avec le mode de recrutement du Sénat et à changer la nature de la seconde chambre.

Première solution : réformer le mode de recrutement du Sénat. Outre les propositions concernant le mandat sénatorial, c'est essentiellement sur le mode d'élection des sénateurs que la gauche fait des propositions. La gauche propose, notamment, de généraliser le principe proportionnel, au niveau de la désignation des délégués sénatoriaux. C'est par exemple le projet de Lionel Jospin, en 2000. La gauche propose également de généraliser le principe proportionnel, au niveau de l'élection des sénateurs dans les départements. Dans certains cas, la gauche propose que les sénateurs soient élus à la représentation proportionnelle dans les départements qui en élisent deux ou plus. Le plus souvent, elle propose que les sénateurs soient élus à la représentation proportionnelle dans les départements qui en élisent trois et plus.

Deuxième solution : changer la nature de la seconde chambre. Essentiellement deux propositions ici. La première vise à faire de la seconde chambre un Conseil des opinions. Cette proposition n'est formulée que sous la Ve République. Cette seconde chambre est conçue comme devant tempérer, corriger les excès du parlementarisme majoritaire. Elle doit être une assemblée représentant tous les courants d'opinion politiques. Cette assemblée ultrareprésentative doit être élue au suffrage universel direct et à la représentation proportionnelle.

Notons toutefois ici que cette proposition ne fait pas l'unanimité au sein de la gauche, puisque certains craignent que cette proposition n'aboutisse à un conflit de légitimité entre deux assemblées également élues au suffrage universel direct. Deuxième proposition : elle consiste à faire de la seconde chambre, une seconde chambre socioprofessionnelle. Cette idée a été évoquée par Vincent Auriol en 1945, elle a été reprise par Pierre Mendès-France en 1962, et certaines personnalités du parti socialiste la reprennent, aujourd'hui, à leur compte. Une des principales difficultés relatives à cette seconde chambre socioprofessionnelle est celle de sa composition. En effet, comment déterminer les groupes socioprofessionnels appelés à être représentés ? Comment effectuer la répartition des sièges entre les différents secteurs d'activité ? D'ailleurs, cette proposition ne fait pas non plus l'unanimité au sein de la gauche.

Au niveau des pouvoirs de la seconde chambre : la gauche souhaite que les pouvoirs de la seconde chambre ne lui permettent pas de bloquer, de contrarier la volonté exprimée par la première chambre. Pour la gauche, il faut qu'en toute hypothèse, la première chambre puisse avoir le pouvoir de décision ultime. Elle doit avoir le dernier mot. Dans le cadre de l'activité législative, la gauche propose deux solutions. Première solution : ne concéder à la seconde chambre que des pouvoirs consultatifs. Finalement, c'est la solution qui a été proposée par la gauche, lors des débats constituants de 1945-1946. La seconde solution consiste à reconnaître à la seconde chambre le pouvoir de légiférer, tout en laissant le dernier mot à l'Assemblée Nationale.

Ainsi, depuis 1958, l'ensemble de la gauche s'accorde pour reconnaître ce pouvoir de légiférer à la seconde chambre, c'est-à-dire le principe, selon lequel la loi est votée par les deux assemblées au terme d'une navette législative, mais en toute hypothèse, pour la gauche, il faut que l'Assemblée Nationale puisse avoir le dernier mot. S'agissant maintenant des rapports entre la seconde chambre et le pouvoir exécutif, la gauche est unanime sur ce point depuis 1945. La seconde chambre doit disposer de moyens de contrôle informatiques, mais en aucun cas elle ne doit disposer de moyens de contrôle politiques. Seule, l'Assemblée Nationale doit être en mesure de renverser le gouvernement.

Une dernière remarque ici, en guise de conclusion. Par ses propositions relatives au mode de recrutement et au pouvoir de la seconde chambre, on peut penser que la gauche ne souhaite pas nier le bicamérisme, en faisant de la seconde chambre une Assemblée Nationale bis de par sa composition, ou en n'attribuant à la seconde chambre que très peu de pouvoirs effectifs. Toutefois, ces propositions ne sont pas la garantie, que la seconde chambre ainsi proposée préserve l'intérêt du bicamérisme. Je vous remercie de votre attention.

(Applaudissements)

M. Jean-François SIRINELLI, professeur à l'Institut d'Études Politiques de Paris et directeur du Centre d'histoire de Sciences Po - C'est nous qui vous remercions. Un double merci. D'abord pour ce tour de force de traiter un sujet aussi important, si décisif dans notre vie politique, en une quinzaine de minutes. Merci aussi pour le sens de la nuance de votre propos, sur une phobie ou une phobie supposée. Vous nous avez montré que, comme toujours en pareil cas, les choses sont singulièrement plus complexes. Soyez en remercié.

Nous allons rester sur une phobie, là encore, plus exactement, sur une phobie supposée sous la Ve République, en passant la parole à Mme Sabrina Tricaud. Là aussi, je lui demanderai un tour de force, c'est-à-dire, sur un sujet important, en une quinzaine de minutes, de nous dire l'essentiel. Chère collègue, vous avez la parole.

Le défi sociologique des femmes : les femmes au Sénat Mme Sabrina TRICAUD, chargée de recherche à l'Association Georges Pompidou

Sous la IIIe République, le Sénat apparaissait comme le temple de l'antiféminisme. Alors que la première proposition de loi en faveur du vote des femmes est déposée à la Chambre des Députés en 1901, il faut attendre 1918 pour qu'un projet identique soit déposé au Sénat. Le 20 mai 1919, l'Assemblée Nationale adopte par 329 voix contre 95 une proposition de loi tendant à accorder le droit de vote et le droit d'éligibilité aux femmes à toutes les élections.

Le Sénat la repousse en 1922, et durant l'entre-deux-guerres, il émet six votes hostiles au suffrage féminin, des votes hostiles au suffrage féminin dans son principe même, puisque les votes ont concerné ou bien la mise à l'ordre du jour de la discussion sur les projets, ou bien le passage à la discussion des articles. Lors des débats, les arguments les plus misogynes et les plus sexistes sont avancés, touchant à la prétendue nature féminine, tandis que quelques suffragettes, encouragées par l'avocate Maria Vérone et la journaliste Louise Weiss passent à l'action directe contre les sénateurs les plus hostiles au projet.

En 1946, après la reconnaissance de leurs droits politiques par l'ordonnance du 21 avril 1944, les femmes font une entrée significative, quoique peu remarquée au Sénat. Vingt et une femmes siègent au Palais du Luxembourg en 1946, soit 6,61 % des sénateurs et ce, dans l'indifférence générale. Lors de la première séance de la session ordinaire de 1946, le président d'âge, Jules Gasser prononce son allocution d'ouverture sans y faire aucune mention. La presse n'y fait guère davantage allusion, à l'exception de la presse féministe, qui adopte un ton parfois revanchard, à l'image de La Française, qui est la revue de Cécile Brunschvicg, qui fut une des trois femmes secrétaires d'État du Gouvernement Blum en 1936. On peut y lire, je cite : « Ci-gît le Sénat et maintenant les femmes votent. Juste revanche des femmes contre cette maison close qui fut, pendant longtemps, le dernier bastion de l'antiféminisme. » C'est une allusion au débat qui a lieu, en 1946, sur la fermeture des maisons closes.

A l'issue du dernier renouvellement du Sénat en septembre 2008, on compte désormais 75 femmes sur 343 sénateurs, soit 21,9 %, ce qui en fait l'assemblée la plus féminisée, car il n'y a, à l'Assemblée Nationale, que 18,5 % de femmes. Autrement dit, le Sénat serait-il devenu féministe ? Pour répondre à cette question, je vous pose une réflexion rapide en trois points, en évoquant, première la féminisation progressive du Sénat. Puis, je ferai un petit développement sur le profil sociologique des sénatrices, et enfin je terminerai sur la place des femmes dans la Haute assemblée.

La féminisation du Sénat ne fut pas continue depuis 1946, mais a suivi une chronologie en trois temps. Les femmes ont fait une entrée significative au Palais du Luxembourg à la Libération, lors des élections sénatoriales de 1946 et 1948, représentant 6,6 %, puis 4,3 % des sénateurs. Leur effectif décroît ensuite considérablement jusqu'au début des années 70, le renouvellement partiel de 1971 constituant le plus faible effectif avec seulement 4 femmes sur 283 sénateurs, soit 1,4 %. La tendance s'inverse alors progressivement, et particulièrement au début des années 90. A l'issue du renouvellement de 1998, il y avait déjà 19 sénatrices. C'est l'adoption de la loi sur la Parité en 1999, qui promeut les femmes. Ses effets sont sensibles, dès les élections sénatoriales de 2001, où l'on a dépassé les chiffres de 1946, avec 35 femmes, soit presque 11 % des sénateurs. Aujourd'hui, comme je vous l'ai dit, elles sont presque 22 %.

Cette chronologie en trois temps est conforme à celle constatée dans les autres assemblées représentatives. Si la Libération correspond à une période de forte féminisation du personnel politique, le début des années 50 voit la baisse du nombre des femmes dans toutes les assemblées, avant que les femmes ne fassent une nouvelle entrée, cette fois durable, en politique, au début des années 70. Néanmoins, on notera que la féminisation du Sénat fut plus lente que celle de l'Assemblée Nationale, car il y a déjà plus de 10 % de femmes à l'Assemblée après les élections législatives de 1997, c'est-à-dire avant la loi sur la Parité.

Cette féminisation tardive de la Haute assemblée est d'autant plus notable que les assemblées communales, départementales et régionales, qui constituent le principal vivier de recrutement des sénateurs s'étaient largement féminisées dans les années 90. Par exemple, après les élections municipales de 1995, on comptait déjà 21 % de conseillères municipales. De même, dans les conseils généraux, à l'issue du renouvellement de 1998, il y avait 25 % de femmes. Lors des renouvellements des conseils généraux de mars 1998, il y avait 8,3 % de femmes. D'autre part, les avancées dues à la loi sur la Parité ont été récemment limitées par le rétablissement du scrutin majoritaire, dans les départements élisant trois sénateurs en 2003. Or, 65 % des sénateurs renouvelés en 2008 ont été désignés au scrutin majoritaire, qui n'est pas soumis à la contrainte paritaire.

Trois générations de femmes politiques se sont ensuite succédé au Sénat. La première génération est celle issue de la guerre et de la Résistance, avec des figures emblématiques comme celles de Gilberte Pierre Brossolette, d'Eugénie Éboué-Tell ou encore de Jacqueline Thome-Patenôtre. Ensuite, il y a eu la génération des années 70 que symbolisent par exemple Brigitte Gros, Marie-Thérèse Goutmann ou encore Hélène Luc et, actuellement, la génération que j'appelle génération de la Parité, plus diversifiée que les précédentes. J'en veux pour preuve les trois femmes d'origine maghrébine, Samia Ghali, Alima Boumédiène-Thiery, Bariza Khiari qui sont entrées au Sénat en septembre 2008, alors que l'Assemblée Nationale n'en compte aucune.

Leurs profils sociologiques et politiques se sont, en revanche, peu modifiés depuis la Libération. En 1946, la majorité des sénatrices étaient des enseignantes, des avocates ou des employées. La profession des sénatrices actuelles est semblable à celle de leurs aînées. Il s'agit toujours principalement d'enseignantes, à peu près 28 % des sénatrices actuelles, d'employées et de fonctionnaires. On compte seulement 2 avocates, 5 juristes et 12 femmes qui sont cadres du privé ou qui sont chefs d'entreprise. Cela s'explique principalement par l'étiquette politique des sénatrices. Contrairement à ce qu'a dit mon collègue précédemment, je vais valoriser la gauche en disant que, depuis 1945, ce sont les partis de gauche, qui favorisent le plus la promotion politique des femmes, et les sénatrices sont majoritairement issues de leurs rangs.

Entre 1946 et 1974, il y a eu 32 femmes sénatrices, dont 15 communistes et 5 socialistes. À l'issue du renouvellement de l'automne 2008, on compte presque un peu plus de la moitié des sénatrices, 38 sur les 75 élues, qui sont inscrites dans les groupes parlementaires de gauche : 12 sont au groupe socialiste, y compris les apparentées et 12 sont inscrites au groupe CRC-SPG, qui est le groupe Communiste, Républicain, Citoyen et des Sénateurs des partis de Gauche, contre seulement 25 sénatrices inscrites au groupe de l'UMP. Le Groupe CRC-SPG est d'ailleurs le seul groupe parlementaire à être présidé par une femme, Nicole Borvo Cohen-Seat qui parlera cet après-midi, alors qu'aucune femme n'occupe cette fonction à l'Assemblée Nationale.

En réalité, plus que l'institution sénatoriale, ce sont les partis politiques qui sont responsables de la faible féminisation de la Haute assemblée. Deux exemples sont, à cet égard, éclairants. Le premier est celui de Janine Alexandre-Debray, qui a été conseiller de Paris de 1947 à 1971, vice-présidente du Conseil de Paris et qui est devenue, en février 1976, sénatrice de Paris en remplacement de Jean Legaret, décédé. Mais lors du renouvellement partiel de 1977, elle n'est pas investie par le Parti Républicain qui, disposant d'une seule place pour la liste de majorité, lui préfère Pierre-Christian Taittinger. Elle entame alors une grève de la faim de dix-neuf jours, pour obtenir le renouvellement de son mandat. Le 29 août 1977, elle écrit au secrétaire général du Parti Républicain, Jean-Pierre Soisson, une lettre que son mari a rendue publique, qui a été publiée dans le monde, précisant que, je cite « Ce n'est pas pour son combat, mais pour celui de toutes les femmes qu'elle emploie l'arme suprême des opprimés qu'est la grève de la faim. » Malgré toutes les actions entreprises, elle n'a pas été représentée, et elle a donc mis un terme à sa carrière politique.

Un autre exemple plus récent, en 1995, est celui de Françoise Seligmann, qui est victime de la même injustice. Elle siège au Palais du Luxembourg depuis 1992, également en remplacement du sénateur socialiste des Hauts-de-Seine, Robert Pontillon, mais elle n'est pas non plus investie par le parti socialiste, lors du renouvellement de 1995, parti socialiste qui lui préfère Robert Badinter. Elle a alors présenté, sans succès, une liste socialiste dissidente composée uniquement de femmes avec Françoise Gaspard, l'ancien maire de Dreux, et Yvette Roudy, l'ancien ministre des Droits de la Femme.

L'étude de la place des femmes au Palais du Luxembourg invite également à relativiser la féminisation de cette assemblée. Dès leur entrée au Sénat, les femmes occupent une place importante au Conseil de la République. Gilberte Pierre-Brossolette est, selon ses propres termes, je cite « bombardée vice-présidente du Conseil de la République » en 1946 jusqu'en 1954 ; et présida, de ce fait, de nombreuses séances, de même que Marcelle Devaud, vice-présidente du Sénat de 1946 à 1958 et qui témoigne : « Je pénétrai dans le noble Palais du Luxembourg avec beaucoup d'émotion, en pensant que ce superbe monument avait été, sous la IIIe République, l'antre d'hommes toujours misogynes et grossièrement opposés au vote des femmes. » Sans oublier, bien sûr, celle qu'Alain Poher qualifiait de « Sainte du Palais » en 1973, lorsqu'il lui remit la Croix de Chevalier de la Légion d'honneur, à savoir Marie-Hélène Cardot, qui a été sénateur des Ardennes de 1946 à 1971 et qui a été vice-présidente du Sénat pendant presque dix ans de 1959 à 1968.

Aujourd'hui, les femmes sont toujours très présentes dans le Bureau du Sénat, mais leur représentation demeure minoritaire. On compte actuellement deux femmes vice-présidentes, Monique Papon et Catherine Tasca et cinq femmes secrétaires. Elles sont également nombreuses dans les bureaux des commissions permanentes, comme vice-présidentes ou secrétaires, mais aucune femme n'a présidé de commission permanente au Sénat depuis 1948, alors que cela a été le cas à l'Assemblée Nationale où Marie-Madeleine Dienesch a présidé la commission des Affaires culturelles en 1967-1968 et Catherine Tasca celle des Lois de 1997 à 2000.

En ce qui concerne les commissions parlementaires, les femmes y sont largement cantonnées dans les secteurs traditionnels qui reproduisent la division sexuelle du travail. Au Conseil de la République, les femmes étaient majoritairement affectées aux commissions de la Famille, Santé publique, Population, à la commission de l'Éducation nationale, des Beaux-Arts, des Sports, de la Jeunesse et des Loisirs, ou alors à celle des Pensions et du Ravitaillement. Cette spécialisation des femmes dans la question sociale relative à l'enfance, la famille, la santé, le logement perdure au Sénat. L'actuelle commission des Affaires sociales est la plus féminisée des commissions permanentes avec 26 femmes sur 56 membres, de même que la commission des Affaires culturelles qui compte 17 femmes sur 56 membres. Alors que si on regarde la composition de la commission des Finances, on compte seulement 4 femmes sur 48 membres, de même que dans la commission des Affaires étrangères où on compte 9 femmes sur 56 membres.

Les domaines régaliens, finances, politique intérieure, affaires étrangères, demeurent l'apanage des hommes. Cela n'est pas propre au travail sénatorial. La répartition sexuée des commissions de l'Assemblée Nationale est semblable à celle constatée au Sénat. La politologue Mariette Sineau commente ainsi « la dimension mère, nourricière, assistante sociale de la fonction parlementaire est hypertrophiée quand celle-ci est exercée par une femme. ». On nuancera seulement, en ajoutant que cela correspond aussi à la nature des professions des femmes parlementaires et à leurs centres d'intérêt.

En conclusion, je dirai donc que si le Sénat s'est progressivement féminisé, depuis la Libération, il serait faux d'identifier féminisation et féminisme. La féminisation relative et modérée du Sénat ne signifie pas pour autant que le Palais du Luxembourg soit devenu féministe. En effet, le 20 février dernier, l'Observatoire de la parité entre les hommes et les femmes publiait un communiqué de presse intitulé « Le Sénat fait barrage à l'égalité entre les femmes et les hommes ». Qu'en est-il ? L'Assemblée Nationale avait adopté le 27 janvier dernier, en 2009, un amendement au projet de loi organique, relatif à l'application des articles 34-1, 39 et 44 de la Constitution, qui prévoyait que le dépôt d'un projet de loi devait être accompagné d'une étude d'impact évaluant les conséquences, en termes d'égalité, entre les femmes et les hommes.

Cette disposition a été rejetée par le Sénat, le 18 février, et l'Observatoire de la parité de rappeler que « Si l'égalité entre les femmes et les hommes est un principe constitutionnel, il revient au Parlement de se donner les moyens et les outils nécessaires pour faire respecter et garantir, dans les faits, cette égalité. »

C'est justement la mission de la Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes, instituée dans chacune des assemblées par la loi du 11 juillet 1999 et que préside au Sénat Mme Michèle André, à qui je cède immédiatement la parole.

(Applaudissements)

M. Jean-François SIRINELLI, professeur à l'Institut d'Études Politiques de Paris et directeur du Centre d'histoire de Sciences Po - Un double et même un triple merci, là encore pour le tour de force. Une quinzaine de minutes pour évoquer une question aussi importante, aussi centrale, un sens de la nuance que tout le monde a remarqué et, aussi, la transition que vous me fournissez de passer la parole à ma voisine de droite, en la remerciant de sa présence, en la remerciant d'avoir accepté d'être notre grand témoin. Sans plus tarder, je vous passe la parole.

Grand témoin - Mme Michèle ANDRÉ, ancienne ministre, présidente de la Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes, sénatrice du Puy-de-Dôme

Merci, Monsieur le président de séance, mes chers collègues à la tribune, mes chers collègues dans la salle, Mesdames, Messieurs. En entendant nos deux orateurs, je me disais que, finalement, ma place était considérablement originale ici, puisque je suis à la fois socialiste et femme, ce qui donnera à mon témoignage, je l'espère, la possibilité de faire comprendre tout ce qui reste à faire pour rendre vraiment égaux les femmes et les hommes.

Mon rôle de grand témoin est d'essayer de vous dire comment être une femme élue dans cette Assemblée. Quel rôle peut-on y jouer ? Quelle image se joue à l'extérieur ? Comment sommes-nous perçus, nous, les sénateurs ? Le plus souvent, le public pense à un homme âgé à la santé fragile... J'ai été vice-présidente du Sénat pendant 4 années, ouvrant la porte à Monique Papon et Catherine Tasca. Elles sont donc maintenant deux, et cela sera plus confortable que d'être seule au milieu des collègues masculins pour faire sa place. Je préside depuis quelques mois la Délégation aux Droits des Femmes et j'ai des choses intéressantes à vous dire sur cette question.

Si l'on parle du passé, j'ai été frappée par la violence, voire la bêtise des propos tenus ici au Sénat par un certain nombre de sénateurs lors des débats successifs qui ont eu lieu sur le vote des femmes entre les deux guerres. Je vais vous les épargner mais, si un jour, vous vous sentez d'humeur morose et que vous ayez besoin de distraction, je pense que vous trouverez sur le site du Sénat des perles rares. Vous aurez ainsi une idée de la difficulté du chemin. Mais faut-il s'en étonner ? Voilà presque 20 ans que j'ai quitté le ministère du Droit des Femmes mais j'ai encore ses classiques parfaitement en tête.

Nous étions, nous femmes, depuis le code Napoléon, qualifiées d'« incapables majeures ». Comment voulez-vous que des incapables majeures, tenues strictement à l'incapacité, bien que majeures, puissent progresser, dès lors qu'il y a eu tant de freins sur le parcours ? L'hostilité a certes pris un visage plus subtil. Quand elle s'exprime en face, c'est presque un bonheur, car on peut la contrer, comme au sport : il vaut mieux une franche attaque à la loyale que des allusions ou des subtilités comme on peut l'entendre encore. Certaines femmes l'ont vécu, lorsque le parti politique auquel elles appartiennent, trouve beaucoup plus intéressant de présenter un homme au prétexte que les électeurs lui feraient davantage confiance. Si l'on prend l'exemple du sénateur, élu par des élus, il est pourtant bien évident que si le parti politique présente une personnalité de la couleur politique du département, il est clair qu'il sera élu, homme ou femme. Le vrai problème, soyons simples, c'est que lorsqu'on choisi une femme pour occuper un poste d'élu, cela en fait un de moins pour un homme. C'est mécanique, il n'y a rien à ajouter.

Dans un département comme le mien, nous pouvons compter sur trois postes de sénateurs. On pourrait choisir un homme et deux femmes. Je pense que ceci n'est pas près d'arriver, donc, nous choisirons une femme et deux hommes. Au vu de la sensibilité de mes terres socialistes, on peut considérer qu'il était intéressant pour mon parti de me présenter. En 2001, j'étais moi-même une notable, j'étais en effet élue à Clermont-Ferrand, adjointe dans un poste original qui était le sport. J'ai bénéficié jeune d'une importante notoriété, appuyée également sur mon expérience professionnelle. J'étais une notable enfin, du fait de mon expérience de ministre, certes au Droit des femmes...cela crée une originalité, donc un attrait pour la presse, et cela offre quelques espaces pour exprimer ses convictions. Au fond, le profil de sénateur est un profil de notable. Les collègues masculins le savent bien, puisque, eux-mêmes désignent et choisissent des notables. J'étais des leurs, ils ont donc su utiliser intelligemment ces atouts.

Notre oratrice a bien indiqué l'intérêt d'arriver à la politique grâce aux lois tendant à garantir l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux - les « lois parité » -, et ce choix est loin d'être négligeable pour ce qui nous intéresse ici. Cette loi et le choix du scrutin proportionnel conjugués ont permis une émergence importante des femmes au Sénat. Même si avec une proportion de 22 % nous sommes loin de l'idéal. Je pense qu'il faut continuer dans ce sens. La loi Parité avait un objectif : elle était simple et immédiate. En cas de non application le seul recours est la sanction financière sur les partis politiques lorsqu'ils ne désignent pas suffisamment de candidates aux postes de députés. Aujourd'hui ces pénalités sont lourdes, mais, comme je l'ai fait remarquer en ma qualité de commissaire des finances, lors de la loi de finances 2009, les partis politiques ordinairement attentifs à ces problèmes d'argent semblent vivre ces pénalités sans douleur, on pourrait même penser qu'elles n'existent pas.

Personne ne les voit, personne ne s'en étonne, et tout le monde « finasse » en attribuant naturellement les bons postes aux hommes, les mauvais aux femmes. Le parti d'en face fait de même, le parti socialiste a certes moins de pénalités que l'UMP, mais l'exercice paraît satisfaisant pour les dirigeants des partis. C'est comme en photographie, vous avez une photo et un négatif. Vous faites l'exercice comme cela, vous êtes sûrs du résultat. Les partis ont moins d'argent, mais ils semblent s'en accommoder, ce n'est visiblement pas très douloureux, cela fait parti du rituel, du prix à payer au sens propre du terme...

Quand on est optimiste, on le prend normalement en cherchant à faire bouger les lignes. Mais lorsque l'on voit avancer les autres grandes démocraties, d'une manière beaucoup plus moderne, plus simple et plus rapide, on ne manque pas de s'inquiéter. On se dit : « Les hommes sont-ils plus attachés aux traditions et au pouvoir en France qu'ailleurs ? ». D'évidence, la réponse est « oui ». Il faut le reconnaître : « oui ». Pourquoi ? Le schéma du salaire d'appoint pour les femmes, correspondant à un travail d'appoint, a imprégné les mentalités. Il m'arrive de penser que cette idée est encore dans certaines têtes qui regrettent le temps d'avant.... Il ne faut pas s'étonner dès lors que les hommes, dans les partis politiques, n'aient installé les femmes comme « variables d'ajustement ». On a besoin des femmes, on en prend, on n'en a plus besoin, on les met sur le côté sous différents prétextes. « Voilà, c'est vrai que tu as déjà fait un mandat, mais bon on ne peut pas faire autrement, c'est bien embêtant ! » Ou bien : « Pour la notoriété, on aurait besoin de quelqu'un d'autre » , etc.

C'est cela le problème, et il persiste. Je le dis ici, devant mes collègues et un public qui s'intéresse à ces questions : cette situation est absolument anormale. Le véritable problème réside dans nos partis politiques, leur capacité à rester en phase avec la population, leur difficulté à évoluer au même rythme qu'elle.

Alors, y a-t-il un remède ? Une espérance ? Certainement. Particulièrement si on regarde le chemin parcouru, et le fait que nous n'avons le droit de vote que depuis un peu plus de soixante ans. Nous avons maintenant la maturité politique, la capacité à nous organiser, à nous battre. Seulement, nous ne pouvons pas nous contenter de lutter chacune de notre côté, car nous appartenons à des partis différents et risquerions de nous retrouver décalées. La délégation que je préside est donc un espace d'échanges pertinent sur la nature des problèmes des femmes, de leur prise en compte parfois d'analyse féministe qui nous manque encore grandement.

En effet, il ne suffit pas d'être une femme, il faut avoir une conscience de ce que cela veut dire, et de pourquoi nous en sommes là. Certaines d'entre nous l'ont, d'autres beaucoup moins, et certaines de nos collègues, même, n'ont pas complètement intégré la totalité des problèmes qui nous concernent, assimilés autrefois à des « histoires de bonnes femmes ». Sous ce sigle on peut voir les questions autour de la maternité, de la dignité, de l'IVG, la contraception, etc... Concernant la loi Parité qui a été critiquée si sévèrement, je prétends que, dans vingt ans les hommes nous remercieront de cette initiative parce qu'elle pourra les protéger. Je crois en effet qu'il y a encore quelques années d'efforts devant nous pour atteindre les objectifs d'autonomie économique de dignité, de citoyenneté. C'est à portée de vue. Au scrutin proportionnel dans les espaces que sont les conseils municipaux des grandes villes, les Régions, les Européennes, également, nous avons progressé. Mais il est vrai que la contamination sur les conseils généraux est lente, très lente. Je peux vous le dire car je siège dans un conseil général depuis longtemps, mais je suis une élue urbaine et c'est du côté des urbains qu'est venu le progrès. Les conseils généraux sont condamnés à évoluer très vite sous peine d'être totalement décalés.

Je me souviens d'une réunion de travail avec le président Mitterrand en 1990, il me recevait pour faire le point sur mes dossiers, comme il le faisait couramment avec ses ministres. Je me souviens de cette phrase et je me la remémore de temps en temps, surtout dans les moments de découragement : « Vous savez, moi, je ne le verrai pas, je ne serai plus de ce monde, mais vous, à deux générations, vous verrez la vraie égalité des hommes et des femmes dans la vie politique et citoyenne, à condition de ne jamais changer de cap » . Deux générations, cela représente 40 à 50 ans. L'objectif, c'est donc 2030. Je prétends que nous sommes en mesure de tenir ce défi.

Du volontarisme, une loi Parité, la proportionnelle. Je compte bien remettre en débat, ici au Sénat, pour ramener le scrutin à la proportionnelle à partir de trois sièges. Je ne garde pas un grand souvenir juridique de la démonstration qu'avait tenté de nous faire, il y a quelques années, notre collègue Patrice Gélard, qui avait argumenté dans le sens contraire. Nous avons eu la preuve que des sénateurs implantés, étaient près à se faire exclure de leur parti politique pour garder un siège plutôt que d'être inclus sur une liste proportionnelle paritaire harmonieuse. Il y a fort à craindre qu'une diminution du nombre de femmes sénateurs soit à prévoir si l'on ne revient pas au scrutin proportionnel à partir de trois sièges ici au Sénat.

Je pense qu'il faut aller dans ce sens, entre volontarisme et effet mécanique de la loi. Mais je le dis ici, les femmes françaises ne laisseront jamais reprendre l'espace acquis, je le dis ici, jamais. Ni dans l'activité professionnelle, ni dans la dignité, ni dans le droit à la contraception, à l'interruption volontaire de grossesse, jamais les femmes de France ne se laisseront reprendre le capital d'égalité qu'elles ont conquis pour elles-mêmes et pour leurs filles. Dans ce contexte, en 2030, 2035, ce sera encore dans ma visibilité humaine, j'espère que nous pourrons constater que la loi aura produit ses effets. Il me semble qu'à cette tribune, nous pourrons alors évoquer d'autres sujets, même si celui-ci est passionnant. Merci de votre attention.

(Applaudissements)

M. Jean-François SIRINELLI, professeur à l'Institut d'Études Politiques de Paris et directeur du Centre d'histoire de Sciences Po - Un très grand merci, Madame la ministre, j'exprime là un avis que j'imagine général. Un très grand merci pour ces réflexions, ce témoignage. En même temps, pour nous historiens et juristes, c'est extrêmement précieux, sachez-le, et ce capital d'égalité, vous ne l'avez pas d'ailleurs mis en oeuvre jusqu'au bout, puisque vous n'avez même pas parlé cinq minutes et je vous en remercie en tant que chef de gare, puisque cela me laisse du temps.

Mme Michèle ANDRÉ, ancienne ministre, présidente de la Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes, sénatrice du Puy-de-Dôme - C'était un témoignage sincère énoncé ici, en toute simplicité.

M. Jean-François SIRINELLI, professeur à l'Institut d'Études Politiques de Paris et directeur du Centre d'histoire de Sciences Po - Je l'ai ressenti comme tel, soyez-en chaleureusement remerciée.

Jean Garrigues évoquait, en commençant le renouveau historien, qui marque la production scientifique sur le Sénat, et signalait que notre collègue Paul Smith, avec ses travaux récents, même s'ils ne sont pas encore traduits, était l'un des artisans, si ce n'est l'artisan principal de ce renouveau historien. J'ai plaisir, en fin de matinée, à lui passer la parole. Cher collègue, vous avez la parole.

Le défi institutionnel : du Conseil de la République à la réforme Balladur - M. Paul SMITH, professeur à l'Université de Nottingham

Merci Monsieur le président, je voulais commencer avec un commentaire, ayant entendu l'intervention précédente, à propos des gauches et le Sénat, et aussi le rôle ou la position des femmes au Sénat. Le Conseil de la République en 1948 avait déjà deux femmes vice-présidentes et un homme noir à la présidence. Donc, la Haute assemblée a un certain record dans ce domaine.

Quand on m'a invité, il y a quelques mois à participer à ce colloque, on m'a demandé de faire une intervention sur le Sénat, du Conseil de la République à la commission Balladur. J'ai demandé : « Laquelle parmi les commissions Balladur ? » On m'a répondu : « La première. » J'ai dit : « Tant mieux », car cela écourte énormément la période à parcourir. Je vais revenir, quand même, à la Commission Balladur 2 à la fin de mon intervention, sans trop retarder, j'espère, notre départ pour le déjeuner.

Quand on m'a invité aussi, j'étais en train de finir un manuscrit, encore un livre sur le Sénat concernant uniquement la Ve République. Je lisais, donc, le discours de programmation du président Larcher, du 14 octobre 2008. En conclusion, le président s'exprime ainsi : « Avec vous, je ne veux plus que, dans trois ans, il soit possible de poser la question : À quoi sert le Sénat ? »

N'en déplaise à notre estimable hôte, j'ai des doutes, je doute que d'ici 2011 les gens ne vont plus se poser la question du rôle de la Haute assemblée. Dans mon intervention, aujourd'hui, je vais aborder la question du défi institutionnel sur deux thèmes. Le premier thème est cette idée de justification. C'est un défi constant. Deuxièmement, je veux juste parler de certains moments-clés, où la Haute assemblée a dû faire face un défi conjoncturel, si je peux m'exprimer ainsi.

Quand j'ai lu le discours du président Larcher, j'étais en train de rédiger pour mes lecteurs anglais une liste de ce que Pierre Mazet appelait « les structures structurantes ». Il y a un essai très intéressant de Mazet, où il parle du sénateur et montre comment les sénateurs sont obligés, à la différence des députés, de se justifier constamment et comment ils le font. Cette justification passe par une série d'idées sur le travail des sénateurs et du rôle de l'institution. On a déjà entendu parler du travail du Sénat, de la précision du travail dans les commissions, etc. On parle aujourd'hui de la Chambre de la décentralisation ou des collectivités territoriales. On peut débattre sur cette expression mais n'est-ce pas là la rédaction des nos jours de la strophe de Gambetta, qui invoquait « le Grand Conseil des communes de France », ce qui me fait penser à une petite phrase de Jean Mastias, auteur d'une thèse magistral sur le Sénat en 1980, où il écrit que même si ce n'est pas vrai, on ne peut lire vingt pages du Journal Officiel sans tomber sur un sénateur ou un autre qui va, quand même, invoquer la vocation territoriale de la Haute assemblée. Je peux citer d'autres exemples des ces « structures structurantes », mais pour en revenir au départ, j'ai été frappé de lire dans l'allocution de programmation du président Larcher la plus belle et la plus concise exposition de la thèse de Pierre Mazet que je n'ai jamais lu.

Mazet écrit ainsi : « La place et le rôle du Sénat ont fait et font toujours l'objet d'une négociation et d'une accusation. » Là, on est toujours en présence de deux liturgies : une liturgie sénatophobe et une liturgie sénatophile. Quand il s'agit du Sénat, il y a rarement de position neutre. « Suspectée de conservatisme, critiquée pour les défauts de sa représentativité la chambre Haute doit en permanence justifier sa légitimité au sein des institutions ». C'est donc un travail de légitimation perpétuelle, que tout sénateur ou toute sénatrice est obligé d'aborder, en quelque sorte, pour justifier son existence, et le défi de légitimité et de représentativité et c'est un travail limité aux membres de la Haute assemblée. Sauf que, on l'a vu, récemment, avec la révision constitutionnelle de juillet 2008 et le débat sur le redécoupage de la carte électorale à l'Assemblée Nationale, que l'on peut aussi franchement poser la question sur la représentativité des députés.

La question « A quoi sert l'Assemblée Nationale ? » est rarement posée. On peut peut-être la poser maintenant. Mes collègues vont peut-être en discuter cet après-midi, lorsqu'on parlera de l'équilibre entre l'hyperprésidentialisme et ce qu'Alain Badiou a appelé le « fétichisme parlementaire ». J'hésite à citer le nom de ce monsieur dans cette enceinte, mais voilà.

Les « structures structurantes » citées par Pierre Mazet s'orientent sur deux axes, il me semble. Je vais me concentrer sur l'axe horizontal, c'est-à-dire la position du Sénat vis-à-vis de la présidence de la République et de l'Assemblée Nationale. Je ne vais pas parler du tout du Conseil constitutionnel, car Xavier Philippe en parlera cet après-midi. J'aurais pu aborder la question verticale aussi, mais j'estime que c'est trop large comme intervention et, de toute façon, Jean-Pierre Duprat va être abordé ce sujet aussi cet après midi dans le contexte du Sénat et des collectivités locales.

Je reviens toujours à une petite phrase écrite par Yves Weber. Je m'adresse surtout aux étudiants en histoire politique ou en droit constitutionnel. L'article d'Yves Weber, « Le bicaméralisme en crise », publié en 1972, reste incontournable. Pour Weber, toute Haute assemblée, toute seconde chambre est le reflet des structures d'une culture politique donnée dans ses profondeurs. C'est toujours la manifestation de quelque chose de particulier. Or, le Sénat français est le reflet du rôle extraordinaire et la place occupée dans le paysage politique - réel ou imaginé - par les collectivités territoriales. Le Sénat ne peut exister tel quel, sans les élus locaux. On aurait pu, à certains moments, dans l'histoire constitutionnelle, choisir d'autres chemins, d'autres solutions à la question bicamérale, mais enfin, on a choisi de restaurer le Sénat, chaque fois, plus ou moins tel qu'il a été conçu par les pères fondateurs : c'est chargé comme expression, mais je crois qu'en 1870, ce n'est pas inapproprié.

Il y a là cette idée de structures structurantes. Il y a aussi, je m'adresse aussi aux jeunes étudiants, cette question de moments-clés dans l'évolution du Conseil de la République et du Sénat depuis 1948, que je vais aborder très rapidement dans le temps qui me reste.

Il y a déjà la période 1946-1958, ce que le Président Monnerville, en 1969, a qualifié de « remontée continue ». Il y a un livre très intéressant de Jean-Éric Callon, un catalogue raisonné sur les projets constitutionnels de la Résistance, où il souligne que, dans la plupart des projets rassemblés, le Parlement est bicaméral. Vincent Boyer a évoqué, tout à l'heure, le cas de Vincent Auriol, qui parle même d'une deuxième assemblée plus ou moins corporatiste, basée sur les régions, les conseils régionaux, etc, ce qui n'est pas très loin des projets du MRP, de Jules Jeanneney ou plus tard de de Gaulle. La plupart constitutionalistes de la Résistance sont bicaméristes, sauf bien sûr les communistes et certains socialistes, dont André Philip, qui a une influence extrêmement forte au début du moment constitutionnel de 1946, mais non pas à la fin.

J'insère ici une petite parenthèse. Ce qui est intéressant pour moi, quand je survole l'histoire constitutionnelle française, c'est qu'en 1946, on parle de l'Assemblée Nationale et du Conseil de la République. Tout est là dans les titres, parce que sous la IIIe République, l'Assemblée Nationale est la Chambre des Députés et le Sénat réunis. En 1945-1946, on supprime le Sénat, on rétablit l'Assemblée Nationale, une assemblée unique. Après, parce que le peuple français va dire non, va rejeter la première rédaction de la Constitution de 1946, on est obligé d'ajouter une deuxième chambre. Ce qui est intéressant aussi, c'est que la forme de ce Conseil de la République, c'est plutôt le projet socialiste d'un Conseil de l'Union française. On va prendre le titre proposé par le MRP, mais c'est plutôt un projet socialiste, à la base et on va juste y ajouter certaines prérogatives (mais pas les moindres) exigées par les démocrates-chrétiens.

En 1946, c'est une lutte pour l'existence. Une fois créé, pourtant, le Conseil de la République va très vite trouver sa place, va devenir de plus en plus important. Jean Garrigues ne parlait pas vraiment de la popularité du Sénat sous la IIIe République, tout à l'heure, mais de l'impopularité de la Chambre des Députés. C'est pareil en 1958. Au référendum et encore aux législatives de 1958, le peuple français condamne l'Assemblée Nationale élue en 1956. Il reste peut-être indifférent, mais de toute façon, les sénateurs ne sont pas sanctionnés de la même manière. C'est pourquoi, en quelque sorte après le retour du Général de Gaulle, au Sénat entièrement réélu, ce sont plus ou moins les mêmes hommes, et quelques femmes qui se trouvent au Palais du Luxembourg.

Parfois on parle de l'avènement de la Ve République comme la restauration sénatoriale. Le doyen Prélot parlait même d' « une République sénatoriale ». Comment peut-on parler de cette manière ? Le Sénat prend sa place à côté d'un président de la République élu par les notables, vous le savez très bien. C'est une République des notables, qui est créée en 1958 par Michel Debré et Charles de Gaulle. Pourquoi ? Parce qu'ils s'attendaient à ce que les notables allaient se rallier à cette nouvelle République. Ils avaient tort. On a trop tendance à voir en de Gaulle et Debré, en 1958, ce que j'appellerai, ce qui est peut-être un anglicisme, « les maîtres des marionnettes ». Ce n'est pas du tout vrai. Le 13 mai 1958, suite à l'investiture du gouvernement de Pierre Pflimlin à Paris, Jacques Chaban-Delmas a dit à Jacques Soustelle, qu'il pensait que le retour du Général n'aurait pas lieu.

Debré et de Gaulle comptaient sur les notables, mais les notables ne se sont pas au rendez-vous, d'où la crise pendant dix ans, crise réglementaire, crise présidentielle entre de Gaulle et Monnerville, mais aussi Georges Pompidou, après le discours prononcé par Monnerville en septembre 1962 où il a accusé l'exécutif de « forfaiture ». Où a-t-il prononcé ce discours ? À Vichy. C'est un petit peu sensible, quand même. Et enfin, en 1969, c'est la crise référendaire.

Les Français ont voté non, ils ont sauvé le Sénat. On dit souvent qu'ils n'ont pas voté « Non » pour sauver le Sénat, mais plutôt pour se débarrasser du Général. Je crois que ceux qui ont vraiment décidé le référendum, ce sont les électeurs du Centre évoqués ce matin par Jean Garrigues, ceux qui ont voté Lecanuet au premier tour en 1965, qui ont voté pour les centristes en 1967, qui ont eu peur en 1968 et ont donc voté pour l'ordre. En 1969, ils voient qu'il y a un gaullisme après de Gaulle, ils sont contre l'idée de la suppression du Sénat ou siègent les élus centristes et ils ont peur de la Assemblée Nationale introuvable élue en juin 1968. C'est un moment-clé, mais pour moi, ce n'est pas le moment-clé, il y en a d'autres que je vais signaler très vite.

De Gaulle est battu, mais son successeur est Pompidou et non pas Alain Poher. Si les électeurs du Centre ont sauvé la Haute assemblée, ils ne vont pas quand même jusqu'à élire son président à l'Elysée. Les années Pompidou se sont caractérisées par une «normalisation» des relations entre le Sénat et le gouvernement. En 1974, l'élection de Valéry Giscard d'Estaing marque l'avènement d'un Président de la République qui va trouver sa majorité au Sénat autant qu'à l'Assemblée. Pour certains «sénatorialistes», c'est l'âge d'or du Sénat, pour d'autres, c'est le moment ou le Sénat tombe dans le piège de la bipolarisation, un piège en cristal dont la fragilité sera cruellement soulignée dès 1981.

On ne peut parler du défi institutionnel du Sénat, sans réfléchir sur le fait que cela a été aussi un défi politique. Je suis tout à fait d'accord avec Charles Pasqua, ce qui est rare, quand il a dit qu'il ne fallait pas oublier que le Sénat est une assemblée politique et c'est lui, élu sénateur en 1977, en même temps qu'un certain Christian Poncelet, qui a compris l'importance du Sénat. Une petite phrase dans ses mémoires politiques ne laisse pas de doute : « Le Sénat est une redoutable machine de guerre » écria-t-il trente ans après son arrivée, pour la première fois, au Luxembourg. Les années 80, c'est, entre autres, M. Pasqua, qui est un acteur dans cette transformation. On parle même de la « RPR-isation » du Sénat. Les années 80 sont un tournant, mais pas forcément pour les raisons que l'on peut imaginer.

Ce qui est le plus important, pour moi, dans les années 80 ; ce sont les réformes Deferre, non pas parce que la majorité sénatoriale est pour, au contraire, mais parce que les réformes Deferre, la décentralisation et ce qu'on appelait à l'époque la déconcentration, va donner à une nébuleuse de sénateurs rénovateurs, vers la fin des années 80, des arguments, une justification du rôle du Sénat. Vous savez très bien, cela va aboutir, en 2003, à une révision constitutionnelle, où la primauté du Sénat, dans ce domaine, est formellement reconnue. Il y a un livre absolument incontournable à ce sujet, écrit par Alain Delcamp, qui est lui-même témoin et en quelque sorte acteur dans ce processus et publié en 1991, où il parle du Sénat et de la décentralisation. On peut y piocher pour voir comment certains sénateurs (Christian Poncelet, Jean François-Poncet, Jacques Larché, Jean Arthuis, un certain Gérard Larcher entre autres) commençait à repenser leur rôle et, surtout, celui de leur assemblée.

Les autres moments-clés sont, pour moi, la dissolution ratée de 1997, parce que le Sénat se trouve en cohabitation et dans une situation complètement inouïe. On dit souvent que la Constitution de la Ve République n'est pas conçue pour la cohabitation. Erreur, elle est conçue précisément pour la cohabitation. En 1958, Debré et de Gaulle comptaient gouverner avec une majorité, une assemblée de centre-gauche.

On peut mettre en avant les autres cohabitations. On peut les discuter ailleurs, mais enfin, c'est le rôle du Sénat, avec son nouveau président, le président Poncelet, à partir de 1998, qui est là pour soutenir le président Chirac, le prisonnier de l'Élysée. On a dit que l'élection de Poncelet en septembre 1998 est le soleil d'Austerlitz. Il ne faut pas exagérer, mais cela n'empêche que le soutien de la majorité sénatoriale, même si il n'est pas toujours facilement obtenu, va mener à la réforme de 2003. Cela va mener plus tard à la nomination, pour la première fois depuis celle de Michel Debré en 1958, d'un sénateur à Matignon.

Depuis 2002, combien de premiers ministres sont issus de l'Assemblée Nationale ? Zéro. Deux premiers ministres sur trois... M. Fillon, ce n'est pas le même genre de sénateur que M. Raffarin, vous comprenez bien. Mais, depuis la nomination de M. Fillon, et lorsque la presse politique évoque ses différends avec le Président Sarkozy, on parlait même de Gérard Larcher, comme possible futur Premier ministre, avant son élection à la présidence de la Haute assemblée. Cela signifie qu'aujourd'hui, les sénateurs ou sénatrices sont aussi premier-ministrables que les député(e)s. Ce n'est pas négligeable.

Voilà les moments-clés de défis institutionnels, mais cela va continuer, cela ne va pas s'arrêter là, parce que « La mise en question du bicamérisme n'est pas récente, elle est même traditionnelle. » Ce qui va être intéressant par contre, dans un très proche avenir et qui va mettre à l'épreuve les structures structurantes, ce sont les conclusions de la Commission Balladur II, celles de la commission sénatoriale et le texte gouvernemental pour réformer le «millefeuille» territorial.

J'attends, avec impatience, comme vous, Messieurs, Mesdames, ce qu'un journaliste a qualifié d' « un rude moment de virilité entre le gouvernement et le Sénat » , à propos de la réforme des collectivités territoriales qui va bientôt avoir lieu. Merci.

(Applaudissements)

M. Jean-François SIRINELLI, professeur à l'Institut d'Études Politiques de Paris et directeur du Centre d'histoire de Sciences Po - Un très grand merci à Paul Smith pour cette forte réflexion, nourrie à la fois de son travail et de sa culture d'historien, mais aussi de l'observation de notre vie politique contemporaine. Vous nous avez fourni, en même temps, une transition vers le Sénat de cet après-midi, vers le Sénat d'aujourd'hui.

Compte tenu de la qualité de tous les exposés que nous avons entendus, nous sommes un peu frustrés de ne pas avoir des questions à vous poser à tous, mais cela n'est pas possible, pour les raisons que j'évoquais en commençant. N'hésitez pas, dans la salle si, cet après-midi, vous souhaitez revenir sur tel ou tel aspect, le programme de cet après-midi s'y prêtera à coup sûr. Je crois être le porte-parole de tous ici dans la salle pour remercier, en votre nom à tous, les oratrices et orateurs, pour la qualité des exposés et des interventions que nous avons entendus. Un grand merci à vous quatre.

La séance est close à 12 heures 25.

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