Actes du colloque Vive la Loi


Loi, science et environnement

M. Jacques TESTART, Directeur de recherche, INSERM

M. Jean-Paul DELEVOYE

Après ce balayage complet de plusieurs facettes de l'individu par rapport à la loi, nous abordons maintenant un sujet qui fait débat. Je suis ainsi ravi de céder la parole à M. Jacques Testart, dont chacun sait qu'il a été le père scientifique du bébé-éprouvette et dont chacun connaît également le combat personnel en matière de bioéthique.

Il tente ainsi de réfléchir à la tension qui se durcit entre une société qui voit les limites de ses connaissances reculer, mais qui se rapproche également des limites de l'intolérable pour l'être humain. On constate en effet que plus la science est porteuse d'incertitudes, plus les individus recherchent dans le cadre politique la sécurisation de leur avenir. Il nous faut donc parvenir à concilier ce cruel paradoxe qui frappe notre société moderne, à un moment où le progrès accélère.

M. Jacques TESTART

Mon témoignage porte sur les lois de bioéthique.

I. Les enjeux de l'assistance médicale à la procréation

Lorsque, à l'issue de nombreux rapports, les praticiens ont su qu'une loi sur l'assistance médicale à la procréation (AMP) était sur le point d'être adoptée, ils se sont montrés inquiets, voire indignés, considérant que leur qualité de médecin devait suffire à certifier la qualité de leurs actes. Ils oubliaient toutefois que si la question de l'AMP était largement relayée par les médias, c'est qu'elle touchait également à la sexualité, à la filiation, à la manipulation de la vie et non uniquement à l'état sanitaire de quelques personnes.

Depuis l'entrée en vigueur de la loi, en 1994, les professionnels se déclarent toutefois globalement satisfaits, d'une part, parce que l'AMP a quitté la sphère de l'actualité à scandale, d'autre part, parce que leur activité a finalement été peu entravée.

Il faut ainsi souligner que l'ambiguïté de telles lois-cadres, qui autorisent une souplesse d'interprétation aux praticiens, permettent des évolutions à court terme, tout en ayant recours à des concepts flous, notamment ceux qui sont au coeur de la problématique de la loi.

La loi stipule, par exemple, que la stérilité du couple prétendant à l'AMP doit être « vérifiée ». Or les bilans présentés au ministère indiquent que dans 20 % des cas, les couples présentent une stérilité idiopathique, ce qui signifie que la cause ne peut être expliquée et qu'elle n'est donc pas vérifiable.

Il est par ailleurs prévu que l'AMP soit réservée « aux couples en âge de procréer ». Au moment où la loi était rédigée, il allait peut-être de soi que les couples devaient être formés d'un homme et d'une femme : aujourd'hui, la réponse est peut-être moins évidente. De plus, si l'âge limite de procréation est, d'un point de vue physiologique, de 50 ans pour la femme, il n'est théoriquement enserré dans aucune limite pour l'homme. Or, en pratique, certains centres d'AMP limitent le recours à l'assistance à la procréation à 38 ou 40 ans pour les femmes et à 45 ou 50 ans pour les hommes. Le but sous-jacent est de garantir un taux de succès élevé, en particulier en fonction de l'âge des femmes et d'éviter d'augmenter le risque génétique pour l'enfant. Dans ce cas, la loi permet ainsi aux praticiens d'opposer une restriction à la demande, par ailleurs légitime, des patients. Il est en effet légitime pour une femme de demander à pouvoir avoir un enfant à 43 ans.

Globalement, la loi française assure malgré tout une meilleure régulation de l'AMP que dans d'autres pays. C'est en effet en France que cette activité médicale est la mieux encadrée, dans la mesure où tous les praticiens (gynécologues, andrologues, biologistes, etc.) doivent demander une autorisation spécifique pour pratiquer leurs actes, les équipements doivent être vérifiés par le ministère de la Santé, la complémentarité entre les professionnels est rendue indispensable, tandis que les résultats doivent être fournis au ministère chaque année - même s'ils ne sont jamais exploités par l'administration, faute de moyens ou de courage politique.

Depuis une quinzaine d'années, certains poussent à l'élaboration d'une loi européenne, voire mondiale, sur l'AMP, afin de faire face au défi du « tourisme procréatif » des patients et du « tourisme scientifique » des chercheurs. Les normes européennes font en effet défaut en matière de procréation artificielle. S'il existe toutefois un risque d'alignement sur la législation des pays les plus laxistes (Grande-Bretagne, Belgique, Espagne), il existe aussi un danger à trop attendre, car avec le temps, les divergences de position entre les pays européens risquent de se creuser. Il y a donc urgence à unifier les pratiques, au moins au sein de l'Union européenne.

La loi française de 1994 devait, quant à elle, être révisée au bout de cinq ans. Or dix ans après, il n'en est toujours rien, ce qui n'est pas sans conséquences, notamment sur le problème des embryons congelés. La loi stipulait que les embryons congelés avant 1994 pouvaient être éliminés, à la demande des patients, au bout de cinq ans. Quant aux embryons congelés après la promulgation de la loi, leur sort devait être réglé par la révision législative à venir. A l'heure actuelle, les patients concernés sont donc dans l'impossibilité de demander légalement la destruction des embryons qu'ils ne souhaitent plus conserver. Les biologistes, qui sont réunis au sein d'une association (BLEFCO), ont donc pris l'initiative d'étendre les effets de la loi prévus pour les embryons congelés avant 1994 et en ont informé le ministère. Dans certaines situations, les praticiens se trouvent ainsi dans l'obligation de présumer le devenir de la loi.

Les discussions qui entourent l'élaboration de la nouvelle loi prévoient par ailleurs d'inclure de nouvelles pratiques, qui sont tout à fait discutables, pour la seule raison qu'elles ont déjà cours dans d'autres pays et qu'il s'agit de rester compétitif face aux Etats-Unis ou à d'autres pays européens. Il s'agit, par exemple, de la recherche sur l'embryon. Or la Grande-Bretagne autorise ces recherches depuis 1990. Elle autorise même depuis cette date la création d'embryons spécifiquement destinés à ces recherches. En quatorze ans, elles n'ont pourtant permis d'aboutir à aucun apport significatif dans le domaine des connaissances sur l'embryon humain. Il est également question de clonage thérapeutique. Là encore, si la technologie paraît séduisante, elle n'a pas encore fait la démonstration de sa faisabilité chez l'animal. Il paraît donc prématuré de mener une expérimentation sur l'homme, avant d'être capable de la réussir sur la souris, par exemple.

Enfin, on parle de « bébé médicament ». Cette technique consiste à donner naissance à un enfant, qui est le frère ou la soeur d'un enfant malade, dans le but de prélever des cellules sur le cadet, susceptibles de guérir la pathologie de l'aîné. Si la justification médicale est incontestable, cette pratique reviendrait à modifier en profondeur les finalités mêmes de la conception - fabriquera-t-on un enfant ou un médicament ? - et ce, au nom de cas certes douloureux, mais rarissimes.

L'évolution la plus dangereuse de la loi sur ces techniques est ainsi de développer des argumentations casuistiques, qui bénéficient du flou des définitions et des principes. Le danger pourrait être encore plus grand en matière de diagnostic préimplantatoire. Pour le moment, il est le mieux codifié en France par rapport au reste du monde, mais si on l'appliquait au cas par cas, il pourrait conduire à des effets littéralement eugéniques, du fait des progrès dans la détection génétique et dans les techniques de multiplication et de triage des embryons produits par un même couple. Il est en effet évident que si les indications médicales du DPI sont diverses, l'image du bébé idéal est la même pour tous les couples.

II. Les enjeux de la technoscience

La recherche n'est pas une activité exhaustive. Elle vise à atteindre certains objectifs, sur la base de choix thématiques, qui, s'ils sont effectués par les chercheurs eux-mêmes, sont souvent guidés par des groupes industriels ou des responsables politiques. La recherche a donc une finalité utilitaire ou commerciale, plus que cognitive.

Si la recherche n'est pas neutre, mais menée avec l'argent des citoyens et à leurs risques, la loi se doit d'intervenir pour définir et instituer des procédures de participation de la population aux choix scientifiques et technologiques. Il peut s'agir des forums hybrides existants, plus particulièrement des conférences de citoyens, qui consistent à interroger un échantillon de la population d'une quinzaine de personnes, après les avoir formées pendant plusieurs mois. L'avis recueilli en fin de processus constitue dès lors une opinion éclairée, dont on peut estimer qu'elle est représentative de l'ensemble de la population.

Jusqu'à présent, deux conférences de citoyens ont été organisées : l'une en 1998 sur les OGM, l'autre en 2003 sur les problèmes de changement climatique. Même s'il n'est pas question pour le législateur de ratifier l'avis exprimé par les citoyens, il est regrettable que ces conférences n'aient jamais été suivies d'effet. Elles n'ont en particulier suscité aucun débat parlementaire, alors même que la conférence sur les OGM avait, quant à elle, été organisée par l'Office parlementaire des choix scientifiques et technologiques lui-même.

Se pose par ailleurs le problème du statut des « lanceurs d'alerte ». Il s'agit de personnes, qui - par leur profession, le plus souvent, mais pas uniquement - constatent un danger potentiel et le font savoir. En règle générale, cette alerte les amène à perdre leur emploi ou, en tout cas, à rencontrer de graves problèmes au sein de leur profession. Le législateur devrait donc veiller à organiser la protection de ces citoyens vigilants, bien entendu à vérifier le danger pointé du doigt et à mettre en oeuvre le principe de précaution.

L'introduction du principe de précaution au sein de la Constitution, par le biais de la Charte sur l'environnement, fait par ailleurs débat. Des résistances se font jour, de la part d'industriels, de patrons, voire de scientifiques impliqués dans la production de technosciences, qui craignent que le principe de précaution soit un frein à ce qu'ils veulent appeler le « progrès » ou à la compétition internationale. Dans le Monde daté du 25 mai 2004, l'éditorial prend nettement position contre l'inscription du principe de précaution - qu'il appelle « principe de frilosité » - dans la Constitution, arguant du fait que d'autres pratiques inscrites dans la loi ne sont pas réellement encadrées. Cette démarche serait donc inutile, voire dangereuse. Je considère, pour ma part, qu'une Charte de l'environnement sans principe de précaution constituerait une négligence dramatique vis-à-vis de risques graves et irréversibles. De surcroît, le principe de précaution est déjà la version édulcorée du principe de responsabilité, énoncé par le philosophe Hans Jonas dans les années 70. Il interroge ainsi davantage les bonnes pratiques que la signification de nos actes pour la civilisation. Sa suppression me paraît donc inquiétante.

D'une manière générale, la technoscience cherche à faire reculer le droit à son profit. Un ancien ministre de la Recherche a même évoqué les « intérêts propres » de la science, ce qui laisse suppose qu'il s'agit d'une entité autonome. Or si la technoscience ne se considère pas au service du public, elle risque fort de s'imposer à la population - qu'il s'agisse d'assistance à la procréation, d'OGM ou d'industrie du nucléaire. La loi doit donc dire et imposer le droit des citoyens, qui doit être plus fort que le droit des lobbies. Que vive la loi, pour que vive la démocratie !

M. Jean-Paul DELEVOYE

Je crains que la fécondité des orateurs ne stérilise le débat que nous avions envisagé. Avant de laisser le sénateur Pierre Fauchon conclure, je souhaite saluer la qualité des différentes interventions.

Du fait du relatif flou entourant les normes et les définitions, qu'a évoqué M. Testart, il apparaît que de la manière dont l'opinion définira un embryon vivant découlera une série de normes législatives et de pratiques scientifiques. C'est également le problème que soulevait Mme Dekeuwer-Défossez.

La question de la protection de l'environnement renvoie en outre à la remarque formulée par M. Karpik sur l'inutilité d'une loi juste auxquels ne sont pas adjoints les moyens de l'appliquer. Ainsi, lors des dernières réunions de l'Organisation mondiale du commerce, certains pays se sont opposés aux traités visant à la sauvegarde de l'environnement et à la protection des droits sociaux, au nom de la compétitivité de leur pays. La territorialisation de la loi nécessitera ainsi la territorialisation des autorités en charge de l'appliquer. Il en découle un vaste débat sur l'intérêt collectif par rapport à l'intérêt individuel.

L'intervention de M. Testart soulève enfin un débat sous-jacent qui me préoccupe particulièrement. La solidité de notre réflexion était jusqu'à présent fondée sur le fait que nous nous inscrivions dans le cadre d'une démocratie de convictions. Or, je crains que nous soyons en train de basculer vers une démocratie d'émotions, où les pulsions émotionnelles l'emportent sur la rationalité et sur les démonstrations scientifiques. Je me rends compte, sans du tout en faire le procès, que selon l'éclairage que donne la médiatisation, un sujet peut se retrouver du côté des bonnes ou des mauvaises causes, une découverte du côté du progrès scientifique positif ou négatif. Nous sommes confrontés aujourd'hui à un phénomène dont nous ne mesurons pas encore l'importance. Le procès d'Outreau, par exemple, montrait ainsi récemment combien la sanction médiatique pouvait être parfois plus douloureuse que la sanction judiciaire. Il s'agit là d'une des limites de la loi à laquelle nous devons réfléchir.

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