Actes du colloque Vive la Loi


Le système français de la loi vu de l'étranger :
la remise en cause de la suprématie de la loi

M. Alessandro PIZZORUSSO, Professeur de droit public, Université de Pise

En France, comme dans les autres pays de tradition romaniste, la loi est l'expression de la volonté générale. Le positivisme du XIX e siècle excluait toutes les formes de droit qui ne fussent pas produites par la loi ou par une source prévue et réglementée par la loi. La coutume, si elle gardait un rôle, était subordonnée à la loi. Le droit jurisprudentiel était, au moins en principe, totalement effacé, contrairement aux évolutions qu'ont connues la Grande-Bretagne et de nombreux autres pays dans le monde.

Dans les pays de tradition civiliste, aucun droit supérieur n'était admis, à la différence des pays de common law comme les Etats-Unis. Il n'était pas possible de concevoir une forme de droit qui ne fût pas directement ou indirectement le fruit de la loi. En tant qu'expression de la volonté du peuple, la loi ne rencontrait aucune limite. L'opposition traditionnelle entre jura et regulae , que les Romains avaient instituée, perdait ainsi toute justification, puisqu'il ne pouvait plus y avoir aucun droit qui ne fût le produit d'une règle législativement établie. Les différentes formes de gouvernement qui se sont succédé au XIX e siècle en France et dans d'autres pays ont maintenu le principe selon lequel ce qui vaut pour une assemblée représentative, vaut également pour les décrets adoptés par délégation par les autorités non élues directement par le peuple.

A l'époque de la Restauration, cette pratique pouvait être considérée comme le reliquat des régimes monarchiques du passé. Elle était ainsi destinée à être encadrée progressivement par de nouveaux principes plus démocratiques. Dans certains pays, comme l'Italie, l'évolution a été tout autre. C'est durant la première moitié du XX e siècle, alors que le parlementarisme semblait avoir définitivement gagné la lutte contre les monarchies héritières de l'Ancien régime, que des tendances autoritaires d'un type nouveau commencèrent à se manifester. Elles se vérifièrent lorsque des dictateurs arrivèrent au pouvoir, profitant de procédures électorales légitimes, utilisant les règles démocratiques pour supprimer la démocratie. Ceci explique qu'après la Seconde guerre mondiale, ce soit dans les pays qui avaient fait le plus directement l'expérience de la dictature, que l'on ait cherché à établir des garanties contre ce danger. Le principal recours a eu pour objet de conférer aux constitutions leur caractère de rigidité et de mettre en place un contrôle judiciaire de la constitutionnalité des lois ordinaires.

D'un point de vue général, on peut dire que l'inspiration américaine de cette mesure est évidente, bien que les solutions adoptées dans la pratique par les Etats européens aient plus souvent suivi le modèle des expériences menées en Autriche durant l'entre-deux-guerres, d'après la doctrine de Hans Kelsen. Parmi les techniques proposées aux cours constitutionnelles, le contrôle de la constitutionnalité des lois renvoie également à des solutions mixtes, combinant l'esprit anglo-saxon et l'esprit germaniste. Le contrôle est alors concentré, mais reste concret. Le modèle de contrôle de constitutionnalité des lois à l'américaine est essentiellement repris par le juge européen, lorsqu'il exerce le contrôle de conventionnalité des lois internes par rapport au droit communautaire.

L'effet de ces développements a conduit au rétablissement d'une hiérarchie des sources normatives, en vertu de laquelle la Constitution se retrouve au sommet. La loi n'est donc plus la « source des sources » et perd sa suprématie. Dans certains pays, comme l'Allemagne et l'Italie, certains principes suprêmes sont même supérieurs à la Constitution, dans la mesure où ils ne peuvent pas être abrogés, ni révisés.

Les arrêts interprétatifs des cours constitutionnelles, qui décident de la constitutionnalité des lois et donc de leur force normative, ont réintroduit la problématique du rôle que doit tenir le droit jurisprudentiel, que le législateur avait tenté de supprimer, par réaction contre le juge de l'Ancien régime. La question se pose en outre pour les arrêts des cours judiciaires suprêmes, qui ont pour fonction d'homogénéiser le droit national, ou pour ceux de la Cour de justice des Communautés européennes, qui règle les problèmes d'interprétation du droit communautaire que leur posent, par le biais du renvoi préjudiciel, les juges nationaux.

L'efficacité du précédent dans le droit anglo-saxon n'a pas la même rigidité et la même force que la loi dans les pays de tradition civiliste. Rarement, le précédent a-t-il eu une force contraignante. C'est le cas parfois en Grande-Bretagne, mais dans la plupart des autres pays de common law , sa force est seulement persuasive.

Le rapprochement qui a commencé à se produire entre common law et civil law doit être, à mon avis, considéré comme une évolution tout à fait positive. Il permet en effet de rééquilibrer les sources du droit que la Révolution française et la conception positiviste du droit avaient lié trop étroitement à une forme de gouvernement donné. Si la sécularisation du droit constitue un acquis qui ne saurait être remis en cause, la récupération de certaines formes de production normative, qui ont recours à la raison plutôt qu'à la volonté politique comme critère d'élaboration des règles de la vie sociale, telles que le droit jurisprudentiel, peut en effet être considérée comme un facteur positif en vue d'une évolution plus équilibrée de la société contemporaine.

Le système français du contrôle de constitutionnalité des lois se distingue des systèmes adoptés dans la plupart des autres pays européens et américains, en n'exerçant son pouvoir qu' a priori , ce qui a pour effet de rendre inattaquable la loi promulguée et ce qui limite ainsi sensiblement le rôle du pouvoir judiciaire sur le contrôle de constitutionnalité des lois. La France s'identifie, en revanche, à ses voisins européens en matière de contrôle de conventionnalité par les juges et de pouvoir d'interprétation par la Cour de justice des Communautés européennes. La jurisprudence et la doctrine françaises ont malgré tout admis que les interprétations du Conseil constitutionnel avaient une force contraignante à l'égard du juge ordinaire, ce qui rapproche le droit français de celui des pays ayant adopté un système mixte. Ainsi, même en France, les arrêts interprétatifs sont possibles. La principale différence qui demeure est celle de l'impossibilité de soulever des questions de constitutionnalité à l'occasion de l'application d'une loi déjà en vigueur. Dans la mesure où l'évolution de la législation française ne présente pas les mêmes caractéristiques que l'évolution de la législation italienne, les inconvénients qui en découlent sont probablement plus restreints.

On peut sans doute prévoir que le jour où la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne entrera en vigueur et sera intégrée à la Constitution européenne, le contrôle de conventionnalité permettra de suppléer l'impossibilité de dénoncer l'inconstitutionnalité des lois nationales après leur promulgation. Dans cette perspective, il est probable que s'opère un rapprochement plus net encore entre les régimes juridiques des différents pays de l'Union européenne.

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