M. Francis Delattre, rapporteur spécial

II. L'AIDE MÉDICALE D'ÉTAT (AME) : UNE DÉPENSE DE GUICHET HORS DE CONTRÔLE

Depuis la disparition de la subvention versée par l'État au fonds CMU-C, les dépenses relatives à l'aide médicale d'État (AME) représentent quasiment la totalité des crédits du programme 183 « Protection maladie ». Ainsi, en 2015, sur les 687,5 millions d'euros du programme, 678 millions d'euros sont destinés au financement de l'AME , les 10 millions d'euros restants correspondant à la subvention de l'État au Fonds d'indemnisation des victimes de l'amiante (FIVA) 16 ( * ) .

A. UN DISPOSITIF PARMI LES PLUS GÉNÉREUX EN EUROPE

1. Les trois types d'aide médicale d'État

Souvent désignée au singulier, l'aide médicale d'État (AME) recouvre en réalité les dispositifs suivants :

- l' AME de droit commun, qui assure la couverture des soins des personnes étrangères en situation irrégulière résidant en France depuis plus de trois mois de façon ininterrompue et remplissant des conditions de ressources identiques à celles fixées pour l'attribution de la couverture maladie universelle complémentaire (CMU-C) 17 ( * ) . Financièrement à la charge de l'État, l'AME de droit commun est gérée par l'assurance maladie . Il convient de préciser que l'AME de droit commun ne concerne pas les demandeurs d'asile qui ont accès à la CMU de base et complémentaire sur présentation de leur récépissé de demande d'asile 18 ( * ) ;

- l' AME pour soins urgents concerne les étrangers en situation irrégulière ne justifiant pas de la condition de résidence nécessaire pour bénéficier de l'AME de droit commun et nécessitant des soins urgents « dont l'absence mettrait en jeu le pronostic vital ou pourrait conduire à une altération grave et durable de l'état de santé de la personne ou d'un enfant à naître » 19 ( * ) . Ces soins sont pris en charge par l'assurance maladie , qui reçoit une subvention forfaitaire de l'État fixée à 40 millions d'euros depuis plusieurs années ;

- l' AME dite « humanitaire », accordée au cas par cas pour les personnes ne résidant pas habituellement sur le territoire français (personnes étrangères en situation régulière ou françaises) par décision individuelle du ministre compétent. Ce dispositif de prise en charge, qui n'a pas le caractère d'un droit pour les personnes soignées, représente chaque année moins d'une centaine d'admissions pour soins hospitaliers.

Graphique n° 2 : Répartition des dépenses d'AME entre 2009 et 2013 (1)

(en millions d'euros)

(1) Données relatives à l'exécution des dépenses.

Source : commission des finances du Sénat (d'après les données des RAP de la mission « Santé » pour 2009, 2010, 2011, 2012 et 2013)

Par ailleurs, l'action n° 02 « Aide médicale d'État » du programme 183 « Protection maladie » recouvre également d'autres dispositifs connexes tels que les évacuations sanitaires d'étrangers résidant à Mayotte vers des hôpitaux de la Réunion ou de la métropole et les frais pharmaceutiques et soins infirmiers des personnes gardées à vue .

Au total, les dépenses publiques - prises en charge par l'État et l'assurance maladie - relatives aux différents dispositifs d'AME ont atteint 846 millions d'euros en 2013 20 ( * ) , soit une progression de 20,3 % par rapport à 2012 .

2. Un accès gratuit aux soins très large, comparativement aux dispositifs existants dans d'autres pays européens

La question de l'accès aux soins des étrangers en situation irrégulière et de leur prise en charge financière est assez peu documentée ; il n'existe pas d'étude exhaustive sur ce sujet. Pourtant, la plupart des États de l'Union européenne (UE) permettent l'accès aux soins des personnes dépourvues de titre de séjour régulier sur le territoire, gratuitement ou non .

Selon les informations transmises par le ministère des affaires sociales, de la santé et des droits des femmes et les informations collectées par l'Agence des droits fondamentaux de l'UE 21 ( * ) , sur une sélection de douze pays seuls trois (France, Belgique et Italie) autorisent l'accès à des soins de santé sans frais au-delà des services d'urgence, sous certaines conditions . L'Agence des droits fondamentaux de l'UE souligne toutefois qu'il existe parfois un décalage entre les législations nationales et la pratique, avec certains obstacles à l'accès, telle que la condition de résidence.

Il ressort de l'analyse des dispositifs existants à l'étranger que l'AME en vigueur en France se distingue par le caractère très large de l'accès aux soins gratuits qu'elle garantit pour les étrangers en situation irrégulière. L' Espagne , qui disposait jusqu'à il y a peu d'un dispositif proche de celui existant en France, a revu drastiquement les conditions d'accès aux soins gratuits pour ces populations en 2012, principalement en réponse à la crise financière affectant le pays .

L'accès aux soins des étrangers en situation irrégulière
dans quelques pays de l'UE

- Allemagne

Les étrangers en situation irrégulière se voient appliquer la législation relative aux demandeurs d'asile. Ces personnes ont droit, en cas de grossesse, de maladie grave ou lorsque l'état de la personne nécessite une intervention médicale urgente , à des « prestations médicale de base » (consultations médicales, soins dentaires, approvisionnement en médicaments et vaccins, examens et traitement préventifs).

Ces soins peuvent, dans certains cas, être réalisés gratuitement mais à la condition que les personnes dépourvues de titre de séjour se signalent ensuite aux autorités. Certaines initiatives locales ont toutefois vu le jour pour créer un titre d'accès aux soins anonymisé. De plus, certains Länder étudient la mise en place de fonds spécifiques, financés par des taxes ou des dons, afin de prendre en charge les frais médicaux des étrangers en situation irrégulière.

- Belgique

Les personnes en situation irrégulière considérées comme « indigentes » peuvent bénéficier de l' aide médicale urgente (AMU) auprès du centre public d'action sociale (CPAS) dont ils relèvent. Les soins sont alors dispensés gratuitement , l'État fédéral remboursant aux CPAS les dépenses engagées. Chaque CPAS possède toutefois ses propres procédures et définitions du degré d'indigence (ressources etc.).

Par ailleurs, les enfants âgés de six ans ou moins ont droit à un accès gratuit aux soins préventifs (dont les vaccinations) auprès de l'Office de la naissance et de l'enfance, tandis que le reste des mineurs étrangers non accompagnés peuvent bénéficier des mêmes droits à l'assurance maladie que les nationaux , à condition d'être inscrits dans un établissement scolaire depuis au moins trois mois.

- Danemark

Toute personne résidant de manière irrégulière au Danemark n'a en principe pas droit d'accéder au système de santé . Toutefois, les ambiguïtés des différentes législations applicables peuvent conduire de fait à la délivrance de soins, notamment pour les soins d'urgence. Le paiement des soins d'urgence concernant les étrangers, quel que soit leur statut est pris en charge par l'État . Par ailleurs, la médecine préventive et sa prise en charge sont étendues aux mineurs résidant de façon irrégulière sur le territoire (soins courants, vaccinations, examens préventifs etc.).

- Espagne

Il existait un dispositif d'accès aux soins gratuit pour les étrangers en situation irrégulière sur le territoire espagnol jusqu'en 2012. Le décret royal de réforme du système sanitaire, entré en vigueur le 24 avril 2012, a toutefois exclu de l'assistance sanitaire gratuite et publique les étrangers en situation irrégulière , dans le but d'empêcher le tourisme sanitaire et de réaliser des économies. La Cour des comptes espagnole a évalué les dépenses de santé en faveur des étrangers en situation irrégulière à 451 millions d'euros en 2009.

Désormais, les personnes souhaitant avoir accès au système de soins public doivent s'acquitter au préalable d'une somme d'environ 700 euros par an pour les moins de 65 ans et de 1 850 euros pour les plus de 65 ans. L' accès gratuit au système sanitaire reste toutefois complet pour les mineurs, les femmes enceintes et pour les soins urgents . Face aux critiques concernant la prise en charge des malades chroniques (maladies infectieuses, insuffisance rénale etc.), le gouvernement espagnol a récemment annoncé que ces personnes pourraient, dans certaines conditions, continuer de recevoir des soins dans le système public mais selon des modalités propres à chaque communauté autonome.

- Italie

Les étrangers en situation irrégulière peuvent solliciter un « code d'étranger temporairement présent » (STP), valable six mois et renouvelable permettant l' accès aux soins urgents ou « essentiels » (définition beaucoup plus large, comprenant la médecine préventive, les soins prénataux, les accouchements, les soins pour les enfants, les vaccinations et le traitement des maladies infectieuses). Les enfants, inclus dans la carte STP de leurs parents, ont quant à eux accès aux mêmes soins que les enfants de nationaux.

S'agissant des frais médicaux, le titulaire du code STP ne paie que le reste à charge . Toutefois, en cas d'absence de ressources, la personne est considérée comme « indigente » ; les dépenses sont alors prises en charge par le ministère de l'Intérieur et par le Fonds sanitaire national ou régional pour les soins urgents et essentiels.

- Royaume-Uni

Après une première restriction, en 2004, des soins fournis gratuitement aux étrangers en situation irrégulière par le National Health Service (NHS) aux soins hospitaliers urgents, la loi sur l'immigration du 10 octobre 2013 a introduit une condition de preuve de résidence sur le territoire britannique avant de pouvoir accéder au système de santé public ainsi que le paiement d'un droit d'accès spécifique ( Health Surcharge ). Ainsi, pour tous les étrangers, qu'ils soient en situation régulière ou non , le principe est aujourd'hui celui d'un accès payant au NHS .

Source : ministère de la santé, des affaires sociales et des droits des femmes ; House of Commons library, NHS charges for overseas visitors , octobre 2013

B. DES DÉPENSES D'AME DE DROIT COMMUN EN HAUSSE DE 90 % DEPUIS 2002, CONCENTRÉES DANS QUELQUES DÉPARTEMENTS

1. Plus de 60 % des bénéficiaires situés en Île-de-France et en Guyane

Les étrangers en situation irrégulière pris en charge au titre de l'AME ne sont pas répartis de façon homogène sur le territoire français. Environ 55 % d'entre eux résident en Île-de-France, dont 20 % à Paris et 16 % en Seine-Saint-Denis .

Le nombre de bénéficiaires est également très important en Guyane , où résident environ 6 % des effectifs . Notre collègue député Claude Goasguen, rapporteur spécial de la mission « Santé » sur le projet de loi de finances pour 2014, avait appelé à juste titre l'attention des pouvoirs publics sur la situation en Guyane, où résident un nombre important de ressortissants du Suriname en situation irrégulière, ainsi que sur la hausse importante des effectifs que pourrait entraîner le déploiement de l'AME à Mayotte.

Les données relatives à la répartition géographique des dépenses confirment cette forte concentration : sur les 106 caisses primaires d'assurance maladie (CPAM) ou caisses générales de sécurité sociale - chargées de gérer le dispositif - dix caisses concentrent 69 % de la dépense d'AME de droit commun . La répartition de la dépense est ainsi proche de celle des effectifs avec 25 % de la dépense enregistrée à la CPAM de Paris, 56 % dans les CPAM d'Île-de-France et 6 % dans celle de Cayenne.

2. L'évolution de long terme des dépenses et du nombre de bénéficiaires

Depuis l'entrée en vigueur du dispositif en 2001, les dépenses d'AME ont crû chaque année à un rythme soutenu, en particulier pour l'AME de droit commun. Aussi, entre 2002 et 2013, les dépenses d'AME de droit commun sont passées de 377 millions d'euros à 715 millions d'euros, soit une progression de près de près de 90 % .

Le rythme de progression des dépenses d'AME de droit commun d'une année sur l'autre apparaît très irrégulier . Après un recul de 4 % en 2012, un rebond de 23 % a été observé en 2013.

Tableau n° 10 : Évolution des dépenses d'AME de droit commun

(montants en millions d'euros)

2009

2010

2011

2012

2013

2014 (p)

2015 (p)

Montant

546

580

609

582

715

605

678

Progression annuelle

+ 13,3 %

+ 7,4 %

+ 4,9 %

- 4,0 %

+ 22,9 %

- 15,4 %

+ 12 %

(p) : prévision correspondant au montant inscrit en loi de finances initiale de l'année.

Source : commission des finances du Sénat (à partir des données des RAP et des PAP de la mission « Santé »)

S'agissant du nombre de bénéficiaires , celui-ci a quasiment été multiplié par trois entre 2001 et 2013 . De moins de 100 000 bénéficiaires lors de la création de l'AME, ils étaient au nombre de 282 425 au 31 décembre 2013 pour l'AME de droit commun. Les personnes prises en charge sont pour la plupart des personnes seules (82 %), majoritairement des hommes (57 %), plutôt jeunes (19 % sont des mineurs et 40 % ont entre 18 et 35 ans).

Le projet annuel de performances de la présente mission pour 2015 ne fournit aucune information sur l'évolution du nombre de bénéficiaires dans le courant de l'année 2014, alors même que les documents budgétaires des années précédentes fournissaient les effectifs à la date du 31 mars de l'année en cours. À la date du 17 octobre 2014, aucune réponse n'avait été fournie à votre rapporteur spécial à ses demandes concernant l'actualisation du nombre de bénéficiaires figurant dans le questionnaire relatif à la mission « Santé ».

Graphique n° 3 : Évolution comparée du coût et du nombre de bénéficiaires
de l'AME de droit commun

Source : commission des finances du Sénat (à partir des données des RAP de la mission « Santé » de 2006 à 2013 et des PAP pour 2014 et 2015)

Au-delà de ces grandes tendances d'évolution, les déterminants précis de la dépense d'AME demeurent mal connus . En 2010, l'Inspection générale des finances et l'Inspection générale des affaires sociales constataient que la forte croissance des dépenses d'AME observée en 2009 et en 2010 ne s'expliquait pas par une évolution massive du nombre de bénéficiaires 22 ( * ) . Dans le droit fil de cette analyse, la direction de la sécurité sociale, responsable du pilotage du dispositif, considérait donc que l'évolution des dépenses observée entre 2011 et 2012 s'expliquait par l'augmentation de la durée ou de la gravité des séjours , sans corrélation avec l'évolution du nombre de bénéficiaires.

Or les données analysées par l'Agence technique de l'information et de l'hospitalisation montrent qu' en 2013 l'augmentation des dépenses a été étroitement corrélée à l'évolution du nombre de bénéficiaires , le coût par patient demeurant stable (aux alentours de 2 500 euros par personne par an).

Enfin, s'agissant de la structure des soins, la proportion des dépenses hospitalières dans la dépense totale d'AME demeure relativement stable, aux alentours de 70 % , en dépit de la réforme de la tarification hospitalière mise en place en 2012 et de la forte proportion de bénéficiaires recourant aux soins de ville. Parmi les dépenses de soins de ville (29 % des dépenses totales), les deux postes principaux sont les honoraires des médecins généralistes et spécialistes (29 %) et les médicaments et dispositifs médicaux (41 %).

3. En 2015, une hausse de 12 % des crédits destinés au financement de l'AME

Le présent projet de loi de finances propose de doter l'action n° 02 du programme 183 « Protection maladie » relative à l'AME de 678 millions d'euros en AE et en CP , soit une progression de 12 % par rapport aux crédits votés en loi de finances initiale pour 2014 . Ces crédits se décomposent en :

- une dotation budgétaire de 632,6 millions d'euros pour l'AME de droit commun ;

- une dotation forfaitaire de 40 millions d'euros à la Caisse nationale d'assurance maladie des travailleurs salariés (CNAMTS) afin de financer les soins urgents ;

- 4,9 millions d'euros destinés au financement des autres types d'AME. Les crédits relatifs à l'AME dite « humanitaire » sont délégués aux services déconcentrés concernés (directions chargées de la protection sociale), chargés du paiement direct et ponctuel pour les prises en charge exceptionnelles.

Le projet annuel de performances de la présente mission justifie la prévision de dépenses d'AME de droit commun par l'impact conjugué :

- de l' évolution tendancielle de la dépense , estimée à 717 millions d'euros pour 2015 , soit une progression de seulement 0,3 % par rapport à l'exécution 2013. Il est précisé que « cette estimation prend en compte la forte hausse de la dépense constatée en 2013 (715 millions d'euros soit + 23 % par rapport à 2012). Cette estimation retient également l'hypothèse d'une même évolution tendancielle des effectifs de bénéficiaires de l'AME que celle observée entre 2008 et 2013, soit + 3,9 % en moyenne chaque année, et d'une stabilité des coûts moyens des dépenses de santé prises en charge, liée aux mesures d'économie générale visant à contenir les dépenses dans le cadre de l'objectif national d'assurance maladie (ONDAM). Elle intègre en outre l'annulation, à compter du 1 er janvier 2015 du coefficient de majoration des tarifs hospitaliers sur le champ médecine chirurgie obstétrique qui avait été instauré en 2012 lors de la réforme de la tarification des séjours hospitaliers 23 ( * ) » ;

- des économies attendues au titre de la fin de la prise en charge des médicaments dont le service médical rendu est faible (à hauteur d'environ 5 millions d'euros) ;

- et de la réduction des effectifs résultant de la mise en oeuvre de la réforme du droit d'asile .

Plusieurs éléments peuvent mettre en doute la fiabilité de cette prévision . Tout d'abord, l'hypothèse d'évolution des effectifs de + 3,9 % apparaît faible au regard de l'évolution constatée entre 2013 et 2012 (+ 12 %) et ne tient pas compte des premières données pour l'année 2014. De plus, il semble très peu probable que le projet de loi relatif à la réforme du droit d'asile, dont l'examen commence seulement en octobre en commission à l'Assemblée nationale, puisse être adopté suffisamment tôt pour avoir un impact significatif en 2015. On pourrait même craindre que l'accélération du traitement des demandes en stock n'entraîne une hausse, à court terme, des bénéficiaires de l'AME dans la mesure où les personnes déboutées du droit d'asile pourraient se tourner vers l'AME si elles décidaient de rester en France en situation irrégulière. Par ailleurs, l'hypothèse d'une stabilité des coûts moyens des dépenses de santé est en décalage flagrant avec le taux d'évolution de l'ONDAM pour 2015 (+ 2,1 %).

Observation n° 9 : la justification des prévisions de dépenses d'AME, très succincte et peu crédible, fait craindre une nouvelle sous-budgétisation de l'AME en 2015, en dépit de la hausse proposée de 12 % par rapport aux crédits inscrits en loi de finances initiale pour 2014 .

C. L'ABSOLUE NÉCESSITÉ DE RÉFORMER L'AME POUR GARANTIR LA SOUTENABILITÉ DE LA DÉPENSE

1. Les tentatives de réforme de l'AME de droit commun

Face à la croissance des dépenses d'AME, la loi n° 2010-1657 du 29 décembre 2010 de finance pour 2011 avait introduit, à l'initiative des députés de la majorité de l'époque, une série de dispositions visant à réformer l'AME, dont deux mesures emblématiques : l'introduction d'un droit de timbre de trente euros pour accéder à l'AME de droit commun et la mise en place d' une procédure d'agrément des CPAM pour la réalisation de certains actes hospitaliers coûteux .

Ces deux mesures n'ont trouvé à s'appliquer que pendant une année et demie, celles-ci ayant été abrogées par le Gouvernement issu des urnes en juillet 2012 24 ( * ) .

Avec le recul, le bilan de la mise en oeuvre du droit de timbre et de la procédure d'agrément préalable semble mitigé . Le droit de timbre a procuré une recette relativement modeste (environ 5,5 millions d'euros) sans empêcher les dépenses de progresser de 4,9 % en 2011 alors même que les effectifs connaissaient une baisse sensible (- 8,4 %). La direction de la sécurité sociale explique ce phénomène par l'augmentation du coût moyen d'un bénéficiaire de l'AME lié à l'aggravation des pathologies et à un déport vers des soins hospitaliers en raison de prises en charge plus tardives. La procédure d'agrément pour la délivrance des soins hospitaliers coûteux a quant à elle été abrogée avant sa mise en oeuvre effective. Cette disposition s'est en effet avérée très complexe à appliquer, tant par les hôpitaux que par les CPAM, et induisait une charge de gestion importante.

En outre, les mesures introduites en loi de finances initiale pour 2011 avaient été complétées par la réforme des modalités de tarification des prestations hospitalières introduite par la loi n° 2011-900 du 29 juillet 2011 de finances rectificative pour 2011. Cette réforme, consistant en un alignement progressif des modalités de tarification spécifique à l'AME sur les tarifs nationaux appliqués pour les prestations en médecine, chirurgie et obstétrique (MCO), sera pleinement effective au 1 er janvier 2015 . En 2012, 129 millions d'euros d'économies étaient attendues sur les soins hospitaliers effectués dans le cadre de l'AME. Les réalisations n'ont toutefois pas été à la hauteur des attentes : la réforme de la tarification hospitalière a induit des effets de décalage de la facturation, entraînant une croissance des dépenses de 40 millions d'euros en 2013, et les économies seraient seulement de 55 millions d'euros sur l'AME de droit commun en 2015 , bien en-deçà des 129 millions d'euros annoncés initialement. Même si les dépenses hospitalières représentent 70 % des dépenses d'AME, il donc est clair aujourd'hui que la réforme de la tarification hospitalière ne sera pas suffisante pour maîtriser les futures dépenses d'AME.

2. Une prise de conscience tardive et largement insuffisante du Gouvernement face à la hausse des dépenses

Entendue par la commission des finances le 3 juin 2014, la ministre des affaires sociales, de la santé et des droits des femmes, Marisol Touraine, a admis la nécessité de lutter contre les éventuels « abus » en matière d'AME et a annoncé le lancement de travaux afin d'améliorer les données statistiques et, éventuellement, de renforcer les dispositifs de contrôle, en particulier pour lutter contre les phénomènes de « filières » pouvant exister à Paris. Toutefois, en dépit des demandes de votre rapporteur spécial dans le cadre de son questionnaire budgétaire, aucune donnée précise n'a été transmise concernant ces phénomènes.

Le projet annuel de performances de la présente mission ne mentionne pas les travaux lancés par la ministre concernant l'AME pour soins urgents. Toutefois, l'article 49 du projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2015 introduit une réforme de la tarification hospitalière applicable pour l'AME soins urgents afin de faire converger celle-ci avec la tarification utilisée pour l'AME de droit commun. Selon l'évaluation préalable annexée au projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2015, cette mesure permettrait de réaliser 46 millions d'euros d'économies pour l'assurance maladie en 2015 et 50 millions d'euros en 2017.

S'agissant de la lutte contre la fraude en matière d'AME , le Gouvernement a diligenté de nouveaux travaux pour mieux comprendre le phénomène . Les premiers résultats indiquent que les fraudes à l'AME sont :

- dans 63 % des fraudes relatives aux conditions de ressources ;

- dans 25 % des cas des fraudes aux conditions de résidence ;

- dans 5 % des cas, une fraude à l'identité.

Il convient par ailleurs de préciser que 160 agents environ sont spécifiquement chargés de mener des contrôles a priori au moment du dépôt de la demande d'AME et des contrôles a posteriori pour plus de 280 000 bénéficiaires.

Force est de constater que la prise de conscience du Gouvernement intervient bien trop tard, alors même que les dépenses ont progressé de plus de 20 % depuis 2012, et que les réponses proposées jusqu'ici semblent insuffisantes.

Extrait du compte-rendu de l'audition de Marisol Touraine, ministre des affaires sociales, de la santé et des droits de femme, devant la commission des finances du Sénat - 3 juin 2014

« Pour ce qui est du budget de l'État, vous soulignez, monsieur le sénateur, l'augmentation très forte des dépenses liées à l'aide médicale d'État. C'est incontestable, et nous avons constaté en 2013 un fort dépassement par rapport à l'objectif, puisque nous avions prévu une dépense de 588 millions d'euros et que les dépenses constatées seront à l'arrivée de 744 millions d'euros !

Oui, la hausse constatée est liée à la forte poussée du nombre de bénéficiaires de l'aide médicale d'État, et nous n'avions pas anticipé une augmentation aussi forte du nombre de bénéficiaires. Je veux dire les choses très simplement : je considère qu'il y a des débats autour de l'aide médicale d'État qui n'ont pas lieu d'être ! C'est un dispositif qui, en termes de santé publique, répond tout à fait à l'exigence que nous devons avoir , non seulement pour apporter des soins aux personnes concernées, mais également pour éviter la propagation de certaines maladies sur le territoire national.

C'est pourquoi, lorsque la majorité précédente a instauré un droit de timbre pour entrer dans ce dispositif, les professionnels de santé, les représentants des médecins, les ordres professionnels, ont marqué leur désapprobation et leur inquiétude, car nous savons qu'il est préférable que les personnes malades puissent accéder à des soins de façon rapide si nous voulons éviter la propagation des maladies.

Pour autant - et je le dis sans difficultés - nous devons évidemment, en matière d'aide médicale d'État, comme de tout dispositif social, lutter contre les abus qui pourraient être constatés ou qui pourraient exister. De ce point de vue, je souhaite que nous poursuivions les contrôles engagés, qui existent dans les différentes caisses primaires d'assurance maladie. À partir de 2015, nous allons disposer des premières statistiques qui vont permettre de comparer les taux d'acceptations ou de refus de l'aide médicale d'État caisse par caisse, ce qui permettra éventuellement d'identifier s'il existe ou non un recours excessif à ce dispositif sur certaines parties du territoire et d'homogénéiser les pratiques observées dans les différentes caisses .

Par ailleurs, je veux dire ma préoccupation face à l'existence de ce qui peut apparaître comme des filières de personnes étrangères venant se faire soigner dans certains hôpitaux français , en particulier à Paris. Ceci nécessite d'enclencher très rapidement un travail diplomatique de coopération internationale avec les pays d'origine. Nous pouvons par exemple aider ces pays à disposer des traitements nécessaires sur leur territoire, pour éviter que ne se mettent en place des filières de malades qui viennent se faire soigner chez nous.

De plus, j'ai commandé à l'Inspection générale des affaires sociales (IGAS) un rapport sur le dispositif de soins urgents, qui est aujourd'hui une porte d'entrée dans notre système de soins pour des personnes qui ne remplissent pas les conditions pour être prises en charge dans l'AME de droit commun. »

3. Agir sur les conditions d'accès : le levier le plus efficace pour infléchir la dépense tout en maintenant un accès minimal aux soins

Le bilan globalement négatif des différentes réformes de l'AME, la forte croissance du nombre de bénéficiaires observée ces deux dernières années et les comparaisons européennes semblent indiquer que seule une refonte d'ampleur de l'AME permettra de contenir, voire de réduire cette dépense .

Si la suppression de l'AME n'apparaît pas opportune, tant d'un point vue sanitaire, que d'un point de vue humanitaire , votre rapporteur spécial considère qu'une révision des conditions d'accès à l'AME de droit commun est nécessaire .

Observation n° 10 : la réforme de la tarification hospitalière et les rares initiatives prises jusqu'ici par le Gouvernement ne sont pas à la mesure du problème de maîtrise des dépenses d'AME. Seule une réforme d'ampleur , modifiant par exemple les conditions d'accès à l'AME de droit commun, permettra de sortir de la spirale haussière des dépenses d'AME .


* 16 Le FIVA est principalement financé par la Caisse nationale d'assurance maladie des travailleurs salariés (CNAMTS).

* 17 Soit 720 euros par mois pour une personne seule en métropole au 1 er juillet 2014 et 801 euros dans les départements d'outre-mer (DOM).

* 18 À l'exception des demandeurs d'asile en procédure prioritaire ou en procédure « Dublin » qui ne peuvent être affiliés à un régime de sécurité sociale et peuvent donc bénéficier de l'AME de droit commun.

* 19 Article L. 254-1 du code de l'action sociale et des familles.

* 20 Montant relatif à l'exécution 2013.

* 21 Agence des droits fondamentaux de l'Union européenne, L'accès aux soins de santé des migrants en situation irrégulière dans dix pays de l'Union européenne, 2011 .

* 22 Inspection générale des finances et inspections générales des affaires sociales, Analyse de l'évolution des dépenses au titre de l'aide médicale d'État, novembre 2010.

* 23 Le passage d'un coefficient de 1,3 à 1,15 au 1 er janvier 2014 puis à 1,0 au 1 er janvier 2015 entraînerait une réduction de la dépense tendancielle de 26 millions d'euros en 2014 puis de 29 millions d'euros supplémentaires en 2015.

* 24 Loi n° 2012-958 du 16 août 2012 de finances rectificative pour 2012.