Jeudi 25 avril 2013

- Présidence de M. Jean-François Humbert, président -

Audition de Sophie Chaillet, ancien chef du bureau de la protection du public, de la promotion de la santé et de la lutte contre le dopage

M. Jean-François Humbert, président. - Bienvenue à Mme Sophie Chaillet qui a dirigé le bureau de la protection du public, de la promotion de la santé et de la lutte contre le dopage à la direction des sports au ministère de la jeunesse, des sports et de la vie associative de 2004 à 2008.

Notre commission d'enquête sur l'efficacité de la lutte contre le dopage a été constituée à l'initiative du groupe socialiste, en particulier de M. Jean-Jacques Lozach, notre rapporteur.

Une commission d'enquête fait l'objet d'un encadrement juridique strict. Je signale au public présent que toute personne qui troublerait les débats serait exclue sur le champ. Je vous informe en outre qu'un faux témoignage devant notre commission serait passible des peines prévues aux articles 434-13 à 434-15 du code pénal.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Sophie Chaillet prête serment.

Mme Sophie Chaillet, ancien chef du bureau de la protection du public, de la promotion de la santé et de la lutte contre le dopage. - Merci de m'auditionner. De 2004 à 2008, la lutte contre le dopage a enregistré des progrès très significatifs : internationalisation, extension à l'ensemble du mouvement sportif, amélioration des techniques de lutte et du ciblage des sportifs. Depuis mon départ du ministère, je n'ai plus guère de liens, qu'ils soient personnels ou professionnels, avec le monde sportif. Mieux vaut donc centrer mon propos sur les raisons qui ont conduit, à l'époque, à adopter le système qui est actuellement en vigueur.

Jusqu'à la fin du mois de décembre 2007, le champ d'intervention du bureau, extrêmement large, allait de la santé et la sécurité des sportifs, de haut niveau ou amateurs, jusqu'à la lutte contre le dopage. Ce dernier point a représenté l'essentiel de mes activités pendant quatre ans.

Durant cette période dense, nous avons engagé une lourde réforme de notre système juridique. La loi du 5 avril 2006 a créé une autorité publique indépendante, l'Agence française de lutte contre le dopage (AFLD), qui a absorbé le Laboratoire national de lutte contre le dopage (LNDD). Elle s'est vu transférer les missions d'ordonner les contrôles antidopage et de procéder aux analyses des prélèvements effectués. Nous avons également participé à l'élaboration et à la ratification de la convention internationale contre le dopage dans le sport de l'Unesco de 2005 et à la révision du code mondial antidopage en 2007.

Auparavant, les sanctions disciplinaires relevaient des fédérations sportives françaises ; lorsque le sportif n'était pas licencié, il revenait au Conseil de prévention et de lutte contre le dopage (CPLD) de prendre des sanctions administratives. L'arsenal pénal était réservé à la lutte contre les trafics de produits dopants. Surtout, les contrôles pouvaient être effectués sur le seul territoire national, ce qui nous obligeait à passer des accords avec les autorités étrangères lorsque, par exemple, le tracé du Tour de France passait par la Belgique, l'Allemagne ou l'Italie. De plus, nous recourions uniquement aux tests urinaires. Ceux-ci, effectués par des médecins préleveurs agréés, visaient à rechercher des produits interdits dont la liste était fixée par un arrêté ministériel. Ce système était complexe à comprendre tant pour les sportifs que pour le mouvement sportif. Outre qu'il était source de confusions, il présentait le défaut de se limiter au territoire hexagonal et d'être complètement déconnecté des fédérations internationales.

Cela dit, nous avions développé une stratégie et des techniques de contrôles antidopage que l'AFLD a reprises à compter de septembre ou d'octobre 2006. D'abord, des contrôles sanguins à titre expérimental lors de l'édition 2004 du Tour de France, c'est-à-dire sitôt que l'Agence mondiale antidopage (AMA) les a validés. Ensuite, un mécanisme de localisation des sportifs pour opérer des contrôles inopinés lors des entraînements en vue des Jeux olympiques d'Athènes en 2004 et de Turin en 2006. Enfin, un dispositif d'escorte afin de limiter les risques d'échappement aux contrôles.

La période de 2004 à 2008 a été riche en événements très médiatisés sur le dopage parmi lesquels l'affaire Cofidis dans le cyclisme en 2004, l'affaire des analyses rétrospectives d'échantillons urinaires contenant des traces d'EPO prélevés durant les Tours de France 1998 et 1999 et, enfin, le contrôle positif du coureur cycliste Floyd Landis durant le Tour de France 2006.

Le système de contrôle, prévu par la loi du 23 mars 1999, reposait sur trois piliers. Le ministère et ses services déconcentrés étaient en charge des contrôles. Le LNDD, qui avait le statut d'établissement public administratif, était le seul laboratoire agréé pour réaliser les analyses. La liste des produits interdits, fixée par arrêté, était fonction des normes élaborées au sein du Conseil de l'Europe, puis de l'AMA. Résultat, il existait un décalage temporel entre les textes internationaux et leur mise en oeuvre.

Concernant les compétitions internationales se déroulant sur le sol français, les fédérations internationales signataires du code mondial antidopage de 2003 organisaient les contrôles elles-mêmes et les finançaient. Pour éviter des doublons ou, à l'inverse, l'absence de contrôles, nous concluions des protocoles d'accord avec elles. Ceux-ci pouvaient se limiter à un événement ou bien porter sur une période. Dans tous les cas, ils définissaient la liste des substances interdites et l'organisation des pouvoirs compétents à prendre des décisions disciplinaires. L'ensemble des institutions concernées côté français -le ministère, le CPLD, le LNDD et les fédérations sportives nationales- a ainsi contractualisé avec l'Union cycliste internationale (UCI), l'International Rugby Board (l'IRB), l'Union des associations européennes de football (l'UEFA), les sports de glace ou encore les sports de glisse.

Le dispositif national de lutte contre le dopage était restreint par l'impossibilité de recourir à des outils sophistiqués, entre autres sur le ciblage des sportifs, ainsi que par la capacité d'analyse du LNDD limitée à 9 000 contrôles par an. Nous devions programmer les contrôles de manière à garantir une activité régulière au laboratoire. Cela supposait de tenir compte des délais incompressibles pour réaliser certaines analyses, celles portant sur l'EPO notamment, et des contraintes de coût. De là le ciblage des recherches sur certaines substances et certaines disciplines. De surcroît, il fallait respecter les engagements pris dans les protocoles d'accord passés avec les fédérations internationales : 2 000 des 9 000 contrôles étaient réalisés lors des compétitions internationales.

La loi de 1999 conditionnant les poursuites à la présence de la substance interdite dans l'échantillon, nous ne pouvions pas recourir aux tests sanguins. Dès que l'AMA a validé ces derniers aux Jeux olympiques d'Athènes de 2004, nous les avons adoptés. Le LNDD a dû investir dans l'achat de matériels, dont des centrifugeuses, et former les médecins préleveurs. De fait, la prise de sang, qui constitue un acte invasif, doit se dérouler dans des conditions garantissant la sécurité des sportifs. Piquer certains athlètes et obtenir le nombre d'échantillons nécessaire n'est pas si évident, l'expérience l'a prouvé aux Jeux olympiques de Turin.

À l'époque, certains souhaitent développer les tests sanguins dans une optique no start : un résultat positif, et le sportif a interdiction de participer à la compétition. Or, en France, ces prélèvements entrent dans un système général de protection de la santé des sportifs. Après de nombreux débats entre les médecins des fédérations françaises et internationales, on a autorisé l'exploitation des éléments du suivi longitudinal dans la lutte contre le dopage, une disposition qui figure désormais dans le code mondial.

Nous avons expérimenté une obligation de localisation des sportifs aux Jeux olympiques d'Athènes et de Turin. La méthode, des déclarations sur papier qui passaient entre les mains des directeurs techniques, était certes artisanale. Les contrôles inopinés ont néanmoins progressé. Depuis, la technique, modernisée par l'AFLD, est devenue plus efficace !

Quoi qu'il en soit, la mise en cohérence de notre système français avec nos engagements internationaux était nécessaire tant pour combler les espaces vides laissés aux tricheurs que pour utiliser au mieux les outils disponibles. De fait, la forte mobilisation du mouvement sportif international en faveur d'un système de lutte contre le dopage renforcé et adapté au nouvel environnement sportif s'était traduite, après la création de l'AMA en 1999, par l'adoption du premier code mondial antidopage en 2003 ; un code que les États avaient reconnu par la déclaration de Copenhague la même année et auquel l'ensemble des fédérations sportives avaient adhéré aux Jeux olympiques d'Athènes en 2004. D'où le renforcement des activités antidopage et les éléments de simplification dans la loi de 2006.

Sans entrer dans le détail, insistons sur la réorganisation institutionnelle autour d'une AFLD dotée d'outils diversifiés : techniques multiples de prélèvement, possibilité de recourir à plusieurs laboratoires, formation d'escortes de contrôles antidopage, ouverture de la qualité de préleveurs à des non médecins, recours à des préleveurs femmes, conformément au souhait des sportives. Notre système respecte, depuis, les options retenues dans le code mondial antidopage en assurant l'égalité de traitement entre les sportifs de même niveau et en confiant la responsabilité des contrôles et des sanctions à l'organisateur de la compétition.

Enfin, nous avons mené une action très volontariste pour harmoniser les réglementations et l'efficacité de la lutte contre le dopage au sein de l'AMA et de l'Unesco. Une pharmacienne du bureau du ministère a même participé au comité « liste » de l'AMA.

M. Jean-Jacques Lozach, rapporteur. - Quelle impression générale conservez-vous de cette période ? Disposiez-vous de moyens suffisants pour remplir vos missions ? Avez-vous eu le sentiment d'évoluer dans des milieux sportifs très opaques ou encore celui d'être soumise à des pressions ? Auriez-vous aimé en faire davantage ?

Mme Sophie Chaillet. - Pas de pressions, en dépit des accusations de partialité et d'incompétence qu'on portait contre le ministère, parce que c'était le ministère. En revanche, les contraintes étaient nombreuses. Outre une action réduite au territoire français et la capacité du LNDD, nous devions composer avec les pratiques de contrôle de certaines fédérations pour élaborer, chaque année, en liaison avec le CPLD, notre propre stratégie de contrôles. J'ai tenu à étendre ceux-ci à l'ensemble des disciplines. La logique de prévention l'impose parce qu'aucun sport n'est à l'abri de la tentation du dopage.

Même si je regrette de n'avoir pu faire plus, nous ne manquions pas d'efficacité dans le cadre qui était alors le nôtre. Avec le LNDD et des crédits importants consacrés à la lutte contre le dopage, nous avons détecté de nombreux cas de dopage, pas forcément là où on l'aurait souhaité parce que les pratiques dopantes se sont professionnalisées.

M. Jean-François Humbert, président. - Grâce aux contrôles, avez-vous détecté des bizarreries ou des anormalités ailleurs que dans le cyclisme ?

Mme Sophie Chaillet. - Bien sûr. Si 20 % des contrôles concernaient le cyclisme, nous en réalisions dans l'ensemble des sports professionnels, les grandes comme les petites compétitions en passant par l'entraînement dans les clubs. Des contrôles positifs, nous en constations partout. Pour plus de précisions, vous pouvez vous reporter à nos bilans annuels disponibles à la direction des sports.

M. Jean-Jacques Lozach, rapporteur. - N'y voyez pas une curiosité malsaine mais nous aimerions comprendre ce qu'il s'est passé durant les Tours de France 1998 et 1999. Avez-vous eu connaissance des prélèvements positifs à l'EPO ?

Mme Sophie Chaillet. - Par la presse, comme tout le monde. Le LNDD avait une action scientifique, qui lui appartenait en propre et qu'il était légitime à conduire. Quel usage pouvait-on faire de ces résultats ? Aucun, je l'ai dit aux journalistes qui m'ont interrogée. Et ce, pour une raison simple : les sportifs n'avaient pas donné leur consentement dès lors qu'il s'agissait de recherches à des fins scientifiques, et l'on ne pouvait prononcer aucune sanction à partir d'analyses rétrospectives. Le laboratoire a été mis en cause alors qu'il avait rempli la mission qui lui avait été confiée : améliorer les techniques d'analyse pour renforcer les contrôles. Quant au lien entre les échantillons et l'identité des sportifs, on ne pouvait pas l'établir. Je n'ai vu ni les échantillons ni les résultats du laboratoire.

M. Jean-Jacques Lozach, rapporteur. - Si des sanctions étaient impossibles, il y avait néanmoins un devoir de vérité.

Mme Sophie Chaillet. - L'objectif initial du LNDD était de tester de nouvelles méthodes de détection de l'EPO dans des échantillons anciens.

M. Jean-Jacques Lozach, rapporteur. - Et les bordereaux de prélèvements au ministère ?

Mme Sophie Chaillet. - Les feuillets de procès-verbaux n'étaient pas nominatifs. Seuls le CPLD et les fédérations connaissaient les noms. C'était le cas pour le bordereau de Lance Armstrong.

M. Jean-François Humbert, président. - Dans ce cas, qui a fait le lien ?

Mme Sophie Chaillet. - Encore une fois, seuls les responsables des sanctions disciplinaires avaient connaissance des noms.

Mme Danielle Michel. - Vous ne pouviez pas vous contenter d'enregistrer et de classer les archives. N'avez-vous pas eu envie d'aller plus loin pour satisfaire votre curiosité ?

Mme Sophie Chaillet. - J'avais le sentiment très net que certains échappaient de manière organisée aux contrôles. Toutefois, la lutte contre le dopage s'appuie sur un dispositif juridictionnel ; elle doit respecter des contraintes légales. Quand bien même je ne me satisfaisais pas de la situation, aurais-je pu agir différemment ? Non. Finalement, dans les sports où elle sévissait, la délinquance organisée a été identifiée grâce à un mécanisme d'aveux et de pressions. Dans les autres nos outils, mêmes artisanaux, étaient somme toute efficaces. Je n'ai jamais eu l'impression que je ne servais à rien.

M. Jean-Pierre Chauveau. - Actuellement, la prévention s'étend-elle à tous les clubs et à toutes les fédérations ? Faut-il des sanctions pénales contre les sportifs tricheurs et ceux qui les conseillent ?

Mme Sophie Chaillet. - Depuis 2004, le CPLD remplissait une mission de prévention qu'il exerçait notamment en dialoguant avec les fédérations sportives à l'occasion de la signature des conventions d'objectifs annuelles. Le ministère travaille à systématiser ces actions avec le mouvement sportif depuis 2006.

La loi de 1999 comporte des sanctions pénales à l'encontre des trafiquants de substances interdites, que la loi de 2006 n'a pas modifiées. Les incriminations sont difficiles à définir ; elles sont peu utilisées, là est le problème. Après l'affaire Cofidis, nous avons travaillé avec la Chancellerie à mieux informer les procureurs des incriminations prévues dans le code du sport, par des circulaires explicatives ; nous avons également redynamisé les commissions régionales et mis en place un dispositif national.

Quant au sportif dopé, il n'est pas forcément un délinquant pénal. Sans compter qu'une suspension me paraît plus incitative au vu de la brièveté des carrières sportives que des sanctions pénales de toute façon limitées au territoire français. Un coureur qui serait condamné en France pourrait participer à une compétition en Italie...

M. Jean-Jacques Lozach, rapporteur. - Comprenez que l'affaire Lance Armstrong nous ait traumatisés. Si vous aviez ciblé ce coureur, l'Union cycliste internationale (UCI) vous aurait-elle mis des bâtons dans les roues ?

Mme Sophie Chaillet. - Un protocole d'accord existait avec l'UCI : un médecin préleveur agréé, puis deux ; un contrôleur de l'UCI, puis deux. À mon arrivée, les relations étaient très tendues avec cette fédération, ce qui limitait notre autonomie de prélèvement et notre capacité de ciblage. La situation s'est améliorée. Pour preuve, le contrôle positif de Floyd Landis.

Nos médecins ont convaincu l'UCI de cibler les contrôles, ce qui ne se faisait pas auparavant. Le protocole d'accord fixait le nombre global de prélèvements et d'échantillons pour la recherche d'EPO et les intervenants : le laboratoire, le médecin préleveur du ministère et le contrôleur de l'UCI. Nos médecins avaient la responsabilité des contrôles au jour le jour et le choix du ciblage. Les contrôles étaient par conséquent indépendants. Cela valait pour le Tour de France comme pour les autres compétitions internationales.

M. Jean-Jacques Lozach, rapporteur. - À quels obstacles se heurtaient vos médecins préleveurs ? Étaient-ils soumis à des pressions ?

Mme Sophie Chaillet. - Je ne me souviens pas de pressions ; en revanche, il arrivait que le médecin ne trouve pas le sportif ou que la fédération, ponctuellement, ne lui ait pas mis à disposition le matériel nécessaire. Dans ce cas, il établissait un rapport et nous nous rapprochions de la fédération pour éviter que cela ne se reproduise. Cela a été plus compliqué avec l'UCI.

M. Jean-François Humbert, président. - Si vous n'êtes plus en première ligne de la lutte contre le dopage, vous êtes une spécialiste du sujet. Quelles pistes d'amélioration pouvez-vous nous suggérer ?

Mme Sophie Chaillet. - En matière de lutte contre le dopage, on ne trouve que ce que l'on cherche. Compléter la liste des produits interdits au fil de l'eau est donc un élément fondamental.

Ensuite, avec un sport mondialisé, notre efficacité dépend de la coordination internationale et des orientations de l'AMA. À nous de peser. Au plan national, les actions de lutte contre le dopage ne doivent pas être circonscrites au sport professionnel ; ne dédaignons pas les pratiquants de moindre niveau.

M. Jean-François Humbert, président. - Que pensez-vous d'une agence européenne ?

Mme Sophie Chaillet. - Elle se limiterait au pays de l'Union européenne alors que la lutte contre le dopage se fait actuellement au sein du Conseil de l'Europe à l'échelle du continent européen. Le choix de l'Unesco est très important car le continent européen a une antériorité dans ce domaine, une plus grande sensibilité. À mon sens, une agence européenne n'apporterait rien.

M. Jean-François Humbert, président. - Merci de votre disponibilité et de votre franchise.

Audition de M. Pierre Ballester, journaliste sportif

M. Jean-François Humbert, président. - Notre commission d'enquête sur l'efficacité de la lutte contre le dopage a été constituée à l'initiative du groupe socialiste, en particulier de M. Jean-Jacques Lozach, notre rapporteur.

Une commission d'enquête fait l'objet d'un encadrement juridique strict. Je signale au public présent que toute personne qui troublerait les débats serait exclue sur le champ. Je vous informe en outre qu'un faux témoignage devant notre commission serait passible des peines prévues aux articles 434-13 à 434-15 du code pénal.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Pierre Ballester prête serment.

M. Pierre Ballester. - Je vous tire mon chapeau pour avoir créé cette commission d'enquête. Vos auditions sont parfois de véritables pensums, mais elles donnent une photographie complète du monde du dopage aujourd'hui.

Je suis journaliste sportif depuis 1981 : d'abord à l'AFP, avant de rejoindre L'Équipe, où j'ai suivi pendant douze ans le cyclisme et la boxe. Le Tour de France 1998 a été mon acte de naissance journalistique. En tant que nègre de Willy Voet, soigneur de l'équipe Festina, puis de son directeur sportif, Bruno Roussel, j'ai eu l'occasion de voir l'envers du décor, qui n'est pas très radieux. En 2004, j'ai publié L.A. Confidentiel avec David Walsh, journaliste irlandais du Sunday Times, premier tome d'une trilogie sur le Darth Vader du cyclisme, Lance Armstrong.

La lutte contre le dopage est effectivement une lutte. Avec un autre journaliste, nous avons étudié le Tour de France, compétition emblématique, entre 1968, année des premiers contrôles antidopage, et 2007. Sur 2 049 coureurs, 35 % ont contrevenu à la réglementation antidopage, qu'il s'agisse de contrôles positifs, d'aveux, de trafic, ou de soustraction aux contrôles. Ce taux passe à 60 % pour les dix premiers du classement, à 72 % sur les podiums, et à 90 % parmi les vainqueurs. Autre constat : les dix derniers Tours de France, huit des treize derniers Tours d'Espagne, et dix des treize derniers Tours d'Italie ont été remportés par des coureurs convaincus de dopage.

La tendance sera impossible à inverser. Le sport a toujours été considéré comme un espace de jeu, qui nous renvoie tous à notre enfance. Les instances officielles ne font que surveiller une grande cour de récréation pour adultes attardés. Celle-ci est hélas devenue un lieu de business fertile, dans certains cas une niche fiscale, et elle se laisse gagner par la corruption et la violence.

Contre cela, il n'existe aucune digue solide. Les gouvernements ont laissé le champ complètement libre aux fédérations. L'AMA n'a été créée qu'en 1999, et les instances nationales antidopage les plus vieilles n'ont que douze ou treize ans. Les autorités sportives, nationales ou internationales, sont juge et partie. Le gendarme qu'est l'AMA a des pouvoirs et des moyens d'action très limités. À l'initiative de Juan Antonio Samaranch puis de Jacques Rogge, la moitié de son budget provient des fédérations internationales, qui voulaient garder la lutte contre le dopage dans leur giron... Lorsque l'AMA veut venir sur le Tour de France, elle est rabrouée par l'Union cycliste internationale (UCI). Pour se déplacer, ses représentants doivent demander des visas...

Au niveau national, les agences sont d'une efficacité variable. L'AFLD, surtout sous le mandat de Pierre Bordry, a été honnête et offensive. On ne peut pas en dire autant de l'Agence nationale espagnole, par exemple.

Le dopage sape la valeur d'exemple des grands sportifs. Les champions exercent une certaine fascination sur le public. Les pratiques dopantes des modèles se répandent inévitablement dans la population, dans toutes les catégories d'âge, vétérans pétaradant sur l'anneau de Vincennes ou jeunes pousses du sport. L'inspection d'académie du Languedoc-Roussillon avait mené une enquête auprès de collégiens de 9 à 11 ans : la majorité d'entre eux trouvait normal de se doper pour gagner.

Les bénéfices artificiels du dopage divisent l'encadrement des équipes. Les managers, guidés par les performances, ont évincé les éducateurs animés par une conception noble du sport. Nous en souffrons terriblement. Je travaille en ce moment à la rédaction d'un nouveau livre, dont un chapitre sera consacré à la génération qui vient, supposément plus propre : les sportifs le sont peut-être, mais que faire quand 30 % des dirigeants sportifs des meilleures équipes du Tour de France sont encore d'anciens dopés ?

Les contrôles positifs ne sont en rien un bon indicateur de la situation du dopage. Lance Armstrong, Michael Rasmussen, Richard Virenque n'ont pas été pris en flagrant délit et pourtant !

La lutte elle-même se décline en plusieurs volets : instances de surveillance, analyses et recherches en laboratoire, logistique des contrôles, prévention, sanction, et l'argent destiné à financer l'ensemble. Rien n'est acquis. En treize ans, des progrès considérables ont été faits : les différents acteurs interagissent, des agences ont été créées, les services répressifs font leur travail, Interpol s'est emparé du sujet, les laboratoires ont mis en place le passeport biologique, les coureurs sont chaperonnés, la fédération française de cyclisme a lancé des campagnes de sensibilisation, même dans les petits clubs, et le barème des sanctions a été revu... Le dopage reste, à l'instar du monde des paris illégaux, une vaste entreprise qui nous dépasse. Mais les gouvernements successifs ont consacré à cette lutte les financements nécessaires.

Reste que le rapport de la US Antidoping agency (USADA) du 10 octobre 2012 fait froid dans le dos. Il révèle les stratagèmes que Lance Armstrong et son entourage ont mis en place : leur simplicité laisse perplexe. La méthodologie dopante est déconcertante de simplicité. Il y a treize ou quatorze ans, je me souviens que nous étions persuadés qu'Armstrong n'avait pas eu de cancer, et que, s'il en avait eu un, cela le rendait légitime à recourir à un protocole de dopage sanguin.

M. Jean-Jacques Lozach, rapporteur. - Vous pensez toujours qu'il n'a pas eu de cancer ?

M. Pierre Ballester. - Je suis persuadé qu'il en a eu un. Je l'ai vu dans son lit d'hôpital, avec un cathéter dans le coeur. Cela aurait été une sacrée mise en scène. Pour autant, certaines choses ont été inventées.

Le docteur Ferrari a mis en place une méthode de dopage tout à fait classique. Lance Armstrong pratiquait sans talent spécifique, mais avec une certaine efficacité, l'art d'éviter les contrôles. La surveillance mise en place était élémentaire, du bricolage ! Des guetteurs aux fenêtres, des chambres d'hôtel dénumérotées pour retarder l'arrivée des contrôleurs. Dernier élément : la corruption. À l'époque, le manager de l'US Postal, le belge Johan Bruyneel, était prévenu la veille des contrôles inopinés qui auraient lieu le lendemain. Un journal flamand a même évoqué un médecin à la fois préleveur et soigneur dans l'équipe de Lance Armstrong. J'ignore où en est cet aspect de l'affaire. À ma connaissance, aucune enquête n'a été ouverte.

Il restera toujours des pratiques indétectables. C'est le cas de l'autotransfusion sanguine. La fenêtre de détectivité de l'hormone de croissance ne reste ouverte qu'une heure. On peut en principe détecter les différentes sortes d'EPO, mais il en existe plus de 90 sur le marché, dont certaines fabriquées ou contrefaites en Chine ou en Europe de l'Est. Les malfaiteurs ont toujours une longueur d'avance sur les policiers, et ce n'est pas parce que l'on arrête quelques tricheurs que la lutte progresse.

L'avenir ne s'annonce pas très radieux, compte tenu de l'évolution du sport et des modes d'élection au sein des fédérations internationales - qui se résument à de la cooptation. Il faut se demander qui aurait intérêt à ce que le dopage soit définitivement vaincu. Les instances internationales ? Les organisateurs d'événements ? Les managers ? Les sponsors ? Les médecins ? Cela fait treize ans que cela dure. Cela va durer encore.

M. Jean-François Humbert, président. - À quelles difficultés les journalistes d'investigation comme vous sont-ils confrontés ?

M. Pierre Ballester. - Journaliste sportif, c'est une vocation. Nous avons tous la même passion et le même enthousiasme. Mais bien sûr, notre capital ferveur est largement entamé lorsque, dans le dos du prestidigitateur, nous découvrons le secret des tours.

Les enquêtes sportives sont en définitive peu nombreuses. La première a été celle de la caisse noire de Saint-Etienne en 1982. Il y a eu ensuite OM-VA en 1993, puis Festina en 1998. Mais le public se moque complètement du dopage ! Selon une récente enquête, 68 % des gens ont intégré l'idée qu'il faisait partie du sport. Les coureurs sont les seuls qui parlent, ils jouent un rôle commode de fusible.

M. Jean-Jacques Lozach, rapporteur. - Dans vos enquêtes, n'avez-vous pas été particulièrement choqué par le rôle des médecins ?

M. Pierre Ballester. - Dans ces affaires, tous les acteurs, à leur niveau respectif, portent une part de responsabilité. Certes, les médecins ont prêté le serment d'Hippocrate, sont soumis à une stricte déontologie. Mais que voulez-vous : on touche là aux fragilités de l'être humain. Leur rôle n'est pas clair : d'une part, ils prodiguent des soins et préviennent les blessures, de l'autre, ils préparent physiquement les sportifs à la performance. Janus à deux têtes ! Le dopage n'est jamais loin. Certes, ils ne doivent pas tous être soupçonnés. Mais certains, bien que condamnés, sévissent toujours dans des équipes cyclistes...

Le problème, c'est qu'il n'existe aucune instance de contrôle. Il y a certes l'AMA, l'AFLD, la direction nationale du contrôle de gestion, qui contrôle les flux financiers dans le football. Mais c'est tout, et c'est bien peu. Le Conseil supérieur de l'audiovisuel contrôle la télévision, la Cour des comptes l'État , l'Autorité de régulation professionnelle de la publicité, ce secteur ; mais aucune autorité ne contrôle le sport d'un point de vue global.

Les acteurs du sport vivent en autarcie, et cela ne gêne personne. Le politique a toujours eu du mal à s'en mêler, comme en témoigne l'écart entre la loi Buffet en vigueur en France et les règles que le CIO applique au niveau international. On attend toujours que la France soit choisie pour organiser les Jeux olympiques...

M. Jean-Jacques Lozach, rapporteur. - Quel est votre sentiment sur la responsabilité de l'UCI, notamment de son avant-dernier président ?

M. Pierre Ballester. - Considérons plutôt les deux derniers. Je ne peux vous en dire davantage, car cela fait l'objet du livre que je publierai bientôt. Un gros chapitre sera consacré aux instances sportives.

M. Jean-Jacques Lozach, rapporteur. - Quand ce livre sera-t-il publié ?

M. Pierre Ballester. - Le 7 juin prochain. Un documentaire sur le même sujet sera également diffusé sur France 3 le 12 juin... s'il n'est pas déprogrammé entre temps. Les lobbies sont puissants.

M. Jean-François Humbert, président. - Vous pointez du doigt le rôle de l'UCI dans la protection de Lance Armstrong. D'autres coureurs ont-ils été ainsi protégés ? Y a-t-il eu des évolutions à cet égard au sein de l'UCI ?

M. Pierre Ballester. - On sait que l'UCI protégeait une dizaine de coureurs dont le profil était douteux. Lance Armstrong a été personnellement sous protection de 1999, date de son contrôle positif aux corticoïdes, jusqu'en 2010. Replaçons-nous en 1998 : l'UCI cherche alors un symbole pour reconstruire son sport sur les décombres du Tour de France 1998. Lance Armstrong sera celui-là. Il a créé une fondation, sa personnalité en fait un candidat idéal. Des transactions financières ont même eu lieu entre Lance Armstrong et l'UCI. C'est une histoire absolument rocambolesque.

Mais qui s'interposera ? Qui dénoncera les conflits d'intérêts et la corruption ? Qui y a intérêt ? Ce lobby est tentaculaire. La marchandisation du sport va se poursuivre. Pour les acteurs du sport, le dopage n'est qu'un caillou dans la chaussure, rien de plus. Il n'y a pas d'urgence.

C'est à cause de ce raisonnement que le cyclisme est en train de rater le virage après l'affaire Armstrong, comme il a raté celui après le scandale Festina. Rendez-vous compte : une enquête fédérale a été ouverte aux États-Unis, abruptement interrompue en février 2010. C'est l'USADA qui l'a poursuivie, pour aboutir au fameux rapport d'octobre 2012.

Autre exemple : l'UCI organise les élections de renouvellement de sa direction en septembre prochain à Florence. Pour l'heure, il y a un seul candidat : Pat McQuaid, déjà à la tête de l'organisation. Tout est dit.

M. Jean-Jacques Lozach, rapporteur. - Revenons sur l'interruption de cette enquête fédérale. Lance Armstrong n'était-il pas porté par une dynamique de pouvoir ? Son nom circulait pour le poste de gouverneur du Texas. Il était ami avec George W. Bush.

M. Pierre Ballester. - Il était moins ami avec George Bush qu'avec Bill Clinton. Ce dernier a d'ailleurs donné de l'argent à sa fondation. Sur celle-ci, il y aurait également beaucoup à dire ! Voyez-vous, Lance Armstrong était un homme fascinant, remarquablement intelligent. On pouvait parler de tout avec lui, de la reproduction des escargots au Guatemala à la fin du XVIe siècle à la prochaine étape du Tour de Catalogne. D'ailleurs, cela faisait du bien car certains coureurs ont un QI à un chiffre. Il a rapidement compris qu'il incarnait quelque chose. Il n'aurait sans doute pas détesté obtenir le poste de gouverneur du Texas pour 2011-2014. On lui prédisait même une destinée plus grande encore. Mais, sur le marché des valeurs américaines, sa cote a considérablement baissé depuis.

M. Jean-Jacques Lozach, rapporteur. - Y a-t-il un profil type de pourvoyeur de produits dopants ?

M. Pierre Ballester. - Ce sont souvent des organisations de bric et de broc. Trois ou quatre personnes : un pharmacien, un employé d'hôpital, un intermédiaire, parfois un coureur ou ancien coureur. Croyez-moi, ce n'est pas la mafia, plutôt des pieds nickelés. Au sein du Tour de France, nous savions ce qui se passait. Nous appelions cela « radio peloton ».

M. Jean-Jacques Lozach, rapporteur. - Lors de son audition, un ancien ministre des sports a affirmé que les organisateurs d'événements comme le Tour de France ne peuvent pas ignorer ce qui se passe.

M. Pierre Ballester. - Depuis 1998, il y a quasiment un scandale tous les ans. Si j'étais organisateur d'un événement appartenant au patrimoine national et parasité par le dopage, je ferais tout pour l'en débarrasser ! Je n'attendrais pas que l'UCI ponde une charte ou un nouveau règlement. Donc oui, les organisateurs ont une forme de responsabilité passive.

À nouveau, qui a intérêt à ce que le dopage disparaisse ? Pour tous, mieux vaut un Tour à scandale qu'un Tour d'ennui. Notez qu'à deux exceptions près, le nom des sponsors n'apparaît jamais dans la dénomination des scandales. Le dopage réduit à néant la crédibilité d'un événement, nuit à la santé physique et mentale des athlètes, à l'équité des compétitions, mais en aucun cas à la santé financière de ceux qui en vivent.

M. Jean-François Humbert, président. - Ces pratiques condamnables concernent-elles d'autres sports ?

M. Pierre Ballester. - Le dopage touche tous les sports à enjeux. Aucune discipline n'est épargnée.

Mme Danielle Michel- Qu'en est-il du rugby ?

M. Pierre Ballester. - Je n'ai pas d'informations sur le rugby. Je m'occupe du magazine de la Fédération française de rugby, mais c'est le cyclisme qui est ma passion. Paradoxalement, je m'intéresse moins au rugby.

M. Jean-Jacques Lozach, rapporteur. - Vous êtes partisan de propositions radicales ?

M. Pierre Ballester. - Elles relèvent de l'utopie. Selon moi, il est trop tard. Le pli est pris. Hormis la loi Buffet, il ne s'est rien passé au niveau politique.

Mais c'est assez compréhensible : quelle serait la réaction de cadres supérieurs à qui l'on demanderait de baisser leur rémunération d'un tiers ? C'est la même chose pour le dopage. Et pour une fois, je suis d'accord avec Christian Prudhomme : nous pissons dans un violon...

M. Jean-Jacques Lozach, rapporteur. - Vous êtes pessimiste. N'y a-t-il aucune raison d'espérer ?

M. Pierre Ballester. - La tutelle de l'AFLD sur les contrôles sur le Tour de France est un facteur d'optimisme.

M. Jean-Jacques Lozach, rapporteur. - C'est une avancée.

M. Pierre Ballester. - Cela était déjà le cas jusqu'en 2008. Qu'en sera-t-il demain ? L'organisateur doit jouer son rôle.

Audition de M. Travis Tygart, président de l'Agence américaine antidopage (USADA)

M. Jean-François Humbert, président. -Bienvenue à M. Travis Tygart, président de l'Agence américaine antidopage (USADA).

Une commission d'enquête fait l'objet d'un encadrement juridique strict. Je signale au public présent que toute personne qui troublerait les débats serait exclue sur le champ. Je vous informe en outre qu'un faux témoignage devant notre commission serait passible des peines prévues aux articles 434-13 à 434-15 du code pénal.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Travis Tygart prête serment.

M. Travis Tygart, président de l'Agence américaine antidopage (USADA). - Merci de votre invitation et de votre engagement pour un sport propre. L'USADA travaille pour tous les sportifs qui ne se dopent pas. Je voudrais pouvoir enseigner à mes trois enfants les leçons du sport : l'honnêteté, l'équité, le respect. Le sport développe le caractère et apprend à s'engager au service d'une cause plus large. Il est fondé sur les mêmes valeurs que la démocratie. Le dopage compromet ces principes. C'est pourquoi nous devons le combattre.

Le Congrès a reconnu l'USADA comme agence antidopage pour les Jeux olympiques, paralympiques et panaméricains. Nous n'avons pas de prérogatives sur les cinq grandes fédérations sportives professionnelles aux États-Unis. L'USADA est une organisation privée à but non lucratif. Elle dispose d'un budget de 14 millions de dollars dont 8,5 millions proviennent de subventions publiques, le reste provient de sources privées, y compris du Comité olympique américain. Cette diversité des sources de financement garantit notre indépendance.

L'affaire Armstrong a confirmé que le cyclisme avait succombé au dopage et qu'il existait une culture de corruption dans ce sport. La prise d'EPO est une pratique courante. Notre souci est de protéger les athlètes, les générations à venir de sportifs. Il y a là un problème de santé publique.

Les frontières n'arrêtent pas le dopage. Certains athlètes ont tout simplement quitté les États-Unis ou la France pour s'entraîner dans des pays moins regardants, plus laxistes. Nous avons conclu un accord de coopération avec l'AFLD, car nous partageons les mêmes objectifs et la même détermination que M. Bordry ou M. Bertrand. Grâce à nos accords de coopération nous avons obtenu copie des tests dont les résultats avaient été publiés par l'Équipe lors de notre enquête sur l'affaire Armstrong.

L'indépendance de la lutte antidopage ne doit pas être une façade. L'expérience montre qu'il est impossible de faire la promotion d'un sport et de le surveiller en même temps. Nos directeurs ne subissent aucune pression du gouvernement, des fédérations ou des sponsors. Notre personnel respecte un code déontologique strict qui interdit de travailler pour toute autre organisation sportive, à titre gratuit ou non. Nous sommes soumis au secret professionnel et ne devons pas nous exprimer devant la presse, sauf autorisation, pour ne pas mettre en péril des enquêtes en cours. Les athlètes hésiteraient à témoigner s'ils pensaient que leur nom et leurs propos peuvent apparaître au grand jour. Nous n'avons non plus aucune obligation d'ordre commercial et n'avons pas à nous préoccuper des conséquences financières lorsque nous révélons des scandales.

Lors de l'affaire Armstrong, l'UCI s'est employée à contrarier notre enquête à chaque étape. Finalement, à la suite de notre décision, en novembre dernier, le président de l'UCI a annoncé une commission d'enquête indépendante et un examen critique du passé. Mais il a dissout cette commission lorsqu'elle a décidé d'outrepasser les limitations qu'il lui avait imposées. L'UCI attend que l'orage passe. C'est insupportable pour les sportifs. Elle doit agir. Elle a accepté les conclusions de notre décision raisonnée mais a critiqué dans le même temps l'USADA et l'AMA. Son président a accusé, avec véhémence, les sportifs qui avaient parlé de faire honte au sport. Sans doute s'agissait-il d'une tactique d'intimidation, destinée à dissuader d'autres sportifs de témoigner. Lance Armstrong semblait prêt en novembre 2012 à dévoiler toute la vérité, il ne l'a pas encore fait. Il est probable qu'il détient des preuves de l'implication de l'UCI dans cette affaire sordide.

Ainsi il est nécessaire qu'une agence indépendante, non sponsorisée par le monde sportif, réalise des contrôles inopinés hors compétitions, en procédant à des tests longitudinaux sur l'urine et le sang pour détecter l'EPO et d'autres substances illicites. C'est un travail difficile. Nous faisons le sale boulot ! Nous avons réalisé des tests sur le Tour de Californie en 2001, mais sans rechercher l'EPO. Dès 2001, l'UCI avait la preuve que Lance Armstrong détenait des échantillons d'EPO synthétiques lors du Tour de Suisse. Mais elle ne nous a pas transmis les échantillons.

Nos programmes de lutte doivent également tenir compte des nouvelles pratiques, des nouvelles substances, définir des sanctions et des procédures de protection pour les sportifs accusés, investir dans la recherche scientifique tout en conduisant un travail d'éducation. Les fournisseurs de produits dopants qui échappent aux juridictions sportives doivent être tenus pour responsables. Les athlètes ont des moyens sophistiqués pour contourner les tests. Tyler Hamilton et Floyd Landis ont été contrôlés positifs. Si nous n'avions pas porté plainte contre eux et fourni des preuves, jamais ces athlètes n'auraient révélé ce qui se passe dans le cyclisme.

Nous nous battons pour l'âme du sport et pour défendre ceux qui ne se dopent pas. Les athlètes du Mouvement olympique nous soutiennent ; ils doivent s'impliquer davantage encore dans cette lutte. Les jeunes doivent pouvoir s'identifier à leurs sportifs préférés. Le dopage ternit l'image de tous les sportifs. Notre lutte doit être globale. Mais aucun programme n'est parfait. Il faut sans cesse se retrousser les manches.

Je remercie votre commission pour l'intérêt qu'elle porte à ce dossier.

M. Jean-François Humbert, président. - Combien de contrôles réalisez-vous chaque année, en compétition et hors compétition ? S'agit-il de contrôles aléatoires ou ciblés ?

M. Travis Tygart. - Nous réalisons 8 000 tests par an. Notre objectif est que 70 % d'entre eux soient faits hors compétition. Pour les cibler, nous répartissons les sports en catégories selon les risques de dopage. Nous suivons également les athlètes, leurs performances, leurs blessures, leur retrait temporaire de la discipline, etc. Nous recevons également des informations par des moyens anonymes, mail ou téléphone. Nous encourageons les entraîneurs ou les sportifs intègres à nous transmettre des informations, de manière confidentielle, pour guider nos enquêtes.

Les contrôles aléatoires sont moins efficaces que les contrôles ciblés.

M. Jean-Jacques Lozach, rapporteur. - Nous saluons votre indépendance, votre détermination et votre ténacité dans l'enquête sur l'affaire Armstrong : vous avez prouvé que le plus grand des champions était aussi le plus grand des tricheurs.

Quels sont vos pouvoirs en matière de prévention, de contrôles, de sanctions ? Et dans la recherche ? Dans quels laboratoires les échantillons sont-ils analysés ?

M. Travis Tygart. - Notre stratégie de prévention est double. D'une part, nous cherchons à protéger la santé des 3 000 athlètes inscrits sur la liste permanente. Nous aurions besoin sur ce point d'outils de recherche afin de déboucher sur un programme de prévention qui serait mis en oeuvre au niveau international par l'AMA. D'autre part, un programme vise à modifier les comportements et les points de vue. Certes, peu de sportifs amateurs deviennent professionnels. Mais le sport transmet des leçons de vie. Il ne doit pas apprendre à tricher.

Nous consacrons 2 millions de dollars à la recherche, en partenariat avec le monde sportif professionnel, comme les ligues de football et de baseball. Nous travaillons avec des universités mais aussi avec des PME innovantes et des organismes qui souhaitent participer à la lutte contre le dopage.

Aucune loi pénale ne vise le dopage. Mais le trafic ou la distribution des substances illicites constituent un délit. Nous signons des contrats privés avec les athlètes, ils s'engagent à respecter les règles de l'AMA.

M. Jean-Jacques Lozach, rapporteur. - Quels produits recherchez-vous en priorité ? Quels sont les produits que vous trouvez le plus ? Que pensez-vous de la liste de produits interdits établie par l'AMA ? Que pensez-vous des autorisations à usage thérapeutique (AUT) ?

M. Travis Tygart. - Nous sommes préoccupés par les substances conçues sur mesure, mais aussi par les substances basiques, EPO, anabolisants, corticoïdes, hormones de croissance, etc. Nous avons appris que le peloton hésitait à essayer de nouvelles substances, craignant notre nouvelle méthode de contrôle de l'EPO, utilisée à partir de Jeux olympiques de Beijing et sur le Tour de France, qui décèle la trace des micro-doses injectées par transfusions sanguines. Le peloton ne savait pas exactement ce que nous pouvions détecter : il était furieux.

Nous devons établir des catégories de substances et non seulement une liste exhaustive. Dans l'affaire Balco, le THG était fabriqué sur mesure. Les sportifs peuvent recourir aux services de chimistes et de médecins pour développer de nouvelles molécules ne figurant pas sur la liste des produits dopants établie par l'AMA, échappant ainsi aux sanctions. La médecine est travestie à des fins de dopage. Ainsi un athlète de 28 ans a-t-il pu parvenir au plus haut niveau grâce à la testostérone, car il a pris du poids et ses performances ont progressé de façon spectaculaire. Une enquête a été ouverte. Ce n'est pas seulement la liste des produits qui compte, mais la manière d'organiser les contrôles. Le rôle de l'AMA est essentiel.

Mme Danielle Michel. - Les fédérations sont-elles suffisamment indépendantes pour sanctionner les athlètes ? Faut-il des sanctions pénales ? Vous cherchez à changer les comportements : quels sont les résultats ?

M. Travis Tygart. - J'y insiste, il est très difficile d'assurer la promotion de son sport et, en même temps, de faire la police. Le système fonctionnera si les sports sous la tutelle de l'AMA acceptent de renoncer à la mission de contrôle. L'affaire Balco a donné lieu à une bonne collaboration avec la fédération internationale d'athlétisme, qui tranchait avec l'attitude de l'UCI.

Faut-il instaurer des sanctions pénales ? La réponse n'est pas évidente. Les règles existantes ont permis de résoudre l'affaire Armstrong. Mais peut-être l'instauration de sanctions pénales nous aiderait-elle à avancer plus rapidement ?

Il est difficile de changer le comportement des jeunes. L'industrie des compléments alimentaires réalise un chiffre d'affaires de 28 milliards d'euros aux États-Unis et séduit les jeunes prêts à avaler n'importe quoi pour ressembler à leurs sportifs préférés. Nos ressources sont très limitées, il n'est pas facile de changer ces comportements.

M. Jean-Jacques Lozach, rapporteur. - L'AMA devrait-elle être financée par les États plutôt que par les fédérations internationales ?

M. Travis Tygart. - La diversification des sources de financement est essentielle. Un financement par les États uniquement ne serait pas souhaitable non plus : l'affaire Armstrong a montré que les athlètes étaient prêts à aller jusqu'au Congrès pour faire pression sur nous. Des projets de loi ont même été déposés pour nous réduire au silence. Cependant les subventions publiques ne représentent que 55 % de notre budget.

M. Jean-Jacques Lozach, rapporteur. - Dans la décision Armstrong, vous avez prononcé des sanctions sur la foi de témoignages convergents, mais sans preuve scientifique directe. Cette méthode a-t-elle pour vocation à devenir la règle ?

M. Travis Tygart. - Cette pratique est déjà courante. Dans l'affaire Armstrong, nous avions des preuves scientifiques mais pas d'échantillons contrôlés positifs au sens traditionnel. Nous disposions des données du passeport de suivi longitudinal de 2009 et 2010. Le cycliste ne pouvait avoir réalisé de telles performances sportives sans dopage. Seules 20 % des affaires sont résolues grâce à des contrôles contradictoires positifs. Les autres délits inscrits dans le code de l'AMA - possession, trafic de produits dopants - exigent d'autres types de preuve.

M. Jean-François Humbert, président. - Quelles sont les sanctions prises par l'USADA ? Existe-t-il en son sein une commission spécifique compétente pour juger ?

M. Travis Tygart. - Nous respectons les règles du code de l'AMA. Pour une première utilisation de produits dopants, un sportif est passible de quatre ans de suspension au maximum, d'un avertissement privé au minimum. En cas de circonstances aggravantes, nous pouvons émettre un avertissement public. Le trafic et la distribution de substances illicites sont passibles d'une suspension à vie. Lance Armstrong et ses médecins ont été suspendus à vie car le trafic a été répété et ils ont refusé de collaborer.

La procédure est la suivante : nous informons l'athlète des sanctions qu'il encourt. Puis une commission indépendante de l'instruction examine le dossier afin de déterminer si les charges sont suffisantes pour poursuivre la procédure et émet une recommandation. Sur cette base, nous décidons alors si nous souhaitons poursuivre l'athlète et précisons les sanctions requises. L'athlète peut alors accepter les accusations portées contre lui ou contester l'accusation et les sanctions devant une cour d'arbitrage. Lance Armstrong a choisi de ne pas contester les faits.

M. Jean-François Humbert, président. - La gravité du parjure dans la procédure américaine joue sans doute un rôle dissuasif puissant.

M. Travis Tygart. - Lance Armstrong avait déjà menti sous serment. Il ne pouvait le faire une seconde fois. Il avait fait ses calculs : après avoir tenté en vain de saisir les plus hautes autorités politiques ou les médias pour nous réduire à néant, il a choisi de se présenter comme un martyre - ce qui a failli marcher ! Il a compris qu'il s'était trompé de stratégie à la lecture de notre décision et des vingt-six témoignages accablants qui l'étayaient.

M. Jean-Jacques Lozach, rapporteur. - Avez-vous la preuve que l'UCI a protégé Lance Armstrong ?

M. Travis Tygart. - Il existe un faisceau de présomptions. Une enquête est en cours, dont je ne peux parler. L'UCI a reconnu qu'elle avait n'avait pas transmis des échantillons considérés comme suspects par le laboratoire d'analyse lors du Tour de Suisse 2001. Il en va de même pour un échantillon suspect dans le Dauphiné 2002. Les responsables de l'UCI disposaient aussi de 6 échantillons contrôlés positifs sur le Tour de France 1999. Ils n'ont pas réagi. Ils savaient bien que Lance Armstrong travaillait avec le docteur Michele Ferrari, à la réputation sulfureuse, déjà condamné. Ils ont accepté des paiements de la part du sportif. Ils se sont bornés à créer une commission indépendante qui a blanchi tout le monde. Ils ont autorisé Lance Armstrong à continuer à courir.

Pourtant nos tests le montrent, il y a une probabilité de un sur un million de réaliser hors dopage les performances sportives d'Armstrong. L'UCI refuse toujours de nous transmettre les prélèvements de trois coureurs appartenant à la même équipe. Un rapport de 2010 a critiqué les techniques de prélèvement de l'UCI en 2010 lors du Tour de France. Le rythme des prélèvements était trop prévisible. Trois coureurs soupçonnés n'ont fait l'objet d'aucun contrôle sur toute la durée du Tour. Les critiques valent aussi pour le Tour de Californie : aucune recherche d'EPO !

Nous qui aimons le cyclisme devons faire pression sur l'UCI pour qu'elle réponde à ces critiques et mette en place une stratégie toute différente. Elle s'est contentée de dissoudre la commission indépendante qu'elle avait consenti à créer !

M. Jean-Jacques Lozach, rapporteur. - L'UCI est-elle encore crédible ? Doit-elle être compétente sur les dépistages sur le Tour de France ? Pat McQuaid doit-il démissionner ? Quelles questions lui poseriez-vous ?

M. Travis Tygart. - J'aurais beaucoup de questions à lui poser... Il ne m'appartient pas de décider qui devrait diriger l'UCI. Mais elle a manqué à son obligation de préserver le sport du dopage. Si vous pouviez vous opposer à ce qu'elle continue d'être chargée des contrôles sur le Tour de France, j'applaudirais ! Aucune agence antidopage crédible n'aurait mis en place des contrôles aussi lacunaires, laissant si libre champ aux athlètes malhonnêtes.

M. Jean-François Humbert, président. - Quelles sont vos relations avec la justice américaine et avec les forces de police ? Échangez-vous des informations ?

M. Travis Tygart. - Nous sommes indépendants. Mais lorsque nous possédons les preuves d'un délit qui lèse les autres athlètes, nous les présentons au FBI ou à la justice. Nous représentons les victimes et aidons les différents organismes d'enquête. La loi américaine reconnaît le code de l'AMA. Des informations peuvent être échangées. Dans l'affaire Armstrong, nous n'avons jamais pu consulter les informations recueillies par le gouvernement fédéral sur le dopage. Mais dans l'affaire Balco nous avons obtenu des documents qui ont corroboré nos enquêtes. Ainsi le partenariat est bon, même si cela fut difficile dans l'affaire Armstrong.

Mme Danielle Michel. - L'AMA est-elle efficace ? Comment améliorer la lutte antidopage ?

M. Travis Tygart. - Oui, l'AMA est efficace. Certes, depuis dix ans la lutte a été très dure, mais avant la mise en place du code mondial en 2004, il n'y avait rien ! L'AMA a eu le mérite d'édicter des règles uniformes pour le monde entier. Mais elle dépend de l'efficacité des agences nationales antidopage. Là se situe la faiblesse. Les athlètes ne sont pas opposés aux contrôles, ils accepteraient ces obligations lourdes si elles étaient réellement les mêmes pour tous. Malheureusement il existe des écarts entre les pays.

M. Jean-Jacques Lozach, rapporteur. - L'USADA prendra-t-elle une décision sur Johan Bruyneel ou n'est-elle pas compétente pour des raisons de territorialité ? Quelle appréciation portez-vous sur le dispositif antidopage français ? Quelles informations l'USADA a-t-elle transmise à l'AFLD sur Jeannie Longo ?

M. Jean-François Humbert, président. - Une procédure « vérité et réconciliation » est-elle souhaitable dans le cyclisme ?

M. Travis Tygart. - Je ne commenterai pas l'affaire Bruyneel. Nous souhaitons que toutes les affaires soient résolues dans les plus brefs délais. C'est une cour arbitrale qui est chargée de se prononcer. Nous espérons que des auditions publiques auront lieu.

Je ne peux juger votre système antidopage, je ne le connais pas assez. Mais je sais que le soutien de MM. Bordry et Bertrand nous a grandement facilité la tâche. Aujourd'hui la collaboration est tout aussi excellente avec M. Genevois. Nous voudrions beaucoup d'interlocuteurs comme eux aux États-Unis !

Sur Jeannie Longo, il est possible que nous ayons fourni des informations récoltées à l'occasion d'une enquête sur un centre de distribution d'EPO. Je consulterai le dossier pour vous répondre plus précisément, si vous le souhaitez.

Le cyclisme mérite d'être sauvé. Une commission « vérité et de réconciliation » avec une procédure d'immunité, pourquoi pas ? Il faut permettre aux coureurs de parler et d'exposer la vérité. C'est la seule façon de s'attaquer à la racine du problème et de rendre l'espoir aux athlètes intègres.

M. Jean-François Humbert, président. - Je vous remercie. Cette audition restera dans les mémoires.