Mercredi 25 novembre 2015

- Présidence de Mme Chantal Jouanno, présidente -

Les femmes victimes de la traite des êtres humains

La délégation a procédé à l'audition, dans le cadre d'une table ronde, de représentants d'associations engagées dans la lutte contre la traite des êtres humains.

Mme Chantal Jouanno, présidente - Quelques jours après la Journée européenne contre la traite des êtres humains du 18 octobre, nous sommes réunis en cette Journée internationale pour l'élimination de la violence à l'égard des femmes pour débattre et réfléchir ensemble à la façon dont nous pouvons utilement contribuer à l'éradication du phénomène de la traite, qui n'épargne ni l'Europe, ni la France.

La traite des êtres humains touche 22 millions de personnes dans le monde. Elle fait chaque année 2,5 millions de victimes, qui sont à 80 % des femmes et des jeunes filles : on comprend que ce soit un sujet de préoccupation pour la délégation aux droits des femmes.

Le sujet de la traite n'est pas tout-à-fait nouveau pour notre délégation. Nous avons eu l'occasion de l'aborder, notamment sous la présidence de Brigitte Gonthier-Maurin. Le projet de loi transposant la directive de 2011 concernant la prévention de la traite des êtres humains et la protection des victimes a donné lieu à un rapport d'information de notre collègue Maryvonne Blondin, publié en 2013. Évidemment, la traite a également été abordée au cours du débat sur la proposition de loi visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel qui, même s'il a abouti à un vote que l'on ne peut que regretter, a été très riche au Sénat.

Le travail que notre délégation prépare depuis le mois de septembre sur les femmes victimes de la traite des êtres humains sera présenté par six rapporteures, une par groupe : outre moi-même pour le groupe Union des Démocrates et Indépendants-UC, il s'agit de Corinne Bouchoux pour le groupe écologiste, d'Hélène Conway-Mouret pour le groupe socialiste, de Joëlle Garriaud-Maylam pour le groupe Les Républicains, de Brigitte Gonthier-Maurin pour le groupe communiste républicain et citoyen et de Mireille Jouve pour le groupe du Rassemblement Démocratique et Social européen. Cette diversité montre l'intérêt de tous les groupes du Sénat pour ce sujet déterminant en matière de violences faites aux femmes.

Les tragiques attentats qui ont frappé notre pays ont mis en évidence des liens entre le terrorisme et la traite. Daesh et Boko Haram s'appuieraient entre autres sur la traite des êtres humains pour financer leurs activités, qu'il s'agisse d'esclavage sexuel ou de trafic d'organes.

Nos premières auditions l'ont montré, la traite revêt des aspects divers, ce qui implique de disposer d'une expertise complète en s'appuyant sur le témoignage des acteurs de terrain. Là est précisément l'objet de notre table ronde, et je vous remercie d'avoir accepté d'y participer.

Avant de vous présenter toutes et tous et de vous donner la parole, je voudrais rappeler que nous aurons cet après-midi deux temps de débat.

Le premier sera consacré aux enjeux auxquels sont confrontés les acteurs qui luttent contre la traite. Nous entendrons des experts ou associations de terrain qui pourront nous dire ce qui caractérise leur action et ce que le législateur peut faire pour les aider dans leur combat.

La seconde partie permettra quant à elle de nous éclairer sur les enjeux liés à la crise actuelle des migrants. Nous avons bien compris que ce phénomène et celui de la traite sont juridiquement distincts, car la traite implique une contrainte exercée sur une victime alors que les migrants, par définition, fuient volontairement leur pays. Cependant, l'actualité a malheureusement montré que ces personnes, une fois arrivées en Europe dans le plus grand désarroi, peuvent se retrouver victimes de traite des êtres humains car elles constituent des cibles « faciles » pour les réseaux. Il s'agira pour nous de comprendre comment ces questions sont aujourd'hui appréhendées et quel est le degré de risque supplémentaire lié à cette situation inédite en Europe.

Je remercie chacune et chacun d'entre vous d'être venus jusqu'à nous et je vous propose de commencer sans plus tarder nos échanges. Nous écouterons ensuite une interview de Mme Michèle Ramis.

Vous trouverez aussi, sur le site du Sénat, une présentation vidéo de Mme Myria Vassiliadou, coordinatrice européenne de la lutte contre la traite des êtres humains que notre délégation a rencontrée le 22 septembre. Dans vos dossiers figure le texte français de son intervention.

Notre audition fait, par ailleurs, l'objet d'une captation vidéo qui sera mise en ligne sur le site du Sénat.

Pour cette première partie consacrée à l'expérience des associations et aux enjeux en matière de traite, nous accueillons six intervenants, que je présenterai successivement.

Notre premier intervenant est Louis Guinamard, qui a créé l'agence TAOR, spécialisée dans des sujets sensibles tels que l'excision ou les viols de guerre. La délégation a déjà eu l'occasion de l'entendre, il y a deux ans, dans le cadre de la préparation d'un rapport d'information sur ce sujet. Dans son ouvrage intitulé Les nouveaux visages de l'esclavage, publié sous la direction de Geneviève Colas, Louis Guinamard décrit les différentes formes que peut revêtir la traite, notamment celle des mineurs. Son intervention nous donnera donc une vision d'ensemble du phénomène de la traite des êtres humains.

Notre deuxième intervenante, Geneviève Colas, représente le collectif « Ensemble contre la traite des êtres humains », dont la coordination est assurée par l'association Secours catholique-Caritas France. Geneviève Colas a par ailleurs contribué à la publication d'un ouvrage sur la traite des êtres humains dans les situations de conflits. À l'occasion de la Journée européenne de lutte contre la traite, ce collectif a publié un communiqué rappelant notamment le rôle des associations et formulant un certain nombre de recommandations. Nous serons très intéressés par son analyse du rôle de la société civile dans la lutte contre ce fléau.

Nous entendrons ensuite Patrick Hauvuy et Federica Marengo, qui représentent l'association ALC (Accompagnement Lieux d'accueil Carrefour éducatif et social). ALC a créé en 2001 le dispositif national Ac.Sé (Accueil Sécurité), réseau d'associations et de centres d'hébergement qui vise à protéger les personnes victimes de la traite des êtres humains se retrouvant en danger localement. Patrick Hauvuy et Federica Marengo pourront nous faire part des principales difficultés rencontrées dans leur action.

Puis la question des mineurs sera abordée avec Eléonore Chiossone et Alice Tallon, qui représentent ECPAT France (End child prostitution, child pornography and trafficking of children for sexual purposes). La mission de cette ONG est de lutter contre l'exploitation sexuelle des enfants à des fins commerciales, en France et à l'étranger. La situation des mineurs victimes de traite est en effet très délicate. L'expérience de nos intervenantes, nourrie de nombreuses études et missions menées en France comme à l'étranger, nous apportera des éléments clés pour nos travaux.

Enfin, Maître David Desgranges nous parlera de son expérience à la tête du Comité contre l'esclavage moderne. Depuis sa création en 1994, le CCEM s'est rapidement spécialisé dans la prise en charge des personnes victimes de traite à des fins d'exploitation par le travail, en particulier domestique. Son accompagnement juridique et administratif des victimes est extrêmement important. Maître David Desgranges aura certainement de nombreuses recommandations à nous faire.

La conclusion de cette première partie reviendra à Élisabeth Moiron-Braud, secrétaire générale de la mission interministérielle pour la protection des femmes contre les violences et la lutte contre la traite des êtres humains (MIPROF), que la délégation a auditionnée voilà une semaine.

Nous ouvrirons ensuite un échange avec les membres de la délégation. Louis Guinamard, vous avez la parole.

M. Louis Guinamard, conseil en communication et plaidoyer international, auteur des Nouveaux visages de l'esclavage. - J'interviens ici comme auteur de l'ouvrage Les nouveaux visages de l'esclavage, publié en mai dernier sur la commande du collectif « Ensemble contre la traite des êtres humains ». Mon travail, non pas d'expert mais de journaliste, visait à mettre des mots et des visages sur les concepts liés à la traite des êtres humains. Je l'ai réalisé grâce au soutien et à la disponibilité de l'ensemble des associations membres du collectif.

On ne peut réduire la traite des êtres humains aux seules questions de l'esclavage domestique et de la prostitution. Nous avons tous à l'esprit non seulement les histoires des « petites bonnes », ces jeunes filles maltraitées et tenues en esclavage, mais aussi la question extrêmement prégnante de la prostitution, le système prostitutionnel fonctionnant essentiellement grâce aux mécanismes de la traite. Mais la traite des êtres humains va bien au-delà, en englobant les phénomènes de mendicité et de délit, très présents dans la traite des enfants, mais également les questions, plus anecdotiques mais souvent dramatiques, de la traite dans le sport, ou encore le phénomène des « bébés ancres » qui servent à légitimer les personnes lorsqu'elles arrivent sur un territoire.

Toujours sur le thème des mots que recouvre la traite, nous souhaitions, par cet ouvrage, contrer certaines paroles et idées reçues qui peuvent paraître anodines, mais qui contribuent à légitimer et à entretenir le système de la traite : « la prostitution est le plus vieux métier du monde » en est un exemple. Les mots ont leur importance ! Nous entendons souvent dire que la traite est une atteinte aux droits de l'homme, ce qui revient à biaiser la réalité. La traite est avant tout une atteinte aux droits humains, en ce qu'elle touche très majoritairement les femmes.

Dans le même ordre d'idée, il est difficilement admis qu'un mariage puisse s'inscrire dans le cadre de la traite, puisque juridiquement, le mariage implique un consentement. Or, je pense à l'histoire de Leila, une jeune fille qui nous a raconté comment un jour, on est venu la recruter dans son pays pour l'emmener en France. Son « mari » ne l'attendait même pas à l'aéroport ! Dès son arrivée, elle a été « prise en main » par sa belle-mère, qui l'a placée dans la maison, au service de la famille. Ici, tous les mécanismes de la traite sont bien réunis. Encore une fois, il est essentiel d'employer les bons mots derrière ces situations.

À travers des reportages, l'ouvrage relate des situations de traite dont certaines se déroulent à quelques centaines de mètres d'ici. Il suffit de se rendre au carrefour de Strasbourg-Saint-Denis pour observer le système prostitutionnel, avec, dès le matin, l'arrivée d'un groupe de femmes chinoises, puis, plus haut dans la rue, de femmes nigérianes. Tout cela se déroule sous nos yeux. La question est de savoir ce que l'on accepte ou non ; elle se pose aussi évidemment en province, où la prostitution se déroule dans les camions installés au bord des routes nationales, à la vue de chacun.

Il s'agissait également, à travers ce livre, de mettre des visages sur les notions que recouvre la traite, tout d'abord pour compatir avec les victimes, les laisser se raconter. L'ouvrage reprend le témoignage de la psychologue de l'association Foyer Jorbalan, qui évoque les femmes qu'elle accueille quotidiennement, généralement extraites de la prostitution en urgence et qu'il faut mettre à l'abri. Ces femmes ont souvent été dans le déni, ce qui leur a permis précisément de résister alors qu'elles étaient prises dans le mécanisme de la traite. L'une d'entre elles rapporte les mots suivants : « J'ai été traitée comme un animal pendant des années, je ne sais pas ce que c'est que d'être une femme ».

Nous souhaitions également mettre des visages sur la traite pour donner de la chair aux réseaux de traite.

Les réseaux internationaux, tout d'abord, nous dépassent, car ce sont de véritables nébuleuses, largement inaccessibles et qui s'inscrivent dans des sphères complexes. Néanmoins, il nous a semblé important d'expliquer que l'on parvenait parfois à remonter des filières, arrêter des personnes et identifier des responsables. Combattre ces réseaux n'est pas une lutte vaine, on peut y arriver.

Il s'agissait aussi de mettre des visages sur les réseaux de proximité. Très souvent, la traite se déroule au sein même de la famille. L'ouvrage relate le témoignage d'une petite fille Éthiopienne, Waris, dont l'histoire et notamment les conditions d'arrivée en France rassemblent tous les éléments de la traite. Orpheline, Waris est recueillie par sa tante, qui la place à son service. Ne supportant plus la situation de maltraitance qui lui est faite, Waris s'enfuit. S'ensuit une succession d'épisodes qui la conduiront en France, dans un processus qui rejoint le thème des migrations qu'aborderont les intervenants de la seconde séquence. Son histoire souligne bien que la traite ne s'inscrit pas forcément dans un contexte de marchandisation, mais qu'elle se déroule souvent dans le cadre privé, pour un « usage direct ».

La réalité de la traite soulève par ailleurs la question de l'impunité et de l'immunité de certaines personnalités, découlant de certains statuts. Sur cette question, les règles évoluent et plusieurs procédures engagées ont abouti. Encore une fois, il n'est pas vain de poursuivre le combat.

En bout de chaîne, nous tenions à mettre des visages sur les clients, qui sont les commanditaires de la traite. À ce titre, ils sont totalement impliqués et tiennent une responsabilité certaine dans le mécanisme. Il était important de le rappeler.

Enfin, nous avons souhaité présenter les visages bienveillants, et tout d'abord ceux des « tiers intervenants ». Le tiers intervenant est la personne qui repère une situation et qui décide d'agir. J'ai à l'esprit l'histoire d'une femme qui, alors qu'elle vient de s'échapper de la voiture de la personne qui la maintenait en esclavage, s'arrête dans un parc. Une dame la voit et lui demande : « Pourquoi pleures-tu ? ». Cette dame entend son histoire et aussitôt, cherche de l'aide. Ce cas n'est pas isolé. D'après l'Organisation internationale contre l'esclavage moderne (OICEM), un quart des signalements provient de personnes de la société civile.

Enfin, parmi ces visages bienveillants, figurent bien évidemment les associations qui prennent en charge les victimes.

Mme Geneviève Colas, collectif « Ensemble contre la traite des êtres humains, Secours catholique - Caritas France ». - Le collectif « Ensemble contre la traite des êtres humains » rassemble 25 associations qui combattent la traite dans différents domaines. Il s'agit d'associations généralistes de lutte contre la pauvreté, à l'image du Secours catholique, mais également d'associations très spécialisées. Cette spécialisation peut concerner les mineurs (par exemple, l'association Hors La Rue), l'esclavage moderne (par exemple le CCEM), ou encore la traite à des fins d'exploitation sexuelle (par exemple, le Mouvement du Nid).

Le collectif mène des actions à différents niveaux, qui ont pour objectif :

- la sensibilisation du grand public, à travers un site Internet (www.contrelatraite.org) et un certain nombre de supports, des journaux notamment, publiés par les organisations membres ;

- la prévention auprès des publics à risque, en France et dans d'autres pays, plusieurs associations du collectif ayant une dimension internationale ;

- l'accompagnement des victimes ;

- la lutte contre la criminalité - tout en sachant que la traite ne s'inscrit pas uniquement dans des systèmes organisés ;

- le plaidoyer au niveau local, national ou international ;

- le développement d'un travail en réseau, réunissant les associations et les institutions : nous travaillons ainsi avec la MIPROF et les ministères, mais également au sein de la plateforme de la Commission européenne sur la traite des êtres humains et au sein du réseau associatif mondial COATNET (Christian organisations against Trafficking work).

Parmi les thèmes forts que le collectif aborde figure la problématique de la traite des mineurs, sujet sur lequel nous sollicitons d'ailleurs votre soutien. Au niveau de l'ONU, nous avons récemment présenté un rapport sur la situation actuelle de la traite des mineurs en France au regard de la Convention internationale des droits de l'enfant.

La traite des êtres humains dans les situations de conflit et de post-conflit est également une problématique prégnante aujourd'hui. Nous avons mené sur ce sujet une recherche-action avec les associations Caritas d'Europe, de Méditerranée, des Balkans et du Caucase, qui sera présentée le 29 novembre au Haut-Commissariat aux droits de l'homme de l'ONU à Amman.

Au titre des priorités pour la France, le collectif appelle à une prise en compte de toutes les formes de traite et à la mise en oeuvre de moyens financiers suffisants pour lutter contre ce fléau. Nous demandons que soit menée une vaste campagne de sensibilisation et que la lutte contre la traite devienne une grande cause nationale. Nous insistons sur les besoins de formation de tous les professionnels qui sont potentiellement en contact avec des victimes (policiers, gendarmes, éducateurs, animateurs, enseignants...). Enfin, nous demandons la mise en oeuvre effective du Plan d'action national contre la traite des êtres humains.

Mme Chantal Jouanno, présidente. - Merci. Vous aurez l'occasion de préciser, lors du débat, le soutien que notre délégation pourrait vous apporter.

Mme Federica Marengo, coordinatrice de l'association ALC-Dispositif national Ac.Sé. - Créé en 2001 par l'association ALC, reconnue d'utilité publique et basé à Nice, le réseau Ac.Sé regroupe 70 partenaires, essentiellement des associations spécialisées et des centres d'hébergement, répartis sur quarante départements. Le dispositif est financé par le service des droits des femmes du ministère des affaires sociales, de la santé et des droits des femmes, par le ministère de la justice et par la ville de Paris.

Ac.Sé a pour mission de proposer un accueil, un accompagnement et un hébergement aux personnes victimes de traite des êtres humains, en danger localement. Le dispositif s'adresse aux victimes de la traite au sens de l'article 225-4-1 du code pénal, qui recouvre toutes formes d'exploitation : travail forcé, mendicité, ou encore exploitation par la prostitution, etc. Si, cette année, 60 % des personnes que nous accompagnons ont demandé un éloignement géographique à la suite d'un dépôt de plainte, le dispositif fonctionne sans condition de coopération dans des procédures judiciaires. Nous accompagnons ainsi des victimes qui se trouvent en situation de danger du simple fait de vouloir quitter leur lieu d'exploitation. Nous prenons en charge les victimes, ainsi que leurs enfants.

Le dispositif Ac.Sé assure une mission d'animation d'un pôle ressource sur la traite, à destination de tous les intervenants en contact avec des personnes susceptibles d'être victimes. Ac.Sé tisse ainsi des liens de coopération avec l'ensemble des instances et intervenants concernés par la prise en charge des victimes, et les soutient dans toutes les étapes de la prise en charge. Le dispositif propose à cet effet un accompagnement global, qui porte sur les aspects psychologiques, sociaux, administratifs et juridiques. Au-delà de ces actions d'animation, Ac.Sé propose des formations aux partenaires du dispositif et plus largement, à l'ensemble des intervenants potentiellement concernés.

Le comité de pilotage d'Ac.Sé réunit tous les ministères concernés par la question de la traite des êtres humains ainsi que des partenaires du réseau, dans l'objectif de suivre le dispositif et de faire remonter les difficultés rencontrées sur le terrain.

M. Patrick Hauvuy, directeur de l'association ALC-Dispositif national Ac.Sé. - Je tiens avant tout chose à remercier la délégation de nous donner l'occasion de présenter le dispositif Ac.Sé et de partager nos constats.

Le premier constat concerne le manque de places d'hébergement. En 2003, la loi de sécurité intérieure annonçait la création de 500 places en centres d'hébergement et de réinsertion sociale (CHRS). Or à ce jour, aucune place n'a été créée. Le système actuel de traitement des demandes d'hébergement s'appuie sur les services intégrés de l'accueil et de l'orientation (SIAO). Or, ces derniers ont vocation à traiter les demandes locales, alors que l'éloignement pour danger implique souvent de traiter avec des départements éloignés du lieu de l'exploitation.

Au-delà de la France métropolitaine, le problème de la prise en charge des victimes de la traite des êtres humains se pose de manière très importante en outre-mer. Nous avons essayé à plusieurs reprises d'organiser des missions et de prendre contact avec nos homologues dans les territoires et départements ultramarins, mais la coopération s'avère compliquée. En termes de perspectives de travail, votre délégation pourrait très utilement se pencher sur la question, notamment s'agissant des zones frontalières avec le Brésil où la traite des êtres humains est repérée par les acteurs américains, mais où la France semble absente en termes de prévention, de prise en charge et de formation des professionnels.

Comme Geneviève Colas, j'insisterai à mon tour sur la problématique de l'exploitation sexuelle des mineurs. Nous observons un abaissement préoccupant de l'âge des victimes que nos équipes rencontrent dans la rue, et nous souffrons d'un manque d'outillage patent sur cette question. Les mineurs relèvent de l'autorité des conseils départementaux, qui n'ont pas les capacités matérielles de prendre en charge les victimes et dont les personnels ne sont pas formés à ce type accueil.

J'évoquerai enfin la question de l'identification des victimes de traite. Les associations se sont longtemps concentrées sur les victimes de l'exploitation sexuelle, relativement plus faciles à approcher, le lieu d'exploitation étant souvent l'espace public. Pour les personnes victimes de formes d'exploitation telles que le travail forcé ou l'esclavage domestique, c'est autre chose. Un travail de fond doit être mené sur la formation des professionnels pour améliorer l'identification des victimes. Je pense notamment aux travailleurs sociaux, aux forces de l'ordre et aux magistrats. Ces derniers sont très performants sur la question du proxénétisme, mais encore peu ouverts sur les autres formes de traite des êtres humains. Or le faible nombre de condamnations au titre de la traite des êtres humains contribue à la faible visibilité du phénomène.

Pour terminer, je vous invite à vous rendre dans le département des Alpes-Maritimes où, après des années de travail, nous sommes parvenus avec les services de l'État et les associations, à mettre en place une politique cohérente d'accueil et de protection des victimes de traite, fondée sur la coordination de l'ensemble des acteurs du secteur.

Mme Chantal Jouanno, présidente. - Votre invitation est bien reçue !

Mme Alice Tallon, chargée de projet à ECPAT France. - Les éléments qu'Éléonore Chiossone et moi-même vous présenterons aujourd'hui sont tirés d'une étude portant sur la prise en charge des mineurs victimes de traite en France que nous avons réalisée en 2014 et 2015 en collaboration avec Béatrice Lavaud-Legendre, chargée de recherche au CNRS.

Notre méthodologie a consisté à rencontrer 46 professionnels potentiellement en contact avec des mineurs victimes, et à analyser environ 80 dossiers judiciaires. Ceci nous a permis de retracer le parcours de 70 mineurs victimes de traite. Sans prétendre à l'exhaustivité, cette étude donne un aperçu des profils des mineurs concernés par la traite et des types d'exploitation rencontrés.

Nous avons tout d'abord identifié des mineurs victimes de traite à des fins d'exploitation sexuelle, forcés à se prostituer. Ces victimes sont majoritairement originaires d'Afrique de l'Ouest (du Nigéria en particulier), mais également d'Europe de l'Est (Roumanie principalement) et de France. Nous savons que des garçons peuvent être victimes de traite à des fins d'exploitation sexuelle, mais à l'échelle de notre étude, nous n'avons rencontré que des victimes de sexe féminin. Les personnes dont nous avons retracé le parcours ont toutes plus de quinze ans. Néanmoins, les acteurs de terrain observent un abaissement de l'âge des victimes et une accélération du phénomène. Deux acteurs en région parisienne ont ainsi signalé une centaine de cas de mineurs victimes de traite à des fins d'exploitation sexuelle entre janvier et septembre 2015.

Les autres cas massivement représentés dans notre étude sont des mineurs forcés à commettre des actes de délinquance : vols à l'arrachée, vols aux distributeurs automatiques de billets, cambriolages. Ces mineurs sont majoritairement originaires des pays de l'Est de l'Europe - Roumanie, Bosnie, Croatie notamment. À l'échelle de notre échantillon, les filles victimes de cette forme d'exploitation sont deux fois plus nombreuses que les garçons. Les profils des victimes sont sensiblement les mêmes s'agissant de la mendicité forcée.

L'étude retrace par ailleurs les parcours de victimes de traite à des fins de servitude domestique, contraintes de gérer les tâches ménagères d'une famille, de s'occuper des enfants, de préparer les repas. Les victimes sont parfois très jeunes. Nous avons par exemple relaté le cas d'une enfant âgée de sept ans ! Elles sont majoritairement de sexe féminin et originaire d'Afrique de l'Ouest, du Nigéria et de la Côte d'Ivoire en particulier.

Enfin, nous avons rencontré des cas de mineurs forcés à travailler sans rétribution, par exemple dans un commerce tenu par un membre de la famille. Les victimes sont, cette fois, principalement de sexe masculin et originaires de pays du Maghreb.

De manière générale, l'exploitation peut être le fait de réseaux criminels organisés, mais également d'individus isolés. Comme cela a été dit, il est important d'avoir à l'esprit que la traite peut s'organiser au sein même de la cellule familiale.

Lorsque la victime est mineure, l'infraction de traite est caractérisée même en l'absence de recours par l'exploiteur à des moyens - menaces ou violences - visant à obtenir le consentement de la victime. Toutes les victimes dont nous avons retracé le parcours ont pour point commun d'être sous l'emprise de leur exploiteur. Elles s'inscrivent toutes dans une position de soumission ou de dépendance face à un exploiteur qui se positionne comme dominant. Ces mécanismes d'emprise restent particulièrement méconnus des professionnels au contact des victimes, ce qui nuit au travail d'identification et ne permet pas de proposer des mesures adaptées. En effet, sans un travail pour « déconstruire » l'emprise, la prise en charge est mise en échec et se solde souvent par la fugue des mineurs identifiés.

Mme Eleonore Chiossone, conseillère technique Protection de l'enfance, ECPAT France. - Un effort majeur est à produire s'agissant de l'identification et de la prise en charge des mineurs victimes de traite qui aujourd'hui, se retrouvent souvent seuls, « baladés » d'interlocuteurs en interlocuteurs. Nous insistons sur l'importance que revêt la désignation de tuteurs pour ces victimes, en particulier lorsqu'il s'agit de mineurs étrangers isolés ou lorsque l'environnement familial est lui-même impliqué dans les faits de traite. La désignation d'un tuteur dans ces situations existe déjà en Belgique et aux Pays-Bas. L'idée a par ailleurs été reprise dans différentes directives européennes, dont la directive européenne sur la traite du 5 avril 2011 qui invite les États à prendre les mesures nécessaires pour garantir qu'un tuteur et/ou un représentant soit désigné afin de veiller à l'intérêt supérieur du mineur.

Une victime mineure se trouve souvent dans l'incapacité juridique d'agir. Si on lui refuse une prise en charge, elle devra se présenter à un juge pour contester la décision. Sans représentant toutefois, rien ne lui sera accordé. Par ailleurs, pour ces mineurs sous emprise, il est essentiel de tisser des liens de confiance pour les sortir du système de traite. Le fait d'avoir un accompagnant unique, pérenne et présent sur l'ensemble de la procédure peut réellement faire une différence.

Sur l'échantillon de l'étude, seuls sept mineurs ont pu bénéficier d'un tuteur. Ces mineurs étaient spécifiquement dans des procédures judiciaires, principalement pour des faits de mendicité de délinquance forcée. Seuls six mineurs ont pu bénéficier d'un administrateur ad hoc.

En Belgique, la loi sur la tutelle permet de désigner un tuteur pour les mineurs isolés étrangers dès leur arrivée sur le territoire belge. Le tuteur peut dès lors accompagner le mineur et l'éclairer sur les différents droits auxquels il a accès. Outre l'accompagnement dans les procédures, la loi précise que le tuteur « veille à ce que le mineur bénéficie d'une scolarité, d'un soutien psychologique, de soins médicaux, d'un hébergement adéquat et de l'aide des pouvoirs publics ».

En France, l'Aide sociale à l'enfance (ASE) est généralement la gardienne de l'enfant et, le cas échéant, s'en voit confier la tutelle. À notre sens et de l'avis de la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH), le tuteur ne devrait pas avoir d'intérêt autre que celui de l'enfant. Or le système français soulève des questions sur la capacité d'un enfant à se prévaloir de ses droits s'il rencontre des difficultés avec l'ASE.

Je terminerai en signalant qu'ECPAT France a récemment reçu une subvention de la direction générale de la justice de la Commission européenne, qui soutient, dans différents pays, des systèmes renforçant les capacités des professionnels censés représenter ces mineurs : les avocats, les administrateurs ad hoc et, nous l'espérons, un jour, les tuteurs.

Maître David Desgranges, président du Comité contre l'esclavage moderne (CCEM). - Le Comité contre l'esclavage moderne (CCEM) a été créé en 1994 à l'initiative d'un groupe d'avocats et de journalistes bénévoles mené par Dominique Torrès, ayant constaté que rien n'existait en France pour lutter contre le phénomène des « petites bonnes ». À cette époque, en Grande-Bretagne, des exploiteurs s'étaient physiquement « débarrassés » de leurs « petites bonnes », dont les cadavres flottaient sur la Tamise...

Les « petites bonnes » ont été dès l'origine le coeur de cible du comité. Aujourd'hui, après 21 ans d'existence, nous traitons toutes les formes d'exploitation par le travail, qu'il s'agisse du domaine des services, du monde agricole ou encore du bâtiment. Nous traitons également l'exploitation par la mendicité.

Nous prenons en charge environ 150 personnes chaque année et comptons à peu près trente entrants et trente sortants par an. Cette population est composée, en 2015, de 75 % de femmes.

Le CCEM propose aux victimes un accompagnement juridique, social et administratif.

Le service juridique du Comité prend en charge le traitement et le suivi des plaintes, mais également le suivi administratif des procédures liées à l'obtention de titres de séjour. Le CCEM permet aux victimes d'engager tous types d'actions, notamment des actions prud'homales.

Le comité compte également un pôle social proposant un accompagnement dans le domaine de la santé pour l'obtention de l'aide médicale de l'État ou de la couverture maladie universelle, ainsi que des aides médicales d'urgence.

En matière d'hébergement, le CCEM dispose d'un appartement d'urgence fourni par l'association Emmaüs, qui ne compte que sept places. Nous travaillons donc avec les Services intégrés d'accueil et d'orientation (SIAO), le Samu social, ainsi que le dispositif Ac.Sé pour proposer des solutions d'hébergement aux personnes que nous accompagnons.

Le CCEM agit par ailleurs dans le domaine de l'insertion professionnelle et de l'autonomisation sociale.

Le Comité mène enfin une activité de plaidoyer et de formation des professionnels. Voilà quelques années, nous assurions des formations dans des écoles nationales de police, qui s'avéraient très importantes pour les professionnels. Aujourd'hui, nous n'avons plus les moyens de les assurer.

Les problématiques que nous rencontrons sur le plan opérationnel ne concernent pas l'arsenal juridique, qui est conforme aux obligations internationales de la France et qu'il ne semble pas opportun de modifier. Elles portent essentiellement sur trois points : l'identification des victimes, la qualification pénale et l'absence d'unité de traitement des victimes sur le territoire national.

S'agissant de l'identification des victimes, j'insiste à mon tour sur l'absolue nécessité de former des donneurs d'alerte. Sur ce sujet, nous avons noué un partenariat avec la région Ile-de-France pour délivrer ce type de formation. Il convient bien évidemment de renforcer les pouvoirs de l'URSSAF et de l'Inspection du travail, mais surtout, de sensibiliser les travailleurs sociaux dans le domaine de la santé et de l'éducation, en première ligne pour identifier les victimes potentielles. Par exemple, lorsqu'un enfant est accompagné à l'école par une personne qui reste systématiquement à l'écart de la structure et des autres parents d'élèves, ceci devrait constituer un signal d'alerte pour le professionnel à la porte de l'école. Les formations destinées aux forces de l'ordre et à la magistrature sont par ailleurs largement insuffisantes.

Faute de guichet unique, personne ne contrôle réellement l'application de la loi n° 2013-711 du 5 août 2013 portant diverses dispositions d'adaptation dans le domaine de la justice en application du droit de l'Union européenne et des engagements internationaux de la France. Parallèlement, la circulaire de politique pénale en matière de lutte contre la traite des êtres humains du 22 janvier 2015 réserve l'identification des victimes aux seules forces de police et de gendarmerie. La circulaire entretient par ailleurs une confusion entre le trafic de migrants et la traite des êtres humains. Le trafic des êtres humains représente évidemment un terreau extrêmement favorable à la traite, mais ne constitue pas une forme de traite en tant que telle. En outre, cette circulaire entretient une confusion entre traite et prostitution. Si la prostitution est un sujet extrêmement sensible, la première forme de traite à l'échelle mondiale reste l'exploitation par le travail. C'est notamment le cas au Royaume-Uni, d'après les statistiques établies par les organismes chargés de l'identification des victimes, forces de police et de gendarmerie mais également milieu associatif. Il conviendrait d'ailleurs que le Groupe d'experts sur la lutte contre la traite des êtres humains (GRETA) soit doté de moyens plus importants, pour établir des données statistiques plus fiables sur ce phénomène.

En France, l'Office central de lutte contre le travail illégal (OCLTI) est le service dédié à la lutte contre l'exploitation par le travail. Néanmoins, il n'intervient qu'en assistance à d'autres services enquêteurs, parfois peu enclins à ouvrir leurs enquêtes à un office central de gendarmerie. Par ailleurs, l'OCLTI a tendance, comme de nombreux professionnels, à concentrer son action sur les réseaux. Or, la traite des êtres humains n'est pas uniquement le fait de réseaux organisés. Le pire dossier que j'ai eu à traiter, un cas d'exploitation à des fins sexuelles avec des actes de torture et de barbarie épouvantables, était le fait d'exploiteurs domestiques.

J'en viens à présent à la problématique de la qualification pénale. En raison d'un manque de formation et d'habitudes professionnelles ancrées, la qualification pénale est généralement centrée sur le travail clandestin (absence d'autorisation de travail, travail sans titre de séjour, travail dissimulé) et non sur le phénomène de traite (conditions de travail et d'hébergement contraires à la dignité humaine, absence ou insuffisance de rémunération). Cela s'explique notamment par l'absence de parquet spécialisé dans ce domaine. Dès lors, le parcours de la victime s'apparente généralement à un « parcours du combattant » extrêmement chaotique. Pour imposer au juge d'étudier les incriminations pénales non retenues par le parquet, nous avons décidé, à mon initiative, de procéder désormais par citation directe. Nous sommes alors face à une véritable résistance des parquetiers, qui peut conduire à des décisions très regrettables pour les victimes sur le plan judiciaire.

En ce qui concerne la mendicité forcée, un phénomène cette fois essentiellement en lien avec les réseaux, se pose la question de la protection des victimes. Récemment, lors d'une visite à Fresnes, nous avons rencontré une très jeune femme qui refusait de porter plainte, ce qui illustre la chape de plomb qui pèse sur les victimes.

De l'identification des victimes découlent des droits spécifiques (allocation des demandeurs d'asile, titres de séjour), dont découlent d'autres droits (aide juridictionnelle, accès à l'indemnisation). Aujourd'hui, nous constatons un renversement de l'objectif du législateur : les droits accordés par la loi deviennent un motif de suspicion à l'égard des victimes pour tous les intervenants professionnels, qu'il s'agisse des enquêteurs, des parquetiers ou des magistrats du siège.

J'aborderai enfin l'absence d'unité de traitement des victimes sur le territoire national, tant sur le plan administratif que sur le plan judiciaire. Cette problématique concerne tout particulièrement la délivrance des titres de séjour. D'après la Cimade, sur les 200 000 titres de séjour accordés en France en 2014, seuls 63 l'ont été sur le fondement de la traite. Sur ce point, des divergences extrêmement importantes existent entre les préfectures. Face à certaines juridictions, nous devons parfois remonter des cas en appel, puis à la Cour de cassation, au Conseil d'État, voire à la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). Celle-ci a d'ailleurs condamné la France à deux reprises, en 2005 et en 2012.

Aujourd'hui, le CCEM, constitué d'une trentaine d'avocats bénévoles, d'un conseil d'administration bénévole et de seulement cinq salariés, assure une véritable mission de service public, qui s'effectue en lieu et place des pouvoirs publics. Tous les ans depuis 2009 se pose la question de la survie du comité, en raison du manque de financement.

Mme Chantal Jouanno, présidente. - Merci pour vos interventions. Nous allons maintenant projeter une interview de Michèle Ramis, ambassadrice chargée de la lutte contre le crime organisé. Je propose que nous poursuivions ensuite cette table ronde par un temps d'échanges.

[Il est procédé à la projection de la vidéo de l'interview de Mme Michèle Ramis.]

Mme Hélène Conway-Mouret. - Je tiens tout d'abord à vous féliciter pour vos actions. Chacune de vos interventions témoigne du rôle essentiel que jouent les associations qui, par leur accessibilité et leur proximité, permettent de libérer la parole des victimes, prérequis indispensable à leur prise en charge.

Alors que nous savons que le viol est utilisé comme arme de guerre, je souhaiterais vous entendre sur la traite des êtres humains comme arme de guerre.

Vous avez évoqué une accélération du phénomène d'exploitation des mineurs. Quelles en sont les raisons ? À quelle évolution de notre société cela répond-il ?

Nous constatons les progrès réalisés par la police, notamment en matière d'accueil des femmes victimes de viols et de violences. Vous avez souligné des besoins de formation, concernant notamment les magistrats. Quelle forme cette formation pourrait-elle prendre ? S'agirait-il par exemple de prévoir des modules spécifiques dans le cursus de droit ?

Enfin, la sensibilisation du grand public sur la traite des êtres humains me semble essentielle. Vous soulignez l'importance d'employer les mots justes et évoquez avec raison les actes extrêmement graves commis dans la sphère domestique, ou encore à travers le travail ou la mendicité forcés. Il est important de dire et de répéter que toute forme d'exploitation est intolérable.

Mme Michelle Meunier. - Merci, Mesdames et Messieurs, pour la qualité de vos interventions. Il est parfois extrêmement difficile d'entendre la réalité.

En réaction à l'intervention de Mme Chiossone, je signale qu'une proposition de loi relative à la protection de l'enfant est actuellement en navette entre l'Assemblée nationale et le Sénat. Ce texte aborde en partie la question des mineurs isolés étrangers, afin de donner une base légale à la circulaire de la garde des Sceaux du 31 mai 2013 sur les modalités de prise en charge des jeunes isolés étrangers. Il s'agit d'une réponse partielle à la réalité que vous décrivez.

S'agissant des tuteurs, je rappelle le rôle que peuvent jouer les conseils départementaux à travers les administrateurs ad hoc. Ceux-ci peuvent, dès lors, bien sûr, qu'ils ne sont pas salariés du conseil départemental, être les garants de l'intérêt de l'enfant.

Enfin, j'insiste avec vous sur les besoins de formation au repérage et au dépistage. Maître Desgranges a évoqué l'école. Il existe bien d'autres lieux où, s'ils ont été formés et sensibilisés, les professionnels peuvent intervenir.

Mme Chantal Jouanno, présidente. - Nous avons une question de Maryvonne Blondin, auteure du rapport sur la transposition de la directive de 2011 sur la prévention et la lutte contre la traite des êtres humains.

Mme Maryvonne Blondin. - Je tiens à vous féliciter pour le travail que vous assurez et pour votre engagement depuis de nombreuses années.

Je suis membre de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe depuis 2008. Je me suis toujours intéressée aux problématiques de lutte contre la traite des êtres humains. J'ai été rapporteure, comme le rappelait notre présidente, du projet de loi qui transposa, en droit français, la directive européenne de 2011 dont Mme Chiossone parlait tout à l'heure. Comme Maître Desgranges l'a indiqué, l'arsenal juridique français est déjà bien constitué. Encore faut-il le mettre en oeuvre ! À ce titre, vous avez fort justement évoqué la formation des professionnels, qui certes s'est améliorée ces dernières années, mais cet effort doit se poursuivre.

Vous avez également souligné le rôle des donneurs d'alerte. Je me souviens avoir évoqué, devant mes collègues de notre délégation, l'histoire d'un facteur qui, se rendant au domicile d'un individu, s'est trouvé face à une « petite bonne ». Il en a parlé à la boulangère du quartier, qui a donné l'alerte. À travers cet exemple, nous voyons que les personnes de la société civile peuvent agir.

Vous avez par ailleurs soulevé le problème de la qualification pénale, un sujet sur lequel il conviendra d'insister davantage dans nos travaux ultérieurs.

Je souhaitais rappeler qu'à l'échelle européenne, deux mécanismes sont mis en place pour le suivi de la Convention du Conseil de l'Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains, faite à Varsovie en 2005 :

- le GRETA, constitué de quinze professionnels indépendants, qui engage actuellement son deuxième cycle d'évaluation dans différents pays parmi les 47 états membres du Conseil de l'Europe ;

- le Comité des parties, composé de représentants des états parties à la Convention et de représentants des pays non-membres, qui produit des recommandations auprès des comités des ministres.

Je tiens enfin à souligner, comme Michelle Meunier, le rôle des conseils départementaux, véritablement en pointe en matière d'accueil des mineurs isolés. Je salue le travail qu'ils accomplissent en vue de la protection, de l'accompagnement et du suivi des victimes, s'agissant notamment des droits à la santé, bien sûr en lien avec les associations sur le terrain.

Mme Annick Billon. - Je vous remercie pour vos interventions. Il était important de tenir cette table ronde en cette Journée internationale de lutte contre les violences faites aux femmes. Vous l'avez souligné, les femmes sont les premières victimes de la traite des êtres humains.

Disposez-vous de chiffres plus précis sur la prévalence de la traite en France et sur les différences qui peuvent exister entre les territoires ?

Comment les hébergements d'urgence se répartissent-ils sur le territoire ?

Enfin, quelles sont, selon vous, les raisons de l'abaissement de l'âge des victimes de la traite des êtres humains dont vous faites état ?

Mme Christiane Kammermann. - Je vous remercie à mon tour pour l'ensemble des actions que vous menez.

Les phénomènes que vous décrivez ne sont pas nouveaux en France. Je me souviens d'avoir entendu, dans mon enfance, des histoires de personnels de maison maltraités.

Au cours de nombreux voyages au Moyen-Orient, j'ai pu constater avec effroi, notamment pendant la guerre du Liban, que le personnel de maison n'était pas toujours protégé lors des bombardements...

Mme Laurence Cohen. - Je tiens également à vous adresser mes remerciements pour vos interventions et, au-delà du témoignage que vous nous livrez aujourd'hui, pour toutes les actions que vous portez.

En tant que sénatrices et sénateurs de sensibilités diverses, nous sommes rassemblés ici pour faire progresser la cause des femmes. Nous souhaitons véritablement faire bouger les lignes sur le sujet de la traite des êtres humains qui nous réunit cet après-midi.

Sur le terrain des violences, nous sommes fréquemment alertés dans nos départements par le manque criant d'hébergements d'urgence. Chacun de vous l'a également souligné. Au-delà de ce constat, j'ai connaissance d'un certain nombre d'expériences, notamment en Seine-Saint-Denis, témoignant d'un effort réel pour mettre en place des conventions avec les bailleurs. Comment pourrions-nous travailler avec ceux-ci, voire légiférer, pour rendre systématique la mise à disposition de logements dédiés aux victimes de violences et de la traite ?

Au regard des difficultés dont vous faites état sur le plan judiciaire, quelle est votre position sur la solution qui consisterait à créer des tribunaux dédiés aux problématiques de traite des êtres humains ? Conviendrait-il de prévoir des juges spécialisés dans le domaine de la traite ?

Enfin, les moyens dévolus à la formation, notamment des forces de l'ordre, sont largement insuffisants. Il me semble même que nous observons un recul sur la question. Comment, à notre niveau, pouvons-nous contribuer à avancer sur ce point ?

M. Roland Courteau. - Je partage le constat de Maître Desgranges sur l'insuffisance de la formation de certains magistrats. Je l'ai vérifié dans le cadre du groupe de travail de la délégation sur le bilan des mesures de lutte contre les violences au sein des couples, en ce qui concerne l'application de l'ordonnance de protection. Pourriez-vous néanmoins préciser votre propos sur ce sujet, à travers quelques exemples concrets ?

En ce qui concerne les conventions avec les bailleurs, je rappelle que la loi du 9 juillet 2010 relative aux violences faites spécifiquement aux femmes, aux violences au sein des couples et aux incidences de ces dernières sur les enfants prévoit déjà de telles conventions pour accorder des logements aux femmes victimes de violences. La question est de savoir pourquoi ces dispositions de la loi de 2010 n'ont pas été appliquées.

Mme Geneviève Colas. - Vous m'avez interrogée plus tôt sur les manières dont vous pourriez soutenir notre action.

Il s'agirait tout d'abord de soutenir la proposition que nous avançons depuis plusieurs années, de faire de la lutte contre la traite une grande cause nationale.

Par ailleurs, nous vous invitons à poser des questions précises au Gouvernement, par exemple sur les tuteurs et administrateurs ad hoc, les victimes mineures dans l'outre-mer, l'hébergement des mineurs, la cybercriminalité (que nous n'avons pas pu évoquer aujourd'hui), ou encore les formations.

M. Patrick Hauvuy. - En ce qui concerne l'abaissement de l'âge des victimes, nous observons ce phénomène depuis plusieurs années, quelles que soient les formes que prend la traite. Il peut s'expliquer par l'accélération du phénomène. Ainsi, lorsque les exploiteurs sont allés au bout de la logique qui consiste à exploiter des adultes vulnérables, ils se tournent vers des mineurs, puis vers des enfants, et ceux-ci sont de plus en plus jeunes.

S'agissant de l'hébergement, nous sommes régulièrement confrontés à des blocages, dans le dispositif Ac.Sé, pour proposer des éloignements géographiques. Je partage la proposition de Laurence Cohen de travailler avec les bailleurs. Néanmoins, les bailleurs sociaux sont très souvent dans des quartiers sensibles. Le fait d'héberger des personnes victimes de la traite, notamment des femmes, dans des quartiers où il existe un problème de respect des femmes soulève des questions et n'apparaît donc pas forcément comme une bonne solution.

La réponse que l'on doit apporter aux victimes de la traite est une prise en charge globale, qui ne se résume pas à proposer un hébergement. Il est important bien sûr de mettre à leur disposition des logements dignes et décents, mais également de leur offrir une formation professionnelle, ou encore d'apporter des solutions à leurs familles restées dans leur pays d'origine.

Mme Eléonore Chiossone. - Dans le cas des Nigérianes victimes d'exploitation sexuelle, nous observons un rajeunissement des proxénètes eux-mêmes, qui se tournent vers des filles plus jeunes.

L'abaissement de l'âge des victimes signalées peut également s'expliquer par l'amélioration de la formation des professionnels et, de ce fait, du processus d'identification des victimes - même si cette formation reste insuffisante.

Enfin, le choix de victimes originaires de l'Europe de l'Est est guidé par l'absence de sanction pénale pour les mineurs de moins de treize ans.

S'agissant de la circulaire du 31 mai 2013 relative aux modalités de prise en charge des jeunes isolés étrangers, les entretiens menés dans le cadre de notre étude ont souligné que le processus d'appréciation de la minorité ou de l'isolement de la victime peut être extrêmement long. Dans certains cas, il faut attendre plusieurs mois avant que le statut de mineur isolé ne soit établi et que l'on puisse enfin travailler à l'appréciation du statut de victime de traite.

Concernant les administrateurs ad hoc, je rappelle qu'ils n'ont pas de mission éducative en tant que telle et opèrent sur des missions ponctuelles. Nous soulignons le besoin, pour les mineurs victimes sous emprise, d'établir une relation de confiance dans la durée, d'où l'importance d'un tuteur.

Sur l'hébergement, je rappelle qu'il n'existe pas de solution spécifique pour les mineurs. Un projet pilote est mené en Ile-de-France pour proposer cinq places par an.

Je répondrai enfin sur la question des tribunaux spéciaux, en rappelant qu'il existe des structures, les juridictions interrégionales spécialisées (JIRS), censées prendre en charge les dossiers de traite. Néanmoins, à ce jour, elles n'ont en charge que peu de dossiers sur ce thème. Une montée en puissance des JIRS sur la traite permettrait aux juridictions ordinaires de considérer des dossiers de traite autres que relevant de la criminalité organisée.

Maître David Desgranges. - S'agissant des donneurs d'alerte, j'ai beaucoup apprécié l'exemple que vous avez donné du facteur. L'alerte ne provient pas uniquement des professionnels, mais bien souvent de personnes de la société civile, des voisins par exemple.

Je voudrais relativiser les progrès que vous évoquez en matière de formation des forces de police et de justice. J'ai été témoin d'un échange en Seine-Saint-Denis entre une victime et un policier français qui lui disait « Qu'est-ce que tu fais là ? Tu sais bien comment cela se passe chez nous ! »...

La formation ne vise pas à apprendre aux policiers ou aux magistrats à faire leur travail, mais à amorcer une révolution psychologique. Tant que des magistrats se diront, à propos d'une victime : « Elle est tout de même moins malheureuse ici qu'elle ne l'était dans son pays », nous serons face à des décisions catastrophiques. Ce type de raisonnement délétère peut même aller jusqu'à tolérer l'exploitation, sous prétexte qu'elle revêtirait un caractère culturel. Nous constatons tous dans le métro que des mineurs de moins de seize ans font de la mendicité. Nous savons tous qu'il s'agit de criminalité organisée et que ces enfants ne sont pas scolarisés. Sans nier les difficultés que pose la prise en charge de ces victimes, il faut continuer à chercher des solutions.

S'agissant des magistrats, pour répondre à Hélène Conway-Mouret, nous pourrions envisager des formations dans le cadre de leur formation professionnelle continue, ou sous la forme d'un module à l'École Nationale de la Magistrature.

Mme Chantal Jouanno, présidente. - J'invite à présent Élisabeth Moiron-Braud à conclure cette première séquence.

Mme Elisabeth Moiron-Braud, secrétaire générale de la Mission interministérielle pour la protection des femmes contre les violences et la lutte contre la traite des êtres humains (MIPROF). - Je remercie la délégation aux droits des femmes de m'avoir invitée à m'exprimer à l'occasion de cette Journée internationale de lutte contre les violences faites aux femmes, auprès des associations qui sont mes interlocuteurs quotidiens.

Je ne reviendrai pas sur les constats, remarquablement posés par les intervenants, mais citerai néanmoins les données que nous devons garder à l'esprit :

- la traite des êtres humains est une infraction extrêmement grave ;

- il s'agit de l'une des activités criminelles les plus développées dans le monde, en Europe et en France ;

- la majorité des victimes de la traite sont des femmes, mais aussi des filles et de très jeunes enfants. Beaucoup d'entre elles sont exploitées à des fins sexuelles ;

- la traite des êtres humains est l'une des atteintes les plus graves aux droits humains, et la troisième source de profit criminel, après le trafic de drogue et le trafic d'armes.

J'ai entendu les attentes des associations.

La première d'entre elles est de rendre visible le phénomène de la traite des êtres humains par des campagnes de sensibilisation, comme le prévoit le Plan d'action national. J'espère que l'augmentation des crédits inscrits sur la ligne de l'action 15 « Prévention et lutte contre la prostitution et la traite des êtres humains », du programme 137 « Égalité entre les femmes et les hommes », nous permettra de mener la campagne à laquelle, comme vous, j'aspire. Par ailleurs, j'adhère tout à fait à la proposition de Geneviève Colas, qui peut compter sur notre soutien pour que la lutte contre la traite des êtres humains soit reconnue grande cause nationale, si possible l'année prochaine.

La formation est à mon sens l'un des noyaux durs de la lutte contre la traite des êtres humains, une nécessité absolue, dont l'insuffisance est aujourd'hui à l'origine de la plupart des problèmes que vous avez soulevés. Je pense notamment à l'hébergement et à l'absence de formation des Services intégrés d'accueil et d'orientation (SIAO) aux problématiques liées à la traite des êtres humains.

Comme vous l'avez souligné, l'hébergement dédié pose des difficultés. Néanmoins, il est impératif d'y arriver, comme le prévoit expressément le quatrième Plan de prévention des violences faites aux femmes. Des progrès sont réalisés et j'espère que des places dédiées seront plus fréquemment mises à disposition des victimes de traite, notamment de femmes victimes de la traite à des fins d'exploitation sexuelle.

Il est essentiel de mieux protéger les victimes mineures, de plus en plus nombreuses. À cet effet, nous travaillons notamment avec l'ECPAT, l'association Hors la rue et le collectif « Ensemble contre la traite des êtres humains », sur l'expérimentation, à Paris, d'une protection adaptée aux mineurs. La convention que nous allons signer début 2016, qui rassemble un grand nombre d'acteurs, prévoit des mesures de protection basées sur l'éloignement géographique (aujourd'hui prévu uniquement pour les victimes majeures) et sur la formation des éducateurs qui reçoivent les mineurs dans les centres. Si cette expérimentation fonctionne, le dispositif sera étendu à l'ensemble du territoire.

En termes de budget, il est vrai que les moyens manquent. Le programme 137 est le principal contributeur à la lutte contre la traite. Il a été décidé de doubler le budget de l'action 15 du programme, qui sera porté, dès 2016, à 4,8 millions d'euros.

Je signale par ailleurs qu'en matière de formation, la MIPROF a mis en place trois groupes de travail : sur l'exploitation sexuelle, sur l'exploitation des mineurs et sur l'exploitation par le travail. Nous espérons aboutir à des outils concrets de formation. Comme cela a été souligné, des formations doivent être adressées à l'ensemble des forces de sécurité et des magistrats, au-delà des professionnels spécialisés sur la question.

Concernant les magistrats, la difficulté dépasse à mon sens le domaine « psychologique » et concerne de manière plus générale celui du droit. L'infraction de traite des êtres humains est juridiquement complexe. Dans un contexte de surcharge des tribunaux, il est souvent considéré plus simple de poursuivre sur le fondement du proxénétisme aggravé ou du travail dans des conditions indignes que sur celui de la traite des êtres humains.

Je terminerai en soulignant que c'est en protégeant et en libérant la parole des victimes de la traite que l'on luttera le plus efficacement contre les réseaux. Cela passe nécessairement par un accompagnement global, qui implique un accueil par des personnels formés, des solutions d'hébergement ainsi que des parquets dédiés. À ce sujet, il serait intéressant d'envisager un référent dédié à la traite des êtres humains dans certains parquets.

Mme Chantal Jouanno, présidente. - Merci à tous pour vos interventions.

Pour nous éclairer sur les enjeux liés à la crise actuelle des migrants, nous accueillons maintenant trois intervenantes : Florence Boreil, qui nous livrera le point de vue du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, Coralie Capdeboscq, chef de file du groupe de référents « Traite des êtres humains » à l'Office français des réfugiés et apatrides (OFPRA) et Fatiha Mlati, directrice de l'intégration de France Terre d'Asile.

Sans plus attendre, je vous laisse la parole.

Mme Florence Boreil, associée à la protection, Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR). - Merci de votre invitation. Plus de 84 % des migrants qui arrivent en Europe proviennent de dix pays. Au cours de leur parcours migratoire, ces personnes qui fuient les conflits et les persécutions sont susceptibles de tomber dans des situations de traite. Malgré les flux importants que l'on observe vers l'Europe, l'immense majorité des réfugiés sont accueillis dans les pays du sud.

Parmi les personnes sous le mandat du HCR figurent des réfugiés, des demandeurs d'asile, des apatrides et des personnes déplacées. La question de la traite est évidemment prégnante.

Le HCR tient et met à jour régulièrement une cartographie des arrivées de réfugiés. Depuis le 1er janvier 2015, plus de 863 000 arrivées en Europe ont été recensées, dont 16 % de femmes et 22 % d'enfants. On estime à 3 510 le nombre de personnes disparues ou décédées lors des traversées extrêmement périlleuses en mer.

Les réfugiés rejoignent l'Europe par deux routes principales, l'une par la Grèce, l'autre par l'Italie, et poursuivent leur chemin à travers l'ex-République yougoslave de Macédoine, la Serbie, la Croatie et la Slovénie, pour espérer gagner l'Autriche, l'Allemagne ou les pays du Nord.

La situation parfois chaotique constatée aux frontières de l'Europe et l'absence de lieux d'accueil adaptés, notamment de lieux tenant compte du genre ou de la présence d'enfants, ont pu conduire à des situations d'exploitation des personnes en migration.

La vulnérabilité de ces personnes tient notamment au fait qu'elles souhaitent avant tout se mettre à l'abri et continuer leur chemin le plus rapidement possible, dans la hantise de voir les frontières se fermer. Cette extrême mobilité rend très difficiles la délivrance d'information aux victimes potentielles ainsi que leur identification et leur prise en charge.

Malgré les quelques améliorations apportées au dispositif d'accueil des personnes en migration, en particulier à travers les différents centres de transit jalonnant leur parcours, nous sommes face à un risque aigu de crise humanitaire. Nous constatons des insuffisances s'agissant des lieux d'accueil, de l'information et de la gestion pour stabiliser les personnes. À ces difficultés s'ajoute bien sûr le blocage des frontières dans les Balkans, qui génère des tentatives de traversées encore plus dangereuses, les personnes s'en remettant plus facilement aux passeurs et s'exposant certainement encore davantage au risque d'exploitation.

Sur place, face à une situation qui évolue chaque jour, il est essentiel de mener des actions de sensibilisation et de formation à destination de tous les personnels aux frontières. Il est également impératif de renforcer les lieux d'accueil en prévoyant des espaces séparés pour les femmes et les enfants.

Le HCR a appelé, de manière plus générale, à la mise en place de voies légales d'accès au territoire de l'Union européenne pour les personnes qui fuient des conflits, afin d'éviter ces traversées dangereuses. Aux frontières, nous observons des cas de plus en plus nombreux de séparation des familles, notamment syriennes, ce qui peut placer des femmes en situation de grande vulnérabilité.

Je terminerai en soulignant que les arrivées massives en Europe que l'on constate depuis plusieurs mois, dont découlent l'ensemble des risques que j'ai évoqués, tiennent à l'absence de perspectives de résolution du conflit en Syrie et à la baisse de l'assistance humanitaire sur place.

Mme Coralie Capdeboscq, chef de file du groupe de référents « Traite des êtres humains » de l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA). - Le rôle de l'OFPRA comme acteur de protection pour les victimes de traite des êtres humains est de plus en plus connu des interlocuteurs pertinents en la matière, mais gagnerait à l'être davantage. Je vous remercie donc de l'opportunité que vous nous donnez de nous exprimer aujourd'hui.

La crise des migrants renforce le besoin d'une prise en compte spécifique des vulnérabilités des demandeurs d'asile. Nous y avons remédié en mettant en place, dès 2013, dans le cadre d'une réforme interne de l'OFPRA, des référents thématiques dédiés à cinq besoins de protection spécifiques dans le cadre de la traite des êtres humains.

Ce groupe de référents, que je coordonne, s'est saisi de toutes les formes de traite des êtres humains. D'un point de vue opérationnel, il a défini comme priorité la traite à des fins d'exploitation sexuelle, car la majorité des cas pour lesquels l'OFPRA est saisie concerne à ce jour ce problème. Comme cela a été souligné à plusieurs reprises, la demande concerne essentiellement des femmes, nigérianes notamment.

Le groupe de référents met par ailleurs en place des actions spécifiques sur la traite des mineurs.

L'identification des victimes, étape indispensable à leur protection, est extrêmement difficile. En effet, les victimes sont toutes sous emprise : les exploiteurs mettent tout en oeuvre pour les empêcher de verbaliser leur parcours de vie. Leur qualité de victime de traite des êtres humains n'est donc pas évoquée à l'appui de leur demande d'asile. L'identification des victimes passe de ce fait généralement par des signalements, d'où la mise en place par l'OFPRA d'un mécanisme de coopération et de concertation avec les interlocuteurs associatifs et institutionnels pertinents. L'enjeu est bien d'amener les victimes à nous révéler leur véritable parcours, et notamment le fait qu'elles sont mineures (qui ouvre des droits procéduraux et de protection), sachant que les victimes mineures sont souvent déclarées majeures lors de leur demande d'asile, sous l'effet des réseaux qui les exploitent.

Nous mettons en oeuvre plusieurs actions opérationnelles.

L'un des axes majeurs du groupe de référents concerne la formation et la sensibilisation de tous les agents de l'Office et des interprètes susceptibles d'auditionner des victimes potentielles en demande d'asile.

Le groupe de référents propose par ailleurs un appui à l'instruction sur ces cas, qui peut amener à des coopérations avec des interlocuteurs extérieurs et à l'élaboration d'éléments de doctrine ou de techniques particulières pour la conduite des entretiens, extrêmement délicats à conduire...

Enfin, nous avons mis en place un dispositif d'information et d'orientation des personnes que nous rencontrons vers des associations spécialisées en matière de traite. Je rappelle que l'OFPRA agit pour sa part dans un domaine particulier de compétences, celui des risques courus en cas de retour dans le pays d'origine du demandeur d'asile.

Le dispositif mis en place par l'OFPRA vise à répondre à une double exigence : protéger les personnes victimes de la traite, sans se laisser instrumentaliser par les réseaux qui les exploitent. En effet, certains réseaux détournent les procédures d'asile en obligeant leurs victimes à soumettre de faux récits afin qu'elles obtiennent des titres de séjour.

Dans le contexte de la crise des migrants, ce dispositif est tout à fait opérationnel. L'OFPRA est réactif. Nous sommes présents à Calais notamment.

Je terminerai en insistant à mon tour sur l'importance de travailler en concertation avec l'ensemble des partenaires pour renforcer les mécanismes de signalement des situations d'urgence.

Mme Fatiha Mlati, directrice de l'intégration, coordinatrice de la question du genre et du retour volontaire de l'association « France Terre d'Asile ». - Le « Plan Migrants », en particulier l'engagement de la France d'accueillir 30 000 personnes au cours des deux prochaines années, intervient alors que la réforme de l'asile, extrêmement ambitieuse, n'est pas encore réellement mise en oeuvre. Ce décalage en termes de calendriers rend les choses complexes sur le terrain.

Les problématiques liées aux violences dans le cadre de l'asile sont connues depuis longtemps. Néanmoins, le secteur de l'asile est longtemps resté cloisonné par rapport à l'ensemble du secteur de l'inclusion sociale. L'interministérialité pour appréhender les questions relatives à la traite des êtres humains me semble fondamentale dans ce cadre. La circulaire du 22 juillet 2015, relative à la mise en oeuvre du plan « répondre au défi des migration : respecter les droits - faire respecter le droit », signée à la fois par le ministre de l'intérieur et par la ministre du logement, de l'égalité des territoires et de la ruralité, constitue une avancée notable à ce titre. Néanmoins, elle n'inclut pas le secrétariat d'État aux droits des femmes.

France Terre d'Asile gère à Paris la plus grande plateforme d'accueil de demandeurs d'asile dont la file active compte environ 10 000 personnes. Les femmes victimes de la traite des êtres humains, notamment nigérianes, sont très représentées. Je confirme que les victimes sont des personnes de plus en plus jeunes, souvent mineures. Les passeurs leur demandent généralement de ne pas révéler le fait qu'elles soient mineures pour échapper au dispositif de l'aide sociale à l'enfance.

La question de la traite des êtres humains interroge la capacité des acteurs à identifier, à protéger et à accompagner les personnes vulnérables. La loi ne définit pas cette notion de vulnérabilité, mais identifie des catégories de personnes vulnérables, par exemple les personnes en situation de handicap, les personnes âgées, les femmes enceintes, les parents isolés accompagnés d'enfants mineurs et les victimes de la traite des êtres humains.

Dans le cadre du guichet unique, la détection des vulnérabilités, dont découlent les solutions spécifiques de prise en charge, est fondée sur un questionnaire annexé à l'arrêté du 23 octobre 2015 relatif au questionnaire de détection des vulnérabilités des demandeurs d'asile prévu à l'article L. 744-6 du CESEDA (code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile). Ce questionnaire est directif, il consiste en questions fermées (on ne peut répondre que par oui ou non) et semble trop général pour permettre de comprendre le parcours des personnes et repérer les victimes de traite. Pour améliorer le travail d'identification, il conviendrait de compléter cet outil par des éléments d'information plus spécifiques, notamment sur les traitements dégradants subis par la personne ou encore leurs conditions psychologiques, sans omettre le stress dont elles peuvent souffrir.

Dans notre plateforme parisienne, certains indices nous permettent de repérer des victimes potentielles. Par exemple, il s'agira d'une personne qui, pendant l'entretien, est harcelée au téléphone par son exploiteur qui craint qu'elle ne révèle des informations.

J'aborderai à présent la situation à Calais. France Terre d'Asile y est présente depuis 2009, par l'intermédiaire notamment de son bureau d'information juridique, qui réalise des maraudes et oriente les personnes vers la demande d'asile.

Face à la hausse du nombre de migrants séjournant dans le Calaisis et exposés au risque de traite, un projet spécifique d'aide aux victimes de la traite des êtres humains dans l'ensemble de la région Nord-Pas-de-Calais a été lancé le 1er novembre 2015 (c'est donc tout récent). Ce projet, initié par le ministère de l'intérieur dans le cadre du Plan d'action national contre la traite des êtres humains, est mené en relation avec les autorités britanniques. Les attendus du projet, qui se déroule sur dix-huit mois, sont les suivants :

- développer une méthode d'identification des victimes, adaptée au contexte de la migration et au contexte calaisien ;

- mettre en place, pour la première fois, des maraudes spécifiques d'identification et d'information des victimes ;

- développer un schéma d'orientation pour ces victimes, en lien avec les dispositifs existants à l'échelle nationale ;

- proposer aux victimes des réponses d'urgence, à travers un dispositif de mise à l'abri immédiat, dans l'attente de solutions pérennes ;

- développer des supports d'information adaptés aux publics vulnérables, ainsi qu'un module de formation des professionnels.

D'après les données disponibles, 6 242 migrants étaient présents à Calais le 7 novembre 2015. Aujourd'hui, le nombre de migrants à Calais est plutôt compris entre 4 000 et 5 000 personnes. Cette diminution s'explique par la baisse des arrivées en lien avec la période hivernale, mais également par l'impact du « Plan Migrants » dont découlent des solutions d'hébergement pour les réfugiés ainsi qu'un dispositif d'orientation des migrants du Calaisis, suivi à ce jour par près de 1 200 personnes. Par ailleurs, près de 1 000 personnes ont été placées en centre de rétention lors des quinze derniers jours. Face à la situation qui n'a cessé de s'aggraver à Calais depuis le début de l'automne, les pouvoirs publics ont ainsi agi de manière très forte pour réduire la pression sur le territoire.

On estime à près de 12 % la proportion de femmes dans les différents camps du Calaisis. Sept camps sont identifiés : quatre le long de l'autoroute menant à Calais et trois le long de l'autoroute menant à Dunkerque. Le camp le plus important, celui de Calais, que les migrants appellent la new jungle, les pouvoirs publics la « lande » et les associations locales le « bidonville », compte 55 % de femmes. Il s'agit essentiellement de Soudanaises, d'Éthiopiennes et d'Érythréennes. Nombre d'entre elles sont mineures. Le camp compte également de nombreux garçons mineurs, victimes de la traite, essentiellement de nationalité afghane ou égyptienne.

Les premières maraudes d'information menées dans le cadre du projet ont permis de repérer trois circuits d'exploitation. Ainsi, sont identifiées :

- des personnes victimes de la traite ayant lieu sur les camps ;

- des personnes ayant été victimes de la traite dans leur pays d'origine ou dans d'autres pays traversés pendant leur migration ;

- des personnes victimes de la traite à leur arrivée au Royaume-Uni, notamment des Vietnamiennes exploitées dans des salons de massage ou de manucure.

Voilà donc ce que je souhaitais partager parmi les premières observations dont nous disposons. Pour prendre la mesure de la situation, je vous invite à organiser une visite de terrain dans les camps du Calaisis.

Je terminerai mon propos en évoquant le projet de loi relatif au droit des étrangers, récemment débattu au Sénat en première lecture, qui prévoit un titre de séjour pluriannuel en lieu et place des multiples titres de séjour précaires. Nous avons été étonnés de constater que parmi les catégories de population exclues de ce dispositif figurent les personnes victimes de la traite des êtres humains. Nous ne parvenons pas à nous expliquer cette exclusion.

Enfin, je soulignerai que, pour assurer la protection des femmes victimes de la traite des êtres humains, il est essentiel de créer les conditions qui permettront de libérer leur parole et de faire en sorte que les victimes acceptent de rompre avec les réseaux de traite. Pour cela, il convient de mener des actions d'information, au plus près du terrain.

Mme Chantal Jouanno, présidente. - Merci pour vos interventions.

Mme Élisabeth Moiron-Braud. - Permettez-moi d'ajouter un mot sur le titre de séjour pluriannuel. Si je partage votre étonnement, je rappelle que les personnes victimes de la traite des êtres humains bénéficient de droits élargis en matière de séjour, ce qui peut expliquer qu'elles ne figurent pas parmi les personnes ayant vocation à recevoir ce titre de séjour pluriannuel.

Il est clair que la protection des victimes de la traite des êtres humains repose nécessairement sur des droits renforcés, dont le droit au séjour fait partie. À cet égard, la proposition de loi de lutte contre le système prostitutionnel prévoit, dans des articles qui n'ont pas été contestés par le Sénat, d'accorder aux victimes témoignant ou déposant plainte un titre de séjour non soumis au pouvoir discrétionnaire du préfet.

Je retiens de vos interventions l'importance du travail en partenariat. Au-delà de l'identification des victimes, il convient de savoir les orienter. La formation tient un rôle essentiel dans l'ensemble du processus. L'objectif est de se doter d'un socle commun de connaissances, intégrant notamment le phénomène de l'emprise, et de s'assurer que chaque acteur connaisse précisément les autres acteurs et services que les victimes peuvent rencontrer au long de leur parcours.

Mme Fatiha Mlati. - Il existe effectivement des dispositifs permettant aux victimes de la traite des êtres humains qui portent plainte de bénéficier de titres de séjour. La circulaire du 19 mai 2015 relative aux conditions d'admission au séjour des ressortissants étrangers victimes de la traite des êtres humains ou de proxénétisme, invite par ailleurs les préfets à prêter une attention particulière aux situations de détresse des victimes de traite qui ne coopèrent pas avec les autorités, et leur rappelle qu'ils peuvent leur accorder un titre de séjour de manière discrétionnaire, pour raison humanitaire.

Je ferai état d'un autre phénomène. Dans toutes les structures d'hébergement, nous constatons depuis un an et demi une multiplication de cas de fraude à la paternité. Ainsi, des hommes de nationalité française monnayent de fausses reconnaissances de paternité auprès de mères - généralement en situation de monoparentalité - qui n'ont pas obtenu de protection juridique par le biais d'une procédure d'asile et souhaitent obtenir un titre de séjour. La réforme de la loi sur l'immigration aurait pu traiter cette problématique en permettant aux femmes victimes de la traite des êtres humains d'obtenir un titre de séjour pluriannuel.

Mme Chantal Jouanno, présidente. - Nous en prenons note. Avez-vous des questions ?

Mme Michelle Meunier. - Quelles propositions feriez-vous pour rendre le questionnaire que vous évoquiez plus efficace dans l'identification des victimes ?

Mme Fatiha Mlati. - Nous avons travaillé, dans notre plateforme parisienne, avec des collègues européens pour mettre en place un outil d'identification plus adapté. Il est dommage que ces recherches ne soient pas prises en compte. Par ailleurs, il est essentiel de renforcer les partenariats. Notre plateforme a par exemple noué un partenariat avec l'association Foyer Jorbalan (AFJ). Nous y orientons les victimes potentielles que nous repérons à partir de différents indices - les appels incessants reçus pendant les entretiens, ou encore les difficultés à se rendre aux rendez-vous - pour mener des entretiens plus approfondis.

De manière générale, il est essentiel de mettre l'accent sur le maillage. Il s'agit d'avoir, sur chaque territoire et autour du guichet unique, des acteurs spécialisés vers lesquels orienter les personnes pour lesquelles il existe une présomption de traite.

Il faudra à terme que ce questionnaire soit amélioré pour que l'outil d'identification des personnes soit plus adapté à leur situation.

Mme Hélène Conway-Mouret. - Vous avez noté que de nombreux réfugiés ne sont pas victimes de la traite des êtres humains lorsqu'ils arrivent en Europe, mais le deviennent sur notre territoire par le fait de réseaux qui profitent de leur situation de vulnérabilité, en lien par exemple avec l'absence de documents d'identité. Quels sont les dispositifs mis en place pour protéger ces personnes aujourd'hui ?

Mme Florence Boreil. - Les personnes qui arrivent sur le territoire ont la possibilité de déposer une demande de protection et de se rapprocher de l'OFPRA pour exposer les raisons qui les ont conduites à fuir des persécutions, indépendamment de la situation de traite qu'elles ont pu connaître.

Je rappelle qu'en droit des réfugiés, une personne n'est pas tenue de détenir de documents d'identité pour obtenir une protection internationale.

Mme Coralie Capdeboscq. - Effectivement, aucun élément de preuve matérielle n'est exigé. Le coeur de l'examen de la demande de protection est l'entretien personnel, au cours duquel le demandeur est amené à nous expliquer les éléments qui permettent de comprendre ses craintes en cas de retour.

Il est alors possible d'activer les instruments juridiques de protection que sont le statut de réfugié, la protection subsidiaire, ou encore la disposition prévue par l'article L. 316-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile (CESEDA), qui permet à une personne s'engageant dans une démarche de dénonciation d'un réseau auprès de la police française de bénéficier d'un titre de séjour.

L'OFPRA a pour mission de dispenser une information sur ces droits et dispositifs de protection, souvent méconnus de leurs potentiels bénéficiaires.

Mme Hélène Conway-Mouret. - Toutes les personnes rassemblées à Calais sont-elles identifiées ? Si ce n'est pas le cas, n'existe-t-il pas un risque que des personnes tombent entre les mains de réseaux sans qu'il soit possible de les suivre ?

Mme Coralie Capdeboscq. - Les personnes sont identifiées par l'OFPRA dans la mesure du possible. Néanmoins, elles peuvent être sous l'emprise de passeurs qui mettent tout en oeuvre pour qu'elles ne parlent pas ; c'est pourquoi il est essentiel que des associations les accompagnent le plus en amont possible.

Par ailleurs, la verbalisation de la traite est difficile et peut prendre du temps. Lorsqu'il existe une présomption de traite non verbalisée, l'OFPRA peut rencontrer à nouveau la victime potentielle à des stades ultérieurs de l'examen de la demande d'asile.

Mme Geneviève Colas. - En lien avec le sujet de cette deuxième session, je tiens à souligner que la question de la traite des êtres humains doit bien sûr être abordée à l'échelle internationale, dans le cadre de coopérations multilatérales.

Par ailleurs, au-delà des acteurs institutionnels, il serait intéressant, pour aller plus loin dans le débat, d'organiser un échange avec les associations et les ONG qui interviennent au quotidien auprès des migrants.

Mme Chantal Jouanno, présidente. - Nous le notons. Avez-vous des éléments à ajouter ?

Mme Coralie Capdeboscq. - L'OFPRA est compétent en matière d'identification des vulnérabilités. Toujours dans le respect de la confidentialité de la demande, un dispositif se met en place pour signaler, à la suite des entretiens, les adaptations nécessaires en termes d'hébergement, s'agissant par exemple des victimes de traite ayant besoin d'être éloignées du lieu de leur exploitation.

Mme Chantal Jouanno, présidente. - Il me reste à vous remercier très chaleureusement de votre présence et de vos interventions. Nous avons dépassé d'une heure le temps que nous avions initialement prévu de passer ensemble, ce qui témoigne de l'intérêt que notre délégation porte au sujet de la traite des êtres humains et à vos témoignages à tous. Encore merci pour votre disponibilité.

Annexe : message de Mme Myria Vassiliadou, coordinatrice de l'Union européenne sur la lutte contre la traite des êtres humains1(*)

Mesdames, Messieurs les Sénateurs, Mesdames, Messieurs,

C'est pour moi un grand honneur de prendre la parole aujourd'hui devant vous. J'étais récemment en visite officielle à Paris et je tiens à saluer et remercier les autorités françaises et le Sénat pour leur formidable engagement dans la lutte contre la traite des êtres humains.

Une chose est certaine : derrière la question de la traite des êtres humains se cache une réalité atroce, à savoir la vente et l'achat de personnes et l'exploitation de leur travail, de leurs services.

La traite des êtres humains constitue une violation flagrante des droits fondamentaux. Il s'agit d'une forme grave de crime organisé, expressément interdite par la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne. Combattre la traite des êtres humains, c'est défendre les droits fondamentaux.

Dans le contexte de crise auquel l'Union européenne est actuellement confrontée, nous devons nous attendre à voir les plus démunis, notamment les enfants, exposés aux réseaux de trafiquants sans scrupule.

Mesdames, Messieurs les Sénateurs, si la traite des êtres humains perdure, c'est parce que les enjeux financiers sont astronomiques et parce que la demande de services fournis par les victimes ne faiblit pas.

Si nous voulons vraiment lutter contre la traite des êtres humains et prévenir ce phénomène, nous devons endiguer la demande, qui alimente toutes les formes d'exploitation. Nous devons remonter la piste financière et traquer les coupables présumés. Et nous devons combattre sur ces deux fronts avec la même rigueur si nous voulons réellement juguler ce phénomène. Nous serons amenés à poser des questions sensibles. Qui a recours aux services des victimes ? Qui achète les services des victimes ? À qui profite ce trafic déplorable ? Que faisons-nous pour cibler efficacement les malfaiteurs, les utilisateurs et les bénéficiaires de cette traite ?

L'Union européenne a déployé dans ce cadre une politique ambitieuse et tout un arsenal juridique.

La directive de l'Union européenne concernant la prévention de la traite des êtres humains et la stratégie adoptée par l'UE pour éradiquer ce fléau sont axées sur les droits de l'homme et les victimes. Elles tiennent également compte de la problématique des enfants et de la dimension liée au sexe.

Le délai de transposition de la directive européenne a expiré le 6 avril 2013.

La Commission veille proactivement à la transposition et à la mise en oeuvre de cette directive par les États membres, et n'hésite pas à prendre des mesures.

Deux années se sont maintenant écoulées et il est grand temps de garantir la pleine mise en oeuvre de la directive.

Chaque État membre est tenu d'honorer pleinement ses obligations légales. La législation européenne est claire, ne l'oublions pas : les États membres doivent prévenir la traite et endiguer la demande.

En 2016, nous présenterons le premier rapport de l'UE sur les progrès accomplis dans la lutte contre la traite des êtres humains. Nous remettrons également un rapport évaluant les mesures prises par les États membres pour se conformer à la directive.

Un troisième rapport traitera spécifiquement de l'impact des lois nationales qui criminalisent le recours aux services fournis par les victimes.

Mesdames, Messieurs, il est aujourd'hui possible d'acheter ou de recourir aux services des victimes en toute légalité dans la plupart des États membres. Selon vous, existe-t-il d'autres délits non criminalisés qui peuvent être commis impunément par leurs auteurs ? L'impunité est-elle une alternative ?

C'est à ce type de questions que nous devons réfléchir.

Nous allons, pour notre part, continuer d'évaluer l'efficacité de la stratégie actuelle de l'UE axée sur l'éradication de la traite des êtres humains, et présenter une stratégie européenne pour l'après 2016.

Mesdames, Messieurs les Sénateurs, Mesdames, Messieurs, la traite des êtres humains constitue une violation des droits de l'homme que nous ne saurions tolérer.

Nous allons enquêter sur les profits générés par ce commerce abject et sur la demande qui fait le lit de ce crime odieux, nous donner les moyens de démanteler les réseaux criminels et déférer les coupables devant la justice. Nous veillerons également à ce que les victimes puissent faire valoir leurs droits.

Lorsque je parle de victimes, je parle de toutes les victimes, quelle que soit la forme d'exploitation à laquelle elles sont soumises. Il n'existe pas de hiérarchie entre les victimes et les formes d'exploitation. L'heure n'est pas à des débats idéologiques qui n'ont plus raison d'être, mais à la responsabilité et à l'obligation de rendre des comptes.

Je suis convaincue que nous sommes tous du côté des victimes, quelles que soient les formes d'exploitation. Les victimes ont des droits et demandent, en tant que telles, à être protégées.

Nous avons travaillé dur pour assurer la reconnaissance des droits des victimes. Nous devons, à tout le moins, leur accorder ces droits, assurer leur protection et leur fournir une assistance.

Forts d'un cadre juridique et politique ambitieux et de la volonté de travailler ensemble, nous disposons de tous les outils nécessaires pour prévenir l'exploitation et combattre fermement ce crime odieux. Nous ne pouvons pas nous dérober sous de faux prétextes.

Lorsque des vies humaines sont en jeu, il n'y a pas de temps à perdre.

Le temps de l'action est venu. Et nous avons encore beaucoup à faire. Mais c'est ensemble que nous devons oeuvrer à l'éradication de la traite des êtres humains. Nous satisfaire d'ambitions plus modestes serait un affront pour l'humanité et la société dans laquelle nous voulons vivre.

Il me tarde de connaître les résultats des débats se déroulant en France, au Sénat et je tiens à vous remercier une fois encore de m'avoir invitée à y participer.


* 1 Traduction de l'allocution prononcée à Bruxelles par Mme Myria Vassiliadou à l'attention de la délégation aux droits des femmes, en vue de cette table ronde ; exposé qui a fait l'objet d'un enregistrement vidéo.