Mercredi 20 mai 2020

- Présidence de Mme Annick Billon, présidente -

Audition de Mme Ernestine Ronai, responsable de l'Observatoire des violences envers les femmes de Seine-Saint-Denis, et de M. Édouard Durand, juge des enfants au TGI de Bobigny, co-présidents de la commission « Violences de genre » du Haut Conseil à l'égalité

Mme Annick Billon, présidente. - Chère Ernestine Ronai, cher Édouard Durand, mes chers collègues, nous poursuivons cet après-midi nos réunions sur les conséquences de la crise sanitaire sur les violences faites aux femmes et aux enfants, thème central de nos travaux depuis le début du confinement.

Nous entendons aujourd'hui Ernestine Ronai et Édouard Durand, que je remercie très chaleureusement pour leur disponibilité.

Ernestine Ronai et Édouard Durand sont non seulement des interlocuteurs qui font autorité sur les sujets qui nous préoccupent, mais aussi des partenaires fidèles de la délégation. Je tenais à le souligner d'emblée.

Nous attachons donc beaucoup d'importance à votre éclairage sur les violences à l'épreuve de cette crise si particulière. Comme vous le savez, mes collègues et moi-même sommes extrêmement préoccupés par la situation non seulement des femmes, mais aussi des enfants qui en sont, eux aussi, les victimes.

Nos interrogations concernent différents axes.

Tout d'abord, où en était, à votre connaissance, la mise en oeuvre des mesures annoncées lors du Grenelle lorsque le confinement a débuté ? Les urgences liées au déconfinement ne risquent-elles pas d'affecter les agendas alors définis ? Quel est actuellement le bilan, par exemple, d'après les informations dont vous disposez, du dépôt de plainte à l'hôpital, de la mise en place de 172 procureurs référents spécialisés et de l'expérimentation des chambres d'urgence - supposée se mettre en place à Créteil - sur le modèle espagnol ?

S'agissant du confinement, ensuite. Comment évaluez-vous l'impact de cette période sur la situation des femmes et des enfants contraints à un huis clos terrible dans un foyer violent ? Que pensez-vous des outils mis à la disposition des victimes au cours de cette période (SMS au 114, alertes en pharmacies et dans les centres commerciaux, etc.) ? Jugez-vous utile la pérennisation de certains de ces outils, annoncée par la secrétaire d'État lors de son audition du 13 mai ?

Enfin, quels sont selon vous les priorités du déconfinement en termes de politiques publiques de lutte contre les violences ? Je pense par exemple au dépôt de plaintes plus nombreuses, au nécessaire développement de l'hébergement d'urgence ou à la prise en charge des auteurs de violences.

Quels doivent être à votre avis les principaux points de vigilance pour l'avenir, à la lumière de l'expérience du confinement et du déconfinement ?

La justice sera-t-elle en mesure d'absorber les nouveaux cas liés au confinement après quasiment deux mois d'interruption ? Plus particulièrement, comment s'est déroulé, depuis le début du confinement, le suivi des victimes ayant reçu un téléphone grave danger ou concernées par une ordonnance de protection ?

Par ailleurs et de manière générale, quelles pistes pourriez-vous nous indiquer pour mieux évaluer l'action de la justice contre les violences intrafamiliales, pour améliorer son efficacité à plus long terme et pour renforcer la protection des victimes de violences sexuelles ?

Nous vous laissons vous organiser comme vous le souhaitez pour intervenir à deux voix, puis nous vous poserons quelques questions.

M. Édouard Durand, juge des enfants au TGI de Bobigny, co-président de la commission Violences de genre du Haut Conseil à l'égalité. - Merci beaucoup, Madame la présidente, Mesdames les sénatrices, Messieurs les sénateurs, pour votre invitation. C'est un honneur et un plaisir pour nous de participer aux travaux de la délégation aux droits des femmes du Sénat.

Avant de laisser la parole à Ernestine Ronai, je voudrais vous faire part de quelques généralités, que vous avez certainement toutes et tous à l'esprit, concernant les violences faites aux femmes et aux enfants pendant la période de confinement.

Nous pouvons dire que le confinement est un facteur de dangerosité dans les foyers où vit un sujet violent, pour deux raisons. La première - et d'une certaine manière, c'est un paradoxe - est que le confinement est au service de la stratégie de l'agresseur, puisqu'il lui offre l'isolement de ses victimes avec le sien. Nous savons que les sujets violents ont, dans leurs traits de personnalité, l'intolérance à la frustration ; or le confinement est en soi une frustration. Il met à la disposition de l'agresseur, isolés avec lui dans le foyer et soumis à des restrictions de déplacement, la femme et les enfants qui sont ses victimes. C'est pourquoi nous avons craint, dès les premières heures du confinement, une augmentation très importante des passages à l'acte.

La deuxième raison est que le confinement nous a fait perdre nos yeux : d'une certaine façon, il a augmenté la cécité des institutions et des professionnels de la protection. S'agissant par exemple, pour le juge des enfants que je suis, du repérage des violences faites aux enfants, en perdant l'école, nous avons perdu l'institution qui est en première ligne dans les processus de signalement des enfants en danger.

Il y a donc ce double effet qui accroît potentiellement dans des proportions considérables le danger pour les victimes au sein des foyers : d'une part, l'augmentation de l'isolement et de la frustration de l'agresseur et, d'autre part, la diminution de nos capacités de repérage. Ce sera, je pense, une des leçons à tirer et une des dimensions à anticiper pour des situations similaires à l'avenir : anticiper et prévenir le passage à l'acte dans une situation de confinement.

Il me semble pour ma part qu'il est encore trop tôt pour analyser les tendances. Nous disposons bien sûr d'éléments de principe et de statistiques qui nous ont été communiquées par le ministère de l'intérieur, en ce qui concerne l'augmentation des interventions à domicile, et par le secrétariat d'État à la protection de l'enfance, en ce qui concerne l'augmentation considérable des appels au 119 pour le signalement d'enfants en danger.

Nous savons qu'il y a eu une forte augmentation du risque de passage à l'acte pour les violences conjugales et les violences faites aux enfants pendant le confinement et qu'il y a eu un accroissement très important des appels au 119. Pour ma part, je ne vois pas encore, au moment où je vous parle, les effets de ces chiffres dans mon cabinet de juge des enfants car je n'ai pas encore reçu les requêtes correspondantes. L'Observatoire national de la protection de l'enfance (ONPE) vient de publier les premières observations sur la gestion de la protection de l'enfance pendant le confinement. Elles montrent que, dans certains départements, les Cellules de recueil des informations préoccupantes (CRIP) avaient été amenées, en raison de leur fonctionnement réduit, à prioriser les urgences selon les faits, l'âge des enfants ou la situation familiale. En ce qui me concerne, j'ai dû gérer des urgences - soit de mon domicile, soit depuis le tribunal - pour des femmes et des enfants victimes de violences qui se trouvaient déjà sous le regard des institutions de protection avant le début du confinement.

Je pense que le confinement a créé un écart entre deux types de situations radicalement différentes. Il faut distinguer la situation des familles déjà connues par les institutions, pour lesquelles des professionnels de la protection de l'enfance étaient déjà désignés et qui m'ont sollicité pour des placements en urgence lors des moments de crise, de la situation des familles qui n'étaient pas repérées par les institutions de protection. Pour ces familles, de mon point de vue, la cécité est quasiment complète.

Le dernier point que je voudrais évoquer est le lien, qui est toujours à faire, entre les violences conjugales et les violences faites aux enfants : dans les deux cas, les agresseurs présentent les mêmes traits de personnalité : intolérance à la frustration, défaut d'empathie, etc. Les violences subies par sa mère nuisent considérablement au bien-être et au bon développement de l'enfant. En temps de confinement, c'est encore pire puisqu'il ne peut pas en parler. Il y a une corrélation entre les violences conjugales et les violences physiques, psychologiques et/ou sexuelles faites aux enfants.

Si la violence est un instrument aux mains du violent conjugal pour obtenir le pouvoir, il obtient aussi ce pouvoir par la violence qu'il exerce contre les enfants.

Mme Ernestine Ronai, responsable de l'Observatoire des violences envers les femmes de Seine-Saint-Denis, co-présidente de la commission Violences de genre du Haut Conseil à l'égalité. - Je vous remercie à mon tour, Madame la présidente, Mesdames et Messieurs les sénateurs, pour votre invitation. Nous sommes sensibles à l'engagement de la délégation aux droits des femmes du Sénat ; il y a quelque chose de l'ordre du partenariat entre votre travail et le nôtre.

Le confinement est arrivé après le mouvement #MeToo, après le comptage des féminicides par les associations féministes et après le Grenelle de lutte contre les violences conjugales, c'est-à-dire dans un contexte de sensibilisation déjà forte de l'opinion publique, des institutions et des responsables publics. Nous avons sans doute, grâce à cela, beaucoup mieux géré la situation - même si, comme vient de le dire Édouard Durand, nous ne disposons pas pour l'instant de suffisamment d'éléments d'analyse. Nous avons tout lieu de penser que cela aurait pu être bien pire. Nous sommes en effet certains que, dans le cadre de ce confinement, les violences au sein de la famille ont augmenté, même si nous ne connaissons pas encore les chiffres.

Il y a eu une très forte communication sur l'existence des numéros d'appel d'urgence et des plateformes destinées à recueillir les signalements de victimes de violences conjugales ou de violences faites aux enfants. Cette campagne s'est révélée très utile : pour le 3919 par exemple, on a relevé 12 000 appels en avril 2020 contre 5 000 en avril 2019. Ces chiffres révèlent que les femmes étaient mieux informées de l'existence de ces outils.

France victimes, association généraliste d'aide aux victimes, a constaté une augmentation de 30 % des appels de victimes de violences conjugales. Le nombre de tchats sur la plateforme Arrêtonslesviolences.gouv.fr a été multiplié par cinq. Le 114, numéro d'appel SMS, à l'origine destiné aux personnes sourdes et malentendantes, a été élargi pendant le confinement aux personnes victimes de violences ; il a reçu 2 000 messages pour le seul mois d'avril 2020, dont un tiers signalant un danger immédiat, qui ont donné lieu à un appel au 17. En Seine-Saint-Denis, à l'initiative de l'État et du conseil départemental, les bailleurs sociaux ont apposé, dans les halls des immeubles, les affichettes sur le numéro d'appel 3919.

Le nombre de téléphones grave danger (TGD) a augmenté. Le 15 mars 2019, on comptait un total de 849 téléphones déployés sur le territoire français, mais seulement 330 de ces appareils étaient attribués. Une circulaire de la garde des sceaux, en mai 2019, a demandé que les TGD soient davantage déployés et que les ordonnances de protection (OP) soient délivrées en plus grand nombre. Le 5 mars 2020, le nombre de TGD déployés est passé à 1 326 pour l'ensemble du territoire, dont 897 sont attribués, c'est-à-dire presque trois fois plus que l'année précédente. Au 4 mai 2020, le nombre de TGD déployés est passé à 1 392, dont 1 026 sont attribués, et une centaine pendant la période du confinement.

Cela signifie que lorsqu'il existe une politique publique volontariste, claire, on obtient des résultats. Les instructions de la garde des sceaux de mai 2019 ont porté leurs fruits : il a fallu six ans pour que les magistrats s'approprient le Téléphone grave danger, mais aujourd'hui l'outil est utilisé et il fonctionne.

En revanche, les avocats ne recevant plus que par téléphone et les tribunaux étant fermés, le dépôt d'une requête pour la délivrance d'une OP était extrêmement compliqué. Le TGI de Bobigny a enregistré 38 requêtes pendant les deux mois de confinement ; 23 OP ont été délivrées et sept demandes ont été rejetées, soit 76 % de résultats positifs. Lorsqu'il y a une politique partenariale forte, on obtient des résultats, confinement ou pas.

Les 23 OP délivrées pendant la période de confinement sont moins nombreuses que d'habitude mais on relève également moins de plaintes : en Seine-Saint-Denis, au début du confinement, on constatait 23 % de plaintes en moins par rapport à la même date de 2019 et 8 % de moins à la fin du confinement. Cette baisse du nombre des plaintes a été constatée sur tout le territoire français.

Cela veut dire, comme disait Édouard Durand à l'instant, qu'au début du confinement, à cause d'un phénomène de sidération très fort, les femmes avaient beaucoup plus de mal à révéler les violences ; au fil des jours, elles ont pu sortir et déposer plainte. Par contre, les interventions au domicile ont été plus nombreuses. On nous dit que les violences ont augmenté pendant le confinement. Nous n'avons pas tous les chiffres aujourd'hui mais on peut dire que malgré les risques sanitaires, les policiers et les gendarmes ont continué d'intervenir à domicile, dans toute la France, ce qui est positif.

Vous vous souvenez sans doute que Luc Frémiot avait créé, dans le département du Nord, chez Emmaüs, donc sans trop de confort, un lieu d'hébergement pour les agresseurs. Il nous a semblé, au début du confinement, que pour la victime, quitter le domicile et partir dans l'errance avec ses enfants, dans une chambre d'hôtel où elle ne pourrait pas préparer de repas, où les enfants seraient privés de leurs jouets, était impensable. Il n'était pas possible de contraindre une femme à vivre dans ces conditions terribles.

Nous avons donc travaillé et proposé - c'était une innovation - que des chambres d'hôtel soient attribuées aux hommes violents, non pas pour leur confort, mais pour que la victime puisse rester en paix et en sécurité dans son logement, pour que son agresseur en soit évincé par une mesure judiciaire qui permette de le localiser et pour que soit mis en place un contrôle judiciaire efficace, le contrôleur pouvant téléphoner à l'hôtelier pour vérifier que l'agresseur y est bien présent. La victime était prévenue que son agresseur était hébergé à l'hôtel et qu'il ne n'avait pas le droit de se présenter à son domicile. Pour ce que j'en sais, début mai, au niveau national, 89 chambres d'hôtel avaient été attribuées. Le conseil départemental de la Seine-Saint-Denis a ainsi assuré le financement de dix chambres d'hôtel, dont huit sont occupées par des hommes violents.

Cette mesure étant nouvelle, il a fallu un peu de temps pour qu'elle fonctionne, mais les parquets et les juges des libertés et de la détention ont joué le jeu. C'est une mesure dont le bilan est positif et qu'il faut faire perdurer.

Mme Annick Billon, présidente. - Je vous remercie tous les deux pour cette présentation très étayée des outils mis en place dès le début du confinement. Je relève dans vos propos, chère Ernestine, que les ministères de la justice et de l'intérieur ont fait preuve d'efficacité. Souhaitez-vous que les outils déployés pendant le confinement perdurent ? Ont-ils vocation à être développés, améliorés, et si oui comment ? L'utilisation du TGD est-elle suffisante sur tout notre territoire, ou est-elle concentrée sur quelques départements ?

Mme Ernestine Ronai. - En ce qui concerne le TGD, cela commence à prendre sur tout le territoire. Certains départements comme la Seine-Saint-Denis ont un peu d'avance : nous disposons aujourd'hui de 47 appareils, dont certains nous ont été donnés par des départements qui en avaient moins besoin. Il y a eu, pendant le confinement, une véritable prise de conscience de la dangerosité des hommes violents. À ma connaissance, ce déploiement concerne également les outre-mer, qui l'attendaient depuis longtemps, et cela me semble positif.

Notre objectif est d'atteindre un nombre de 1 500 TGD au moins pour 2020, voire plus si nécessaire. La justice semble avoir bien intégré l'idée que cet outil est un véritable moyen de protection des victimes.

Mme Annick Billon, présidente. - Au regard de la présentation très complète que vous avez faite - numéros d'appel, visites à domicile, etc. - je constate que, finalement, l'amélioration que l'on perçoit aujourd'hui dans la lutte contre les violences faites aux femmes tient essentiellement à l'action des ministères de l'intérieur et de la justice.

Mme Ernestine Ronai. - Le secrétariat d'État a développé des initiatives intéressantes. Les SMS au 114 ont remarquablement bien fonctionné, et nous devons maintenant bien le positionner : il s'agit d'un numéro d'urgence permettant des appels discrets quand la victime a du mal à s'isoler. Il ne faut pas qu'il agisse en doublon du 3919, qui est dédié à l'écoute des victimes. Je pense qu'il serait préférable que les deux outils perdurent dans le respect de leurs périmètres respectifs : l'écoute et l'orientation des victimes pour le 3919, l'urgence pour le 114.

Il faut relever que le 114, auparavant destiné à l'usage des personnes sourdes et malentendantes, avait vocation à signaler toutes les violences qu'elles subissaient. Si l'usage pour les femmes victimes de violences devait perdurer, je préconise que les professionnels soient spécifiquement formés à l'écoute des femmes victimes de violences conjugales afin qu'ils soient aptes à déceler l'urgence des situations et à agir en conséquence.

En ce qui concerne les chambres d'hôtel, il me semble nécessaire que ce dispositif perdure ! Nous avons en réalité un problème : on demande toujours aux hommes violents s'ils ont un lieu où aller ; ils commencent par répondre non. Lorsqu'on leur précise qu'ils sont sous le coup d'une éviction et qu'ils vont donc être obligés de quitter le logement, ils se rendent généralement (je ne parle pas de la période du confinement) chez leur mère, chez un ami ou ailleurs. Si l'on en revient à cette pratique, les chambres d'hôtel seront moins employées. Or de mon point de vue, il est très important que l'on sache où se trouvent les hommes violents, qu'ils fassent l'objet d'un contrôle judiciaire efficace et qu'ils ne puissent pas choisir l'endroit où ils ont envie d'aller. Il faut qu'ils soient assignés à résidence, que leur situation soit contraignante pour qu'ils prennent conscience des conséquences de leurs actes. Le fait de proposer une chambre d'hôtel à un homme violent qui n'a pas de solution d'hébergement permet d'éviter qu'il culpabilise sa victime ou même ses enfants en les accusant d'être responsables de sa situation.

Lorsqu'un homme violent sort de prison, le Service pénitentiaire d'insertion et de probation (SPIP), lui demande s'il sait où aller : beaucoup de ces hommes répondent qu'ils veulent retourner chez leur victime. Proposer une chambre d'hôtel à ces hommes éviterait qu'ils exercent un chantage sur leur famille.

20 000 nuitées d'hôtel ont été financées par le secrétariat d'État à l'égalité : elles ont dans l'ensemble été utilisées et se sont révélées très utiles pendant cette période de confinement. Je souhaiterais que cet outil perdure, mais nous ne voulons pas seulement des chambres d'hôtel pour les victimes, nous voulons aussi des lieux d'hébergement, avec du personnel formé ; vous savez qu'il persiste un déficit dans ce domaine.

Mme Annick Billon, présidente. - Nous passons à notre temps d'échanges.

Mme Michelle Meunier. - Je salue Ernestine Ronai et Édouard Durand, que j'ai toujours beaucoup de plaisir à entendre. Vous avez, Édouard Durand, parlé de « paradoxe ». Il est vrai que cette situation de pandémie en a révélé beaucoup : la période du confinement a été difficile, celle du déconfinement semble l'être tout autant. On observe une recrudescence des théories masculinistes et virilistes : je reçois, comme d'autres collègues, des mails d'associations ou de parents - de pères notamment - qui, au travers de la promotion de l'égalité parentale systématique, qui passe par la résidence alternée, tentent d'exercer des pressions.

La grande violence, qui pour moi est un outil supplémentaire et complémentaire de la violence envers les femmes, est la violence exercée sur les enfants, donc sur les mères. Je souhaiterais vous entendre, M. Durand, sur ce sujet auquel je sais que vous êtes très sensibilisé. Que pouvez-vous nous dire aujourd'hui sur la formation et la sensibilisation des magistrats sur les violences faites aux enfants ? Si ce n'est pas pris dès le départ, on peut encore se faire piéger, le paradoxe est encore là : pourquoi priverait-on un père de ses enfants ? Je suis pour ma part persuadée qu'un homme violent ne peut pas être un bon père.

M. Édouard Durand. - Merci, Madame la sénatrice, pour cette question très importante. J'imagine qu'en tant que parlementaires, vous devez tous faire l'objet de pressions très intenses et récurrentes de la part de ces lobbies qui sont à la fois très puissants et très tenaces. Je vous remercie d'autant plus que je souhaitais aborder ce point en lien avec les questions évoquées par la présidente dans son propos introductif sur les avancées du Grenelle et du post-Grenelle de lutte contre les violences conjugales, sur la loi Pradié1(*) et la proposition de loi Couillard-Gouffier-Cha2(*).

Il y a dans ces deux textes des avancées, notamment en ce qui concerne la parentalité, par les modalités d'exercice de l'autorité parentale, la protection des femmes victimes de violences, la souplesse apportée dans l'attribution des OP, la fin de l'obligation alimentaire pour les enfants de pères féminicides, et la tentative d'accentuer le retrait de l'autorité parentale par la voie qui avait été annoncée par le Premier ministre dès l'ouverture du Grenelle, à savoir le retrait de l'exercice de l'autorité parentale par le juge pénal.

Depuis plus de dix ans, on constate une évolution cohérente de la législation et des politiques publiques. Le problème est que nous n'en voyons pas suffisamment les effets dans les décisions de justice.

Peut-être faut-il que nous parvenions à une législation plus impérative. Il n'est pas normal qu'une femme ou des enfants soient plus ou moins bien protégés selon que les professionnels qu'ils rencontrent - avocats, procureur, juge  - sont sensibilisés ou pas aux violences conjugales. Pour limiter cet aléa, il faut utiliser les outils qui existent.

Je crois pouvoir dire en nos deux noms, et moi en tant que juge, que nous sommes tout à fait soucieux du respect des principes fondamentaux, mais qu'ils doivent être mis en oeuvre dans une culture de la protection des victimes de violences.

C'est ce que j'entends dans la question que vous posez, Madame la sénatrice, sur les mouvements virilistes, la résidence alternée et les droits des pères. Je ferai deux observations sur ce sujet. La première est que, s'agissant des questions de parentalité, il faut regarder deux choses : l'existence de violence et la prise en compte des besoins fondamentaux de l'enfant. Laurence Rossignol, lorsqu'elle était ministre, avait initié la démarche de consensus sur les besoins fondamentaux des enfants en protection de l'enfance : voilà un socle à partir duquel nous pouvons mieux penser la protection des enfants.

Ces deux éléments - la violence et la prise en compte des besoins fondamentaux de l'enfant - nous obligent à voir que la résidence alternée n'est jamais possible quand il y a violence et qu'elle ne peut pas, par principe, répondre aux besoins fondamentaux des enfants. Il est assez consensuel de dire que jusqu'à l'âge de six ans, la résidence alternée est prématurée en terme d'attachement et de sécurité affective. Nous sommes précautionneux pour beaucoup de choses, soyons-le pour la protection des familles.

Malheureusement, le droit de la famille est en train de devenir à mon avis un champ de ruines. Sous l'effet d'une poussée libérale extrêmement puissante, il est entré dans un processus de dérégulation très fort. Il va finir par être un terrain vague où il sera possible de demander n'importe quoi, où toute demande sera perçue comme légitime, y compris celle d'une garde alternée pour un enfant âgé de quelques semaines. C'est pourquoi je parle de la nécessité d'une législation plus impérative. Les magistrats ont besoin que le législateur fixe un cadre très clair pour que le droit de la famille soit protecteur, qu'il ne soit pas un espace où les violents vont pouvoir utiliser le droit pour conserver le pouvoir.

J'ai un regret sur le retrait de l'autorité parentale annoncé en conclusion du Grenelle, pour deux raisons. La première est que ce n'est pas le métier du juge pénal. Certes, il est aussi sensible qu'un autre aux questions de sécurité, mais il manie assez peu la question du champ familial. La deuxième raison est que le taux des plaintes (19 %), dans les situations de violences conjugales, est très faible. Si le juge pénal est l'autorité compétente en matière de retrait de l'exercice de l'autorité parentale, son champ ne pourrait couvrir, au maximum, que 19 % des situations de violences conjugales, alors que dès qu'il y a une séparation des parents, il y a une audience devant le juge aux affaires familiales. Il faut qu'on arrive à mieux traiter l'ensemble des situations.

Il me paraît tout à fait conforme à nos principes fondamentaux et à l'esprit de notre législation d'écrire dans le code civil que lorsqu'il y a violence conjugale et sauf décision contraire et spécialement motivée, l'auteur des violences conjugales ne peut pas rencontrer son enfant sans contrôle social. De même qu'il me paraît tout à fait possible et conforme à nos principes fondamentaux de modifier le code civil de sorte que dès lors qu'il y a violence conjugale et sauf décision contraire et spécialement motivée, la mère victime des violences conjugales se voit attribuer l'exercice exclusif de l'autorité parentale.

Il faut renverser les principes : lorsqu'il n'y a pas de violence, le principe est la coparentalité, lorsqu'il y a violence, le principe est l'exercice exclusif de l'autorité parentale pour la mère.

Madame Meunier l'a rappelé à l'instant : « un mari violent ne peut pas être un bon père ». Je suis absolument d'accord avec vous ! Le Premier ministre, lui aussi, l'a affirmé le jour de la clôture du Grenelle. Je pense donc qu'il est possible d'inscrire ce principe dans le code civil, c'est-à-dire de créer une présomption légale. Vous, législateur, diriez au juge que lorsqu'il y a violence conjugale, il ne peut pas y avoir d'exercice conjoint de l'autorité parentale, et que le père agresseur ne peut pas rencontrer son enfant sans contrôle social, c'est-à-dire sans protection pour l'enfant.

Je voudrais suggérer que les violents conjugaux, compte tenu de leur dangerosité, de la gravité des violences pour les victimes et du coût social de ces violences, ne soient jamais laissés sans contrôle social. Il faut privilégier le sursis avec mise à l'épreuve plutôt que le sursis simple, privilégier le contrôle judiciaire à l'absence de contrôle judiciaire jusqu'au jugement, privilégier les espaces de rencontres protégés ou les mesures d'accompagnement protégé, tous les espaces où le père ne peut pas être en présence de ses enfants sans la garantie d'un tiers qui protège.

Mme Laure Darcos. - Pendant le confinement, j'ai été confrontée à la situation d'une mère obligée d'accepter une garde alternée avec un mari violent, donc un père violent. Selon le CIDFF de l'Essonne que j'ai contacté, il est toujours très difficile de prendre en compte les violences sur mineurs lorsqu'un des parents a la capacité de protéger l'enfant. Plusieurs associations de mon département le confirment. Souvent, ce simple fait suffit à interrompre les démarches de la CRIP et du juge pour enfants, alors même que le parent auteur exerce un droit de visite ou d'hébergement pas toujours médiatisé. D'une certaine manière, la parole de l'enfant n'est pas prise en compte.

Une avocate, lors d'une audition antérieure, avait évoqué devant nous la présomption de crédibilité de la victime, mais pour un mineur, c'est extrêmement complexe. À partir du moment où l'on estime que les enfants sont hébergés, la plus grande partie du temps, par un parent capable d'assurer leur protection, les visites du parent violent ne sont pas toujours contrôlées ni médiatisées.

Mme Françoise Laborde. - Cette audition très intéressante confirme que nous devons être assez vigilants au sortir de la crise sanitaire pour conserver les outils qui ont bien marché - numéros d'appel et signalement par SMS au 114 notamment. Il serait dommage d'abandonner ces outils alors qu'ils commencent à bien fonctionner après une mise en place qui a demandé du temps.

En ce qui concerne le droit de la famille, je voudrais revenir sur la problématique de la résidence alternée. J'y suis à titre personnel favorable, à partir d'un certain âge, si l'enfant pense que ce système est bon pour lui - malheureusement, on oublie souvent de demandeur leur avis aux enfants. Mais j'ai toujours considéré qu'il était totalement impensable d'envisager cette organisation dans un contexte violent, pour toutes les raisons énoncées précédemment, notamment l'emprise du parent violent sur son enfant et, à travers ce dernier, sur la mère.

Vous travaillez tous les deux à Bobigny, c'est-à-dire en milieu urbain. Dans les périphéries des villes et dans les communes rurales, nous avons parfois du mal à évincer un conjoint violent de son domicile ou à trouver un hébergement dans un hôtel pour les victimes. Même si, pendant la période du confinement, les appels des victimes de violences conjugales ont été mieux accueillis, la mise en place de ces outils n'est pas toujours facile. Disposez-vous de chiffres concernant les milieux périurbains ou ruraux ?

M. Édouard Durand. - Merci pour vos questions. Je salue votre combat contre les lobbies qui défendent la résidence alternée quel que soit le contexte. Je le répète, la prise en compte des besoins fondamentaux de l'enfant est absolument centrale. La violence est selon moi l'indicateur principal pour penser la famille.

L'enfant victime de violences conjugales, comme vous le savez et comme le dit la psychologue Karen Sadlier, dont nous connaissons l'engagement contre les violences, est non pas dans un conflit de loyauté mais dans un conflit de protection. Il peut, lui aussi, être sous l'emprise d'un père violent et omnipotent. L'une des étudiantes du Diplôme universitaire « Violences faites aux femmes » que nous coordonnons à Paris 8 avait rédigé un mémoire dans lequel elle parlait de la « figure omnipotente » du père agresseur et du mari violent. La parole de l'enfant se fait parfois sous la dictée de son père.

Vous évoquez, Mme Darcos, la situation à laquelle vous avez été confrontée dans votre département de l'Essonne, pour laquelle il y a eu violences conjugales et résidence alternée. Dans une telle situation, c'est une organisation judiciaire de la vie familiale absurde, sur-victimisante pour la mère et les enfants et contraire tant à la raison qu'à l'état des connaissances. C'est pourquoi je m'adresse au législateur que vous êtes pour vous demander d'instituer une législation plus impérative dans ce domaine.

Pendant le Grenelle, au secrétariat d'État à l'égalité et au Haut Conseil à l'égalité, nous avons reçu un grand nombre de femmes victimes. Toutes disaient : « À partir du moment où j'ai fait appel à l'institution judiciaire, cela a été encore pire ». Il faut faire quelque chose de ces témoignages !

Mme Meunier parlait tout à l'heure de la formation des magistrats. Nous continuons, Ernestine Ronai et moi-même, de former des magistrats. Mais après dix ans passés à faire de la formation, j'estime que ce n'est pas suffisant. Il faut que la loi fixe un cadre plus protecteur pour que ces situations ne soient plus possibles.

L'état des connaissances nous permet d'anticiper - et c'est quand même le principe des décisions politiques et judiciaires - la violence contre les enfants par un violent conjugal : 40 à 60 % des enfants sont directement victimes de violences physiques ; la fille d'un violent conjugal court 6,5 fois plus de risques qu'une autre fille d'être victime de violences sexuelles incestueuses. Je vous assure qu'il est dans la culture des institutions chargées de la protection de l'enfance de prévoir des visites médiatisées pour un risque beaucoup moins important que ceux-là. Ernestine Ronai et moi continuerons à faire des formations, mais nous avons besoin d'une législation plus impérative.

Vous avez parlé du lien entre la sphère de l'organisation familiale - le juge aux affaires familiales - et celle de la protection de l'enfance. Là aussi, la sphère de la protection de l'enfance peut être un espace où, si la violence n'est pas prise en compte, on va laisser le violent familial exercer son emprise sur sa famille, même après la séparation. C'est pourquoi ce n'est pas la sphère de la protection de l'enfance qui est prioritaire, mais l'intervention du juge pénal et du JAF pour fixer un cadre protecteur. Si une CRIP reçoit une information préoccupante qui contient des éléments faisant état de violences conjugales, elle doit prévenir le procureur pour qu'il saisisse le juge des enfants en assistance éducative et pour qu'il exerce des poursuites pénales contre le délinquant ou le criminel. Ceci me paraît crucial, car le risque est d'aller chercher dans la protection de l'enfance ce qu'on ne peut pas y trouver.

Mme Ernestine Ronai. - Ce que l'on sait des violences conjugales en milieu rural, c'est qu'elles sont aussi nombreuses qu'en milieu urbain, et que les femmes des milieux ruraux s'adressent davantage aux médecins qu'aux associations, moins présentes dans les territoires ruraux. Nous devrons évaluer si le dispositif de relais des pharmacies, mis en place au début du confinement, a fonctionné dans les milieux périurbains et ruraux ; on suppose que peu d'officines ont finalement participé à ce dispositif car les pharmaciens n'ont pas été véritablement formés à l'accueil de ces femmes et, comme pour tout nouveau dispositif, il faut parfois un peu de temps avant que les choses fonctionnent.

Je pense que si les pharmaciens bénéficiaient de formations - initiale et continue -que l'on doublait par l'apposition d'affichettes dans les officines, leur rôle à l'égard des victimes de violences pourrait se développer. Toutes les pharmacies disposent d'un lieu de confidentialité dans lequel la victime pourrait être mise à l'abri en attendant l'arrivée des secours, ou pour l'orienter vers le 3919 si elle a besoin d'information et de conseils. Les pharmaciens peuvent intervenir sans sortir de leur compétence si la victime veut parler à quelqu'un. Dans les milieux ruraux, souvent la femme n'a pas de voiture, ce qui limite son autonomie de déplacement. De plus, la séparation peut être compliquée si les ex-conjoints sont tous les deux agriculteurs, dans un espace de travail commun. La pharmacie est un lieu de proximité qui me paraît tout à fait approprié, comme le cabinet médical, pour permettre à la victime de se signaler.

Mme Laurence Cohen. - Je tiens à remercier Mme Ronai et M. Durand pour leur implication et leurs propos.

L'hébergement des conjoints violents dans des chambres d'hôtel est un dispositif très important. Cette période de confinement a eu des conséquences dramatiques mais des dispositifs intéressants ont émergé. J'espère qu'ils vont perdurer.

En ce qui concerne le dispositif mis en place dans les pharmacies, mon bilan est plus contrasté. Je continue à penser que c'est une très bonne idée, mais il semblerait qu'il y ait peu de retours alors que, paradoxalement, mais il faudra le vérifier, les dispositifs installés dans les centres commerciaux - je parle de mon département du Val-de-Marne - semblent avoir mieux fonctionné. Il apparaît que les femmes se sont plus facilement approprié ce dispositif, car l'accueil y était assuré par des personnes formées à l'écoute et à l'accompagnement des femmes victimes de violences par des associations spécialisées.

En ce qui concerne les violences commises dans le cadre familial à l'encontre des femmes et des enfants, j'ai été très intéressée, M. Durand, par vos propos, mais il faut remettre les choses dans leur contexte. Vous avez évoqué les évolutions qui ont laminé le droit de la famille. Je voudrais aussi souligner le recul, par exemple, de tout ce qui relève de l'analyse psychologique et psychanalytique. Paradoxalement, il y a une vraie vulgarisation de ces notions, mais je constate que nous sommes en retrait quand il s'agit de mobiliser les connaissances héritées de la psychologie quand on entre dans le champ des décisions concrètes - par exemple, un petit enfant peut-il être en résidence alternée avant l'âge de six ans ?

Le confinement a été un choc pour tout le monde, les enfants y compris. Toutes les sociétés savantes se sont prononcées pour qu'ils retournent à l'école, c'est-à-dire que le virus a été considéré comme moins dangereux pour les enfants que le danger psychologique qu'ils encouraient à cause du confinement - la peur, la tendance à un comportement violent. Certains enseignants ont vu revenir des enfants dans des états psychologiques un peu difficiles, liés par exemple à leur socialisation. Les gestes barrières et les recommandations de sécurité sanitaire empêchent les enseignants d'aller à la rencontre de ces enfants, dans un vrai rapport d'humanité. Je pense que cela va également avoir des incidences sur l'intrication entre la famille et l'école. D'où l'importance d'avoir un panel de professionnels de la justice et de la police à l'écoute, quand il y a présomption de violences psychologiques et physiques.

On peut dire que pour limiter les conséquences du décrochage scolaire, il faudrait un plan de rattrapage en septembre. Mais ne faudrait-il pas envisager aussi des accompagnements renforcés pour sécuriser les enfants ? Cette dimension de l'école est très importante. C'est ce qui me tient à coeur en ce moment.

Mme Christine Prunaud. - M. Durand, avant de vous entendre, je pensais que la résidence alternée était le meilleur modèle possible en cas de séparation. Mais lors d'une audition devant la délégation il y a quelques années, vous m'avez ouvert les yeux en affirmant avec conviction qu'un mari violent ne pouvait pas être un bon père. Vos propos m'ont permis d'évoluer sur ce point.

Vous avez parlé, Mme Ronai, de 20 000 nuitées pour l'ensemble du territoire. J'ignore comment elles ont été réparties. Dans mon département des Côtes-d'Armor, nous disposons de 62 places. 107 personnes, dont des enfants, y sont hébergées, les structures d'accueil étant saturées pendant le confinement. Les associations - Planning familial, Maison des femmes, Espace familles Dinan - s'inquiètent beaucoup car elles anticipent un afflux de femmes victimes de violences dont les démarches ont été contraintes pendant le confinement.

Marlène Schiappa, dans un courrier du 30 mars dernier adressé à tous les parlementaires, assurait que les départements se verraient attribuer des places supplémentaires. Cela a suscité beaucoup d'espoir auprès des associations, mais nous n'avons rien vu arriver. Je m'interroge par ailleurs : lorsqu'une femme est hébergée seule dans une chambre d'hôtel, est-ce vraiment sécurisant pour elle ? Notre délégation a parfois l'impression, sur ces sujets, de parler dans le vide.

Mme Ernestine Ronai. - Le chiffre de 20 000 se réfère à des nuitées d'hôtel, pas à des places d'hébergement. Cela représente 33 nuitées par département, ce qui est déjà bien, mais nous avons aussi besoin d'hébergements spécialisés supplémentaires. Nous avons pensé pendant longtemps que c'étaient les femmes victimes de violences qui devaient partir. Il est vrai qu'un certain nombre d'entre elles, lorsqu'elles ont peur, quittent effectivement le domicile ; elles pourraient toutefois y revenir si la décision était prise d'évincer le conjoint violent. Cela rejoint ce que disait Édouard Durand sur l'importance d'une politique plus contraignante et plus précise sur les violences.

Nous ne connaissons pas aujourd'hui le nombre de conjoints violents qui ont été évincés de leur domicile, car le ministère de la justice ne dispose pas d'un logiciel leur permettant de calculer cette statistique : les comptes sont fait manuellement ! Si nous connaissions ce chiffre, cela donnerait de la force à cette politique publique.

Sur la remarque de Mme Cohen concernant les dispositifs mis en place dans les centres commerciaux, il y a eu en réalité très peu de prises de contact réelles. Ce qui a, en revanche, très bien fonctionné, ce sont les affichettes qui étaient apposées sur les lieux d'accueil, qui ont permis à beaucoup de femmes d'appeler les numéros dédiés.

D'une manière générale, il faut informer bien davantage sur les lieux d'accueil, sur les numéros d'appel, etc. Les centres commerciaux sont en cela très utiles pour informer les femmes sur ce qu'elles peuvent faire si elles sont victimes de violences. Je pense que c'est une des leçons que l'on peut tirer de cette expérimentation : peu de prises en charges, certes, mais une information qui a été extrêmement utile et qui, je le crois, pourrait perdurer.

M. Édouard Durand. - Vous avez raison, Mme Cohen, ce confinement a été un choc pour les adultes comme pour les enfants. Je disais dans mon introduction qu'il était encore un peu tôt pour analyser les tendances. Selon certaines sources, il semble qu'il y ait eu des enfants suivis en pédopsychiatrie qui allaient bien ; le confinement pourrait avoir eu pour eux une dimension sécurisante. Nous avons aussi des publications qui montrent que les enfants pour lesquels il y a eu, du fait du confinement, une interruption des rencontres avec un parent violent, allaient mieux. Il faut prendre en compte cette information.

Les propos que vous avez tenus sur la résidence alternée, Mme Prunaud, rejoignent ceux de Mme Cohen sur la question des savoirs. Vous avez évoqué la psychanalyse et la psychologie, on peut parler de la pédopsychiatrie, de la clinique de l'attachement, et voir en quoi le savoir nous contraint.

Les connaissances sur le développement de l'enfant et sur la violence vous limitent dans ce que vous pouvez faire comme législateur, tout comme elles me limitent dans ce que je peux faire comme juge, parce que je ne peux pas m'affranchir de ces connaissances. S'agissant de la résidence alternée, on peut toujours partir des besoins fondamentaux des enfants. On a identifié, dans cette démarche de consensus sur les besoins fondamentaux des enfants en protection de l'enfance, plusieurs types de besoins : les besoins universels de tous les enfants, partout dans le monde, les besoins particuliers, par exemple pour les enfants porteurs d'un handicap, et les besoins spécifiques, pour les enfants victimes de violences, qui ont besoin de réponses spécialisées et de soins en psychotrauma.

Dans les besoins universels des enfants, nous avons identifié plusieurs formes de besoins qui viennent, assez intuitivement, à l'esprit : les besoins physiologiques et de santé ; les besoins d'estime de soi ; les besoins d'exploration ; les besoins de limites ; les besoins d'être inscrit dans une communauté familiale ou amicale. Mais il y a un besoin qui conditionne la satisfaction de tous les besoins fondamentaux des enfants, c'est le besoin de sécurité. Il permet de comprendre en quoi la violence et les violences conjugales sont une transgression très grave de l'autorité parentale et nuisent au besoin de sécurité de l'enfant.

Ce besoin consiste non seulement à ne pas être confronté à la violence, mais aussi à avoir une continuité relationnelle avec une figure sécurisante. La figure d'attachement prioritaire pour les humains, le plus souvent, c'est leur mère. Nous avons tous eu ce besoin dans les premières années de notre existence et les enfants ont tous besoin de continuité relationnelle avec leur figure d'attachement prioritaire.

Lors de certaines de mes interventions à l'École de la magistrature, j'étais accompagné d'un pédopsychiatre. Certains de mes collègues parlaient de situations où de tout petits enfants étaient en résidence alternée. La réponse du pédopsychiatre était : « De mon point de vue, c'est de la folie ». Nous devons réduire cet écard trop grand entre l'état des connaissances et ce terrain vague que risque de devenir le droit de la famille.

Mme Victoire Jasmin. - Lors d'une précédente audition, j'avais évoqué la situation d'enfants placés dans une famille d'accueil et qui, compte tenu de l'absence de décision de justice, étaient contraints d'aller de façon régulière dans leur famille, alors qu'ils y subissaient des violences sexuelles de la part de leur père. J'en avais été alertée par la famille d'accueil.

En Guadeloupe et à la Martinique, il n'y a pas d'éviction du conjoint violent. Le plus souvent, les hommes violents sont maintenus à proximité ou dans les familles, ce qui leur permet d'exercer de fortes pressions sur les victimes. Or nous avons vu dans différentes enquêtes, Virage Dom notamment, que le taux de violence dans les outre-mer est très nettement supérieur à celui de la métropole.

On nous a annoncé que toutes les mesures, notamment sanitaires, avaient été mises en place pour que les enfants retournent à l'école. Beaucoup d'enfants ne sont pas revenus et nous savons que certains sont en danger dans leur famille. Les maires n'ont pas forcément intégré ces situations dans les mesures qu'ils ont prises en vue du retour en classe. Les enfants de soignants ou de certains professionnels de santé ont été prioritaires mais nous devons travailler avec les différents services de l'Éducation nationale, sensibiliser les maires à ces problématiques et discuter du rôle que pourraient jouer les Centre communaux d'action sociale (CCAS) dans la lutte contre les violences faites aux enfants.

Le Gouvernement, à travers le Premier ministre et la secrétaire d'État à l'égalité entre les femmes et les hommes, a montré avec le Grenelle sa volonté de lutter contre les violences conjugales. Mais nous devons proposer qu'il y ait un vrai travail avec l'Association des maires de France pour les sensibiliser à ces questions, que nous soyons écoutés et entendus, et que les mesures qui seront prises désormais soient partagées par l'ensemble des personnes ressource qui interviennent auprès de ces enfants et des familles.

M. Roland Courteau. - Il y aurait eu dans mon département de l'Aude, pendant le confinement, une augmentation de 100 % des interventions de police et de gendarmerie. Dans la très grande majorité des cas, les alertes ne sont pas venues du 114, du 3919 ou des pharmacies, mais des voisins qui savaient donc ce qu'il y avait lieu de faire face à ces situations de violence. C'est assez nouveau et intéressant, cela prouve que l'information a bien circulé et il faut que cela continue. Je rappelle que pendant très longtemps le voisinage se gardait bien de réagir, certains se disant qu'il s'agissait là de problèmes relevant de la sphère privée, dont il ne fallait pas se mêler.

Une annonce avait été faite, lors du Grenelle, sur la mise en oeuvre d'une campagne nationale d'audit destinée à évaluer l'accueil réservé aux victimes de violences dans les commissariats et les gendarmeries. Nous nous demandons souvent, au sein de la délégation, si cet accueil est adapté et suffisant, si l'on ne dissuade pas la victime de porter plainte en la persuadant plutôt de déposer une main-courante. La ministre, lors de son audition devant la délégation, a répondu que les conclusions de cette enquête étaient satisfaisantes. Avez-vous eu connaissance des premiers résultats de cette enquête ; qu'en pensez-vous ?

Qu'en est-il par ailleurs des procédures de suivi renforcé expérimentées en 2019 par le parquet de Saintes pour prévenir la récidive chez les auteurs de violences ? Qu'en est-il également du suivi des personnes sortant de prison mis en place à Toulouse ? Ces deux initiatives figuraient dans le document de clôture du Grenelle. Avez-vous des précisions à nous apporter sur ces deux procédures ? En quoi consistent-elles ?

M. Édouard Durand. - Je n'ai malheureusement aujourd'hui pas d'éléments de réponse sur ces deux procédures, mais je vais faire des recherches et je vous en communiquerai très volontiers les résultats.

Le satisfecit que s'est accordé le Gouvernement sur l'accueil dans les commissariats et les gendarmeries des femmes victimes de violences conjugales ne me convainc pas. Le nombre de plaintes a augmenté, mais ce qui nous intéresse, c'est la capacité des professionnels à recevoir les plaintes et à les traiter. C'est le seul moyen d'une issue pertinente pour les plaintes déjà déposées, et c'est même le seul pour aller dans le sens de l'augmentation du nombre des plaintes, indispensable à un meilleur traitement des violences. Le problème est la confiance des femmes victimes de violences conjugales dans les institutions qui sont censées les protéger. Je ne crois pas que dire que 90 % des femmes victimes de violences sont satisfaites de l'accueil qui leur est donné dans les commissariats et les gendarmeries sera de nature à les rassurer. Je reste extrêmement dubitatif.

Vous avez évoqué, Mme Jasmin, la question importante de l'école, des enfants placés et des droits de visite et d'hébergement. L'état du droit est celui-ci : en principe, les enfants doivent rester chez leurs parents, qui ont la charge de les protéger et de les éduquer. C'est un principe de civilisation. Par exception, la société prend le relais si les enfants sont en danger auprès de leurs parents, mais ces derniers vont pouvoir continuer à voir leurs enfants même s'ils sont dans une famille d'accueil ou une maison d'enfants. Par exception, les rencontres sont supprimées ou réalisées en présence d'une tierce personne.

Vous avez raison, nous avons du mal à penser la protection des enfants. Il m'a fallu du temps, je l'avoue, pour parvenir à penser que même une seule heure de visite par mois avec un parent pouvait anéantir un mois entier de sécurité dans une famille d'accueil. Et c'est encore pire dans la situation que vous évoquiez, où un père incestueux va recevoir son enfant chez lui.

Cela me conduit à évoquer deux choses. La première est celle de la protection réelle des enfants confiés à l'Aide sociale à l'enfance (ASE) par le juge ; la seconde est celle des violences sexuelles. Le pédopsychiatre Jean-Louis Nouvel, lors de son audition dans le cadre de la démarche de consensus sur les besoins fondamentaux des enfants, a fait la différence entre le lien et la rencontre. Il dit : « Le lien c'est psychique, la rencontre c'est physique ». Il faut absolument arriver à dissocier ces deux éléments pour mieux protéger les enfants. Il faut parfois travailler le lien sans la rencontre, aider l'enfant à se délier, c'est-à-dire à ne plus être envahi par la figure omnipotente et terrorisante du père violent. J'ai dans mon cabinet autour de moi des dossiers d'enfants qui, toutes les nuits, font des cauchemars car ils sont toujours envahis par la présence de ce père violent. Malheureusement, c'est souvent au moment où l'enfant commence à se délier de son parent violent que les professionnels interviennent pour dire « on va créer du lien, on va ressortir les photos » ; je suis d'accord avec vous, nous devons encore beaucoup progresser.

Je fais généralement la distinction entre ce que j'appelle « les quatre registres de la parenté » : la filiation, l'autorité parentale, le lien et la rencontre. Nous avons tendance à penser que dès lors qu'il y a la filiation, il faut qu'il y ait l'autorité parentale, le lien et la rencontre. C'est un principe, mais il faut arriver à penser les exceptions à ce principe, et la violence en est une.

S'agissant de l'école, je suis d'accord avec vous. Dans la limite des possibilités des enseignants, à qui nous confions de lourdes tâches, je crois qu'il va falloir effectuer un travail important, dans ce déconfinement, pour repérer ce que les enfants ont pu vivre et signaler les enfants qui ne reviennent pas à l'école.

Mme Ernestine Ronai. - Je partage entièrement les propos d'Édouard Durand. Dans la période actuelle, et sans doute dans l'avenir, si l'on veut mieux protéger les enfants, on a absolument besoin de personnes ressource auxquelles les enfants vont pouvoir révéler les violences qu'ils ont subies : infirmières scolaires, médecins scolaires, psychologues scolaires. Il faudra former ces personnels lorsqu'ils existeront, mais nous en sommes malheureusement assez loin.

Il faut absolument intégrer, dans la formation initiale des enseignants ce sujet des violences faites aux femmes. Vous avez inscrit dans la loi en 2010, en 2014, en 2016 et en 2018, la nécessité d'une information des élèves dans le cadre scolaire. Nous sommes en 2020 et cet enseignement n'est toujours pas généralisé à l'ensemble du territoire national. Ces modifications du code de l'éducation nationale étaient extrêmement importantes, mais on ne peut pas dire aujourd'hui que les séances d'information prévues dans les établissements scolaires soient effectives.

Vous l'avez dit, Mme Jasmin, il n'est pas simple, dans une île, d'évincer un conjoint violent. Il faut absolument, dans les DOM-TOM, des lieux d'éviction pour confiner les hommes violents. Sur une île, il est encore plus important de savoir où se trouvent ces hommes. Il faut donc délivrer des assignations à résidence. Je vous rejoins dans votre proposition de travailler avec les mairies et les CCAS, qui sont des lieux de proximité tout à fait intéressants.

Depuis 2019, le code civil précise que « l'autorité parentale s'exerce sans violences physiques et psychologiques » : il était important de le rappeler. J'ai entendu ces mots lus par un maire lors d'un mariage ; j'ai trouvé ça très bien et j'ai pensé à vous.

Je partage ce que vous avez dit, M. Courteau, sur les interventions après signalement par les voisins. Vous avez raison, c'est une avancée qu'il faut poursuivre.

Je voudrais également redire combien il est important qu'il y ait des lieux, pour les femmes et les enfants victimes de violences, où les soins somatiques et psychologiques soient pris en charge à 100 %. Nous n'y sommes toujours pas. Dix centres de psychotrauma ont été créés, dont un à la Martinique, mais ce n'est pas suffisant. Il faut créer un lieu avec des personnels formés dans chaque région.

Nous avons en France 48 unités médico-judiciaires pour 105 départements. Il faut peut-être envisager la création d'antennes qui permettent d'accéder à la médecine légale. Il faudrait aussi donner la possibilité aux femmes victimes de violences d'être reçues dans les UMJ sans réquisition, c'est-à-dire sans qu'elles aient porté plainte, et que l'on conserve les éléments de cette plainte. Nous savons qu'il y a eu une inspection des services de la justice sur ce sujet mais les résultats n'en ont pas été publiés ; nous ne savons donc pas ce que contient le rapport. L'une des étudiantes du DU « Violences faites aux femmes » de l'université Paris 8 que nous co-dirigeons Édouard Durand et moi-même, avait rédigé un mémoire sur les UMJ : son enquête portait sur 38 de ces structures. 18 UMJ acceptaient de recevoir les femmes victimes de violences sans qu'il y ait eu dépôt de plainte. Le problème reste toujours la question du financement : aujourd'hui, tant que l'on n'est pas au stade judiciaire, c'est le ministère des solidarités et de la santé qui finance ; dès que la justice intervient, les dépenses lui sont imputées. Je déplore que la France soit aussi lente à étendre l'accès aux UMJ aux femmes victimes de violences qui n'ont pas porté plainte.

Je voudrais terminer sur une précision d'ordre terminologique. Lorsque l'on parle de violences intrafamiliales, on fait disparaître les femmes et les enfants, c'est-à-dire les victimes. Nous nous sommes appliqués à ce qu'il y ait des lois sur les violences faites aux femmes - notamment en 2010, avec la loi relative aux violences faites spécifiquement aux femmes, aux violences au sein des couples et aux incidences de ces dernières sur les enfants. Il ne faut pas revenir en arrière et englober ces violences spécifiques dans le terme générique de « violences intrafamiliales ».

Certains hommes violents ont certainement besoin de soins, notamment dans le cas de conduites addictives. Pour les autres, je rejoins la proposition d'Édouard Durand d'un contrôle social suffisamment fort pour les contenir afin d'éviter toute récidive. Vous avez sans doute eu connaissance du numéro d'appel mis en place pour les hommes violents, Appelez avant de frapper. Je pense pour ma part que si un homme est en capacité d'appeler avant de taper, c'est qu'il n'est pas dans la violence, qui se caractérise par l'intention de faire mal, de dominer et de prendre le pouvoir et le contrôle sur l'autre, mais dans le conflit. Si l'homme peut appeler avant de taper, c'est qu'il n'est pas le conjoint violent dont nous parlons.

La contrainte sociale, par la loi et par la réponse judiciaire, me paraît beaucoup plus importante. Pour moi, la répression fait aussi partie de la prévention.

Mme Annick Billon. - Je vous remercie, Ernestine Ronai et Édouard Durand, de ne pas avoir ménagé votre temps et votre disponibilité pour cette audition. Quelques jours seulement après le déconfinement, il est effectivement trop tôt pour tirer un bilan complet de la période du confinement.

Vous nous avez ouvert des pistes de réflexion. Nous vous rejoignons sur la question des UMJ. Nous avons auditionné, pendant la période de confinement, deux avocates qui ont fait cette proposition que le dépôt de plainte ne soit pas une condition pour accéder à une UMJ, dont la faible répartition sur notre territoire constitue d'ailleurs en elle-même un sujet.

Je salue, au nom de la délégation, votre implication dans la défense des femmes et des enfants victimes de violences.


* 1 Loi n° 2019-1480 du 28 décembre 2019 visant à agir contre les violences au sein de la famille.

* 2 Proposition de loi visant à protéger les victimes de violences conjugales, inscrite à l'ordre du jour du Sénat du mardi 9 juin 2020.