Jeudi 18 juin 2020

- Présidence de Mme Nathalie Delattre, présidente -

La réunion est ouverte à 9 h 30.

Audition de Me Adélaïde Jacquin, avocate au barreau de Paris, et M. Hamza Esmili, sociologue, à la demande du Collectif contre l'islamophobie en France

Mme Nathalie Delattre, présidente. - Nous auditionnons ce matin Me Adélaïde Jacquin, avocate au barreau de Paris, et M. Hamza Esmili, membre du Collectif contre l'islamophobie en France (CCIF).

M. Hamza Esmili, sociologue. - Je ne suis pas membre du CCIF.

Mme Nathalie Delattre, présidente. - Nous avons demandé à auditionner des membres du CCIF. Nous ferons savoir à celui-ci qu'il n'a pas rempli ses obligations légales. Je rappelle que les commissions d'enquête n'adressent pas d'invitations, mais des convocations.

M. Hamza Esmili. - J'ai écrit pour le CCIF mais je n'ai pas de carte de membre du Collectif.

Mme Nathalie Delattre, présidente. - Maître Jacquin, avez-vous été invitée à représenter le CCIF à cette audition sans être son avocate attitrée ?

Me Adélaïde Jacquin, avocate. - En effet.

Mme Nathalie Delattre, présidente. - C'est une situation pour le moins ambiguë. Nous mènerons l'audition, mais j'informerai le CCIF que nous considèrerons les suites à donner à ce manquement aux obligations légales.

Je dois vous rappeler qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Me Adélaïde Jacquin et M. Hamza Esmili prêtent serment.

Mme Nathalie Delattre, présidente. - Le CCIF s'est fait connaître depuis quelques années par ses actions et manifestations contre l'islamophobie. Celles-ci n'ont pas été sans causer de controverses, le concept même d'islamophobie étant très critiqué. Le Président de la République ayant parlé de séparatisme, il nous a semblé important d'entendre votre analyse de ce phénomène qui est au coeur des travaux de la commission d'enquête.

Monsieur Esmili, vous avez eu l'occasion dans vos travaux de faire la critique du concept de radicalisation et des travaux de deux des sociologues et politistes que nous avons auditionnés, MM. Rougier et Micheron.

Si vous le voulez bien, maître, monsieur, vous pourriez en faire une présentation liminaire, après laquelle je passerai la parole à Mme la rapporteure puis aux membres de la commission.

M. Hamza Esmili. - Je souhaite partir de ce qui nous réunit. Vous m'invitez en tant que chercheur en sociologie travaillant sur la pratique islamique. Néanmoins, la sociologie ne consiste pas à isoler les phénomènes mais à les attacher autrement, à dire ce qu'ils ont de contemporain et les corrélations qui les lient au reste de l'espace social. Plutôt que de répéter ad nauseam le fameux « pas d'amalgame » qui suggérait précisément ce que l'on prétendait congédier, et permettait par-là les plus inexactes corrélations, je tenterai de saisir avec vous d'un côté la politique incluse dans le fait d'une communauté qui se constitue autour d'un rapport déterminé à sa tradition religieuse et de l'autre la réaffirmation nationaliste qui lui est objectée.

Nous sommes ici pour interroger la « radicalisation » islamiste et les moyens de la combattre. L'étonnement est pourtant permis : à la redoutable faveur de la séquence qui est la nôtre, on ne peut que constater l'inédite profusion de plans, d'initiatives et de commissions déjà constitués par l'État comme autant de réponses. Partant, quelle est la nécessité de reconduire cette trame politique à l'infini ? Une première piste, simple mais exacte, serait celle de la concurrence entre ce que la sociologie nomme les « entrepreneurs de cause » - les uns défendant la radicalisation comme cadre d'analyse, les autres l'islamisme conquérant, chacun affirmant ainsi son pré carré. On s'affronte pour des noms, car à travers les noms transpire une concurrence tout à fait capitaliste sur ce qui est aujourd'hui le marché économique et idéologique de la lutte contre la radicalisation.

Pourtant, ce n'est pas cette voie que je suivrai aujourd'hui avec vous. En effet, il me semble que ce qui nous réunit est plus urgent qu'un simple appel d'offres. Nous devons prendre au sérieux la teneur de ce qui s'énonce dans la société. « Il faut nommer l'ennemi », nous dit-on, pour mieux l'affronter. Un paradoxe, pourtant : ce redoutable pouvoir, celui de nommer lorsque l'on détient la parole officielle, se suffit à lui-même. Entre les tenants de la thèse de la radicalisation islamiste et ceux des écosystèmes islamistes, les noms sont si exorbitants que les préconisations que l'on nous a faites sont systématiquement en deçà de leur violence. On se borne alors à suggérer des mesures déjà existantes, feignant une ignorance très justement relevée par vous dans les auditions précédentes lorsque vous observiez, à plusieurs reprises : « C'est déjà ce que l'État fait. »

Le premier de ces noms est donc la radicalisation. Si la fulgurante émergence de ce concept est d'abord liée à la légitime volonté de rendre intelligible ce qui nous frappait si durement, nous n'en disposons d'aucune définition stable et sérieuse. Tantôt elle désigne une idéologie par essence radicale, tantôt une déviance psychopathologique. On a ainsi pu parler de « fous » et « d'esprits faibles » aisément manipulés par d'invisibles recruteurs.

De fait, si nous ne savons pas définir la radicalisation, la lutte contre la radicalisation est pleinement opérante. Depuis 2014, 72 000 individus ont été dénoncés via l'interface stop-jihadisme.gouv.fr et l'on ne cesse de s'interroger sur les « signes faibles » qui rendraient le repérage encore plus facile et plus large.

Pourtant, nous savons aujourd'hui que plus de 90 % de ces personnes signalées n'avaient aucune intention violente, et le Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR) ne fournit pas de données précises pour les 10 % restants. Mais ces signalements sont souvent effectués par les travailleurs sociaux, à qui l'on demande d'être, selon un vocabulaire guerrier, « à l'avant-poste » dans les quartiers. Ainsi, des perquisitions violentes - plus de 3 600 depuis 2015 dont seulement six aboutirent à des enquêtes pour terrorisme -, des brutalisations policières, des fichages et des traumatismes familiaux à long terme sont-ils produits sur la seule base d'une barbe trop longue, d'un voile trop ample ou, plus simplement, d'un air suspect.

En réalité, cette évolution était contenue dans le nom en lui-même, ladite radicalisation. On l'a dit, il n'en existe pas de définition satisfaisante, mais l'on sait néanmoins que l'on est radical par rapport à une norme de modération. Charge alors à celui qui énonce le jugement en radicalité de définir son critère. Ainsi, un ministre a pu déclarer devant la Représentation nationale que celui qui avait une pratique trop affirmée pendant le ramadan était déjà radical. À l'évidence, il était ainsi énoncé une normativité extra-légale qui n'engageait que celui qui la prononçait et le pouvoir qu'il détenait. Mais il est vrai que par la question de la radicalisation, l'enjeu n'était plus seulement celui de la survenue d'attentats sur le territoire national, mais l'injonction de repérer ce qui rongerait la société de l'intérieur.

D'où le second nom : « l'islamisme ». Celui-ci est plus ancien que la radicalisation. Jusqu'au début du XXe siècle, il désigna communément l'ensemble de la religion musulmane ; puis le terme « islam » fut adopté et son prédécesseur abandonné, jusqu'à ce que la succession des actualités se charge de combler le vide. Les « islamistes » furent alors tour à tour les ayatollahs iraniens dont le gouvernement français, en 1983, croyait repérer l'influence chez les ouvriers marocains en grève à Aulnay-sous-Bois, puis les Frères musulmans, des moudjahidine d'Afghanistan, certaines confréries soufies, etc., tous ensemble « islamistes ». Le terme a servi à regrouper des pratiques absolument distinctes sous une seule et unique paresseuse catégorie.

Il ne faut pourtant pas s'y tromper : contrairement à la radicalisation, le nom « islamisme » est univoque. Son sens réel et exclusif est « l'ennemi ». Aussi, partant de l'affrontement civilisationnel et biologique, une opinion de plus en plus commune affirme qu'une portion du pays a été conquise par l'islamisme. Si la thèse relève à l'évidence du délire, au sens le plus psychique du terme, il faut pourtant entendre le propos sous-jacent : la simple existence d'une communauté musulmane suffit à troubler l'ordre régulier de la gestion étatique. Surtout, la thèse de l'islamisme conquérant attribue ainsi à la main de l'extérieur la pratique islamique contemporaine. On affirme que les mosquées sont construites par des émirs du Golfe ou des généraux d'Algérie et qu'il y a conjuration de l'étranger pour briser le pacte social national - étant entendu que la présence des musulmans affaiblit la collectivité.

De fait, la dimension complotiste à l'oeuvre dans la thèse de l'islamisme conquérant doit être soulignée. Une célèbre éditorialiste a affirmé que les Frères musulmans étaient aux portes du pouvoir. Un autre a cru voir parmi les gilets jaunes des islamistes dissimulés. De même, toute apparition d'une jeune femme voilée dans le débat public, telle syndicaliste étudiante par exemple, était une preuve d'entrisme. On procédait ainsi depuis la matrice directement héritée de l'antisémitisme moderne.

Menée à son terme, la quête de l'ennemi islamiste qui se dissimule parmi nous régresse au lourd legs du racisme colonial et biologique dont une dernière mouture est le récit du grand remplacement. Nous nous accordons tous et toutes sur le caractère proprement scandaleux de cette thèse. Pourtant, elle figure l'air du temps. Ainsi a-t-on tôt fait de décréter la reconquête républicaine, cette catégorie nouvelle de l'action publique destinée aux quartiers populaires. Le retour du refoulé est ici transparent : de la reconquête à la Reconquista, le lien et le ressentiment qu'ils entraînent sont advenus.

Pourtant, une fois évacués ces deux noms, la très labile radicalisation et le très belliqueux islamisme, un fait demeure, aussi massif que tragique : la survenue, sur le territoire national, de la violence théologico-politique. Aussi, en ce point de mon intervention, permettez-moi de développer un récit alternatif à la psychopathologisation d'un côté, et à la réponse guerrière de l'autre. Il faudrait alors partir du renouveau islamique : le fait est indéniable, mais loin d'un retour à une pratique réputée immuable, les musulmans contemporains, en particulier immigrés ou issus de l'immigration, ont réinvesti la tradition islamique par une voie intimement liée au vécu de l'immigration postcoloniale et à la condition socio-économique qui lui est attachée. Dire cela n'est pas céder au déterminisme naïf. À l'évidence, la pensée religieuse a ses singularités, mais il faut aussi rappeler que cette même pensée se déploie dans une configuration sociohistorique qui en est la condition de possibilité.

Un mot de cette si fréquente interrogation : islam « de » France ou islam « en » France ? Cette question n'a absolument aucun sens pour le sociologue, si ce n'est la réaffirmation du pouvoir des uns sur les autres. Dès que les individus et les groupes qu'ils composent sont socialisés en France, dès qu'ils ont été à l'école de la République - le fondateur de la sociologie française, Émile Durkheim, ne disait-il pas que la plus grande conversion est l'école ? - dès qu'ils sont des produits finis de la collectivité, ils sont des enfants de notre société, qu'ils partent étudier au Yémen ou combattre Bachar el-Assad en Syrie.

Aussi peut-on repérer dans la pratique islamique contemporaine quelques caractéristiques générales. D'abord, elle intervient comme réaffiliation de populations marginalisées par le fait de l'immigration, de la crise de la condition ouvrière et du vécu de la cité. Autrement dit, la constitution d'un collectif musulman atténue les effets d'une existence historiquement conduite au plus bas de l'échelle sociale. Partir de là nous permet de mieux saisir le grand mouvement de construction des mosquées en France à partir de la fin des années 1980. Face à la thèse si doxique et si peu avérée du financement étranger, il faut admettre que ce sont bien les ouvriers immigrés, ceux que l'on nomme trivialement les anciens, qui ont joint leurs efforts pour la fondation des lieux de culte. Le fait est d'une immense importance sociologique : le passage des salles de prière dans les foyers Sonacotra aux mosquées dans les quartiers où vivaient désormais les musulmans figure ainsi la possibilité de la transmission et de la solidarité intergénérationnelles. Autrement dit, la constitution d'une communauté musulmane territorialisée a permis la réparation des liens collectifs mis à mal par le vécu de la marginalité.

Mais le renouveau n'est pas seulement la marque d'une réaffiliation, car celle-ci est opérée à travers une pensée théologico-politique à la fois singulière et diverse par les devenirs qu'elle engage. Il existe des libéraux musulmans, des socialistes musulmans, des conservateurs musulmans, des utopistes musulmans, des féministes musulmanes et ainsi de suite, tous procédant de la tradition islamique. Pour autant, par-delà le constat de la variété, certaines constantes peuvent être repérées.

D'abord, le rapport au sacré emprunte moins au registre identitaire qu'à une quête dont le postulat de départ est l'accessibilité de la révélation divine et la visée, la transformation de soi. Partant, la pratique islamique contemporaine n'est pas l'oeuvre d'une Église, que ce soit sur le territoire national ou à l'étranger, mais une prescription subjective qui vise à la lente élaboration d'une forme de vie pieuse. Ainsi en va-t-il de ce voile dont la moindre apparition déchaîne les esprits : il est pourtant moins le marqueur de l'appartenance à une communauté figée que l'affirmation par le corps du caractère existentialiste de l'adoration divine.

Qu'en est-il pourtant de la violence ? On a dit du renouveau islamique qu'il était collectivement oeuvre d'apaisement et subjectivement quête d'utopie pieuse. Si l'on admet cela, les départs en Syrie signent autant de ratés relatifs de cette entreprise. Tout se passe alors comme si l'échec, dans ces cas, de la réaffiliation via l'islam de communautés profondément marginalisées par l'immigration dans un État vigoureusement national où elles occupent, par surcroît, le bas de l'échelle sociale, aboutissait à une autre utopie : l'émigration vers la Syrie en révolution depuis 2011. Mais ceux qui partent ainsi depuis la France vers la promesse d'une société autre sont alors happés par le déchaînement des violences. Depuis les forces de Bachar el-Assad et de ses alliés qui ont fait un million de morts et mis en fuite la moitié de la population du pays jusqu'à l'émergence de l'État islamique, la quête régresse progressivement à la rationalité étatique : face à l'impossible réalisation de l'utopie dans le cours de la guerre, la quête se trahit elle-même jusqu'à finir de regagner ce qu'elle fuyait pourtant. C'est l'embrigadement dans l'État islamique, quand il devint un gouvernement territorialisé en 2014. Celui-ci, reproduisant un raisonnement géopolitique ordinaire, dit alors que la guerre est entre nations ennemies, chacune incarnée par son État.

Au plan individuel, le vécu de la violence aboutit à l'abandon de toute médiation subjective et régresse alors à un geste strictement juridique. Les sujets musulmans sont définis par leur appartenance à l'État islamique et, inversement, seuls ceux qui y appartiennent sont présumés musulmans. Il se constitue ainsi une théologie de l'appartenance nationale. Alors, dans le déni d'humanité propre à la guerre, la commission d'attentats apparaît aux yeux de certains parmi eux comme une arme légitime, tout à fait similaire au demeurant aux bombardements de la coalition internationale à Raqqa, Manbij, Deir ez-Zor ou Baghuz. Nulle limite n'est plus opposée aux massacres. Face au double échec de l'utopie - celui de la piété en France et celui de la société autre en Syrie - seule demeure la raison d'État. De l'autre côté, la dernière actualisation de cette rationalité belliqueuse et qui ne cède à aucune norme morale est dans le refus de rapatrier les femmes, les enfants et détenus de guerre incarcérés extra-juridiquement dans les mouroirs de Hassaké, al-Hol, Aïn Issa, ces lointains héritiers de l'infâme Guantanamo.

L'unique manière de sortir de ce cycle de violence est de refuser la guerre sans cesse reconduite par la rationalité étatiste et nationaliste, et de nous défaire ainsi collectivement des noms qu'elle génère. Alors seulement la si cruciale interlocution sera possible.

Mme Nathalie Delattre, présidente. - Je vous remercie. Vous avez parlé de radicalisation, d'islamisme, mais pas de séparatisme, or nous vous avons également interrogé sur cette notion. Permettez-moi tout d'abord de revenir à votre lien avec le CCIF.

M. Hamza Esmili. - J'ai écrit plusieurs fois pour le Collectif.

Mme Nathalie Delattre, présidente. - À titre bénévole ?

M. Hamza Esmili. - J'ai contribué au rapport annuel que le CCIF présente aux institutions étatiques. Je suis en lien régulier avec ses membres, mais je n'ai jamais été rémunéré par le Collectif. Je le suis par l'Université.

Me Adélaïde Jacquin. - Je suis en contact avec le CCIF au sein du réseau « Antiterrorisme, droit et libertés », créé au moment de la loi du 20 novembre 2015 instaurant l'état d'urgence. Nous rédigeons des notes, des rapports d'étude en commun. Je suis intervenue aux côtés du CCIF, mais en qualité d'avocat indépendant, dans un colloque organisé à Bruxelles l'hiver dernier sur la portée discriminatoire de la législation antiterroriste.

Mme Nathalie Delattre, présidente. - Avez-vous été rémunérée pour cette prestation ?

Me Adélaïde Jacquin. - Oui mais par la Commission internationale des juristes, qui n'a aucun lien avec le CCIF.

Mme Nathalie Delattre, présidente. - Avez-vous reçu mandat pour vous exprimer au nom du CCIF ?

Me Adélaïde Jacquin. - J'ai été sollicitée par le CCIF pour participer à cette réunion. J'ai tenu à ce que la convocation ne fasse pas apparaître la qualité de membre du CCIF, ce que je ne suis pas : mes positions n'engagent pas le CCIF, ni ne sauraient être assimilées à celles du CCIF.

Mme Nathalie Delattre, présidente. - Monsieur Esmili, avez-vous reçu mandat pour parler au nom du CCIF ?

M. Hamza Esmili. - Oui. Je suis dans une relation longue avec le collectif. Je n'en suis pas membre au sens juridique, mais je ne verrais pas d'objection à être désigné comme tel.

Mme Nathalie Delattre, présidente. - Nous n'en ferons rien.

Me Adélaïde Jacquin. - Dans le cadre de mon activité d'avocate pénaliste, je suis confrontée depuis plusieurs années à la notion de radicalisation. Ayant travaillé sur l'arsenal législatif de l'état d'urgence, je me suis aussi intéressée à la façon dont cette notion devient un critère de caractérisation d'un risque pour l'ordre public.

Je souhaite donc exposer comment la radicalisation est appréciée par les juges pénal et administratif, avant de décrire la façon dont la lutte contre la radicalisation est menée dans le monde pénitentiaire. Cette lutte relève d'une volonté de séparer les détenus considérés comme présentant un risque de prosélytisme.

Mme Nathalie Delattre, présidente. - Le CCIF vous aura mal informée. Notre commission d'enquête ne s'intéresse pas à la radicalisation terroriste, mais à l'islamisme qui peut ronger la société, qui s'y diffuse, et perturbe le vivre-ensemble.

Me Adélaïde Jacquin. - Je ne vous parlerai pas de terrorisme, mais la notion de radicalisation recouvre justement ce qui peut relever du terrorisme et parfois simplement ce qui relève de la religion. Même en milieu pénitentiaire, la catégorie de personnes radicalisées est beaucoup plus large que celle des personnes accusées d'association de malfaiteurs à caractère terroriste. Elle est indicative de la manière dont est pensée la lutte contre la radicalisation : c'est pourquoi elle me semblait éclairante dans votre enquête.

Le juge pénal n'a pas à sa disposition de définition juridique de la radicalisation ; et pourtant, en matière d'antiterrorisme, il existe une notion d'association de malfaiteurs à caractère terroriste définie très largement, et caractérisée par des faits matériels qui, eux non plus, ne sont pas juridiquement définis. Or la radicalisation peut être utilisée par le juge comme une preuve de l'intention de commettre un acte ou de la participation à un groupement ou une entente. Cela complexifie la défense des personnes concernées, puisque les avocats ne peuvent apporter de contre-preuve à la notion de pratique radicale de la religion : on ne connaît pas le degré à partir duquel la radicalisation est avérée.

Dans le droit administratif, on retrouve cette articulation entre des définitions juridiques trop larges et une notion de radicalisation peu clairement définie. Ainsi de l'arsenal législatif de l'état d'urgence : la loi du 20 novembre 2015 a autorisé des mesures de police administrative - pointage au commissariat, assignation dans un périmètre géographique restreint, interdiction d'entrer en contact avec certaines personnes - au motif qu'il existait des « raisons sérieuses » de penser que le comportement d'un individu constituait un risque pour la sécurité et l'ordre public. Or ces raisons sérieuses ne sont pas définies, ce qui autorise le juge, au regard du contexte politique, à faire entrer des notions juridiquement impalpables dans un cadre juridique.

C'est aussi le cas pour la radicalisation : un grand nombre de mesures de police administrative sont fondées sur la notion de pratique radicale de la religion, alors même que ce degré n'est pas défini. Aucun garde-fou juridique ne nous empêche de glisser vers un terrain politique, d'où un risque de stigmatisation et d'assimilation entre islam, radicalisation et terrorisme.

Cela trouve un écho en milieu pénitentiaire, où il existe une catégorie opaque et non définie de détenus radicalisés ou susceptibles de radicalisation, assujettis à des mesures de sécurité très restrictives. La radicalisation est appréciée à la discrétion de l'établissement pénitentiaire. Pour certains, il existe un lien avec l'infraction reprochée, comme l'association de malfaiteurs à caractère terroriste ; mais des détenus de droit commun peuvent aussi être considérés comme radicalisés. Il n'existe pas de grille de lecture pour déterminer le seuil de la radicalité dans la pratique religieuse, par exemple. Or l'appartenance à cette catégorie floue, sans critères définis, a des conséquences majeures : fouilles corporelles à nu après chaque parloir famille, fouilles mensuelles des cellules, déplacements systématiquement accompagnés, correspondance lue, conversations téléphoniques écoutées, interdiction d'activité professionnelle, privation d'école et d'activités socio-culturelles, etc.

Ces détenus, emprisonnés avec les terroristes islamistes (TIS) dans une aile dédiée des établissements pénitentiaires alors qu'ils sont parfois incarcérés pour vol de voiture ou trafic de drogue sans lien aucun avec une infraction à caractère terroriste, peuvent nourrir un sentiment de stigmatisation. La catégorisation comme détenu radicalisé peut aussi concerner des prévenus. Alors qu'ils sont parfois acquittés en cour d'assises, le statut qui leur a été attribué pendant leur incarcération leur pose de grandes difficultés de réinsertion.

Les quartiers d'évaluation de la radicalisation (QER) reposent sur le principe de séparation des détenus radicalisés pour éviter tout prosélytisme au sein de la prison. Ces détenus sont donc incarcérés à part, mais, encore une fois, comment leur caractère radicalisé est-il estimé ? Sur un fondement incertain, ils sont soumis, pendant quatre mois, à des entretiens quotidiens avec des conseillers pénitentiaires d'insertion et de probation, des psychologues et des éducateurs spécialisés, dont la synthèse constituera la pierre angulaire de la décision qui sera prise quant à leur mode de détention. Or, vous l'aurez compris, les détenus dits radicalisés ne disposent pas des mêmes droits. Qu'en est-il, du reste, de l'efficacité des dispositifs de lutte contre la radicalisation en prison ? Dans son rapport paru récemment sur les QER, la contrôleure générale des lieux de privation de liberté (CGLPL) observe qu'aucun suivi des détenus n'est réalisé après leur sortie du dispositif. Les mesures consistant à regrouper les détenus qui partagent une idéologie radicalisée pourraient, au contraire, s'avérer contreproductives. Par ailleurs, le fait de mélanger des personnes aux profils très hétérogènes pourrait en conduire certaines, après quatre mois de marginalisation et de mesures contraignantes, à épouser une idéologie dont elles étaient initialement éloignées.

Le dispositif pose également des difficultés de réinsertion, puisque les personnes concernées n'auront pu bénéficier, au cours de leur détention, d'aucune formation ni du droit à exercer une activité professionnelle. Pour elles, la part de la peine visant à la réinsertion, telle que la prévoit le droit pénal, aura été inexistante. À cela s'ajoutent parfois, à leur libération, des mesures de police administrative dont l'objectif, loin de favoriser la réinsertion, vise à restreindre leur liberté. Yaël Braun-Pivet prône un accompagnement renforcé pour éviter les sorties sèches dans le cadre de la proposition de loi instaurant des mesures de sûreté à l'encontre des auteurs d'infractions terroristes à l'issue de leur peine, mais il apparaît contradictoire avec l'application, pendant une période pouvant aller jusqu'à vingt ans après la sortie de prison, de mesures strictes comme l'obligation de pointage, l'interdiction de quitter la commune ou de certains contacts. La lutte contre la radicalisation doit comprendre un volet de réinsertion et de resocialisation pour qu'un vivre-ensemble soit possible. Il convient d'éviter la stigmatisation d'une population, tout en assurant la sécurité de chacun. À cet effet, cette politique doit être fondée sur une définition claire et précise de la radicalisation, afin d'éviter que les circonstances politiques ne conduisent à dévoyer le droit au détriment des justiciables.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteure. - Je suis assez en colère sur le fond et la forme de cette audition. Nous avions convoqué le CCIF, qui vous a envoyés sans que vous en soyez membres, ce qui dénote une malhonnête intellectuelle certaine de sa part. Le CCIF n'hésite nullement à créer le buzz dans les médias, mais refuse d'échanger directement avec nous sur un sujet de société majeur. Cela en dit long ! Je trouve hallucinant que l'on ne puisse pas discuter ensemble de la radicalisation islamiste, de la fracture qui divise notre pays ou, selon le terme du Président de la République, du « séparatisme » ! J'ai entendu vos propos victimaires, monsieur, et votre intéressante analyse, maître, mais tel n'est pas le sujet. Je suis en colère contre ce que j'estime être une manipulation du CCIF ! Cela devra figurer au rapport.

Mme Nathalie Delattre, présidente. - Effectivement, nous y donnerons une suite. J'aimerais cependant, bien que vous ne soyez pas membres du CCIF, vous entendre sur le séparatisme et l'islamophobie.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteure. - Je n'ai jamais bien compris le concept d'islamophobie. Comment le définissez-vous ? Sur quels critères peut-il être fondé ?

M. Hamza Esmili. - En tant que sociologue, je travaille sur des notions et, à cette aune, le séparatisme ne signifie rien. Les personnes accusées de séparatisme continuent à 99 % à aller à l'école et à travailler ; elles participent à la société. Ici, nous nous interrogeons sur le séparatisme, tandis qu'à l'Assemblée nationale, l'investissement des habitants de Seine-Saint-Denis pendant la crise sanitaire est applaudi. Selon moi, privé de matérialité, le séparatisme ressortit à la théorie du complot.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteure. - Il n'existerait donc aucune revendication religieuse de la part de certains musulmans vivant en France ? Nul ne souhaite imposer des règles religieuses avant les lois de la République ?

M. Hamza Esmili. - Les revendications religieuses existent, mais pas le phénomène séparatiste. J'ai enquêté pendant plusieurs années sur les communautés musulmanes : je vous parle du réel.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteure. - Nous aussi !

M. Hamza Esmili. - Il faut définir les termes avec rigueur. L'islamophobie, terme moins récent qu'il n'y paraît - il n'a pas été inventé par les mollahs iraniens, mais par l'administration coloniale -, correspond au racisme envers les musulmans, qui s'exprime face à des signes religieux distinctifs, à l'instar de la barbe ou du voile. Le CCIF publie régulièrement des chiffres sur les incidents liés à l'islamophobie, ainsi que sur des phénomènes connexes comme les discriminations à l'embauche.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteure. - Qu'en est-il des faits concrets d'islamophobie au-delà du discours victimaire ?

M. Hamza Esmili. - Nous déplorons régulièrement des détériorations de mosquées et celle de Bayonne a fait l'objet d'une attaque.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteure. - Le coupable, sympathisant hystérique de l'extrême-droite, a été arrêté. Disposez-vous de preuves des faits que vous évoquez ?

M. Hamza Esmili. - Des violences sont commises contre des musulmans et ces derniers subissent une discrimination à l'embauche. Le racisme antimusulman existe, vous ne pouvez le nier.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteure. - C'est votre point de vue. La France est suffisamment ouverte et généreuse pour prouver le contraire !

Pouvez-vous nous fournir des chiffres sur la détérioration des mosquées ? J'aimerais des preuves, au-delà de l'idée diffuse selon laquelle les musulmans seraient en danger dans notre pays. Votre discours victimaire est dangereux ; il monte les Français les uns contre les autres, alors que ce n'est ni notre histoire, ni notre culture.

M. Hamza Esmili. - Il faut prendre l'histoire dans son entièreté.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteure. - Nous sommes en 2020 ; nous n'allons pas faire de la victimisation coloniale en permanence ! Nous avons tous appris à vivre ensemble malgré nos différences et quelle que soit notre couleur de peau. En dehors du buzz politique et médiatique auquel est habitué le CCIF, je voudrais disposer de données précises. Vous parlez de l'attentat de Bayonne : nous savons que l'extrême-droite en est responsable.

Mme Nathalie Delattre, présidente. - Nous demanderons officiellement au CCIF les données chiffrées dont il dispose.

M. Hamza Esmili. - Selon une étude du CNRS, les personnes prénommées Mohammed ont sept fois moins de chance que les autres de trouver un emploi.

Me Adélaïde Jacquin. - Je n'ai pas la compétence pour vous répondre sur le séparatisme. Vous sollicitez de notre part des exemples concrets et des chiffres pour qualifier l'islamophobie. Ainsi, les mesures prises dans le cadre de l'état d'urgence - perquisitions et mesures de police administrative jugées parfois illégales a posteriori - ont presque exclusivement concerné, outre quelques militants de la COP 21, la population musulmane, alors que la loi ne le précisait pas. Des critères incertains comme la fréquentation d'une mosquée ou le port de la barbe ont été utilisés pour juger de la nécessité d'une mesure administrative. Peut-être ne s'agit-il pas à proprement parler d'islamophobie, mais il apparaît que le contexte politique conduit parfois à l'application fléchée des mesures administratives à l'endroit des musulmans. Réserver un arsenal juridique à une catégorie de la population pose une difficulté évidente.

Mme Nathalie Delattre, présidente. - Il convient toutefois de rappeler que les actes terroristes sont commis par des membres de cette communauté, ce qui la fragilise. Certains musulmans, auditionnés par notre commission d'enquête, nous ont demandé de les protéger contre le prosélytisme. Le discours victimaire fragile aussi ces personnes. D'aucuns, en outre, poursuivent une stratégie de déstabilisation au sein de la communauté musulmane en usant, à l'instar des Frères musulmans, de techniques d'entrisme. Ces phénomènes sont moins répandus dans d'autres communautés. Votre analyse sur les conséquences négatives des mesures prises en prison à l'encontre des détenus jugés radicalisés me semble cependant intéressante. Pour être aidé, encore faut-il tendre la main, monsieur Esmili, plutôt que de nier l'existence du problème. Comment combattre juridiquement la radicalisation ? Notre objectif n'est pas la stigmatisation de la communauté musulmane. Aussi, nous avons besoin de statistiques pour évaluer la réalité des faits.

Me Adélaïde Jacquin. - Vous dites que certains membres de la communauté musulmane vous ont demandé de l'aide, mais cela relève encore d'une assimilation regrettable entre islam et terrorisme et d'un discours négatif sur la religion musulmane. Des mesures de police administrative ont concerné des individus sur le seul motif de leur religion. Il ne faut pas regarder la communauté musulmane comme terroriste.

Mme Nathalie Delattre, présidente. - Évidemment, mais il existe un enjeu qui touche cette communauté. Quand certains prennent le contrôle d'un club de football et en excluent les jeunes filles, la problématique est bien interne et le sujet n'est pas celui de la stigmatisation mais de l'entrisme. De tels comportements, qui s'insinuent dans certains quartiers, remettent en cause les fondements de notre République. Les phénomènes communautaristes ne peuvent être niés.

M. Hamza Esmili. - Vous avez évoqué l'entrisme des Frères musulmans ; n'oublions pas qu'il s'agit d'un mouvement historiquement moderniste et libéral, favorable à l'État civil. Lorsqu'une jeune femme voilée prend la parole au nom d'un syndicat étudiant et que l'on dénonce l'entrisme des Frères musulmans, ce n'est ni plus ni moins que du complotisme, une fabrique de l'ennemi perpétuel. Il faut, sur ces sujets, avoir une discussion hors des sentiers de la guerre en évitant les termes belliqueux.

Mme Nathalie Delattre, présidente. - Vous répondez à côté et évitez le sujet dont je vous parle. Si nous cheminons chacun dans notre couloir, il me semble difficile de trouver un terrain d'entente pour cheminer vers une République apaisée.

M. Hamza Esmili. - C'est exact, mais vous ne pouvez pas laisser une éditorialiste affirmer que les Frères musulmans se trouveraient aux portes du pouvoir. C'est une outrance qu'il n'est pas possible de cautionner.

Mme Nathalie Delattre, président. - Nous n'avons rien cautionné : il s'agissait d'une audition. Nous forgeons, en effet, notre intime conviction à l'aune des auditions menées. Nous jugerons ainsi à vos propos si votre combat est aussi celui de l'apaisement. Les clubs que j'évoquais n'appartiennent plus, pour leur part, à la philosophie républicaine de liberté, de fraternité et d'égalité.

Me Adélaïde Jacquin. - Je ne dispose pas des compétences suffisantes pour aborder le sujet des clubs de sport. Je puis, en revanche, parler des dispositifs de réinsertion, à l'instar du programme recherche et intervention sur les violences extrémistes (RIVE), désormais renommé programme d'accueil individualisé et de réaffiliation sociale (Pairs), qui prévoit un suivi par un médiateur religieux et par un psychologue, voire la mise à disposition d'un hébergement. Très coûteux, il demeure marginal. Dans ce cadre, le détenu libéré n'est pas surveillé, mais suivi. J'essaie d'en faire bénéficier certains clients. Les contraintes restent lourdes, d'autant que le programme comprend également un suivi judiciaire. Il faut, en tout état de cause, préférer ces dispositifs de raccrochage plutôt que des mesures de police administrative comme le pointage quotidien, qui empêchent de trouver un emploi et portent un risque de marginalisation supplémentaire, de ressentiment et, in fine, de communautarisme.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteure. - Revenons au sujet central de cette commission d'enquête. Que pensez-vous de certaines revendications communautaristes comme, par exemple, l'affaire très médiatisée du burkini ou les questions régulières sur le port du voile, et des atteintes à la laïcité en général, à laquelle je suis très attachée parce qu'elle nous unit et nous protège tous ?

À titre personnel, je pense que la religion doit rester dans le domaine privé - une fois que tout le monde l'aura compris, on arrivera peut-être à avancer. Il n'est pas simple non plus de quitter la religion musulmane. Nous avons auditionné plusieurs apostats qui sont venus en France pour obtenir notre protection. J'aimerais connaître votre analyse de ces situations qui heurtent la République - et ce n'est pas en la heurtant qu'on pourra la pacifier. Ces affaires peuvent avoir des conséquences assez dramatiques à court terme. Être dans le déni de ces revendications communautaristes, ce n'est pas participer à la concorde dont nous avons besoin.

Me Jacquin, n'étant pas spécialiste de la question, je n'ai pas d'avis sur le suivi des terroristes. Vous avez quelque peu critiqué la manière dont avait été mise en place la loi d'urgence de 2015. Nous ne disposions pas, à l'époque, des outils juridiques nécessaires pour faire face à ces attentats qui ont causé la mort de plusieurs centaines de personnes en quelques mois. Certaines mesures étaient peut-être excessives, mais l'État avait-il d'autre choix ? Je n'en suis pas certaine...

En ce qui concerne le voile, monsieur Esmili, je pense que nous n'aurons pas la même position. Selon moi, il s'agit d'un étendard politique. La première chose que l'Ayatollah Khomeini ait faite en arrivant au pouvoir a été de voiler les femmes et de recouvrir leur corps de la tête aux pieds. S'il ne s'agit pas d'un geste politique, qu'est-ce donc ?

Le coeur de la question est bien de déterminer les valeurs communes à partir desquelles nous pouvons vivre ensemble, en dehors des contextes religieux. Il s'agit d'un vrai sujet. Quand j'apprends que des imams se sont rencontrés à Dijon pour essayer de régler le problème des Tchétchènes et des Maghrébins, je me demande où est l'État et quelle est la place des religieux. Et pour le coup, cela met très en colère !

M. Hamza Esmili. - Je partage votre constat sur la nécessité de l'apaisement. De même, les apostats doivent bien évidemment être protégés. Par contre, il me semble quelque peu paradoxal de faire parler ces derniers en tant que musulmans.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteure. - Ils sont d'origine musulmane.

M. Hamza Esmili. - Mais que signifie être d'origine musulmane ? Il ne s'agit pas d'une ethnie et il n'existe pas de pays appelé « Musulmanie ». Les apostats ne sont pas de religion musulmane, ils ont un héritage musulman.

Sur la question du burkini et du voile, doit-on comparer la République française à l'Iran et à l'Arabie Saoudite ? Bien sûr que non ! Toute personne revêtant le voile en France porte-t-elle un message politique ? Bien sûr que non ! La seule volonté « politique » dont témoigne le burkini est celle, individuelle, de vouloir nager : on a créé une problématique nationale, déchaînée, autour de femmes qui voulaient simplement aller nager, ce qui est tout de même incroyable. Peut-on imposer aux femmes de mettre des maillots deux pièces ou une pièce ? Peut-on aller à un tel niveau d'imposition des subjectivités ? Ce n'est pas le droit et ce n'est pas la République française.

On oppose souvent aux musulmans ayant ce genre de revendication, c'est-à-dire qui souhaitent simplement être ce qu'ils ont envie d'être, sans communautarisme aucun, la phrase du révolutionnaire Stanislas de Clermont-Tonnerre : « Il faut tout refuser aux Juifs comme nation et tout accorder aux Juifs comme individus ». Cette citation est souvent reprise pour illustrer le rapport de la République aux communautés. Or l'histoire de France enseigne que c'est Édouard Drumont, l'élu du parti antisémite, qui a le mieux entendu cette phrase. Il faut accepter que des gens aient des revendications subjectives tant qu'elles n'empiètent pas sur le fonctionnement régulier de l'État. Qui empêche une femme d'aller nager dans l'habit de son choix ? En quoi s'agit-il d'un étendard politique ? Qui le dit ? Vous, madame ? Mais vous ne connaissez pas ces femmes.

Me Adélaïde Jacquin. - Je n'ai jamais dit qu'une loi n'était pas nécessaire après les attentats de novembre 2015. J'ai simplement constaté certains glissements dans l'application de la loi, ce qui pose problème : à mon sens, certaines personnes n'auraient pas dû faire l'objet de mesures de police administrative.

En ce qui concerne les mesures appliquées aux anciens détenus, toute la difficulté réside dans la notion d'association de malfaiteurs à caractère terroriste. Nous sommes face à des dizaines et des dizaines d'affaires significativement différentes. Ainsi, une personne qui aura accompagné à l'aéroport une autre personne qui s'est rendue en Syrie pourra être renvoyée devant une juridiction correctionnelle pour association de malfaiteurs à caractère terroriste, alors qu'elle aura simplement effectué un trajet entre son domicile et l'aéroport.

Envisager toutes les situations dans une même catégorie pose problème. Pour en revenir au sujet de votre commission d'enquête, faute de faire l'effort de définition par lequel il faudrait commencer, on pourra trouver dans la catégorie « radicalisation » une tonne de comportements différents.

Mme Nathalie Delattre, présidente. - Je vous remercie de votre présence.

La réunion, suspendue à 10 h 45, est reprise à 11 h 5.

Audition de M. Jean-Michel Blanquer, ministre de l'éducation nationale et de la jeunesse

Mme Nathalie Delattre, présidente. - Nous recevons ce matin M. Jean-Michel Blanquer, ministre de l'éducation nationale et de la jeunesse. Cette audition est diffusée en direct sur le site du Sénat et je salue nos collègues ici présents, ainsi que ceux qui sont reliés à nous par visioconférence.

Il nous a semblé important de vous entendre, monsieur le ministre, sur la question de la radicalisation islamiste. Notre commission d'enquête ne traite pas du terrorisme, mais de l'entrisme et de l'islamisme rampant et pernicieux, qui effraie même la communauté musulmane. Vous êtes au coeur de ce combat contre ce que le Président de la République a qualifié de « séparatisme » et qui se joue beaucoup autour de l'éducation et de l'école. Nous souhaitons connaître votre analyse de la situation et les réponses que votre ministère apporte.

Avant de vous laisser la parole, je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jean-Michel Blanquer prête serment.

M. Jean-Michel Blanquer, ministre de l'éducation nationale et de la jeunesse. - Je suis très heureux de venir devant votre commission. Il s'agit d'un sujet très important, et il est de mon devoir de rendre compte de mon action devant la représentation nationale. Ce débat ne doit pas être mis sous le boisseau : il doit faire l'objet de débats et d'approfondissements. Affirmer les valeurs de la République est au coeur de la mission de l'école. L'école doit transmettre des savoirs, mais aussi des valeurs. Lorsque je rappelle qu'à l'école primaire on apprend à lire, à écrire, à compter et à respecter autrui, cette dernière dimension est très clairement assumée dans la mission de l'éducation nationale. Liberté, égalité, fraternité et laïcité doivent être la boussole de nos actions.

Les principes intangibles des Lumières sont à l'origine de l'école de la République : l'école de la République est fille des Lumières. À chaque fois qu'elle s'en éloigne, elle s'éloigne d'elle-même. Je n'ai jamais rencontré de réelle opposition à l'affirmation de ces principes. Car cette clarté est source de sérénité. L'ensemble du personnel de l'éducation nationale - professeurs, chefs d'établissement, personnels des rectorats - est mobilisé pour prévenir, détecter et agir contre la radicalisation. Nous sommes conscients de l'ampleur du phénomène et nous ne mettons jamais les problèmes sous le tapis, malgré certains soupçons à notre endroit. Cette nécessité de faire la pleine lumière sur tous les comportements qui vont à l'encontre des principes de la République est au coeur de la politique que je mène depuis trois ans.

Dès 2017, à mon arrivée au ministère, j'ai créé le Conseil des sages de la laïcité, sous la présidence de Mme Dominique Schnapper et dont les membres sont issus de différents milieux. Nous consultons ce conseil sur les enjeux liés à la laïcité et à la lutte contre toute forme de radicalisation religieuse et il nous a permis d'élaborer un vade-mecum sur la laïcité.

Pour faire barrage à la radicalisation, nous avons développé un important corpus législatif et réglementaire. En tout premier lieu, le Parlement a adopté la proposition de loi visant à simplifier et mieux encadrer le régime d'ouverture et de contrôle des établissements privés hors contrat, dont l'auteur est votre collègue Françoise Gatel. J'ai soutenu sans aucune réserve cette proposition de loi qui venait combler un angle mort de notre arsenal juridique. Il était en effet nécessaire de renforcer notre dispositif de contrôle sur l'ouverture et la fermeture de ces établissements. Sur la base de la loi « Gatel », en 2019-2020, nous avons ainsi procédé à 427 contrôles, contre 174 en 2013. Notre taux de contrôle s'établit ainsi à 98 %, alors même que nous sommes dans une année pour le moins perturbée. Cette loi me permet, ainsi qu'aux recteurs, de nous opposer à l'ouverture d'un établissement : c'est ainsi que, à la dernière rentrée, je me suis opposé à 27 ouvertures, sur un total de 212 déclarations, alors que, en 2017, il n'y avait eu que 7 refus d'ouverture pour 185 déclarations.

Les années 2010 ont connu une très forte augmentation du nombre des demandes d'ouverture d'écoles hors contrat. Cela recouvre pour l'essentiel des situations tout à fait acceptables, car il y a aussi du dynamisme pédagogique - ne diabolisons pas le hors contrat -, mais nous devons rester très vigilants sur les qualités éducatives et les risques de radicalisation islamiste ou de dérive sectaire.

Un deuxième cran de durcissement législatif a eu lieu avec le vote de la loi du 26 juillet 2019 pour une école de la confiance, qui a permis de renforcer le contrôle de l'instruction à domicile. En effet, l'instruction à domicile a également connu une certaine envolée au cours des années 2010. Les modalités de contrôle ont été facilitées et les sanctions en cas de non-respect des obligations légales ont été renforcées. L'article 10 de cette loi, introduit par amendement parlementaire, interdit tout prosélytisme aux abords des établissements scolaires. Cette disposition n'a pas encore atteint tous ses objectifs, mais elle aura certainement des vertus et pourra servir de point d'appui à de futures actions. Nous devons rester vigilants sur tout ce qui se passe dans la classe, dans l'établissement, mais aussi aux abords de l'établissement.

Pour répondre à ces enjeux, nous avons mis en place une organisation opérationnelle. Le vade-mecum de la laïcité a été élaboré dans l'objectif d'être concret et évolutif. Il permet fermeté et adaptation. Il doit aussi guider nos politiques de formation aux enjeux de la laïcité : nous les avons développées et systématisées dans le cadre de la formation initiale de nos professeurs. C'est aussi l'un des apports de la loi pour une école de la confiance.

Les faits doivent être signalés et les signalements facilités. Les signalements pour les faits les plus graves et les situations sensibles sont donc remontés chaque jour auprès du secrétariat général du ministère via un numéro d'urgence, une adresse électronique dédiée et une application utilisée par les chefs d'établissement et les directeurs d'école. Depuis le début, mon message a été que tous les personnels devaient pouvoir signaler ces faits : c'est pourquoi il existe un formulaire en ligne qui permet de saisir les services académiques sans passer par la voie hiérarchique.

Depuis deux ans et demi, chaque rectorat de France est doté d'une équipe « Valeurs de la République » pluridisciplinaire qui vient en appui des établissements à chaque fois qu'un personnel de l'éducation nationale estime que l'on a contrevenu aux principes de notre République. Cette équipe intervient auprès des équipes pédagogiques ou des familles, à distance ou sur place dans l'établissement, jusqu'à ce que le problème trouve une solution. Elle peut proposer un plan d'action et opère en partenariat étroit avec le ministère de l'intérieur et la justice le cas échéant. Lorsqu'un personnel de l'éducation nationale est suspecté de radicalisation, l'examen du dossier est conduit par la direction générale des ressources humaines (DGRH) du ministère, ainsi que par le service de défense et de sécurité du haut fonctionnaire de défense et de sécurité (HFDS), en lien avec le ministère de l'intérieur. Une procédure disciplinaire peut être enclenchée et un signalement opéré auprès du procureur de la République. Plusieurs radiations de la fonction publique ont été prononcées sur cette base. Les risques de radicalisation sont multiformes : nous nous donnons donc les moyens en termes administratifs et de ressources humaines pour y faire face.

Même si nous pouvons encore nous améliorer, nous avons désormais un état d'esprit très clair sur cet enjeu : auparavant, certains pensaient que ces faits relevaient d'une forme de fatalité. Aujourd'hui, c'est la République qui est forte et qui affirme clairement, fièrement, sereinement ses valeurs et qui permet aux élèves de grandir sans pression. Si un membre du personnel éprouve un sentiment de solitude face à de tels problèmes, les équipes « Valeurs de la République » et le système d'alerte sont là pour rompre cette solitude et permettre un travail d'équipe. Notre institution est forte d'un million de personnels, au service de 12 millions d'élèves et des principes fondamentaux de notre République.

Je suis particulièrement attentif aux risques de radicalisation à la sortie de la crise que nous venons de traverser. La tentation de la radicalisation se renforce quand la jeunesse s'éloigne de l'école. C'est tout l'enjeu actuel du retour à l'école, avec l'invitation qui est faite aux élèves de raconter ce qui s'est passé pendant le confinement. Nous devons redoubler d'efforts pour lutter contre le décrochage scolaire. La dimension éducative et sociale de notre action est importante.

Nous allons également développer les dispositifs d'appui. Le projet « Vacances apprenantes » répond à cet objectif. Avec mes collègues Julien Denormandie et Gabriel Attal, nous avons annoncé un plan doté de 200 millions d'euros pour le dispositif « École ouverte » en juillet et en août, qui sera renforcé par rapport aux années précédentes : des écoles, des collèges et des lycées resteront ouverts pendant l'été afin d'offrir des colonies apprenantes à 250 000 jeunes, dont 200 000 issus des quartiers prioritaires de la ville (QPV). Au total, un million de jeunes seront concernés par nos dispositifs « Colonies apprenantes », « École ouverte », « École ouverte buissonnière », etc. Ces séjours seront éducatifs : nous allons renforcer leur dimension tournée vers la culture, le sport, le développement durable et les activités de nature, mais il y aura aussi de l'éducation civique et des moments d'apprentissage stricto sensu. Nous allons également élaborer avant l'été un nouveau vade-mecum sur le respect de la laïcité dans les accueils collectifs de mineurs. Les valeurs de la République doivent en effet être respectées dans tous les temps éducatifs et il faut qu'il y ait de la cohérence entre les temps scolaire et périscolaire de l'enfant. Ce n'est pas un hasard si ce ministère est désormais un ministère de l'éducation nationale et de la jeunesse. Nous devons travailler avec les associations d'éducation populaire, les collectivités territoriales, mais aussi les familles, pour avoir une vision globale du temps de l'enfant. Le « plan Mercredi » participe de cette logique. Afin de permettre le rattrapage scolaire qui sera nécessaire pour certains enfants, il devrait également y avoir plus de dispositifs « Devoirs faits » et de possibilités d'activités sportives et culturelles en dehors du temps scolaire à la rentrée 2020. Nous devons habiter ce sujet, avec des associations de qualité et non pas des associations prosélytiques dont le but n'est pas l'épanouissement de l'élève, mais le séparatisme.

J'ai bien évidemment été très étroitement associé aux travaux préparatoires du plan de lutte contre le séparatisme islamiste que le Président de la République a commencé à élaborer au début de l'année 2020. La mise en confinement a retardé la mise en oeuvre de certaines actions, mais nous allons accomplir pleinement ce plan. Notre objectif est que les valeurs de la République soient renforcées et deviennent naturelles dans la vie quotidienne de nos élèves.

Avec l'ensemble du ministère, je suis très mobilisé sur ces questions.

Mme Nathalie Delattre, présidente. - Je vous remercie de vos propos forts, notamment sur la philosophie des Lumières - qui nous est chère - et l'école de notre République laïque. Les propos de la ministre des sports étaient moins clairs la semaine dernière, et nous l'avons déploré. Je salue votre fermeté. Vous avez tenu des propos précis et détaillés sur votre cheminement en matière législative et sur les outils que vous avez mis en place. Il n'y a pas d'ambiguïté en ce qui vous concerne. Nous vous remercions et vous félicitons.

Rendre l'école obligatoire à l'issue du confinement était nécessaire afin, notamment, de faire un point pédagogique mais aussi contextuel avec les élèves. Nous allons connaître une crise économique d'une ampleur encore inconnue ; elle risque de favoriser la stigmatisation, la victimisation, et donc le repli identitaire. L'instruction à domicile, qui a connu une croissance très forte entre 2011 (18 000 enfants) et 2017 (27 000 enfants), risque de connaître une nouvelle accélération après le confinement. Comment détecter les enfants qui ne reviendront pas à l'école de la République ? Lors de l'examen du projet de loi pour une école de la confiance, j'avais déposé un amendement relatif à l'identifiant national élève (INE). Je pense en effet qu'il faut un numéro pour chaque enfant dès le début de sa scolarisation, donc dès trois ans : c'est le seul moyen de savoir où il reçoit son instruction. Vous vous étiez engagé à travailler à sa généralisation pour septembre 2019 : où en êtes-vous ? Où en sommes-nous du contrôle de l'instruction à domicile ? Une obligation pèse sur les maires, mais c'est à l'éducation nationale d'opérer ces contrôles. Les jeunes ont été fragilisés par le confinement et les contrôles sont d'autant plus indispensables.

Pour le contrôle des personnels de l'éducation nationale qui peuvent montrer des signes de radicalisation, n'auriez-vous pas besoin de faire appel au Service national des enquêtes administratives de sécurité (Sneas) ? Ne pourrait-on pas déclencher un tel contrôle à chaque mutation et à chaque recrutement, afin de ne pas faire entrer dans l'institution des personnes repérées dans ce fichier ?

M. Jean-Michel Blanquer, ministre. - Les enjeux liés à la laïcité donnent bien lieu à un travail interministériel. La tâche est toujours difficile, mais la difficulté varie selon les secteurs concernés. Ce que l'État fait dans le domaine du sport, par exemple, ne peut évidemment pas avoir la même force et la même valeur impérative que ce qu'il fait dans le domaine scolaire. Ce sont des sujets que nous évoquons avec la ministre des sports, et je suis sensible à cet échange, car il y a porosité : l'élève ne doit pas plus être soumis à une démarche prosélytique à l'école que dans le club de sport qu'il fréquente ; c'est pourquoi j'indiquais qu'il fallait avoir une approche globale de son temps.

Sur ces sujets d'une grande complexité, nous travaillons dans un cadre interministériel. C'est d'ailleurs parfois le cas avec le Conseil des sages de la laïcité, pour tout ce qui a trait à l'enfance et la jeunesse, et on peut parfaitement imaginer que notre vade-mecum de la laïcité, même s'il doit être déployé différemment, puisse présenter un intérêt dans les domaines de la culture ou du sport.

D'un point de vue global, madame la présidente, je partage l'inspiration de vos questions.

Il est normal que je vous fasse un retour sur l'INE, car ce projet - très important -a progressé depuis nos débats au Sénat.

Cet identifiant a été mis en place dès 2005 pour le premier degré de l'enseignement public, puis en 2017 pour le second degré, en 2018 pour les apprentis et en 2019 pour les élèves de l'enseignement agricole. Avec 26 millions d'identifiants déjà créés, le chantier « INE pour tous » est donc largement derrière nous. Le système d'information par lequel cet identifiant est attribué - outil numérique pour la direction d'école (ONDE) - est désormais opérationnel.

Cependant, des angles morts demeurent. Quelques élèves n'ont toujours pas d'INE : ceux des premier et second degrés de l'enseignement privé hors contrat, ainsi que les enfants instruits à domicile. Il s'agit certes d'une minorité d'élèves, mais on retrouve souvent, dans cette catégorie, des élèves concernés par le sujet évoqué aujourd'hui. Un comité de pilotage a été mis en place pour traiter ces angles morts, notre objectif étant de faire en sorte que le logiciel ONDE s'implante dans les établissements hors contrat.

Cela renvoie, notamment, à la problématique de ces établissements hors contrat. Il ne s'agit évidemment pas de les stigmatiser - même si, par définition, nous défendons l'école de la République -, mais nous pourrions être amenés, dans le futur, à distinguer ceux qui souhaitent avoir un lien avec l'État, même ténu, et les autres, parmi lesquels on trouvera des cas problématiques. Une piste de travail pourrait donc être une participation du logiciel ONDE à ce lien entre établissements hors contrat et système public.

Des expérimentations ont été menées, avec la participation d'une soixantaine d'établissements hors contrat. Nous pourrions en rester à un principe de volontariat ou nous diriger vers une autre logique. Mais je suis plutôt favorable à mener à terme le processus défini lors du vote de la loi, avant de voir si des évolutions législatives ou réglementaires s'imposent pour accroître les obligations. L'objectif est toutefois clair : il faut un INE pour tout enfant, y compris s'il est accueilli en établissement hors contrat ou reçoit une éducation à domicile.

Par ailleurs, l'extension du dispositif du SNEAS au personnel du ministère permettrait de renforcer l'efficacité et la sécurité juridique du traitement des situations de présomption de radicalisation.

Aujourd'hui, alors que certains agissements dans la vie privée rendent parfois impensable l'exercice du métier de professeur, l'administration ne peut caractériser la faute d'un agent radicalisé ou en voie de radicalisation si ce dernier est irréprochable dans l'exercice de ses fonctions. La procédure disciplinaire ne peut être enclenchée sur le seul motif qu'une personne a été identifiée comme étant susceptible de représenter une menace pour les mineurs dont elle a la charge. Ce sont des situations que l'on rencontre, et elles constituent un véritable sujet.

Des expérimentations ont été engagées en 2019, avec la consultation du fichier des auteurs d'infractions terroristes (FIJAIT), pour les 26 700 lauréats des concours d'enseignants des premier et second degrés des enseignements public et privé. Le dispositif sera généralisé en 2020.

De ce fait, l'extension du champ de compétences du SNEAS pourrait s'appliquer en priorité aux personnels présumés radicalisés au sein du ministère de l'éducation nationale, une enquête administrative permettant ensuite de vérifier la réalité de la menace qu'ils représentent. Cela formaliserait les relations existantes, au demeurant excellentes, entre mon ministère et le ministère de l'intérieur. En cas de faute avérée, nous pourrions engager systématiquement une procédure disciplinaire. Ce faisant, nous élargirions notre vision des agissements incompatibles avec l'exercice d'une fonction de professeur, tout en respectant - cela va de soi - la liberté de conscience.

S'agissant de l'application de cette idée aux établissements d'enseignement privé hors contrat, la loi « Gatel » permet à différentes autorités de s'opposer à l'ouverture d'un établissement et la loi pour une école de la confiance permet au préfet ou au recteur de mettre en demeure un établissement de faire cesser une atteinte à l'ordre public révélée par son fonctionnement. Le non-respect de cette mise en demeure peut être sanctionné, sur décision d'un juge, par la fermeture de l'établissement.

Une circulaire d'application de la première de ces lois, datant d'août 2018, précise que l'atteinte à l'ordre public peut découler de faits commis par une personne appartenant à la communauté pédagogique. Elle demande que soit vérifiée l'inscription éventuelle des dirigeants et enseignants sur certains fichiers judiciaires et l'absence, au sein de quelque établissement d'enseignement que ce soit, de toute personne fichée S.

Mme Nathalie Delattre, présidente. - Le nombre d'enfants instruits à domicile peut paraître faible, mais il suffit de peu d'individus radicalisés pour déstabiliser notre société. La question du contrôle à domicile continue donc de m'inquiéter. De quels moyens disposez-vous en la matière ?

M. Jean-Michel Blanquer, ministre. - C'est un réel problème, notamment au regard de l'équilibre des principes constitutionnels que l'instruction à domicile fait entrer en jeu. Le débat s'est tenu lors du vote de la loi pour une école de la confiance et je me satisfais que, dans le cadre de ces échanges, nous ayons pu renforcer nos capacités de contrôle. Le respect du principe de liberté des familles en matière d'éducation ne peut effectivement pas déboucher sur n'importe quoi.

Sur l'année scolaire 2018-2019, 35 965 enfants étaient instruits en famille, soit une augmentation de 5 826 enfants par rapport à 2016-2017. Rapporté au nombre d'enfants soumis à l'obligation scolaire, c'est peu : 0,43 % ! Mais le nombre d'enfants concernés est néanmoins important. Parmi eux, il faut distinguer ceux qui sont inscrits au Centre national d'enseignement à distance (CNED) - ils représentent près de la moitié et, en général, ne posent pas de problème - et ceux qui ne le sont pas.

L'an dernier, nous avons convoqué 72 % de ces enfants pour un contrôle, et en avons contrôlé 63 %. Quand le résultat était insuffisant, nous avons réalisé un deuxième contrôle et avons atteint, pour cette série, un taux de 51 % d'enfants contrôlés. Ce taux est en progression. Conformément à aux engagements que j'avais pris, nous avons effectivement accru les moyens humains pour assurer ces contrôles, l'objectif étant d'atteindre un taux de 100 %.

Nous avons élaboré un vade-mecum relatif au contrôle pédagogique des enfants instruits dans la famille. Il sera opérationnel pour la rentrée prochaine et permettra aux conseillers pédagogiques de disposer des outils nécessaires pour réaliser ces contrôles et s'assurer que les grandes étapes de connaissances sont acquises par les élèves.

C'est une évolution importante par rapport à ce qui se pratiquait par le passé, et un des outils que nous pouvons utiliser quand l'instruction nous semble déboucher sur des résultats non conformes aux droits de l'enfant.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteure. - Tout comme Mme la présidente, je ne doute pas de votre volonté de protéger l'école de la République : s'il y a bien une institution qu'il faut préserver de la volonté séparatiste, communautariste de l'islam politique, c'est elle ! Vos propos à cet égard sont rassurants.

Si nous sommes un certain nombre à nous inquiéter de la volonté exprimée par certains de sortir leurs enfants de l'école de la République, je m'inquiète aussi du nombre d'écoles hors contrat : vous avez indiqué avoir refusé l'ouverture de 27 d'entre elles. C'est beaucoup. À cet égard, nous savons très bien que certains représentants musulmans n'ont aucun état d'âme à reconnaître qu'ils veulent des écoles, après avoir obtenu des mosquées...

Les récents événements fragilisent la République, déstabilisent notre pays. Discours islamistes, indigénistes, racialistes, etc. : c'est une véritable cocotte-minute ! Je ne conçois pas que nous vivions dans un pays où prévaut l'idée que celui qui a une couleur de peau différente est l'ennemi, que le blanc est méchant. Le sentiment de haine contre la France est inadmissible ! Or c'est à l'école que l'on apprend à aimer la France, indépendamment de son origine ou de sa couleur de peau.

Vous avez évoqué l'opération « Vacances apprenantes » et des acteurs travaillent à vos côtés pour promouvoir le soutien et le suivi scolaire. Les activités de certaines associations oeuvrant dans ce secteur posent question : nous ne sommes pas certains qu'elles proposent uniquement du soutien scolaire ! Disposez-vous d'outils permettant le refus d'accréditation d'une association « douteuse » quant à son approche républicaine ?

Le port du voile à l'école est un sujet qui me tient à coeur. Les mamans participant aux activités scolaires - j'emploie ce terme, car ce sont, la plupart du temps, des mamans qui sont concernées - doivent faire preuve de neutralité. Dès lors que les sorties scolaires entrent dans le temps scolaire, pourquoi faire une différenciation ? À mon sens, il faut aller jusqu'au bout et imposer aussi une neutralité durant ces sorties.

Enfin, nos propos doivent être entendus partout et par tous. Nous nous devons, pour notre pays, d'exprimer un discours clair, et ce, même si, comme dans le cas du vade-mecum de la laïcité, il heurte un peu !

M. Jean-Michel Blanquer, ministre. - Je suis évidemment en accord avec toute votre introduction. Sur certains sujets, nous ne devons plus être à la défensive, mais à l'offensive et affirmer fortement et sans complexe les valeurs de la République. Vous avez utilisé une expression que je reprends volontiers : l'amour de la France. Il se trouve que j'ai une expérience internationale. J'ai vécu dans plusieurs pays, et je n'en ai jamais vu aucun où cela posait un problème d'être fier de son pays. En Colombie, on affirme sans complexe être dans le « mejor país del mundo ». C'est quelque chose que nous devons aux enfants : ne pas faire aimer son pays à un enfant, c'est d'une certaine façon le faire apatride, si ce n'est sur le plan juridique, du moins sur le plan psychologique. C'est quelque chose de très négatif dont on paye ensuite très cher le prix.

Dans toutes les sociétés humaines, il y a un moment initiatique à l'adolescence. Nous sommes une société laïque, sécularisée, et nous en sommes fiers. Mais même cette sécularisation doit faire l'objet d'une initiation adolescente à l'âge du collège avec des éléments de fierté et d'appartenance à la République ; sinon, ce sont d'autres éléments initiatiques qui prendront la place, sous l'angle de la violence à travers les gangs par exemple qui sont très forts pour créer ce sentiment d'appartenance - cette chaleur, si j'ose dire - ou sous l'angle du fondamentalisme, islamiste ou autre. La République doit donc donner au collégien le sentiment d'un accueil au sein d'une communauté universalisante. Plus un enfant a des racines hors de France, plus nous le lui devons. C'est l'antidote majeur aux problèmes que nous évoquons. Il y a des soleils noirs à l'adolescence, la drogue, la violence, et nous devons présenter un beau soleil, celui de la République. Cela n'a rien d'abstrait. Trop souvent, je vois, sur ce sujet, une sorte de complexe qui n'a pas lieu d'être.

D'ailleurs, les enfants le réclament. Ne pas le leur donner, c'est comme les priver de nourriture. C'est pourquoi il est si important d'apprendre l'hymne national, les symboles nationaux ; c'est pourquoi j'ai proposé que, dans chaque école de France, l'hymne et le drapeau soient présents dans chaque classe. Nous devons l'assumer sans polémique, en toute sérénité ; il n'y a rien de plus normal, tous les pays du monde le font et le nôtre n'a aucune raison de ne pas le faire.

La question des accompagnants est un sujet mixte : selon le critère de l'espace, on ne devrait pas imposer quoi que ce soit, mais selon celui du temps, en l'occurrence le temps scolaire, alors il faudrait imposer quelque chose. C'est donc un débat infini qui ne me semble d'ailleurs pas le principal sujet en matière de laïcité et j'ai peur que ce débat récurrent finisse par nous distraire de sujets plus essentiels. L'important est le respect la neutralité du service public, de souligner que la loi de 2004 est encore et toujours un succès regardé par nos voisins et d'autres pays. J'étais recteur en 2004, j'ai en tête les débats de l'époque sur la difficulté à mettre en oeuvre cette loi avant qu'elle ne s'applique et le fait qu'elle s'est finalement appliquée de manière assez simple et tranquille grâce à sa concision, sa netteté. Nous pouvons donc avoir de la gratitude envers ceux qui ont permis qu'il en soit ainsi et en tirer un exemple pour aborder ces questions avec simplicité et netteté.

Cette loi est toujours bien respectée, même s'il peut y avoir des exceptions. De façon générale, la neutralité du service public est beaucoup mieux respectée en France que dans d'autres pays. Le débat avait pris en 2004 une tournure internationale : on est facilement jugé par une commission internationale X ou Y, et il y avait eu la tentation dans le débat de ringardiser la notion de laïcité, présentée comme une notion désuète à la française. En réalité, c'est une notion ultramoderne que certains pays regardent comme une solution face au risque de communautarisme qui touche bien des sociétés dans le monde, et en Europe en particulier. Elle a un bel avenir concrètement, ce n'est pas une incantation. Il y a une forme de rayonnement de la laïcité auquel nous devons travailler à l'échelle européenne et internationale.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteure. - Le Président de la République a annoncé que les enseignements de langue et de culture d'origine (ELCO) seraient supprimés et transformés en enseignements internationaux de langues étrangères (EILE). Qu'est-ce que cela veut dire concrètement ? Cela sera-t-il appliqué dès la rentrée 2020 ? Quelles sont les difficultés pour les mettre en place ? Combien d'élèves seront concernés ? Auront-ils lieu sur le temps scolaire ?

M. Jean-Michel Blanquer, ministre. - Oui, le Président de la République a été très clair sur ce point. Les ELCO concernent 85 000 enfants aujourd'hui ; ils datent d'une époque où l'on pensait que les enfants concernés rentreraient dans leur pays et devaient conserver un bon niveau linguistique dans leur langue d'origine. Aujourd'hui, l'objectif est très différent et certaines langues étrangères pourraient être apprises par des enfants qui n'ont pas de lien particulier avec le pays où on la parle. Le dispositif laissait donc un contrôle beaucoup trop grand au pays d'origine.

Mon ministère, en lien avec celui des affaires étrangères, a donc travaillé à leur transformation pays par pays. L'Espagne, la Serbie, la Croatie ont ainsi souhaité que les ELCO disparaissent, mais nous avons fini la transformation avec le Portugal et la Tunisie. Nous travaillons avec l'Italie et, d'ici la fin du mois de juillet, nous devons travailler avec trois pays importants que sont l'Algérie, le Maroc et la Turquie. Les choses se passent très bien avec le Maroc et nous allons certainement arriver à la conclusion d'un accord - je vous rappelle que cet accord nous permet de contrôler les enseignants, les programmes et donc la conformité aux valeurs de la République, et une cohérence aussi avec ce qui se passe à l'école, les enseignements ayant lieu en dehors du temps scolaire et devant passer de trois heures à une heure et demie.

La Turquie est le pays avec lequel nous avons eu le plus de difficultés. Nos relations diplomatiques ne sont pas excellentes dans la période actuellement - c'est un euphémisme. Les Turcs ayant donné des signaux parfois positifs, parfois négatifs, nous en conclurons soit la transformation en EILE soit la suppression pure et simple.

M. Jean-Marie Bockel. - Merci pour la clarté de vos propos et pour votre engagement. Cela fait du bien parce que certaines auditions n'étaient pas caractérisées par cette clarté que nous attendons de l'exécutif. Nous savons que la vie est compliquée, qu'il faut s'adapter à de multiples situations et que la relation interpersonnelle permet parfois une forme de pédagogie et d'écoute permettant à un certain nombre de personnes de familles de repartir dans la bonne direction.

Nous pensons, grâce à nos expériences de parlementaires, mais aussi d'élus locaux, qu'il faut que le message de l'exécutif soit clair. Cela permettrait à tous les dispositifs, avec souplesse et compréhension, de se structurer, sans tomber dans l'ambiguïté ou la confusion, ce qui serait la pire des choses.

J'avais préparé quelques questions auxquelles j'associe notre collègue Nathalie Goulet, qui a travaillé sur ce sujet dans différentes commissions d'enquête, mais vous avez répondu à certaines très précisément. Quels sont les moyens budgétaires des équipes d'inspection chargées des établissements non conventionnés, mais aussi des problématiques de sortie du système scolaire ?

Il y a trois ans, dans le cadre des travaux de la délégation sénatoriale aux collectivités territoriales et à la décentralisation que je préside, notre collègue Luc Carvounas, aujourd'hui député, et moi-même avons étudié le rôle des collectivités territoriales dans la prévention de la radicalisation. Les maires nous avaient signalé, lors des auditions, des dérives inquiétantes de déscolarisation. Vous avez fait allusion au dialogue avec les élus locaux et j'aimerais que vous précisiez votre pensée. Les élus locaux savent des choses, si tant est qu'ils aient des interlocuteurs qui soient vraiment décidés à les écouter, mais ils sont aussi parfois en demande d'informations qui pourraient les aider dans leurs prises de décision, notamment sur l'école et la jeunesse. Il y a des réussites dans ce partenariat, mais celles-ci sont sans cesse à réinventer. Les contrats de sécurité, par exemple, quand on y croit vraiment, fonctionnent et créent un climat de confiance qui permet de travailler ensemble sans forcément que la loi en définisse les règles précises... Cette confiance n'a pas de prix.

M. Jean-Michel Blanquer, ministre. - Aucune ligne budgétaire n'est consacrée à la lutte contre la radicalisation, non plus qu'à la laïcité. Sans faire une comptabilité analytique du sujet, je peux indiquer que 150 à 200 équivalents temps plein (ETP) y sont consacrés, avec des équipes académiques dans chaque rectorat, mais pas tous forcément à plein temps sur les établissements non conventionnés : des inspecteurs de l'éducation nationale, parfois des conseillers pédagogiques, dont certains travaillent aussi au contrôle de l'instruction à domicile. Ce sont des moyens non négligeables, mais le levier principal reste notre capacité à mobiliser des institutions grâce à un message clair, net, ferme et permanent.

La relation avec les élus est un sujet de la plus haute importance puisqu'elle permet d'avoir des connaissances de terrain, notamment sur l'instruction à domicile, où l'on constate que, prises individuellement, chacune des deux institutions est un peu démunie. Il faut donc développer la logique qui prévaut actuellement dans les quatre-vingts cités éducatives que nous avons commencé à constituer avec Julien Denormandie dans le cadre de la politique de la ville et qui répondent au besoin d'une vie associative de qualité et, plus généralement, de politique publique éducative au-delà du temps scolaire. L'un des grands partis pris d'une telle politique est de donner un rôle central aux chefs d'établissement, notamment aux principaux de collège, afin de coordonner les politiques publiques qui conditionnent la réussite scolaire de l'enfant.

Cela suppose des réunions de coordination, de la confiance, de la complicité entre les acteurs publics et cela renforce considérablement le lien entre le maire et les chefs d'établissement. Bien sûr, les cités éducatives concernent des territoires particulièrement en difficulté, mais dans le cadre de la préparation de la rentrée de 2020, nous développerons cette logique de sites, de coopération, laquelle rejoint la logique d'une vision complète du temps de l'enfant qui prenne en compte non seulement les heures de cours, mais aussi ce qui se passe le mercredi et le week-end. Sans en arriver à un Big Brother éducatif, il s'agirait par exemple, par l'agrément des associations, de s'assurer que le soutien scolaire est fait par des associations de qualité et que les subventions publiques, qu'elles proviennent de l'État ou des collectivités territoriales, soient versées des associations dont les valeurs sont conformes à celles de la République.

M. Jean-Marie Bockel. - Faut-il aller jusqu'au bout, interdire ou conditionner davantage l'enseignement à domicile ?

M. Jean-Michel Blanquer, ministre. - On ne peut pas être dans une liberté absolue, sans cadre. Cette liberté d'instruction à domicile a un fondement constitutionnel puissant mais qui doit s'équilibrer avec d'autres principes, notamment les droits de l'enfant. C'est pourquoi j'ai pu dire à l'Assemblée nationale et au Sénat qu'il fallait encadrer davantage, et c'est ce que nous avons fait. À l'heure actuelle, je pense qu'il faut appliquer les règles que nous avons établies dans la loi de 2019. La mise en oeuvre en débute ; nous sommes en phase ascendante, mais l'objectif de 100 % de contrôles réalisés n'a été atteint ni à cette coopération bien comprise avec les familles ; il y a donc encore des progrès concrets à faire. Mais sur le plan juridique, je crois que nous sommes parvenus à un bon équilibre.

M. Antoine Lefèvre. - Merci pour votre présentation et pour votre engagement ferme contre la radicalisation. Il est important de disposer d'un arsenal pour mener à bien cette mission. Vous avez évoqué le vade-mecum, puis l'aspect disciplinaire et notamment les radiations. Avez-vous des chiffres illustrant vos propos ? Vous avez aussi parlé de formation : y a-t-il des actions de sensibilisation inscrites dans la formation initiale ou continue des enseignants qui permettraient de donner des outils à des enseignants qui n'auraient jamais été confrontés à ce type de phénomènes dans leur carrière ?

Nous avons eu l'opinion il y a quelque temps de la ministre des sports sur le voile pendant le temps pédagogique ; j'aurais aimé également entendre le vôtre.

M. Jean-Michel Blanquer, ministre. - Les radiations sont rares : nous devons respecter des règles et, pour y arriver, j'ai parfois dû suivre personnellement le dossier. Dans la mesure du possible, nous mettons fin à des contrats. Cette année, nous arrivons globalement à une dizaine de cas. Cela reste faible, mais le phénomène de radicalisation n'est pas très vaste et il a une gradation dans les sanctions.

Concernant la formation initiale, la loi pour une école de la confiance a défini des incontournables, dont font partie les principes de la République et la laïcité. Je reçois en ce moment les nouveaux directeurs d'instituts nationaux supérieurs du professorat et de l'éducation (Inspé) : dans les nouvelles maquettes, 55 % des enseignements portent sur les savoirs fondamentaux - qui ne sont pas étanches avec les valeurs, à mon sens.

Comment les valeurs de la République sont-elles enseignées ? Je suis attentif au phénomène de la perméabilité du monde de l'université à des théories incompatibles avec celles de la laïcité. Les théories indigénistes, qui essaient de saper les principes républicains, sont même beaucoup plus diffusées dans des sphères intellectuelles qu'ailleurs. On les a laissées croître pendant une dizaine d'années, touchant des générations entières d'étudiants : certaines personnes ont consacré leur vie professionnelle entière à ces idéologies antirépublicaines. C'est ainsi que des jeunes se mobilisent légitimement contre le racisme mais pourraient malheureusement être récupérés par le racialisme. Or quand on parle de futurs professeurs, on parle d'étudiants actuels. Nous devons donc nous assurer que ce ne sont pas les valeurs du communautarisme qui sont enseignées dans les Inspé, mais bien celles de la République.

La formation continue est dispensée par les rectorats qui s'assurent de la qualité des intervenants. À cela s'ajoute le vade-mecum de la laïcité et le travail du Conseil des sages de la laïcité. Nous disposons donc de ressources pédagogiques denses et de qualité, de relations avec des associations qui interviennent utilement et d'un développement des ressources humaines qui bénéficient d'une formation solide.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteure. - Merci pour vos propos qui expriment un combat commun pour la République et l'unité de notre pays.

Mme Nathalie Delattre, présidente. - Je souhaitais moi aussi vous remercier. Vous avez évoqué les Lumières et cela m'a touchée. Rousseau disait : « Il n'y a pas de liberté sans loi ni où quelqu'un est au-dessus des lois. » Je pense que vous suivez ce précepte : il n'y a personne au-dessus des lois, que ce soit à l'école publique, à l'école sous contrat, à l'école hors contrat ou dans l'enseignement à domicile. Vous trouverez toujours le Sénat à vos côtés dans ce combat.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion, suspendue à 12 h 30, est reprise à 14 heures

Audition de M. Christophe Castaner, ministre de l'intérieur (ne sera pas publié)

Cette audition s'est déroulée à huis clos. Le compte rendu ne sera pas publié.

La réunion est close à 15 h 45

Vendredi 19 juin 2020

- Présidence de Mme Nathalie Delattre, présidente -

La réunion est ouverte à 10 h 30.

Audition de M. Gabriel Attal, secrétaire d'État auprès du ministre de l'éducation nationale et de la jeunesse

Mme Nathalie Delattre, présidente. - Merci d'avoir répondu à notre invitation, monsieur le secrétaire d'État. Nous concluons notre série d'auditions par cet entretien, qui suit ceux que nous avons eus, hier, avec Jean-Michel Blanquer et Christophe Castaner et, un peu plus tôt, avec Roxana Maracineanu.

L'islamisme radical, baptisé « séparatisme » par le président de la République, perturbe notre vivre ensemble et s'immisce, parfois de manière pernicieuse, dans nos associations. Il nous paraissait donc important de vous entendre. Nous souhaitons savoir quelles actions sont menées pour combattre ce phénomène et vous interroger sur des points plus précis, notamment le soutien scolaire et l'accès à la culture. En effet, si les associations peuvent être détournées de leurs objectifs premiers, elles sont aussi irremplaçables en tant que vecteurs des valeurs républicaines.

Avant de vous passer la parole, je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Gabriel Attal prête serment.

M. Gabriel Attal, secrétaire d'État auprès du ministre de l'éducation nationale et de la jeunesse. - Je vais, dans mon propos liminaire, revenir sur la vision politique qui est la nôtre sur les problèmes évoqués.

Je partage vos observations. S'agissant de cette question du séparatisme, sur laquelle le Président de la République s'est exprimé à plusieurs reprises depuis le début de l'année, notamment dans son intervention de dimanche dernier, les associations sont, à la fois, une partie importante du problème et une partie de la solution.

Le 18 février dernier, à Mulhouse, le Président de la République a exposé le cadre de notre stratégie. Celle-ci repose sur quatre lignes de force : reprendre le contrôle et lutter contre les influences étrangères ; favoriser une meilleure organisation du culte musulman en France ; lutter avec détermination contre toutes les manifestations du séparatisme islamiste ; ramener la République dans les quartiers.

Dans ce combat, la question associative est centrale.

En effet, l'essentiel des structures oeuvrant à la désintégration républicaine et au séparatisme le fait sous couvert d'un statut associatif à l'objet dévoyé. Il faut donc prendre des mesures afin que la grande loi porteuse de liberté que constitue la loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d'association ne soit pas détournée.

Mais c'est aussi une question centrale parce que le séparatisme se nourrit, dans certains quartiers, de l'absence d'offres alternatives dans le champ social, culturel, sportif ou sanitaire. À cet égard, nous avons besoin des grandes associations de l'éducation populaire, laïque et républicaine pour prolonger l'action publique et porter un discours d'inclusion exigeant et généreux.

Je commence par le premier point, c'est-à-dire la lutte contre les dérives séparatistes dans les associations.

La loi de 1901 figure parmi les principes fondamentaux des lois de la République : c'est un des grands actes démocratiques que nous a laissés la IIIe République, fruit d'un long processus de conquêtes sociales et de liberté au cours du XIXsiècle. Depuis 1971, elle a valeur constitutionnelle et elle est reconnue par de multiples traités internationaux. Nous ne pouvons donc agir aveuglément contre ce pilier. Le problème n'est pas la loi ; c'est son dévoiement !

Le sujet qui nous occupe ne doit pas non plus être confondu avec celui de la laïcité. La liberté d'association constitue une garantie de la liberté de penser, de s'exprimer, de débattre, d'émettre des opinions. Elle peut donc tout à fait s'inscrire dans un cadre religieux, ce qui est le cas au travers des associations cultuelles. Il faut donc insister sur le fait que le lien entre une association loi 1901 et une communauté religieuse n'est pas en soi problématique et l'on peut citer, à titre d'exemple, le scoutisme, le Secours catholique ou encore l'Union des étudiants juifs de France.

Comment les pouvoirs exécutif et législatif peuvent-ils agir ?

L'islam politique cible les enfants et, de manière large, les jeunes. Il faut donc porter une attention particulière aux associations accueillant des mineurs, du fait de la fragilité de ces publics, d'une part, et de la légitimité de l'État à agir pour la protection des enfants et leur émancipation, d'autre part.

J'insiste sur ce point car, à l'occasion de déplacements dans des quartiers de reconquête républicaine, j'ai pu constater que certaines associations accueillant des enfants parvenaient à embrigader des familles, à travers des produits d'appel comme l'aide aux devoirs ou l'enseignement de l'arabe.

Dans le questionnaire que vous m'avez adressé, vous insistez beaucoup sur les contrôles et obligations auxquels nous soumettons les associations d'accueil collectif de mineurs. Le problème ne vient pas tant de ces structures que de celles qui accueillent des enfants sans en avoir le statut ni les obligations afférentes.

J'ai ainsi été frappé, en prenant mes fonctions ministérielles, de découvrir que n'importe quelle structure pouvait déposer des statuts associatifs en préfecture, puis accueillir des dizaines de mineurs sans aucun contrôle préalable des personnes intervenant en leur sein. Cela explique que je sois favorable à un contrôle plus étroit de toutes les associations accueillant des mineurs, y compris celles qui n'ont pas ce statut au sens administratif du terme. On pourrait exiger, par exemple, le dépôt d'une déclaration spécifique, incluant la liste de leurs intervenants, avec un contrôle d'honorabilité via le fichier judiciaire automatisé des auteurs d'infractions sexuelles ou violentes (FIJAIS) et le fichier des auteurs d'infractions terroristes (FIJAIT). Pourrait être conditionné à ce contrôle l'octroi de subventions publiques.

En outre, nous devons conditionner le soutien public, en prenant appui sur la charte d'engagements réciproques entre l'État, le mouvement associatif et les collectivités territoriales, signée en 2014, par laquelle les associations s'engagent à respecter et faire respecter les règles de fonctionnement et de gouvernance démocratiques, de non-discrimination, de parité et la gestion désintéressée conforme à l'esprit de la loi de 1901.

L'engagement à respecter cette charte figure dans le formulaire de demande de subventions publiques auprès de l'État et de ses établissements (CERFA n° 12156*05) dont nous pourrions rendre l'utilisation obligatoire par toutes les autorités administratives, notamment les collectivités territoriales.

Le soutien public, parfois, ne prend pas la forme d'une subvention directe. Il faudrait, par exemple, prévoir qu'un formulaire reprenant ces mêmes principes soit obligatoirement rempli en cas de prêt de salle ou de matériel relevant de la responsabilité de l'État ou d'une collectivité territoriale.

En cas de non-respect de la charte, je suis favorable à l'application stricte de sanctions. Dans ce cadre, nous pourrions envisager que, dans le cas où le maire ne serait pas disposé à remplir le formulaire, le préfet puisse imposer la restitution de la subvention ou annuler l'octroi de l'aide matérielle. Une telle reprise en main par le préfet pourrait aider les élus locaux, face à une éventuelle pression locale.

Il me semble également nécessaire d'assurer un meilleur contrôle des pratiques des associations, et ce, afin d'intervenir au plus vite. Il faut notamment supprimer les délais de prévenance, qui laissent le temps à certaines associations de masquer leur activité réelle, et favoriser les contrôles inopinés. Pour cela, il faut instaurer une règle commune à l'ensemble des inspections et favoriser une coordination entre les services de renseignements et les services chargés des associations, notamment dans les quartiers de reconquête républicaine et les quartiers prioritaires de la politique de la ville.

Je m'interroge aussi sur la nécessité de permettre aux citoyens eux-mêmes, ceux qui souffrent en silence par peur de représailles, de nous aider à identifier les associations problématiques. À l'image de la plateforme d'harmonisation, d'analyse, de recoupement et d'orientation des signalements (Pharos), nous pourrions imaginer une plateforme internet ou un numéro de téléphone permettant de déclarer des activités associatives suspectes.

Enfin, il faut renforcer les outils permettant de suspendre les activités ou de dissoudre les associations. Même en présence d'un faisceau d'indices explicites, il est impossible de refuser a priori la création d'une association, de ralentir ses démarches ou de la dissoudre, et une dissolution n'empêche absolument pas de faire revivre la même structure en créant une autre association. Certaines d'entre elles parviennent ainsi à vivre plusieurs mois avant que l'on mette fin à leurs activités, comme l'association Les soldats dans le sentier d'Allah, dissoute en conseil des ministres le 26 février 2020, au terme d'une démarche de deux ans.

En la matière, nous pourrions nous inspirer des dispositions prises pour les associations de hooligans et travailler sur de nouveaux critères de dissolution.

Le deuxième point de mon intervention concerne les associations d'éducation populaire et de proximité, qui doivent être davantage soutenues. Les territoires où prospère le séparatisme, notamment islamiste, sont aussi souvent ceux où la République a cédé le pas ; nous avons besoin des grandes associations pour réinvestir ces territoires marqués par la déscolarisation et une offre culturelle réduite, éléments favorables au repli communautaire.

L'objectif de la création des quartiers de reconquête républicaine est justement de remettre la République au coeur de ces territoires. Au-delà des moyens supplémentaires alloués aux forces de sécurité, cette reconquête doit s'incarner de manière globale par un retour de l'État sur l'ensemble du champ des politiques publiques : le social, l'emploi, l'aménagement urbain... Pour atteindre ces objectifs essentiels à la cohésion nationale, l'éducation populaire et le tissu associatif sont des leviers très importants qui ont longtemps été sous-estimés.

Dans ces quartiers, l'espace public est parfois confisqué par les trafics et les femmes en sont progressivement exclues. Il est donc urgent de renforcer ou de faire émerger les acteurs associatifs capables de créer l'éducation populaire du XXIe siècle. Les associations, par leur connaissance fine du terrain et la proximité naturelle entre les bénévoles et les bénéficiaires, ont une expertise nécessairement différente de celle des collectivités locales et de l'État. Leur capacité d'agir est complémentaire de celle des acteurs institutionnels et nous devons mettre en place une stratégie coordonnée.

Les grandes associations nationales d'éducation populaire, que le Président de la République a réunies à l'Élysée en début d'année, disposent de ressources humaines compétentes et leur positionnement dans le tiers-secteur est un gage de confiance pour les acteurs locaux. Un accord pourrait être signé avec elles pour mettre en place un programme spécifique dans les quartiers de reconquête républicaine ; l'État les mandaterait pour y créer une dynamique d'éducation populaire.

En conclusion, nous avons besoin, sur ces questions, de pragmatisme. C'est par des mesures concrètes que nous lutterons efficacement contre les discours de haine et contre le séparatisme qui est souvent plus politique que religieux. Nos actions doivent être à la fois massives et millimétrées. Chaque quartier doit redevenir un territoire de la République. Chaque jeune doit pouvoir, au pays de Voltaire et d'Aimé Césaire, prendre son destin en main. Chaque association doit oeuvrer au bien commun et au vivre ensemble.

Mme Nathalie Delattre, présidente. - Je vous remercie de ces propos très clairs et détaillés. Vous avez fait état d'un véritable arsenal de propositions ; je vous en félicite. Quels moyens humains et financiers seront consacrés à leur mise en oeuvre ?

Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteure. - Monsieur le secrétaire d'État, je dois avouer que les propos que vous venez de tenir et que je partage me rassurent, car nous n'avons pas toujours entendu des choses aussi claires, y compris parmi les membres du Gouvernement...

Le monde associatif nous inquiète, même s'il ne faut évidemment pas généraliser. Comment surveiller concrètement les associations qui ne respectent pas le pacte républicain ? Je crois que nous devons proposer des dispositions nettement plus contraignantes que celles qui existent aujourd'hui. Les collectivités locales doivent y tenir leur rôle, car les élus ont aussi des obligations.

Le secteur du soutien scolaire est très important en la matière et ne doit pas échapper à notre réflexion. Et le Gouvernement a annoncé plusieurs mesures pour cet été dans le cadre de « vacances apprenantes ». Sommes-nous certains que l'ensemble des associations qui participeront à ces dispositifs respecteront bien le pacte républicain ?

La laïcité est une chance pour les enfants, parce qu'elle les protège des influences. La religion doit rester dans le domaine privé. Dans ce cadre, nous pourrions peut-être réfléchir à l'adoption de chartes de la laïcité.

M. Gabriel Attal, secrétaire d'État. - Madame la présidente, ce sont les services de mon ministère, en particulier la direction de la jeunesse, de l'éducation populaire et de la vie associative, qui contrôlent les associations. Nous devrons sans doute les renforcer ici ou là, mais nous devons surtout changer leur doctrine d'intervention. Aujourd'hui, les contrôles font l'objet d'une information préalable ; nous devons les rendre inopinés, sans prévenance. C'est d'ailleurs le même problème pour les contrôles de la scolarisation à domicile : il arrive fréquemment que nous retrouvions les mêmes équipements dans des familles différentes ; en fait, les familles se prêtent le matériel en prévision des contrôles ! En outre, les plannings de contrôle devront peut-être être établis au sein des cellules de lutte contre l'islam radical (CLIR).

Madame la rapporteure, l'engagement financier de l'État sera en effet très important cet été en faveur des enfants qui ne sortent habituellement pas de leur quartier. Il est essentiel de permettre à tous les enfants de se confronter aux autres et de s'évader de leur quotidien. L'enfermement est évidemment un terreau pour le séparatisme. Nous travaillons avec de grands réseaux d'éducation populaire qui sont agréés, régulièrement contrôlés et reconnus comme des structures pouvant accueillir collectivement des mineurs. Nous serons évidemment vigilants sur les questions de respect des valeurs républicaines, mais nous n'avons pas d'inquiétude particulière.

Par ailleurs, nous allons diffuser cet été un vade-mecum sur la laïcité à destination des structures reconnues comme des accueils collectifs de mineurs. Il a été rédigé avec le concours du Conseil des sages de la laïcité mis en place au sein du ministère de l'éducation nationale et de la jeunesse.

M. Jean-Marie Bockel. - Je partage les propos de la présidente et de la rapporteure et je voudrais évoquer le rôle du service national universel (SNU), sur lequel j'ai travaillé au sein de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat. Il me semble que le SNU est un vecteur essentiel pour transmettre à la jeunesse des messages clairs sur la République et ses valeurs. Comment comptez-vous utiliser cet outil pour lutter contre la radicalisation ?

M. Gabriel Attal, secrétaire d'État. - C'est un sujet central. Le SNU doit naturellement être un vecteur de promotion des valeurs de la République. Ces questions sont appréhendées de manière différente par rapport à ce qui se fait à l'école ; il y a davantage de débats et de pédagogie active afin d'aiguiser l'esprit critique des jeunes. Nous avons déjà expérimenté des modules de prévention de la radicalisation et construit des actions dans le cadre du comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR). Nous avons organisé des débats, diffusé des films ou fait lire des pièces de théâtre adaptées à cette problématique - je pense à Lettres à Nour de Rachid Benzine.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteure. - Les animateurs ne sont pas nécessairement formés aux valeurs de la République ; j'ai organisé de telles formations dans ma commune, mais ce n'est pas très fréquent. Or il n'est pas du tout évident de s'approprier pleinement ce sujet, au-delà de la seule devise « Liberté, Égalité, Fraternité » et surtout de savoir le transmettre. Ne serait-il pas intéressant d'intégrer ces questions dans les critères du brevet d'aptitude aux fonctions d'animateur (BAFA) ?

M. Gabriel Attal, secrétaire d'État. - Je vous rejoins complètement. Il existe déjà des critères qui s'en rapprochent, comme la non-discrimination, mais nous pouvons sûrement être plus efficaces.

Mme Nathalie Delattre, présidente. - Vous avez évoqué la possibilité de mieux utiliser les fichiers existants pour identifier les personnes susceptibles de promouvoir la radicalisation, mais ces personnes passent souvent inaperçues et n'apparaissent dans aucun fichier. Nous connaissons tous des exemples de gens qui ont très progressivement pris le pouvoir au sein d'associations, puis ont écarté les jeunes filles et pratiqué l'entre-soi, ce qui diminue la possibilité d'un signalement. Les contrôles aléatoires que vous évoquez seront-ils suffisants pour contrer ce type de manoeuvre ?

M. Gabriel Attal, secrétaire d'État. - Par définition, les personnes pouvant représenter une menace à cet égard ne sont pas toutes sur les fichiers. Sinon, tout serait plus simple. L'important, c'est qu'à chaque fois qu'un signal, même faible, est détecté, les services de renseignement en soient immédiatement alertés afin de suivre et contrôler les personnes en question. C'est pourquoi j'ai beaucoup insisté sur le partage d'informations, notamment au sein des CLIR, où un point spécifique mensuel pourrait être fait sur les questions de vie associative. Les services dédiés à la jeunesse et à la vie associative ayant détecté des choses suspectes ou qui seraient saisis par des citoyens via la plateforme que j'ai évoquée, pourraient y informer les services de renseignement, et inversement, pour orienter les contrôles. Cela me semble essentiel.

Mme Nathalie Delattre, présidente. - On nous a indiqué que les services de renseignement avaient mis un an avant d'être informés qu'une école coranique était en activité juste à côté des locaux d'un centre communal d'action sociale (CCAS). Personne n'avait pris la peine de procéder à un signalement, parce que personne ne s'était inquiété d'un regroupement de petites filles voilées dans un quartier à forte densité de population musulmane. Ils ont finalement fait fermer l'école mais elle a pu fonctionner pendant un an sans inquiéter personne. C'est assez inquiétant.

M. Gabriel Attal, secrétaire d'État. - Bien sûr. Nous en parlons d'ailleurs souvent avec Jean-Michel Blanquer. Nous avons pris des dispositions, grâce à l'engagement du Sénat, à destination des écoles hors contrat. Je fais ici référence à la proposition de loi de Françoise Gatel. La difficulté, c'est que nous avons des structures qui ne sont pas déclarées comme des écoles hors contrat et qui sont totalement clandestines. Il y a des madrasa qui ne disent pas leur nom sur le territoire de la République, cachées dans des appartements ou des pavillons. Nos services détectent régulièrement ces situations. Parfois, elles prennent une forme associative, et c'est pourquoi j'insistais sur la nécessité de mieux encadrer et de mieux contrôler toute association qui a vocation à accueillir des mineurs ou qui a, dans son objet, un rapport avec les mineurs. Il faut un encadrement a priori et un contrôle assez régulier de l'activité de ce type de structures. Nombre d'associations qui se présentent comme des associations d'aide aux devoirs sont en réalité des écoles coraniques qui ne disent pas leur nom. J'ai été très frappé à cet égard lors d'un déplacement que j'ai effectué dans une ville des Hauts-de-France. Dans un quartier, il y avait une école flambant neuve, à la suite d'une rénovation d'un montant de 7 à 8 millions d'euros ; toutes les classes étaient dédoublées grâce aux mesures que nous avons prises au début du quinquennat ; l'ensemble de l'équipe pédagogique était particulièrement motivée. Bref, cette école incarne l'ensemble de l'investissement de la puissance publique pour la promotion de la République et de l'égalité des chances. Et pourtant, une association dite d'aide aux devoirs des élèves du quartier accueille tous les mercredis et les week-ends des centaines d'enfants. Après ces intermèdes, les enfants reviennent complètement transformés, refusant de s'adresser à une enseignante femme, jouant avec un ballon sur lequel est inscrit « réservé aux musulmans » et faisant leur prière au moment de la récréation, alors qu'ils ont huit ou neuf ans. En l'occurrence, cela n'a rien à voir avec un manque d'investissement de l'État. Il s'agit d'une offensive politique à travers un statut associatif. Pourtant, cette association a régulièrement été contrôlée par les services de l'État. Elle a même été fermée temporairement à plusieurs reprises, mais elle a toujours pu rouvrir. C'est pourquoi l'arsenal juridique doit être renforcé.

Les activités purement clandestines relèvent, elles, du domaine d'action des services de renseignement.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteure. - Cela confirme clairement qu'un islam politique existe. C'est une réalité dans notre pays, et c'est aussi l'objet de cette commission d'enquête d'en parler.

Ces petites écoles peuvent être cachées, vous l'avez dit, dans des appartements. À cet égard, il me semble que les bailleurs sociaux ont un rôle essentiel à jouer. Dans ma ville, il y a 30 % de logements sociaux. Il est difficile de croire que personne ne s'aperçoive que des enfants sont regroupés pour faire la classe et qu'ils ne sortent plus. Quand on ne veut pas voir, on ne voit pas ! Les bailleurs sociaux bénéficient d'un certain nombre d'aides dans les quartiers « politique de la ville » et c'est aussi leur rôle de réfléchir et de travailler sur le sujet. Ils ont une responsabilité collective pour aussi ouvrir les yeux. Ils doivent agir pour l'avenir des enfants de ces cités.

M. Gabriel Attal, secrétaire d'État. - Je suis absolument d'accord avec vous. Il y a un enjeu de détection. Tout le monde sait dans le quartier, mais personne ne dit rien, et pas forcément par adhésion à ce projet politique, qui est par ailleurs porté par une minorité qui profite d'un manque de coordination et de travail collectif. C'est ce que nous devons améliorer.

Mme Nathalie Delattre, présidente. - Le sujet des réseaux sociaux comme Instagram ou YouTube n'a été abordé ni avec M. Blanquer ni avec M. Castaner. Ces outils sont totalement intégrés, y compris dans les quartiers, dès le plus jeune âge. Les jeunes peuvent être sollicités et influencés par ce biais. Pouvez-vous nous livrer vos axes de travail à cet égard ?

M. Gabriel Attal, secrétaire d'État. - Je suis parfaitement lucide sur le risque que constitue cet environnement numérique pour les jeunes, et pas uniquement en ce qui concerne la radicalisation. Se pose aussi le problème de la confiance dans les institutions et d'adhésion à la République. La partie du contrôle, qui relève du ministère de l'intérieur avec la plateforme Pharos, qui permet de signaler des contenus illicites et d'agir.

La priorité est d'avoir une véritable éducation aux médias et à l'information, un enseignement moral et civique adapté à ces enjeux. Je suis toujours frappé, lors de mes déplacements, de la perméabilité des jeunes aux théories du complot, qui débouchent invariablement sur des propos hostiles à la République. Aujourd'hui, je considère que l'éducation nationale ne répond pas vraiment à cet enjeu, qui est de former des jeunes citoyens éclairés, à l'esprit critique développé. Cela fait partie des combats que nous avons menés à l'Assemblée nationale, lorsque j'étais parlementaire. Nous avions d'ailleurs obtenu le doublement du budget de l'éducation aux médias et à l'information. Il faut aller beaucoup plus loin. L'enseignement moral et civique doit être revu. Je m'en ouvrirai prochainement à la présidente du Conseil supérieur des programmes.

Il y a, par ailleurs, beaucoup d'initiatives portées par des acteurs associatifs. Je pense au philosophe Frédéric Lenoir, qui a développé les « ateliers philo » qui permettent, dès le plus jeune âge, en CM1 ou en CM2, d'aborder des enjeux de société. J'ai assisté à Trappes à un atelier sur le sujet : « Qu'est-ce qu'un ami ? ». Les enseignants me disaient que ces enfants avaient beaucoup plus de recul et d'esprit critique en arrivant au collège, ce qui leur donnait des armes pour éviter de se faire embrigader.

Je le répète, il doit y avoir non seulement une réponse du ministère de l'intérieur sur les contenus véhiculés, mais aussi une réponse éducative. C'est ce que nous allons nous employer à améliorer.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteure. - Il faut aussi que nous travaillions sur la culture, qui est essentielle pour sortir de l'enfermement dont vous avez parlé, monsieur le secrétaire d'État. Il est essentiel que ces enfants accèdent à la culture au sens large du terme, notamment dans le cadre de l'école. Parfois, la transmission de la culture n'est pas facile dans certains quartiers. On doit pouvoir parler de tout. Une exposition dans ma commune a provoqué un tollé car elle présentait un tableau de femme au dos nu. Beaucoup de parents ont interdit à leurs enfants de s'y rendre. Pourtant, il n'y avait rien de pornographique. Nous avons des choses à imposer clairement pour que les enfants puissent découvrir le monde dans lequel ils vivent, qui n'est pas celui dans lequel on voudrait les enfermer. Il est essentiel de ne pas céder aux pressions communautaristes sur ces sujets. C'est une question de tolérance et de respect de l'autre.

M. Gabriel Attal, secrétaire d'État. - Je vous rejoins absolument sur ce constat. C'est tout l'enjeu de l'investissement de Jean-Michel Blanquer autour de l'éducation artistique et culturelle. Il s'agit de favoriser l'émancipation des enfants par l'intermédiaire de la culture, mais aussi de promouvoir les valeurs de la République à travers la culture.

J'étudie beaucoup ce que nous pourrions faire pour soutenir, renforcer, peut-être réinventer les maisons des jeunes et de la culture (MJC) dans nos quartiers. Je pense qu'elles ont un rôle à jouer. Un certain nombre d'entre elles ont d'ailleurs revu leur manière d'aller chercher les jeunes, de les sortir de leur cage d'escalier grâce à une pratique artistique et culturelle.

J'ai découvert lors d'un déplacement ce qu'ont développé les Québécois au travers de structures de type MJC plus tournées vers le sport que vers la culture. Le principe est le suivant : le club sportif est ouvert à tous les habitants d'un quartier contre une cotisation, mais il est gratuit pour les jeunes venant de quartiers défavorisés. Des travailleurs sociaux font le lien et se saisissent de ces moments pour les accompagner vers l'insertion ou les remettre dans le droit chemin. Nous pourrions nous inspirer de ce principe pour faire évoluer nos MJC et répondre à ces enjeux dans nos quartiers.

Mme Nathalie Delattre, présidente. - Monsieur le secrétaire d'État, nous achevons avec vous notre cycle d'auditions. Jacqueline Eustache-Brinio va maintenant se consacrer à la rédaction de son rapport qui devrait être remis autour du 10 juillet prochain.

La réunion est close à 11 h 35