Mardi 2 mars 2021

- Présidence de Mme Annie Le Houerou, présidente -

La réunion est ouverte à 14 h 30.

Audition de M. Jean-Michel Rapinat, directeur des politiques sociales, et Mme Marylène Jouvien, conseillère en charge des relations avec le Parlement, de l'Assemblée des départements de France (ADF)

Mme Annie Le Houerou, présidente. - Nous sommes heureux de vous accueillir au titre de l'Assemblée des départements de France (ADF). Les départements, en effet, se trouvent en charge des politiques sociales et, partant, participent à la lutte contre la précarisation et la paupérisation. Nous recevrons également, après votre audition, des sociologues et des économistes, afin d'entendre différents points de vue sur le sujet qui nous préoccupe. Nous envisageons, en outre, une mission sur le terrain, pour observer, dans un ou deux départements, la mise en oeuvre des politiques sociales.

M. Jean-Michel Rapinat. - Je suis ravi d'évoquer avec vous, au nom de l'ADF, des sujets d'une importance capitale pour les départements. En effet, parmi les missions qui leur sont dévolues, l'insertion des personnes en situation de précarité, des jeunes, des demandeurs d'emploi, des handicapés et des séniors occupe une part non négligeable de l'activité des départements.

Il s'agit d'une préoccupation majeure et ancienne pour l'ADF, qui, dès 2016, a engagé une réflexion prospective avec ses partenaires sur l'avenir des politiques sociales des départements. Dans ce cadre, nous avons élaboré des propositions pour améliorer l'insertion et l'accompagnement des publics précaires. En 2018-2019, un second rapport relatif aux politiques d'insertion a été commis par la commission Solidarité et affaires sociales de l'ADF, présidée par Frédéric Bierry. La crise sanitaire ne sévissait pas encore ; il s'agissait, dans le cadre d'échanges avec nos adhérents et nos partenaires, de réfléchir aux moyens de renforcer l'insertion et le retour à l'emploi. Notre second rapport liste, par exemple, les actions innovantes mises en oeuvre par les départements en fonction de leurs réalités locales. Dès lors, lorsque la délégation interministérielle à la prévention et à la lutte contre la pauvreté nous a demandé de travailler sur le sujet dans l'éventualité d'une contractualisation avec l'État - dynamique que nous jugeons positive - nous disposions d'un socle solide de données.

Hélas, depuis un an, la situation s'est considérablement dégradée, aggravant nos inquiétudes. Nous avons élaboré des relevés auprès de nos adhérents, afin d'observer les évolutions locales. L'ADF a fait état, sur ce fondement, de ses interrogations quant à la capacité des départements à financer durablement le revenu de solidarité active (RSA). Nous avions eu l'espoir, en 2018, d'une création d'un revenu universel d'activité (RUA). Les élus estimaient cette solution intéressante, d'autant que le Président de la République avait évoqué un dispositif étatisé. Le projet pouvait également constituer une occasion pour réfléchir aux autres prestations sociales, à leur financement, à la gouvernance des actions menées et à l'amélioration de l'accompagnement des publics précaires. Hélas, la crise n'a pas permis d'avancer davantage.

La position des départements sur l'avenir du RSA varie, mais les élus se montrent unanimement inquiets sur trois points : les moyens de faire face au tsunami social qui s'annonce, la détérioration des conditions d'accompagnement en raison de la crise et l'adéquation difficile entre les capacités du public accompagné et les offres d'emploi locales. Ce dernier point s'avère essentiel pour permettre aux personnes précaires de retrouver le chemin de l'emploi et de la dignité. Avec la crise sociale, cette adéquation est rendue plus délicate, car les offres d'emploi se font plus rares, tandis que les difficultés d'insertion des publics s'aggravent. Ainsi, au-delà des moyens financiers et humains insuffisants, l'accompagnement et l'insertion apparaissent moins aisés. Il faut repérer les offres d'emploi et accompagner davantage les personnes suivies vers les activités proposées.

Nous avons observé avec attention les données de la Caisse nationale des allocations familiales (CNAF) sur l'évolution des foyers allocataires du RSA. Les chiffres de son étude de janvier 2021 et ceux que nous avons recueillis auprès des départements sur le RSA et les autres dispositifs sociaux diffèrent peu. Ainsi, la CNAF estime que le nombre d'allocataires a cru de 8,6 % par rapport à 2019, tandis que les dépenses sociales des départements ont augmenté de 9,2 %. Cette différence s'explique par le fait que les nouveaux allocataires bénéficient en majorité d'un haut niveau de RSA. L'augmentation des dépenses sociales, liée notamment à la hausse du montant de l'allocation, réduit la capacité des départements à investir dans les politiques d'insertion, en particulier dans les territoires en difficulté. Les départements risquent donc, à terme, de peiner à financer l'allocation et à mettre en oeuvre des politiques d'insertion et d'accompagnement.

Mme Frédérique Puissat, rapporteur. - J'ai eu l'occasion de lire le premier rapport de Frédéric Bierry. J'invite mes collègues à en faire autant : il est d'une très grande qualité. Vous avez réalisé un travail remarquable au niveau de la commission Solidarité et affaires sociales.

La crise sanitaire met en exergue un certain nombre de problèmes que nous connaissions déjà. L'idée de cette mission d'information est de nous projeter au-delà. Il faut garder un peu d'espoir... Je souhaiterais vous poser trois questions d'actualité et deux questions supplémentaires peut-être un peu plus spécifiques.

Durant la crise, quelles ont été les capacités de l'ADF à faire remonter non seulement des données chiffrées, mais aussi en termes de profil s'agissant des allocataires du RSA et des personnes en passe de le devenir ? Le profil des nouveaux entrants semble, en effet, assez différent avec, notamment, des professions libérales.

La position de l'ADF semble unanime sur l'attribution aux départements de moyens adéquats pour le financement du RSA, mais je ne suis pas certaine qu'il en aille de même s'agissant de la recentralisation de son financement et de sa gestion. L'avant-projet de loi dit « 4 D » prévoit une expérimentation sur une reprise par l'État du RSA dans certains territoires. Est-il concevable de déconnecter le financement de l'allocation du volet accompagnement ?

Les associations et les acteurs locaux qui gèrent les enjeux de pauvreté et de précarisation sur les territoires nous ont fait observer qu'il manquait un « aller vers » en matière d'accompagnement social. Quelles sont vos informations sur ce sujet ?

La loi du 14 décembre 2020 relative au renforcement de l'inclusion dans l'emploi par l'activité économique et à l'expérimentation « territoires zéro chômeur de longue durée » a prévu une négociation avec l'ADF sur la participation des départements à la prise en charge de cette expérimentation. La discussion a-t-elle démarré avec le Gouvernement ?

Enfin, pensez-vous qu'il faille systématiquement intégrer les départements aux négociations relatives à la réforme de l'assurance chômage, compte tenu du fait qu'elle peut affecter le nombre d'allocataires du RSA ?

M. Jean-Michel Rapinat. - Votre dernière question porte sur un problème qui défraie la chronique. Très tôt, nos élus ont tiré la sonnette d'alarme sur les effets supposés de la réforme de l'assurance chômage. Nous avons constaté, sans émettre aucun jugement, qu'elle avait pour ambition de faire des économies, de l'ordre de 1 à 1,3 milliard d'euros. Considérant qu'il s'agissait d'une réforme essentiellement budgétaire, qui rend possible la réduction de la durée de l'indemnisation pour les chômeurs et le durcissement des conditions d'entrée dans le dispositif, les élus ont immédiatement réagi.

La courbe de l'évolution du chômage est en général parallèle à celle du nombre de bénéficiaires du RSA, avec un écart de six à dix-huit mois en fonction de la situation des intéressés. Nos élus ont craint un déport du fait de la réforme de l'assurance chômage, les personnes ne bénéficiant plus d'indemnisation se tournant vers le dernier filet de sécurité que constitue le RSA. Cette inquiétude s'ajoutait à celle sur la capacité des départements à financer de manière pérenne le RSA, qui ne cesse d'augmenter - et c'était avant la crise sanitaire !

L'ADF n'est pas un observatoire, mais une association d'élus, menant des enquêtes ponctuelles sur de sujets qui intéressent les départements. Partant des données que nous avons comparées avec celles de la CNAF, nous avons élargi notre analyse aux nouveaux profils d'allocataires et avons souhaité la partager avec les acteurs sociaux. Nous nous sommes ainsi rapprochés de la Fédération des acteurs de la solidarité (FAS) pour croiser l'analyse faite par les départements avec celles des associations - sur l'accompagnement, l'hébergement d'urgence et le retour vers l'emploi -, qui ont une appréhension précieuse de la situation des ménages.

Nous sommes particulièrement préoccupés par la situation des jeunes de moins de vingt-cinq ans et des individus résidant en milieu rural. Nous regardons ces phénomènes de très près, d'autant qu'il existe de grandes disparités d'un territoire à l'autre venant renforcer les déséquilibres entre les milieux rural et urbain. Nous sommes aussi inquiets de la situation des personnes handicapées, car la crise ajoute à leur condition habituelle des difficultés psychologiques liées à l'isolement. De plus, bon nombre de seniors ont subi une perte brutale d'activité : les accompagner dans une réinsertion dans l'emploi s'avère encore plus difficile...

Dominique Bussereau, président de l'ADF, et Pascal Brice, président de la FAS, se sont rencontrés et ont adressé un courrier commun au Premier ministre, qui fait état d'une grande préoccupation pour les conséquences humaines de la crise. Nous avons fait remonter les résultats de nos observations dans nos réseaux respectifs et avons fixé comme ambition commune de lutter davantage contre les phénomènes de précarisation, aussi bien à l'échelle locale que nationale.

Cela pose plusieurs questions sur la manière d'accompagner le public, voire de l'appréhender. Vous avez parlé d'un manque « d'aller vers » ; il conviendrait effectivement de renforcer l'accompagnement. De nombreuses personnes ne demandent pas d'aide : cela recouvre les cas bien connus de non-recours aux dispositifs. Nous avons observé, avec la FAS, que certains n'ont jamais recours aux dispositifs sociaux, pensant qu'ils n'y ont pas droit ou estimant qu'il est trop difficile psychologiquement de s'engager dans un parcours d'aide. Certaines personnes vont même jusqu'à évoquer la honte à déposer une demande... La capacité des acteurs locaux - travailleurs sociaux, collectivités, associations, Pôle emploi, structures d'insertion, ou autre partenaire du monde économique - à aller vers elles est déterminante. Cela doit être absolument renforcé.

Il faut nous doter de moyens permettant de détecter le plus tôt possible des situations qui ne nous seraient pas indiquées, ou pour lesquelles les personnes concernées ne feraient pas de demande, entraînant potentiellement la dégradation de leur situation initiale - une perte d'emploi par exemple. L'évolution du travail social des services départementaux se trouve ici en jeu. Des initiatives sont déjà prises pour aller davantage vers les personnes éloignées des dispositifs d'aide. Mais cela ne règle pas tout : nous découvrons encore des situations complexes pour lesquelles il n'y a pas toujours de réponse idéale...

S'agissant de la position de l'ADF sur la gestion du RSA, nous avions indiqué dans notre rapport de 2016 être en faveur d'une fusion des minima sociaux, d'une fiscalisation des aides sociales et de certaines avancées sur les aides pour les personnes âgées ou handicapées. Dans le même temps s'est posée la question du financement pérenne du RSA et des débats se sont faits jour sur son éventuelle déconnexion avec les politiques d'accompagnement.

L'ADF n'a pas de position définitive sur le sujet. Simplement, un certain nombre de départements se trouvent dans une telle difficulté pour financer le RSA qu'ils en viennent à être intéressés par une reprise par l'État ou, du moins, par une expérimentation. Ce serait l'occasion pour eux de régler définitivement la question du financement du RSA, qui représente une charge trop lourde et entrave leur capacité de réinsertion.

Les départements ont considéré, en grande majorité, que le sujet principal était celui de la compensation du financement du RSA par l'État. Alors que les dépenses ont augmenté très fortement depuis la crise, les départements ont appelé à sortir de cette technique de ciseaux permanents qui consiste à leur faire supporter une grande partie de la charge du RSA, l'État ne finançant que 6 des 11 milliards d'euros dédiés à cette allocation.

En outre, s'est posée la question de savoir s'il fallait déconnecter l'allocation des politiques d'insertion. Si la charge globale de l'allocation diminuait, les départements retrouveraient évidemment une marge de manoeuvre en la matière. Certains ont donc fait valoir qu'il fallait éviter une déconnexion et que l'État devait compenser davantage l'allocation pour permettre un renforcement de l'accompagnement. D'autres se sont exprimés en faveur d'une déconnexion de l'allocation des politiques d'insertion, car aucune garantie de financement pérenne n'existe, d'autant que la crise entraîne des effets sur le très long terme. Le débat est toujours en cours...

Cela étant, l'insuffisance des moyens de l'État consacrés au RSA reste le vrai problème, comme pour l'allocation personnalisée d'autonomie (APA) ou pour la prestation de compensation du handicap (PCH). La politique globale de protection de l'enfance est également concernée.

L'ADF reste, bien entendu, extrêmement respectueuse du positionnement des départements au regard de l'évolution du RSA, en veillant à éviter toute ingérence.

Les modalités de financement des politiques sociales sur le long terme demeurent problématiques. Face au risque croissant de fracture sociale, nous ne pouvons nous satisfaire de la situation actuelle. Nous avions déjà tiré la sonnette d'alarme sur ces sujets. Nous restons particulièrement mobilisés sur le dispositif « territoires zéro chômeur de longue durée » et sur l'accompagnement des structures de l'insertion par l'activité économique (IAE). Mais nous sommes inquiets s'agissant de publics quelquefois complètement nouveaux, qui ne sont pas habitués à ce type d'accompagnement et se trouvent souvent en difficulté pour s'adresser à une association ou à un autre partenaire.

Certains de nos élus considèrent que se trouvent dans ce constat les ferments d'une crise sociale beaucoup plus profonde et désastreuse que celle que nous connaissons - je le dis sans catastrophisme. Cela constitue pour nous un sujet de préoccupation permanent.

Mme Annie Le Houerou, présidente. - Nous voyons bien la difficulté que pose le financement des politiques sociales aux départements. Cela ne va pas s'arranger avec la crise...

Mme Dominique Estrosi Sassone. - Avez-vous pu cartographier, depuis le début de la crise sanitaire, les départements les plus touchés ? Cela permettrait de faire état de situations contrastées entre les territoires, tant sur l'emploi qu'au niveau de l'évolution de la pauvreté.

M. Jean-Michel Rapinat. - Comme l'ADF n'est pas un observatoire, son exercice est certainement incomplet. Mais, dès le début de la crise, nous avons essayé de recueillir des données de la part des départements. De l'analyse que nous avons réalisée avec la CNAF et les acteurs sociaux, il ressort que les difficultés sociales sont aggravées dans les territoires qui souffraient déjà avant la crise. Il existe donc un effet d'amplification important des disparités d'un territoire à l'autre. Lorsque nous négocions avec l'État, nous avons parfois le sentiment qu'il n'y a qu'une seule politique possible, marquée par la volonté farouche de viser des objectifs précis permettant de résoudre la crise localement...

Or, il existe des disparités croissantes concernant les phénomènes précarisation à l'échelle locale. Les territoires qui peinaient déjà - territoires ruraux et périphéries des villes notamment - souffrent encore davantage. Ils font face à deux problèmes : financer sur le long terme des dispositifs sociaux de plus en plus coûteux et gérer des difficultés croissantes parce que les ressources locales sont moins importantes, que les possibilités d'emploi sont réduites et que le tissu social est abîmé. Dès lors, les disparités s'aggravent. Elles ne sont pas attribuables à des collectivités qui ne feraient pas d'effort là ou d'autres gèreraient mieux la crise. Il faudra aider davantage les territoires qui, alors qu'ils souffraient déjà, se trouvent confrontés à une précarisation encore plus importante. Nous dressons ces constats en observant les dépenses et les demandes sociales adressées aux services départementaux, tandis que la CNAF fonde son analyse sur l'ouverture de certains droits liés au RSA.

Lorsque, avant la crise, nous avions entamé les négociations avec le Gouvernement sur la manière de financer sur le long terme ces politiques, nous avions organisé un important débat en interne. Le système de péréquation horizontale, extrêmement responsable, fait en sorte que les départements qui ont encore une certaine marge de manoeuvre financière aident ceux qui en ont beaucoup moins ou n'en ont plus. Mais elle sera insuffisante pour juguler les disparités.

Nous nous en tenons, pour le moment, à des comparaisons d'une année sur l'autre ; il faudra donc confirmer cette analyse dans le temps. Pour mesurer avec rigueur les effets de la crise, nous aurons besoin de données sur le plus long terme.

L'accentuation des disparités est un phénomène nouveau, qui inquiète beaucoup et fait réagir nombre de partenaires locaux, ainsi que les acteurs sociaux. Il faudra trouver dans la conduite de nos politiques publiques, y compris à l'échelon national, la possibilité de tenir compte de cette disparité.

Mme Annie Le Houerou, présidente. - Vous avez parlé à plusieurs reprises des difficultés à financer des expérimentations et l'accompagnement. Pourriez-vous citer des expérimentations intéressantes qui ont du mal à être concrétisées, faute de moyens ? Que pouvez-vous nous dire des « territoires zéro chômeur de longue durée » en réponse à Mme Puissat ?

M. Jean-Michel Rapinat. - Les discussions se sont poursuivies entre Dominique Bussereau et la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales sur le financement de l'expérimentation.

La participation des départements comprendra une part obligatoire et une part libre. Nos propositions sont en passe de donner lieu à un accord sur le niveau minimum de participation obligatoire des départements qui s'engageraient, pour faire en sorte que le dispositif soit vertueux et que le financement soit lié à celui de l'État qui est variable. Les discussions se sont tenues dans un climat de cordialité. Nous souhaitions évidemment laisser des marges de manoeuvre aux départements, tout en créant une impulsion en faveur de l'expérimentation. Du reste, de nombreux départements se montrent intéressés et la valorisation des départements expérimentateurs est de nature à entraîner d'autres territoires à en faire autant. Le service public de l'insertion et de l'emploi crée aussi une dynamique vertueuse.

Il faut tenir un équilibre entre inciter à faire, sans obliger aucun département, et permettre à chacun de trouver les marges de manoeuvre grâce auxquelles il pourra adapter les dispositifs aux besoins du public.

M. Alain Duffourg. - Vous nous avez dressé un tableau pour l'année 2020 s'agissant des diverses aides sociales versées. Le nombre d'allocataires du RSA a augmenté de 7,5 %. Hormis les aides accordées aux étudiants, il me semble que la solution idoine serait celle du RUA. Qu'en pensez-vous ?

M. Jean-Michel Rapinat. - Nous sommes très préoccupés par la situation des jeunes ; nous devons en aider un plus grand nombre en raison de la crise. Nous attendons sur ce point beaucoup de l'État, alors que les départements sont davantage appelés à aider les jeunes majeurs, notamment au titre de l'aide sociale à l'enfance (ASE).

S'agissant du RUA, vous faites référence au dispositif évoqué lors du lancement du plan Pauvreté en 2018. Hélas, il n'est toujours pas en place. C'était pourtant l'occasion de repenser plus globalement le RSA, la prime d'activité et d'autres prestations telles que l'allocation de solidarité spécifique (ASS) et l'allocation aux adultes handicapés (AAH). Cela aurait aussi permis de poser la question de l'accompagnement des jeunes. À ces problèmes, il n'y a toujours pas de réponse précise ou seulement des solutions ponctuelles qui, même additionnées, restent insuffisantes.

Il existe un vrai sujet de protection sociale des jeunes, qui est renforcé par la crise. En l'état, soit les financements sont insuffisants, soit les dispositifs, nombreux, mais manquent d'articulation, soit il y a des « trous dans la raquette ». Quoi qu'il en soit, ces problèmes n'ont toujours pas trouvé de réponse durable.

Mme Marylène Jouvien, conseillère en charge des relations avec le Parlement. - Ne pensez-vous pas qu'une partie des crédits du plan de relance devraient être dédiés à l'accompagnement social des demandeurs d'emploi, pour aider nos départements à faire face aux différentes urgences sur le terrain ? Nous déplorons que le plan de relance pèche sur le volet social.

Mme Annie Le Houerou, présidente. - Il est vrai que le plan de relance propose une multitude d'appels à projet - nous avons tendance à nous y perdre... Il se concentre surtout sur le champ du développement économique, de l'emploi et de l'investissement, et très peu de dispositifs sont concernés en matière sociale.

Avez-vous des retours sur la recentralisation du RSA pour les départements d'outre-mer ?

M. Jean-Michel Rapinat. - Lorsque nous parlons pour les départements métropolitains d'une reprise par l'État du financement de l'allocation du RSA, nos interlocuteurs gouvernementaux se réfèrent souvent à l'expérience des territoires ultramarins. Il est certes intéressant d'étudier ce qui se fait en la matière dans ces territoires, mais, connaissant leurs spécificités, notamment en ce qui concerne les jeunes, il paraît irréaliste de les prendre comme modèle pour les départements métropolitains. Les données ne sont pas de même nature, même si les territoires ultramarins se sont trouvés confrontés à une augmentation des dépenses de RSA telle qu'ils ne pouvaient plus le financer durablement.

Il me semble plus intéressant de regarder de près quelles peuvent être les dynamiques globales. L'objectif d'une réforme doit être de permettre à des personnes en difficulté de retrouver leur dignité par l'emploi, ce qui suppose d'être accompagné. La crise rend cela difficile. En outre, le financement n'étant pas à la hauteur des enjeux, les possibilités d'appliquer localement les politiques d'insertion sont réduites.

Le financement durable du RSA demeure une question centrale. Nous appelons donc de nos voeux une réforme globale. Notre société doit relever deux défis majeurs : celui de l'âge, c'est-à-dire de la perte d'autonomie, et celui de l'insertion pour des personnes en situation de rupture. Il faut réfléchir aux modalités de leur accompagnement financier et humain, car la crise, outre son impact social, a eu des conséquences humaines. Qu'ils soient financiers ou logistiques, les moyens ne suffisent pas et ils ne suffiront plus dans les prochains mois. Une action globale apparaît déterminante pour l'avenir.

Mme Annie Le Houerou, présidente. - Je vous remercie.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de Mme Claire Auzuret, docteure en sociologie de l'université de Nantes, et de MM. Nicolas Duvoux, professeur de sociologie à l'université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis, chercheur au Centre de recherches sociologiques et politiques de Paris, et Serge Paugam, directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et directeur de recherche au CNRS

Mme Annie Le Houerou, présidente. - Nous poursuivons nos travaux par une table ronde de sociologues, en recevant Mme Claire Auzuret, docteure en sociologie de l'université de Nantes, M. Nicolas Duvoux, professeur de sociologie à l'université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis, chercheur au centre de recherches sociologiques et politiques de Paris, et M. Serge Paugam, directeur d'études à l'école des hautes études en sciences sociales (EHESS) et directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS).

Notre mission sénatoriale, chargée de comprendre et de proposer des solutions face au phénomène de précarisation et de paupérisation d'une partie des Français, souhaite bénéficier de votre approche et de votre regard sur ces phénomènes. Je vous précise que vous serez suivis par une table ronde d'économistes... Mais il nous importait d'aborder avec vous ces questions sous un prisme différent.

Selon la logique des thèmes que vous avez souhaité aborder, M. Duvoux commencera en traitant la question de la pertinence des indicateurs de mesure de la pauvreté et du « sentiment de pauvreté ». Mme Auzuret poursuivra en parlant de la question de la sortie de la pauvreté. Enfin, M. Paugam évoquera plus particulièrement les conséquences des phénomènes de paupérisation et de précarisation sur la cohésion sociale.

M. Nicolas Duvoux, professeur de sociologie à l'université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis, chercheur au Centre de recherches sociologiques et politiques de Paris. - Merci d'avoir organisé cette table ronde de sociologues afin d'élargir la palette des regards permettant de documenter les phénomènes que vous étudiez. J'aurai l'occasion de m'exprimer à nouveau devant vous, mais en tant président du conseil scientifique du Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l'exclusion sociale.

Je m'interrogerai sur la pertinence d'une approche croisée des indicateurs de mesure de la pauvreté et du « sentiment de pauvreté », l'enjeu étant de parvenir à saisir les dynamiques de précarisation et de paupérisation. La direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (Drees) et l'Insee s'interrogent sur la réactivité de leurs indicateurs de pauvreté monétaire. Aucun indicateur n'est parfait, car la pauvreté se vit d'abord à la première personne, ce qui contraint les chercheurs à la plus grande humilité. Dans le même temps, aucun indicateur n'est inutile. La bonne démarche consiste à croiser différentes sources et informations pour parvenir à dresser un continuum entre des formes plus ou moins aiguës de pauvreté.

L'indicateur le plus courant est le taux de pauvreté monétaire, à 60 % du niveau de vie médian, qui est très utile même s'il comporte des limites. Il est stable autour de 14,5 % de la population depuis une dizaine d'années. Toutefois, on observe un rajeunissement des publics concernés par rapport aux années 1970 et 1980, avec de plus en plus des jeunes actifs et des familles monoparentales. La pauvreté monétaire était pourtant plus importante dans les années 1970, mais elle était peut-être moins visible, car elle touchait des personnes âgées ou des indigents. Malgré cette apparente stabilité, l'écart entre le niveau de vie avant et après redistribution s'est accru depuis une quinzaine d'années, car les possibilités de travailler pour les ménages les plus modestes ont diminué. Or, lorsque le RMI a été remplacé par le RSA, il s'agissait justement d'inciter les bénéficiaires à aller vers le marché du travail.

Ces indicateurs laissent des points aveugles comme la situation des étudiants ou des personnes sans statut. De même, les inégalités de genre restent mal saisies, en raison du postulat selon lequel les ressources sont mutualisées au sein d'un ménage. Il n'est donc pas évident que la crise actuelle, qui frappe des secteurs très féminisés, comme le tourisme par exemple, se traduise dans les chiffres de la pauvreté. Il importe de réfléchir à d'autres manières d'appréhender le phénomène, comme l'évolution des bénéficiaires des prestations d'assistance et en particulier du RSA, même si les jeunes n'y sont pas éligibles. Cette dernière approche permet donc également d'analyser la façon dont la société envisage les situations devant faire l'objet d'une intervention.

C'est pour tenter de résorber l'écart entre une mesure objective, quantifiée, de la pauvreté et le ressenti, qu'avec Adrien Papuchon nous avons travaillé sur le sentiment de la population. C'était aussi la démarche du rapport Quinet sur le pouvoir d'achat, avec la notion de dépenses pré-engagées qui visait à saisir les contraintes vécues par les ménages et permettait d'expliquer comment, en dépit d'une inflation modérée, des ménages ont le sentiment d'être étranglés par les dépenses. Le risque avec les enquêtes subjectives est celui de l'exagération. Si l'on en croit les sondages, la moitié des Français craignent de devenir SDF ! Cela renseigne davantage sur le niveau de l'inquiétude sociale que sur la réalité objective. On observe toutefois que les taux de pauvreté subjective que nous avons mesurés restent assez proches des taux de pauvreté monétaire : 13 % contre 14 %, avec un pic à 18 % en 2018, au moment de la crise des gilets jaunes. Cela nous renseigne donc sur la manière dont la société se perçoit.

Les bénéficiaires des prestations d'assistance sont très concernés par le sentiment de pauvreté subjective, tout comme des catégories, qui sans être pauvres objectivement, vivent dans un sentiment d'insécurité et ont du mal à se projeter dans l'avenir : les petits indépendants, commerçants et artisans, les petits retraités, surtout lorsqu'ils ne sont pas propriétaires de leur logement, qui ont le sentiment d'être pris en étau entre la stabilité de leurs pensions et l'augmentation de leurs dépenses de loyer, etc. Ces personnes perçoivent le futur comme une menace de dégradation inéluctable. Ce sentiment d'insécurité par rapport à l'avenir est la caractérisation la plus robuste que nous avons pu identifier. Ces indications nous permettent d'avoir une plus grande réactivité que les données classiques, car elles sont issues de travaux réalisés en année N. Elles ne se substituent en aucune manière aux autres mesures objectives, telles que l'évolution du nombre d'allocataires du RSA ou des minima sociaux, le nombre de personnes demandant de l'aide aux associations, etc. Mais la pauvreté est irréductible à la dimension monétaire. Elle est multidimensionnelle et la meilleure approche pour l'étudier est comparative.

Mme Claire Auzuret, docteure en sociologie de l'université de Nantes. - J'ai consacré ma thèse à la sortie des situations de pauvreté en alliant les approches monétaire, administrative, « en conditions de vie », ou subjective de la pauvreté. J'ai considéré qu'un individu était sorti de la pauvreté dès lors que son revenu était supérieur au seuil de pauvreté monétaire relative, fixé à 1 063 euros nets par mois, qu'il n'était plus contraint de demander les minima sociaux, ne faisait pas, ou plus, l'expérience d'un cumul de privations répertoriées par l'Insee, ne s'estimait pas, ou plus, pauvre, et qu'il disposait de la possibilité de se maintenir dans cette situation de manière durable.

D'après les associations caritatives, la crise sanitaire aurait fait basculer environ un million de personnes dans la pauvreté monétaire relative, en plus des 9,3 millions qui vivaient déjà en dessous du seuil de pauvreté. Parmi ces entrants dans la pauvreté, on compte notamment des étudiants, des jeunes, des intérimaires, des auto-entrepreneurs, des artisans, des travailleurs aux revenus modestes ou des personnes ayant fait l'expérience du chômage partiel. Les sociologues ont principalement étudié les causes de l'entrée dans la pauvreté, mais moins la sortie de cette situation. C'est pour cela que j'ai choisi de m'intéresser aux trajectoires de sorties de la pauvreté pour en déterminer les éléments constitutifs et comprendre pourquoi, à situation comparable, certains ménages parviennent à en sortir, pendant que d'autres n'y arrivent pas. Comme d'autres chercheurs, j'ai pensé la sortie de la pauvreté comme un enchaînement d'événements en interaction, en m'appuyant sur des données objectives comme subjectives, et sur les caractéristiques des territoires dans lesquels vivent les personnes, car les conditions objectives de la pauvreté varient en fonction du temps, du lieu de résidence et des représentations qu'en ont les individus.

Pour identifier les facteurs et les processus à l'oeuvre, j'ai allié un suivi quantitatif, basé sur des données chiffrées de la Caisse nationale d'allocations familiales (CNAF), et un suivi qualitatif, sur la base d'entretiens semi-directifs à caractère biographique auprès de ménages de travailleurs pauvres et de travailleurs fragiles, c'est-à-dire auprès de ménages composés d'au moins un membre en âge de travailler et dont les ressources sont soit inférieures ou égales au seuil de pauvreté monétaire définie par l'Insee, soit supérieures à ce seuil grâce aux aides sociales.

J'ai pu distinguer trois grands types de parcours qui relèvent chacun d'un entrelacs d'événements de différentes natures : des parcours de sortie de la pauvreté, des parcours de pauvreté intermittente et des parcours d'installation dans cette situation. J'ai identifié dans la sortie de la pauvreté plusieurs facteurs : un emploi stable, à temps complet, procurant un revenu d'activité supérieur au SMIC ; la constitution d'un couple stable, composé de deux actifs ; la solidarité familiale ; le bénéfice éventuel d'aides institutionnelles. Quand ces éléments ne sont pas réunis, on observe des allers-retours entre des situations de pauvreté et de non-pauvreté, à cause de l'existence de freins à l'emploi - absence de diplômes et d'expérience professionnelle, discriminations sexuelles ou raciales, problèmes de mobilité ou difficultés à faire assurer la garde des enfants - et de ressources relationnelles insuffisantes. Ce parcours rassemble des actifs qui ont à la fois des difficultés à s'insérer durablement sur le marché du travail et des conditions d'emploi et de travail dégradées. Ces personnes font l'expérience de la précarité professionnelle, et, bien souvent, leur tissu familial est fragilisé. Elles sont contraintes d'ajuster les différentes dimensions de leur existence sur la base de privations.

Enfin, j'ai pu identifier quatre obstacles à la sortie d'une situation de pauvreté : la maladie, la monoparentalité, un retrait progressif du marché du travail et l'isolement social.

La combinaison des deux méthodes d'enquête, quantitative et qualitative, révèle le décalage entre la manière dont la pauvreté est saisie par l'administration et la manière dont elle est vécue par les acteurs. La notion de sortie de la pauvreté ne se réduit pas à une question de revenus. Il faut tenir compte d'autres indicateurs : la position sociale, la stabilité professionnelle liée au type de contrat de travail, la qualité de l'emploi occupé, la satisfaction éprouvée dans le travail, la possibilité de se nourrir et d'accéder aux loisirs, les caractéristiques des réseaux familial, amical et de voisinage, ou encore la possibilité, ou non, de se passer des aides sociales de manière durable, et donc de se projeter dans l'avenir.

M. Serge Paugam, directeur d'études à l'école des hautes études en sciences sociales (EHESS) et directeur de recherche au CNRS. - J'évoquerai plus particulièrement les conséquences des phénomènes de paupérisation et de précarisation sur la cohésion sociale. Comme les économistes, les sociologues s'appuient sur des indicateurs statistiques objectifs, mais la spécificité de leur approche est de partir des expériences vécues. Leur but est d'explorer les consciences individuelles pour expliquer les comportements sociaux. Pour cela, nous utilisons les méthodes de la sociologie compréhensive, par le biais notamment d'entretiens semi-directifs, pour essayer de saisir ce que ressentent les personnes, ce qui les motive.

Les sociologues mettent ainsi au jour ce que les statistiques ne disent pas : le sentiment de honte, de dévalorisation, d'être rabaissé socialement, de ne pas être reconnu, voire d'être rejeté. Cela renvoie à l'articulation entre une condition sociale - l'insuffisance de revenus pour vivre au quotidien - et une position sociale - subalterne, inférieure, stigmatisée. L'expérience vécue de la pauvreté et de la précarité qui se dégage des entretiens avec les personnes concernées révèle un déficit de protection : le fait de manquer de supports pour vivre au quotidien normalement, de ne plus pouvoir compter sur personne pour pouvoir assurer sa subsistance et une condition de vie acceptable. Mais les entretiens révèlent aussi un déni de reconnaissance par la société. Ce sentiment est double, celui de ne plus pouvoir compter sur personne et celui de ne plus compter plus pour personne, un manque de protection et un manque de reconnaissance.

L'enjeu est aussi d'appréhender ces concepts de façon dynamique, afin de comprendre les trajectoires, comment on entre et on sort de la pauvreté, pourquoi on s'y maintient, parfois très longuement.

J'ai étudié, dans mes travaux, le processus de disqualification sociale. J'ai distingué une phase de fragilité, assez proche de ce que l'on entend souvent par le terme de précarité, une phase de dépendance, proche de ce que l'on peut appeler la pauvreté institutionnelle, c'est-à-dire définie à partir de l'assistance, et enfin une phase de rupture ou de marginalité sociale.

Au fond, ces concepts renvoient à la question des liens qui attachent les individus entre eux et à la société. Dans le processus de disqualification sociale, les liens sociaux se fragilisent peu à peu ou se brisent. C'est pourquoi il est important d'étudier ces liens, car la dimension économique n'est pas seule en cause : le lien à la famille - le ménage, le lien de filiation, le lien avec ses enfants ou avec ses parents vieillissants -, le lien de participation élective - la vie associative, le réseau avec les personnes que l'on choisit de fréquenter dans la vie sociale -, le lien de participation organique, qui renvoie au monde du travail et aux relations professionnelles, et le lien de citoyenneté, que l'on entretient en tant que membre d'une société politique. Chaque lien apporte potentiellement une forme de protection et une forme de reconnaissance. Ce que nous cherchons à appréhender est le processus d'affaiblissement ou de rupture d'un ou de plusieurs de ces liens, qui entraîne un déficit de protection et un déni de reconnaissance.

Si la pauvreté est un processus global de disqualification sociale entraînant la perte d'un ou plusieurs liens sociaux, alors le risque est qu'une partie de la population se retrouve non attachée au reste de la société, ce qui renvoie au concept de « fracture sociale », beaucoup utilisé lors de la campagne présidentielle de 1995 et qui a quelque peu disparu depuis. La question des inégalités est sous-jacente, car le risque de rupture des liens sociaux varie fortement en fonction des milieux. Combattre les inégalités contribue donc à lutter contre la dégradation de la cohésion sociale. La pauvreté est une question qui concerne l'ensemble du corps social, car les personnes qui perdent peu à peu leur attachement social perdent en même temps leur confiance dans les institutions, et finalement la cohésion républicaine et sociale s'en trouve affaiblie. L'analyse de la précarité est un bon moyen d'analyser notre société dans sa globalité.

Mme Frédérique Puissat, rapporteur. - Merci pour ces éclairages précieux.

Monsieur Duvoux, il est difficile en effet de mesurer la précarité et la pauvreté. La réalité est difficile à appréhender. Un seul exemple : le chômage se définit-il par le nombre d'inscrits à Pôle emploi, ou par le concept plus large, de « halo » autour du chômage ? Aucun indicateur n'est parfait. Êtes-vous parvenus à modéliser un système qui serait plus performant que celui dont on dispose aujourd'hui, qui se caractérise par un décalage temporel - de deux ans pour ce qui concerne le taux de pauvreté, voire un décalage avec la réalité perçue sur le terrain par les associations ?

Madame Auzuret, vous avez montré que la sortie de la pauvreté est un phénomène global, multifactoriel. Estimez-vous que l'accompagnement social est satisfaisant ? Dispose-t-on des outils de politique publique adéquats pour aider ces personnes ?

Monsieur Paugam, je partage votre analyse sur les enjeux de considération et de liens sociaux, mais j'ai en tête une expérience qui n'a pas été très heureuse en la matière, non pas tant parce qu'elle n'a pas réussi, que parce qu'elle a été controversée. La question est bien de savoir ce qui fait le lien social. Dans l'Isère, nous avons expérimenté la « réciprocité sociale », avec le but d'éviter à tout prix que les gens décrochent, quitte à adopter une démarche contraignante, au travers notamment du contrat d'engagement réciproque dans le cadre du RSA. Cela n'a pas été forcément bien perçu par tout le monde... La question est donc de savoir comment recréer le lien social, dans des conditions politiquement acceptables et dans le respect des personnes, en évitant qu'elles ne s'isolent.

Enfin, auriez-vous fait le même diagnostic sur la situation de la pauvreté dans sa dimension statistique et notre capacité d'accompagnement des personnes il y a dix ans ? Avons-nous progressé en la matière ?

M. Nicolas Duvoux. - La statistique publique fait des efforts importants pour rapprocher les données et limiter leur antériorité par rapport à leur publication. Mais ce décalage temporel est inhérent à la robustesse des analyses. Alors est-il possible de réconcilier robustesse et réactivité ? Pour étudier le sentiment de pauvreté, nous nous appuyons sur le baromètre produit par la Drees et constitué de données rassemblées sur la base d'enquêtes très solides. Il y a un décalage inévitable entre les mesures objectives et l'appréhension subjective de la société. Ces outils sont utiles pour rapprocher une mesure et une expérience. On ne parviendra jamais à combler parfaitement ce hiatus, qui peut en lui-même s'avérer utile à la compréhension de notre société, notamment face à des variations importantes ou suite à un épisode ayant des fondements économiques et sociaux très nets.

Néanmoins soyons très prudents vis-à-vis de la situation actuelle car on peut avoir des mouvements contre-intuitifs. Si le niveau de vie médian s'affaisse complètement en France en 2020 du fait du décrochage économique, le taux de pauvreté monétaire baissera. C'est pourquoi il faut une vision réflexive comparative, ce qui n'empêche pas d'identifier des zones à risque.

Pour ce qui est de la déliaison, de la rupture des liens sociaux, il y a aussi, dans les phénomènes qui nous intéressent, des personnes qui sont en emploi durablement précaire ou discontinu et dont la situation et l'expérience vécue interrogent le corps social autrement. Ces conditions de pauvreté s'expriment selon différentes modalités. Nous devons nous donner la vision la plus juste des situations concrètes que vivent les personnes et les groupes.

Je n'ai pas de système parfait à proposer. Chacun doit travailler à s'améliorer et ne pas rester en silo, c'est le plus important.

La crise des gilets jaunes a beaucoup interpellé. Cette vague sociale comportait bien sûr des aspects socio-économiques, mais l'absence de reconnaissance, le sentiment de mépris en sont également une composante évidente. Nous avons été alertés sur le fait que des situations qui nous paraissaient ne pas relever de la déliaison sociale pouvaient néanmoins engendrer une très grande souffrance et une très grande colère vis-à-vis du fonctionnement de la société et des institutions. Cela a plus de sens à la fin des années 2010 qu'une quinzaine d'années auparavant.

J'en viens à l'accompagnement des personnes en situation difficile. Le pire, c'est le caractère incantatoire de messages politiques déconnectés des réalités. Les plus modestes sont pris en étau entre une pression parfois coercitive pour retourner au travail et l'absence d'emplois disponibles. C'est une injonction paradoxale, qui s'est renforcée ces dernières années.

Actuellement, la fracture sociale est peut-être moins présente à l'esprit de nos concitoyens qu'il y a quelques décennies alors qu'elle est objectivement plus profonde.

Mme Claire Auzuret. - L'accompagnement à la sortie de la pauvreté est en quelque sorte un angle mort de ma thèse. Ce que je peux dire, c'est que les personnes en situation de pauvreté ou de précarité développent tout un ensemble de pratiques et de stratégies pour se maintenir dans une trajectoire ascendante, ce qui montre, en creux, la faiblesse de l'accompagnement institutionnel et social qui leur est proposé.

Les propos des personnes en situation de pauvreté témoignent de difficultés de coordination entre les institutions ou de difficultés à s'y retrouver. Les cases des documents administratifs ne correspondent pas à la complexité des situations. Associé aux problèmes d'inclusion numérique, cela peut créer du non-recours aux droits.

Il y a, effectivement, des injonctions contradictoires liées au travail. Les personnes en situation de pauvreté ou de précarité peinent à entrer sur le marché du travail, faute de ressources nécessaires pour y parvenir, telles qu'un réseau familial ou des diplômes.

Par ailleurs, on assiste de plus en plus à la formation d'un halo de la pauvreté, avec une partie de la population non pauvre au sens monétaire mais qui se sent pauvre et une autre partie pauvre au sens monétaire mais qui, grâce à un soutien familial par exemple, ne se considère pas comme pauvre.

La stagnation des salaires et l'augmentation du coût de la vie, et notamment des dépenses pré-engagées dans le revenu disponible, font que des ménages se retrouvent étranglés et rejoignent ainsi ce halo de la pauvreté. Ils s'inscrivent dans des processus de privation qui limitent leur participation pleine et effective à la société et à la citoyenneté.

Il me semble important de mettre en rapport les indicateurs d'état et les indicateurs de dynamique. Ce n'est pas du tout pareil d'être pauvre une année donnée et de l'être de façon durable. La formation de ce halo de la pauvreté provient aussi de l'absence de reconnaissance, du déni dont les personnes en situation de pauvreté sont victimes.

Le halo de la pauvreté est également en rapport avec les gilets jaunes et la multitude de visages qui nous y avons vus : travailleurs, jeunes actifs, familles monoparentales, retraités, étrangers... On constate une inadéquation entre la pauvreté monétaire et la pauvreté subjective. Il est important d'y prêter attention.

M. Serge Paugam. - Je ne connais pas l'expérience en Isère à laquelle vous avez fait référence, Madame le rapporteur, et serai peut-être en difficulté pour vous répondre sur ce point.

On pose la question du lien social en référence aux personnes qui ne sont pas bien intégrées. On veut les reprendre sous l'aile de l'État. Cette façon de faire traduit une grande difficulté. Les travailleurs sociaux chargés de ce retissage se sentent souvent bien seuls. On délègue le lien social à des spécialistes alors que c'est toute la société qui est impliquée.

Les différents types de liens sociaux renvoient aux fondements de la société, c'est-à-dire aux différents types de morales telles qu'elles se sont constituées dans notre société : le lien de filiation, c'est la morale domestique ; le lien de participation élective, c'est la morale associative ; le lien de participation organique, c'est la morale professionnelle ; enfin le lien de citoyenneté, c'est la morale civique. À partir de ces quatre types de morale, on fait société et c'est en les articulant qu'on fabrique le tissu social.

On a construit le modèle social français en misant sur la stabilité professionnelle et en adossant la protection sociale au salariat. Tout le modèle reposait sur ce socle ; or, il s'effrite depuis plusieurs décennies. On est aujourd'hui dans une situation très compliquée avec une norme d'intégration sociale qui passe inévitablement par l'emploi alors que ces populations ne parviennent pas à y accéder. Le décalage entre les normes prescrites et les capacités réelles des personnes à s'y conformer crée un mal-être généralisé dans la société française. Nous sommes conduits à réfléchir à une politique plus globale qui permette de repenser la protection, pour combler son déficit vis-à-vis de plusieurs millions de personnes, et à développer une politique de la reconnaissance dans notre société, notamment en luttant contre les discriminations et les stigmatisations de certaines populations.

Pour pouvoir faire évoluer une société qui en a bien besoin, il faut un élan global de solidarité. Je l'ai ressenti dans les années 1990. Ce n'est pas un hasard si, en 1995, tous les candidats à l'élection présidentielle parlaient de la fracture sociale. Elle n'est plus à l'ordre du jour alors que c'est la question fondamentale que l'on doit aborder. Il faut cet élan, cette envie de reconstruire un autre modèle social pour repartir sur une autre logique, plus inclusive. À l'échelon local, il y a des expériences intéressantes, comme « Territoires zéro chômeur de longue durée ». Mais pour le moment, les conditions pour susciter cet élan ne me semblent pas réunies.

Mme Annie Le Houerou, présidente. - Nous vous remercions très sincèrement pour vos présentations. Je note que, si vos visions sont différentes, vous avez tous parlé de l'effet de silo.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 16 h 40.

- Présidence de M. Jean-Jacques Michau, vice-président -

La réunion est ouverte à 17 h 25.

Audition de M. Guillaume Allègre, économiste à l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), et M. Stéphane Carcillo, chef de la division emploi et revenus à l'Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) et professeur d'économie à Sciences-Po Paris

M. Jean-Jacques Michau, président. - Mes chers collègues, dans le cadre de notre mission d'information, après avoir entendu l'Association des départements de France, puis trois sociologues, nous poursuivons nos travaux de l'après-midi par l'audition conjointe de deux économistes, MM. Guillaume Allègre et Stéphane Carcillo. Madame Élise Huillery n'a, hélas, pas pu se joindre à cette audition pour des circonstances personnelles impérieuses.

Messieurs, notre mission d'information sénatoriale, chargée de comprendre et de proposer des solutions face aux phénomènes de précarisation et de paupérisation d'une partie des Français, se réjouit de bénéficier de vos regards croisés. Comme cela vous a été précisé quand nous vous avons contactés, nous vous proposons de débuter cette audition conjointe par un exposé liminaire d'une dizaine de minutes chacun.

Je n'ose dire que ces interventions se feront à contre-emploi puisque vous avez chacun une vue globale du sujet. Néanmoins, Monsieur Allègre, qui avez beaucoup travaillé sur la question de la protection sociale et du revenu universel, vous avez souhaité débuter en traitant le sujet du rapport entre la pauvreté et le travail. Je vous proposerai donc de commencer ainsi cette table ronde. Quant à vous, Monsieur Carcillo, qui avez fait de nombreuses publications sur les politiques du travail, vous avez souhaité commencer en parlant de la rationalisation des dispositifs d'aides et du taux de recours aux aides. Je crois que vous souhaitez également évoquer la situation des jeunes, problématique qui nous intéresse également particulièrement.

Nous ouvrirons ensuite une phase d'échanges, en commençant par les questions de notre rapporteur, Mme Frédérique Puissat, qui devrait nous permettre d'aborder les différents points du questionnaire que nous vous avons transmis, et enfin par les questions des sénateurs membres de notre mission d'information.

M. Guillaume Allègre, économiste à l'OFCE. - Merci de votre invitation. J'espère que nos deux contributions seront complémentaires. Je vais pour ma part beaucoup parler des prestations sociales. J'ai dit que j'allais parler du travail, mais c'est aussi parce que, depuis quelques années, les prestations sociales sont tournées vers le travail : on essaye d' « activer » les personnes. Je vais plaider moins pour cette activation des personnes pauvres que pour le fait de donner de l'argent aux pauvres, car c'est le meilleur moyen, d'après moi, et avec les institutions actuelles, de lutter contre la pauvreté. C'est mon message principal aujourd'hui.

Je vais commencer par faire un profil de la pauvreté aujourd'hui. C'est une notion relative, qui concerne les individus dont le niveau de vie est inférieur à 60 ou 50 % du niveau de vie médian. Avant la crise sanitaire, elle touchait entre 14 et 15 % de la population au seuil de 60 % et entre 8 et 9 % au seuil de 50 %, avec donc 6 % de la population situés entre ces deux seuils. La France se caractérise, en comparaison européenne, par un taux de pauvreté relativement faible et une intensité de la pauvreté, qui est l'écart entre le niveau de vie des pauvres et le seuil de pauvreté, également assez faible.

Si on prend une perspective de très longue période, on constate que la pauvreté a beaucoup diminué, notamment durant les Trente Glorieuses, et s'est rajeunie. Dans les années 1950-1960, elle concernait particulièrement les personnes âgées, tandis aujourd'hui elle touche surtout les jeunes de 18-25 ans et les enfants. La pauvreté est en effet mesurée au niveau du ménage, et les jeunes, les mineurs et les enfants appartiennent à des ménages et des foyers d'âge actif. Aujourd'hui, 21 % des enfants et autour de 20 % des jeunes de 18 à 25 ans sont pauvres, tandis que 13 % des 30-65 ans sont pauvres - avec une faible évolution suivant l'âge entre 30 et 65 ans. Au-delà de 65 ans, on est autour de 8 à 9 %. Les personnes âgées et les retraités sont donc aujourd'hui beaucoup moins pauvres, et on peut même considérer qu'ils le sont encore moins que ne l'indiquent les statistiques officielles car, dans la notion de niveau de vie, on ne prend pas en compte les loyers que les propriétaires occupants se versent. Or, les personnes âgées sont plus souvent propriétaires occupants, sans charge de loyer ni charge d'intérêt. Ils sont donc, d'une certaine façon, plus aisés que quelqu'un qui dispose du même revenu mais verse un loyer. Si on tient compte de ce paramètre, le taux de pauvreté des plus de 65 ans serait encore plus faible et celui des personnes d'âge actif ainsi que des jeunes et des enfants serait plus élevé, ce qui représente une forte différence.

Je fais une incursion dans les politiques publiques, sur lesquelles je reviendrai à la fin. En France, le minimum vieillesse doit augmenter à 900 euros. On sait par ailleurs que le seuil de pauvreté à 60 % se situe autour de 1000 euros. Avec le minimum vieillesse et les allocations logement, on dépasse donc déjà le seuil de pauvreté. Cela aboutit cependant à une situation dans laquelle si vous êtes locataire, vous vous situez au-dessus du seuil de pauvreté et vous n'êtes pas pauvre, tandis que si vous êtes propriétaire ou occupant et dans une situation par ailleurs similaire, vous ne touchez pas les allocations logement et vous pouvez vous trouver dans une situation de pauvreté. Le système actuel a donc presque éradiqué la pauvreté, au moins à 50 % mais pratiquement à 60 % aussi, pour les personnes âgées et pour les bénéficiaires de l'allocation adulte handicapé (AAH), qui est à peu près du même montant que le minimum vieillesse.

La pauvreté concerne plutôt des jeunes, des personnes d'âge actif, et parmi ces ménages, beaucoup de familles monoparentales, dont le taux de pauvreté atteint 35 %. Ce taux a toujours été assez élevé pour ces familles, mais en raison de leur essor - leur nombre a doublé en quarante ans - le poids des familles monoparentales dans les personnes pauvres, au total, a fait plus que doubler.

Pourquoi les familles monoparentales sont-elles pauvres alors qu'elles sont plus aidées qu'avant et travaillent plus ? On observe en réalité que les autres familles travaillent encore plus. Il est à cet égard important de rappeler que la pauvreté est une notion relative. En effet, la norme est de plus en plus, avec la hausse du travail féminin, à la pleine activité dans les foyers : les couples avec un ou deux enfants sont souvent bi-actifs, et les personnes seules travaillent, conduisant à une pleine activité dans le foyer. Si votre foyer ne se situe pas dans cette norme de pleine activité, vous êtes donc souvent pauvre. Et, comme les familles monoparentales ont historiquement une difficulté à travailler à plein temps, notamment en présence de jeunes enfants, elles tombent rapidement dans la pauvreté.

Comment expliquer les évolutions de la pauvreté ? On observe en France une forte baisse jusqu'en 1979-1980, puis une relative stabilité dans les quarante dernières années, parsemée d'oscillations qui peuvent être attribuées à la conjoncture. On ne retrouve pas une telle stabilité - hors crise conjoncturelle - dans les autres pays occidentaux, touchés par ailleurs par une tendance à l'augmentation des inégalités, notamment dans les pays libéraux mais aussi en Allemagne ou en Suède.

On l'explique par le fait qu'en France le système de redistribution s'est plutôt stabilisé, voire renforcé, alors que cette redistribution a plutôt eu tendance à diminuer dans d'autres pays. Le fait d'avoir un des SMIC les plus élevés au monde, à 60 % du salaire brut médian avec des allègements de cotisation très importants au niveau du SMIC - pour 30 milliards d'euros entre le SMIC et 1,6 SMIC - est également un facteur important de réduction de la pauvreté, qui peut selon moi être intégré dans le système de redistribution, même si on le mesure relativement mal. Si le coût du travail est juste un peu au-delà de la médiane européenne, en revanche le SMIC brut versé aux salariés est très élevé en comparaison européenne.

Par ailleurs, en matière d'inégalités, on observe des forces de divergence et de convergence. Parmi les forces de divergence, on peut communément citer la mondialisation ou le progrès technique. De l'autre côté, la massification scolaire et la hausse du niveau d'éducation, ainsi que la hausse du niveau d'étude et de l'activité féminine constituent des forces de convergence. Ces deux phénomènes se sont toutefois arrêtés dans les années récentes : depuis une vingtaine d'années, la durée des études n'augmente plus, ce qui n'est vraisemblablement pas compensé par une hausse de la qualité. D'autre part, la hausse de l'activité féminine est en train de plafonner alors que l'activité masculine continue à baisser. Or, généralement les hommes inactifs sont aussi en couple avec un conjoint inactif ou chômeur, puisqu'il y a une dose d'homogamie. Donc la baisse de l'activité masculine crée des pauvres, plus facilement que lorsque l'activité féminine diminue.

Le contexte me pousse à être pessimiste. Le SMIC stagne depuis quelque temps, des forces insistent sur la trop forte redistribution, en la présentant comme un « pognon de dingue » ou en rappelant l'existence d'un « ras-le-bol fiscal ». Toutes les forces de convergence qui avaient tendance à stopper l'augmentation des inégalités se sont arrêtées ou vont s'arrêter. Jusqu'ici tout va bien, mais je suis donc plutôt pessimiste pour l'avenir en ce qui concerne les inégalités, et notamment en bas de la distribution.

La politique gouvernementale, et cela est commun à la France et aux pays voisins, opère une distinction entre pauvres « méritants » et pauvres « non méritants ». Les premiers ont droit à une augmentation de leurs prestations : le minimum vieillesse, l'AAH et la prime d'activité augmentent assez fortement pendant ce quinquennat. En revanche, ce n'est pas le cas du RSA. Les « non méritants », à savoir les personnes d'âge actif valide, sont censés être mis au travail par des mesures incitatives, et, pour ce faire, on bloque le socle.

À la différence des politiques dirigées vers les retraités, la lutte contre la pauvreté, pour ces personnes d'âge actif, consiste à insister sur l'insertion par l'emploi. Suivant la fameuse maxime de l'OCDE, « il faut faire en sorte que le travail paie », et accompagner, voire pénaliser les allocataires. On parle alors de welfare to work ou de workfare. En ce sens, en France, on a mis en place le RSA activité puis la prime d'activité. On sanctionne plus ou moins les allocataires s'ils refusent deux offres raisonnables d'emploi. Dans d'autres pays, du bénévolat peut être obligatoire - le Haut-Rhin y a pensé et le Conseil d'État a estimé que l'idée pouvait être intéressante - ou bien les aides peuvent être temporaires, comme avec la réforme des prestations sociales menée par Bill Clinton aux États-Unis.

Ces politiques peuvent être populaires, mais elles n'ont pas fait leurs preuves par le passé, ni en France ni dans d'autres pays. Lorsqu'on examine la littérature, on constate que l'augmentation des incitations financières n'a probablement qu'un faible effet sur l'emploi des personnes peu qualifiées. Par exemple, en réaction à une hausse des revenus du travail, la prime d'activité (ex-RSA activité, qu'on appelait à un moment le RSA chapeau) augmente d'abord, puis baisse. Pour un couple, cela augmente les incitations à la mono-activité, de façon à ce qu'un des conjoints reprenne un emploi, mais cela baisse les incitations pour le deuxième conjoint. Ce qu'on gagne d'un côté, on le perd de l'autre, et ce d'autant plus que le travailleur additionnel est souvent plus sensible aux incitations financières - on dit que son élasticité d'offre de travail est plus élevée. Il est ainsi plus facile d'inciter les femmes, qui sont souvent les travailleurs additionnels, à rester au foyer ou à aller travailler - selon les incitations financières proposées - que l'homme, dont la norme sociale est orientée vers le travail.

Ces questions d'incitation sont donc assez complexes et leur effet n'est pas flagrant au regard de la littérature. En France, en ce qui concerne le débat sur l'ouverture du RSA aux jeunes, Bargain et Vicard, dans un article paru dans la revue Économie et statistique en 2014, ont vérifié s'il y avait des différences d'emploi au niveau du seuil d'éligibilité à 25 ans en comparant avec les personnes âgées de 24 et 26 ans et ont trouvé peu, ou pas d'effet de ce seuil.

Il en est de même pour la prime d'activité. On trouve parfois de petits effets sur certains groupes, et notamment sur les parents isolés. Certains effets sont positifs, d'autres négatifs. En tout état de cause, il n'y a pas là de potentiel important de créations d'emploi.

Les effets montrés par la littérature ne sont donc pas évidents. De même pour les sanctions : celles que subissent les bénéficiaires du RSA, lorsqu'ils refusent deux offres, ont un impact ambigu. Elles peuvent légèrement les inciter à retrouver plus rapidement un emploi, mais il ne sera peut-être pas d'aussi bonne qualité que ce à quoi ils pourraient prétendre. Un article allemand a montré que les sanctions pouvaient pousser les bénéficiaires à sortir de leur situation plus rapidement, mais que cette sortie pouvait passer ou bien par l'emploi, ou bien par le non-recours, ce qui pose problème. Quand on sanctionne et qu'on suit les gens, ils ont tendance à ne pas apprécier ce contrôle et à moins recourir aux prestations.

Si on suit ces constats, il vaut mieux passer d'une logique d'activation à une logique d'investissement social, qui consiste à donner de l'argent aux pauvres. Cet argent est bien utilisé, comme l'illustrent les études menées dans ce domaine. Esther Duflo le souligne car cela a été montré dans un premier dans les pays en voie de développement. On observe ainsi que leur santé et l'éducation de leurs enfants s'améliorent. Les bénéficiaires peuvent même parfois travailler plus que lorsqu'on ne leur donne pas d'argent. Des études et des expérimentations sont réalisées autour de la question du revenu universel dans les pays développés, et on trouve aussi que donner de l'argent aux pauvres, y compris dans ces pays, peut avoir des effets bénéfiques.

Il conviendrait donc, d'après moi, d'assurer un revenu minimum à l'ensemble de la population pour qu'elle puisse être en bonne santé, se soigner, se loger, éduquer les enfants. Cela pourrait passer par une ouverture du RSA aux 18-25 ans, par la mise en place un système de bourse étudiante universelle non conditionnée aux revenus des parents, mais de façon socialement juste, par l'automatisation du RSA pour lutter contre le non-recours, et par son augmentation, par exemple de 100 euros, quitte à réduire le taux de cumul avec la prime d'activité de 61 % à 50 % ou 55 %. La logique est donc la suivante : pour lutter contre la pauvreté, il faut donner un minimum au plus grand nombre de gens possible, ce qui suppose notamment de lutter contre le non-recours et combler les « trous dans la raquette »en aidant davantage les jeunes et les étudiants.

En ce qui concerne les parents isolés, deux rapports de l'OFCE et du Haut Conseil de la famille, de l'enfance et de l'âge (HCFEA) soulignent que le versement des pensions alimentaires - en général par le père - conduit souvent à une détérioration de la situation de la personne qui la reçoit. Si on a effectivement lutté contre les trappes à inactivité avec la prime d'activité, le problème auquel sont confrontés les parents isolés avec les pensions alimentaires demeure non résolu. Dans ce cadre, il faut aussi penser à aider les pères : un père isolé, qui peut avoir une garde classique un week-end sur deux ou la moitié des vacances, ne va percevoir aucune aide. On peut également baisser les coûts de garde, ou augmenter la prime d'activité, pour ces parents isolés. En effet, leur permettre de disposer de plus d'argent en travaillant a un effet réel, car c'est un groupe sous contrainte pour qui il peut être coûteux de travailler. Sur ce sujet, je vous conseille d'auditionner mes collègues Muriel Pucci ou Hélène Périvier.

Pour terminer, je souhaite évoquer la question du revenu universel. Un de ses effets est de combler l'ensemble des « trous dans la raquette », car on verse quelque chose à tout le monde. De ce point de vue-là, c'est bien. Mais je suis plutôt social-démocrate : faut-il donner à tout le monde ? Le coût est très important. Se pose également la question de l'acceptabilité politique d'un revenu inconditionnel. Par ailleurs, dans une logique de lutte contre la pauvreté, il faut, à mon avis, donner plus à ceux qui ont le plus besoin, notamment aux parents isolés ou aux personnes célibataires qui ne bénéficient pas d'économies d'échelle. Le système actuel, avec une dose de familialisation, le fait en partie. En revanche, le revenu universel est individualisé, donc avec ce système, lorsqu'on donne 500 ou 1 000 euros à tout le monde, un couple sans revenus aura un niveau de vie plus important qu'une personne isolée. Cela pose problème, selon moi.

M. Stéphane Carcillo, chef de la division Emploi et Revenus à l'OCDE et professeur d'économie à Sciences Po Paris. - Que puis-je ajouter par rapport à ce panorama très complet présenté par M. Allègre ? Peut-être quelques points de comparaison internationale.

En premier lieu, la France bénéficie d'un dispositif de prestations sociales extrêmement complet. Nous couvrons un grand nombre de groupes, selon un maillage assez fin - qui présente des limites sur lesquelles je reviendrai après - et nous dépensons aujourd'hui, sur les prestations sous conditions de ressources et l'assistance sociale, environ 1,6 point de PIB, ce qui est plus élevé que la moyenne européenne. On réduit fortement la pauvreté, en la divisant presque par deux grâce à ces aides ciblées. Si on prend en compte l'ensemble des dispositifs de prestations sociales, ce qui inclut les dispositifs assurantiels, on divise même la pauvreté par trois. En comparaison internationale, notre dispositif est solide et atteint donc une performance assez forte.

Comme l'a rappelé M. Allègre, le taux de pauvreté en France est relativement faible et stable depuis de nombreuses années en comparaison internationale. Pour réduire davantage cette situation de pauvreté, plusieurs stratégies existent. La première consiste à dépenser plus et à augmenter le niveau de prestation, si possible de manière ciblée. C'est très important car si on fait des dispositifs moins ciblés, notamment assurantiels, l'effet sur la pauvreté sera moindre : on note à cet égard une claire différence entre les prestations sous conditions de ressources et les prestations assurantielles.

De manière plus précise, quelles sont les voies d'amélioration ?

La première voie consiste à agir sur le problème du non-recours. On estime par exemple que le taux de recours au RSA est d'environ deux tiers, ce qui signifie qu'un tiers des personnes qui y auraient droit n'en bénéficient pas car ils ne le demandent pas. On ne comprend pas toujours très bien pourquoi : peut-être à cause de l'ignorance des droits ouverts ? à cause de coûts administratifs associés à la demande ? Il existe certainement de manières d'améliorer les choses en termes de recours. Désormais, on dispose en effet de la capacité de pré-remplir l'essentiel des données relatives issues du travail et d'autres prestations, qui viennent en différentiel par rapport au RSA. On est quasiment capable de faire un versement automatique si on le souhaite, grâce aux nouvelles déclarations, comme la déclaration sociale nominative (DSN).

La rationalisation des aides pourrait également contribuer à résoudre ce problème. Le dispositif est composé de dix minima sociaux qui sont difficilement lisibles et difficiles à piloter, avec des règles différentes, notamment des échelles d'équivalence selon la taille de la famille, et des montants qui varient, et parfois pour des populations identiques. Je prends l'exemple du RSA et de l'allocation de solidarité spécifique (ASS), qui prévoient des montants légèrement différents - l'ASS est conjugalisée alors que le RSA est familialisé - pour des personnes qui se trouvent dans des situations assez similaires. La seule différence est que le bénéficiaire de l'ASS a contribué un peu plus longtemps à l'assurance chômage que le bénéficiaire du RSA. Une rationalisation aiderait à l'amélioration du taux de recours. On pourrait imaginer un revenu de base identique pour tout le monde, sur la base de la même échelle d'équivalence - c'est-à-dire les mêmes règles qui permettent d'augmenter ce revenu de base lorsqu'on est en couple ou qu'on a des enfants - où l'on prévoirait des suppléments en fonction de la situation. Ainsi, les allocations de logements seraient rajoutées en fonction de la situation de logement, l'équivalent de la prime d'activité serait versé dans le cas où le salaire serait au niveau du SMIC. On pourrait également, si l'on est handicapé, monter au niveau de l'AAH, qui s'approche des 1 000 euros, et, si l'on est retraité, atteindre le niveau du minimum vieillesse. On pourrait donc imaginer un système plus simple en termes d'architecture et plus lisible est donc envisageable.

Deuxième voie d'amélioration : la situation des jeunes. Malgré ce dispositif très complet, comme l'a rappelé M. Allègre, des « trous dans la raquette » subsistent, en particulier chez les jeunes de moins de 25 ans. Il s'agit d'un sujet d'actualité, étant donné le plan « 1 jeune, 1 solution » mis en place par le Gouvernement et qui va continuer de s'étendre.

À cet égard, il faut comprendre pourquoi les jeunes ne sont pas éligibles au RSA. Le système de redistribution français repose sur une très forte tradition de familialisation des aides, notamment avec le quotient familial et les allocations familiales : on a pris l'habitude d'aider les jeunes jusqu'à 25 ans à travers ce prisme. Pendant longtemps, l'ouverture des aides aux jeunes s'est donc heurtée au fait que de nombre d'entre elles passaient déjà par la famille, avec le risque de donner aux jeunes ce qu'on retire aux parents et aux autres enfants. C'est pourquoi les jeunes ne sont pas compris dans le RSA. Il a certes été étendu aux jeunes qui se trouvaient déjà sur le marché du travail et ayant accumulé au moins deux ans de contribution, ou aux jeunes parents. Toutefois, la crise actuelle a révélé le fait que de nombreux jeunes sont sortis du système éducatif, en situation d'emploi précaire, ou n'ont pas assez travaillé pour avoir droit à l'assurance chômage et trop pour avoir droit à d'autres aides. Ils n'ont pas le droit non plus au RSA.

Se pose donc la question des aides que l'on peut promouvoir. Depuis plusieurs années, les gouvernements successifs ont mis en place la garantie jeunes, d'ampleur d'abord limitée puis grandissante. Cette stratégie est plutôt vertueuse, car l'insertion dans l'emploi, entendu de façon générale pour les jeunes les moins qualifiés, et dans l'emploi durable pour ceux qui sont dans une situation précaire, constitue l'un des grands problèmes des jeunes en matière de pauvreté. Même si cette stratégie mérite donc d'être continuée, elle comporte plusieurs limites. D'abord la garantie jeunes ne dure qu'un an. Elle va certes être augmentée à un an et demi, mais les jeunes qui ont des difficultés durables, peuvent tout à fait se retrouver, avant 25 ans, à la fin de la garantie jeunes et sans aide. Deuxième limite de cette garantie jeunes : bien qu'elle soit certes très vertueuse grâce au couple prestation-accompagnement, à chaque fois qu'on veut augmenter sa jauge - des marges de manoeuvre existent en la matière puisqu'un million de jeunes sont sans emploi, sans éducation, sans formation, alors que la jauge de la garantie jeunes est aujourd'hui prévue à 200 000 - il faut que l'accompagnement et les moyens humains suivent. Sans cela, si on double le portefeuille des conseillers dans missions locales, les vertus de la garantie jeunes resteraient lettre morte. Ensuite, comme ces missions locales sont focalisées sur des jeunes peu qualifiés, le dispositif est peu adapté aux personnes qui sont déjà dans l'emploi, ont des diplômes mais ont du mal à s'insérer dans l'emploi durable. Si on veut aller plus loin dans cette stratégie d'ouverture aux jeunes d'une allocation de garantie jeunes, qui est presque l'équivalent du RSA, il est nécessaire d'ouvrir plus largement l'accompagnement en passant par Pôle emploi.

D'une manière générale, je suis d'accord avec M. Allègre pour dire qu'il n'y a pas de raison éthique d'exclure les jeunes de l'aide sociale, et notamment ceux qui ne sont plus dépendants de leurs parents. Ces jeunes constituent précisément un groupe auquel se posent des problèmes essentiels en matière de pauvreté, qu'il faut donc essayer de régler. La question des étudiants est différente parce que nombre d'entre eux sont dépendants de leurs parents, et bénéficient ainsi d'un logement et de transferts financiers.

Troisième voie d'amélioration : la lutte contre les barrières non monétaires à l'insertion. Si l'on veut réduire la pauvreté, il faut s'attaquer au problème majeur de l'accès à l'emploi et à un nombre suffisant d'heures de travail - notamment pour les parents isolés. Ce n'est pas uniquement une question d'incitations financières : celles qui visent le retour à l'emploi sont, en France, relativement bonnes, notamment depuis la création de la prime d'activité ou, anciennement, du RSA chapeau. Ces dispositifs ont permis que le travail paie et qu'on ne perde pas toutes les aides lorsqu'on accède à un emploi, modulo le maquis des aides locales qui ne sont pas situées dans le cadre du couple RSA-prime d'activité et qu'on peut perdre, dans certaines collectivités. Si, donc, les incitations au retour à l'emploi sont globalement bonnes en France, des barrières non monétaires à la reprise d'emploi persistent. Cela renvoie à la question du service d'insertion, notamment des personnes bénéficiaires d'aides sociales comme le RSA. La garde d'enfants fait partie des grandes préoccupations des familles monoparentales ; se posent aussi le problème de la garde de personnes isolées comme les parents malades, celui de la mobilité et de l'incapacité de se déplacer là où le travail se trouve quand les emplois ne sont pas à proximité, ou encore celui de la formation. Tout un éventail de barrières non monétaires reste donc à lever.

Les rapports qui ont été publiés sur ce sujet, en particulier sur l'insertion dans le cadre du RSA, pointent les limites du système français, qui est assez éclaté et très hétérogène sur le territoire. Nous disposons de marges de manoeuvre pour mettre en oeuvre la réforme de l'insertion, voulue par plusieurs gouvernements, y compris le Gouvernement actuel, mais qui pour l'instant n'a pas abouti. Cette problématique de l'insertion est différente de celle qui se pose aux demandeurs d'emploi classiques car il faut essayer de rassembler tous les services en interconnexion, si possible au même endroit, pour construire un service d'insertion. À cet égard, le modèle mis en oeuvre par la Norvège est vertueux : elle a regroupé les services d'indemnisation et les services sociaux dans les mêmes bureaux, et cela bénéficie fortement aux personnes les plus fragiles qui ont le plus de difficulté à retourner à l'emploi. L'insertion est donc un domaine central pour favoriser un accès à l'emploi durable, élément qui pèse dans la lutte contre la pauvreté.

C'est là l'essentiel de mon propos. Pour terminer rapidement sur le revenu universel, il s'agit d'une stratégie intéressante, qui améliorerait peut-être la lisibilité et le recours, mais qui ferait en France potentiellement beaucoup de perdants, puisqu'il est individualisé, alors que les prestations actuelles sont familialisées. Se mettre dans une logique totalement différente de celle qu'on a choisie pour construire le système serait extrêmement compliqué dans le cas de la France. L'OCDE a publié une note de simulation avec quelques scénarios, qui mettait en évidence ces limites.

Mme Frédérique Puissat, rapporteur. - Merci à nos intervenants, qui nous ont présenté deux approches différentes, ce qui est intéressant dans le cadre de cette mission d'information. Monsieur Allègre, 'ai écouté avec attention vos propos selon lesquels votre objectif était de donner de l'argent aux pauvres, cela a le mérite d'être clair. J'ai une question sur le sujet : nous avons tout à l'heure entendu des sociologues et nous nous sommes rendus compte que la sortie de la pauvreté était le fruit de plusieurs facteurs : familiaux, financiers et d'insertion sociale. Réduire un discours à une simple logique financière n'est-il pas un peu court ?

Vous avez par ailleurs évoqué le cas des retraités qui seraient peut-être moins pauvres que d'autres. Même si vous avez souligné que la pauvreté est un enjeu complexe, le fait d'appuyer sur une certaine catégorie de personnes contre une autre ne contribue-t-il pas à faire diverger nos populations et à créer finalement entre les uns et les autres des sentiments d'injustice ? Je dis cela parce que des mesures affectant les retraités ont été prises par le Gouvernement, et ont pu contribuer à déclencher la crise des gilets jaunes. Les retraités correspondent à différentes catégories et il ne faut peut-être pas les regrouper en bloc homogène.

Monsieur Carcillo, je souhaite d'abord revenir sur l'automatisation des aides. On dispose de données permettant déjà l'automatisation de nombreuses démarches, par exemple avec la retenue à la source, qui a constitué une révolution dans la fiscalité. Il y a une vraie discussion à ce sujet au niveau des travailleurs sociaux, donc je pose la question sans aucun a priori : doit-on automatiser ces aides ou ne faut-il pas tout de même qu'il subsiste une démarche de la part des personnes concernées ? Il faut ici prendre en considération le risque de fracture numérique, qui empêcherait certaines personnes de pouvoir bénéficier de ce à quoi la société leur permettrait d'avoir droit, et le fait que certaines populations peuvent ne pas oser franchir le pas.

Ma deuxième question porte sur l'enjeu de la rationalisation, bien distinct de celui du revenu universel, mais qui, dans votre approche, qui présente un intérêt certain. La mise en place opérationnelle de cette rationalisation a-t-elle été faite dans d'autres pays, et dans quels délais ? Nos systèmes sont complexes et cette rationalisation peut générer des gagnants et des perdants. Il faut donc être prudent.

Vous avez parlé des jeunes non dépendants de leurs parents : cela existe-t-il et faut-il que cela existe ? Je m'explique. À partir du moment où l'on définit des jeunes moins dépendants de leurs parents comme critère d'éligibilité aux aides publiques, ne les coupe-t-on pas d'un système familial qui pourrait les empêcher de basculer dans la pauvreté et la précarité ?

Enfin, sur l'insertion, vous avez évoqué la garantie jeunes. Je suis un peu choquée par l'empilement des dispositifs : la garantie jeunes, les écoles de la deuxième chance ou les établissements pour l'insertion dans l'emploi (Epide) qui accompagnent certains jeunes. Ils ont le mérite d'offrir un accompagnement et une allocation, mais de niveau différent. Ne faudrait-il pas harmoniser cela pour fournir à chaque jeune la solution qui correspond à son profil ? Au final, la proposition du Gouvernement d'un service public de l'insertion constitue-t-elle une piste pour avoir, à terme, un guichet unique à l'échelle territoriale et départementale ?

M. Guillaume Allègre. - J'ai certes été court et réducteur, mais c'était fait exprès. Si vous m'aviez interrogé sur ce qu'il faut faire aux États-Unis, j'aurais proposé d'augmenter le salaire minimum. C'est une réforme évidente, qui ne détruirait que peu d'emplois et permettrait d'accroître le revenu des pauvres sans coût pour l'État. On gagne d'un côté sans perdre de l'autre, alors que généralement, en économie, on fonctionne en termes d'arbitrage, par exemple entre égalité et efficacité. De ce point de vue, si on donne le RSA aux 18-25 ans, si on l'automatise et qu'on l'augmente de 100 euros, l'impact sur l'emploi sera marginal tandis que l'impact sur la pauvreté et son intensité sera très important. On gagne beaucoup en termes d'égalité et on perd peu en efficacité. Une telle réforme serait donc assez évidente, à la différence d'autres.

Je vais développer trois points.

D'abord : l'emploi. Selon moi, cette question est sociale et macroéconomique plus qu'individuelle et d'accompagnement. C'est là où je ne suis pas nécessairement d'accord avec Stéphane Carcillo. Faire beaucoup d'accompagnement peut être positif dans le sens où des gens vont doubler d'autres personnes dans la file d'attente, mais il faut surtout créer de l'emploi, et, pour cela, avoir une politique macroéconomique solide. Il s'avère que la politique macroéconomique dans la crise a été plutôt bonne, avec le chômage partiel et les taux d'intérêt bas. Il est important de continuer sur cette lancée. En 2008, on a eu les bons réflexes, avant d'être confronté à la crise de l'euro en 2011 et à la double-dip recession. Il faut éviter de retomber dans cette spirale récessionniste et mener une stratégie de sortie de crise de long terme, sans essayer de rembourser la dette de façon prématurée. Ensuite, évidemment, se pose la question de l'éducation. Dans cette course entre technologie et éducation, on doit s'orienter vers une augmentation, peut-être pas tant de la quantité d'éducation, qui est déjà longue, mais surtout de sa qualité. Il faut, notamment pour les élèves les plus défavorisés, faire en sorte que tout le monde lise en fin de CE1. Cela doit s'envisager à long terme : si on s'engage dans cette politique aujourd'hui, les effets seront perçus dans vingt ans.

Ensuite, le versement automatique comporte une difficulté. L'impôt est prélevé au niveau du foyer fiscal ou au niveau individuel, alors que les prestations sociales sont versées au niveau du foyer ou du ménage au sens de la Caisse nationale des allocations familiales (CNAF) et sont donc familialisées. Pour pouvoir automatiser, l'administration doit savoir en temps réel, ou au moins tous les trimestres, qui habite où et avec qui. En France, l'administration ne le sait pas, à la différence de ce qu'on observe dans les pays à registre où on est censé déclarer dans quel logement on habite et à quelle adresse. Ce serait une sorte de révolution d'aboutir à cela. On peut aussi décider de ne plus conjugaliser les prestations sociales mais ce serait à mon avis une erreur, en raison des économies d'échelle qui existent. Il coûte vraiment plus cher, pour une famille qui se sépare, de vivre ainsi que de vivre conjointement.

Sur la question du RSA, Stéphane Carcillo a évoqué la possibilité de ne le donner qu'aux jeunes décohabitants. Cela réduirait vraiment le coût. En effet, étendre le RSA aux jeunes coûterait environ 5 et 7 milliards d'euros. Or, on dénombre en France un million de NEET (« Not in Education, Employment or Training », ou « ni étudiant, ni employé, ni stagiaire »), qui vivent aux trois quarts chez leurs parents. Donc réserver le RSA aux jeunes décohabitants, qui ne constituent que 25 % de ces NEET, ne représenterait qu'un coût de 1,5 ou 2 milliards d'euros. Mais si on fait cela, on risque de donner de l'argent à des qui sont aidés par leurs parents « sous la table », en payant le loyer de leur logement par exemple, et pas à d'autres jeunes qui continuent d'habiter chez leurs parents du fait qu'ils sont justement moins aisés et ne peuvent pas se permettre de décohabiter.

Pour les jeunes et les étudiants, on peut penser à un autre objectif. Le but n'est pas uniquement la réduction de la pauvreté. Effectivement, de nombreux jeunes ont des niveaux de vie relativement élevés grâce au soutien parental. On doit aussi se demander si on veut favoriser l'autonomie ou non. Au Danemark, l'allocation étudiante est deux fois plus élevée pour les jeunes décohabitants (800 euros) que pour les jeunes cohabitants (400 euros). Dans les pays scandinaves, les politiques sociales encouragent la décohabitation alors qu'en France, avec la familialisation, on encourage la cohabitation. L'objectif est de donner l'autonomie aux jeunes et étudiants, ce qui me paraît important. En effet, même si elle comporte des métropoles, la France reste un pays relativement centralisé. Si vous habitez dans une petite ville et que vous restez chez vos parents en tant qu'étudiant, vous n'aurez pas accès à offre de formation complète. Si des politiques n'aident pas à emménager ailleurs, vous risquez de suivre la formation qui se trouve là où vous habitez, et tout le monde y aura suivi la même formation ! Il est donc important de favoriser la mobilité résidentielle.

La condition sous-jacente est la construction de logements, pour les étudiants et les personnes pauvres. Des revenus doivent être versés aux jeunes et aux étudiants pour les aider dans cette mobilité résidentielle. C'est aussi très important en termes de croissance : des unités territoriales sont plus productives que d'autres. Si on veut profiter des externalités d'agglomération, il faut inciter les gens à vivre dans un endroit différent de leurs parents.

M. Stéphane Carcillo. - En ce qui concerne d'abord l'automatisation des aides, on est presque capable d'automatiser le versement de la prime d'activité, et on ne voit pas pourquoi on ne le ferait pas. En revanche, l'automatisation du RSA constituerait pour certains un problème moral. Mais je ne vois pas pourquoi on aiderait automatiquement les gens qui travaillent, et pas les autres. On devrait automatiser pour essayer de réduire la pauvreté. En particulier, de nombreuses personnes peuvent se retrouver sans travail sur une période courte, d'un à trois mois, et ne demandent pas l'aide car elles espèrent retrouver un travail rapidement - ce qui n'est pas toujours le cas. Ce coût administratif de la demande d'aide mêlé à l'anticipation de la reprise d'emploi freine le recours. Dans ces conditions, un versement automatique permettrait de réduire la pauvreté parmi ces populations précaires. Je parle ici de la prime d'activité et du RSA et non de l'AAH et du minimum vieillesse qui comportent des critères d'entrée précis.

Toujours sur la question de l'automaticité et du transfert d'information. Aujourd'hui, l'administration fiscale peut savoir qui habite avec qui, sur la base d'une adresse commune. Les services sociaux disposent aussi d'informations, qui peuvent être différentes de celles de l'administration fiscale. On doit en tout cas pouvoir résoudre ce problème. Si un changement de situation survient au cours d'un trimestre ou d'une année, on peut imaginer qu'il soit notifié dans une déclaration de fin d'année, ce qui donnerait lieu à un indu ou à des recouvrements. En général, on n'arrive pas à récupérer l'argent auprès de ces populations-là, donc on peut imaginer que la situation que vous déclarez à telle date est la situation qui fixera vos droits sur l'année. En revanche, à la fin de l'année, pour éviter cet effet d'indu, si vous déclarez une nouvelle situation, elle fixera vos droits à compter de ce changement de situation.

Sur le deuxième point, on a en effet l'exemple de l'universal credit qui procède à la rationalisation de toutes les aides. Mais il a été mis en place avec l'objectif de faire des économies, ce qui a généré beaucoup de perdants : ce n'est donc pas un très bon exemple à suivre si on veut faire de la rationalisation pour augmenter la lisibilité du système, son pilotage, et le recours. En revanche, cette expérience montre que rationaliser les aides prend plusieurs années, car les systèmes d'information doivent être rendus compatibles et mis à jour, les bases de données réunies et enfin parce qu'un phasage est nécessaire. En effet, lorsqu'on passe d'un système à l'autre, on fait potentiellement des perdants. Par exemple, la fusion du RSA avec l'ASS ferait des perdants, notamment parmi les couples, qui sont relativement favorisés dans le cadre de l'ASS. Il est donc très compliqué, notamment politiquement, de passer du jour au lendemain dans le nouveau système. On fait donc habituellement du phasage : on ouvre le robinet du nouveau système et on ferme celui de l'ancien. Pour éviter de figer les gens dans un dispositif, on leur dit qu'ils basculeront, au bout d'un certain temps, dans l'autre. Ce processus prend donc plusieurs années et se prépare longtemps à l'avance. Il peut ne pas faire trop de perdants si on s'accorde sur les bons paramètres, si on phase correctement, et surtout si on n'a pas l'objectif de faire des économies.

Je réponds maintenant sur la question de l'insertion et de la diversité des aides, avec la garantie jeunes face aux autres dispositifs. Je suis d'accord pour souligner l'enjeu actuel de rationalisation de ces aides. Les dispositifs comme l'Epide ou les écoles de la deuxième chance sont aujourd'hui potentiellement mobilisables dans le cadre de la garantie jeunes. Les missions locales peuvent y orienter les jeunes, et elles le font déjà, mais cela prend beaucoup d'espace pour ces dispositifs, dont l'architecture est assez bizarre, puisqu'ils sont à la fois intégrés et en concurrence. Et il est tout à fait anormal que les aides ne soient pas les mêmes. On ne peut pas dire à une personne qui bénéficie de la garantie jeunes que son aide sera réduite de moitié si elle passe en école de la deuxième chance. Cela n'a objectivement pas beaucoup de sens, et cela tue l'intérêt de ces écoles, qui constituent pourtant une très bonne stratégie, car elles dispensent un enseignement intensif, remotivent les jeunes et les ouvrent sur des métiers. L'école de la deuxième chance est une forme de pré-apprentissage. Pour les jeunes, il faut donc rationaliser ces dispositifs et surtout éviter qu'ils se fassent une concurrence déloyale entre eux. Mon idée était plutôt que la garantie jeunes était comme un chapeau dans lequel on entrait avec une myriade d'options, entre lesquelles le choix est financièrement indifférent : on ne doit pas être désincité à choisir une option qui nous convient mieux au regard de notre parcours.

La mise en place du service public de l'insertion est une bonne stratégie. L'hétérogénéité territoriale, en termes de qualité et d'accompagnement des personnes très éloignées de l'emploi, est aujourd'hui importante.. Il s'agit d'un très gros chantier, mais il n'a pas à être uniquement public. Dans le système d'insertion, de nombreux intervenants privés et associatifs entrent en jeu. Ces acteurs de soutien pourraient subsister, mais ils seraient intégrés dans un système national qui rationalise les différents types de parcours et qui vérifie la qualité de service de ces prestataires extérieurs, un peu comme le fait Pôle emploi avec les aides et les accompagnements.

M. Guillaume Allègre. - Je souhaite revenir sur la question de l'automatisation. Ce n'est pas si simple. L'objectif de l'automatisation est de lutter contre le non-recours. Or, par construction, la CAF ne connaît pas les personnes qui ne recourent pas à leurs droits, et ne sait pas, parmi ces personnes, qui habite avec qui. En revanche, comme les prestations sont familialisées, elles le savent pour les personnes qui recourent aux droits.

En outre, l'administration fiscale n'a les informations que pour les couples mariés et pacsés. Pour automatiser, il faut donc bien être un pays à registre, comme les Pays-Bas, l'Espagne ou les pays scandinaves, où toutes les informations sont croisées par les administrations. Ce n'est pas le cas en France pour des raisons parfois historiques : il faudrait donc changer cela si on voulait passer à un système automatique.

Mme Christine Bonfanti-Dossat. - Je vous remercie pour ces interventions. Pour mon complément d'information, je voulais savoir si, dans les études que vous avez réalisées, vous aviez pris en considération les « invisibles », c'est-à-dire tous ceux qui sont absents des recensements officiels. Je veux parler de ceux qui vivent dans les bidonvilles ou les squats, des travailleurs immigrés, de ceux qui vivent dans la rue, bref, de cette population dont on dit qu'elle se rajouterait à hauteur d'un million au nombre de pauvres.

Monsieur Allègre, vous avez dit, dans votre propos liminaire, que le système de redistribution était très efficace en France. Comment expliquez-vous alors ce triste constat ?

M. Guillaume Allègre. - Je travaille sur enquête et, malheureusement, l'enquête Revenus fiscaux et sociaux (ERFS) en France ou les enquêtes Eurostat ne recensent pas les personnes non logées. On souffre donc d'un problème d'information statistique sur les SDF et sur la population hors logement. Si on met en place des systèmes automatiques, on peut imaginer qu'on pourra toucher ces populations plus facilement qu'aujourd'hui, où il faut se déplacer et demander une aide, ce en quoi je suis d'accord avec Stéphane Carcillo. Je ne comprends pas bien l'argument moral selon lequel il faudrait faire l'effort d'accomplir des démarches de demande pour mériter l'aide. Cette vision des choses peut s'avérer contre-productive car certaines populations n'aiment pas cette sorte de paternalisme. De ce point de vue, je suis plutôt libéral dans le sens premier du terme, et non paternaliste, c'est-à-dire pour l'autonomie des jeunes, contre la familialisation et la stigmatisation. Ce stigmate explique une partie du non-recours.

M. Stéphane Carcillo. - Je suis tout à fait d'accord, et précisément, une des raisons qui plaide en faveur de l'automatisation est de lutter contre le stigmate. Beaucoup de personnes qui auraient droit aux aides sociales n'en veulent pas à cause de ce stigmate.

Mme Christine Bonfanti-Dossat. - Monsieur Allègre, j'ai simplement posé cette question car vous avez commencé votre intervention en disant que, si l'on veut lutter contre la pauvreté, il faut donner l'argent aux pauvres et donc y compris aux SDF...

M. Guillaume Allègre. - Je suis d'accord. À ce propos, une expérimentation a été mise en place au Canada, où on a donné 7 700 dollars à des SDF
- même s'ils n'étaient pas nombreux - et un an après, les expérimentateurs ont constaté une baisse de la consommation de cigarettes et de drogues, une hausse des personnes qui travaillaient, bref, beaucoup d'effets positifs. Même dans les pays développés, si on donne de l'argent aux pauvres, un ensemble de choses bénéfiques se produisent, car les pauvres le gèrent bien. Cela leur permet de faire des investissements. En somme, la vraie trappe à pauvreté n'est pas la désincitation au travail, mais la pauvreté elle-même.

M. Jean-Jacques Michau, président. - Il me reste à vous remercier pour ces échanges très intéressants, fructueux et avec des éclairages différents.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 18 h 45.