Jeudi 27 mai 2021

- Présidence de Mme Françoise Gatel, présidente -

La réunion est ouverte à 9 heures 35.

Audition de M. Bruno ACAR, inspecteur général de l'administration, chargé en 2020 d'un rapport pour le ministre de l'intérieur et la ministre en charge des collectivités territoriales sur « L'évaluation des politiques partagées entre l'État et les collectivités territoriales »

Mme Françoise Gatel, présidente. - Monsieur l'inspecteur général, nous sommes ravis de pouvoir vous auditionner. Votre champ de compétence et d'action rejoint nos intérêts, puisque nous nous préoccupons de l'efficacité de l'action publique. Or, cette efficacité ne peut être assurée sans une évaluation effective. Le sujet des évaluations est donc particulièrement intéressant. Celles-ci subissent un effet de silo : d'une côté, l'État et le Parlement évaluent les politiques nationales et, d'autre part, les collectivités territoriales effectuent leurs propres évaluations. Il existe toutefois des politiques partagées et notre attention va précisément se porter sur leur évaluation.

Monsieur Acar, vous êtes inspecteur général de l'administration au ministère de l'intérieur. Vous avez une très bonne connaissance des collectivités territoriales, puisque vous y avez réalisé une partie de votre carrière. Vous étiez également directeur général des services en région Provence-Alpes-Côte-d'Azur (PACA) et dans le département du Finistère.

C'est votre double regard d'agent de l'État et des collectivités qui nous intéresse aujourd'hui ainsi que votre rapport, transmis au ministre de l'intérieur et à Mme la ministre responsable des collectivités territoriales et intitulé « Évaluation des politiques partagées entre l'État et les collectivités territoriales ».

Ce rapport souligne tout d'abord que la plupart des politiques publiques associent l'État et les collectivités. Le Président du Sénat indiquait en février 2020, devant le Conseil d'État, que si l'État et les collectivités territoriales savent évaluer certaines de leurs politiques, d'autres comme le champ social, l'emploi ou l'aménagement du territoire constituent à l'heure actuelle des « angles morts » de l'évaluation. Votre rapport nous permettra d'amorcer cette réflexion.

Votre étude intervient dans un contexte où l'État se doit d'améliorer ses processus d'évaluation et où les collectivités locales, dont les compétences s'accroissent, doivent développer, voire créer, leur propre dispositif d'évaluation. Votre travail s'inscrit dans la volonté, maintes fois affirmée par notre délégation, de contribuer au nécessaire développement de l'évaluation dans notre pays.

Monsieur l'inspecteur général, vous nous direz certainement quels sont vos constatations et diagnostics concernant cette évaluation des politiques partagées. Vous ne manquerez pas de nous suggérer des méthodes permettant de garantir le caractère partenarial de l'évaluation entre l'État et les collectivités. Vous nous exposerez vos recommandations pour consolider les ressources dont nous disposons au niveau national, mais aussi au niveau local. À cet égard, nous souhaiterions connaître l'état des forces de l'évaluation dans les collectivités, puisqu'il s'agit d'un sujet dont nous parlons peu.

Vous mentionnez également que le développement de l'évaluation répond à un triple enjeu d'efficience, de gouvernance et de démocratie. Ces deux derniers enjeux sont sans doute au coeur de la nécessité de regagner la confiance de nos concitoyens.

Avez-vous pu vous pencher sur la qualité réelle des évaluations ex post : sont-elles aussi fragiles que les études d'impact pour les projets de loi, ou sont-elles réellement à la hauteur de l'enjeu d'efficience ? Votre avis sur le rôle du Parlement en général, et notamment celui du Sénat, nous intéresse particulièrement. Nous souhaiterions en effet pouvoir diffuser cette culture de l'évaluation et nous serions très heureux de connaître les suites données à vos recommandations.

M. Bruno Acar, inspecteur général de l'administration - Merci, madame la Présidente.

Vous avez très bien résumé le point de départ de ce rapport qui relève d'un paradoxe : celui de l'omniprésence des politiques publiques partagées associant l'État et les collectivités territoriales et dont le symbole est la multiplication des contrats. Nous avons recensé pas moins de 1 200 types de contrats entre l'État et les collectivités territoriales, ce qui témoigne de leur très forte imbrication au quotidien. Pourtant, paradoxalement, ces politiques partenariales sont encore le parent pauvre de l'évaluation. Le Président du Sénat, comme vous le rappeliez, les qualifiait d'angles morts des politiques publiques. Le constat de notre rapport corrobore cette remarque. Effectivement, chacun intervient dans son domaine de compétence. Les exercices d'évaluation concertés restent rares. Cette situation n'est cependant pas nouvelle. Qui plus est et même si nous rencontrons des difficultés à l'objectiver, nous avons le sentiment que celle-ci s'est dégradée ces dernières années.

Le premier enjeu de notre rapport, qui s'avère consensuel, est celui de l'efficience. Les politiques initiées par l'État au niveau national impliquent souvent une mobilisation des collectivités territoriales, qu'il s'agisse de la semaine de quatre jours et demi, du plan pauvreté ou de la lutte contre le chômage. Les exemples sont multiples ; vous en avez cité quelques-uns.

Le deuxième enjeu est celui de la gouvernance : au moment même où l'État cherche à nouer des relations de confiance avec les collectivités territoriales, il doit bien sûr les considérer non seulement comme des objets mais aussi des acteurs de l'évaluation. Il est donc important qu'elles soient associées à cet exercice.

Enfin, la démocratie est le troisième enjeu et sûrement l'un des plus importants. Actuellement, les citoyens ne se retrouvent plus dans la multiplicité des compétences imbriquées dans les collectivités. Des évaluations partagées de politiques publiques permettent d'obtenir une approche globale sans renvoyer aux responsabilités respectives de chacun.

Notre rapport tente de comprendre pourquoi l'évaluation des politiques partagées n'est pas suffisamment développée et quelles recommandations concrètes pourraient améliorer la situation. Ce souci de pragmatisme est très présent dans nos recommandations.

Nous avons structuré notre travail autour de plusieurs questions. En particulier, nous avons cherché à savoir quels sont les facteurs susceptibles d'encourager le développement des évaluations de politiques partagées. Je voudrais d'abord rappeler qu'en dépit des tentatives qui ont pu être mises en oeuvre, il n'existe pas, aujourd'hui, de dispositif général institutionnalisé d'évaluation des politiques locales. Les évaluations se mettent donc en place au cas par cas.

Plusieurs méthodes peuvent être utilisées pour les développer.

La première repose sur l'obligation et la contrainte, et consiste par conséquent à obliger l'État et les collectivités à mener ensemble ces démarches. Des dispositifs sont prévus pour les imposer, qu'il s'agisse des évaluations ex ante (par exemple, les études d'impacts des projets d'origine législative ou réglementaire dont plusieurs rapports parlementaires ont souligné à la fois l'intérêt et les limites) ou des évaluations ex post. Il existe en la matière des obligations extrêmement structurées : par exemple, l'évaluation de l'utilisation des fonds européens, des contrats de ville, de certaines expérimentations ou encore de certaines réformes. Un certain nombre de lois s'assortit en effet de la mise en place d'un dispositif d'évaluation afin d'en tirer les enseignements.

On peut se demander pourquoi l'on ne généralise pas ces obligations. Notre appréciation sur ce point est nuancée : nous avons constaté que si ces obligations avaient pu acculturer l'État et les collectivités aux démarches d'évaluation (en particulier, l'évaluation de l'utilisation des fonds européens), les systématiser pourrait générer des ambiguïtés. Les exercices sont très hétérogènes, parfois très formels, et relèvent plutôt de l'autojustification que de l'évaluation. Au surplus, les multiplier serait lourd et peu efficace. Notre mission propose par conséquent une approche plus ciblée de l'évaluation d'un certain nombre de contrats (notamment les contrats les plus structurants : hier, les contrats de plan et, demain, les contrats de cohésion des territoires) et d'expérimentations. Comment peut-on mieux travailler avec les associations d'élus ? Comment systématiser les évaluations prévues par les lois et, surtout, en assurer le suivi. ?

Au-delà de l'amélioration de ces dispositifs qui fixent des processus d'évaluation obligatoires, il nous a paru très important de mieux structurer ces processus qui s'inscrivent aujourd'hui dans une logique de flux plutôt que de stocks : ceux-ci évaluent les nouveaux textes mais beaucoup moins la mise en oeuvre des politiques publiques.

De plus, les évaluations sont très séquentielles. Elles ont pu représenter une préoccupation forte pendant certaines périodes, par exemple de 2012 à 2015, mais ont suscité moins d'intérêt à d'autres moments. En raison de ce mouvement de stop and go, il n'existe donc pas de préoccupation pérenne en faveur de l'évaluation. À notre sens, l'évaluation doit pourtant être un élément structurant de la modernisation de l'action publique.

Pour ce faire, il nous paraît important qu'au niveau national, un programme d'évaluation soit mis en place entre l'État et les collectivités. La Conférence nationale des territoires, qui réunit l'ensemble des partenaires, nous paraît un lieu propice pour discuter de ce programme. Celui-ci serait complété au niveau local par des feuilles de route, fixées et discutées au sein d'une instance qui cherche encore quelque peu sa place mais qui nous semble présenter un certain nombre d'intérêts (notamment de par sa composition) : la conférence territoriale de l'action publique. Tous les acteurs, y compris l'État, y sont en effet présents.

Cependant, il ne s'agit pas uniquement d'évaluer davantage, mais aussi d'évaluer mieux. Nous nous sommes donc demandé comment l'on pouvait mieux garantir le caractère partenarial de l'évaluation des politiques partagées. À l'inverse du contrôle et de l'audit, ce processus d'évaluation est assez peu codifié et laisse plus de liberté aux partenaires pour définir ensemble leur méthodologie.

Pour être mis en oeuvre, il implique toutefois deux préalables.

Il convient tout d'abord de restaurer un système d'observation territorial et de construire un bien commun statistique entre l'État et les collectivités. L'évaluation ne peut se construire que sur la base de données qui permette d'objectiver les situations. Or, depuis la décentralisation, force est de constater que nous avons beaucoup perdu en précision et en exhaustivité. S'il existe des obligations de faire remonter les statistiques, elles sont très inégalement respectées. Les évaluateurs peinent donc à s'appuyer sur des données. Nous préconisons à ce niveau de conforter l'Observatoire des finances et de la gestion publique locale, qui nous semble disposer d'un positionnement et de compétences utiles dans ce domaine. De surcroît, cette compétence en matière d'évaluation est d'ores et déjà inscrite dans les statuts de cet organisme. Celui-ci ne l'a cependant pas encore investie dans la mesure où il s'efforce d'abord de consolider les données.

Ensuite, il convient d'avoir une connaissance précise des démarches d'évaluation mises en place sur les territoires et au niveau national ainsi que des rapports réalisés. Dans les faits, on ne découvre les démarches d'évaluation qu'a posteriori, une fois que ces rapports, après un temps souvent long, ont été rendus publics. En revanche, il n'existe pas d'information globale. Il nous semblerait donc essentiel de mettre en place cette dimension.

De plus, il nous paraîtrait utile de définir un référentiel commun entre l'État et les collectivités territoriales. Ceux-ci partagent les mêmes thématiques d'évaluation : le développement économique, la politique de la ville, etc... Ils doivent donc construire ensemble une méthode commune.

De ce point de vue, notre rapport met l'accent sur un certain nombre de préoccupations, notamment le recentrage sur les politiques publiques et les projets. Aujourd'hui, on s'intéresse moins aux enjeux qu'aux moyens. Ainsi, on évalue des dispositifs plutôt que les politiques publiques. Une approche beaucoup plus globale serait donc nécessaire. En outre, cette approche doit être à la fois quantitative et qualitative. Or, ce volet qualitatif est quelque peu sous-estimé, alors qu'il reste important pour contextualiser et pour comprendre. En effet, une évaluation ne se résume pas à l'addition et à l'analyse de données. Il est important de définir des périmètres pertinents qui ne sont pas toujours des périmètres institutionnels. Par exemple, lorsque l'on évalue l'impact des services publics de proximité, on se base plutôt sur les bassins de vie. De même, quand on évalue les actions de prévention des inondations, on se situe à l'échelle des bassins versants. Il convient donc de s'affranchir de ces délimitations administratives.

Il importe également de mieux associer les citoyens. Il s'agit là d'un chantier qui reste encore très ouvert.

Point essentiel, il faut donner l'envie d'évaluer et démontrer que cette démarche est utile pour faire évoluer l'action publique. Cela suppose que l'évaluation soit inscrite dans le processus de décision. Or, dans les faits, elle est souvent complètement déconnectée de celui-ci. Par exemple, la prolongation des contrats n'est pas toujours subordonnée à leur évaluation. Les évaluations interviennent parfois à contretemps des évolutions des politiques publiques. Il est donc essentiel de mener une réflexion sur cette inscription de l'évaluation dans le processus de décision.

L'évaluation permet également d'alimenter le débat public et de rendre compte aux citoyens. Se pose alors la question de la scénarisation et de la médiatisation des évaluations. Or, il s'agit de documents longs et complexes qui doivent faire l'objet d'un travail pour que les citoyens puissent se les approprier.

Il est donc important de faire progresser cette méthodologie de l'évaluation partagée et de développer cette envie d'évaluer. Cela suppose également que les élus locaux soient partie prenante de ce processus. Malheureusement, l'évaluation est encore trop considérée comme un exercice technocratique propre aux services, mais dans lequel les élus ne se retrouvent pas toujours.

Par ailleurs, pour évaluer plus et mieux, il est indispensable de consolider les ressources disponibles. Or, nous avons été frappés de relever un réel décalage entre les ressources disponibles au niveau national et au niveau territorial. Au niveau national, l'État s'appuie sur un grand nombre de leviers et de services pour évaluer les politiques publiques : la Cour des comptes, France Stratégie ou les inspections générales. De leur côté, lorsque nous souhaitons impliquer les collectivités, les associations d'élus n'ont malheureusement pas les moyens de mettre à disposition des ressources pour participer aux évaluations. On constate donc en la matière un fort déséquilibre.

Au niveau territorial, l'évaluation s'est beaucoup développée au sein des collectivités : celles-ci représentent aujourd'hui plus de 40 % des rapports d'évaluation recensés par la Société française d'évaluation. Cette expertise s'est déployée plutôt dans les grandes collectivités que dans celles de taille plus modeste. Mais elle existe bel et bien au niveau territorial. En revanche, les services déconcentrés de l'État sont de moins en moins dotés d'outils sur ce sujet. On observe donc, là encore, un réel déséquilibre entre le national et le territorial.

S'agissant des moyens, notre préoccupation tient également au fait que les expertises disponibles dans les territoires ne font pas système mais restent très hétérogènes et dispersées. Au niveau des services déconcentrés de l'État, nous avons recensé au sein des services qui ont la charge du pilotage de ces démarches les secrétariats généraux aux affaires régionales (SGAR) dix équivalents temps plein qui, sur l'ensemble du territoire, se consacrent à une fonction d'étude. Qui plus est, cette dernière est beaucoup plus large que l'évaluation. Deux régions, la Normandie et les Hauts-de-France, mobilisent des moyens dédiés à l'évaluation mais, pour le reste, les moyens humains restent très limités. Pourtant, les services de l'État disposent de ressources : à l'Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE), dans les directions régionales des finances publiques, auprès du centre d'études et d'expertise sur les risques, l'environnement, la mobilité et l'aménagement (Cerema) ou de la Banque des Territoires... En réalité, c'est surtout la capacité à fédérer et à mobiliser l'ensemble des ressources existantes qui est défaillante.

Nous constatons que parmi les collectivités, les régions s'avèrent en pointe sur la démarche d'évaluation. Si l'investissement des autres collectivités est plus hétérogène, celui des régions est plus systématique. Nous proposons donc de leur confier sur leur territoire un rôle d'ensemblier en matière d'évaluation pour mettre en avant toutes les ressources disponibles. Il serait ainsi possible de s'appuyer sur d'autres expertises qui, aujourd'hui, ne sont pas suffisamment valorisées. En particulier, les Conseils économiques sociaux et environnementaux (CESE) ont manifesté leur volonté collective de s'investir davantage dans l'évaluation. Tel est également le cas des universités. Or, celles-ci représentent seulement 3 % des évaluations, alors qu'elles constituent des ressources importantes qui pourraient être mobilisées au service de l'ensemble du territoire.

Malheureusement, dans la pratique, il est extrêmement difficile de mobiliser ces réseaux au service d'un même territoire : les régions, les départements, les intercommunalités ne travaillent pas ensemble. Quelques expériences (par exemple, le réseau REVMED dans le Sud-Est) ont été menées afin de mettre en réseau tous ces acteurs mais n'ont pas abouti.

Enfin, pour consolider ces ressources, il est nécessaire de mettre en oeuvre une professionnalisation de la fonction d'évaluation. Elle existe déjà dans la formation initiale des fonctionnaires territoriaux et des fonctionnaires de l'État. L'École nationale d'administration (ENA) ou l'Institut national des études territoriales (INET) proposent des modules de formation qui permettent de se familiariser avec la pratique de l'évaluation.

Néanmoins, nous avons identifié trois points de préoccupations à ce niveau.

Tout d'abord, ces dispositifs sont plutôt axés sur la formation professionnelle initiale. En revanche, la formation professionnelle continue, qui constitue pourtant un lieu privilégié pour mixer les cultures, réserve très peu de place à l'évaluation. D'ailleurs, on constate un certain manque d'appétence envers cette formation.

Le cloisonnement représente une deuxième difficulté : les écoles de l'État et les collectivités mènent, chacune de leur côté, leur processus d'évaluation et ne communiquent pas entre elles. L'un des enjeux que devra relever le futur institut du service public consistera peut-être à développer un module commun sur l'évaluation. À cet égard, il est extrêmement significatif que le rapport Thiriez n'évoque pas l'évaluation et que ce sujet ne soit pas davantage partagé parmi les 38 écoles de service public qui sont aujourd'hui fédérées en réseau.

Au-delà de cette nécessité en matière de formation, il est également indispensable de soutenir des échanges de réflexions et de pratiques. De ce point de vue, deux acteurs nous paraissent importants.

Le premier d'entre eux renvoie à la Société française d'évaluation. Cette association, dont l'évaluation est l'objet, regroupe des professionnels du privé et du public (État, collectivités) et elle est la seule à produire un baromètre de l'évaluation qui nous permet de disposer de quelques éléments statistiques.

Le second correspond à l'Association finance gestion et évaluation (Afigese), qui se préoccupe également de ces sujets. L'évaluation n'occupe cependant pas une place centrale parmi ses préoccupations qui portent plutôt sur des questions de gestion.

Pour nous, l'évaluation nécessite tout d'abord une acculturation, tant des élus que des fonctionnaires. Elle suppose également une vision globale et pragmatique du pilotage de l'action publique locale : on ne saurait déconnecter l'évaluation de l'observation, de la prospective, du contrôle et de l'audit. Une approche pragmatique est indispensable pour éviter de faire de l'évaluation un exercice technocratique, déconnecté des enjeux politiques. Enfin, il est essentiel de rendre compte de la complexité de l'action publique et de l'impact des politiques publiques.

Mme Françoise Gatel, présidente. - Merci monsieur l'inspecteur général. Vos propos devraient relever de l'évidence mais, dans les faits, tel n'est malheureusement pas le cas. Il est effectivement nécessaire d'acculturer, de professionnaliser et, surtout, de rompre avec ce que j'appelle une réflexion ou une action en silos. Nous le voyons bien dans les politiques nationales ou territoriales : dans ce cadre, on raisonne par thématique mais jamais sur le mode de l'écosystème. Vous le soulignez comme une évidence, mais il convient de rappeler que, dès lors que de multiples acteurs interviennent dans un même champ, il est nécessaire qu'ils partagent une culture commune.

Nous sommes également très sensibles à l'enjeu démocratique que vous avez mentionné. Depuis la crise des gilets jaunes, nous ne cessons d'évoquer la nécessité de reconquérir la confiance de nos concitoyens qui doutent de l'efficacité de l'action publique, voire la contestent. Comme vous l'avez indiqué, leur rendre compte non seulement de la mesure de l'efficacité, mais aussi de la complexité de l'action publique est un enjeu démocratique extrêmement important.

M. Charles Guené. - Merci madame la présidente et merci monsieur l'inspecteur général pour cet exposé qui attire notre attention sur l'importance des évaluations, qui ne sont effectivement pas toujours dans notre culture.

En tant que commissaire aux finances, je souhaite vous faire part d'un premier commentaire. Vous mentionnez la nécessité de consolider les ressources disponibles et indiquez qu'il serait plus efficace pour les collectivités locales de se tourner vers la région pour effectuer cette évaluation. Cependant, compte tenu de la sensibilité des collectivités locales, ne pensez-vous pas que celles-ci risquent d'avoir le sentiment d'être ainsi mises sous tutelle ?

Ensuite, je remarque que vous vous interrogez sur l'évaluation des politiques partagées. En réalité, la question ne devrait-elle pas plutôt porter sur l'évaluation du partage des politiques ? Deux hypothèses sont ici envisageables. Soit cette compétence se prête à la segmentation et on peut donc procéder de manière optimale à ce partage. Soit ce n'est pas le cas. On observe d'ailleurs dans notre pays une certaine difficulté à trancher entre centralisme et fédéralisme. Tout en critiquant le centralisme, nous apprécions toujours de partager les politiques.

Toutefois, compte tenu de la technicité que vous avez évoquée, il est indispensable de prévoir une expertise à chaque niveau. Or, celle-ci a un coût qui peut parfois être démesuré. Lorsque ce partage des politiques n'est pas nécessaire, ne devrions-nous pas nous interroger sur l'intérêt d'un tel partage plutôt que sur l'évaluation des politiques elles-mêmes ?

Mme Michelle Gréaume. - Merci madame la présidente.

Tout d'abord, je tiens à vous remercier pour votre rapport, monsieur l'inspecteur général. En effet, je me retrouve dans ce que vous énoncez. Les évaluations des études publiques permettent en amont d'ajuster, de poursuivre, d'améliorer, voire de supprimer certaines politiques publiques. Elles contribuent à améliorer la qualité du débat public et à restaurer la légitimité de l'action publique, notamment sur différents défis importants auxquels nous sommes confrontés aujourd'hui comme l'écologie, la sécurité ou le vieillissement de la population. Ces défis sont encore plus importants du fait de la pandémie que nous subissons.

Même si les évaluations se sont améliorées ces dernières années, nous constatons qu'elles ne représentent pas vraiment des outils de débat ni de décision en France. Comme vous l'avez souligné, je pense que l'on constate un manque crucial de participation citoyenne aux débats publics.

Ne croyez-vous pas que l'anticipation et les moyens sont insuffisants pour améliorer la validité des diagnostics ? Ne conviendrait-il pas de permettre aux citoyens d'être associés à ces études ?

M. Bruno Acar, inspecteur général de l'administration - Concernant le rôle des régions, je précise que notre rapport ne prévoit pas que celles-ci évaluent les politiques publiques partagées impliquant d'autres collectivités. Nous constatons simplement que les expertises disponibles sur un territoire (comme les services d'évaluation ou les chargés de mission) se trouvent principalement au sein des collectivités régionales. Nous estimons par conséquent que la région doit aider les autres collectivités à développer cette expertise. Cette suggestion découle du constat d'une hétérogénéité de la ressource, celle-ci se concentrant aujourd'hui dans les grandes collectivités comme les régions, certains départements, voire certaines métropoles. L'idée est donc la suivante : la région recenserait ces ressources avec l'appui du Centre national de la fonction publique territoriale (CNFPT) et de ses délégations territoriales, puis ces ressources seraient mises à la disposition des collectivités intéressées.

La dimension relative au partage des compétences entre les collectivités est souvent prise en compte dans les évaluations de politiques partagées. Tel est systématiquement le cas au niveau des inspections générales et au niveau territorial, même s'il est parfois plus délicat pour les collectivités de suivre cette approche globale. Ainsi, nous ne manquons pas de formuler des observations sur le fait que le jeu des acteurs, l'articulation du rôle de chacun peuvent poser un certain nombre de difficultés qui pourraient justifier des évolutions institutionnelles. Malheureusement, ces propositions ne font pas l'objet d'un véritable suivi et ne sont pas exploitées.

Les citoyens ont effectivement vocation à être associés à l'évaluation des politiques publiques locales partagées. Cette évaluation de proximité offre en effet l'occasion de développer des approches innovantes permettant d'associer les citoyens. Un certain nombre de collectivités ont mis en place des dispositifs tout à fait intéressants dans ce domaine, comme Grenoble, Toulouse et Nantes. La presse professionnelle s'en est d'ailleurs fait l'écho. Ces collectivités ont adopté des méthodes très diverses : questionnaire, suivi d'un panel, conférences de consensus, jurys citoyens, etc. Toutefois, je partage totalement votre constat : de telles approches restent insuffisamment développées ou valorisées.

Ce sujet soulève également des questions complexes de « distanciation ». En effet, l'évaluation implique un certain recul par rapport aux politiques menées. Il faut par conséquent veiller à ce que les citoyens associés à cette évaluation ne soient pas directement concernés par celles-ci. Comment peut-on parvenir à recréer cette distance, à assurer la maîtrise technique nécessaire ou encore à identifier les responsabilités ?

On constate donc un certain nombre de problèmes méthodologiques. Cependant, cette association des citoyens me paraît être un élément incontournable. Je crois que les collectivités, tout comme l'État, voire davantage, sont très sensibles à cette préoccupation.

Mme Françoise Gatel, présidente. - Merci monsieur l'inspecteur général. Votre proposition visant à prévoir à l'échelle régionale une évaluation des politiques croisées me semble intéressante. Pour autant, l'observation de Charles Guené est très juste : toutes les collectivités ont un « épiderme » très sensible. Ainsi, à tort ou à raison, on constate parfois dans certaines régions, notamment les plus grandes, que les élus locaux éprouvent un sentiment de recentralisation au niveau régional.

Pour ma part, je ne me prononcerai pas sur ce point mais j'entends ce type de remarques. J'ai bien compris que votre proposition ne visait pas à confier à la région l'évaluation mais qu'il s'agit d'un champ qui est intéressant. Elle suscite de ma part, de manière spontanée, la suggestion suivante.

Le Sénat va bientôt discuter de la loi 4D. Le texte de loi ainsi proposé par le Gouvernement comporte un article sur la Conférence territoriale de l'action publique (CTAP) à laquelle on envisage de confier la définition de stratégies de développement, ce qui peut poser question. La CTAP a été conçue comme un lieu de dialogue et d'échange, sa création s'est inspirée d'une initiative mise en oeuvre par la région Bretagne dont le président, Jean-Yves Le Drian, avait choisi de rencontrer de temps en temps les présidents d'agglomération pour échanger et discuter avec eux. Cette instance est sans doute nécessaire, mais ne possède pas de pouvoir décisionnel et ne peut imposer quoi que ce soit aux collectivités.

Cependant, dans la mesure où le préfet, la région et les départements y sont présents, ne pourrait-on pas confier à la CTAP la définition d'un programme d'évaluation de politiques par région ? Néanmoins, il conviendrait de préciser qui assurerait la responsabilité de cette évaluation. S'agirait-il d'une entité indépendante ou de l'État, à travers le préfet ? Qui contribuerait à cette évaluation ? Les régions ? Les départements ? Les métropoles ? Les CESE ? L'INSEE ? Il conviendrait enfin de rendre compte de ces évaluations (peut-être une fois par an) et de prévoir ainsi un retour auprès des habitants.

Il me semblerait intéressant d'intégrer cette suggestion dans la loi 4D.

M. Bernard Delcros. - Merci monsieur l'inspecteur général pour votre analyse de la situation et de ce sujet très important que constitue l'évaluation. Je suis tout à fait en phase avec vos propos : la France accuse bel et bien une véritable carence en matière d'évaluation. Ces évaluations, qui doivent s'effectuer en continu, sont pourtant nécessaires, à la fois pour les acteurs publics, les élus, ceux qui pilotent et mettent en oeuvre les politiques publiques, et pour les citoyens. Il faut donc leur rendre accessibles ces évaluations et développer une culture de l'évaluation « positive ». Or, celles-ci sont souvent vécues, vous l'avez rappelé, comme étant subies et presque assimilées à des contrôles. Un large travail reste donc à faire, auquel nous devons tous nous associer.

Vous avez rappelé à juste titre que nous disposons d'ores et déjà d'un certain nombre de ressources en matière d'évaluation. Ces moyens existent au niveau national. En revanche, l'élu du Cantal que je suis et qui a pendant très longtemps présidé des intercommunalités ou des communes rurales de taille modeste ne peut que confirmer que ces moyens sont très peu nombreux au niveau local. Dès lors, se pose la question de l'échelle adéquate à laquelle doit intervenir l'évaluation. Où cette échelle doit-elle se situer ? Doit-elle être purement locale ou régionale ?

Il me semble que vous préconisez plutôt une échelle régionale. Cependant, dans nos territoires ruraux, la région est perçue comme une entité très éloignée de la réalité, voire comme une tutelle, pour reprendre les termes de Charles Guené. Si l'on se réfère simplement à une carte de France, l'échelon régional peut sembler pertinent. Néanmoins, du point de vue des territoires les moins denses ou les plus petits, l'échelle départementale a ceci d'intéressant qu'elle permet d'assurer le lien nécessaire avec le niveau local. Les départements disposent d'ailleurs de la compétence de solidarité territoriale. Par conséquent, ne conviendrait-il pas de travailler à cet échelon ? Quoi qu'il en soit, il existe des liens de proximité entre les acteurs publics qui se situent au niveau local et à l'échelon départemental.

Enfin, les compétences partagées sont nombreuses et, dans certains domaines, elles sont inévitables. Pour autant, existe-t-il en la matière des marges de progrès ou des champs sur lesquels des compétences aujourd'hui partagées pourraient demain incomber à un interlocuteur spécifique (État ou collectivités) ? Serait-il intéressant d'avancer et d'ouvrir de nouvelles marges dans ce domaine ?

M. Lucien Stanzione. - Merci madame la présidente et merci monsieur l'inspecteur général pour votre rapport et votre présentation.

Je voudrais simplement souligner quelques aspects. En particulier, alors que nous évoquons l'évaluation depuis de nombreuses années, nous rencontrons toujours beaucoup de difficultés à l'appliquer dans un certain nombre de secteurs et, plus encore, à la mettre en oeuvre de façon croisée.

Ces évaluations peuvent porter sur les productions, les procédures et les processus en cours. Ces derniers s'avèrent les plus difficiles à évaluer. Par exemple, dans le cadre de l'évaluation des politiques partagées de l'État et des collectivités territoriales, il est difficile d'identifier les process en cause. Il me semblerait donc intéressant d'examiner plus précisément ce point.

Comme vous l'avez mentionné, l'évaluation renvoie également à la formation. À cet égard, nous avons malheureusement appris la fermeture de l'ENA, qui devrait être remplacée par une autre entité qui reste à préciser. Cependant, l'ENA dispose tout de même d'outils d'évaluation intéressants et il conviendrait donc d'en tenir compte avant de tout supprimer.

Ensuite, vous avez évoqué le CNFPT, qui est implanté au niveau des régions et des départements. Toutefois, il est partie prenante puisqu'il est l'émanation de collectivités territoriales. Or, la neutralité en matière d'évaluation est essentielle. Celle-ci ne peut donc être mise en oeuvre ni par la région ni par l'État, tous deux acteurs sur le terrain au niveau régional ou départemental.

À mon sens, il conviendrait de confier cette évaluation à un organisme complètement autonome, qui serait transversal et pourrait se prévaloir d'une totale indépendance dans ses points de vue. La présidente a cité le CESE, qui pourrait effectivement constituer une telle instance. Néanmoins, il en existe aussi une autre : la nôtre. En effet, le Sénat travaille sur les questions liées aux collectivités territoriales (comme en témoigne notre délégation) ainsi que sur les politiques de l'État, puisque nous participons à l'élaboration des textes de loi. Dans ces conditions, peut-être aurions-nous un rôle à jouer sur les territoires en matière d'évaluation des politiques publiques, qu'elles soient d'État ou territoriales.

Madame la présidente, je vous soumets donc cette idée.

M. Bruno Acar, inspecteur général de l'administration - Pour poursuivre le débat sur la place de la région, qui représente une préoccupation importante, je rappellerai que notre rapport propose de confier l'élaboration d'un programme d'évaluation à la CTAP. Ce programme ne serait pas imposé par la région mais donnerait lieu à une discussion avec l'État et l'ensemble des collectivités présentes. Cela nous paraît effectivement une idée intéressante.

On pourrait également envisager l'appui d'un conseil scientifique qui réunirait les ressources existantes au sein du territoire régional (les conseils économiques et sociaux régionaux, les universités, etc...). Ce conseil scientifique apporterait un appui méthodologique et pourrait être le garant de la démarche. De son côté, le CTAP définirait le programme d'évaluation et en assurerait le suivi, la région jouant uniquement un rôle de coordination et peut-être d'identification des ressources disponibles. En revanche, elle ne jouerait en aucun cas un rôle d'opérateur. Ces opérateurs pourraient être multiples et inclure notamment des prestataires privés, ce qui supposerait naturellement que la CTAP dispose des moyens, y compris financiers, d'assurer ces évaluations. La CTAP me semble constituer un lieu intéressant en même temps qu'unique, puisque l'État et toutes les collectivités y sont représentés et que son champ de compétence est fortement marqué par cette question de la coopération territoriale.

Madame la présidente, dans votre propos introductif, vous m'avez interrogé sur les suites que pourrait trouver cette réflexion sur l'évaluation partagée. À cet égard, j'attirerai votre attention sur l'un des articles de la loi 4D qui prévoit la possibilité pour les départements et les régions de solliciter les chambres régionales des comptes pour effectuer des évaluations, ces chambres faisant déjà partie du processus d'évaluation mis en oeuvre au niveau national par la Cour des comptes. Un schéma similaire à celui qui permet au parlement de saisir la Cour des comptes serait donc mis en place au niveau régional. Les chambres régionales des comptes disposent effectivement de ressources intéressantes dans ce domaine.

Toutefois, une telle approche pose des questions complexes en matière de moyens et de culture. C'est la raison pour laquelle le projet de loi n'a prévu à ce stade cette possibilité que pour les régions, les départements et non pour le bloc communal. Je pense que les chambres régionales des comptes craignent d'être submergées par les demandes et de ne pas pouvoir y donner suite.

La région semble donc être un périmètre adéquat notamment en ce qui concerne cette fonction de coordination.

Monsieur le sénateur, vous posiez la question des périmètres pertinents pour l'évaluation. Dans notre rapport, nous considérons que ces périmètres ne renvoient pas au découpage institutionnel (circonscriptions régionales, départements, etc...) mais aux territoires pertinents pour l'exercice d'une politique publique. Ces territoires peuvent être extrêmement différents selon la politique évaluée et ne coïncident pas nécessairement avec les découpages administratifs mais doivent plutôt les transcender ou les « mixer ».

Dès lors, un des premiers objets de l'évaluation consiste à déterminer le territoire sur lequel doit s'effectuer l'évaluation. Il peut s'agir du département, notamment pour l'exercice d'un certain nombre de compétences dans le domaine social. Cependant, encore une fois, l'évaluation peut s'exercer sur un périmètre qui s'affranchit des découpages administratifs. L'évaluation doit en outre impliquer tous les acteurs publics concernés, des départements aux communes. L'enjeu lié au périmètre nous paraît ainsi essentiel.

Je reviens maintenant sur les questions de formation et d'acculturation à la problématique de l'évaluation. Cette acculturation doit être mise en oeuvre auprès de deux catégories d'acteurs essentiels, au premier rang desquels se trouvent les élus locaux. Dans les collectivités, ces élus sont souvent peu impliqués dans les processus d'évaluation et sont rarement à l'origine des propositions d'évaluation. Le suivi en est, en outre, très distendu. Au mieux, il est procédé à une restitution des résultats de l'évaluation devant la commission compétente. Dès lors, compte tenu du caractère relativement technocratique de cette démarche, l'évaluation reste pour les élus un objet complexe et lointain qui ne présente pas toujours d'enjeu politique.

Dans ces conditions, les services d'évaluation doivent donc parvenir à travailler avec les élus afin que l'évaluation devienne pour eux un enjeu important. De ce point de vue, le lien avec le processus de décision est essentiel. Les élus ne s'intéresseront à l'évaluation que lorsqu'ils constateront son impact sur la politique menée par la collectivité.

Nous avons constaté dans quelques collectivités (en Bretagne) que les résultats d'une évaluation y étaient présentés en même temps que la délibération qui en tire les conséquences. Ainsi, on ne dissocie pas la présentation de l'évaluation de son impact sur l'action publique. Les vice-présidents présentent donc ces évaluations et évoquent aussitôt après les enseignements qu'ils en tirent.

Cette approche me semble intéressante dans la construction de l'évaluation, mais elle renvoie aussi à une autre difficulté : celle du calendrier de l'évaluation par rapport au calendrier politique. Nous savons qu'au cours d'un mandat, certains moments sont plus favorables que d'autres au lancement d'une évaluation et à la présentation de ses résultats. Cet élément doit être pris en compte, quitte à ce que, dans la conduite de l'évaluation, on mette en place des moyens moins lourds et qu'on aboutisse à une enquête plus synthétique. Le rapport d'évaluation pourra ainsi être publié au moment opportun, lorsqu'il pourra avoir un impact.

Nous avons précédemment rédigé un rapport sur la formation des élus locaux, qui a ensuite trouvé une traduction législative. Nous avons alors constaté que la dimension de l'évaluation était très peu présente dans les formations dispensées aux élus.

La seconde catégorie d'interlocuteurs dont la formation et l'acculturation sont essentielles renvoie aux fonctionnaires de l'État et territoriaux. Vous avez raison de souligner que des formations et une expertise sont d'ores et déjà en place en la matière et qu'elles devront être pérennisées. Cependant, au-delà de la pérennisation de ces ressources, il est important que les écoles de service public (qu'il s'agisse des écoles de l'État ou territoriales) travaillent ensemble sur ce sujet.

Par ailleurs, ces formations et l'expertise acquise en matière d'évaluation doivent également être mises en valeur dans les parcours et reconnues comme des éléments positifs dans la carrière des évaluateurs. C'est toutefois encore très loin d'être le cas aujourd'hui.

Cet enjeu d'acculturation est donc absolument essentiel.

Mme Françoise Gatel, présidente. - Merci monsieur l'inspecteur, général. Je partage totalement votre point de vue. Je reviendrai tout d'abord sur la valorisation de l'évaluation. Actuellement, dans le secteur privé, notamment dans l'industrie et, de plus en plus, dans les services, la fonction de contrôle qualité est extrêmement valorisée. Elle est de plus en plus présente en raison des exigences des clients de ces entreprises. Je pense qu'évaluer une politique publique revient à procéder à ce contrôle de qualité, c'est-à-dire à un contrôle d'efficacité et de conformité par rapport à la loi, etc...

Par ailleurs, nous avons effectivement voté un certain nombre de dispositions en faveur de la formation des élus et avons retenu l'idée d'un catalogue de formations qui ferait partie du « bagage » culturel et technique que les élus se devraient d'acquérir. Nous devrons être très attentifs à ce que ce catalogue comporte un volet évaluation et je ne manquerai donc pas de le rappeler à Mme la ministre. En effet, pour avoir été la rapporteure de ces dispositions, je ne me souviens pas que cette nécessité de l'évaluation ait été mise en avant au cours des auditions que nous avons organisées à cette occasion.

Vous avez évoqué la distorsion entre la culture de l'évaluation et la capacité à la mettre en oeuvre selon la taille des collectivités. À mon sens, dans les petites communes, cette évaluation intervient lors des élections.

Vous avez également cité l'exemple de certaines collectivités où, lors des assemblées délibérantes, les évaluations et les décisions qui en découlent sont présentées les unes à la suite des autres. Cela fait écho à un rapport qui a été présenté au Sénat sur la démocratie participative. Dans ce cadre, nos collègues rapporteurs ont bien exprimé l'enjeu d'un diagnostic partagé. Nos concitoyens doivent ainsi être associés à la compréhension de la complexité des choses pour pouvoir ensuite accepter les décisions prises par les élus, même si celles-ci ne correspondent pas à leurs attentes. Ces décisions seront légitimées parce que le diagnostic aura été partagé en amont. Il me semble que cette remarque s'applique également à la démarche que vous évoquez et à l'enjeu de l'évaluation en termes de démocratie.

Comme Bernard Delcros l'a souligné, l'échelon pertinent d'une évaluation varie en fonction des politiques publiques concernées. Selon les cas, cet échelon peut se situer au niveau des bassins de vie, de certains espaces départementaux ou du département lui-même. Le département possède en particulier une compétence sociale extrêmement forte qui s'articule parfois avec des compétences de l'État.

Vous avez évoqué à ce sujet la nécessité de sortir du périmètre administratif pour se focaliser sur les bassins de vie. Par exemple, au sein de mon département, l'Ille-et-Vilaine, en raison du bassin de vie qu'elle couvre, une communauté d'agglomération se situe à l'intersection de trois départements et de deux régions. En l'occurrence, l'évaluation d'une politique croisée devra donc s'opérer à cette échelle.

Par ailleurs, il est nécessaire que l'évaluation soit faisable, établie, programmée et systématique, et qu'elle soit gérée par un opérateur neutre pour éviter que la région ou le département en question ne s'autoévalue. Dans le même temps, il convient de déterminer quelle est l'entité qui dispose de l'autorité pour mener cette évaluation et qui est en mesure de mobiliser les moyens nécessaires.

Dans le cadre de la loi 4D, les départements et les régions ont la capacité de faire appel à la Cour des comptes. Puisque tous les acteurs (État, régions, départements, établissement public de coopération intercommunal - EPCI -) sont présents au sein de la CTAP, il me semblerait intéressant que cette instance soit chargée de la définition d'un programme d'évaluation des politiques croisées. En effet, la définition de ce programme me semble devoir être coordonnée et cooptée.

Reste également à savoir qui sera responsable de sa mise en oeuvre et de son exécution. Devraitil s'agir du préfet ? Dans tous les cas, ce maître d'ouvrage ou cet exécuteur devra être en mesure de mobiliser les services des uns et des autres. Il devra par exemple être à même d'ordonner à l'INSEE, aux CESE ou aux régions de fournir les éléments nécessaires. Ne serait-ce pas à ce niveau que la Cour des comptes devrait intervenir et jouer un rôle d'opérateur ? Dans ce cadre, les chambres régionales des comptes n'exerceraient pas uniquement une fonction de contrôleur, mais également d'évaluateur tout en ayant le mérite d'être neutres et de posséder un savoir-faire dans ce domaine. Pour autant, chaque chambre régionale des comptes devra ordonnancer des priorités.

M. Bernard Delcros. - Les indicateurs de l'évaluation suscitent également un certain nombre de questions. En effet, selon les territoires, les élus peuvent poursuivre des objectifs différents à travers les politiques publiques qu'ils mènent. Dans ces conditions, ces indicateurs ne peuvent pas être les mêmes partout, mais doivent tenir compte des choix et des stratégies de politiques territoriales portés par ceux qui bénéficient de la légitimité du suffrage universel.

Il convient par conséquent de prendre garde à des évaluations qui arriveraient « d'en haut » et s'appuieraient sur des indicateurs qui ne correspondent pas aux priorités locales fixées par les élus.

M. Lucien Stanzione. - Madame la présidente, votre suggestion d'un recours à la chambre régionale des comptes m'interroge. En effet, le travail effectué par la Cour des comptes ou dans les chambres régionales, notamment s'agissant de leurs relations avec les collectivités territoriales, ne s'inscrit vraiment pas dans un processus d'évaluation au sens universitaire ou scientifique du terme. Pour ma part, je crains que si nous confions à la chambre régionale des comptes cette mission, nous obtenions une vision purement budgétaire et centrée sur les dépenses. Or, il ne s'agit là que d'un aspect de l'évaluation.

Je ne suis pas certain que la chambre régionale des comptes soit à même d'assumer ce genre de travail.

Mme Françoise Gatel, présidente. - Les propos de mon collègue sont tout à fait utiles puisqu'ils me permettent notamment de préciser qu'à mon sens, la chambre régionale des comptes ne pourrait se voir confier une telle fonction qu'à la condition qu'elle soit totalement transformée. Ainsi, elle ne devrait plus s'inscrire dans une évaluation de sanction rigide. Ce n'est d'ailleurs pas un grief de ma part : en réalité, la chambre régionale des comptes procède aujourd'hui à une analyse factuelle et technique par rapport à la loi. J'évoquais donc une mise à contribution de la chambre régionale des comptes moyennant un profond changement de culture.

Ensuite, j'ai beaucoup apprécié le dernier propos de notre collègue Bernard Delcros : il ne peut pas y avoir d'évaluation si, en amont de l'affirmation d'une politique publique, nous n'avons pas défini des indicateurs. À cet égard, j'ai pu constater que, dans certaines collectivités ou intercommunalités soumises à l'obligation d'établir un schéma de mutualisation, les élus se limitaient à l'élaboration d'un tel schéma tandis que, dans d'autres, ils l'accompagnaient d'indicateurs d'évaluation. Ceux-ci avaient ainsi déterminé comment ils allaient mesurer l'atteinte de leurs objectifs. Ces derniers sont librement déterminés et peuvent paraître anachroniques pour d'autres collectivités, mais pour un département, la hiérarchie de ces objectifs relève de la libre administration des collectivités et ne peut donc faire l'objet d'un jugement de valeur. Toutefois, dans le cas de politiques croisées, cela suppose une harmonie en amont entre ce qui relève de l'État et des priorités du département.

M. Bruno Acar, inspecteur général de l'administration - Vous avez esquissé une instance chargée du pilotage de l'animation politique de la démarche d'évaluation partagée et avez également évoqué une fonction d'opérateur. Ces éléments permettent effectivement d'avancer sur ce sujet. La CTAP, au niveau territorial, constitue probablement l'instance qui pourrait assurer le pilotage, l'animation et le suivi de l'évaluation. Parce qu'elle réunit des élus et des représentants de l'État, elle permettrait de discuter du périmètre, des objectifs et des indicateurs de cette évaluation, de sorte que tous les acteurs pourraient se retrouver dans les enjeux de cette dernière. Le calendrier de l'évaluation et les modalités de mise en oeuvre des opérateurs pourront également y être discutés.

Cette instance devra définir quel est l'opérateur qu'il conviendra de privilégier. Parmi les opérateurs potentiels, les services des collectivités, qu'il s'agisse des régions ou de certains départements et intercommunalités, disposent de ressources intéressantes qu'il convient de valoriser. Toutefois, le processus d'acculturation doit se stabiliser dans les collectivités. En effet, si l'évaluation a progressé, elle reste malgré tout fortement concentrée dans les grandes collectivités. De plus, l'évaluation est un processus fragile : la mission évaluation est souvent affectée par les réorganisations que peuvent mettre en oeuvre les collectivités.

Enfin, concernant la publicité des rapports, on constate un contraste important entre les évaluations produites par les services de l'État, notamment au niveau national, dont environ 60 % sont rendues publiques, et celles produites par les collectivités, plus complexes, dont seules 20 % donnent lieu à la publication d'un rapport.

Pour revenir aux opérateurs, les régions ne sont pas les seuls acteurs disposant de ressources intéressantes. Les universités, le CESE, certains prestataires privés et les chambres régionales des comptes peuvent également apporter une expertise. Les chambres régionales des comptes ne constituent cependant qu'un outil mobilisable parmi d'autres.

Vous avez souligné à ce propos que l'évaluation ne peut pas se limiter à une dimension budgétaire. À mon sens, une telle approche ne peut effectivement que la desservir. Cependant, les chambres régionales des comptes me semblent avoir développé une réelle expertise en matière d'évaluation. Néanmoins, ce type de démarches suppose une relation de confiance qui peut être différente d'un territoire à un autre.

Le recours aux chambres régionales des comptes me semble une solution intéressante mais, encore une fois, celles-ci doivent se situer parmi une pluralité de ressources disponibles.

Mme Françoise Gatel, présidente. - Merci beaucoup monsieur l'inspecteur général, votre rapport est fort pertinent. Vous avez pu observer comment nous nous apparentons à un modeste think tank. Quoi qu'il en soit, nous sommes très heureux que des contributions telles que la vôtre puissent nourrir notre réflexion de législateurs animés du souci de l'efficacité de l'action publique. Il est important et positif que des rapports comme le vôtre puissent trouver ici un écho et soient ainsi pris en compte.

La séance est levée à 11 heures 08.