Mercredi 7 juillet 2021

- Présidence de Mme Annick Billon, présidente -

Audition de M. Éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux, ministre de la justice

Mme Annick Billon, présidente. - Monsieur le ministre, chers collègues, nous avons le plaisir d'accueillir, pour la première fois au sein de notre délégation, Éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux et ministre de la justice.

Parmi les politiques publiques entrant dans le champ de votre portefeuille ministériel, deux recouvrent des sujets majeurs pour notre délégation : la lutte contre les violences domestiques et la lutte contre le système prostitutionnel.

S'agissant de la lutte contre les violences faites aux femmes, comment ne pas s'indigner de l'effroyable réalité des chiffres qui nous sont rappelés à chaque féminicide ? Aujourd'hui, en France, ce sont plus de 210 000 femmes chaque année qui sont victimes de violences commises dans le cadre intrafamilial. 146 femmes ont été tuées en 2019, 90 en 2020, année toutefois particulière car marquée par la crise sanitaire et les confinements successifs. On compte déjà, d'après un collectif de recensement, 58 féminicides depuis le début de l'année 2021. Le dernier féminicide recensé a été commis vendredi dernier à Bordeaux, alors que la victime avait déposé plainte à deux reprises contre son ex-compagnon, qui avait été placé sous contrôle judiciaire avec interdiction d'entrer en contact avec elle. Cette dernière affaire, comme tant d'autres, démontre les limites des mesures visant à protéger les femmes en danger et celles du suivi des auteurs de violences.

Pourtant, aujourd'hui, les multiples constats dressés par les rapports d'inspection successifs sont connus et ont donné lieu à des adaptations de nos outils législatifs.

Ainsi, le rapport de l'Inspection générale de la justice sur « les homicides conjugaux », publié en octobre 2019, avait pointé diverses insuffisances dans le traitement judiciaire des violences du point de vue à la fois du suivi des auteurs de violences et de la protection des victimes, parmi lesquelles :

- le déroulement de l'enquête préliminaire ;

- une incapacité des acteurs de la chaîne judiciaire à repérer les situations de violences du fait d'un cloisonnement ou d'une mauvaise coordination entre les services ;

- le faible taux de plaintes transmises au parquet ;

- l'absence d'exploitation des « mains courantes » et la qualification parfois erronée des faits qui y sont mentionnés.

En outre, dans le cadre du Grenelle de lutte contre les violences, le groupe de travail « Justice » avait souligné l'intérêt de certaines « bonnes pratiques » mises en oeuvre par certaines juridictions concernant par exemple :

- le suivi des conjoints violents (TGI de Saintes et de Clermont-Ferrand) ;

- le suivi des sortants de prison (parquet de Toulouse) : avec la mise en oeuvre du protocole « Vigilance violences 31 » ayant pour but d'évaluer la dangerosité des détenus auteurs de violences sur le point de sortir de prison et de protéger les victimes par une action conjointe du parquet, des services pénitentiaires et des associations de protection des victimes ;

- la mise en place de filières d'urgence pour le traitement des violences conjugales (TGI de Créteil, Rouen ou Angoulême).

Toutefois, la nécessité de passer des bonnes pratiques locales à la mise en oeuvre d'une politique publique cohérente de lutte contre les violences conjugales est aujourd'hui incontournable. Le rapport de l'IGJ d'octobre 2019 et le Grenelle ont abouti à un arsenal législatif étoffé, récemment enrichi par les dispositions de la loi « Pradié » de décembre 2019 visant à agir contre les violences au sein de la famille et celles de la loi de juillet 2020 visant à protéger les victimes de violences conjugales, sur lesquelles peut s'appuyer le Gouvernement pour lutter contre les violences domestiques. Ces textes ont permis d'accélérer la délivrance des ordonnances de protection, d'empêcher que l'inscription au registre des mains courantes ne se substitue au dépôt de plainte, de faciliter l'attribution de téléphones grave danger (TGD). Ils ont autorisé la saisie des armes, introduit le bracelet anti-rapprochement (BAR) et prévu une suspension de plein droit de l'exercice de l'autorité parentale. Les outils juridiques existent, mais leur mise en oeuvre demeure à l'évidence incomplète, voire défaillante.

Les insuffisances de la chaîne pénale sont encore trop souvent constatées et peuvent avoir des conséquences dramatiques. Les récents féminicides commis à Mérignac, en Gironde, et Hayange, en Moselle, en mai dernier, ont fait l'objet de rapports d'inspection rendus publics par le Gouvernement. Ces rapports ont fait état de plusieurs dysfonctionnements au niveau local dans le partage d'informations et la coordination des acteurs sur le terrain. Ils ont également souligné l'importance d'une réelle évaluation de la dangerosité des auteurs de violences conjugales et la nécessité d'une attention renforcée à la protection des victimes. En outre, la mission d'inspection sur le meurtre d'Hayange a invité les ministères de l'intérieur et de la justice à unifier leurs recommandations. La multiplication des directives respectives des deux ministères complique en effet l'action des services locaux.

Outre le manque de coordination entre les forces de sécurité intérieure et les magistrats, la trop grande segmentation de la chaîne pénale et le cloisonnement des informations entre magistrats d'une même juridiction sont particulièrement préjudiciables à la protection et à la prise en charge coordonnée des victimes. Le système se montre souvent incapable d'identifier efficacement les victimes de violences et d'anticiper les dangers auxquels elles sont confrontées.

Nous avons déjà regretté, à de nombreuses reprises, que la protection des victimes de violences conjugales reste très aléatoire et inégale selon les territoires. Elle dépend, finalement, de la plus ou moins grande implication des professionnels dans la lutte contre ce fléau. Parmi les récentes mesures annoncées par le Gouvernement pour renforcer la protection des victimes de violences et s'assurer de la pleine mobilisation et coordination de l'ensemble des acteurs compétents, figurent notamment :

- l'augmentation du nombre de TGD mis à disposition et l'élargissement des situations dans lesquelles ils sont attribuables ;

- un plan de renforcement du recours au bracelet anti-rapprochement pour accélérer la mise en oeuvre du dispositif. Vous avez, pour ce faire, Monsieur le ministre, publié une dépêche le 27 mai dernier à destination des parquets prévoyant la désignation d'un référent national et de référents au sein de chaque parquet.

Nous aimerions donc vous entendre, Monsieur le garde des Sceaux, sur le bilan chiffré des différents dispositifs de protection des victimes aujourd'hui à la disposition des magistrats : téléphones grave danger, délivrance des ordonnances de protection, recours aux bracelets anti-rapprochements notamment. Il nous semble que la montée en puissance et la pleine application de ces dispositifs se font encore attendre alors qu'il y a urgence à les mobiliser.

S'agissant de la mise en oeuvre d'une politique publique cohérente à l'échelle nationale, quelles ont été les actions menées par votre ministère pour recenser puis généraliser les bonnes pratiques mises en oeuvre localement par certaines juridictions ?

Certains experts nous avaient suggéré la mise en place d'un parquet spécialisé dans les violences conjugales, comme c'est le cas pour le terrorisme : qu'en pensez-vous ?

Enfin, on le sait, le nerf de la guerre contre les violences faites aux femmes, c'est bien la mobilisation de moyens humains et budgétaires, pour lesquels les besoins sont considérables. La sensibilisation et la formation des magistrats doivent être poursuivies ; des moyens adéquats doivent être mobilisés ; la chaîne pénale et le partage d'informations doivent être décloisonnés, et cela sur l'ensemble du territoire pour que la défense et la protection des victimes ne soient plus soumises à une forme de « loterie judiciaire ». Quel budget votre ministère consacre-t-il aujourd'hui au financement global de cette politique publique ?

S'agissant du second sujet qui nous préoccupe aujourd'hui, la lutte contre le système prostitutionnel, je serai plus brève en vous rappelant notamment la lettre ouverte que notre délégation vous a adressée le 16 avril dernier, de même qu'à trois autres de vos collègues membres du Gouvernement. Dans ce courrier, nous vous interpellions, à l'occasion du cinquième anniversaire de la loi du 13 avril 2016 visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes prostituées, sur l'application inégale de cette loi sur l'ensemble du territoire.

En matière de protection et d'accompagnement des personnes prostituées tout d'abord, tous les départements n'ont pas mis en place les commissions départementales de lutte contre la prostitution, chargées d'organiser et de coordonner l'action en faveur des victimes, auxquelles les magistrats sont parties prenantes. Environ un quart des départements en sont encore dépourvus. Par ailleurs, un tiers des commissions départementales mises en place n'ont pas encore commencé à examiner des parcours de sortie de la prostitution.

Quel est le degré d'implication de votre ministère dans l'encouragement à la mise en place effective de ces commissions dans chaque département, en lien avec le ministère de l'intérieur ? Avez-vous émis des recommandations en direction des procureurs qui y siègent afin de les inciter à être leaders dans l'application de la loi de 2016 dans leur département ?

S'agissant du second volet de la loi qui prévoit de pénaliser et de responsabiliser le client en créant une nouvelle infraction d'achat d'acte sexuel, les résultats obtenus sont également mitigés sur l'ensemble du territoire, voire insuffisants. Un renforcement de l'application de cette politique pénale est nécessaire. Cette nouvelle infraction est au final peu constatée tandis que les verbalisations sont concentrées sur un petit nombre de territoires. L'interdiction d'achat d'actes sexuels n'est une réalité que dans certains départements et la grande majorité des verbalisations est intervenue en région parisienne. Enfin, les stages de sensibilisation à la lutte contre l'achat de services sexuels ne sont que très peu développés.

En l'espace de cinq ans, la prostitution a changé de visage et a connu des évolutions de fond majeures : la prostitution de rue a fortement diminué pour se déporter vers des zones périphériques tandis que la prostitution en intérieur, dite prostitution « logée », s'est fortement développée, à l'abri des regards. En outre, les victimes de la prostitution se sont progressivement déplacées de l'espace public vers l'espace numérique ou privé.

Comment tenir compte de ces évolutions et adapter en conséquence les réponses de l'ensemble de la chaîne pénale au phénomène de la prostitution ?

Enfin, et ce sera ma dernière question sur ce sujet, comment appréhender, sur le plan judiciaire, la recrudescence de la prostitution des mineurs, phénomène inquiétant et aujourd'hui très difficile à traiter ? Le nombre de dossiers d'adolescentes prostituées aurait été multiplié par sept depuis 2015.

M. Éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux, ministre de la justice. - Il me revient aujourd'hui l'honneur de vous présenter le bilan des mesures mises en oeuvre par mon ministère à la suite du Grenelle contre les violences conjugales. Je le ferai avec humilité, ces dernières semaines ayant été marquées par la mort de plusieurs femmes tombées sous les coups de leur conjoint. Je veux aussi le faire avec conviction, des efforts sans précédent ayant été réalisés par les juridictions et par les services du ministère. Ma détermination, comme la vôtre, est sans faille pour lutter contre ces violences indignes de notre civilisation.

Vous m'interrogez sur le bilan chiffré. Les chiffres, bien que rébarbatifs, sont plus explicites que les mots lors du bilan.

Depuis cinq ans, le budget de l'aide aux victimes de violences intrafamiliales a augmenté de 25 %. Les crédits spécifiquement dédiés aux associations ou aux dispositifs d'aide aux victimes de violences conjugales représentent un budget de 18 millions d'euros en 2021. S'y ajoutent 4,5 millions d'euros de subventions directes aux associations d'aide aux victimes, et 13,5 millions d'euros pour les dispositifs spécifiquement dédiés à la protection des victimes. J'entends bien évidemment continuer cet effort pour le prochain budget, en cours de discussion.

Au 5 juillet 2021, 234 bracelets anti-rapprochement ont été prononcés, 163 d'entre eux sont actifs. Vous en aviez prévu le déploiement par la loi du 28 décembre 2019. Je me suis engagé à ce que 1 000 dispositifs soient disponibles en septembre 2020, cet objectif a été tenu. En quatre mois, toutes les juridictions ont été dotées de cet équipement, sans plafond d'emploi. Dès qu'un bracelet est attribué, un autre est commandé pour que les stocks restent constants. J'ai affirmé avec véhémence qu'ils n'avaient pas vocation à rester dans les tiroirs. Personne ne pourra nous reprocher de ne pas en avoir livré suffisamment. En revanche, on peut penser qu'ils n'ont pas été attribués comme ils auraient dû l'être. Nous y reviendrons.

Je rappelle également que la victime a son mot à dire concernant l'attribution du bracelet. Parfois, elle ne souhaite pas que son conjoint en soit porteur. Les associations oublient de le rappeler. Nous devrons en discuter, pour savoir si nous devons outrepasser la volonté de la victime, pour être, peut-être, plus efficaces, mais, dans ce cas, aussi plus intrusifs.

Par deux dépêches signées les 19 et 27 mai 2021, qualifiées par certains de « comminatoires », j'ai attiré l'attention des juridictions sur ce dispositif. J'ai demandé qu'un référent soit nommé dans chaque cour d'appel et dans chaque tribunal judiciaire. En quelques semaines, nous avons assisté à une véritable accélération du prononcé du bracelet anti-rapprochement. Depuis le début du développement de la mesure, nous dénombrons 146 demandes d'intervention des forces de sécurité intérieure à la suite du déclenchement d'une alarme. Ce sont autant de crimes évités qui ne feront jamais la Une des journaux. Il n'a échappé à personne ici que l'on développe, parfois à des fins politiciennes d'ailleurs, une vision « fait-diversière » de la justice. La justice, ce n'est pas que les crimes qui sont commis. Elle a pour obligation de punir les criminels mais aussi d'intervenir en amont, ce qui est bien plus compliqué. Même s'il est équipé d'un bracelet anti-rapprochement, vous n'empêcherez jamais un fou furieux d'aller tuer sa femme. Il faut le rappeler.

Autre outil de protection extrêmement efficace, le téléphone grave danger (TGD). Nous comptabilisons en deux ans une augmentation de 434 % dans l'attribution de ces dispositifs aux victimes. Au 30 juin 2021, 2 048 téléphones ont été déployés. 75 % d'entre eux ont été attribués à des victimes, soit 1 529. Les 25 % restants se trouvent dans les juridictions pour faire face aux urgences. Le  Premier ministre vient d'ailleurs d'annoncer une augmentation de ces TGD, pour atteindre le chiffre de 3 000. La commande est déjà passée.

En 2020, nous avons comptabilisé 1 195 déclenchements des forces de sécurité intérieure à la suite d'une alerte de la victime. Là encore, ce sont autant de crimes ou de violences évités, qui ne font bien entendu pas la « Une » des journaux. Y sont soulignées les récidives et pas les catastrophes évitées ou non commises.

Le Grenelle des violences conjugales a également mis l'accent sur l'utilisation insuffisante de l'ordonnance de protection (OP). Vous l'avez rappelé, Madame la présidente, la loi de décembre 2019 a facilité l'accès à cette procédure et a encadré son prononcé dans un délai de six jours. Le BAR fait désormais partie des mesures pouvant être décidées par le juge aux affaires familiales (JAF), s'il est demandé et accepté. Là aussi, j'ai vu des propos colportés, parfois même par des associations, qui ne sont pas véridiques. En matière civile, le consentement est nécessaire, alors que ce n'est pas le cas en matière pénale.

Pour promouvoir cette mesure, un comité national de l'ordonnance de protection a été institué. Sa présidence a été confiée à Ernestine Ronai, responsable de l'Observatoire des violences faites aux femmes de Seine-Saint-Denis. Son rapport d'activité vient d'être rendu, les résultats sont au rendez-vous. Les chiffres démontrent une appropriation par tous du dispositif, avec une augmentation de 66,4 % des demandes et de 76,6 % des décisions rendues, entre 2018 et 2020. Le taux d'acceptation est passé de 61,8 à 66,7 %. En 2020, 4 902 décisions ont été rendues, dont 3 250 acceptant la demande.

La protection des victimes de violences conjugales passe aussi par la protection des enfants qui y sont exposés et qui subissent ainsi un traumatisme majeur. Nous pourrons évoquer ce sujet dans le cadre de nos échanges.

Je souhaite à cet instant vous livrer une réflexion qui est la mienne. Les enfants n'ont accès au statut de victime que lorsqu'un crime est commis. Ce n'est pas le cas lorsque des violences sont commises. Il y a peut-être ici matière à réflexion. L'enfant qui voit des violences exercées sur sa mère, même s'il n'en est pas lui-même victime, est à mes yeux intrinsèquement une victime. Faut-il lui permettre d'accéder à l'institution judiciaire ? C'est une question que je me pose et une des réflexions que je souhaite mener.

Vous mentionnez également certaines bonnes pratiques. Dès mon arrivée à la Chancellerie, j'ai dressé un constat assez singulier. Chaque procureur, dans son ressort, met en place non pas une politique pénale - c'est le Gouvernement qui la décide -, mais des pratiques qui ne sont pas forcément étendues. C'est désespérant. Il existe de très bonnes pratiques qui restent confinées dans les limites du ressort territorial. Un justiciable bénéficiera de bonnes pratiques, alors que celui qui habite dix kilomètres plus loin et qui n'est plus dans le même ressort, n'en bénéficiera pas.

Parmi ces bonnes pratiques, je peux citer la mise en place à Bordeaux d'une convention permettant de distribuer les scellés aux associations caritatives ou encore le développement du recours au téléphone pour contacter les justiciables.

Pour développer ces bonnes pratiques, j'aurais pu prendre une circulaire, qui aurait fini par caler un meuble bancal sans avoir été lue. J'ai préféré faire répertorier ces bonnes pratiques par la conseillère de mon cabinet en charge des bonnes pratiques, qui les a fait remonter avant de les publier sur un site intranet à l'attention des magistrats, de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), de l'administration pénitentiaire et de tout le personnel du ministère, avec la possibilité de consulter ces bonnes pratiques et d'en proposer de nouvelles. J'ai lancé ce moteur de recherche le 18 mars dernier, pour que nous puissions nous approprier ces actions qui fonctionnent. Aujourd'hui, 170 fiches sont recensées en ligne, avec les outils et témoignages permettant à chacun de s'en saisir. Concernant la lutte contre les violences conjugales, 25 dispositifs ont été partagés. Je le dis avec beaucoup de fierté, c'est une véritable réussite. Tout le monde s'en saisit, sur des domaines très différents. Les juridictions partagent ce qui fonctionne bien. Je pense en particulier aux mesures d'hébergement, qui sont fondamentales. Nous savons que la violence s'accentue lorsque le conjoint écarté souhaite revenir dans ce qu'il considère être chez lui. À Bordeaux, des solutions fantastiques ont été trouvées et partagées sur le site afin d'être accessibles à tous les magistrats.

Au-delà du partage des bonnes pratiques, nous travaillons également sur des expérimentations. L'une d'elles porte actuellement sur le suivi des conjoints violents et connaît des résultats très positifs.

Vous avez évoqué un parquet spécialisé dans les violences conjugales, comme c'est le cas en matière de terrorisme. À l'issue du Grenelle, le choix n'a pas été fait de créer des tribunaux spécialisés tels qu'il en existe en Espagne. Tous les tribunaux du pays ne peuvent accueillir une telle juridiction, en raison de leur taille d'abord : une inégalité de traitement en résulterait inévitablement. Je crois que la matière terroriste est tout à fait particulière, avec des spécificités qui nécessitent une juridiction spécialisée. Je pense que tous les magistrats sont en mesure de traiter des violences intrafamiliales dans leur technicité, dans l'appréhension des textes. Hélas, il y a depuis longtemps une habitude de ce type de contentieux.

Je souhaite importer une méthode de travail que je suis allé voir en Espagne récemment. Ce pays connaissait un taux extrêmement important de féminicides. En 2004, il s'est emparé du problème et a voté une loi-cadre. Nous nous en sommes beaucoup inspirés. Des universitaires ont expertisé 40 000 dossiers. Ils en ont dégagé des critères permettant d'évaluer la dangerosité du conjoint, selon cinq strates. Le taux d'erreur s'établit à 3 %. Pour cela, ils recueillent, dans la déposition initiale de la victime, les réponses à 37 questions. C'est de l'intelligence artificielle. Une grille de lecture leur permet d'évaluer la dangerosité du conjoint. Si elle est extrême, ils prennent alors les mesures qui s'imposent. J'étais avec le directeur des affaires criminelles et des grâces, M. Christen et nous avons été impressionnés. J'ai demandé aux Espagnols de nous confier les fichiers, ce qu'ils ont accepté. Nous allons travailler avec la CNIL pour importer ce très bel outil chez nous.

La direction des services judiciaires a établi, dans un guide, le parcours idéal du traitement judiciaire d'un dossier de violences conjugales. Nous pouvons considérer qu'au 31 décembre 2020, 72 juridictions ont mis en place les filières de l'urgence ou sont en train de les mettre en place. Le 27 mai dernier, j'ai invité par une dépêche toutes les juridictions à poursuivre dans cette voie et à instituer les comités de pilotage « violences intrafamiliales », mettant autour d'une même table tous les acteurs judiciaires de la lutte contre les violences conjugales. Ils répondent à la nécessité de décloisonner les services, de coordonner les dispositifs tels qu'ils ont été rappelés par les dernières inspections - les affaires dramatiques que vous évoquiez, Madame la présidente. Nous ne pouvons pas réécrire l'histoire. Nous pouvons en revanche imaginer que si les services - de mon périmètre et en dehors - s'étaient concertés, s'ils avaient échangé davantage, la situation serait différente. J'ai insisté de façon claire, comminatoire selon certains - ce que j'assume -, et incité à des rapprochements : tous les intervenants doivent absolument travailler ensemble, de façon bien plus serrée et coordonnée.

La lutte contre les violences conjugales constitue un contentieux de masse, mais il ne peut être traité qu'en faisant du sur-mesure. Il nécessite une mobilisation de tous les instants de tous les acteurs judiciaires. Je veux leur donner les moyens d'agir. J'ai décidé de prévoir des emplois publics spécifiques dédiés à ce contentieux dans les juridictions. J'ai demandé à ce qu'il y ait un référent par juridiction pour traiter et coordonner ces informations qui ne sont pas suffisamment diffusées. Un manque de moyens et de personnel a été évoqué. Nous avons doté les plus grosses juridictions d'un référent et sommes en train de le faire sur toutes les juridictions. Nous souhaitons que quelqu'un puisse répondre immédiatement et assurer cette coordination au sein de chaque parquet. Cinquante-cinq juristes assistants seront déployés sans délai pour traiter les violences conjugales. Ils sont accompagnés de moyens humains saisonniers pour instruire des dossiers en attente. Il y a parfois des signaux forts de plaintes n'ayant pas forcément abouti, mais laissant penser à un risque de récidive. Ces renseignements doivent être pris en considération. J'ai demandé un travail d'archive aux parquets. C'est à cette occasion qu'ils m'ont fait savoir qu'ils avaient besoin d'aide. Je les ai entendus.

J'en viens au deuxième volet de notre réunion : la prostitution. Vous dressez un bilan d'étape de la loi du 13 avril 2016, visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes prostituées. Vous m'interrogez plus précisément sur la mise en place prévue par cette loi des commissions départementales de lutte contre la prostitution, en regrettant qu'elles ne soient pas davantage développées sur le territoire. D'abord, je salue l'apport de ces commissions qui prennent en charge les victimes et ont permis de développer des parcours de sortie de la prostitution, dont le taux de réussite s'élève aujourd'hui à 95 %. Pour autant, si mes services ont diffusé dès le 18 avril 2016 une circulaire de politique pénale afin que les parquets s'emparent au plus vite et au mieux des dispositions de cette loi, je me dois de vous rappeler que ces commissions sont présidées par le préfet, sur lequel je n'ai aucune autorité. Elles ne relèvent donc pas d'une déclinaison de politique pénale.

Vous dressez également le constat d'un investissement perfectible des juridictions dans la pénalisation des clients de la prostitution, s'agissant notamment du recours à la nouvelle infraction d'achat d'actes sexuels. Le constat que vous dressez doit, me semble-t-il, être relativisé. Entre 2016 et 2019, les condamnations pour traite d'êtres humains ont augmenté de 44 %. Celles pour le chef de proxénétisme ont quant à elles augmenté de 68 %. Sur cette même période, nous avons compté 72 % de condamnations pour ces deux délits, avec des peines d'emprisonnement ferme pour une durée moyenne de 24 mois pour la traite d'êtres humains et de 29 mois pour le proxénétisme, preuve s'il en est que les services d'enquête et les juridictions sont investis. Le taux de relaxe est relativement faible : moins de 10 % pour la traite d'êtres humains et 5,2 % en matière de proxénétisme. Le doute, lorsqu'il existe, profite à l'accusé, en dépit de ce que j'ai pu lire et de certaines propositions ayant été faites.

S'agissant des poursuites pour recours à la prostitution d'autrui, le nombre de condamnations est passé de 440 en 2017 à 751 en 2019. Enfin, lorsque le maillage associatif le permet, les parquets accroissent progressivement le recours aux stages de sensibilisation à la lutte contre l'achat d'actes sexuels, à titre d'alternatives aux poursuites pénales. Ils constituaient 29 % des poursuites en 2017 et 36 % en 2020.

Je rejoins cependant votre constat concernant la recrudescence inquiétante de la prostitution des mineurs. On recense 400 mineurs victimes de proxénétisme en 2020, contre 116 en 2016. Cette progression de 70 % en cinq ans est terrifiante. Les victimes de la prostitution sont très majoritairement de jeunes filles, de 15 à 17 ans en moyenne, vulnérables, provenant de tous les milieux sociaux et peinant à prendre conscience de leur statut de victime. Ces jeunes femmes peuvent refuser toute collaboration avec les forces de l'ordre et tout placement pour mise à l'abri. Les dépôts de plainte sont rarissimes. Les réseaux qui les exploitent se structurent, se professionnalisent. Ils s'appuient très massivement sur le cyber. Face à l'ampleur de ce phénomène, un groupe de travail dédié à la lutte contre la prostitution des mineurs, piloté par la procureure générale de Paris, a été mis en place en octobre 2020. Il vient de rendre son rapport final au secrétaire d'État chargé de l'enfance et des familles. De nombreuses préconisations feront l'objet d'un suivi interministériel pour leur mise en oeuvre.

Je veux en outre rappeler l'engagement de mon ministère pour protéger les mineurs victimes contre toutes les formes de violences sexuelles. J'ai pris une dépêche le 8 février 2021 pour rappeler aux procureurs la nécessité de mettre en place une prise en charge spécifique des mineurs victimes de traite des êtres humains. Le ministère de la justice soutient la création d'un premier centre sécurisé, afin d'accueillir ces jeunes qui bénéficieront d'un suivi renforcé en termes d'éducation, d'accompagnement psychologique, judiciaire et sanitaire. Ce centre d'hébergement, géré par l'association Koutcha, sera en mesure d'accueillir douze jeunes mineurs et majeurs jusque 21 ans.

Par ailleurs, le ministère a fait le choix de demander à tous les parquets une actualisation de situation des ressorts en matière de proxénétisme, de cyber proxénétisme et de prostitution des mineurs. L'analyse de ces retours est en cours.

Enfin, vous avez voté à l'unanimité la loi « Billon » du 21 avril 2021 visant à protéger les mineurs de crimes et délits sexuels et d'inceste. Elle nous a permis de réprimer le recours à la prostitution des mineurs de moins de 15 ans en le définissant comme un viol.

Soyez donc assurés de l'engagement sans faille de mon ministère dans la lutte contre ce phénomène d'ampleur.

Mme Annick Billon, présidente. - Merci, Monsieur le ministre. Vous concluez votre intervention sur ma proposition de loi : nous avons réussi à travailler avec le Parlement et le Gouvernement pour qu'elle devienne une loi le 21 avril 2021. Je tiens à vous remercier du travail que nous avons pu mener ensemble sur mon texte de départ.

Concernant la prostitution : nous savons qu'il y a aujourd'hui 40 000 personnes en situation de prostitution et environ 1 300 verbalisations par an. Nous avons donc des progrès à faire en la matière.

S'agissant de la proposition de créer des parquets spécialisés sur les violences intrafamiliales, je suis, comme vous, persuadée que les magistrats sont capables de traiter ces affaires. Une certaine sensibilité est tout de même nécessaire pour bien aborder les violences intrafamiliales faites aux femmes, et aux enfants, lorsqu'il s'agit d'identifier l'emprise notamment. C'est également une question de volonté, d'engagement et de compréhension.

Enfin, une dernière remarque concernant le cloisonnement des services. Lorsque le Grenelle a été lancé par le Gouvernement, certains membres de la délégation ont mené des tables rondes dans leur département pour assurer un « suivi territorial » de la mise en oeuvre du Grenelle. Le constat était assez cruel : des personnes présentes, travaillant dans la lutte contre les violences faites aux femmes, découvraient l'existence de certains outils et l'absence de partage d'information. Je ne serai pas plus longue, je laisse la parole aux nombreux sénateurs et sénatrices présents aujourd'hui.

Mme Laurence Rossignol. - Monsieur le garde des Sceaux, merci pour tous vos chiffres. J'aimerais revenir sur plusieurs sujets, en commençant par la question des juridictions spécialisées et en insistant sur l'articulation entre la justice civile et la justice pénale en matière de prévention et de lutte contre les violences faites aux femmes et aux enfants.

Les féminicides ont acquis une visibilité qu'ils n'avaient pas auparavant. Ils sont sortis de la page des faits divers pour apparaître parmi les violences systémiques. Les cas sont donc mieux connus. Nous nous rendons compte que beaucoup de féminicides sont liés à des situations de ruptures de couple. Certains correspondent à l'aboutissement de violences quotidiennes et répétées, mais une part importante découle d'une rupture. Ces situations, bien souvent, se nouent ou se dénouent dans le cabinet du juge aux affaires familiales. Vous indiquez que tous les juges sont en situation de traiter ces situations de violences intrafamiliales. J'ai envie de penser la même chose. Pour autant, l'analyse des jugements civils de séparation ne dit pas toujours cela. Certaines situations de violence ne sont pas identifiées dans le cabinet du juge aux affaires familiales. Surtout, à côté des féminicides qui nous mobilisent, ne doivent pas être oubliées toutes les violences qui ne vont pas jusqu'au meurtre ou à l'assassinat, heureusement, mais qui sont liées à des séparations. Ces violences ne sont pas toujours bien prises en compte et appréhendées. Il existe une forme de violence institutionnelle à l'égard des femmes, dans le cadre de la justice civile. L'intérêt de l'Espagne, outre les grilles de référencement des situations de dangerosité que vous évoquiez, réside également dans le fait de décloisonner la justice civile et la justice pénale à des fins de prévention. À ce propos, pourriez-vous être plus insistant auprès de nos juges, et notamment du juge aux affaires familiales, pour que la notion de syndrome d'aliénation parentale (SAP) disparaisse complètement des jugements de divorce ? Il fait partie des outils des violences contre les femmes.

Je souhaite également revenir sur ce que nous ont appris les différents cas dont nous avons eu connaissance et sur une série de propositions discutées au Sénat, qui n'ont malheureusement pas été retenues. Elles concernent la nécessité de protéger la mise à l'anonymat des femmes une fois qu'elles sont parties du domicile conjugal. Je regrette que nous n'ayons pas retenu le fait que l'adresse de l'école des enfants ne puisse être communiquée au père dans le cadre d'une ordonnance de protection. S'il exerce toujours l'autorité parentale, il conserve le droit de savoir où se trouvent ses enfants. Or, l'exercice de l'autorité parentale d'un père, lorsqu'il s'en sert pour menacer les mères et les enfants, ne devrait pas peser lourd. Je pense que nous pourrions aller plus loin dans la protection de l'anonymat de résidence des victimes, quitte à priver les pères d'une partie de l'exercice de leur autorité parentale.

Ne pensez-vous pas qu'il serait temps de revoir le droit de visite et d'hébergement d'un côté, qui n'est qu'un droit que les pères - puisque c'est bien souvent eux qui sont concernés - exercent ou non, et le devoir de représentation d'enfants des mères ? Il y a là une grande inégalité. Le droit de visite ou d'hébergement, c'est le droit de garde du week-end ou des vacances. Il n'est pas forcément exercé. Les pères viennent chercher les enfants ou pas. En général, ils ne le font pas pour continuer de harceler la mère en l'empêchant d'avoir une vie les week-ends en question. En revanche, lorsqu'une mère n'est pas en situation de présenter l'enfant au père, c'est un devoir qui la conduit systématiquement en correctionnelle. Puisque c'est une procédure de citation directe, elle est systématiquement condamnée. J'avais proposé de réformer le délit de non-représentation de l'enfant car c'est un outil des violences exercées contre les femmes par les pères. Cela nous obligerait à revenir devant le Parlement, mais assumons le fait que d'affaire en affaire, de compréhension collective en compréhension collective, nous devons en permanence continuer à améliorer la loi.

S'agissant de la loi de 2016, nous ne pourrons pas réduire la prostitution des mineurs si nous n'adoptons pas une action beaucoup plus ferme à l'égard des clients de la prostitution des majeurs. Ce que vous racontent les policiers ou les gendarmes auditionnant les jeunes, c'est que celles-ci leur répondent que c'est leurs droits, leurs corps. Elles estiment être en droit de se prostituer à 14 ans. Elles pensent qu'agir comme les grands les fait grandir. Tant que nous resterons complaisants à l'égard des personnes qui pensent que la prostitution est une liberté, un droit, nous ne pourrons pas convaincre ces gamines qu'à 14 ans, ce n'est pas être grande que de se prostituer. Je pense que nous ne sommes pas au niveau, en matière de mobilisation, sur l'application de la loi de 2016 et en particulier sur la pénalisation et la chasse aux clients. Je le dis très clairement, je suis clientophobe. Je ne suis pas « putophobe », comme je l'entends parfois. Je sais que tout dépend de la mobilisation des parquets. J'en ai connu qui étaient très mobilisés dans l'application de la loi de 2016, affichant des résultats importants. D'autres, nombreux, ne s'impliquent pas, indépendamment des commissions de suivi. C'est vraiment à la main des procureurs d'utiliser la loi de 2016, a minima pour protéger les mineurs, faute de convaincre tout le monde de l'intérêt pour toute la société de mettre fin à l'achat de services sexuels.

Mme Annick Billon, présidente. - Il est vrai que les 1 300 verbalisations annuelles auxquelles je faisais référence plus tôt sont essentiellement parisiennes.

Mme Dominique Vérien. - Je souhaite revenir sur la problématique des armes à feu, qui jouent bien souvent un rôle central dans les féminicides. C'était le cas à Monéteau, dans l'Yonne, récemment. Au mois de février, vous avez, avec Gérald Darmanin et Marlène Schiappa, donné pour instruction la saisie systématique des armes à feu dès le dépôt de plainte. Qu'en est-il aujourd'hui de l'exécution de cette décision ? Les juges se posent-ils systématiquement la question de la présence d'armes à feu au domicile ? Dans un département rural tel que l'Yonne, je peux vous dire qu'il y a à peu près autant de fusils que de chasseurs. Lorsqu'ils sont saisis, il est souvent ordonné de les rendre dans les quinze jours, ce qui rend l'homme tout aussi dangereux, deux semaines après.

Par ailleurs, j'ai reçu un courrier et vous demande une confirmation. Il semblerait que l'appel d'offres du ministère de la justice pour la prise en charge du numéro vert destiné aux victimes, le 116 006, prévoit une limitation de la durée des conversations téléphoniques, sous peine de pénalités financières. Jusqu'à présent, il y avait bien des objectifs de durée, mais sans aucune pénalité. Il semblerait qu'à l'avenir, 80 % de ces communications ne devraient pas excéder huit minutes. Les 20 % restants devraient être plafonnés à neuf minutes, sous peine, là encore, de pénalités financières. Cette disposition paraît très surprenante, surtout quand on sait qu'une conversation dure aujourd'hui dix minutes en moyenne. La moyenne des appels est peut-être inférieure en raison des appels raccrochés, etc. En six minutes, il s'agirait pour une victime de violences sexuelles ou d'attentat, par exemple, d'expliquer sa situation et de demander de l'aide. Dans le même temps, l'écoutant devra établir une conversation avec la personne, l'écouter, répondre à ses questions, la conseiller, l'orienter vers une des structures adéquates. Cette limitation est-elle vraie ? Quid des pénalités financières ?

Mme Laurence Cohen. - Je veux poursuivre sur la lancée de ces questions pour que nous continuions à nous poser, ensemble, la question des tribunaux spécialisés. L'exemple de l'Espagne me paraît tout à fait intéressant. Il me semble que le tribunal spécialisé serait un point d'appui favorisant l'articulation entre le civil et le pénal. Vous l'avez dit, il y a des difficultés, des manques d'articulation. Nous voyons bien, dans nos territoires, qu'il n'y a pas vraiment de communication entre beaucoup de juges aux affaires familiales (JAF) et de procureurs. C'est problématique, notamment lorsqu'il s'agit de décider des droits de visite. Je vous demande tout de même, à la lumière de nos interventions, de réfléchir à nouveau à cette question des tribunaux spécialisés. Ce n'est pas uniquement un sujet émergeant dans les rangs de quelques parlementaires, de toutes sensibilités politiques d'ailleurs. C'est vraiment une revendication des associations féministes qui s'occupent des victimes de violences. C'est important.

Nous n'en avons pas parlé, mais je pense que vous ne pouvez que souscrire au fait que la justice a besoin de moyens supplémentaires pour affronter ses missions. Si nous ne prenons que les violences intrafamiliales, nous constatons tous une lenteur dans les enquêtes, qui durent des mois. Tant que le harceleur n'a pas été entendu, il n'y a pas de protection des victimes, ce qui les met en danger. Elles doivent faire comme si de rien n'était et continuer à côtoyer l'individu. J'aimerais vous entendre sur cette question.

Autre problématique, une victime ne peut pas se présenter dans une unité médico-judiciaire (UMJ) sans avoir déposé plainte, y compris pour faire constater des lésions. Or, seulement 10 % des femmes déposent plainte. Dans d'autres pays, il n'est pas nécessaire de le faire pour avoir recours à l'UMJ. Ne pourrait-il pas y avoir, de votre part, une modification des règles du jeu permettant une simplification, et donc une possibilité supplémentaire pour les femmes d'avoir une réquisition du parquet ?

Je m'interroge également concernant la définition des violences et notamment des violences psychologiques qui sont difficilement prises en compte. Ne devons-nous pas revoir leur définition, qui peut constituer un blocage à la reconnaissance du statut de victime ? C'est également le cas de la définition des violences économiques. 70 % des agresseurs ont un emploi, contre 40 % des victimes seulement. Nous savons pertinemment que ces conditions socio-économiques ont un impact sur le droit de garde. Nous voyons bien les conséquences et les liens qui existent, y compris au niveau du chantage exercé.

Enfin, ma collègue Laurence Rossignol a évoqué la loi de 2016 sur la prostitution. C'est une bataille importante que nous avons menée dans les hémicycles. Je souhaite des éclaircissements sur le parcours de sortie. On a attiré notre attention sur des femmes à qui les proxénètes ont confisqué les papiers. Elles sont tributaires de leurs bourreaux. Leur parole est difficilement prise en compte, en raison d'une certaine défiance à leur égard. Elles sont femmes, sans-papiers, victimes de la prostitution. Certains prétendent qu'elles sont soutenues par des proxénètes, et que le parcours de sortie est un moyen d'obtenir des papiers. Il faut revisiter cette vision et permettre à ces femmes de sortir de la prostitution.

M. Éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux. - Madame la sénatrice Laurence Rossignol me suggère de bouger un peu les juges aux affaires familiales. Que dirait-on si je demandais aux juges du siège de modifier quoi que ce soit ? Vous savez à quel point les magistrats sont soucieux de leur indépendance. Ils ont d'ailleurs raison. Nous sommes ici dans du juridictionnel pur.

J'accepte de réfléchir avec vous sur la question de l'anonymat. Il faut protéger la victime, au-delà de la condamnation du conjoint violent, qui n'est pas toujours lourde ou intervient parfois à l'aune du premier fait pouvant être qualifié de violence légère. Le risque n'est pas nul. Nous devons pouvoir échanger sur ces questions.

S'agissant des droits de visite et d'hébergement, tant au civil qu'au pénal, le juge peut intervenir sur l'autorité parentale. Vous avez adopté deux lois, en décembre 2019 et le 30 juillet 2020, tirant les conséquences de l'impact de ces violences sur les enfants. Elles ont modifié les règles de retrait de l'autorité parentale ou de son exercice afin de protéger au plus vite la famille.

Le nombre de mesures retirant l'autorité parentale ou son exercice en cas de violence conjugale ne cesse d'augmenter. En 2017, seulement neuf décisions en ce sens ont été prises. En 2020, leur nombre s'élevait à 236. Il y a une véritable sensibilisation à ces questions.

J'en viens au sujet de l'éventuel manque de communication entre le juge civil et le juge pénal. Je me suis récemment rendu à Rouen où nous avons mis en place une fluidité entre le civil et le pénal. Chacun est un peu dans son pré carré et tient à ses habitudes, à son envie de travailler en indépendance. Ces échanges se mettent tout de même en place. D'ailleurs, nous les avons intégrés dans les bonnes pratiques. Je me tiens à votre disposition pour vous remettre un document concernant la politique pénale en matière de lutte contre les violences conjugales mise en place au tribunal judiciaire de Valenciennes, à la cour d'appel de Douai. Il met l'accent sur la nécessité des échanges. C'est le sens des dépêches que j'ai pu prendre.

Nous ne pouvons pas dire que dans toutes les juridictions, on ne se parle pas. C'est faux. Malheureusement, une expertise récente, livrée par le ministère de la justice, nous montre par des retours d'expérience que la communication n'a pas toujours fonctionné. Un certain nombre d'actions sont mises en place. Madame la présidente, je vous remettrai ce rapport. Il est extrêmement intéressant.

Je ne suis pas certain que nous devions aller jusqu'à la suppression du délit de non-représentation de l'enfant. Le procureur peut immédiatement être averti du climat de violence et ne pas poursuivre une femme qui refuse de donner ses enfants.

Mme Laurence Rossignol. - C'est la citation directe qui pose problème.

M. Éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux. - La femme peut être dispensée de peine. Cependant, ce n'est pas suffisant. Une femme qui ne donne pas ses enfants, car elle craint de recevoir une raclée, ne mérite pas d'aller devant le tribunal. Nous pouvons approfondir et échanger ensemble sur ces questions. Je pense que nous pouvons les régler avec bon sens. Beaucoup de nos procureurs ont toutes les qualités pour y répondre avec l'humanité qui convient dans ces situations particulières. J'entends ce que vous me dites. Une femme ne doit pas trembler lorsqu'elle ne donne pas ses enfants car elle a la conviction qu'elle va se faire frapper.

Mme Laurence Rossignol. - J'ai connaissance de nombreux dossiers. Je pourrai vous les transmettre. Des avocats travaillent beaucoup sur le sujet. Les enfants sont victimes de violence chez leur père. Ils ne veulent plus y aller. Comment voulez-vous envoyer deux grands adolescents passer le week-end chez leur père s'ils ont peur et ne souhaitent pas s'y rendre ?

M. Éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux. - Si la mère les y envoie, il y a une forme de non-assistance à personne en danger. Faisons preuve d'un peu de bon sens. Je pense que nous pouvons gérer ces questions. Les dossiers que vous évoquez ne répondent pas au fonctionnement ordinaire de la justice, mais sont sans doute des dysfonctionnements. Il convient d'y mettre un terme. Nous pouvons le faire sans difficulté.

Madame la sénatrice Laurence Cohen, vous évoquiez l'exemple espagnol. Nous n'avons pas expertisé l'utilité de créer des juridictions spécialisées. L'Espagne est sans doute à l'avant-garde de toutes ces questions, depuis longtemps. Le maillage territorial du pays n'est toutefois pas le même que le nôtre. Nous devons prendre en considération un certain nombre de différences et de spécificités. Je le répète, la lutte antiterroriste nécessite une juridiction spécialisée. La création récente du parquet national antiterroriste démontre à quel point il était nécessaire d'ultra-spécialiser les magistrats traitant de ces questions. Dans le cas présent, je crois que n'importe quel magistrat connaissant la correctionnelle ou la cour d'assises peut traiter des affaires de violences conjugales. Je peine un peu à concevoir l'hyperspécialisation et à fondre une spécialisation dans notre architecture judiciaire française. Là encore, je ne suis fermé à rien. Si une solution clé en main m'est présentée, et si je la trouve bonne, je ne m'y opposerai pas par principe. Nous pouvons évoquer la question.

Vous m'avez également parlé de l'UMJ qui a, je le rappelle, pour objet d'établir une preuve objective. S'il n'y a pas de plainte, c'est compliqué. Ce n'est pas à l'UMJ d'aller vers la victime, mais à la victime d'aller vers l'UMJ avec une plainte. Des partenariats sont en revanche mis en place entre hôpitaux et UMJ. Nous ne pouvons toutefois pas dénaturer ces structures. Je ne sais comment régler cette question. Si elle souhaite que nous prenions en considération le préjudice subi, la victime doit faire une petite démarche judiciaire, au moins un dépôt de plainte. Pourriez-vous me donner un exemple précis de ce qui ne fonctionne pas ?

Mme Laurence Cohen. - Des femmes ayant subi un choc terrible, tel qu'un viol, sont parfois tétanisées et ne vont pas jusqu'à un dépôt de plainte. Elles peuvent toutefois essayer de faire constater ce qu'elles ont subi. La conservation de preuves prélevées sur elles leur permettra peut-être de porter plainte plus tard. Dans certains cas, nous observons vraiment ce décalage. Je pense que d'autres sénatrices ont pu être alertées de la même manière sur ces cas.

Mme Dominique Vérien. - Chez nous, dans l'Yonne, à l'hôpital, il y a des dispositifs de pré-plaintes. Les médecins se saisissent tout de même du sujet et la femme peut ensuite porter plainte plus tard.

M. Éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux. - Je comprends mieux la question de Mme Cohen. Madame la sénatrice Vérien, vous avez parfaitement raison, il existe une trentaine d'établissements qui proposent ce dispositif. Nous souhaitons le généraliser. Il faut tout de même que la victime soit présente. On essaiera d'objectiver ses dires, qui ne seront pas recueillis dans le cadre d'une plainte. L'intérêt que présente cette expertise est qu'un certain nombre de conseils pourront lui être prodigués.

Au Cateau-Cambrésis, la femme est d'abord reçue par les médecins, prise en charge par un psychologue, puis par un assistant social - vous avez souligné les conséquences économiques sur la femme et ses enfants en cas de plainte - avant que les gendarmes arrivent, puis le procureur général et même un avocat. Tout cela se passe dans le même lieu, en prenant toutes les précautions inhérentes au secret professionnel. Je souhaite encourager cette initiative, ce partenariat mis en place par un jeune médecin.

Nous essayons de généraliser les solutions de ce type. Pour l'instant, trente établissements les ont mises en place. Nous aimerions qu'ils le fassent tous, évidemment.

Vous avez déploré qu'il n'y ait pas d'ordonnance de protection sans audition du conjoint. Oui, mais l'ordonnance de protection doit être rendue dans un délai de six jours. Il est compliqué de prendre une mesure de coercition sans avoir entendu tous les protagonistes. Vous ne pouvez pas exclure que si 99 % des plaintes correspondent à la réalité, 1 % des autres n'y correspondent pas. Nous n'allons pas exclure un homme de son domicile sans l'avoir entendu. Il suffirait alors de porter plainte pour le mettre à la porte. Ce risque existe. C'est l'essence même de la justice de respecter le contradictoire.

Le délai de six jours a été retenu en expertise avec le judiciaire de terrain. Je vois difficilement comment nous pourrions le raccourcir. Si nous le demandons, il nous sera répondu que les moyens manquent.

Je précise tout de même, sans persifler, que certains parlementaires n'ont pas voté le budget l'année dernière, en nous disant qu'il n'était pas suffisamment ambitieux. En cours d'année, on nous dit qu'il n'y a pas suffisamment de moyens, pourtant en augmentation historique de 8 %. Le budget a augmenté de 21 % depuis le début de la mandature. En matière civile comme pénale, nous avons envoyé beaucoup de gens en juridiction. Cela aide, en particulier dans le traitement des violences faites aux femmes.

Sur l'aspect des violences psychologiques, j'entends vos propos, qui rejoignent d'ailleurs ma réflexion sur les enfants. Souvent, ils sont victimes de ces violences lorsqu'ils voient leur père battre leur mère. C'est à mes yeux une violence intrinsèque qui est infligée. Je souhaite réfléchir à ces questions pour voir comment leur donner corps.

Par ailleurs, j'ai demandé au parquet, par une circulaire du mois d'août, de saisir toutes les armes dans les cas de violences conjugales. Nous travaillons avec le ministre de l'intérieur pour disposer d'un fichier visant à restreindre de façon drastique, pour ne pas dire interdire, l'accès aux armes pour les conjoints violents. Le vecteur législatif sera celui qui traitera de la responsabilité pénale, sur la base des travaux que j'ai été amené à conduire dans l'affaire « Halimi ». Nous allons élargir ce texte pour y mettre un certain nombre de dispositions, dont celle qui vous préoccupe. Nous devons être très efficaces là-dessus, pour ne plus laisser d'armes traîner.

Enfin, il est absolument inexact de dire que le ministère de la justice prévoit une limitation de la durée des conversations téléphoniques sur le numéro vert destiné aux victimes, sous peine de pénalités financières. France Victimes, que j'ai reçue récemment, m'a fait part d'un certain nombre de difficultés. Cet appel vise à orienter les victimes. Une femme venant de se faire violer ne s'entendra pas dire « appelez tel numéro, au revoir madame », surtout si elle est en pleurs et si elle peine à raconter son histoire. Aucune disposition de l'appel d'offres ne prévoit de limitation de la durée de l'appel. Nous nous référons à la durée moyenne, ce qui autorise les appels dépassant six ou neuf minutes. J'ai lu un certain nombre de choses inexactes. Je serai très attentif à la bonne prise en charge des victimes. C'est le b.a.-ba. C'est le premier contact téléphonique. Certaines personnes ont besoin de contextualiser ou d'autre rassurées. J'ai lu dans la presse que France Victimes indiquait que le ministre avait été très attentif à ses propos. Humainement, nous ne pouvons laisser croire - et encore moins faire en sorte - que les victimes ne sont pas prises en charge correctement lors de cet appel. Nous y travaillons.

Mme Nadège Havet. - Nombre de femmes victimes voulant franchir la porte d'un commissariat ou d'une brigade craignent une confidentialité insuffisante ou de ne pas être prises au sérieux. Pourriez-vous nous dresser un état des lieux de la coordination entre les ministères et entre les services sur le terrain lors du dépôt de plainte ?

Il y a peu, vous avez, avec Marlène Schiappa, déclaré dans une tribune vouloir que 100 % des plaintes soient prises, qualifiées, transmises au parquet pour qu'ensuite la justice les traite. Pour se faire, un volet formation est indispensable. Où en sommes-nous sur ces sujets ?

Mme Marie-Pierre Monier. - Un rapport remis à la suite du féminicide de Mérignac comportait un certain nombre de recommandations. Vous en avez cité quelques-unes. Certaines n'ont pas été reprises. Pourquoi ? Que comptez-vous faire pour que les victimes soient informées à chaque stade de la procédure, notamment aux moments pouvant être source de danger pour elles ? Je pense notamment à la remise en liberté sous contrôle judiciaire de l'agresseur présumé ou à la sortie de détention de l'auteur de violences. Deux autres mesures m'interpellent, et n'ont pas été reprises. Je pense d'abord à la fusion des grilles d'évaluation du danger avec la grille d'évaluation des victimes des ministères de la justice et de l'intérieur. Pourquoi ne peuvent-elles pas être fusionnées ? Cela éviterait peut-être une surcharge administrative et, parfois, des difficultés d'évaluation du danger pourraient être écartées. Le conditionnement par voie législative de tout aménagement de peine concernant les auteurs de violences conjugales graves à la réalisation d'une expertise psychiatrique ou médico-psychologique préalable n'a pas été repris, lui non plus.

Vous avez indiqué qu'il vous serait répondu que le budget était insuffisant. Plus tôt, vous avez évoqué un effort complémentaire au budget. Il est vrai que la lutte contre les violences faites aux femmes est une grande cause du quinquennat. J'attire votre attention sur le fait que des procureurs ont, il y a quelques semaines, tiré la sonnette d'alarme sur la difficulté à appliquer l'ensemble des circulaires et dispositifs prévus par la loi pour lutter contre les violences sexistes et sexuelles. Pouvez-vous nous en dire davantage sur les efforts supplémentaires prévus sur le sujet ?

Je profite de votre venue pour vous exposer un exemple local illustrant à mon sens les impasses judiciaires dans lesquelles se trouvent parfois les femmes victimes de violences. Il s'agit du cas d'une femme bénéficiant d'une ordonnance de protection à l'encontre de son conjoint, m'ayant amenée à me poser quelques questions. D'une part, sur le fonctionnement même des ordonnances de protection. Celles-ci interdisent les interactions, mais n'empêchent pas le conjoint violent de se trouver à proximité ou de venir parler aux enfants, alors même qu'il n'a plus l'autorité parentale. Dans les faits, elles ne suffisent donc pas à mettre la mère en sécurité. Quelle évolution du système judiciaire pourrions-nous envisager pour que les injonctions d'éloignement soient privilégiées en lieu et place des ordonnances de protection ? D'autre part, dans ce cas précis, l'individu a enfreint l'ordonnance de protection. La femme a porté plainte. Malgré un contexte chargé, avec un individu connu des services de la justice et condamné à de la prison ferme pour des faits de violence conjugale moins de deux ans auparavant, ce dernier n'a eu qu'un simple rappel à la loi. C'est donc la victime qui subit le poids de l'angoisse. Notre impuissance collective devant cette situation est difficile. Selon vous, que faudrait-il faire évoluer pour apporter des solutions aux femmes, trop nombreuses, vivant des situations similaires ?

Je ne peux pas terminer sans évoquer la loi contre le système prostitutionnel. Je me souviens de la difficulté à la faire voter, à mes débuts au Sénat. Elle n'y a d'ailleurs pas été votée en l'état. Vous avez engagé une réflexion au sein de votre ministère suite à la publication d'un rapport établi en 2019. Je rejoins celles qui se sont exprimées avant moi, la pénalisation du client a fait débat. Comment faire en sorte que cette loi soit appliquée ?

M. Jean-Michel Arnaud. - Nous avons mené durant cette session un travail sur la situation des femmes en ruralité. Nous constatons que plus de la moitié des féminicides ont lieu en milieu rural. 12 % seulement des femmes victimes de violences portent plainte dans ces territoires, contre 30 % en ville. Les femmes subissant des violences en milieu rural ont des conditions d'accès aux droits beaucoup plus difficiles qu'en zone urbaine. Le maillage de police ou de gendarmerie y est relativement clairsemé. S'y ajoutent la difficulté de ces femmes à connaître leurs droits et le 3919, et parfois un manque de connexion numérique ne permettant pas à ces femmes d'entrer dans un parcours de protection.

Je me permets d'insister sur deux sujets sur lesquels j'aimerais avoir une réaction précise de votre part. Concernant l'UMJ, il a tout à l'heure été fait allusion aux zones urbaines essentiellement. Dans certains départements français, nous n'avons pas, à ce jour, de médecin légiste de plein exercice permettant d'évaluer, dans de bonnes conditions, les incapacités de travail et d'enclencher ainsi un processus de réponse pénale ou civile proportionnel. Les premières heures sont évidemment déterminantes pour connaître le niveau de violence commis sur les victimes. Qu'en est-il du déploiement dans tous les départements de France ? Les Hautes-Alpes, que je représente ici, n'ont pas, à ce jour, de médecin légiste à même de réaliser ce travail. Je tiens ce constat des magistrats et du parquet, qui se trouvent en grande difficulté pour accompagner les femmes victimes.

Ma seconde question porte sur l'utilité de développer des maisons d'accueil d'hommes violents dans les départements pour un suivi et un accompagnement des auteurs de violence et pour une meilleure protection des victimes. Il est inacceptable, en zone urbaine comme en zone rurale, que la victime de violences soit obligée de quitter le lieu de vie traditionnel. En zone rurale, elle est bien souvent agricultrice et ne peut quitter à la fois son domicile et son lieu de travail. Elle est bien souvent associée dans le GAEC ou sur l'exploitation. Un déploiement de maisons d'accueil, selon un planning précis, me semble indispensable. Ne me répondez pas simplement que vous y travaillez. Ce sujet va de pair avec le réseau associatif, bien souvent concentré, dans les départements ruraux, dans les centres-bourgs ou au mieux dans la préfecture de chef-lieu. C'est insuffisant pour accompagner les victimes dans les meilleures conditions.

Mme Martine Filleul. - J'ai cru comprendre que vous partagiez notre constat d'une prostitution qui a beaucoup évolué. Par conséquent, je pense que vous partagez également celui, transmis dans le courrier auquel a fait référence Annick Billon, selon lequel nous devons absolument adapter nos réponses en conséquence, de la chaîne pénale à l'accompagnement des victimes. Cela suppose bien évidemment des moyens supplémentaires, qu'ils soient humains ou financiers. Je rappelle que la loi de 2016 a prévu de confisquer les biens des proxénètes, et que cela a rapporté la coquette somme de 10 millions d'euros en 2019. Il s'avère que seuls 2,5 millions d'euros ont été réinjectés dans la politique d'accompagnement des victimes. Ne pensez-vous pas qu'il serait légitime que cette somme soit utilisée afin de lutter contre la prostitution ?

M. Éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux. - Madame la sénatrice Nadège Havet, vous m'interrogez sur la formation. L'École nationale de la magistrature (ENM) a renforcé celle des magistrats aux spécificités des violences conjugales, ce qui fait écho au sujet des juridictions spécialisées dont nous parlions plus tôt. L'ENM a été attentive à la mise en place d'une formation particulière, puisqu'il existe en effet un certain nombre de spécificités. Je rappelle toutefois que c'est bien différent, d'un point de vue technique, de la lutte antiterroriste.

La formation de l'ENM a donné un caractère interprofessionnel aux cours dispensés pour mobiliser plus largement et puissamment les différents acteurs qui interviennent. Un kit de formation pédagogique en ligne propose des fiches « réflexe » par fonction, des interviews, des vidéos d'experts sur les mécanismes de l'emprise... S'y ajoute l'organisation de formations délocalisées auprès des cours d'appel, ouvertes aux magistrats et aux acteurs locaux investis dans ce domaine. Cent professionnels - magistrats, avocats, policiers, gendarmes, conseillers pénitentiaires d'insertion et de probation, travailleurs sociaux, représentants des associations d'aide aux victimes ou de suivi des auteurs - se sont par exemple réunis à Grasse le 11 juin dernier. La matinée était consacrée à la sensibilisation sur les notions d'emprise et le psycho-traumatisme. L'après-midi, des petits groupes ont travaillé sur des cas pratiques. Tout cela me semble répondre à vos interrogations légitimes.

Les procureurs travaillent constamment sur la coordination et le dépôt de plaintes. Ils organisent notamment la relecture des mains courantes par les services, pour éviter les « trous dans la raquette ». Si ce n'est pas mon périmètre, je crois pouvoir dire, sans dénaturer la vérité, que beaucoup d'efforts ont été faits concernant les forces de sécurité intérieure. Un certain nombre d'affaires ont démontré que les dossiers ne sont pas toujours pris en compte ou en charge. Nous en gardons certaines à l'esprit. Je pense toutefois que le ministère de l'intérieur a donné un certain nombre de consignes pour que des plaintes ou des alertes ne soient pas laissées sans réponse.

Madame la sénatrice Marie-Pierre Monier, vous m'interrogez sur les recommandations de l'Inspection générale de la justice, que nous avons appelées de nos voeux avec le ministre de l'intérieur après l'affaire de Mérignac. La première recommandation vise à conditionner, par voie législative, le prononcé de tout aménagement de peine concernant les auteurs de violences conjugales graves à la réalisation d'une expertise psychiatrique ou médico-psychologique. Cette recommandation est à l'étude. Je ne peux vous en dire plus pour le moment.

La deuxième recommandation vise à modifier la loi en vue de systématiser l'information de la victime concernant la date de libération de l'auteur des faits. C'est déjà fait. Je l'ai demandé par dépêche le 19 mai 2021. Cette donnée me paraît capitale. Il serait extraordinaire qu'une femme ayant été menacée n'en soit pas informée. Je suis en train d'examiner la possibilité d'étendre cette connaissance par décret.

Enfin, la recommandation n° 5 préconise le lancement d'un travail conjoint en vue de fusionner la grille d'évaluation du danger et la grille EVVI. J'y suis favorable. Un travail de coordination et d'harmonisation des grilles et des pratiques est nécessaire sur tout le territoire pour une évaluation efficiente des besoins de protection.

Monsieur le sénateur Jean-Michel Arnaud, des juridictions ont mis en place des systèmes permettant aux victimes en milieu rural d'être mises en relation directe avec des associations d'aide par visioconférence. Je me suis rendu dans différentes juridictions, où ces bonnes pratiques ont été diffusées par le truchement notamment de l'intranet que j'évoquais plus tôt. J'ai vu comment une gendarmerie recevant une victime la met en relation directe avec l'association locale qui la prendra immédiatement en charge et lui donnera un certain nombre de conseils : mise en présence de l'avocat, aide juridictionnelle, sorties... Je ne peux amener toutes les associations dans la ruralité. C'est le problème de ces zones. Nous avons toutefois songé à ce type de solutions. Nous y travaillons pour que la victime en zone rurale dispose des mêmes droits et possibilités d'accès à la justice qu'en zone urbaine.

Sur les schémas de médecine légale, un travail d'expertise est achevé et validé. Les besoins ont été remontés par les chefs de Cour. Ils ont été pris en compte et satisfaits. Les UMJ vont aussi être renforcées dans le maillage territorial de médecine légale de proximité. Cela sera amélioré sur le territoire national. Évidemment, ce sont là des mots, et non des chiffres, que nous vous communiquerons dès que nous les aurons. Vous me dites que vous avez reçu des doléances de magistrats. Nous vous indiquerons comment, chez vous, nous mettrons en place et renforcerons la présence d'UMJ.

L'hébergement des auteurs fait partie de nos préoccupations. Il existe des centres les prenant en charge. Vous dites que ce n'est pas à la victime de quitter son domicile et son lieu de travail, si elle est agricultrice par exemple. Vous avez raison. Nous en avons pleinement conscience. Nous essayons de développer des solutions par des impulsions venant de la Chancellerie, mais également par des pratiques mises en place localement par des procureurs et dont nous voulons diffuser la pertinence via notre site intranet. Je ne sais pas si mes services pourraient vous communiquer les chiffres des consultations, qui sont impressionnants, sachant qu'ils ne concernent que les agents du ministère, le site n'étant bien évidemment pas accessible au tout public.

Madame la sénatrice Martine Filleul, vous me posez une question intéressante. Vous me demandez si les sous confisqués par l'AGRASC devraient revenir au ministère de la justice. J'ai envie de vous dire oui. Un petit bémol s'appelle toutefois Bercy. L'AGRASC ne reverse pas tout ce qu'il saisit à la Justice. Si vous prenez cette initiative, je vous soutiendrai, mais je ne suis pas certain que ce soit possible en termes de finances publiques.

Mme Martine Filleul. - 2,35 millions d'euros sont pourtant bien réinjectés dans ce processus d'accompagnement.

M. Éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux. - J'entends bien. Ce n'est pas le cas du reste. Vous savez comment fonctionne un budget.

Mme Martine Filleul. - Oui je vois. À vous, Monsieur le ministre, de faire en sorte que ce soit possible.

M. Éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux. - Nous avons déjà fait beaucoup, mais ce n'est jamais suffisant.

Mme Martine Filleul. - Je suis complètement d'accord.

M. Éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux. - J'ai récemment été amené à me rendre en Italie. Les Italiens confisquent depuis plus longtemps que les Français. Ils sont en avance sur nous, en matière de confiscation des biens mafieux, je le dis sans ambages, de la même manière que les Espagnols sont à la pointe sur les violences faites aux femmes. À Paris intra-muros, un immeuble appartenait à la mafia. Son usage a été donné au Nid. Il est aujourd'hui occupé par des anciennes prostituées.

Mme Victoire Jasmin. - Monsieur le ministre, j'ai deux questions. L'enquête Virage sur les violences faites aux femmes dans les outre-mer a été présentée à notre délégation il y a quelque temps. Elle a révélé un taux important de violences intrafamiliales et conjugales dans les différents territoires d'outre-mer. Un certain nombre de mesures ont été prises depuis. Nous nous rendons toutefois compte que les dossiers de femmes portant plainte restent en suspens. Pourtant, une personne est désormais dédiée à l'accueil dans le commissariat de Pointe-à-Pitre, par exemple. Elle est accompagnée d'un psychologue d'une association. Pour autant, nous observons une vraie lenteur après l'enregistrement de la plainte. Cette lenteur, compte tenu du caractère exigu de nos territoires, notamment en Guadeloupe, laisse la plupart du temps les victimes face aux auteurs de violences. Il arrive que certaines aillent retirer leurs plaintes. Quelles mesures pouvant nous prendre pour accélérer les dispositifs ? Nous manquons probablement de moyens pour la prise en charge et le suivi des dossiers.

De plus, quel est le rôle des associations, tant dans l'accompagnement que dans le suivi des auteurs et des victimes de violences ? Elles n'ont pas suffisamment de moyens pour prendre en compte les différentes problématiques qui se posent sur nos territoires. Nous l'avons vu récemment avec le confinement. Les différentes formes de violence sont en augmentation, y compris sur les enfants. Avez-vous des réponses à apporter ? Vous êtes-vous saisi de ces demandes ? Que pensez-vous pouvoir faire ?

Mme Guylène Pantel. - Madame la présidente a évoqué, dans son intervention, la recrudescence de la prostitution des mineurs. J'aimerais attirer votre attention sur la recrudescence de leur prostitution en ligne. Nous le voyons sur différentes applications très connues, de plus en plus de jeunes filles s'exhibent librement sur les réseaux. Elles basculent parfois dans la prostitution. Selon l'association Agir contre la prostitution des enfants, elles seraient entre 6 000 et 8 000, de quoi nous interpeller et entamer une véritable réflexion sur ce sujet. Aussi, j'aimerais connaître les dispositifs actuellement mis en place pour lutter contre la prostitution des mineurs. Existe-t-il un travail de sensibilisation autour des collégiens et lycéens à ce sujet ? La seconde partie de ma question concerne davantage le ministre de l'éducation nationale. Il est important d'avoir des passerelles et travaux communs concernant ces sujets.

Mme Micheline Jacques. - Vous avez évoqué le statut de victime des enfants. Pourriez-vous nous donner des informations sur leur devenir suite au décès d'un des parents ? Le meurtrier est-il systématiquement déchu de l'autorité parentale ? Un suivi de ces enfants est-il prévu ?

Concernant la prostitution, je rejoins ma collègue. Pouvez-vous nous indiquer comment progresse la réflexion sur le contrôle de l'accès aux sites pornographiques, en particulier pédopornographiques ?

Enfin, je terminerai par une évocation. Selon une enquête de l'Insee de 2019, 28 % des victimes de violences conjugales auto-déclarées sont des hommes. Ils font souvent l'objet d'une omerta.

Mme Marie-Claude Varaillas. - Il y a quelques semaines, j'ai vécu dans mon département de la Dordogne une situation qui m'a amenée à m'interroger sur les moyens techniques mis en oeuvre. Un homme, condamné auparavant à quatre reprises par la justice pour violences conjugales, a pu rentrer au domicile de son ex-femme et victime. Il s'en est pris à son compagnon et a ensuite échappé à la police et à la gendarmerie pendant plusieurs jours, paralysant cette commune du Lardin pendant trois jours, et ce malgré son bracelet électronique. Ce sinistre événement montre d'une part les limites de ce dispositif en termes de récidive. Il nous amène d'autre part à rappeler combien le déploiement des bracelets anti-rapprochement est absolument nécessaire.

M. Marc Laménie. - Monsieur le garde des Sceaux, merci de votre présence et de votre participation très active pour nous éclairer. La présidente a rappelé en introduction qu'il était nécessaire de mobiliser à la fois des moyens humains et financiers. Beaucoup de femmes hésitent à porter plainte, par peur des représailles, entre autres. Lorsque nous rencontrons les policiers, la gendarmerie ou les sapeurs-pompiers en secteur urbain, se pose un réel problème d'intervention à caractère familial. Quelles mesures peuvent être prises à l'échelle interministérielle, avec le ministère de la justice, le ministère de l'intérieur, sans oublier le ministère de l'éducation nationale et bien d'autres ?

M. Éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux. - Je pense que la solution au problème soulevé par Mme Jasmin serait d'aller mener une expertise sur place. Vous me dites que ça prend beaucoup trop de temps, il y a donc un dysfonctionnement. Je n'aime pas le manichéisme, mais il est indispensable dans le raisonnement actuel : soit la police ne transmet pas les dossiers, soit le parquet ne les traite pas. Pour quelles raisons ? S'agit-il d'un manque de moyens ou de personnel ? Je ne sais pas. Il faut aller expertiser sur place. Madame la sénatrice, saisissez-moi de ce sujet et la DSJ fera ce qu'elle a à faire. Vous pouvez également saisir le ministre de l'intérieur. Écrivez-nous une lettre commune. La partie police n'est pas de mon périmètre, contrairement à la partie justice. Nous essaierons de répondre à votre question le plus rapidement possible.

Madame la sénatrice Guylène Pantel, un rapport sur la prostitution en ligne est en cours d'exploitation. C'est un vrai sujet. Les annonces seront bientôt faites. Je sais d'ores et déjà que de nombreuses recommandations sur le cyber seront émises. Parmi les dispositifs mis en place pour lutter contre ce phénomène, nous comptons évidemment le renforcement des techniques spéciales d'enquête, de captation et de cyberinfiltration notamment, l'octroi du régime des témoins protégés et des repentis lorsque c'est nécessaire, le renforcement de la formation des professionnels de la chaîne pénale en matière de lutte contre la cybercriminalité, l'amélioration de la détection et de la prise en charge des victimes pour les amener à dénoncer le fonctionnement du réseau. Le groupe de travail MIPROF travaille sur la définition d'un mécanisme national d'identification et d'orientation des victimes de traite. Un autre travaille sur la prostitution des mineurs. S'y ajoute enfin une réflexion sur l'opportunité de la diffusion d'une circulaire interministérielle contenant les conclusions de ces travaux pour sensibiliser de nouveau tous les acteurs de la lutte contre la traite des êtres vivants et la prostitution.

Madame la sénatrice Micheline Jacques, l'autorité parentale est suspendue de plein droit en cas de crime. Nous n'avons pas à nous poser de questions. Les victimes hommes, qui existent, sont reçues par les associations du réseau France Victimes. Leur nombre est assez résiduel par rapport aux victimes femmes, mais ne les oublions pas.

Madame la sénatrice Marie-Claude Varaillas, je partage vos propos. Le risque zéro n'existe pas. Il y aura toujours des fous furieux, ivres de violence, qui se moqueront de leur bracelet comme de leur première chemise.

Nous réalisons des efforts en commun. Vous y avez réfléchi bien avant moi, puisque je suis ministre depuis peu, mais j'ai pris ces sujets à bras le corps. Nous affichons tout de même des résultats fantastiques, avec le téléphone grave danger par exemple. Nous savons le nombre de situations à risque évitées, mais les crimes évités ne feront jamais la Une des journaux. Une chaîne d'informations en continu ne peut pas traiter l'actualité en indiquant « aujourd'hui, cinq crimes n'ont pas été commis grâce au ministère de la justice, aux sénateurs, aux parlementaires ». En revanche, si un crime est commis, la faute en revient au ministère de la justice. C'est une vision « fait-diversière » de la justice. C'est insupportable. Personne ne pourra dire que les efforts n'ont pas été faits. Ils ont été faits par tout le monde. J'ai été au rendez-vous des obligations m'ayant été imposées par la loi. Nous avons fourni les matériaux. Ensuite, il y a effectivement un certain nombre de dysfonctionnements. Il convient de les éradiquer.

Même si le bracelet est un outil fantastique, même s'il évite des crimes, il y a aura toujours quelqu'un pour se moquer des conséquences et pour dépasser les règles qui lui sont imposées par le bracelet.

Monsieur le sénateur Marc Laménie, ce que vous évoquez est juste. Sur tous ces sujets, nous sommes surtout sur de l'interministériel, mais aussi sur du ministériel-parlementaire. Je consulte beaucoup, je reçois beaucoup. Je peux être saisi sur un certain nombre de sujets. Les services sont aussi là pour analyser et expertiser. En droit, pouvons-nous traduire un certain nombre d'idées ? Parfois, on me dit oui, parfois ce n'est pas possible. Parfois, j'insiste un peu. Nous devons observer les questions d'anonymat et les sujets de cette nature. La loi est perfectible. Notre métier consiste à faire en sorte de réduire le nombre de féminicides. Je l'ai dit, le risque zéro n'existe pas. Nos chiffres sont encore lourds. Chaque féminicide est un échec, bien que les chiffres soient meilleurs que l'année précédente. Soyons, de plus, objectifs sur la situation : le Covid et la sortie de cette période ont vu naître une explosion de la violence, chez les jeunes en particulier. On évoque des retentissements psychologiques. C'est une réalité, et une absolue certitude.

Mme Laurence Rossignol. - Comment faisons-nous ? Vous allez venir devant le Sénat pour le projet de loi Justice, qui a été examiné à l'Assemblée nationale. Pourrions-nous admettre l'idée qu'à ce moment-là et en amont, nous vous proposions des amendements, votre capacité d'initiative étant plus vaste que la nôtre puisque vous êtes moins bloqué que nous par l'article 45 de la Constitution, relatif aux « irrecevabilités » ? Si nous n'avons pas ce véhicule législatif, nous n'en aurons plus d'autres.

M. Éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux. - Parlons-en avant, et discutons des propositions que vous souhaitez me faire, ou proposez moi des amendements que je ferai expertiser par les services puis sur lesquels je vous donnerai ma position.

Mme Laurence Rossignol. - Si vous êtes d'accord avec ce que je propose, prenons ce véhicule législatif. Ce ne sera pas si simple.

M. Éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux. - Je préfère très franchement recevoir les propositions le plus en amont possible pour les faire expertiser.

Mme Laurence Rossignol. - Bien sûr. Nous vous les transmettrons avant, et laisserons le temps à vos cabinets et services de les étudier en amont du passage de la loi. Nous n'arriverons pas avec nos amendements en séance.

M. Éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux. - Nous avons balayé de nombreux sujets. Certains sont peut-être du domaine réglementaire. Nous pouvons en discuter. Sur le terrain législatif, envoyez-moi des éléments en amont et nous les expertiserons. Cette réunion vise aussi, je le rappelle, à améliorer le futur de ces femmes victimes de violences. Si nous pouvons le faire, faisons-le.

Mme Micheline Jacques. - Que deviennent les enfants dont la mère a été assassinée et dont le père est en prison, s'ils n'ont pas de famille et se retrouvent seuls ?

M. Éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux. - Soit ils ont de la famille, soit ils sont placés à l'aide sociale à l'enfance (ASE)et suivis par les services de protection judiciaire de la jeunesse.

Mme Annick Billon, présidente. - Merci de cette dernière intervention. Vous l'avez dit, les enfants sont toujours victimes. Des propositions de loi prospèrent d'ailleurs pour éventuellement les reconnaître comme pupilles de la Nation.

Je salue ce soir votre engagement dans la lutte contre les violences faites aux femmes, pour avancer sur ces thématiques. Les sénatrices et sénateurs présents aujourd'hui ont apprécié votre venue devant cette délégation et vos réponses à leurs nombreuses questions. Nous avions déjà pu constater en début d'année cet engagement fort puisque vous avez contribué à faire prospérer ma proposition de loi relative aux crimes sexuels sur jeunes mineurs et à l'inceste au Sénat et à l'Assemblée nationale. Je vous en remercie personnellement. Je pense que toute la délégation vous est reconnaissante.

Nous restons mobilisés. J'ai apprécié votre franchise, votre disponibilité, vos réponses aux nombreuses questions et votre ouverture pour travailler ensemble sur toutes les thématiques. Nous l'avons vu, des pistes de travail existent. Citons parmi celles-ci l'anonymat de la domiciliation des victimes, la spécialisation des juridictions, la généralisation de bonnes pratiques, la nécessité de décloisonnement du civil et du pénal, mais aussi de tous les acteurs engagés sur ces problématiques. Vous réussirez peut-être à faire arbitrer Bercy en faveur des droits des femmes. Nous comptons sur vous, Monsieur le garde des Sceaux, pour avancer sur ces moyens nécessaires. Les moyens financiers sont aussi le nerf de la guerre dans la lutte contre les violences faites aux femmes. Nous le voyons très régulièrement avec les associations.

J'engage tous les sénateurs et sénatrices à revenir vers vous directement. J'ai pu constater l'efficacité de votre cabinet lorsque nous avons dû avancer sur ma proposition de loi. Je vous remercie très sincèrement, Monsieur le garde des Sceaux, au nom de cette délégation.

Examen du rapport d'information de Mmes Martine Filleul, Joëlle Garriaud-Maylam et Dominique Vérien sur le bilan de l'application de la loi Copé-Zimmermann, dix ans après son adoption

Mme Annick Billon, présidente. - Mes chers collègues, nous examinons aujourd'hui le rapport d'information de nos collègues Martine Filleul, Joëlle Garriaud-Maylam et Dominique Vérien sur le bilan de dix ans d'application de la loi dite « Copé-Zimmermann » du 27 janvier 2011.

Il me semble important de pouvoir faire connaître et prospérer ce travail dans nos territoires, pourquoi pas en travaillant de concert avec notre délégation aux entreprises, car ce sont des sujets qui intéressent et touchent de près nos concitoyens.

Cette loi, relative à la représentation équilibrée des femmes et des hommes au sein des conseils d'administration et de surveillance et à l'égalité professionnelle, imposait des quotas de femmes dans les conseils d'administration et de surveillances des grandes entreprises françaises, qui devaient atteindre 40 % en 2017.

Afin de dresser ce bilan d'application, la délégation a organisé, le 21 janvier dernier, une table ronde, à laquelle participait Marie-Jo Zimmermann en personne mais aussi Laurence Parisot, présidente du Medef au moment de l'adoption de la loi, Chiara Corrazza du Women's forum, Catherine Ladousse du cercle InterElles ou encore Françoise Savés, de l'Association des femmes experts comptables, pour ne citer qu'elles.

Nous avions désigné à cette occasion un trio de rapporteures pour guider notre réflexion :

- Joëlle Garriaud-Maylam, qui fut en 2010 l'auteure du rapport que notre délégation consacra à la proposition de loi de Marie-Jo Zimmermann, rapport intitulé Vers la parité pour la gouvernance des entreprises ;

- Martine Filleul et Dominique Vérien, toutes deux vice-présidentes de notre délégation.

Le 31 mars dernier, nous entendions également notre collègue députée Marie-Pierre Rixain, présidente de la délégation aux droits des femmes de l'Assemblée nationale, sur sa proposition de loi visant à accélérer l'égalité économique et professionnelle, déposée le 23 mars et adoptée en première lecture à l'Assemblée le 12 mai. Ce texte préconise de passer à une seconde étape, après la loi Copé-Zimmermann, consistant à promouvoir activement la présence des femmes aux postes à responsabilité au sein des entreprises.

Enfin, la semaine dernière, jeudi 1er juillet, nous entendions Brigitte Grésy, présidente du Haut Conseil à l'égalité (HCE), précisément sur les dispositions de cette proposition de loi mais aussi, plus généralement, sur la place des femmes dans la gouvernance économique et la direction opérationnelle des entreprises, ainsi que sur l'égalité professionnelle et salariale entre les femmes et les hommes.

Le monde de l'entreprise, la place qu'y occupent les femmes, à tous les niveaux, et les questions relatives à l'égalité professionnelle sont en effet des sujets majeurs pour notre délégation.

Alors que s'est achevé il y a quelques jours, à Paris, le Forum Génération Égalité, grand rassemblement mondial pour l'égalité femmes-hommes, le rapport que vont nous présenter dans un instant les rapporteures pose la question de la réalité, aujourd'hui, de la parité dans les entreprises.

Notre collègue Joëlle Garriaud-Maylam ne pouvait malheureusement être parmi nous ce matin mais elle laisse naturellement le soin à ses deux collègues rapporteures de présenter les conclusions de ce rapport à trois voix.

Je laisse donc la parole à deux de nos rapporteures présentes aujourd'hui, Martine Filleul et Dominique Vérien, afin qu'elles nous présentent, d'une part, les principaux constats, d'autre part, les principales recommandations de leur rapport.

Mme Martine Filleul, rapporteure. - Merci Madame la présidente.

Je vais pour ma part vous présenter le bilan que nous avons réalisé de l'application de la loi Copé-Zimmermann et de la féminisation des instances dirigeantes des entreprises françaises depuis dix ans ; puis ma collègue Dominique Vérien exposera nos principales recommandations.

Tout d'abord, un bref rappel des dispositions de la loi dite « Copé-Zimmermann ».

Cette loi a assigné des objectifs chiffrés de parité aux conseils d'administration et de surveillance des sociétés cotées et des sociétés non cotées employant plus de 500 salariés et présentant un chiffres d'affaires ou un bilan d'au moins 50 millions d'euros. Ce seuil a été abaissé à 250 salariés au 1er janvier 2020.

Dans ces entreprises, la proportion d'administrateurs de chaque sexe devait être de 20 % en 2014 et doit être de 40 % depuis 2017. Si le conseil est composé de huit membres ou moins, l'écart entre le nombre de membres de chaque sexe ne doit pas être supérieur à deux.

Un double dispositif de sanctions est prévu :

- d'une part la nullité des nominations irrégulières, assortie, depuis la loi PACTE, d'une nullité des délibérations auxquelles a pris part l'administrateur irrégulièrement nommé ;

- d'autre part, la suspension du versement des jetons de présence en cas de composition irrégulière des conseils.

Le bilan que nous avons pu dresser est nuancé puisque :

- la loi a prouvé son efficacité et a fait progresser la parité dans les conseils d'administration et de surveillance des plus grandes entreprises françaises ;

- cependant, elle n'a pas entraîné, dans son sillage, une féminisation de la gouvernance et de la direction opérationnelle de toutes les entreprises, loin de là.

Je vais commencer par le volet positif.

Les objectifs fixés ont été atteints et même dépassés. Les quotas ont fait voler en éclat l'inertie en matière de parité qui prévalait dans les instances de gouvernance des entreprises françaises avant 2011.

Comme l'a constaté Marie-Jo Zimmermann, co-auteure de la loi, lors de notre table ronde du 21 janvier dernier, « les résultats, sur le plan statistique, des entreprises visées sont très bons, excepté pour une ou deux entreprises qui rencontrent des difficultés ».

Ainsi, le nombre d'administratrices dans les sociétés du SBF 120 - c'est-à-dire 120 des plus grandes capitalisations boursières françaises - est passé de 13 % en 2010 à 30 % en 2014, 42 % en 2017 et 46 % en 2021.

La France se situe aujourd'hui au premier rang mondial en termes de féminisation des conseils d'administration des grandes entreprises cotées, devant la Norvège, et loin devant l'Allemagne ou les États-Unis. Les progrès les plus importants en termes de mixité ont eu lieu dans les rares pays qui ont imposé des quotas, comme la France, la Norvège dès 2003, l'Italie en 2011 ou la Californie en 2018.

Comme notre collègue rapporteure Joëlle Garriaud-Maylam aime à le rappeler, la loi Copé-Zimmermann a lancé une réelle dynamique au niveau international et la France est souvent citée en exemple à travers le monde.

La place des femmes dans les instances dirigeantes des entreprises, et dans l'entreprise en général, est devenue un enjeu de bonne gouvernance économique et financière, ainsi qu'un enjeu pour leurs politiques de ressources humaines, qui sont de plus en plus scrutées à la fois par les acteurs financiers et par les jeunes talents. La progression de la parité a contribué à une professionnalisation, un changement de ton et de mentalités, une évolution des processus de décision et une meilleure prise en compte des objectifs de RSE et de développement durable au sein des conseils d'administration.

Invitée par la délégation à livrer son témoignage en tant qu'ancienne présidente du Medef au moment du vote de la loi de 2011, Laurence Parisot a ainsi déclaré le 21 janvier dernier : « Lors de la promulgation de la loi, je siégeais déjà dans des conseils d'administration. J'ai continué à siéger dans plusieurs d'entre eux au cours de ces dix dernières années, et je voudrais que vous sachiez combien ils ont changé ! [...] La mixité a produit un ton différent, plus constructif, apaisé, qui autorise une certaine créativité. » Elle en a ainsi conclu que « la loi Copé-Zimmermann est une contribution majeure à la cause des femmes et une contribution majeure à notre pays ».

Cependant, et c'est là que le bât blesse, les quotas n'ont pas eu l'effet de ruissellement attendu en termes de féminisation de l'ensemble de la direction opérationnelle des entreprises.

La parité a progressé et n'a été atteinte que dans les conseils d'administration et de surveillance des grandes capitalisations boursières. La proportion de femmes reste limitée à environ un tiers dans les conseils des plus petites capitalisations boursières et à un quart dans ceux des entreprises non cotées de plus de 250 salariés, qui entrent pourtant dans le champ d'application de la loi.

Pour reprendre les mots de Denis Terrien, président de l'Institut français des administrateurs, devant notre délégation : « La loi est faite pour les sociétés visibles et, de fait, elle est moins efficace pour les autres ».

La question du contrôle de l'application de la loi pour les sociétés non cotées est donc primordiale. L'État manque d'outils et surtout de moyens pour contrôler l'application des dispositifs de parité qu'il a instaurés. Certaines sociétés, notamment parmi les entreprises de taille intermédiaire, les ETI, n'ont pas connaissance des obligations de parité qui pèsent sur elles et ne font l'objet d'aucun contrôle en la matière. Les inspecteurs du travail, qui peuvent jouer un rôle, n'ont pas de moyens suffisants pour exercer un contrôle systématique.

La mixité est encore plus limitée dans les instances de gouvernance des PME qui n'entrent pas dans le champ d'application de la loi et ne comptent ainsi que 18 % de femmes.

En outre, certaines entreprises ne sont pas concernées par la loi faute d'instance de gouvernance collégiale en leur sein. C'est notamment le cas des sociétés par action simplifiée (SAS).

Au sein même des conseils d'administration, y compris ceux qui respectent les exigences de parité, les femmes accèdent moins que les hommes aux comités les plus stratégiques et les plus rémunérateurs, par exemple le comité stratégique, le comité d'audit ou le comité de nomination. Elles siègent en revanche plus souvent au sein du comité RSE.

Il y a aussi moins de femmes à la tête de grandes entreprises : au sein du CAC 40, il n'y a que deux femmes présidentes de conseil d'administration (Angela Garcia-Poveda chez Legrand et Barbara Dalibard chez Michelin) et une femme présidente directrice générale (Catherine MacGregor chez Engie).

Enfin, le plafond de verre demeure au sein des comités exécutifs (les Comex) et comités de direction (les Codir), qui n'entrent pas dans le champ d'application de la loi Copé-Zimmermann : les femmes occupent, en 2021, 22 % des postes des Comex et Codir du SBF 120. En outre, 12 % des Comex et Codir du SBF 120 ne comptent aucune femme et 96 % en comptent moins de 40 %.

Si la proportion de femmes dans les Comex et les Codir a augmenté de 15 points depuis 2011, cette amélioration est sans commune mesure avec celle (de 31 points) constatée dans les conseils d'administration et de surveillance, pour lesquels des quotas ont été imposés par la loi.

Au sein des Comex et Codir, on constate encore une répartition genrée et « stéréotypée » des postes de direction, les femmes occupant majoritairement les fonctions de directrice de la communication ou de directrice des ressources humaines.

Contrairement aux conseils d'administration qui recrutent leurs membres largement à l'extérieur de l'entreprise, les Comex et Codir sont composés de membres internes à l'entreprise. Il y a donc un enjeu de promotion interne des femmes.

Or dans la majorité des secteurs d'activité, il existe bien un vivier de femmes compétentes à promouvoir. Les femmes sont désormais aussi, voire plus, nombreuses que les hommes à être diplômées du supérieur et des grandes écoles.

En outre, le taux de féminisation des instances dirigeantes n'est pas toujours proportionnel à la féminisation du secteur et des disparités existent entre sociétés d'un même secteur : ainsi, le Comex de Suez compte 36 % de femmes alors que celui de Veolia n'en compte que 9 %. Cela dépend donc pour une bonne part de la dynamique des politiques RH.

Il en est de même s'agissant de l'application des diverses lois relatives à l'égalité professionnelle. L'article 8 de la loi Copé-Zimmermann, qui prévoit que les conseils d'administration délibèrent chaque année sur la politique d'égalité professionnelle et salariale de l'entreprise, sur la base du rapport de situation comparée (RSC), est très peu appliqué. En outre, l'Index de l'égalité professionnelle, dit Index Pénicaud, fait apparaître des inégalités persistantes en matière de rémunération, avec seulement un quart des entreprises qui respectent une parité ou une quasi-parité dans leurs dix meilleures rémunérations.

Ces différents constats nous donc ont amenées à dresser huit recommandations, que ma collègue Dominique Vérien va maintenant vous présenter.

Mme Dominique Vérien, rapporteure. - Merci chère collègue !

Il me revient maintenant de vous présenter nos recommandations, qui se répartissent en trois grandes thématiques que l'on pourrait résumer ainsi :

1) pour une extension des quotas ;

2) pour plus de transparence et de contrôle ;

3) pour une meilleure implication de toutes et tous dans la progression de l'égalité professionnelle et salariale.

Tout d'abord, nous estimons que les obligations de parité et de mixité doivent désormais être étendues.

Nous l'avons vu, les quotas, c'est-à-dire des objectifs chiffrés assortis de sanctions, fonctionnent. Les quotas instaurés par la loi Copé-Zimmermann ont été efficaces et ont permis d'atteindre la parité dans les conseils d'administration et de surveillance des plus grandes entreprises françaises. A contrario, quand il n'y a pas de quotas, que ce soit dans les PME ou dans les Comex et les Codir, la part de femmes reste en deçà de 25 %.

Nous sommes donc favorables à une extension des quotas à davantage de postes à responsabilité au sein des entreprises. Pour reprendre les mots de Brigitte Grésy, présidente du HCE, devant notre délégation la semaine dernière « les quotas sont le seul antidote à la cooptation masculine ».

Il faut en particulier plus de femmes au sein des comités exécutifs et de direction car ce sont au sein de ces comités que se prennent au quotidien toutes les décisions importantes pour la direction d'une entreprise. Ce sont eux qui assurent le suivi des décisions des conseils d'administration et la direction effective de l'entreprise.

Mais plus largement, il faut favoriser la promotion interne des femmes dans toutes les fonctions de direction opérationnelle et les postes à responsabilité.

Dans cette optique, notre collègue députée Marie-Pierre Rixain, présidente de la délégation aux droits des femmes de l'Assemblée nationale, a déposé le 23 mars 2021 une proposition de loi visant à accélérer l'égalité économique et professionnelle.

Tel qu'adopté en première lecture par l'Assemblée nationale le 12 mai 2021, l'article 7 de cette proposition de loi propose de mesurer la proportion de femmes et d'hommes au sein des « cadres dirigeants et cadres membres des instances dirigeantes » dans toutes les entreprises de plus de 1 000 salariés. Les instances dirigeantes sont définies comme « toute instance mise en place au sein de la société, par tout acte ou toute pratique sociétaire, aux fins d'assister régulièrement les organes chargés de la direction générale dans l'exercice de leurs missions ». Une telle définition permet d'éviter le flou juridique qui peut exister autour des comités exécutifs et de direction ou de la notion de postes à responsabilités.

La proposition de loi définit pour ces postes un objectif de mixité d'au moins 30 % de femmes d'ici à cinq ans et d'au moins 40 % d'ici à huit ans.

Elle prévoit également d'assortir le non-respect de ces obligations de sanctions financières qui seront fixées en tenant compte de la situation initiale de l'entreprise, des efforts constatés et des motifs de sa défaillance.

Nous souscrivons à la démarche engagée par cette proposition, tout en estimant que le champ d'application du nouvel objectif de parité pourrait porter sur les « cadres dirigeants et membres des instances dirigeantes », notamment afin d'inclure les mandataires sociaux qui siègent au sein des instances dirigeantes sans pour autant être cadres. Cette préconisation rejoint une réserve formulée par Brigitte Grésy, présidente du HCE, devant la délégation la semaine dernière.

Nous invitons donc les entreprises à puiser dans le « vivier » de talents féminins pour pourvoir les postes de cadres dirigeants et leurs instances dirigeantes. La réussite de la loi Copé-Zimmermann a prouvé que ce vivier existait bien.

Dans les secteurs scientifiques et technologiques où la féminisation est moindre, il convient d'agir le plus en amont possible pour constituer ce vivier. Cela doit se faire dès l'orientation scolaire et universitaire.

Nous pensons par ailleurs que la confirmation de l'existence d'un vivier de femmes compétentes pour siéger dans les instances de gouvernance amène logiquement à se poser aujourd'hui la question de la limite du cumul des mandats. Limiter le nombre de mandats d'administrateurs à trois, contre cinq actuellement, libérerait des places dans les conseils d'administration et permettrait à davantage de femmes d'accéder à ces fonctions.

Enfin, nous avons une troisième recommandation, toujours sur la question des obligations de mixité. Nous estimons nécessaire de soutenir la création d'entreprises par des femmes en imposant des objectifs de mixité à la Banque publique d'investissement (Bpifrance) et aux fonds d'investissement.

En effet, les femmes voient leur demande de crédit rejetée deux fois plus souvent que celle des hommes et reçoivent deux fois et demi moins de financement. Cette inégalité flagrante existe même au sein des organismes publics de financement, qui devraient pourtant montrer l'exemple. Actuellement, 2 % des entreprises financées par Bpifrance sont gérées par des femmes alors que 79 % le sont par des hommes, le reste étant géré par une direction mixte.

Nous soutenons donc les objectifs de mixité qui sont proposés par les articles 8 et 8 bis de la proposition de loi de notre collègue députée Marie-Pierre Rixain. En particulier, l'article 8 qui introduit des objectifs de mixité parmi les projets bénéficiaires et au sein des comités d'investissement de Bpifrance, dont la proportion des membres de chaque sexe ne pourra être inférieure à 30 %.

Nous souhaitons également la création d'un fonds dédié à l'entrepreneuriat au féminin au sein de Bpifrance, proposition qu'Alain Griset, ministre délégué auprès du ministre de l'économie, des finances et de la relance, chargé des petites et moyennes entreprises, a déclaré être prêt à étudier.

J'en viens maintenant à notre deuxième grande thématique : la transparence des données genrées et le contrôle du respect de la parité.

La délégation a fait sien, à plusieurs reprises, le slogan du collectif #Sista qui invite à « compter les femmes pour que les femmes comptent ».

Ma collègue Martine Filleul l'a dit : nous manquons encore de données et d'outils de contrôle pour suivre la présence des femmes dans les instances de gouvernance. Or la transparence des données est fondamentale pour contrôler l'application de la loi.

Dans la lignée de recommandations formulées par l'Association des femmes experts-comptables et par le HCE, la délégation estime donc nécessaire de mettre en place un système de déclaration pour les entreprises visées par des objectifs de parité. Celles-ci pourraient être tenues de déclarer annuellement auprès des greffes des tribunaux de commerce, via le service Infogreffe en ligne, la composition de leurs organes de gouvernance (conseils, comités, etc.) ainsi que la répartition femmes-hommes au sein de chacun de ces organes de gouvernance. Cette déclaration pourrait se faire chaque année au moment du dépôt des comptes et du rapport de gestion.

Ces déclarations pourraient être contrôlées par des commissaires aux comptes pour les sociétés qui en sont dotées ou vérifiées par les experts comptables. Un tel contrôle rendrait les entreprises plus sensibles à leurs obligations de parité, et plus dissuasives les sanctions encourues.

De façon plus générale, la délégation appelle à renforcer la communication sur les obligations de parité auprès des entreprises. L'État pourrait en particulier davantage mobiliser les experts-comptables qui ont un rôle de conseil auprès des entreprises et qui pourraient mieux informer celles-ci de leurs obligations en la matière. Les inspecteurs du travail peuvent également avoir un rôle à jouer et pourraient soulever la question de la parité des instances de gouvernance, à l'occasion de leurs contrôles sur d'autres aspects de la réglementation.

Plus globalement, nous estimons nécessaire le développement de données genrées, pour mettre en lumière les inégalités de genre et les problématiques spécifiques aux femmes.

Ainsi, l'Index de l'égalité professionnelle, dit Index Pénicaud, est un outil très utile mais perfectible. Il pourrait être complété en y intégrant par exemple la proportion de femmes dans les instances de direction, afin d'avoir une vision globale de cette donnée.

Enfin, troisième et dernier champ de recommandation : l'implication de toutes et tous dans la progression de l'égalité professionnelle et salariale.

La progression de la parité et la féminisation des postes à responsabilité doit aussi amener les femmes à poser la question de la politique d'égalité dans l'entreprise et à se soutenir et s'entraider.

Nous appelons à une meilleure application des lois sur l'égalité professionnelle, qui prévoient notamment la publication annuelle du rapport de situation comparée et la tenue de délibérations sur la politique d'égalité femmes-hommes au sein des conseils d'administration. Ces sujets doivent être plus systématiquement abordés.

Enfin, nous sommes convaincues du rôle des réseaux féminins pour permettre aux femmes de s'encourager et de s'entraider, mener des actions de formation et de mentorat, promouvoir davantage de femmes et de jeunes talents à des postes à responsabilité, faciliter leur accès à des financements ou encore sensibiliser les entreprises aux problématiques d'égalité professionnelle et salariale. Étant ingénieure en travaux publics, j'ai moi-même créé un réseau de « femmes du bâtiment » afin d'encourager des partages d'expériences et d'aborder le sujet délicat des augmentations de rémunérations que les femmes n'osent souvent pas solliciter spontanément.

Dans cette logique, nous appelons à encourager, par des actions de communication ciblées, les femmes du monde de l'entreprise à investir les réseaux et forums féminins existants ou à constituer de nouveaux réseaux en lien avec leur activité professionnelle.

Merci, mes chers collègues, pour votre attention.

Mme Annick Billon, présidente. - Je vous remercie chères collègues pour cet exposé fort intéressant.

Qui souhaite intervenir ?

Mme Laure Darcos. - Le sujet de la parité dans la gouvernance des entreprises m'intéresse particulièrement. En effet, j'ai suivi une formation spécifique pour devenir administratrice de société et pourtant, même formée, j'ai été confrontée au plafond de verre pour intégrer des conseils d'administration.

Il y a également un problème de représentation des femmes dans les comités exécutifs des entreprises. Je pense donc que ce rapport de la délégation fera date ! Les recommandations qu'il contient sont complémentaires des dispositions de la proposition de loi de notre collègue Marie-Pierre Rixain.

Selon moi, il faut en effet aller plus loin dans l'application des quotas en entreprises. Pourquoi ne pas réfléchir également à une prescription de quotas s'agissant des recrutements dans l'exécutif des entreprises ? Je pense notamment aux cabinets de conseil qui sont souvent très formatés et manquent d'originalité dans leurs recrutements.

Dans les comités exécutifs des entreprises, l'ascenseur social fonctionne de manière classique alors qu'il faudrait veiller à diversifier le profil des membres.

Mme Dominique Vérien, rapporteure. - Je partage cette analyse. À ce sujet, je précise que notre collègue Stéphane Demilly doit prochainement publier un livre vantant la diversité dans les entreprises, au-delà de la seule parité. Il faut réussir à montrer qu'intégrer des femmes est une source d'enrichissement, y compris financier.

Le ministère chargée de l'égalité entre les femmes et les hommes a, par ailleurs, lancé un appel à projets pour le financement de créations d'entreprises par des femmes. Il est doté d'un budget global de 500 000 euros, ce qui représente une somme de 5 000 par département, ce qui est peu même si c'est un premier pas !

Mme Annick Billon, présidente. - Toute aide, même symbolique, à la création d'entreprises par des femmes est importante. La remise d'un prix, par exemple, qui récompense une création d'entreprise par une femme est un encouragement important. Dans ce cadre, il est important notamment que Bpifrance soit aussi au rendez-vous dans tous les territoires. Nous en venons donc à l'adoption des recommandations de nos trois rapporteures. Avez-vous des modifications à proposer ? Je n'en vois pas. Toutes les recommandations sont donc adoptées à l'unanimité de même que le rapport et ses conclusions.

Il nous reste à adopter un titre. Les rapporteures nous proposent le titre suivant :

Parité en entreprise : pourde nouvelles avancées, dix ans après la loi Copé-Zimmermann.

Je ne vois pas d'opposition. Ce titre est donc adopté.

Nous en avons donc fini avec l'examen de ce rapport d'information dont la délégation autorise la publication.

Je remercie chaleureusement notre trio de rapporteures qui a fait un excellent travail.