Mardi 1er février 2022

- Présidence de M. Christian Redon-Sarrazy, président -

La réunion est ouverte à 15 h 05.

Audition de M. Thierry Coulhon, président du Haut Conseil de l'évaluation de la recherche et de l'enseignement supérieur (Hcéres)

M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Monsieur le président, mes chers collègues, nous poursuivons nos auditions aujourd'hui en accueillant, en téléconférence, M. Thierry Coulhon, président du Haut Conseil de l'évaluation de la recherche et de l'enseignement supérieur (Hcéres).

Monsieur le président, votre carrière de mathématicien et de chercheur vous a amené à exercer plusieurs fonctions importantes dans le milieu universitaire. Vous avez notamment présidé l'université de Cergy-Pontoise, l'Institut des sciences en mathématiques de l'Université nationale australienne (ANU) et l'Université de Paris sciences et lettres (PSL). Au regard de votre expérience en France et à l'étranger, nous serons très intéressés par le regard que vous portez sur la recherche universitaire française, ses atouts et ses fragilités, par comparaison à celle d'autres pays qui nous concurrencent sur le plan scientifique.

Engagé politiquement, vous avez également travaillé aux côtés de Mme Valérie Pécresse lorsque celle-ci était ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche, puis vous avez été, pendant trois ans, conseiller éducation, enseignement supérieur, recherche et innovation auprès de l'actuel Président de la République, avant d'être nommé à la tête du Hcéres.

Cette autorité publique indépendante est notamment chargée de l'évaluation des établissements d'enseignement supérieur et des organismes de recherche en France et, à leur demande, de certains établissements situés à l'étranger. De ce point de vue, nous nous interrogerons sur le rôle des évaluations menées et leurs conséquences en matière de financement des laboratoires et des unités de recherche.

Parmi les différentes évaluations réalisées par le Hcéres, celles qui portent sur les sociétés de valorisation et de transfert de technologies, adossées à des organismes publics de recherche tels que le CEA, l'Inserm ou le CNRS, nous intéressent particulièrement. Nous souhaiterions mieux comprendre comment des pépites de laboratoire développées à petite échelle peuvent devenir, à terme, des structures économiques dotées de capacités de production industrielle à plus grande échelle.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Notre objectif est de dégager cinq ou six mesures opérationnelles à mettre en application, car il y a urgence à agir. J'ai rencontré ce matin une directrice de Huawei qui monte une usine dans le Grand-Est, et il m'est apparu clairement que nous avions raison de mener cette mission.

M. Thierry Coulhon, président du Haut Conseil de l'évaluation de la recherche et de l'enseignement supérieur. - Une partie de cette réflexion a été déclenchée par le rapport de l'Observatoire des sciences et techniques (OST), qui appartient au Hcéres, sur la position scientifique de la France.

Le Hcéres a pour mission d'évaluer les institutions - universités, grandes écoles et organismes nationaux de recherche -, les formations et les unités de recherche.

S'agissant des unités de recherche, les chercheurs apprécient de disposer d'un regard extérieur sur eux-mêmes, et les tutelles, dans leur politique d'allocation des moyens, peuvent et doivent tenir compte de cela. Il s'agit donc d'une aide à la décision. La constitution de notre agence indépendante avait pour but de distinguer les rôles de l'évaluateur et du décideur. Le premier ne saurait être en position de décider, et le second a intérêt à décider en s'appuyant sur un avis extérieur.

En ce qui concerne les formations, notre rapport est adressé à la Direction générale de l'enseignement supérieur et de l'insertion professionnelle (Dgesip), qui les accrédite sur cette base.

Pour les universités, les grandes écoles et les organismes nationaux de recherche, notre rapport évalue leur pilotage, leur politique générale, mais aussi leurs réalisations en matière de formation et de recherche. Pour cela, nous tenons compte de l'innovation, qui est présente dans nos rapports.

Nous élaborons un référentiel d'évaluation pour chacun de ces trois grands secteurs, qui est approuvé par notre collège, et nous fonctionnons selon un rythme quinquennal ; nous avons divisé le pays en cinq secteurs et, chaque année, nous évaluons les organismes de l'un de ces secteurs. Chaque zone est donc évaluée tous les cinq ans. À chaque « vague » d'évaluation, nous communiquons nos référentiels aux entités évaluées, afin de les aider à écrire des rapports d'auto-évaluation. Pendant quelques mois, l'entité évaluée écrit un rapport et nous fournit les données demandées, nous désignons parallèlement un comité composé d'experts, qui rédige un rapport indépendant que je cosigne et qui est publié.

En outre, nous avons un département Europe et international qui nous permet d'évaluer, de façon payante, des établissements ou des formations situés à l'étranger, et nous abritons enfin l'Office français de l'intégrité scientifique (OFIS) et l'Observatoire des sciences et techniques, un ancien groupement d'intérêt public (GIP) devenu un département du Hcéres, et qui a publié l'an dernier un rapport sur la position scientifique de France dans le monde entre 2005 et 2018. Ce travail fait apparaître le glissement de la France au regard notamment de deux indicateurs : le nombre de publications et leur impact, mesuré par le nombre de citations. Ces indicateurs sont bien sûr d'une portée très limitée au niveau individuel, et suscitent des débats : il apparaît aujourd'hui qu'il n'est pas efficace de recruter des individus en s'appuyant sur ces critères, car on peut saucissonner ses publications pour en avoir plus, et le nombre de citations prend en compte les citations négatives. Le Hcéres s'associe donc au mouvement qui reconnaît la nécessité d'améliorer les critères d'évaluation des chercheurs, et a signé à cet effet la déclaration de San Francisco, dite « DORA » (Declaration on Research Assessment).

Ainsi, nous ne nous en tenons pas au quantitatif pur, nous apprécions la qualité des productions, mais, à l'échelle agrégée d'un pays, ces chiffres ont un sens parce que les effets annexes se neutralisent. Or les graphiques sur le nombre et l'impact des publications montrent tous les deux la même chose : nous sommes passés en 2015 derrière l'Italie et en 2018 derrière la Corée du Sud, et nous sommes placés en neuvième position. En outre, les chiffres préliminaires de l'OST indiquaient que les courbes de 2020 montraient un risque d'être rattrapés par l'Australie, l'Espagne et le Canada. Il faudra attendre la consolidation finale de ces chiffres en juin prochain, car 2020 a été marquée par de nombreuses publications sur le covid. Néanmoins, à ce niveau d'agrégation, je le répète, cette tendance est significative et il faut en analyser les causes.

Cette analyse est difficile et limitée. Votre question concerne non seulement la recherche elle-même, mais également son impact économique et en termes d'innovation, c'est-à-dire à la chaîne qui va du laboratoire jusqu'au produit ; or c'est compliqué à étudier, car il y a beaucoup de maillons sur cette chaîne. Le Hcéres s'intéresse à ces questions et nos rapports en portent la trace. Nous ne nous contentons pas de compter les publications ; nous en lisons certaines. Cette année, nous demandons, par exemple, un portfolio des réalisations - publications, prises de participation, actions de diffusion vers le public ou brevets - dont les institutions sont les plus fières ; nous ne sommes pas uniquement dans le quantitatif. On ne peut pas non plus reprocher au Hcéres d'être indifférent à l'innovation, nous ne sommes pas seulement dans l'académique pur et les questions des brevets, des prises de participation ou encore de l'ouverture de la science à la société sont posées.

Toutefois, notre regard se pose à l'échelle « micro », celle d'une équipe de recherche. Nous constatons, en général, des efforts en direction de l'innovation, mais la vraie difficulté est de réconcilier l'image globale, fournie par le rapport de l'OST, qui est inquiétante, et le fait que, localement, la recherche est plutôt performante et tournée vers l'innovation. Je présente souvent la métaphore de l'équipe de Formule 1 : tout est là - les quatre roues, le bon pilote, etc. -, mais on gagne la compétition par des réglages très fins qui agrègent toutes les compétences. Nous avons plutôt une très bonne recherche, mais l'enjeu, c'est l'organisation des relations entre les organismes et les universités et entre les organismes entre eux, c'est la complexité du système, bref, des choses très fines.

Il y a eu beaucoup de rapports, le dernier étant celui de Jacques Lewiner, mais les mesures opérationnelles ne peuvent pas être miraculeuses, il n'y a pas une clé unique. En particulier, nous avons basculé dans un système très riche en outils d'encouragement de l'innovation, avec les sociétés d'accélération du transfert de technologies (SATT), les instituts de recherche technologique (IRT), les instituts pour la transition énergétique (ITE), les instituts Carnot, etc... Bpifrance fait également bien son travail. Il fallait sans doute passer par cette grande richesse, car nous manquions de dispositifs, mais il est peut-être maintenant temps de clarifier et de simplifier le paysage. La fluidité de la translation entre le laboratoire et le produit repose sur deux points : un impératif de fluidité, de simplicité et d'efficacité à tous les niveaux, et la nécessité de sortir d'une vision planificatrice un peu linéaire, qui reste présente dans notre esprit jacobin. Or il y a des courts-circuits, des démarches qui vont très vite, d'autres qui sont moins linéaires ; il faut donc donner des capacités d'initiative aux instituts proches du terrain.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Si nous avons une excellente recherche, pourquoi n'assistons-nous pas à la naissance d'acteurs économiques de taille critique au niveau national, européen voire international ? Comment sortir de ce fatum français ? Selon vous, cela passe-t-il par une forme de consolidation avec une approche écosystémique de multiples start-ups qui détiennent de l'innovation, mais qui ne peuvent pas devenir des acteurs européens sur une verticale technologique donnée ?

M. Thierry Coulhon. - Notre compétence, c'est d'abord la recherche fondamentale, en tant qu'elle a un impact, nous ne nous concentrons pas seulement sur l'académique. En revanche, nous ne sommes pas bien placés pour apprécier la granulométrie des entreprises ou le rôle des start-ups.

À titre personnel, j'ai le sentiment que l'État traite surtout avec de grands groupes alors que, aujourd'hui, l'innovation vient de petites entités qui peuvent pousser très vite. On sait traditionnellement traiter la toute petite émergence - le chercheur qui dépose une demande de brevet, qui monte une start-up, est accompagné -, mais il y a le fameux sujet de la « vallée de la mort », qu'il faut traverser pour aller jusqu'à l'entreprise assise dans son univers de compétition. Aujourd'hui, nous ne subissons plus le manque total d'environnement que l'on a pu connaître il y a quelques années, mais nous transformons-nous assez vite ? L'idée n'est pas de déplorer que la petite échelle ne puisse pas réussir, mais de se demander comment elle peut passer à une échelle moyenne. Nous avons progressé sur la fluidité entre le milieu académique et l'innovation, comme sur la transition de la start-up à l'entreprise.

Nous disposons, avec le rapport de l'OST, d'un tableau global sans concession ; c'était nécessaire et nous devons continuer et affiner ces analyses. La France n'a pas le profil disciplinaire des États-Unis, non plus que celui de la Chine, nous sommes très spécialisés en mathématiques et dans l'étude du passé humain, c'est une richesse, mais il faut accroître nos compétences en sciences de l'ingénieur et en informatique. Dans les disciplines émergentes, comme l'intelligence artificielle ou les biotechs, par exemple, nous devons réagir plus vite.

Je pense que nous devons aussi mener des analyses sur les inputs et non pas seulement sur les outputs : le niveau et l'allocation des moyens sont aussi importants et exigent des analyses économétriques.

Nous avons donc un premier rôle d'observateur mais, à un deuxième niveau, nous devons nous interroger sur la place des grands acteurs que sont le Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) ou l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), par exemple. Nous devons tirer les enseignements des rapports sur ce sujet.

Enfin, troisième point, réfléchissons à notre complexité intrinsèque, dont nous ne devons pas nous satisfaire. Notre système présente beaucoup de doublons et de couches, et la représentation nationale est ici parfaitement dans son rôle. Sans nous lancer dans des remembrements, souvent coûteux, nous devons essayer d'amener les acteurs à se situer les uns par rapport aux autres. Nous avons, par exemple, l'Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique (Inria) et un département du CNRS spécialisé dans le numérique ; comment s'articulent-ils ? Idem avec l'Inserm et l'institut des sciences biologiques du CNRS. D'une manière générale, il faut dire aux acteurs qu'ils ont le devoir de poursuivre le bien commun et de s'articuler les uns avec les autres. Le rôle du Hcéres est de repérer le positionnement des uns et des autres et d'aider les acteurs à se coordonner.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Y a-t-il en France quelqu'un qui a une vision consolidée de tout cela, à une échelle « macro » ? Si ce n'est pas le cas, peut-être est-ce un talon d'Achille, au regard de ce qui se fait dans d'autres pays. On voit bien que l'interdisciplinarité, le mélange entre sciences humaines et sciences dures, est importante. Face à ce morcellement, qui porte un regard surplombant ?

M. Thierry Coulhon. - Vous avez raison, mais il faut également se débarrasser d'une illusion : notre système est compliqué, mais celui des autres l'est aussi. Méfions-nous de notre colbertisme, même s'il faut que l'État joue son rôle, même s'il faut du top-down, des grands programmes. Ne croyons pas qu'il suffirait de mettre en place une grande tour de contrôle pour tout harmoniser. Aux États-Unis ou dans d'autres grands pays scientifiques, il y a beaucoup d'acteurs.

Au fond, la première réponse est que le regard panoptique, qui donne un rôle de leadership, est porté par la direction générale de la recherche et de l'innovation (DGRI) au sein du ministère de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'innovation. Pour autant, l'idée d'une unification est un peu naïve : d'autres ministères mènent une politique de recherche et d'enseignement supérieur, dans le domaine agricole par exemple ; de même, Polytechnique dépend du ministère des armées, certaines écoles relèvent des ministères techniques. Malgré cette complexité institutionnelle, on peut faire entrer ce système dans une dynamique.

Nous avons connu des évolutions positives, comme la reconstruction universitaire dans les dernières années, avec l'exemple, important, de l'université Aix-Marseille, dont la fusion s'est faite naturellement ; le paysage francilien s'est également structuré, avec Saclay, qui transcende l'interministériel et donne naissance à un acteur international, comme l'indique sa quatorzième place au classement de Shanghai. Ces ensembles se positionnent bien sûr sur le champ de l'innovation. J'approuve donc l'idée d'une coordination lucide et dynamique, tout en mettant en garde contre des solutions trop simples.

Encore une fois, le rapport de l'OST est important - même s'il n'est pas très agréable à lire - ; de même, votre mission crée les conditions pour que chacun soit encouragé à se coordonner. C'est très positif. Mon seul regret est que nos rapports sur l'Inserm et le CEA ne soient pas plus lus !

Mme Marie-Noëlle Lienemann. - Que disent les chercheurs quand ils lisent ce rapport très alarmant ? Quelles sont leurs attentes, leurs propositions ? Il y a l'enjeu financier - nous sommes loin des 3 % du PIB que l'Allemagne engage -, mais ne pensez-vous pas que tous nos dispositifs d'appels à projet font perdre beaucoup de temps en paperasse et ne favorisent pas les publications ? Quels sont vos retours du terrain ? Je suis consternée depuis des années par la chute de la recherche française et je n'y vois aucune solution, sinon institutionnelle, mais changer les institutions relève toujours de la fuite en avant car cela ne change pas la culture des parties prenantes.

Ensuite, il existe des formes différentes de planification selon les pays. Vous dites bien que le plus urgent est de mettre en dynamique le système. Or chaque pays a sa culture ; nous sommes historiquement planificateurs, mais avec des acteurs privés déterminants. Les temps ont changé, mais le commissariat au plan ne pourrait-il pas être utilisé pour disposer de plans prioritaires de motivation transversaux sur des enjeux d'avenir importants, en impliquant tous les acteurs - industriels, PME, etc. ? Il faut des intentions publiques fortes, mais aussi partagées, avec une mise en oeuvre souple afin que chacun y apporte sa pierre. Pourrait-on développer cela dans un certain nombre de champs urgents ?

M. Thierry Coulhon. - Vous avez posé la question clé : tout l'enjeu est de parvenir à articuler des outils top-down venant de l'État et l'initiative des chercheurs. Les deux sont nécessaires.

Gardons à l'esprit, toutefois, une réalité historique majeure qui nous dépasse : la montée des pays émergents ; c'est massif. L'ascension de la Chine et de l'Inde est un phénomène géopolitique de bascule important. Que la part de la France diminue, c'est inéluctable, mais ce qui est inquiétant, c'est notre position par rapport à l'Espagne et à l'Italie. La question des moyens par rapport à l'Allemagne est frappante ; la loi de programmation de la recherche (LPR) infléchit notre trajectoire, mais sans nous placer sur celle de l'Allemagne. Même si l'effort est réel - d'autant que si l'on raisonne en pourcentage du PIB, nous ne sommes pas si éloignés -, leur PIB est énorme, donc le différentiel absolu est très important. D'un autre côté, cette explication par les moyens n'est pas suffisante : l'Australie, par exemple, est radine, mais les institutions sont agiles et font beaucoup avec peu. Il y a donc deux sujets : les moyens et l'organisation. Les chercheurs font remonter deux points : les moyens, dont l'allocation doit être améliorée, rationalisée, et le manque de simplicité.

Sur les appels à projets, la création de l'Agence nationale de la recherche (ANR) a eu des effets vertueux : les jeunes chercheurs brillants n'ont plus besoin de passer par les mandarins, ils peuvent bousculer les hiérarchies. Moi, j'évalue les équipes ; l'ANR ne regarde pas cela, mais les travaux individuels. Le deuxième effet est que les sciences humaines et sociales n'ont jamais eu autant d'argent. Néanmoins, il y a trop de guichets pour de trop petites sommes, ce n'est pas une bonne chose.

Un autre guichet de financement que l'on a tendance à oublier est le European Research Council (ERC). Sur les fonds européens, la France rencontre des succès quand elle candidate, mais, souvent, nos chercheurs ne le font pas, parce que c'est difficile et que cela requiert l'aide de son institution. Nous devons mettre le paquet sur cela.

Comment articuler des effets de planification et l'initiative des chercheurs ? Les idées sont en place, mais on ne peut pas réagir comme un petit pays : nous ne sommes ni petit ni très grand. Un petit pays peut se concentrer sur trois ou cinq axes, nous non, même si nous ne sommes plus une très grande puissance qui peut se déployer sur tous les secteurs. Dans les domaines qui requièrent du top-down - le quantique, l'hydrogène, certaines biotechs -, il faut des programmes. Ceux-ci existent, par le biais du secrétariat général pour l'investissement (SGPI). Aujourd'hui, nous arrivons à la fin d'une période, le SGPI a sélectionné les grands sites - aujourd'hui, il n'y a plus de problème de sélection, deux grands sites doivent être traités : Lyon et Toulouse - et joue bien son rôle sur les grandes verticales. Évoquons également les programmes et équipements prioritaires de recherche (PEPR), avec des thèmes et des appels à candidatures.

Nous avons donc les bons outils, mais c'est une question de préoccupation collective et de fluidification des dispositifs. Les appels flash de l'ANR, mis en place pour le covid, sont l'exemple de ce que l'on voudrait faire : prendre des risques et aller vite et simplement, en faisant confiance a priori, quitte à arrêter vite.

Mme Gisèle Jourda. - Avez-vous mis en place des évaluations permettant de mesurer le nombre de jeunes chercheurs qui partent vers l'étranger ? Un grand nombre de nos chercheurs sont partis parce que les conditions ne sont pas attractives ici. Comment notre attractivité est-elle évaluée ? Vous relevez le faible nombre de candidats aux crédits européens, cela m'étonne. Notre outil est-il adapté ? Comment expliquer cette fuite des cerveaux ?

M. Thierry Coulhon. - Je mets la question des crédits européens à part : ceux-ci suscitent des réserves chez les chercheurs, ils requièrent des dossiers très lourds et très complexes pour lesquels il faudrait maîtriser un langage particulier et mettre en place des cellules d'assistance dans les établissements.

S'agissant de l'attractivité, le Hcéres faisait jusqu'à présent son travail avec peu de regards transversaux, je ne suis donc pas en mesure de vous répondre précisément. Nous devons maintenant nous donner les moyens de le faire. L'OST est une belle institution, très utile, et des études disciplinaires plus précises doivent être menées ; nous poursuivons des analyses transversales. Je vais monter un observatoire de l'enseignement supérieur pour analyser les flux à travers Parcoursup, les études de santé, etc... Je souhaite que nous soyons capables de répondre quantitativement à votre question - qu'est-ce qui sort, qu'est-ce qui entre ? -, mais je ne vous fais pas de promesse à brève échéance.

Le fait que les chercheurs partent n'est pas une mauvaise chose si certains d'entre eux reviennent et si d'autres, de qualité comparable, arrivent. De ce point de vue, mon intuition est que l'on ne peut plus parler de fuite unilatérale et massive des cerveaux. La France est attractive pour des chercheurs de très grande qualité, parce que l'on a des postes permanents et des post-doctorats. La question majeure reste celle des rémunérations, c'est un problème pour notre attractivité. Le milieu académique a toujours mis la revendication du nombre de chercheurs avant celle du salaire. Il est certes important d'embaucher des jeunes, mais le niveau des rémunérations est un sujet important ; je le sais bien : je suis parti et je suis revenu. Cela concerne particulièrement les présidents d'université, les enseignants les plus capés, et les débuts de carrière. En revanche, les conditions de travail restent attrayantes.

M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Qu'en est-il des territoires, dans lesquels il existe des laboratoires de recherche ? Que pensez-vous du rôle des régions et de leur contribution pour faire émerger de l'innovation au profit des PME et PMI ?

M. Thierry Coulhon. - Je suis moins inquiet à ce sujet qu'il y a quelques années. Ma génération a beaucoup mis l'accent sur la métropolisation de la recherche, la nécessité de la concentration, et nous avons eu raison de le faire. Néanmoins, la grande crainte d'une paupérisation des ensembles universitaires intermédiaires ne s'est pas réalisée : à Pau, à La Rochelle, à Valenciennes, à Chambéry, cela fonctionne, on n'est pas condamné lorsque l'on est loin d'une métropole. On peut donc être optimiste sur les universités de taille moyenne. Les laboratoires d'excellence, ou LabEx, sont concentrés, c'est vrai, mais il y en a aussi au Mans, à Clermont-Ferrand, etc. Les appels à projets n'ont pas de religion dans ce domaine et permettent des émergences de tous types d'acteurs.

Il y a un autre sujet, plus difficile : il y a quelques années, l'abomination était la petite antenne universitaire, mais aujourd'hui, le numérique change tout et on a besoin d'une répartition de l'enseignement supérieur de premier cycle. Il faut donc que nous soyons attentifs à la répartition de l'enseignement supérieur sur le territoire. Cela se discute avec les collectivités locales, les communes, mais aussi les régions. Pour ma part, dès que j'obtiens des synthèses sur la recherche à Bordeaux, à Montpellier, à Toulouse, je les fais parvenir aux exécutifs régionaux, qui ont investi ; c'est la moindre des choses. Nous avons ainsi la matière pour fournir aux régions une base d'analyse.

M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Merci, monsieur le président, pour cette audition.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est suspendue de 16 heures à 16 h 15.

Audition de M. Xavier Jaravel, professeur d'économie, membre du Conseil d'analyse économique

M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons nos auditions en accueillant Xavier Jaravel, professeur d'économie à la London School of Economics and Political Science (LSE).

Vous êtes affilié à l'Institute for Fiscal Studies (IFS), au Center for Economic Policy Research (CEPR) et au centre de recherche sur l'économie de l'innovation au Collège de France. Vous exercez des fonctions éditoriales pour la Review of Economic Studies. Vous êtes titulaire d'un doctorat de l'Université de Harvard, obtenu en 2016, et diplômé de Sciences Po.

Vos recherches portent sur la croissance inclusive, le commerce international, les inégalités, mais également l'innovation. Ainsi, vous avez écrit plusieurs articles sur les facteurs de l'innovation. Sans anticiper vos propos, vous avez mis en avant le rôle de l'exposition à l'innovation comme déterminant majeur de l'innovation, devant les incitations financières.

Nous sommes donc particulièrement heureux de vous accueillir et serons très attentifs sur les propos que vous tiendrez concernant les déterminants de l'innovation. Nous sommes également très désireux d'entendre vos constats sur l'écosystème de l'innovation en France, avec ses forces et ses faiblesses, mais également vos propositions concrètes pour en améliorer la performance.

En effet, nous engageons des sommes non négligeables dans le soutien public à l'innovation, près de 10 milliards d'euros annuels selon la Cour des comptes. Pourtant, notre pays peine à développer des champions industriels leaders dans des technologies structurantes. Nous aimerions donc comprendre quels sont les obstacles qui empêchent la valorisation de la recherche et l'innovation en applications industrielles et faire des propositions pour remédier à cette situation.

Avant de vous donner la parole, je la cède tout d'abord à notre rapporteur Vanina Paoli-Gagin, qui est à l'origine de cette mission d'information.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Je vous remercie d'avoir accepté cette invitation. Je vous ai entendu longuement à la radio et j'ai trouvé votre approche sur le sujet de l'innovation tout à fait moderne et pertinente.

Un rapport sera publié à l'issue de cette mission d'information. Nous aimerions retenir de ces auditions quatre ou cinq préconisations, des orientations ou des mesures opérationnelles. Ces préconisations pourraient nous aider à modifier le regard des parlementaires, des instituts ou encore des autorités sur l'innovation et sur notre capacité à la transformer en acteur économique permettant à notre pays de garder un rang sur la scène européenne, voire internationale.

M. Xavier Jaravel, professeur d'économie et membre du Conseil d'analyse économique. - Je vous remercie beaucoup de cette invitation.

Concernant l'innovation en France, le constat est assez clair : notre pays possède encore des forces dans plusieurs domaines, de l'intelligence artificielle à l'aéronautique, mais un décrochage existe globalement, notamment par rapport aux États-Unis depuis les années 1990 et à l'Allemagne depuis le milieu des années 2000. Par ailleurs, nous constatons l'émergence de la Chine. Ces éléments posent des questions sur la souveraineté française et la capacité à rester à la frontière sur beaucoup de sujets.

J'aborderai tout d'abord le sujet de l'exposition, de la sensibilisation, à l'innovation et de l'orientation vers les métiers de l'innovation, de l'entrepreneuriat et de la science.

Il existe en France, comme dans d'autres pays du monde, un large vivier de talents (lycéens ou étudiants) disposant des aptitudes et de la formation nécessaires pour se tourner vers les carrières de la science, de l'innovation et de l'entrepreneuriat, mais qui ne choisissent pas cette voie. La cause est souvent un manque d'information et de sensibilisation à ces métiers, lié à l'influence du milieu (la famille, mais aussi le territoire) et aux aspirations.

En France, à performances scolaires égales, la probabilité de devenir innovateur est sept fois plus élevée pour les enfants dont les parents se situent parmi les 10 % les plus élevés de la distribution des revenus par rapport à ceux dont les parents se situent sous la médiane des revenus. Les chiffres sont comparables aux États-Unis. Nous ne sommes pas surpris par ces différences, mais plutôt par leur ampleur. Si chacun innovait avec la même propension que les personnes issues des milieux les plus privilégiés, le potentiel d'innovateurs serait triplé.

Le territoire d'origine influe également sur la probabilité d'être à l'origine d'une innovation. Les « clusters d'innovateurs » sont souvent évoqués. L'innovation est en effet très concentrée. Nous constatons également qu'il existe des « clusters » au sens de pépinières d'innovateurs. Pour la plupart, ceux qui se tournent vers les carrières d'innovation ont grandi dans des écosystèmes leur donnant ces aspirations. Par exemple, les personnes ayant grandi dans la région de Grenoble, où se trouve le CEA, ont une propension plus grande à se tourner vers l'innovation par rapport à ceux qui grandissent en Haute-Savoie, donc non loin, mais dans un écosystème différent.

Par ailleurs, nous constatons une différence entre les types d'innovations choisis en fonction des parcours individuels. Par exemple, les femmes sont beaucoup plus représentées parmi les créateurs d'innovations liées à la transition énergétique. En changeant notre vivier d'innovateurs, nous pouvons donc changer le type d'innovations.

Globalement, en France, la politique publique d'innovation se saisit très peu de ce levier de l'innovation par tous. Quelques exceptions sont à noter, telles que French Tech Tremplin. Toutefois, ces initiatives sont créées en ordre dispersé et disposent de budgets très modestes par rapport aux instruments comme le crédit d'impôt recherche (CIR).

Mon premier message est qu'il existe un enjeu macroéconomique concernant la mobilisation de tous les talents. Verre à moitié vide : l'ascenseur social ne fonctionne pas de façon satisfaisante, même dans ces carrières de l'innovation et de l'entrepreneuriat. Verre à moitié plein : il existe un potentiel pour augmenter la croissance.

Nous pourrions penser qu'il est difficile de bouger les lignes, car ces choix relèvent des aspirations personnelles et des choix de carrière. Or d'autres études, plus microéconomiques, ont été effectuées, au cours desquelles plusieurs leviers (tels que du mentorat, des ateliers d'informations sur les carrières et des stages) ont été testés. Notamment, une étude française réalisée par Julien Grenet, Thomas Breda, Marion Monnet et Clémentine Van Effenterre concerne les lycées français et le choix des jeunes lycéennes de se tourner vers des classes préparatoires scientifiques. Nous savons que les récentes réformes ont engendré une baisse de l'étude des mathématiques chez les jeunes filles. Indépendamment de ces réformes, de grandes différences existent de longue date entre les jeunes filles et les jeunes gens sur ce point. Cette étude a montré que lorsqu'une femme scientifique présente son parcours et sa carrière devant les élèves durant deux heures, le nombre de lycéennes postulant aux classes préparatoires scientifiques augmente de 50 %. Cet effet est vraiment concentré dans la partie supérieure de la distribution des performances en mathématiques parmi ces jeunes filles. Cette analyse « randomisée », comptant un groupe de contrôle et un groupe de traitement, montre un effet causal.

Le point commun des études réalisées sur ce sujet est qu'elles nous apprennent que nous devons cibler des publics avec une sensibilisation moindre (tels que de jeunes filles ou de jeunes de quartiers défavorisés), que cette sensibilisation doit avoir lieu tôt, dès le collège ou le lycée, et que le phénomène des role models est important. Concernant l'importance des role models, l'étude de Julien Grenet et alii montre en effet que l'impact est beaucoup plus faible auprès des jeunes filles lorsque la présentation est effectuée par un scientifique plutôt que par une scientifique.

Ces leviers pourraient permettre de remédier à la crise des vocations pour les métiers scientifiques en général et de l'innovation en particulier. Nous constatons notamment cette crise avec la baisse du nombre de doctorants depuis 2009.

Il existe déjà beaucoup d'initiatives sur lesquelles nous pourrions nous appuyer, notamment dans le monde associatif où ont lieu des actions visant à faire découvrir les métiers d'avenir. Plusieurs approches sont possibles afin d'essayer de généraliser ces pratiques.

La question de l'articulation de ces initiatives avec les actions de l'Éducation nationale concernant l'orientation se pose. Plusieurs approches sont possibles, parmi lesquelles la transformation de la gouvernance de l'orientation avec un partenariat entre l'État et un collectif d'associations, selon le modèle du collectif mentorat du plan « 1 jeune 1 mentor ». Les plans « 1 jeune 1 rencontre » ou « 1 jeune 1 stage » pourraient être créés et menés dans le cadre des heures d'orientation au lycée ou au collège. Ce partenariat pourrait disposer d'un budget conséquent, comme 100 millions d'euros par an, ce qui permettrait de donner de la visibilité aux initiatives des acteurs associatifs et de diffuser les bonnes pratiques.

En outre, nous pourrions éventuellement associer France compétences à la gouvernance de ces politiques d'orientation afin d'essayer de mieux définir les secteurs d'avenir. En effet, au-delà de l'innovation de pointe dans les sciences, nous avons également des besoins dans certains métiers, tels que la rénovation thermique des bâtiments, importante pour la transition énergétique.

La participation des entreprises à ce type de dispositifs pourrait également être favorisée. Elles y sont souvent déjà associées, notamment via les acteurs associatifs. Article 1, JobIRL ou encore Les Savanturiers font partie de ces acteurs faisant découvrir la démarche scientifique aux élèves.

Cet enjeu ne concerne pas seulement les inégalités, mais également la souveraineté, via la capacité d'innovation. Le message central de mon intervention est que si nous investissons dans l'innovation, les retours sur investissements seront importants. En combinant, dans un modèle macroéconomique, ces différents leviers dont nous savons qu'ils ont un effet causal, nous concluons que l'augmentation potentielle de la croissance économique s'élève à 0,20 point à l'horizon 2030, soit cinq milliards d'euros supplémentaires chaque année à partir de cette date, moyennant quelques centaines de millions d'euros par an.

J'aborde désormais le rôle plus général de l'éducation pour l'innovation.

En effet, l'innovation ne concerne pas seulement les start-up et les ingénieurs et scientifiques des grandes entreprises, mais aussi tous ceux qui adopteront ces innovations. De nombreux travaux en économie, tentant de faire le lien entre les compétences de la population et la diffusion des innovations dans plusieurs secteurs, soulignent l'importance des compétences en mathématiques et en sciences, non seulement pour la création des innovations, mais également pour leur diffusion.

Une étude portant sur tous les pays du monde montre qu'entre les années 1960 et 2000, la moitié des différences de croissance entre pays s'explique par les différences de niveaux en mathématiques et en sciences. Nous pouvons penser que cette propension augmentera encore avec la transition énergétique et la révolution numérique. Nous travaillons actuellement sur une note, avec le Conseil d'analyse économique (CAE) : bien que nos travaux ne soient pas finalisés, nos résultats semblent indiquer que les mathématiques jouent un rôle encore plus prépondérant entre les années 2000 et 2020 que précédemment.

En outre, il existe un déclin éducatif en France, notamment en mathématiques. Récemment, la presse a beaucoup évoqué le choix des mathématiques au lycée avec la réforme du baccalauréat. Indépendamment de cette réforme, des études sur de longues périodes nous montrent cette baisse de niveau. L'enquête Trends in Mathematics and Science Study (TIMSS), publiée l'année dernière, montre que les élèves français de CM1 sont les derniers d'Europe en mathématiques et avant-derniers de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), devant le Chili.

Par ailleurs, des enquêtes réalisées par des services de l'Éducation nationale, parmi lesquels la direction de l'évaluation, de la prospective et de la performance (DEPP), prouvent que la baisse de niveau concerne tous les élèves et toutes les classes sociales. L'étude « Lire, écrire, compter », au cours de laquelle les mêmes questions ont été posées de 1987 à 2017, nous apprend qu'en 2017, seul 1 % des élèves de CM2 atteint le niveau des 10 % d'élèves obtenant les meilleurs résultats en 1987. Ce chiffre me paraît presque trop alarmant pour être vrai, mais les auteurs de l'étude m'ont indiqué qu'ils croient à sa véracité. Les meilleurs élèves de 2017 restent peut-être bons, mais ce n'est pas sûr. Il est possible que la France ne soit plus le pays des médaillés Fields dans les vingt prochaines années.

Le système français est, par ailleurs, très inégalitaire. Comparativement aux États-Unis, on affirme souvent que le modèle social français est plus redistributif et que les inégalités sont plus faibles. Pourtant, concernant les inégalités intergénérationnelles et la reproduction sociale, la France se situe au niveau des États-Unis ou de l'Angleterre. Un vivier de talents existe, mais il est sous-exploité. Ces éléments permettent de sortir d'un discours selon lequel il faut distinguer les innovateurs, qui deviennent milliardaires, et les autres. Il s'agit plutôt d'affirmer la possibilité d'une politique d'innovation par tous et pour tous, passant notamment par l'éducation et l'orientation vers des métiers d'avenir.

Le constat sur la baisse de niveau n'est pas nouveau, même si la baisse du niveau des meilleurs élèves est moins mise en avant que la baisse du niveau moyen.

Beaucoup de réformes visent à contrer ce phénomène. Récemment, une réforme sur le dédoublement des classes de CP a été évaluée par les services de la DEPP, qui constatent un effet, bien que plus modeste qu'escompté.

Finalement, il n'existe pas de travail de diagnostic très approfondi sur les raisons du déclassement à long terme et de l'ampleur de la baisse de niveau. Le rapport Villani-Torossian, portant sur l'enseignement des mathématiques, avançait quelques pistes. Toutefois, nous ne disposons pas vraiment d'un diagnostic très fin sur lequel nous pourrions nous appuyer.

Surtout, il n'y a pas d'obligation de résultat : on engage telle ou telle réforme, il y a une volonté politique, mais les résultats ne sont pas à la hauteur de l'enjeu. Par exemple, concernant la stratégie nationale bas carbone, il existe une obligation de résultat à long terme sur la baisse des émissions. De même, pour l'éducation, nous pourrions nous fixer l'ambition d'enrayer le décrochage éducatif à court terme et celle, à plus long terme, de remonter parmi les meilleures places des classements internationaux, au sein desquels la Chine et la Corée du Sud sont en tête. La difficulté est que cette ambition relève du très long terme et soulève un problème plus général sur la capacité de l'action publique face à un horizon très lointain.

Le besoin d'une stratégie nationale éducative - permettant à la fois l'excellence et l'égalité des chances, soutenant l'innovation et engendrant ainsi à long terme la souveraineté économique - me semble être le principal problème pour l'innovation en France.

Dans les années 2000, l'Allemagne et le Portugal ont d'ailleurs réagi à leurs mauvais résultats. En cinq ans, ces pays sont parvenus à obtenir une meilleure place dans le classement. Ce point montre bien qu'il est possible de créer une sorte de sursaut et d'améliorer ses résultats, même en l'espace d'un quinquennat.

L'idée serait de se fixer comme obligation une amélioration significative des résultats, notamment en mathématiques, qui jouent un rôle prépondérant concernant l'innovation.

J'en termine avec la question du CIR, qui représente 7 milliards d'euros sur les 10 milliards d'euros des dépenses d'innovation.

Plusieurs études suggèrent que cette dépense fiscale très élevée a une efficacité faible, notamment pour les grandes entreprises et les entreprises de taille intermédiaire, et que nous pourrions redéployer le dispositif, particulièrement vers les plus petites entreprises. Avant de modifier un dispositif aussi important que le CIR, il faut réfléchir aux contre-arguments.

Depuis 2008, le taux d'aides est assis sur le volume de dépenses de recherche et développement (R&D), avec 30 % de subventions jusqu'à un seuil de 100 millions d'euros de dépenses et 5 % au-delà de ce seuil. Ce dispositif français est très généreux par rapport à d'autres pays, définissant souvent des montants maximaux au-delà desquels les subventions cessent. Par exemple, ce montant maximal est de l'ordre de 2 millions d'euros en Allemagne. Les 7 milliards d'euros que coûte le CIR représentent environ deux fois le budget du Centre national de la recherche scientifique (CNRS).

Une des caractéristiques majeures du CIR est qu'il bénéficie principalement aux plus grandes entreprises. Les cent plus gros bénéficiaires en 2018 recevaient 33 % de l'enveloppe globale du CIR. Une grande réforme a fait monter le CIR en puissance en 2008 et son montant avait alors pratiquement triplé.

Toutefois, plusieurs études de la commission nationale d'évaluation des politiques publiques, de France Stratégie et de l'Institut des politiques publiques (IPP) concluent toutes, avec des méthodes un peu différentes, qu'il n'existe pas d'effet avéré du CIR sur l'innovation pour les ETI et les grandes entreprises. En revanche, ces études constatent un effet pour les plus petites entreprises, ce qui n'est pas surprenant en raison des contraintes de crédit plus importantes pour ces entreprises. En outre, une étude de la Direction générale du Trésor, plus macroéconomique, prouve que les effets du CIR sont faibles.

L'idée serait de redéployer l'enveloppe du CIR au bénéfice des très petites, petites et moyennes entreprises (TPE-PME) afin d'accroître l'efficacité de la dépense.

Le CAE travaille sur ce sujet actuellement. Je pourrai vous faire parvenir des résultats et des simulations. Il est en effet assez difficile de voir l'effet incitatif de la subvention de 5 %, relativement faible, au-delà du seuil de 100 millions d'euros. Une réforme a minima pourrait consister à supprimer le crédit d'impôt de 5 % au-delà de 100 millions d'euros, ce qui permettrait d'économiser 750 millions d'euros, puisque 10 % du montant total du CIR concerne cette subvention de 5 %.

Du point de vue de l'analyse économique, les effets incitatifs sont mal dimensionnés pour ces grands groupes. On subventionne à 30 % les 100 premiers millions d'euros de dépenses de R&D, qui sont « inframarginaux », c'est-à-dire qui auraient lieu quoi qu'il arrive puisque l'entreprise dépense chaque année, par exemple, 500 millions d'euros. Puis, au-delà du seuil de 100 millions d'euros, le seuil de 5 % ne change pas fondamentalement la donne pour ces grands groupes, qui passeraient, par exemple, de 500 à 510 millions d'euros. D'ailleurs, lorsque l'on s'entretient avec certains responsables d'entreprise, ils ne sont pas en désaccord avec cette logique.

L'idée du CIR était de compenser un système fiscal français plus punitif qu'à l'étranger et de constituer un outil d'attractivité pour la France. Or les réformes récentes de l'impôt sur les sociétés et sur les impôts de production ont normalisé davantage la situation des entreprises en France par rapport à l'étranger. Le taux d'imposition sur les sociétés a notamment été abaissé à 25 % en France tandis que, dans le même temps, aux États-Unis et au Royaume-Uni, celui-ci a augmenté et est à ce jour très proche du taux français.

En ce qui concerne le coût du travail qualifié, le CIR permet de réduire fortement le coût effectif pour les personnels de recherche. Toutefois on observe une convergence du coût du travail. Par exemple, le coût d'un chercheur français, avant incitation fiscale, était 16 % plus élevé qu'en Allemagne en 2012 et seulement 5 % plus élevé en 2020.

Des évolutions de long terme, notamment concernant la fiscalité, réduisent donc la justification du CIR. Par ailleurs, des études révèlent que, de fait, les effets ne semblent pas importants. L'Allemagne et le Royaume-Uni privilégient, quant à eux, des incitations fiscales sur les TPE et PME.

Différents scénarios de redéploiement du CIR peuvent être imaginés, avec une baisse du seuil à différents niveaux, au minimum en supprimant le dispositif au-delà de 100 millions d'euros.

Trois arguments sont généralement avancés pour s'opposer à une réforme du CIR.

Le premier argument est qu'une réforme serait néfaste pour la stabilité fiscale, ce qui est vrai pour toutes les réformes fiscales. Toutefois, ce dispositif n'a pas évolué depuis douze ans et plusieurs évaluations ont eu lieu. Nous pourrions le faire évoluer sans changer fondamentalement le dispositif, mais en le redéployant juste (en réduisant le taux de subventions à partir d'un certain seuil et en augmentant ce taux pour les jeunes ou petites entreprises).

Le deuxième argument est qu'un signal défavorable serait envoyé pour le soutien à l'innovation, en partant du constat que la France est un pays dont les dépenses sociales sont élevées. Le contre-argument est qu'une réforme permettrait de prendre acte des résultats obtenus quant à l'efficacité de la dépense d'innovation et de redéployer le dispositif en un sens plus efficace. Le signal serait alors favorable à l'innovation : on fait ce qui fonctionne.

Le troisième argument est qu'une réforme du CIR pourrait poser un risque juridique sur les aides d'État si la Commission européenne examinait à nouveau le dispositif. Or la réforme proposée consiste seulement à redimensionner le dispositif. Le risque juridique ne me semble donc pas très fort, car il ne s'agit pas de supprimer le CIR pour le remplacer par un dispositif complètement différent.

Ces éléments soulèvent la question du rôle joué par l'évaluation pour les politiques d'innovation en France. En effet, nous faisons rarement évoluer nos dispositifs sur la base de résultats quantitatifs quand nous mettons en place de nouveaux grands plans d'investissement, comme France 2030 ou France Relance. Nous pensons rarement à des manières d'évaluer les effets des dispositifs alors que, souvent, nous pourrions simplement nous imposer la rédaction d'un cahier des charges où seraient notés les candidats aux appels à projets. Ainsi, les candidats dont les notes se situent juste au-dessus ou en dessous du seuil pourraient être comparés à terme. Aux États-Unis, plusieurs études montrent que cela permet de comprendre ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas. Les évaluations quantitatives nécessitent certes du temps, mais il s'agit d'un sujet de temps long.

Pour conclure sur le cadre macroéconomique, les grands postes de dépenses qui contribuent à la capacité d'innovation en France (financement de l'enseignement supérieur ou encore de l'éducation) sont beaucoup moins dynamiques que d'autres postes de dépenses, notamment les dépenses sociales. Nous constatons donc que les dépenses d'avenir et d'innovation sont moins privilégiées. Il faudrait préserver les dépenses d'innovation et augmenter les dépenses dans l'enseignement supérieur et l'éducation même si, in fine, il s'agit souvent davantage de sujets de gouvernance que de dépenses en tant que telles.

En outre, un deuxième point est relatif à l'évolution du cadre fiscal et au fait que nous avons réduit les différences par rapport aux États-Unis, même si notre taux de prélèvements obligatoires reste plus élevé qu'à l'étranger. Cette question me semble bien moins prioritaire actuellement que celle du décrochage éducatif de la France.

Un troisième point concerne le débat sur la réindustrialisation et l'industrie comme coeur de l'innovation. Globalement, l'industrie est souvent privilégiée dans le débat public sur l'innovation. Pourtant, de nombreux chiffres prouvent que des innovations sont créées dans les services. La distinction entre services et industrie est d'ailleurs de plus en plus poreuse. Il existe des services à caractère industriel ou encore des services faisant beaucoup usage des nouvelles technologies. Selon des chiffres récents, 75 % de la croissance de la valeur ajoutée industrielle entre 2005 et 2017 provient du développement des services à caractère industriel et de nombreux acteurs industriels utilisent les services comme leviers de croissance. Par exemple, pour la mobilité, les constructeurs automobiles orientent leur stratégie autour de services comme les revenus liés au service de données.

Un quatrième point est l'enjeu de la taille de marché. La France constitue un marché assez petit par rapport aux États-Unis et à la Chine. Or l'innovation concerne la capacité de « passer à l'échelle ». Ce discours est peut-être assez difficile à porter actuellement, mais ce sont le marché européen unique et les accords commerciaux qui permettent à un pays comme la France d'avoir des rendements d'échelle et d'être un acteur majeur sur la scène internationale.

Un cinquième point concerne la question de la gouvernance de l'investissement public, avec, éventuellement, un rôle plus fort pour l'évaluation. Les plans France Relance, France 2030 ou encore le secrétariat général pour l'investissement (SGPI) ne sont pas toujours coordonnés. Ainsi, la création d'une instance plus orientée vers le long terme, évaluant les dispositifs en fonction de ce qui fonctionne et de ce qui ne fonctionne pas, constitue une autre perspective d'évolution.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Merci. Je souhaite vous rassurer sur une question sémantique : selon nous, un champion industriel peut être un champion du data center, du cloud ou de la deep tech. Nous n'évoquons pas l'industrie au sens des secteurs primaire, secondaire et tertiaire du siècle passé.

Pensez-vous, par rapport à la question posée par cette mission, qu'il existe une erreur d'approche culturelle française consistant à courir après la création d'un Mittelstand (ou de son équivalent italien) dans notre pays ? Plus nous observons, sur longue durée, l'économie de notre pays et ses acteurs, plus nous constatons que, culturellement, il existe beaucoup d'entreprises françaises à la fois petites et très innovantes, dont les dirigeants n'ont pas nécessairement le souhait de faire grandir l'entreprise. Pensez-vous que, pour créer les champions industriels de demain à l'échelle de l'Europe, nous devrions consolider tous ces petits acteurs en les réunissant en mode projet ou dans des structurations ad hoc (sans forcément les consolider juridiquement ou économiquement) ?

M. Xavier Jaravel. - C'est plausible, mais je ne connais pas, personnellement, la réponse à cette question. Nous nous sommes intéressés à ce débat, qui était l'objet de l'analyse sur laquelle nous travaillions avec le CAE. Si nous avons obtenu des résultats très clairs sur l'éducation, montrant de grandes différences, nous n'avons pas obtenu de résultats clairs sur le plan statistique pour cette question lorsque nous avons cherché un fait stylisé macroéconomique. Nous ne nous prononcerons donc pas sur ce point.

Je me demande par ailleurs s'il existe des barrières réglementaires empêchant une consolidation des acteurs. Concernant les marchés européens, il me semble que l'un des sujets est la capacité à comprendre la réglementation de l'autre pays. Un grand groupe dispose d'équipes très larges pouvant travailler sur ce point. Toutefois, passer ce cap est beaucoup plus difficile pour les petites entreprises. Il faudrait réfléchir à des questions de simplification de l'accès au marché européen pour ces entreprises qui sont proches du Mittelstand et qui pourraient y parvenir par l'accès au marché unique.

Mme Marie-Noëlle Lienemann. - Votre exposé est extrêmement important.

Vous avez dit qu'en cinq ans, l'Allemagne a réussi à améliorer sensiblement le niveau des élèves en mathématiques. Quels ont été les leviers de ce rattrapage ? Existe-t-il des exemples étrangers pouvant nous inspirer ?

Pourrions-nous envisager des stratégies de rattrapage, éventuellement en formation continue, concernant le niveau français en sciences et en mathématiques ? Nous disposons en effet de nombreuses aides à la reconversion.

M. Xavier Jaravel. - Dans les années 2000, l'Allemagne et le Portugal ont tout d'abord réalisé un travail de diagnostic pour comprendre les causes de la chute de leurs résultats au programme international pour le suivi des acquis des élèves (PISA). Ces pays en ont conclu que la cause de cette chute était plutôt relative au niveau des décrocheurs. Ce n'est peut-être pas le cas de la France, si nous croyons les études de la DEPP mentionnées précédemment. Ensuite, ces deux pays ont augmenté les moyens et les procédures d'évaluation tout en essayant de changer la gouvernance afin d'obtenir de meilleurs résultats concernant leur cible. Enfin, ce sujet avait vraiment irrigué le débat public, menant à une sorte de consensus national. Les Allemands avaient même appelé ce phénomène le « PISA-Schock » et des centaines d'articles de journaux avaient été publiés après la diffusion des résultats du programme.

Les stratégies de rattrapage constituent un sujet important. Je n'ai pas de suggestion spécifique à formuler sur ce point.

Mme Marie-Noëlle Lienemann. - Concernant le changement de gouvernance, ces deux pays ont-ils changé complètement de système scolaire ou seulement sur ces sujets particuliers ?

M. Xavier Jaravel. - Le système, que je ne connais pas suffisamment pour être très précis, est plus décentralisé qu'en France. Je vous ai évoqué les trois points de la stratégie de ces pays.

Mme Gisèle Jourda. - Merci. Je m'interroge sur une telle baisse de niveau. Il fut un temps où, pour passer de niveau à l'école élémentaire, au collège ou au lycée, les élèves devaient conserver un bon niveau à la fois en littérature et en mathématiques. La question sur la fixation des acquis du tronc commun des connaissances se pose.

Les filières de spécialisation permettent aux élèves d'atteindre un niveau d'excellence dans certaines disciplines. Toutefois, je m'inquiète qu'avec la réforme du baccalauréat, il ne soit plus obligatoire de passer une épreuve de mathématiques. Ce point pose une réelle interrogation sur notre niveau de culture générale, qui est le support de toute recherche. Je crois que cette baisse de niveau est liée à l'apprentissage élémentaire des matières de base.

Pour avoir été une spécialiste des troubles d'apprentissages de la lecture, je ne crois pas au nivellement par le bas. Ce n'est pas parce que la population comporte des personnes dont les niveaux économiques sont différents que la compétence et la recherche de qualité doivent être abandonnées. Le cas de l'Allemagne et du Portugal montre que des pays se sont occupés sérieusement de ces questions. Une recherche d'excellence ne peut pas être fondée sur des bases carencées. J'aimerais connaître votre appréciation sur ce sujet.

M. Xavier Jaravel. - Nous n'avons pas vraiment de réponse pour expliquer une telle baisse de niveau. Les services de la DEPP eux-mêmes ne savent pas expliquer la cause. Des rapports ont été rédigés sur le sujet, parmi lesquels le rapport Villani-Torossian qui évoque l'existence d'une baisse assez faible - presque imperceptible et à tous les niveaux - de 2 % chaque année. Toutefois, il me semble qu'il existe encore un déficit de diagnostic et que nous devons agir collectivement sur ce sujet.

Il est possible que les tendances diffèrent selon les départements. La DEPP montre, à grands traits, qu'il n'existe pas de différences par classes sociales. Notre appareil statistique pourrait être mobilisé pour identifier les zones géographiques où le niveau est meilleur. Nous pourrions, au sein de notre propre territoire, utiliser toutes les données dont nous disposons pour essayer d'identifier ce qui fonctionne le mieux. Jusqu'ici, je n'ai pas vu d'étude montrant que le déclin est systématique partout.

Mme Marie-Noëlle Lienemann. - Des études ont-elles été réalisées concernant le niveau de formation des enseignants en sciences ? J'ai moi-même été scientifique dans l'enseignement et dans la recherche. J'ai l'impression que les enseignants sont de moins en moins formés à l'ensemble du champ scientifique, notamment dans le premier degré, ce qui me semble problématique.

M. Xavier Jaravel. - Sans être expert du sujet, je sais que les notes nécessaires pour être admis au certificat d'aptitude au professorat de l'enseignement du second degré (CAPES) de mathématiques ont fortement baissé au cours du temps. Des notes de 5/20 à 8/20 sont suffisantes pour être reçu à l'examen. Ce dernier est certes difficile, mais le niveau des candidats a chuté.

Un autre élément est l'attractivité du métier d'enseignant. La comparaison entre le salaire des professeurs et le SMIC est édifiante sur une longue période. Dans les années 1980, l'enseignant en début de carrière percevait entre 2 et 2,5 fois le SMIC tandis qu'il perçoit maintenant 1,2 fois le SMIC. Nous constatons donc un déclassement relatif, également causé par l'augmentation du SMIC. Ce manque d'attractivité peut expliquer les choix de carrière différents et engendrer un impact sur le niveau et la formation. Ce système s'auto-entretient et les effets sont peut-être encore à venir.

M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Si j'ai bien compris, nous serions plus performants dans l'innovation si nous arrivions à exposer un plus grand nombre de lycéens et d'étudiants à l'innovation, avec une sorte d'effet de classe. Pouvez-vous nous donner des précisions ? Cette idée me semble intéressante, notamment par rapport aux territoires ruraux où le taux d'accès à l'enseignement supérieur est plus faible, quel que soit le niveau social des familles.

M. Xavier Jaravel. - Il existe un enjeu pour la croissance, indépendamment de la baisse de niveau. Un vivier de talents est inexploité : certains élèves sont bons en mathématiques, mais n'envisagent pas de carrière liée à l'innovation, car ils n'ont pas l'information.

Plusieurs approches pourraient être utilisées, dont certaines existent déjà. Par exemple, le programme « 1 scientifique 1 classe » organisé avec l'Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique (INRIA) vise à permettre que tous les élèves de classe de seconde rencontrent des chercheurs en sciences du numérique. Cette initiative pourrait être reproduite à plus grande échelle dans différentes classes pour les carrières de la science en général et de la recherche.

La sensibilisation à l'innovation peut être réalisée de différentes manières, à travers l'aide à l'orientation ou la découverte des métiers identifiés comme métiers d'avenir liés au numérique ou à la transition énergétique.

Nous pourrions également penser à des initiatives avec une forte visibilité médiatique, où des scientifiques français de renom ou des patrons de grandes start-up s'engageraient pour effectuer du mentorat auprès de jeunes de quartiers défavorisés ou de jeunes ruraux.

Un enjeu concerne le rapprochement de la société civile et des jeunes pour faire découvrir les métiers. Il me semble difficile de réussir ce rapprochement à grande échelle si nous ne nous focalisons que sur la science et l'innovation. Dans un cadre un peu plus large d'aide à l'orientation et à la découverte des métiers - avec un enjeu de fraternité où les plus âgés font découvrir leur carrière -, des modules plus spécifiques pourraient concerner les métiers de la science et de l'innovation.

Les leviers sont les rencontres, les stages comme les stages d'orientation en classe de troisième et, éventuellement, la création de plus de concours d'innovation afin de créer une émulation ainsi que la mise en place d'initiatives spécifiques à certains quartiers comme les zones d'éducation prioritaire ou les territoires ruraux.

En termes de gouvernance, des programmes tels que « 1 jeune 1 mentor » me semblent intéressants et permettent de renouveler quelque peu l'approche de l'orientation.

La perspective d'une augmentation de 0,2 point de croissance à l'horizon 2030 pour un coût faible est significative, même par rapport aux plans d'investissement dont on parle beaucoup.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Merci beaucoup.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Mercredi 2 février 2022

- Présidence de M. Christian Redon-Sarrazy, président -

La réunion est ouverte à 16 h 30.

Audition de MM. Laurent Champaney, président de la Conférence des grandes écoles, et Romain Soubeyran, directeur général de CentraleSupélec

M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Nous recevons aujourd'hui M. Laurent Champaney, qui est président de la Conférence des grandes écoles (CGE), et qui est également directeur de l'École nationale supérieure des arts et métiers, ainsi que M. Romain Soubeyran, directeur général de CentraleSupélec et qui siège au conseil d'administration de la CGE en qualité de président de la commission Amont.

La CGE est une association créée en 1973 afin de renforcer la coopération et la reconnaissance mutuelle entre grandes écoles. Du reste, les écoles que vous dirigez, les Arts et métiers et CentraleSupélec, sont deux des douze écoles fondatrices de la CGE.

Nous sommes intéressés par vos observations sur la place de l'innovation dans la stratégie de vos membres et par les réflexions de votre association sur le rôle et les actions des grandes écoles et de la CGE en la matière. Je pense notamment aux travaux de vos deux commissions, qui s'intitulent Recherche et Transfert et Aval. Quelle place accordent les grandes écoles à la valorisation de la recherche, notamment à travers la création de start-up par les étudiants et les chercheurs ? Comment préparez-vous vos étudiants à innover ? Quelles sont vos relations avec le monde industriel et comment se positionnent les grandes écoles dans un paysage français qui fait coexister universités, grandes écoles et centres de recherche ?

CentraleSupélec est issue de la fusion de l'école Centrale et de Supélec en 2015. Cette école d'ingénieurs parmi les plus sélectives du pays possède un centre de recherches réunissant 18 laboratoires et un institut de recherches commun avec EDF. En outre, elle forme actuellement environ 400 doctorants, elle a noué 140 partenariats avec des entreprises et a créé en collaboration avec l'Essec un double diplôme visant à former les ingénieurs-managers de demain.

L'école a également initié un programme ambitieux de soutien à l'entrepreneuriat. Elle a ainsi dispensé un cours d'entrepreneuriat dès la première année et propose une filière Entrepreneurs en dernière année. De plus, elle dispose de son propre incubateur sur le campus et elle a créé un institut visant à favoriser les relations entre start-up et grandes entreprises. De fait, de nombreuses start-up ayant percé ont été créées par des anciens de CentraleSupélec.

Nous serons donc intéressés, monsieur le directeur général, par votre analyse sur l'écosystème français d'innovation et sur le rôle que les grandes écoles, notamment d'ingénieurs, peuvent jouer dans le développement de l'innovation en France. Votre école s'est investie dans cette démarche en plaçant à la fois la recherche et le lien avec l'entreprise au coeur de son projet pédagogique. Quels enseignements en tire-t-elle et comment généraliser ce modèle ?

Que vous inspire la comparaison de la stratégie de CentraleSupélec avec celle de l'école des Mines, que vous avez également dirigée au début des années 2010 ? Quelles évolutions recommanderiez-vous au législateur ou à votre ministère de tutelle en la matière ? Je vous propose de prendre la parole chacun votre tour et de répondre ensuite aux questions des membres présents.

Auparavant, je cède la parole à notre rapporteur, Mme Vanina Paoli-Gagin, qui précisera les objectifs et le contour de la mission qu'elle a initiée à la demande de son groupe.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Monsieur le président, monsieur le directeur général, merci d'avoir accepté notre demande d'audition. Notre ambition n'est pas d'élaborer un énième rapport sur l'innovation, la recherche, le transfert et la valorisation en France. Grâce à votre aide et à celle de toutes les personnes que nous auditionnons, nous souhaitons trouver quelques propositions opérationnelles susceptibles de permettre de parfaire la transformation de cet essai. L'écosystème amont est désormais bien en place. Des progrès ont été notés en matière de financement au cours des 20 dernières années. Nous sommes désormais déterminés à comprendre les éléments qui bloquent notre capacité à offrir une nouvelle dimension aux personnes prometteuses dans le domaine de la technologie et de l'innovation.

M. Laurent Champaney, président de la Conférence des grandes écoles. - La CGE est une association qui regroupe actuellement 219 grandes écoles en France. Le terme « grande école » n'étant pas compris par la plupart, je précise qu'elles forment des cadres pour les entreprises et les organisations, donc qui diplôment forcément au niveau master. Quelque 63 % de ces écoles, et notamment les deux nôtres, sont des établissements publics. Si nos deux écoles relèvent du MESRI, les écoles membres relèvent de 10 ministères différents. Par ailleurs, 60 % d'entre elles sont installées en province.

Les critères pour intégrer la CGE sont les suivants :

- Être une école sélective ;

- Diplômer au niveau master avec des formations reconnues et créditées par l'État ;

- Investir dans la recherche ;

- Être autonome dans ses choix pédagogiques.

Certains confondent les grandes écoles avec d'autres structures d'enseignement supérieur, notamment privées, qui ne remplissent pas ces critères.

La place de la recherche est très importante dans nos grandes écoles. C'est un élément important de l'accréditation de nos diplômes. L'exposition de nos étudiants à la recherche et la mise en application de méthodologies de recherche sont toujours des éléments pris en compte dans les accréditations.

Nos écoles publient de plus en plus d'articles. Elles partagent les laboratoires avec d'autres structures, et particulièrement avec les universités et les grands organismes, dont le CNRS. Entre 4 000 et 5 000 enseignants sont habilités à diriger les recherches au sein des grandes écoles.

Un tiers des doctorats scientifiques soutenus chaque année sont préparés dans des laboratoires ayant pour tutelle au moins une grande école. En outre, 47 grandes écoles sont habilitées à délivrer le doctorat en propre ; les autres encadrent des thèses majoritairement délivrées par des universités. Les grandes écoles entretiennent également de nombreuses relations à l'international, qui sont souvent basées sur leurs collaborations en recherche. Grâce à ces partenariats et aux publications, une trentaine de ces grandes écoles se trouvent dans les classements internationaux.

La place de la recherche est donc extrêmement importante.

L'innovation et la valorisation de la formation des étudiants sont également des conditions d'accréditation des diplômes. En 2018, 56 % des écoles membres comptaient au moins un incubateur. Les écoles s'impliquent fortement en accompagnant les jeunes diplômés à l'innovation.

Il est difficile de déterminer si les jeunes diplômés créent une entreprise après s'être formés. La CGE mène une enquête annuelle sur l'insertion professionnelle de ses diplômés : aujourd'hui, un peu plus de 8 % d'entre eux s'insèrent dans des microentreprises, 27 % des étudiants travaillent dans de grandes entreprises, 28 % dans les ETI et 36 % sont embauchés dans des PME de plus de 10 salariés.

Nos programmes de formation incluent des modules liés à l'entrepreneuriat et à l'innovation, en complément ou articulés avec les modules sur les méthodologies de recherche.

Vous souhaitez savoir si un bon scientifique spécialisé dans la recherche peut également devenir un bon gestionnaire d'entreprise. Nous constatons que les étudiants de grandes écoles remplissent les deux rôles. Certains étudiants de grandes écoles, après un doctorat, deviennent pilotes scientifiques ou techniques des innovations ; mais il y a aussi des étudiants, d'écoles d'ingénieurs ou de management, qui assurent la gestion des entreprises. Les jeunes entreprises sont souvent montées par des binômes d'élèves ingénieurs.

Vous vous êtes également enquis de nos liens avec les organismes de recherche. Les grandes écoles sont tutelles de 310 UMR du CNRS, ce qui correspond à 27 % des unités de recherche du CNRS. Nos écoles participent à des consortiums qui répondent à de grands appels à projets européens. Ces consortiums comptent également sur la participation de start-up issues de nos écoles.

Vous nous avez interrogés sur la faiblesse des liens entre la recherche publique et les entreprises. Les écoles, du fait qu'elles forment des cadres, entretiennent souvent un lien fort avec les entreprises du tissu économique français et étranger. Nos activités de recherche sont souvent tournées vers les entreprises. Du fait de la taille réduite de nos écoles, il est difficile de faire de la recherche amont, sur le long terme ; on en fait un peu, souvent en partenariat avec des universités, mais nous nous orientons davantage vers les entreprises et la recherche partenariale. En France, 55 % des chercheurs en entreprise possèdent un diplôme d'ingénieur, éventuellement au travers d'une CIFRE et 70 % des chaires de recherche industrielle se trouvent dans de grandes écoles d'ingénieurs.

Nos écoles sont particulièrement actives dans le mécanisme des instituts Carnot, instituts de recherche partenariale à destination des entreprises. Elles créent un dynamisme industriel à partir d'innovations issues de nos laboratoires. Or 50 % des instituts Carnot sont portés par de grandes écoles et on considère que les instituts Carnot représentent 55 % de la recherche partenariale en France.

En matière de valorisation, pour gagner en efficacité, nos écoles sont parfois en relation avec des SATT. Pour ce faire, certaines ont créé une filiale chargée de la recherche partenariale et de la valorisation des innovations, pour être plus efficace qu'un établissement public. Certaines de ces structures portent des doctorats dans des contrats directs avec les entreprises, en plus des CIFRE.

Nous avons été surpris par votre dernière question, portant sur l'abolition du double système grandes écoles - universités. Le chemin entre l'innovation au sein d'un grand laboratoire universitaire et la création de valeur dans une entreprise est très long et fait appel à de nombreux acteurs. Les grandes écoles se trouvent sur la partie finale de cette chaîne et considèrent que l'on a besoin de l'aide de tous. Peut-être pourrait-on simplifier. L'organisation interne des universités permet de travailler sur le long terme. Nos écoles sont agiles et permettent une réactivité dans la réponse aux besoins des entreprises. Les universités et les grandes écoles sont donc parfaitement complémentaires. Nous travaillons dans des laboratoires de recherche communs pour assurer le transfert des innovations dans les entreprises.

Nous estimons cependant que certains dispositifs sont relativement inefficaces. Les instituts Carnot sont assez vertueux pour encourager les acteurs de l'enseignement supérieur à travailler avec les entreprises, car le budget est abondé au prorata des activités de recherche partenariale. Voilà un exemple de mesures à soutenir.

M. Romain Soubeyran, directeur général de CentraleSupélec. - Pour poursuivre sur le décloisonnement entre grandes écoles et universités, le 1er janvier 2020, nous avons cofondé l'université Paris-Saclay, à partir de quatre écoles et de l'ex-université Paris-Sud. Nous avons ainsi prouvé que les grandes écoles et les universités travaillent désormais ensemble. Nous avons cependant maintenu notre autonomie au sein de cette université, notamment sur le diplôme et la formation d'ingénieur. En revanche, les activités ont été mutualisées à l'échelle de l'université pour les masters de recherche, le doctorat et la recherche. L'université est organisée en graduate schools thématiques. CentraleSupélec coordonne la graduate school ingénierie pour l'université, dont elle représente 40 %.

La plupart de nos laboratoires sont partagés entre le CNRS, l'Université Paris-Saclay et l'ENS Paris-Saclay. Il n'y a pas d'oppositions, il y a au contraire de nombreuses synergies.

La valorisation de la recherche publique peut prendre deux voies :

- faire des prestations de recherche rémunérées avec l'industrie, au travers de contrats. Cette option présente des intérêts financiers et de transfert de résultats de recherche vers l'innovation et la valorisation économique ;

- susciter des start-up créées par les jeunes diplômés ou par les chercheurs, via l'entrepreneuriat.

L'École des Mines a mis en place un système très efficace au niveau des contrats de recherche. Elle a fait en sorte de ne pas tomber dans la prestation de services sans valeur ajoutée. Dans un contrat de recherche, par définition, il n'y a pas de garantie de résultat.

L'école des Mines est très performante en termes de volumes de contrats de recherche par enseignant-chercheur. La moyenne s'élève à 120 000 euros par enseignant-chercheur, un montant deux fois plus élevé que les autres institutions françaises les plus engagées dans les contrats de recherche avec des entreprises. Cette différence s'explique par l'agilité et le professionnalisme de l'association Arts-Mines, ainsi que par la gestion des chercheurs et des laboratoires de l'école des Mines : les chercheurs signataires de contrats avec l'industrie sont valorisés, ce qui ne les empêche pas d'être également jugés sur la qualité de leurs résultats académiques, au travers de publications.

Les chercheurs des Mines sont donc soumis à une double appréciation :

- publier des résultats leur garantissant une crédibilité sur le plan académique, un critère important pour les entreprises partenaires ;

- porter des projets de recherche susceptibles d'intéresser les entreprises.

C'est un système efficace, car dans la gestion de la carrière des enseignants-chercheurs, on peut prendre en compte cette seconde aptitude.

C'est moins vrai avec la gestion des ressources humaines de CentraleSupélec et à l'université, où les promotions des professeurs sont décidées sur la base de la recherche académique. On a du mal à y introduire d'autres critères.

L'apport de ressources significatives issues des entreprises aux Mines assure des compléments d'environnement de recherche, d'équipement, de recrutement de post-doctorats, de CIFRE. Il permet même d'embaucher des chercheurs permanents : quand j'y travaillais, 150 CDI étaient financés uniquement par les contrats de recherches.

Il est nécessaire d'étudier quelles écoles sont capables de concilier performance académique et contrats de recherche, afin de s'en inspirer.

Deuxième grande voie de valorisation : l'entrepreneuriat. CentraleSupélec a un historique important en la matière, car son incubateur a été créé il y a vingt ans et elle a un tropisme entrepreneurial de longue date. Actuellement, sur la dizaine d'entreprises françaises cotées au Nasdaq, cinq ont été fondées ou cofondées par d'anciens élèves de l'école.

Nous déclinons nos activités d'entrepreneuriat selon trois volets :

- la sensibilisation, qui concerne l'ensemble des élèves. La « start-up week » a lieu cette semaine, au cours de laquelle le meilleur projet sera distingué. L'école a créé une filière d'entrepreneuriat et un parcours dédié pour les entrepreneurs. Les élèves sont donc accompagnés dans leurs débuts d'entrepreneurs ;

- l'amorçage des start-up. Notre accélérateur est ouvert aux élèves et aux anciens de l'école. La proximité avec nos laboratoires et avec ceux de l'université Paris-Saclay est un élément de différenciation par rapport aux autres incubateurs. Cette proximité permet de développer des coopérations avec des domaines scientifiques très variés. Depuis que le numérique et le digital sont omniprésents, les ingénieurs sont nécessaires dans quasiment tous les domaines scientifiques : sport, luxe, droit, cuisine, santé... L'intégration dans l'Université Paris-Saclay permet que des compétences variées se côtoient et donnent naissance à des projets de start-up qui n'auraient pas été réalisés dans un périmètre restreint à CentraleSupélec ;

- la croissance. Les start-up en pleine croissance ont besoin de ressources techniques et d'ateliers. Nous accueillons une demi-douzaine de scale-ups (des start-up déjà constituées en croissance forte), qui ont besoin de ressources techniques, d'ateliers ou de laboratoires, intéressées par les capacités de prototypage que nous pouvons leur apporter et par la proximité avec des laboratoires de bon niveau. Nous mobilisons également des investisseurs pour les accompagner.

Que pourrait-on faire de mieux ? La formation à l'entrepreneuriat pourrait être systématisée dans certaines écoles doctorales, pour sensibiliser les doctorants. J'identifie également une marge de progression en matière de propriété industrielle. La culture française de la propriété intellectuelle est faible, alors que c'est un domaine capital. Un chercheur qui publie un résultat valorisable bénéficie d'une reconnaissance académique, mais il perd la possibilité de valorisation, car, dès qu'une innovation est divulguée, il n'est plus possible de la breveter. Il y a donc une marge de progrès.

Il est également important de s'inspirer des réussites : les contrats de recherche des Mines, les instituts Carnot, inspirés des instituts Fraunhofer allemands, mais également, pour la création d'entreprise, les pratiques de l'École supérieure de physique et de chimie industrielles de la ville de paris (ESPCI), qui est une référence en la matière. Les plateformes Tech du CEA, pour les PME en région, sont riches d'enseignements. Par ailleurs, il faut simplifier le millefeuille, dénoncé notamment par Suzanne Berger, professeur au MIT, c'est-à-dire l'ensemble complexe de structures mises en place pour contribuer à la valorisation : SATT, IRT, ITE...

Enfin, il est nécessaire de développer la culture scientifique et industrielle dans l'administration. En dehors du MESRI, peu de personnes possèdent une véritable expérience dans le domaine de la recherche académique ou industrielle.

Nous sommes fréquemment déçus des initiatives mises en place dans le secteur public, parce que les acteurs se basent sur une technologie, sur une découverte pour chercher une application ou un client de cette bonne idée. Or les start-ups en pleine croissance font le contraire : elles partent du besoin client identifié et mobilisent des expertises pour répondre au besoin. En réduisant la distance entre le client et le chercheur, nous obtiendrons de meilleurs résultats. J'ai moi-même travaillé dans la R&D d'un secteur privé compétitif, et nous parvenions à nous différencier sur le marché en mettant les clients devant les chercheurs et les clients contribuaient au processus d'innovation. L'iPhone est l'aboutissement de ce sujet, car les applications portées par ce téléphone ont été principalement développées par les clients ; c'est de plus en plus souvent le cas, dans un processus itératif entre le chercheur, l'industrialisateur, le prototypage et le client. La capacité à développer des prototypes, à les tester, à mettre en place rapidement des tests pour mettre les utilisateurs dans la boucle est un facteur de réussite, mais c'est difficile à faire pour la recherche publique.

Les succès de Tesla et de SpaceX ne proviennent pas de ruptures technologiques majeures, mais de cette capacité à identifier un besoin ou un marché, à mobiliser des expertises variées et à utiliser des technologies disponibles pour présenter un produit répondant au besoin.

M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Quelle est la répartition entre sciences et techniques et le secteur tertiaire dans la CGE ?

M. Laurent Champaney. - Les écoles d'ingénieurs représentent un peu plus de la moitié des écoles membres ; nous comptons 35 écoles de commerce et de management ; les autres écoles relèvent de la culture, de l'art, du design, de l'agroalimentaire et de la défense.

M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Quels sont les outils financiers pour assurer la croissance des start-up ?

M. Romain Soubeyran. - Il en existe différents types : bourses d'amorçage pour les entrepreneurs, prêts d'honneur et mobilisation de capitaux.

M. Laurent Champaney. - Certaines de nos structures d'accompagnement et d'innovation sont partenaires de fonds tels que Pertinence Invest 2, qui s'inscrivent dans des mécanismes pour soutenir les start-up.

Mme Laure Darcos. - Nous sommes tous très inquiets des conséquences de la réforme du baccalauréat, notamment de la fin des mathématiques et des sciences de l'ingénierie. Peu de filles optent pour cette filière, et même les garçons démontrent moins d'intérêt qu'auparavant. Nous en observerons les conséquences dans quelques années, quand les jeunes arriveront aux portes des grandes écoles scientifiques. Est-il encore possible, selon vous, d'y remédier ?

Par ailleurs, Antoine Petit, président du CNRS, a durement critiqué les instituts Carnot, qui sont, selon lui, des laboratoires du CNRS.

Les SATT ont été en danger, mais semblent désormais bénéficier à nouveau d'une crédibilité. Considérez-vous que plusieurs modèles peuvent coexister et que chaque université ou grande école s'adaptera en fonction du territoire ? Ou préconisez-vous un modèle pour vous appuyer sur ces structures en termes d'innovation ?

M. Laurent Champaney. - Il est encore trop tôt pour que les écoles constatent les effets d'une réforme récente du baccalauréat. Le manque d'intérêt des filles pour les mathématiques est un problème qui apparaît dès la fin de l'école primaire. Nos écoles envoient des élèves ingénieures ou des femmes ingénieurs dans les collèges afin d'incarner des modèles dès le plus jeune âge.

Le nombre d'étudiants formés à un haut niveau en mathématiques au lycée est plus faible qu'auparavant. La question principale est cependant de savoir s'ils se tourneront ensuite vers les études scientifiques. Nous regrettons cependant l'absence de mathématiques dans le tronc commun du lycée et le fait que cette formation de base manquera à de nombreux jeunes qui, même s'ils ne sont pas scientifiques, seront usagers de la science.

La recherche ne dispose pas d'une place et d'une visibilité suffisante dans la société française. Les Français n'ont pas conscience du fait que la recherche est intimement liée à l'innovation, à la compétitivité industrielle et aux emplois. Même nos élèves ingénieurs ne s'en rendent pas compte et seulement 8 % d'entre eux s'orientent vers des doctorats ; c'est trop faible. Il nous semble que la formation scientifique et mathématique pour tous est un élément fondamental de la crédibilité de la recherche dans la société française.

Nous ne partageons pas la vision d'Antoine Petit sur les instituts Carnot. Les grands instituts Carnot portés par des écoles sont l'institut Carnot Mines, l'institut Carnot Télécom & société numérique, l'institut Carnot ARTS des Arts et Métiers et l'institut Carnot Ingénierie@Lyon, de l'INSA de Lyon et Centrale Lyon. Certains sont des laboratoires du CNRS, mais pas tous. Un quart des laboratoires de l'institut Carnot ARTS appartiennent au CNRS.

Le modèle Carnot n'est qu'un label, ce n'est pas une structure compliquée. Il est vertueux dans son économie de structure. D'autres, comme les SATT, sont plus complexes et financent parfois des projets voués à l'échec. Le modèle Carnot finance au contraire des actions conclues dans le cadre d'un contrat de recherche partenariale.

La pluralité de fonctionnement est importante. Le modèle Carnot s'adapte parfaitement à de petites structures, dans des territoires isolés.

Mme Laure Darcos. - Pensez-vous avoir un rôle à jouer en faveur de la culture scientifique et pour susciter des vocations vers la recherche au sein de vos propres écoles ?

M. Laurent Champaney. - De fait, nos élèves intègrent nos écoles avec une vision de la recherche scientifique de très haut vol, mais uniquement « publiante ». Nous passons beaucoup de temps à leur expliquer que la recherche produit aussi de l'innovation et du dynamisme économique. L'exposition à la recherche est une des conditions d'accréditation de nos diplômes. Malheureusement, nous faisons face à de nombreux préjugés de la part de nos jeunes.

M. Romain Soubeyran. - Avant de susciter des vocations, il est important de surmonter l'autocensure. Les filles et les élèves des milieux défavorisés s'interdisent de s'orienter vers les filières scientifiques. À cet égard, la réforme du lycée ne semble pas aller dans le bon sens pour résoudre le problème, car il y a une attrition du nombre de filles parmi ceux qui choisissent le duo math-physique, choix de référence pour faire une prépa scientifique.

M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Vous avez évoqué le faible nombre d'ingénieurs qui s'orientent vers un doctorat. Quelles sont vos actions pour le valoriser dans le parcours des élèves ?

M. Laurent Champaney. - Les chaires sont des collaborations de long terme entre des chercheurs et une entreprise et nous essayons d'y inclure systématiquement des programmes de doctorat, afin que les entreprises soient intéressées par ce type de profil par rapport à un ingénieur classique.

M. Romain Soubeyran. - Nous proposons un parcours de recherche dès la première année. Les élèves sont alors associés à un laboratoire et participent à un projet de recherche en parallèle de leur cursus. La vocation des élèves est ainsi testée. Par ailleurs, les locaux dans lesquels nous sommes installés sont totalement intégrés aux laboratoires de recherche. Les élèves sont en contact permanent avec les laboratoires de leurs enseignants.

M. Laurent Champaney. - Nos écoles doctorales dispensent de plus en plus de validations d'acquis des expériences, pour qu'un ingénieur en activité qui fait de la R&D puisse obtenir un diplôme de doctorat.

Mme Gisèle Jourda. - Certaines régions ont voulu apporter une impulsion à la recherche et à l'enseignement supérieur par-delà le territoire régional, afin de lui donner une dimension européenne ou internationale. Comment l'empreinte de vos établissements est-elle répartie ? Dans quelle mesure leurs actions irriguent-elles le territoire national ? Quels ont été les rôles moteurs des régions dans le cadre des nouveaux partenariats que vous avez noués ?

M. Laurent Champaney. - Je l'ai dit, 60 % de nos grandes écoles sont situées en dehors de l'Île-de-France. Les Arts et métiers ont un campus à Cluny, 3 000 habitants, à Châlons-en-Champagne, à Chalon-sur-Saône ou encore à Angers et les activités de recherche et de doctorat sont menées sur tous nos campus. La collaboration avec les entreprises est donc une réalité sur tous les campus. Nos élèves ingénieurs doivent être exposés à la recherche, quelle que soit l'école où ils étudient et dès leur première année.

La recherche réclame également des moyens expérimentaux et des moyens de simulation. Or les collectivités sont des éléments importants de financement de ces activités. Elles financent également des bourses de thèse et la mobilité internationale des chercheurs. Les collectivités locales, quelle que soit leur taille, sont des éléments vitaux de dynamisme de la recherche, car celle-ci irrigue les entreprises sur l'ensemble du territoire.

En revanche, il est plus difficile de garantir qu'un jeune ingénieur issu d'un campus reste à côté pour sa vie professionnelle ; les jeunes aspirent à la mobilité.

M. Romain Soubeyran. - Nous possédons un campus à Rennes et un autre à Metz. Ils y dispensent une formation d'ingénieurs et mettent des laboratoires à disposition. Mais, de la même manière, nos élèves ingénieurs n'y restent pas nécessairement par la suite. Nous bénéficions en revanche d'un soutien important de la part des collectivités territoriales pour développer nos activités de recherche et d'enseignement.

M. Laurent Champaney. - L'enseignement supérieur est très concurrentiel dans les grandes métropoles, notamment avec les établissements privés. Nous nous sentons donc bien plus soutenus à Chalon-sur-Saône, à Châlons-en-Champagne ou à Cluny que dans nos campus de Paris, de Lille, d'Aix-en-Provence ou de Bordeaux.

Les incubateurs des grandes écoles se trouvent dans toutes les régions : nous vous enverrons les chiffres.

M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Le soutien des régions va-t-il jusqu'à l'application industrielle ?

M. Laurent Champaney. - Cette tendance se développe. Les campus des métiers et qualifications possèdent des consortiums composés de lycées, de lycées professionnels, de BTS, d'écoles d'ingénieurs et d'industriels qui apportent des demandes d'études. Les incubateurs des start-up permettent l'innovation au sein des entreprises. Le financement du plan d'investissements d'avenir est largement complété par les collectivités et par les entreprises.

Il est important de favoriser les structures où cohabitent les entreprises, les laboratoires de recherche et les étudiants. Les entreprises y exposent leurs besoins ; les doctorants et les jeunes travaillent alors sur des projets de recherche ou de création d'entreprise autour de ces problématiques. Certaines entreprises ont essayé de créer ce type d'établissements en interne, mais il leur manque le renouvellement des cerveaux, des compétences. Lorsque ces initiatives ont lieu dans un campus, dont la population change tous les ans, le dynamisme est plus fort.

Il est cependant important d'assouplir les règles des partenariats publics-privés pour gérer ce dynamisme.

M. Romain Soubeyran. - Nous possédons une chaire de biotechnologie à proximité de Reims, qui ne forme pas des ingénieurs, mais forme seulement des docteurs et comporte un laboratoire de recherche. Le lieu n'est pas particulièrement attractif pour les étudiants, mais il est situé à côté d'une grande plateforme d'agroalimentaire. Quatre chaires se sont réunies au sein du Centre européen de bioéconomie et de biotechnologie (CEBB) :

- une chaire de CentraleSupélec, qui apporte la compétence en matière numérique ;

- une chaire d'AgroParisTech, qui apporte des compétences dans les sciences du vivant ;

- une chaire de NEOMA Business School, qui apporte la dimension bioéconomique ;

- une chaire de l'université de Reims Champagne-Ardenne, dont les compétences sont plus transverses et locales.

L'ensemble des quatre chaires permet la création d'un centre de R&D à proximité immédiate des industriels agroalimentaires et au service du développement du territoire. C'est la raison pour laquelle les responsables des collectivités territoriales portent ce projet depuis presque huit ans.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Vous avez mentionné les scale-ups, ces start-up qui ont démontré leur capacité à passer à l'échelle. Nous les considérons comme de potentiels futurs acteurs de référence. Depuis combien de temps menez-vous ce programme ? Bénéficiez-vous déjà d'un recul suffisant pour en tirer les premiers enseignements ? Quel est votre premier ressenti vis-à-vis de cette expérience ?

M. Romain Soubeyran. - C'est un programme récent : nous avons aménagé 600 m² en 2021 pour accueillir six scale-ups. Nous les avons identifiées et elles se sont installées en janvier 2022...

M. Laurent Champaney. - Les start-up des Arts et métiers ont une visée plus industrielle que numérique. Nous en trouvons certaines dans le champ des services à l'industrie. Nous notons une difficulté dans le passage du prototype à la phase de production. Les start-up ne parviennent pas à trouver des financements et se trouvent dans l'obligation de se tourner vers les pays dans lesquels la production est moins onéreuse, ce qui entraîne des problèmes de qualité des produits. Certains projets sont interrompus du fait de l'impossibilité de lancer une production.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Nous partageons votre point de vue. Nous ne parlons pas de la French Tech, qui n'implique pas des immobilisations et des consommations de capitaux et de dépenses d'exploitation comme une production industrielle. Un fonds de capital-risque ne va pas financer la construction d'une usine et les banques considèrent que ces projets sont trop risqués et n'acceptent pas de les soutenir.

M. Laurent Champaney. - Le groupe SEB, qui a été confronté à une baisse du nombre de clients pendant la crise sanitaire, a cherché à valoriser son savoir-faire en produisant pour des start-up industrielles. L'une de nos start-up, qui fait des exosquelettes, a pu en bénéficier. Certains opérateurs peuvent et veulent produire en France. Il est nécessaire de les accompagner et de leur garantir une activité plus régulière.

M. Romain Soubeyran. - L'aspect du prototypage est également important. Les succès à l'étranger sont notamment liés à des phases de prototypage rapides pour obtenir des résultats « différenciants ». Or le prototypage rapide est impossible en faisant appel à des acteurs situés à l'étranger, donc plus on se désindustrialise, plus c'est compliqué. Les scale-ups qui nous rejoignent sont intéressées notamment par les ateliers de prototypage.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Vous considérez donc que la mise à disposition de plateformes de production mutualisables ou d'outils de production adaptables auprès des start-up qui ont fait leurs preuves de concept serait une idée à approfondir pour susciter l'émergence des champions industriels ?

M. Laurent Champaney. - Effectivement. Une des difficultés que nous éprouvons pour monter seuls ce type de plateformes provient du fait que nous n'avons pas accès au matériel industriel nécessaire pour lancer une production. Les taux de participation sur ces matériels sont prévus pour les industriels - 20 %, 30 % ou 40 % - et les établissements publics ne peuvent pas compléter. Nous avons les compétences, mais non les équipements.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Il serait donc important d'affecter des sommes du PIA aux plateformes pour offrir des solutions de production industrielle, avec des taux différenciés.

M. Laurent Champaney. - Les Arts et métiers et l'institut Mines-Télécom ont répondu à un appel à manifestation d'intérêt pour que nos campus soient fournis en outils de production, en collaboration avec des industriels et des centres techniques qui travaillent pour l'industrie.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Confirmez-vous que même les start-up ayant fait la preuve du concept ne trouvent pas de financement au moment de construire des unités de production ?

M. Laurent Champaney. - C'est trop risqué. Même dans le champ du service aux industries, nous percevons des temps de certification d'outillage bien trop longs. Les start-up ne sont pas en mesure d'attendre si longtemps et doivent s'arrêter.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Vous avez raison. La certification, les autorisations de mise sur le marché et les procédures administratives sont tellement longues que les start-up doivent trouver un financement pendant une période non productive qui peut durer 4 ou 5 ans, sachant que l'obtention de l'homologation n'est pas garantie.

M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Vous avez abordé la question de la VAE. Ce retour vers la recherche est-il une véritable tendance ?

M. Laurent Champaney. - C'est une tendance encore émergente au niveau du doctorat et peine à se développer, car il y a une culture très universitaire du doctorat en France : le doctorat n'aurait de valeur que s'il est soutenu dans un grand amphithéâtre. La VAE n'est pas mise en avant, alors qu'elle permet de valoriser des activités de recherche de haut niveau dans les entreprises.

M. Romain Soubeyran. - Par ailleurs, la VAE permet à l'intéressé de faire un lien entre le monde universitaire et le monde industriel, notamment pour ce qui concerne les besoins d'équipements importants.

M. Laurent Champaney. - Souvent, les entreprises considèrent que le monde de la recherche académique est assez obscur et difficile à appréhender. Nous avons donc besoin de lieux de rencontre.

M. Romain Soubeyran. - Je connais aussi la situation inverse de cas de personnes brillantes qui ont débuté un doctorat sur un secteur très porteur et qui ont été débauchées par une entreprise avant de terminer leur thèse.

M. Laurent Champaney. - La question du statut des enseignants-chercheurs du MESRI est une question essentielle. Ils doivent assurer une charge d'enseignement et leur recherche est essentiellement valorisée par les publications, car les thématiques développées sont très académiques. Nous devons trouver des solutions pour que d'autres types d'activités, notamment les activités partenariales, soient valorisées dans leur carrière. C'est un frein au développement des activités de recherche partenariale.

M. Romain Soubeyran. - Les Mines font preuve de beaucoup plus de souplesse, les services y sont totalement personnalisés. Un enseignant-chercheur qui fait une grande valorisation peut assurer un nombre d'heures de cours moins important et son collègue pourra compenser en faisant plus d'heures d'enseignement. La vision est consolidée à l'échelle de l'école, alors que les règles du MESRI sont très rigides et que les promotions sont principalement octroyées sur la base de résultats académiques.

M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Vous avez évoqué cette agilité par le biais de votre association.

M. Laurent Champaney. - Elle est également liée au statut différent des fonctionnaires.

Il est vrai que nous sommes obligés de filialiser la recherche partenariale pour qu'elle soit plus agile et de créer des postes d'enseignants-chercheurs contractuels dont les statuts sont modulables.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Votre filiale de valorisation travaille-t-elle avec les SATT ?

M. Laurent Champaney. - Cela arrive, mais elle peut aussi le faire seule. Elle porte un institut Carnot.

M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Messieurs, je vous remercie pour ces échanges très riches d'enseignements et de propositions.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. André Loesekrug-Pietri, directeur de la Joint European Disruptive Initiative

M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons nos auditions en accueillant M. André Loesekrug-Pietri, porte-parole de la Joint European Disruptive Initiative (JEDI), qui a pour objectif d'aider l'Europe à reprendre le leadership sur l'innovation de rupture. Votre parcours vous rend particulièrement apte à nous éclairer sur l'écosystème français et européen de la recherche et de l'innovation, car vous avez occupé des postes à responsabilité dans le capital investissement, dans les cabinets ministériels et dans l'industrie. Vous avez débuté votre carrière comme assistant du PDG d'Aérospatiale Airbus. Vous avez ensuite passé une quinzaine d'années à gérer plusieurs fonds d'investissements et de capital-risque, dont dix années avec la Chine en investissant dans les sociétés à fort potentiel international.

Vous pouvez donc à la fois nous éclairer sur les caractéristiques du financement des start-up françaises, avec leurs forces et leurs faiblesses, mais également nous exposer la stratégie chinoise d'investissement dans l'innovation en Europe.

Vous nous donnerez peut-être également quelques renseignements sur la French Tech de Beijing, dont vous êtes cofondateur.

En 2017, vous avez rejoint le secteur public pour devenir conseiller spécial de la ministre des armées, en charge de la politique de défense européenne et de la souveraineté technologique. L'innovation et ses applications industrielles ont été au coeur de vos préoccupations. Actuellement, vous êtes fortement engagé dans la promotion de l'Europe comme acteur majeur de l'innovation de rupture. À ce titre, vous pourrez dresser un portrait sans fard des atouts et des faiblesses de notre continent. Nous comptons également sur vous pour des propositions concrètes et réalistes nous permettant de rendre plus performante et plus visible la valorisation de l'innovation dans l'UE en général et en France en particulier.

Je laisse la parole à Vanina Paoli-Gagin, qui est rapporteur de cette mission d'information.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Merci d'avoir accepté notre invitation. Cette mission a été créée à l'initiative du groupe auquel j'appartiens, les Indépendants. Nous conduisons une mission d'urgence ; à l'issue de notre travail, nous souhaitons proposer 4 ou 5 actions opérationnelles, car l'Asie se développe très rapidement. Elle se prépare depuis 20 ans, alors que nous n'avons pas pris la juste mesure de toutes les transitions et de leurs impacts sur la recherche, l'innovation et notre capacité à créer des champions. Je ne souhaite pas restreindre le débat à la French Tech, car, il est important d'aborder le volet industriel, dans la mesure où les financements nécessaires ne sont pas les mêmes ; il est plus facile de financer du soft que du hard.

M. André Loesekrug-Pietri, directeur de la Joint European Disruptive Initiative. - Messieurs les sénateurs, merci de m'inviter. L'institution à laquelle j'appartiens a été créée il y a 18 mois, c'est le plus jeune des acteurs que vous avez entendus en audition. Je vous expliquerai comment a été fondée JEDI, puis je dresserai un constat - assez sombre, je vous préviens d'emblée - de la situation actuelle. Je terminerai en vous proposant quelques pistes très opérationnelles.

JEDI regroupe 4 600 personnes réparties dans 29 pays européens. L'association sera bientôt transformée en fondation. Un sujet comme la rupture mérite que de nouveaux acteurs soient invités à participer à cette audition. Je ne souhaite pas pointer du doigt les grands groupes, mais les acteurs existants ne sont pas les plus enclins à remettre en cause le statu quo.

Récemment, la capitalisation boursière d'Apple vient de dépasser le PIB de la France. Les champions industriels créent donc beaucoup de valeur et commencent à exercer une influence équivalente à celle de nombreuses nations.

La vision de JEDI est simple et optimiste. Nous vivons une période d'accélération technologique et scientifique sans précédent, le rôle de la science est central - la crise sanitaire l'illustre parfaitement - et jamais les positions acquises n'ont été aussi fragiles, d'où notre optimisme. Rien n'est perdu, nous pouvons encore espérer que les rôles s'inversent, à condition que l'on se projette sur le coup d'après. Le « coup d'après » en science et technologie n'est pas forcément de la science-fiction à 2050 ou à 2100 ; il faut réfléchir en « années de chat » : une année en technologie ou en industrie équivaut à dix années d'il y a dix ou vingt ans. Chaque jour, chaque mois gagné est un bond en avant ; chaque jour, chaque mois perdu est très difficile à rattraper.

JEDI lance donc de grands défis technologiques et scientifiques sur des sujets perçus comme trop risqués par le monde privé, dont l'horizon a raccourci. Actuellement, même les avionneurs éprouvent des difficultés à se projeter à plus de trois ou cinq ans.

Deux grands pôles investissent sur le long terme :

- les grandes plateformes technologiques : 240 milliards de dollars ont été investis en R&D par les 5 GAFAM en 2021 ;

- les pays autoritaires, qui comprennent de plus en plus que la science et la technologie sont des moyens de renforcer leur puissance et leur influence.

Notre ambition est de créer en Europe l'équivalent de la DARPA, l'agence d'innovation américaine, qui prône des changements de méthodes. Contrairement à ce que pensent de nombreux acteurs, ce n'est pas qu'une question d'argent ; il s'agit de bien définir les thématiques sur lesquelles on peut créer un facteur de compétitivité, car c'est ce facteur de compétitivité qui permettra aux géants d'émerger. En effet, les grandes plateformes technologiques ne cessent d'investir. Par exemple, personne n'avait compris WhatsApp quand Mark Zuckerberg l'a rachetée en 2015. Mais lui avait vu, anticipé ou fait un pari - un peu des trois sûrement - que cela pouvait potentiellement le « disrupter » ; c'étaient donc un risque et une opportunité. Aujourd'hui, Facebook, Instagram et WhatsApp sont trois « nations » de 2 milliards d'utilisateurs.

Nous tentons de changer la méthode avec laquelle la science et la technologie sont poussées dans nos pays. La méthode que nous employons, et que la DARPA a employée de façon orthogonale avec tout ce que l'on connaît, est basée sur les éléments suivants :

- la vitesse, qui nous paraît tout aussi importante que l'argent. Nous nous réjouissons donc d'entendre le Président de la République déclarer, lors de son discours sur France 2030, qu'une bonne invention six mois trop tard ne vaut rien.

- la question de l'objectif sociétal, qui nous différencie de la DARPA. Nous ne sommes pas orientés vers les enjeux militaires, mais vers les grands défis de la société. Didier Roux parlait de l'aval ; on parle beaucoup de science ou de technologie pour elles-mêmes, mais les grands chercheurs ont toujours essayé de résoudre les grands enjeux de société.

- l'évaluation. Ce terme n'est quasiment jamais utilisé. Comment évalue-t-on ? Pour aller vite, pour donner le droit à l'échec, il faut être capable de le mesurer.

- l'excellence. Les capitaux seront placés dans les pays d'où proviennent les meilleurs projets.

- l'absence de focus. Nous ne considérons pas que des quotas doivent être établis pour répartir les capitaux entre start-up, industriels ou recherche académique. En revanche, ces trois mondes doivent être mis en compétition.

- une seule personne - le « program manager », à la DARPA - pour gérer et prendre les décisions de mise en place, de suivi, de complément ou d'arrêt des projets, à l'opposé des nombreux comités existants. Plus les comités d'évaluation sont larges, meilleur on est sur l'incrémental, mais plus c'est toxique pour l'innovation de rupture.

La valeur se concentre sur les acteurs les plus avancés ; « the winner takes all ». Ainsi, les marges de TSMC (Taiwan semiconductor Manufacturing Company) sont trois fois plus élevées que la moyenne des marges de ses concurrents ; 50 % de la publicité en ligne est partagée entre trois acteurs principaux ; 90 % des moteurs de recherche sont concentrés dans un seul acteur, etc. En revanche, les positions ne sont pas figées. Zoom, qui n'existait pas il y a encore cinq ans, possède aujourd'hui une part de marché majeure et vaut deux fois plus que la totalité des compagnies aériennes du monde. C'est un message d'espoir, car en trouvant ce facteur de différenciation, il est possible de connaître une croissance importante.

JEDI est organisé en 120 groupes de travail. L'interdisciplinarité est importante. Nous ne croyons plus du tout aux filières, nous pensons même qu'elles sont toxiques pour l'innovation. Fabriquer une batterie nécessite des compétences en chimie, en électronique de puissance et en matériaux.

Il faut une triple interdisciplinarité.

D'abord, il faut travailler sur des objectifs précis. Pour inventer de nombreux médicaments, il faut mettre ensemble les meilleurs en calcul à haute performance, en intelligence artificielle et en épidémiologie, trois mondes qui, avant la pandémie, ne se connaissaient pas, mais qui sont très excités par cette collaboration, car ils se rendent compte que la véritable révolution technologique se trouve à la convergence de ces disciplines. La vraie révolution de la deeptech est l'interdisciplinarité, que l'on rencontre dans la quasi-totalité des secteurs. Elon Musk est le grand maître de l'interdisciplinarité. Il y a recours non seulement pour l'innovation et pour consolider ses sociétés mutuellement. Les groupes de travail de JEDI sont donc composés de disciplines différentes.

Ensuite, ces groupes sont également composés de nationalités différentes. Nous avons été surpris de constater que la plupart des consortiums à l'échelon européen s'allient dans le but de gagner des appels à projets, mais travaillent ensuite séparément.

Enfin, nous joignons l'industrie, les start-up et le monde académique afin de mieux anticiper les besoins futurs. Grande surprise : sur des projets industriels, il y a des partenariats, mais pour réfléchir au coup d'après - dans 2-3 ans -, il y a très peu de lieux. Ce constat d'un manque d'anticipation est une des raisons de l'augmentation rapide des adhérents à JEDI. L'association est composée d'un tiers de scientifiques, de patrons de laboratoires, de directeurs d'universités et d'un tiers de dirigeants de grands groupes.

Nous sommes dans 29 pays européens, car le Royaume-Uni, la Suède, la Suisse et la Norvège ont été évidemment inclus dans les pays adhérents, car il n'est pas possible d'aborder des sujets comme le quantique en se privant de l'écosystème de Zurich. De même, Oxford et Cambridge doivent participer aux discussions sur l'intelligence artificielle, et les Norvégiens sont à la pointe des matériaux électrolyseurs.

Quels sont les sujets qui nous intéressent ? Par exemple, peut-on recycler 90 % des batteries ? Actuellement, seulement 5 % d'entre elles sont recyclées. Peut-on trouver de nouveaux traitements, par l'intelligence artificielle ? Nous nous intéressons aussi à la résistance antimicrobienne, que l'on appelle « pandémie silencieuse », et qui tuera entre 10 et 12 millions de personnes en 2050. Comment réduire par un facteur 10 la consommation énergétique de la blockchain, qui peut être une manière de disrupter les grandes plateformes ?

Nous lançons ensuite de grands défis technologiques, avec pour objectif de réaliser en 6, 12 ou 18 mois les avancées qu'un programme classique obtiendrait en 5 à 10 ans. Nous savons que dans 80 % ou 90 % des cas, on n'y arrivera pas, mais on fera avancer les choses.

Notre préoccupation s'explique par le fait que les administrations se déclarent incapables d'adopter ces méthodes, qui sont à l'inverse de ce qu'il faut faire. Elles consacrent du temps à décider qui bénéficiera des capitaux et ne dressent pas de bilan des résultats des investissements. Les appels à projets durent jusqu'à 18 mois, dans un monde où la plupart des cycles technologiques durent de 3 à 9 mois. On peut avoir raison quand on lance l'appel, mais on a souvent tort à son issue.

Par ailleurs, j'observe une confusion entre deux objectifs politiques légitimes :

- la redistribution et la volonté de faire avancer les territoires en France et les régions en Europe de façon cohérente ;

- l'excellence.

Il faut séparer ces deux objectifs. Une seule institution européenne - le Conseil européen pour la recherche - le fait, mais est très souvent critiquée.

J'en viens aux constats.

Aucune société européenne ne se trouve dans le top 20 des sociétés mondiales. La mieux placée est LVMH, dont les activités ne sont pas liées à la technologie. La part de marché du cloud européen est passée de 30 % à 15 % en 5 ans et aucun acteur ne représente plus de 1 % de part de marché. La valeur de Tesla est 100 fois plus élevée que celle de Renault.

Nous célébrons la naissance d'une 26e licorne en France, à juste titre car le nombre de ces entreprises a été triplé en huit mois, passant de 8 à 26, mais les Britanniques ont multiplié le nombre de leurs licornes par 4,3 sur la même période. Nous pouvons nous demander si ces augmentations ne sont pas surtout l'effet d'un rattrapage général, grâce à la BCE et à la Fed, qui ont permis un afflux d'argent au cours des trois dernières années. En outre, en Grande-Bretagne, le nombre de licornes est passé de 27 à 116...

De plus, une seule des 26 licornes françaises relève réellement de la deeptech, liée à des enjeux technologiques. La plupart des champions que nous créons ne travaillent pas sur les vagues d'aujourd'hui et de demain, dans lesquelles les grandes plateformes investissent - quantique, intelligence artificielle, nouveaux matériaux ou énergie -, mais dans la vague du B2C, du digital, des plateformes de e-commerce. Il y a un bon rattrapage en France, mais sommes-nous en train de capter la vague de demain ?

Par ailleurs, la DARPA a investi 50 milliards d'euros courants depuis 1958. De notre côté, nous avons investi 200 milliards d'euros dans le cadre des programmes-cadres européens depuis 1984. Se pose donc la question : cet argent est-il bien investi ? Où sont nos positions leaders sur le semi-conducteur, sur les batteries, sur le cloud, sur l'espace et sur les énergies renouvelables ?

Lorsque nous étudions ce point important, nous constatons qu'il n'existe pas d'évaluation. Sur Horizon 2020, portant sur la période 2014-2020, un vague rapport de mi-étape a été publié en 2016 par une commission nommée par la Commission européenne, dont on peut donc se poser la question de l'indépendance. Nous avons investigué auprès de la Cour des comptes européenne, et force est de constater qu'il n'existe pas de rapport d'évaluation sur un budget pourtant majeur en termes de montants. Si l'on croit que les géants de demain sont ceux qui ont des facteurs « différenciants », qui créent des avantages compétitifs, l'évaluation doit être une priorité majeure, avec - priorité de plus long terme - l'éducation.

On parle beaucoup de batteries. Les Chinois possèdent actuellement 99,5 % des parts de marché des panneaux solaires et 65 % des parts de marché sur les batteries, contre 1 % pour l'Europe.

Le constat est donc terrible.

Quelles pistes ?

Il y a quelques fausses bonnes idées.

La première : le mythe consistant à vouloir transformer les chercheurs en entrepreneurs. Mis à part quelques exceptions comme Elon Musk ou Steve Jobs, ce modèle n'est pas du tout appliqué en réalité. Certains chercheurs passent le premier tour de financement, mais très vite ensuite, il y a une professionnalisation. Je ne déprécie par les chercheurs, il faut les rémunérer via les accords de licences ou le maintien de leurs droits dans un capital de plus en plus dilué, et on peut les encourager à créer des start-up, mais il faut aussi les encourager à intégrer rapidement des spécialistes dans leur équipe pour réussir le scale-up, qui repose sur des compétences totalement différentes.

Seconde fausse bonne idée : les Français sont obsédés par le concept du guichet unique, qui est mortel à plusieurs titres. On doit anticiper le moving target et l'objectif bouge de plus en plus vite. Nous vivons désormais dans un monde exponentiel et non plus linéaire. Pour s'adapter à ces révolutions permanentes, il est nécessaire d'anticiper et d'expérimenter beaucoup. Or, lorsque vous ne possédez qu'un seul guichet, vous courez le risque qu'il soit rapidement embouteillé et qu'il n'y ait qu'une seule perspective. Cela donne l'impression que c'est simple, mais c'est à l'inverse de ce qui se fait de monde de l'innovation, qui est expérimental. Les essais, l'analyse des résultats et la confrontation des idées permettent de progresser. France 2030 veut confier le pilotage à quelques guichets - le SGPI, Bpifrance - ; il faut surtout garder ces instruments, mais, sans faire un millefeuille, il faut créer de l'émulation, qui sera saine si l'on évalue et qui permettra d'avoir des approches différentes.

Troisième point : les appels à projets. Un prix Nobel m'a confié aujourd'hui qu'il consacrait 40 % de son temps à des tâches administratives. Les appels à projets des agences de recherche nationale représentent entre 100 et 200 pages et trois mois de travail à temps plein. Cette méthode engendre trois effets pervers :

- Les esprits les plus brillants se consacrent à ces appels à projets, alors qu'ils sont courtisés par le monde entier et même si les scientifiques sont localisés dans des locaux parisiens, ils sont en partie payés par de grandes plateformes. La fuite des cerveaux n'est donc plus qu'une fuite physique vers la Californie. Les professionnels restent physiquement sur notre territoire, mais sont de facto partis.

- Les meilleurs scientifiques ne participent plus aux appels à projets, notamment parce que les taux de réussite des projets européens sont compris entre 4 et 10 % et les meilleurs n'ont pas de taux de succès supérieur. Il y a donc plus de chasseurs de primes dans ces AAP.

- Entre 10 % et 15 % des budgets sont consacrés à des consultants qui apportent leur aide pour rédiger les appels à projets, parfois plus pour certains cabinets. C'est beaucoup d'argent. Nous avons donc bureaucratisé à l'extrême la procédure. L'idée est compréhensible : il s'agit de faire en sorte que les finances publiques soient correctement utilisées. Cependant, les économistes pourraient démontrer qu'il est préférable d'octroyer les montants plus rapidement et de concentrer les efforts sur l'évaluation, non administrative, mais scientifique, en termes de résultats. Les meilleurs sont prêts à se soumettre à cette évaluation et même aiment être défiés.

Quatrième mythe : celui de la filière. Aujourd'hui, les géants sont interdisciplinaires. Le concept de filière est dépassé : Google et Apple deviennent des acteurs majeurs de la santé. Amazon investit dans la logistique et Facebook s'intéresse à la réalité virtuelle. Il n'y a plus le consommateur d'un côté et l'industriel de l'autre ; tout est interpénétré. D'où la nécessité de l'interdisciplinarité. Il ne faut pas casser les filières, mais les vraies ruptures et les vrais avantages compétitifs qui créeront les géants de demain sont à l'interstice.

Dernière fausse bonne idée : le placement de capitaux risqueurs dans les comités scientifiques qui prennent les décisions sur les sujets d'innovation de rupture, là où il n'y a pas de retour sur investissement et là où l'État pourrait investir. La présence de capitaux risqueurs force les chercheurs à s'investir dans des projets qui correspondent à un besoin existant. Il est préférable de mettre en avant la vision purement scientifique. En outre, je suis persuadé que l'État devrait investir dans les domaines où le privé ne s'aventure pas.

La lucidité est absolument essentielle. Vous partez du postulat que notre recherche est forte, mais que nous n'avons pas de géants industriels. L'exemple de l'intelligence artificielle est très parlant à cet égard. Le congrès mondial NeuriPS (Neural Information Processing Systems) est « la Mecque » des meilleurs chercheurs en intelligence artificielle. Ce congrès sélectionne les meilleurs papiers de recherche ; ce n'est pas la quantité, mais la qualité qui prime. Ce n'est pas le nombre, mais la qualité des brevets ou des papiers qui compte. En 2020, NeuriPS a sélectionné :

- 1 186 papiers de recherche pour les États-Unis ;

- 259 pour la Chine ;

- 225 pour l'Europe (hors Royaume-Uni et Suisse), dont 64 pour la France et 70 pour l'Allemagne.

En incluant le Royaume-Uni et la Suisse, le nombre de papiers sélectionnés pour l'Europe s'élève à 520. À elle seule, la Grande-Bretagne en a donc plus que l'ensemble de l'Union européenne.

Ainsi, même sur un sujet sur lequel nous estimons être bien positionnés, nous devons reconnaître que nous ne sommes pas en avance.

Par ailleurs, je considère que nous ne consacrons pas assez de temps à réfléchir sur la méthode à mettre en oeuvre. Nous morcelons les processus - prématuration, maturation, etc. -, alors que nous ne pouvons plus séparer la recherche fondamentale et la recherche appliquée ; considérez ce qui s'est passé pour les vaccins. Le morcellement entraîne une perte de temps.

Nous devons également adopter une vision beaucoup plus décentralisée et plus proche des écosystèmes, même au niveau européen. Je m'inquiète de la nationalisation de notre système de financement de la recherche. C'est bien que les banques publiques d'investissement aient pris une telle place, mais leur mission doit être à temps limité, car si ça s'installe, il n'y a plus de concurrence, de mise sous tension du système et il y aura une plus grande rigidité du système.

Sur l'expérimentation, avons-nous réellement expérimenté les méthodes sur les PIA ? Un nouveau secrétaire général a été nommé pour France 2030. La question n'est pas le choix des thèmes, mais la gouvernance. Le plan a été annoncé il y a trois mois et la gouvernance n'a pas vraiment été renouvelée. Les améliorations sont trop lentes par rapport aux besoins réels. En outre, attention au phénomène de multiplication des plans. Quelle part de l'investissement consacré à France 2030 est un nouvel apport de facto, et non une réallocation de budget ? La même question se pose pour les 57 milliards d'euros du Grand plan d'investissement.

Quatrième piste : la question du saupoudrage. Nous recensons 39 815 projets dans le projet Horizon 2020 sur sept ans, dont 9 037 pour la France, avec 7 milliards d'euros. 7 milliards d'euros pour 9 000 projets : quel en sera le retour sur investissement sociétal et où sont les priorités ?

J'en viens à mon point essentiel : la prospective. Avec l'aide des meilleurs acteurs du marché et du monde académique, nous consacrons 50 % de notre temps à anticiper le coup d'après - dans le cloud, dans les réseaux de télécommunication, dans le spatial, dans les semi-conducteurs, etc. Il est essentiel de bien poser le problème pour avancer. Or nous avons tendance à tirer des conclusions trop rapidement. On veut faire des fusées réutilisables en 2026 en Europe, mais n'est-ce pas déjà la bataille d'aujourd'hui ? En 2026, Musk n'aura-t-il pas inventé quelque chose de nouveau ? La batterie lithium-ion n'est-elle pas dépassée ? Il faut réfléchir au coup d'après. Le cloud de demain est peut-être simplement un cloud qui 10 ou 100 fois consomme moins d'énergie. Les enjeux des semi-conducteurs du futur ne sont-ils liés qu'à un enjeu de 10, 5, 3, 2 nanomètres ? Il faut sûrement le faire pour attirer les donneurs d'ordres à gros volumes, mais sera-ce l'essentiel dans 5-10 ans ?

Les géants industriels très performants - Samsung, Microsoft, Google... - travaillent actuellement sur les idées directrices, qui sont si difficiles à déterminer. Le fait que des ministres et des commissaires européens demandent à notre organisation, créée il y a 18 mois, de fournir une vision technologique sur les prochaines évolutions est flatteur, mais inquiétant, car cela montre que cette prospective n'est pas assurée. Est-ce le commissariat au plan, France 2030 qui doit s'en charger ? Cette prospective est essentielle, sans elle on risque de manquer la cible et de dépenser beaucoup d'argent inefficacement.

La dernière piste est l'évaluation, un enjeu essentiel et une culture que nous ne possédons pas. Si l'on n'évalue pas, l'attribution des financements sera opérée de manière extrêmement précautionneuse, donc on donnera l'argent aux acteurs déjà installés, ce qui favorisera les consortiums qui bénéficient d'un soutien européen, mais qui ne sont pas encouragés à se dépasser et à devenir les meilleurs, car ils savent qu'une manne financière descendra sur eux. Les industriels eux-mêmes le reconnaissent.

Essayer plusieurs choses en même temps, mettre les meilleurs esprits en concurrence, leur dire à l'avance sur quoi ils seront jugés, être agnostique par rapport à la technologie utilisée, voilà ce qu'il faut faire. C'est à l'inverse de ce que l'on fait aujourd'hui, car plus les marchés publics sont précis, caractérisés, plus on encourage l'innovation incrémentale. On sécurise pour que le résultat en 2025 soit ce que l'on voulait en 2022, mais le monde aura changé trois fois entre-temps et on risque de tomber à côté.

La DARPA rapporte au Sénat américain ; le Parlement doit donc jouer un rôle dans ces transformations. Il faut des critères précis d'évaluation.

Il faut renverser la logique : ce n'est pas aux meilleurs de quémander de l'argent à l'ANR, à l'ADEME et à Bpifrance ; c'est à ces agences d'aller les chercher pour créer les facteurs de compétitivité de demain. Nous devons réinventer le rapport public-privé et faire confiance à la société civile. L'initiative JEDI qui est présentée comme très prometteuse doit faire la tournée des fondations des grandes philanthropes et des grands entrepreneurs, elle n'a pas un euro d'argent public parce que le public ne sait pas déléguer le choix des meilleurs projets. C'est incroyable, cela montre à quel point le système est sclérosé. Il y a une résistance du système établi.

L'achat public est le véritable facteur de maturation. Un fonds d'un milliard d'euros sera bientôt créé pour le secteur spatial. Tant mieux, mais les start-up représentent moins de 1 % de l'achat du spatial. Commençons par leur passer commande. SpaceX n'a pas bénéficié d'un fonds d'investissement du contribuable américain, mais les budgets prévus lui ont été attribués. Un appel d'offres européen sur le spatial exigeait un chiffre d'affaires d'au moins 100 millions d'euros. C'est invraisemblable, ce critère a éliminé tous les acteurs dont les idées étaient radicalement différentes !

Il est souvent dit que les Américains sont plus prompts à prendre des risques et à investir. Je ne crois absolument pas à ce facteur culturel. Les sujets technologiques fonctionnent de plus en plus selon des logiques binaires. Si le risque de tout perdre est le même à San Francisco, Pékin, Paris ou Munich, le bénéfice potentiel, la capacité à créer des géants, est infiniment plus grand dans un marché continental. Or, à ce jour, il n'existe pas de marché commun européen de l'énergie, de la santé ou de la fintech. Cet effet d'échelle est la seule justification des investissements majeurs dans des projets risqués. Le numérique peut créer des marchés parce que l'on crée des marchés en étant tiré par les clients finals, mais dans l'industriel, c'est beaucoup plus réglementé. Il est donc important de faire avancer le marché unique ; profitons de la PFUE pour cela.

Sans marché unique, les valorisations et les montants investis sont forcément plus faibles, car le gain potentiel est plus faible, et un investisseur américain qui rachète une start-up française, sans rien changer, lui ouvre aussitôt le marché américain et pourra garantir une valorisation plus importante, non pas parce qu'il prend plus de risques, mais grâce à cette transformation. L'opportunité de créer un géant sur le marché américain est la vraie raison de la fuite des licornes. L'opportunité de créer un géant sur le marché américain est considérable.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Je vous remercie et je dois dire que je suis impressionnée par votre démonstration. Vous avez verbalisé de nombreuses idées que nous ressentons. De quels types d'acteurs vous entourez-vous pour assurer votre réflexion prospective ? Qui doivent être ces acteurs ? J'appartiens moi-même à la délégation à la prospective, qui invite des scientifiques et des écrivains à réfléchir au monde d'après.

M. André Loesekrug-Pietri. - C'est un sujet essentiel, car nous éprouvons de grandes difficultés à penser le futur. Ce monde est déroutant parce que nous ne parvenons pas, en tant qu'êtres humains, à réfléchir en termes exponentiels.

Notre association fait collaborer des scientifiques qui ont une vraie vision des enjeux sociétaux et ayant de très fortes compétences dans leur domaine, des industriels et des directeurs techniques de start-up. Nous leur demandons non pas de réfléchir aux 2-3 prochaines années, mais d'imaginer les éléments qui changeront radicalement la donne dans leurs secteurs. Nous nous projetons dans des scénarios à 3-5 ans. Ensuite, nous essayons d'identifier le déclencheur, la rupture scientifique qui a permis de prendre une certaine direction.

Nous constatons qu'assembler des personnes aux modes de fonctionnement différents est très complexe. Néanmoins, la richesse des différents points de vue et la confrontation d'idées apportent des enseignements qu'aucun des participants n'aurait obtenus individuellement. C'est difficile à organiser, mais cela permet de prévoir l'imprévu. Dans notre comité scientifique « IA et santé », nous avions le Nobel de médecine 2018, l'Anglais Peter Ratcliffe, l'ancien patron du CEA, le « Cédric Villani » allemand, une virologue éminente participant au comité scientifique covid-19 de la Commission européenne. Ces gens ne se connaissent pas, mais, quand ils sont ensemble, ils réfléchissent à des sujets auxquels ils ne réfléchissent jamais seuls. Il faut relier des domaines qui présenteront des interstices, mais quand on met ensemble biologie et matériaux, ou électronique et sciences cognitives, ou mobilité, digital et spatial, ou encore agriculture, IA, capteurs et captation de carbone, on peut faire des miracles. Le fait que les gens y passent du temps, alors qu'ils sont tous très occupés, montre que c'est nouveau.

La diversité des approches européennes est souvent considérée comme un frein. Je pense au contraire que c'est un potentiel que nous n'exploitons pas assez. Les meilleurs n'ont qu'une envie, on le sent, c'est d'assurer cette souveraineté technologique et industrielle, qui permettra à nos sociétés d'être résilientes, de résister à la compétition des systèmes qui est en cours.

M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Les appels à projets obligent à consacrer trop de temps à cette ingénierie. Quelle est l'alternative à ces appels à projets ?

M. André Loesekrug-Pietri. - Il ne faut pas faire table rase, ces appels à projets ont leur valeur, les appels à manifestation d'intérêts permettent de faire émerger des acteurs qui n'existent pas, mais il doit y avoir un aspect discrétionnaire, même si cela paraît antithétique avec la gestion de l'argent public. Il s'agit de faire des paris.

Prenons un exemple. France 2030 souhaite consacrer 3,5 milliards d'euros à la création de 20 biomédicaments. La probabilité de réussir à créer un nouveau médicament est d'une sur douze ou quinze et cela coûte entre 1 et 5 milliards d'euros. Sans voir quelqu'un qui est prêt à parier sur telle ou telle opération, avec nos moyens, ce ne sera pas possible de gagner. Les grandes plateformes américaines ne sont pas aussi en avance sur le plan technologique ou scientifique qu'on le pense, mais elles disposent de moyens suffisants pour lancer de nombreux appels à projets très larges, pour lancer des paris à tous niveaux. Si nous disposons de moyens plus limités, nous devons donner plus de pouvoirs aux investisseurs, selon le modèle de la DARPA. Le program manager de la DARPA qui a mis 700 000 euros en 2014, sur sa propre initiative, sur Moderna n'a rien demandé à personne. Même une somme si faible, il est impossible de l'attribuer en France ou en Europe sans appel à projets. Il pensait qu'il allait perdre à 99 %. Cette capacité discrétionnaire est à la hauteur de l'accélération que nous vivons et permet d'attirer les meilleurs parmi les soumissionnaires, mais aussi dans les agences. Les meilleurs ne veulent plus travailler comme program managers dans les agences publiques, malgré l'envie d'engagement. Comment capter ces capacités ? Il y a donc un sujet ressources humaines en plus de l'aspect discrétionnaire.

Les Allemands ont essayé de créer une DARPA allemande. En trois ans, ils n'ont pas pu avancer, car la Cour des comptes allemande dresse de nombreuses barrières pour débloquer les crédits.

M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Vous avez mentionné l'importance de la rapidité avec laquelle un projet doit se transformer en résultats. Les start-up sont-elles capables de répondre à des délais si courts ?

M. André Loesekrug-Pietri. - Le monde digital est effectivement très rapide ; une start-up allemande a acquis le statut de licorne en onze mois. En revanche, la deep tech fonctionne différemment : les cycles de développement sont bien plus longs. C'est plutôt une bonne nouvelle. La deep tech nécessite rapidement des ressources humaines nombreuses et très compétentes, qui sont très sollicitées ; il faut les payer très cher. Les courbes d'investissement sont plus linéaires et s'étalent sur un temps plus long. Je suis moins inquiet sur la durée, mais il est crucial de leur apporter une aide initiale très vite. Aucun comité scientifique de « peer review » ne le permet. Il y a deux ans, une entreprise faisant du vaccin MRNA ne trouvait pas d'argent ; aujourd'hui, une entreprise qui fait du vaccin qui ne repose pas sur la technologie MRNA ne trouve pas d'argent. Comment prévoir l'imprévu ? Ce n'est possible qu'avec des gens qui ont une opinion reposant sur une compétence scientifique très forte. Un program manager a entre 35 et 60 ans, est très fort scientifiquement, mais a une capacité à prendre des décisions, à parier comme un très bon capital-risqueur.

Par ailleurs, le risque doit être compensé par une commande publique forte. Le cloud de demain sera beaucoup plus frugal et la commande publique doit l'encourager. Actuellement, nous ne lions pas la commande publique à l'objectif de création de géants de demain. C'est à notre portée.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Nous vous remercions de nous avoir consacré autant de temps, d'énergie et de qualité de réflexion.

M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Nous vous remercions, nous avons éprouvé un grand plaisir à échanger avec vous.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La séance est levée à 19 h 05.