Mercredi 2 mars 2022

- Présidence de M. Guillaume Chevrollier, président -

La réunion est ouverte à 17 heures.

« Un exemple de l'État-providence écologique : une allocation alimentaire universelle ? » - Audition de M. Daniel Nizri, président de la Ligue nationale contre le cancer et du comité de suivi du programme national nutrition santé 2019-2023, et de Mme Dominique Paturel, chercheuse à l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (Inrae)

M. Guillaume Chevrollier, président. - Monsieur Nizri, vous êtes cancérologue, président de la Ligue nationale contre le cancer et du comité de suivi du programme national nutrition santé 2019-2023 (PNNS4). À ce titre, vous oeuvrez à la promotion de la santé et de la prévention, ainsi qu'à la réduction des inégalités dans le domaine de la santé, deux problématiques qui concernent particulièrement notre mission d'information, notamment dans le contexte particulier lié à la crise sanitaire et à ses conséquences. La mission d'information vous entend donc à double titre, ce qui est logique eu égard au thème de l'alimentation qui nous préoccupe aujourd'hui, particulièrement en cette semaine du Salon international de l'agriculture.

Madame Paturel, vous êtes chercheuse à l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (Inrae) et vous avez publié en 2021 un rapport pour le think tank Terra Nova, afin de « clarifier les enjeux liés à l'insécurité alimentaire en France et d'élaborer des principes directeurs pour promouvoir des dispositifs et un contexte politique favorables à une sécurité alimentaire durable ». Vous suggérez de « passer d'une politique ciblée sur la lutte contre l'insécurité alimentaire à une politique de promotion de la sécurité alimentaire durable pour l'ensemble de la population. » Vous nous préciserez vos propos.

Rappelons que la précarité alimentaire arrive juste après la précarité énergétique dans les préoccupations des Français les plus modestes. Dès lors, le thème de notre rencontre, « Un exemple de l'État-providence écologique : une allocation alimentaire universelle. Comment mettre en place une allocation alimentaire universelle ? » s'inscrit dans la logique de réduction du risque d'insécurité alimentaire, tout en favorisant une production locale de qualité, bénéfique sur le plan de la santé, tant individuelle que collective.

Ces interrogations questionnent évidemment notre État-providence.

Après vos propos liminaires d'une vingtaine de minutes, la rapportrice de la mission d'information, ma collègue Mélanie Vogel, vous posera des questions, de même peut-être que les autres sénateurs qui participent en visioconférence, compte tenu des circonstances sanitaires, à cette audition.

Un questionnaire vous a été adressé, et je vous remercie par avance d'y répondre, pour les questions vous concernant, par écrit au cours des prochaines semaines.

M. Daniel Nizri, président de la Ligue nationale contre le cancer et du comité de suivi du programme national nutrition santé 2019-2023. - La crise sanitaire que nous traversons a confirmé à tous ceux qui en doutaient encore l'importance des comportements nutritionnels et de l'activité physique pour la santé, au sens le plus large de ce terme, conformément à la définition de l'OMS.

On annonce 150 000 décès liés à la covid. Chacun sait désormais quelles sont les comorbidités de cette maladie. Or plus de 40 % d'entre elles sont en lien direct avec la « malbouffe » et la sédentarité. Dès lors, au-delà des mots, qu'attend-on pour faire réellement la promotion de la prévention, au bénéfice du bien-être ? Qu'a-t-on vraiment accompli depuis que l'on discute de ces questions, c'est-à-dire depuis les années 2000 ? Et pourquoi n'a-t-on pas obtenu les résultats que l'on espérait ?

Les conséquences de la crise que nous traversons concernent de façon très inégale les territoires et les populations. Très clairement, les populations dites « défavorisées », soit environ 30 % de celles qui vivent sur le territoire national, Corse et outre-mer compris, ont le plus fortement subi la covid, parce que ce sont elles qui éprouvent les plus grandes difficultés à avoir une alimentation favorable à la santé.

Au sein du programme national nutrition santé, l'action 15 vise précisément à améliorer l'accès à la santé des personnes en situation de précarité alimentaire. Elle se décline en un certain nombre de sous-actions : mise en place d'une offre ciblée de petits-déjeuners à l'école ; incitations aux communes, pour que celles-ci proposent des tarifs sociaux dans les cantines scolaires ; généralisation de programmes d'accès à l'alimentation infantile ; mise à la disposition des personnes travaillant auprès des populations fragiles d'outils adaptés à la lutte contre la précarité alimentaire ; mise à la disposition des travailleurs sociaux et des bénévoles d'outils numériques interactifs, pour mieux accompagner les personnes en situation de précarité vers une alimentation favorable à la santé.

Si nous parvenons à la mettre en oeuvre, cette action réglera une partie du problème. Mais il y a loin des objectifs à leur réalisation concrète sur le terrain... Nous le constatons au travers de l'information transmise par les 103 comités qui constituent la Ligue sur le terrain et qui fédèrent nos bénévoles, nos salariés et les représentants des usagers du système de santé. En effet, les constats sont inquiétants.

En tant que président de la Ligue, je dispose d'un indicateur éclairant, surtout au moment où, comme toute structure associative, nous finalisons nos comptes : le bilan des commissions sociales réunies chaque mois par nos 103 comités pour venir en aide aux populations touchées par la maladie cancéreuse.

J'ai obtenu les montants que ces comités ont tenté de distribuer et les raisons pour lesquelles les familles ont formulé ces demandes. En temps normal, les demandes de soutien visent le plus souvent à compenser les retards liés à l'obtention du droit commun, compte tenu de la complexité du parcours médico-social. Toutefois, en 2020 et 2021, à partir du premier confinement, elles ont été liées au besoin d'alimentation des populations, qui n'arrivaient plus, pour toutes les raisons que vous connaissez - notamment l'arrêt des activités et des petits boulots, qui concernent principalement ces populations fragiles -, à remplir leur panier de courses.

Le problème était tel que l'une de mes premières décisions en tant que président de la Ligue nationale contre le cancer fut de faire voter par mon conseil d'administration l'envoi de 15 000 euros à chacun des comités, soit un peu plus de 1,7 million d'euros au total, afin de leur permettre de soutenir les populations qui en avaient besoin, y compris sur le plan alimentaire. J'avoue que je ne m'attendais pas à devoir gérer ce genre de problèmes en 2020 et 2021, en France ! Cela m'a fait prendre conscience d'un certain nombre de difficultés rencontrées par nos compatriotes, ainsi que de mes responsabilités, et j'ai tenté d'entraîner les équipes qui travaillent sur ces thèmes à la Direction générale de la santé et que j'accompagne.

C'est autour de ce sujet de l'accès à l'alimentation favorable à la santé - si possible, car même l'alimentation de base a posé problème ! -, que les associations, en dépit de leur organisation en silos, se sont réunies au niveau départemental. Et nombre de comités de la Ligue, dont ce n'est pas le champ d'action habituel, sont venus en soutien du Secours populaire, du Secours catholique ou des Restos du Coeur, par exemple, parce que toutes les associations ont manqué de moyens humains au cours de cette période, ne serait-ce qu'en raison des contraintes sanitaires et de la nécessité de protéger des bénévoles ayant souvent un certain âge.

Selon moi, nous devons réfléchir à la façon d'aborder ce sujet différemment. Nous le savons, l'alimentation, qu'il s'agisse de sa qualité ou de son coût, subit de façon caricaturale l'influence de très nombreux lobbys ; et je n'emploie pas ce terme de façon péjorative, car je sais les contraintes qui pèsent sur les différentes filières de l'industrie agroalimentaire, qu'il s'agisse des producteurs, des transformateurs ou des distributeurs, comme je sais les difficultés des consommateurs.

Le travail sera long, mais l'un de mes engagements forts, au sein de la Ligue comme du PNSS, c'est de favoriser l'éducation à l'alimentation. Bien sûr, il faut informer les adultes d'aujourd'hui et tenter de leur faire modifier certains de leurs comportements. Mais je crois beaucoup à l'éducation, pour que les futurs adultes soient un jour des citoyens éclairés, qui fassent leurs courses de la façon la plus raisonnable, par exemple en comprenant ce qu'est le Nutri-score et comment on l'utilise. En effet, ce que j'ai entendu ces jours-ci sur ce dispositif m'a vraiment interloqué, dans la mesure où il est présenté d'une façon caricaturale, ne correspondant ni à ce qu'il est, ni à ce qu'il doit devenir...

Par ailleurs, comment faire pour que les citoyens, une fois qu'ils auront été éclairés, aient financièrement accès à cette alimentation ? En la matière, on peut trouver aux inégalités toutes les explications que l'on veut, cela ne les rend pas pour autant plus admissibles.

Mme Dominique Paturel, chercheuse à l'Institut national de la recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (Inrae). - Pour ma part, en tant que chercheuse, je vais aborder la question sous l'angle de la démocratie alimentaire, sur laquelle je travaille depuis une vingtaine d'années.

Les sciences sociales se sont intéressées à ce sujet à partir du renouveau des circuits courts, qui ont joué et qui jouent encore un rôle extrêmement positif dans l'apprentissage de l'alimentation et la connaissance de la chaîne de production. Notre hypothèse est que plus les gens peuvent délibérer de ce qu'ils ont dans leur assiette, au travers des questions de l'accès et de la durabilité, et plus leurs façons de manger changent.

Par ailleurs, la crise sanitaire, en particulier le premier confinement, nous a montré que les interdépendances étaient nombreuses et importantes, entre les différentes activités qui concourent à l'alimentation, mais aussi entre les territoires. Il ne faut jamais oublier les multiples liens qui unissent à la fois l'alimentation à ses filières et les gens entre eux.

Nombre de concepts ont été forgés pour appréhender la situation : « démocratie alimentaire », « souveraineté alimentaire », « justice alimentaire », auxquels s'articulent « alimentation durable », « aide alimentaire », « alimentation de qualité pour tous », « sécurité alimentaire », « insécurité alimentaire » et « précarité alimentaire ». Tous ces termes sont voisins, mais ils ne disent pas tous la même chose. Ils sont entrés dans le paysage intellectuel français récemment, à partir du début des années 2000.

En ce qui concerne la question de l'alimentation, au cours des dix dernières années, une controverse assez forte a eu lieu dans la communauté des professionnels et des chercheurs, habitués à travailler dans les instances internationales avec une approche humanitaire.

La notion d'« insécurité alimentaire » a été opposée à celle de « sécurité alimentaire », elle-même exprimée par le ratio entre le nombre total des habitants et la surface des productions agricoles possibles sur la planète, donc conçue selon une approche très quantitative et parfois éloignée du terrain.

Le concept de « souveraineté alimentaire », quant à lui, a été porté à l'échelle internationale par le mouvement Via Campesina, par opposition à la sécurité alimentaire : il s'agissait de montrer l'importance du travail accompli par les paysans, alors même que ceux-ci, à l'échelle planétaire, ont souvent du mal à s'alimenter.

Enfin, le concept de « justice alimentaire », arrivé en France en 2010, est essentiellement porté par les environnementalistes, qui constatent que les populations les plus défavorisées habitent les territoires les plus pollués. Il a lui aussi des implications sur l'alimentation.

En France, au sein de l'atelier 12 des États généraux de l'alimentation, un débat important a été mené autour du terme à utiliser pour renouveler la politique sociale en matière d'aide alimentaire. C'est le concept de « précarité alimentaire » qui s'est imposé. Il est vrai que cet atelier était animé par la Direction générale de la cohésion sociale, qui a l'habitude de penser ses actions en fonction de la lutte contre la pauvreté.

Au milieu des années 1980, le Conseil économique et social, sous l'influence de Joseph Wresinski, avait proposé une définition de la précarité qui donna naissance par la suite au revenu minimum d'insertion. C'est de cette façon que l'ensemble des politiques sociales ont été conçues en France, jusqu'à aujourd'hui. Le thème de la précarité alimentaire, contrairement à celui de l'insécurité alimentaire, met en avant les liens sociaux pour qualifier l'exclusion et l'inclusion. Comme d'autres politiques sociales, il a été fortement influencé par les importants travaux de Robert Castel et Serge Paugam sur la désaffiliation.

La précarité alimentaire a été traitée à cette aune, comme un segment de la pauvreté, comparable à la précarité énergétique, à la précarité en termes de soins, etc. Le problème de l'accès à l'alimentation a donc trouvé sa « solution », depuis le milieu des années 1980, dans la construction de la filière de l'aide alimentaire, avec quatre opérateurs historiques : les Restos du Coeur, les banques alimentaires, la Croix-Rouge et le Secours populaire ; c'est d'ailleurs la seule politique sociale qui soit ainsi sous-traitée par l'État au secteur caritatif. Cette filière a connu par la suite différentes phases de modernisation.

Toutefois, nos travaux montrent que le droit à l'alimentation, même à l'échelle internationale, ne se résume pas à ces aspects. Il implique aussi des enjeux extrêmement importants en termes de conditions d'accessibilité, qui renvoient aux aspects économiques physiques, mais aussi aux besoins nutritionnels et culturels des populations, dont il faut respecter les religions.

De façon significative, quand la France est interrogée sur sa façon de mettre en oeuvre le droit à l'alimentation, elle répond par l'aide alimentaire, alors que cette dernière est différente et n'est peut-être même pas un droit d'être à l'abri de la faim. Le problème est le même dans l'ensemble des pays du Nord, où le droit à la santé, inscrit dans la Constitution, est essentiel ; l'accès à l'alimentation est pensé comme une déclinaison de ce droit. On a donc une sorte de poupée russe, les différents concepts s'emboîtant les uns dans les autres.

J'insiste, l'aide alimentaire n'est pas le droit à l'alimentation, même tel qu'il est conçu aujourd'hui dans les droits humains. C'est une façon de concevoir un modèle politique qui pose d'autres problèmes, notamment en termes d'égalité entre les habitants.

La première cause de la précarité alimentaire, tous les travaux s'accordent sur ce point, c'est la pauvreté économique. On sait aussi que la disparition du modèle de consommation local joue un rôle important, y compris dans les pays du Nord. Depuis quarante ans, un modèle similaire s'est mis en place partout, qui permet à la population d'accéder à une alimentation agro-industrielle, de façon d'ailleurs assez simple, en allant au supermarché. On ne peut donc pas changer les pratiques du jour au lendemain. Par ailleurs, la filière de l'aide alimentaire s'approvisionne auprès de ce système agro-industriel, dans lequel elle a sa place, notamment en récupérant les surplus et les invendus. Ce n'est pas un hasard si l'on parle de « filière de l'aide agroalimentaire » : il s'agit bien d'un ensemble d'activités qui sont liées par un processus de production, de transformation et de distribution. C'est non pas une oeuvre charitable, mais bien une politique sociale sous-traitée.

Cette filière s'est modernisée. On est passé de la distribution de colis à des paniers solidaires divers et variés, mais, fondamentalement, rien n'a changé : la population concernée doit toujours entrer dans un circuit très précis d'aides et passer par un certain nombre de contrôles pour accéder à ces produits. Cela dit, tous les acteurs font de leur mieux, compte tenu du contexte et des missions pour lesquelles ils sont mandatés.

Jusqu'en 2010, l'aide alimentaire était cette structure sous-traitée au secteur caritatif, avec un système de conventions qui devaient être renouvelées. Mais le financement à l'échelle européenne a changé, obligeant les États à revoir la façon dont ils soutenaient la filière : en 2010, l'aide alimentaire a été inscrite dans le code rural via la loi de modernisation de l'agriculture et de la pêche. La filière trouve donc bien sa nécessité autour de l'activité agricole. Cet aspect a été confirmé en 2014 et finalement inscrit dans le code de l'action sociale par la loi Egalim, revenant donc au sein de la politique sociale. Par ailleurs, en 2016, la loi relative à la lutte contre le gaspillage alimentaire a renforcé cette filière, en la chargeant de valoriser les surplus alimentaires.

Aujourd'hui, la filière repose essentiellement sur des dons alimentaires. Elle est déléguée au monde associatif, qui doit prendre en charge les aspects opérationnels, administratifs, législatifs et sociaux. En même temps, elle dépend des subventions institutionnelles, que celles-ci émanent de l'État, de l'Union européenne ou des collectivités territoriales, ainsi que du gaspillage et, surtout, du travail gratuit apporté par des centaines de bénévoles.

Dans nos travaux, nous nous sommes rendu compte qu'il était très difficile d'évaluer la situation d'insécurité alimentaire ou de précarité alimentaire des gens. Les outils ne sont pas tout à fait les mêmes : une grande partie des chiffres sont créés par les opérateurs de l'aide alimentaire, et si on les croise, on note d'importantes différences : 8 millions de personnes environ sont en insécurité alimentaire, mais seuls 2,2 millions de personnes se rendent à l'aide alimentaire.

Les limites de l'aide alimentaire sont connues : elle ne couvre qu'une partie des besoins des utilisateurs et ne touche pas tous ceux qui y ont droit.

Il existe de multiples raisons à ce non-recours : certains ne savent pas qu'ils y ont droit, mais d'autres refusent catégoriquement d'accéder à l'alimentation de cette façon. L'accès à l'aide est intrinsèquement inégal, ce qui pose en termes de droits humains un problème fondamental. Les couvertures territoriales sont inégales. Les critères d'accès sont hétérogènes, puisqu'ils sont liés aux différentes associations du secteur. Le choix des denrées est limité ou totalement inexistant. Enfin, l'aide s'inscrit dans un cadre de relations asymétriques assez complexe, avec un impact sur l'estime de soi qui est important. En amont, on observe une énorme complexité logistique, qui repose sur du travail gratuit et une bureaucratie excessive. S'agissant de cette politique sociale, nous sommes donc confrontés à un échec assez net.

En résumé, l'aide alimentaire est pensée comme le droit à l'alimentation, ce qui n'est évidemment pas le cas. La plupart du temps, quand on parle de ces questions, on fait référence à la grande précarité, soit entre 1 et 1,5 million de personnes, et non aux 8 millions de personnes concernées. La filière est engagée dans une course en avant à la modernisation appuyée sur un système productiviste. On a des présupposés sur la pauvreté qui sont énormes : par exemple, on pense que, parce que les gens sont pauvres, ils ne savent pas faire la cuisine, ni faire leurs courses, ni calculer un budget, et qu'il faut donc le leur apprendre. Aujourd'hui, il existe un décalage considérable entre les normes sociales qui montent autour de la nutrition, par exemple pour ce qui concerne le bio, la volonté de faire baisser la consommation de viande ou d'utiliser les protéines végétales, l'alimentation industrielle et ultra-transformée, etc. Ce décalage de normes participe de la violence sociale qui est à l'oeuvre aujourd'hui dans notre société.

C'est pourquoi, dans une perspective de démocratie alimentaire - reprendre la main sur les conditions d'accès à l'alimentation, en particulier par la connaissance des conditions de production, de transformation et de distribution -, le droit à l'alimentation doit être effectif. Pour notre part, nous le qualifions de « durable », pour rappeler que, aujourd'hui, du côté des droits humains, il est de toute façon inféodé à l'ensemble des accords commerciaux, en particulier ceux de l'OMC. En gros, c'est le droit de l'alimentation qui est mis en avant, avec pour conséquence que, à l'échelle internationale, on ne peut l'appliquer dans la plupart des pays. Qualifier ce droit de « durable », c'est donc impliquer une décision politique très forte.

Le concept de démocratie alimentaire repose sur quatre éléments essentiels.

Premièrement, le droit à l'alimentation doit être inscrit dans la loi, et même dans la Constitution.

Deuxièmement, l'alimentation a bien sûr une fonction biologique, souvent mise en avant pour justifier l'aide alimentaire, mais elle a aussi une fonction identitaire - affirmer qui je suis -, une fonction sociale - rappeler le groupe social auquel j'appartiens - et une fonction plaisir. Il faut envisager l'alimentation au travers de ces quatre dimensions.

Troisièmement, il faut considérer le modèle alimentaire spécifique de notre pays. En France, comme dans d'autres cultures, ce qui compte, c'est de manger ensemble, mais aussi de parler de cuisine et de goût. Ce qui importait pour les gens de la rue avec lesquels nous avons travaillé, c'était de disposer d'un certain nombre d'aliments autour desquels ils pouvaient cuisiner, mais surtout être ensemble. C'est un élément fondamental, qui justifie une grande partie des actions de la politique sociale, mais plutôt pour l'instant à des échelles très locales.

Quatrièmement, et enfin, il faut avoir une vision systémique du système alimentaire. On ne peut considérer l'alimentation sans s'interroger sur les conditions de production, de transformation et de distribution, ce qui implique des réflexions sur les conditions de travail de l'ensemble des acteurs de ces secteurs. Cela complexifie les choses, certes, mais si nous voulons avancer, nous n'avons pas le choix.

Aujourd'hui, la critique sociale est reprise en main extrêmement vite par le système agro-industriel, ses propositions étant traduites en termes de marchandises. C'est ainsi que l'on a vu monter tout un segment de marché autour de l'alimentation des pauvres, dans la grande distribution et dans la distribution de l'aide alimentaire.

En ce qui concerne le droit à l'alimentation, on le voit bien, on ne peut pas apporter une réponse universelle, car il faut prendre en compte les différences entre les groupes sociaux et les problèmes de santé éventuels de chacun. La grande question qui se pose à nous aujourd'hui est la suivante : comment construire un droit qui soit susceptible de concilier l'universalisme et la prise en compte individuelle ?

Cela nous a poussés à promouvoir cette idée de sécurité sociale alimentaire durable, qui mixte la définition de la sécurité sociale alimentaire et celle de l'alimentation durable donnée par la FAO. Elle serait fondée sur le modèle de la sécurité sociale, telle qu'elle existe aujourd'hui, c'est-à-dire qu'elle serait financée par la cotisation sociale, et s'y ajouterait un travail autour du conditionnement des produits et des activités.

Ces critères doivent être élaborés démocratiquement là où vivent les habitants ; c'est pourquoi nous parlons de « groupes locaux d'alimentation durable ». Ceux-ci pourraient être des morceaux des caisses de sécurité sociale de l'alimentation ; les enjeux de conventionnement y seraient discutés avec l'ensemble de la population.

Ce rapport a été travaillé avec des spécialistes de la nutrition, qui étaient donc sensibles aux aspects de santé publique. Si l'on examine notre proposition à cette aune, on s'aperçoit que nous proposons d'aller du curatif vers le préventif et d'intégrer cette question dans le cadre de l'aide alimentaire, en retravaillant les catégories de populations de cette dernière.

Par exemple, la population qui a été captée par l'aide alimentaire depuis le premier confinement doit en être sortie le plus vite possible, en lui redonnant de l'autonomie économique. Pour la majeure partie de la population de l'aide alimentaire, il faut repenser l'accompagnement. D'où en particulier cette question aux opérateurs de l'aide alimentaire : quel changement de rôle pour vous dans cette période ? Enfin, pour la partie de la population pour laquelle l'aide sera toujours nécessaire, la réponse ne sera pas seulement de distribuer des denrées ; ce sera peut-être l'accès à des cuisines collectives ou le fait d'aider certaines familles à acquérir des bouteilles de gaz ou des batteries de cuisine.

J'insiste, il faut passer du curatif au préventif, en sachant que l'alimentation est l'un des aspects de la santé publique. Cet accès à l'alimentation pour tous devra être mis en oeuvre progressivement ; nous prévoyons une durée de dix ans, qui correspond aux recommandations du dernier rapport du GIEC.

Pour cela, nous proposons une allocation mensuelle d'alimentation sur le modèle des allocations familiales, donc ouverte à toute la population, avec l'idée d'un universalisme proportionné ; autrement dit, nous partons de l'idée qu'une partie de la population aura peut-être besoin d'un coup de main plus important qu'une autre.

Cette allocation versée à l'ensemble de la population serait aussi un levier pour agir sur l'offre alimentaire. En effet, nous avons en face de nous un système alimentaire planétaire très puissant. Cette sécurité sociale nous aiderait à le transformer.

Il faut d'urgence une feuille de route politique, qui permettrait d'accompagner positivement la transition de l'aide alimentaire vers un droit à l'alimentation durable. Des propositions émergent et beaucoup d'initiatives sont menées à bien, mais on peine à faire politique avec elles. La recherche publique peut contribuer à élaborer une approche structurée d'analyse des dysfonctionnements et des besoins, d'identification et de coconstruction des solutions et, enfin, d'évaluation des impacts, ce qui se fait très peu pour l'instant.

Pour finir, je souhaite attirer l'attention sur deux points.

Tout d'abord, je n'aime pas le terme de « malbouffe », car il véhicule du mépris social en direction des populations à petit budget. Celles-ci sont contraintes de manger comme elles le font, à la fois pour des raisons économiques et à cause des quarante dernières années de consommation de masse. Prenons donc garde à ce terme, qui participe de la violence sociale à l'oeuvre dans notre société.

Ensuite, toutes nos propositions sont inséparables d'une conception de la démocratie appliquée à la vie ordinaire : on part des besoins, on travaille à partir d'eux et on décide. Naturellement, l'enjeu politique se situe sur la question de la définition : qui décide quoi, où et à quelle échelle ? Et dans ces besoins de la vie ordinaire, on va évidemment croiser les femmes. La question du genre est ici importante.

En la matière, les femmes sont souvent invisibles, comme pour toutes les questions de démocratie directe d'ailleurs, qu'il s'agisse des bénévoles, des professionnelles, des ingénieures ou des chercheuses. On a du mal à faire comprendre qu'il y a là une vision de la démocratie qui est très différente, mais qui est aujourd'hui essentielle pour rendre visibles les solutions au problème de l'alimentation, en particulier dans la perspective du réchauffement climatique.

M. Guillaume Chevrollier, président. - Monsieur Nizri, je rebondis sur vos propos relatifs à compréhension du Nutri-score. Pouvez-vous nous en dire davantage ?

Par ailleurs, depuis des années, la place consacrée à l'alimentation dans le budget des ménages ne fait que diminuer. Il est donc de plus en plus difficile de financer une alimentation de qualité. Peut-être faudrait-il sanctuariser les moyens nécessaires pour bien manger, ce qui n'est pas évident pour des personnes qui ont des difficultés économiques.

M. Daniel Nizri. - Pour répondre d'abord à votre seconde question, en fait, on observe aujourd'hui une corrélation entre le budget général dont disposent les ménages et les ressources qu'ils allouent à l'alimentation.

Je suis resté le président du comité de la Ligue nationale contre le cancer de la Seine-Saint-Denis. J'ai tenu à garder cet ancrage territorial, parce que les constats dont j'ai fait état tout à l'heure se situent à dix kilomètres à vol d'oiseau du Sénat. Ce n'est pas le bout du monde, et trois lignes de métro et un tram y conduisent ! Certes, il ne faut pas caricaturer ce département, où beaucoup de choses importantes se font, mais les populations dont nous parlons cumulent la totalité des facteurs conduisant à ces difficultés. Elles privilégient le toit, la santé des enfants et la sécurité, avec des moyens réduits et des professions souvent difficiles, certains membres de la famille travaillant de nuit, par exemple.

La malbouffe, et je serai sur ce seul point en désaccord avec Mme Paturel, concerne toutes les populations, qu'elles aient les moyens ou non. C'est pourquoi nous insistons sur l'éducation à l'alimentation. Simplement, pour une partie de la population, c'est un choix, alors que, pour une autre, c'est une contrainte.

Il y a là un vrai sujet de démocratie et d'inégalités. Par exemple, en Seine-Saint-Denis, lors du premier confinement, il ne restait dans les magasins situés à proximité des cités que des produits plus chers. Il y avait donc un véritable souci d'accessibilité, y compris à des aliments peu coûteux, comme les pâtes. En outre, les aliments qui étaient accessibles n'étaient pas toujours ceux que ces populations ont l'habitude de consommer, culturellement ou cultuellement, sachant que leurs pratiques varient selon les générations et au fur et à mesure qu'elles s'intègrent dans la société française.

La Ligue mène des discussions « franches et cordiales », selon l'expression consacrée, avec certains distributeurs qui sont ses grands soutiens financiers. Ainsi, les centres Leclerc apportent un soutien très important à la recherche sur le cancer des enfants. Je les ai rencontrés pour les en remercier et j'en ai profité pour discuter avec eux du choix des produits les moins chers qu'ils proposent. Est-ce que nous, qui sommes privilégiés, nous accepterions de les consommer si on nous les offrait ? Une négociation est en cours, dont sortiront peut-être des propositions. En tout cas, la qualité nutritionnelle des produits correspondant à toutes les populations qui entrent dans ces enseignes est très importante. En effet, nous savons que les circuits de circulation dans les magasins ne sont pas vertueux : on a l'illusion de la liberté, mais le positionnement des produits dans les différents rayons a pour conséquence que l'on en achète certains plutôt que d'autres en fonction de sa situation économique.

J'en viens à la question du Nutri-score. Quand il a été présenté par mon prédécesseur à la tête du PNNS, le professeur Serge Hercberg, ce dispositif a suscité une fantastique hostilité, car il utilisait un code couleurs pour donner des indications sur la qualité nutritionnelle des produits. Il visait à se substituer à l'accumulation des labels, dont l'immense majorité est fabriquée par ceux qui vendent les produits... Pour combattre le Nutri-score, ses ennemis l'ont assimilé au Traffic lights existant au Royaume-Uni : « rouge », fortement déconseillé ; « vert », naturellement conseillé : « orange », déconseillé dans le doute. Or le Nutri-score est un soutien pour aider les personnes, en fonction de leurs revenus, à remplir leurs caddies de la façon la plus intéressante possible, du point de vue de l'accessibilité financière, bien sûr, mais aussi du point de vue du plaisir.

En effet, l'alimentation est une composante importante de notre vie, que nous soyons enfants ou âgés. Ainsi, l'on sait combien sont importants pour nos aînés, en particulier quand ils en sont en institution, les quatre ou cinq temps de présentation d'aliments dans la journée ; ce sont parfois les seuls moments où ils trouvent un intérêt à la vie qui passe. Il est donc hors de question d'imaginer que le Nutri-score viserait à mettre la filière du Roquefort, par exemple, en difficulté. Comme je l'avais dit il y a quelques années au ministre chargé de l'agriculture, une couleur défavorable apposée sur un pot de Rillettes du Mans ne vise pas à interdire d'en manger, mais à rappeler que, même si l'on aime cela, en consommer matin, midi, soir et même la nuit si l'on a un petit creux n'est pas une bonne idée, surtout si l'on répète cette pratique chaque jour...

Équilibrer son alimentation sur la période couverte par ses courses et s'autoriser à manger tel produit d'appellation d'origine contrôlée ou protégée n'est pas un problème. Au contraire, exclure ces produits du Nutri-score, c'est encore aggraver les inégalités. Jamais ceux qui, comme moi, font la promotion du Nutri-score, à l'échelle nationale ou européenne, n'ont envisagé une seconde de demander aux producteurs de changer les recettes qui font leur identité.

Néanmoins, le Nutri-score doit être amélioré. Il lui manque un certain nombre d'éléments qui n'étaient pas accessibles quand il a été mis en place, notamment tout ce qui se rapporte à la filière de production : les intrants, pour ce qui concerne l'agriculture ; les additifs, pour ce qui concerne les produits transformés et ultra-transformés ; les origines, car la question des circuits courts est importante ; enfin, les portions, car il faut indiquer la quantité, d'ailleurs variable selon l'âge, qui peut être mangée. Le Nutri-score devient alors un élément d'aide à une consommation qui est favorable à la santé, au sens du bien-être général de l'individu, mais aussi qui inclut le versant plaisir.

Lors des États généraux de l'alimentation a été évoquée également la question du juste prix dans l'alimentation, sur laquelle une négociation doit s'ouvrir. En effet, la qualité a un coût, et le métier d'agriculteur est tout sauf facile.

Il faut réfléchir à ce juste prix, ce qui pose problème à plusieurs étapes. Au niveau de la production, tout d'abord, quels sont les standards et quelles aides doit-on prévoir pour y parvenir, qu'il s'agisse du bio ou de l'agriculture raisonnée ? Au niveau des transformateurs, ensuite, comment utiliser des techniques plus vertueuses ? Au niveau de la distribution, enfin, comment garantir les marges, sachant qu'une partie d'entre elles est liée au transport des denrées, ce qui pourrait permettre à certaines enseignes de travailler préférentiellement avec des productions locales ?

En ce qui concerne les transformateurs, mon prédécesseur, le regretté Axel Kahn, avait évoqué le problème des nitrites présents dans la charcuterie. Il a été beaucoup critiqué à l'époque, mais force est de constater que les charcuteries sans nitrite sont de plus en plus nombreuses. Je fais ce constat en tant que consommateur : ce qui était une exception autrefois occupe désormais près de la moitié des gondoles ; à terme, grâce aux consommateurs éclairés, du moins à ceux d'entre eux qui en ont les moyens, les produits sans nitrite en représenteront les deux tiers. Aujourd'hui, le prix de ces produits est plus élevé de quelques pourcents, ce qui peut poser problème aux populations dont nous parlons. Mais il existe une loi économique imparable : la quantité produite permet d'effacer le surcoût à la production, si tant est d'ailleurs que celui-ci existe vraiment... Il vaut mieux mettre du jambon sans nitrite dans son sandwich. Et plus nous serons nombreux à le choisir, plus son coût baissera.

En ce qui concerne l'accès à une alimentation de qualité, je rappelle que la Ligue nationale contre le cancer a adressé 15 000 euros à chacun de ses comités, soit 1,7 million d'euros au total. Comme elle vit à 96 % de la générosité du public, elle utilise donc l'argent des donateurs, versé en général pour financer la recherche, afin de remplir le panier de courses des personnes malades. Cela n'allait pas de soi et a représenté une responsabilité morale importante.

En Seine-Saint-Denis, nombre de ceux que nous voyions dans nos commissions sociales étaient éligibles à l'aide alimentaire, mais n'y avaient pas recours, pour des raisons liées à la notion d'estime de soi ou au regard de leurs enfants. Sans ergoter sur les chiffres, la précarité concerne environ 1,5 million de personnes, la pauvreté, 8 millions de personnes, et la fragilité alimentaire 30 % de la population ; il y a donc dans le pays 20 millions de personnes qui font leurs comptes et réfléchissent avant d'acheter leurs aliments.

L'idée d'une sécurité sociale alimentaire m'interpelle et, quelque part, me choque. Elle m'interpelle, car, dans la période que nous traversons, je crains que ce ne soit un passage obligé, même si je ne sais pas comment elle peut s'organiser. Toutefois, je me méfie des solutions provisoires qui durent. Mme Paturel a évoqué une période de dix ans. Si, au terme de cette période, nous n'avons pas réussi à faire en sorte que les différents circuits permettent à toute personne qui vit, travaille et participe à la vie collective en France d'avoir accès sans aide à l'alimentation, ce sera véritablement problématique.

La facilité pour moi, au titre de président du comité de suivi du PNNS et d'ancien soignant, ce serait de raccrocher l'alimentation au sanitaire. On sait que 40 % des cancers sont évitables et que la moitié d'entre eux sont en lien avec les problèmes nutritionnels
- alimentation ou activité physique. Si l'on parvient à faire de la prévention en la matière, un jour ou l'autre, on arrivera à diminuer le poids du soin.

Cela dit, limiter le sujet au versant sanitaire n'est pas respectueux de ce que l'on constate sur le terrain. Le sujet de l'alimentation en France est beaucoup plus large et complexe. Il faut l'appréhender d'une façon concrète, pratique, au contact des populations, si l'on veut que les choses commencent à changer pour ces dernières. Je me permets de le dire d'une façon un peu militante.

Mme Mélanie Vogel, rapportrice. - Merci de vos deux exposés, qui ont été très complets. J'ai quatre questions.

Premièrement, monsieur Nizri, vous avez indiqué au début de l'audition que 40 % des comorbidités de la covid avaient un lien avec l'alimentation. Avez-vous des données plus précises ? Qu'est-ce qui pose problème ? La valeur nutritionnelle des aliments, la présence de produits chimiques, les additifs ou certaines carences ? L'alimentation est-elle responsable directement ou indirectement, et dans quelle proportion ?

Deuxièmement, avez-vous des données chiffrées sur l'influence des inégalités sociales sur la qualité de l'alimentation ?

Troisièmement, madame Paturel, pouvez-vous détailler votre proposition de sécurité sociale alimentaire ? Vous avez évoqué un financement par les cotisations sociales. Mais quelles prestations avez-vous précisément en tête ? Les écologistes proposent que l'allocation alimentaire universelle soit liée à la carte Vitale et donnerait accès à des produits locaux ou plus respectueux de l'environnement. L'automaticité de cette allocation rendrait son accès plus facile et répondrait au risque de la stigmatisation.

Quatrièmement, et enfin, quel rôle la restauration collective peut-elle jouer pour améliorer l'accès à une alimentation de qualité ?

M. Daniel Nizri. - Bien sûr, s'agissant des comorbidités de la covid, il existe des données chiffrées, fournies notamment par Santé publique France. Je vous les transmettrai par écrit. Par exemple, le sel qui, pour de multiples raisons, se trouve dans l'alimentation contribue à un certain nombre de pathologies, notamment cardio-vasculaires, qui fragilisent l'ensemble de la population. Il a un impact sur la circulation sanguine et la vascularisation cardiaque, cérébrale et rénale. De même pour le sucre. Quand j'ai commencé mes études de médecine, on disait que 1 % de la population française était « diabétique connu » et 1 % « vraisemblablement méconnu ». Maintenant, ces deux catégories sont respectivement à 4 % et 3 %. On considérait naguère que le diabète gras touchait plutôt des adultes âgés ; aujourd'hui, on constate, non seulement aux États-Unis, mais aussi en France, et plus particulièrement dans les territoires que nous avons évoqués, une importance significative du diabète chez les enfants et les jeunes adultes. Or, lors de la covid, les patients diabétiques ont été parfaitement repérés parmi ceux qui entraient en réanimation.

Enfin, les matières grasses jouent également un rôle. Aujourd'hui, en France, 49 % des personnes sont en surpoids, même si celui-ci n'est pas toujours important, et plus de 7 % souffrent d'obésité, pas forcément morbide d'ailleurs. Cela a conduit nombre de nos concitoyens en réanimation. Si, aux États-Unis, le taux de graisse dans un burger peut atteindre 30 %, il ne peut dépasser 15 % en France, et la plupart d'entre nous achètent des steaks comprenant 5 % de graisse.

Il y a des prétextes historiques à la présence de sel ou de sucre dans les aliments. Par exemple, le sel était nécessaire à la conservation, mais on sait aujourd'hui conserver les produits en en utilisant moins. De même, on peut changer les recettes pour moins recourir au sucre, même si le goût du produit peut en être altéré, ce qui risque de déstabiliser les consommateurs : il y a quelques années, une marque de desserts suisses a ainsi perdu plus d'un tiers de sa clientèle en quelques jours après avoir, dans une démarche vertueuse, diminué le taux de sucre de ses produits. Demain, jeudi 3 mars 2022, la filière de la boulangerie signera avec le ministre de l'agriculture et de l'alimentation et le ministre des solidarités et de la santé un accord de filière sur la diminution du taux de sel dans plusieurs sortes de pains, mais en tenant compte des conséquences sur les consommateurs.

En outre, il existe des inégalités par rapport aux textes. Aucun d'entre nous ne serait capable de boire un verre de soda aux Antilles ! La teneur en sucre y est trois fois plus importante qu'en métropole. L'application de la loi Lurel est aléatoire... C'est là une vraie inégalité. On parle beaucoup aux Antilles du chlordécone, et à juste titre, mais il ne faut pas oublier le sucre.

Les causes de cancers évitables sont les suivantes : le tabac, l'alcool, l'alimentation et tout ce qui est présent dans l'atmosphère. Il faut agir contre elles, ce qui, encore une fois, ne veut pas dire supprimer. Il faut éduquer, informer et éclairer pour diminuer le nombre de cancers. Tous ceux d'entre nous qui ont été confrontés à cette maladie, directement ou indirectement, comprennent les enjeux.

Enfin, la restauration collective est pour nous très importante, ne serait-ce que parce qu'elle concerne beaucoup de gens. Les règles étaient jusque-là aléatoires ; on discute aujourd'hui du Nutri-score dans la restauration collective. J'ai déjà parlé de l'éducation à la santé des jeunes, de la crèche à l'université. Mais, pour les adultes, l'un des endroits où ils peuvent rencontrer une alimentation favorable à leur bien-être, ainsi qu'une information, c'est précisément la restauration collective. La Ligue est d'ailleurs parfois sollicitée pour contribuer à des ateliers organisés dans les entreprises, juste avant ou après la prise du repas. Elle essaie de profiter de ces moments pour inciter à des changements de comportement.

Mme Dominique Paturel. - Pour répondre à la question sur la sécurité sociale de l'alimentation, nous proposons la mise en place d'un service public de l'alimentation, non pas pour en faire l'énième service d'un ministère, mais avec une conception concrète et pragmatique, car il aurait vocation à intervenir à la bonne échelle, celle où les choses peuvent changer. Il s'appuierait sur les « déjà là », car bien des choses existent déjà, en termes de subventions, d'actions ou d'interventions. Il faut sortir de l'approche en silos et mener une action systémique, ne serait-ce qu'en faisant l'inventaire de tout ce qui existe déjà, et qui est considérable.

Par exemple, on pourrait donner à la restauration collective une mission plus large. Plutôt que de fonctionner seulement le midi, les restaurants scolaires pourraient également faire des propositions de menus ou de casse-croûte équilibrés pour le soir ; les équipements, le personnel et les formations existent déjà. De même, certaines communes réfléchissent à la mise en oeuvre d'une restauration collective pensée dans sa globalité, c'est-à-dire concernant les crèches, les écoles, les hôpitaux et les Ehpad, et s'appuyant sur la production locale.

Ce problème-là concerne la majorité de la population, et pas seulement les plus pauvres. Les comportements alimentaires et les pratiques d'achat que l'on observe sont partagés par 70 % des Français. Il y a donc un énorme travail d'accompagnement et d'éducation à réaliser. Et pour sensibiliser à ces questions, la santé est un argument, mais le réchauffement climatique en est un autre.

Par ailleurs, faute d'informations, on ne parvient pas à évaluer les coûts cachés de l'aide alimentaire ; il faut lancer des processus qui nous permettront de mieux cerner cette question. En effet, ces coûts cachés, ce ne sont pas seulement la logistique et le transport ; c'est aussi le travail gratuit, domestique ou bénévole, sans lequel l'accès à l'alimentation des populations précaires serait encore plus difficile. Ces coûts cachés méritent probablement que l'on pose la question d'un financement public.

Le coût de cette allocation, tel que nous l'avons évalué, serait de 120 milliards d'euros par an, ce qui n'est pas une petite somme. En effet, le minimum vital pour manger de façon correcte sur le plan nutritionnel est de 5 euros par jour ; il ne serait pas raisonnable de descendre sous ce seuil. Si l'on multiplie ce chiffre par 30, on obtient un coût de 150 euros par mois. Mais il faudrait approfondir ces calculs.

On a décidé de permettre aux étudiants d'avoir accès dans les Crous à un repas à un euro par jour, mais ce menu est fondé uniquement sur le coût des denrées et du travail, sans aucune prise en compte de l'aspect nutritionnel ! C'est tout de même étonnant dans un pays comme le nôtre. N'a-t-on pas pour notre jeunesse d'autres ambitions que le repas à un euro par jour et l'aide alimentaire ?

Il faut le rappeler, l'alimentation est aussi une question de rapport de classes. Il existe des formes de violence invisibilisées, et il faut s'attendre malheureusement à des réactions fortes d'une partie de la population. Ce qui se passe en Ukraine aura un impact sur le blé, qui joue un rôle essentiel dans l'alimentation à bon marché. Et les ménages à petit budget ne seront pas les seuls touchés. Pour rappel, parmi les « gilets jaunes » présents sur les ronds-points, il y a toute une population qui ne supporte plus les contraintes qui lui sont imposées pour vivre au quotidien. Le repas à un euro ou la baguette à 29 centimes de Leclerc ne suffira pas.

La sécurité sociale alimentaire est un vrai projet politique, à l'échelle de la Nation, qui vise à partager les risques et les richesses de notre système alimentaire. Il ne faut pas se contenter d'une vision de l'alimentation comme politique pour les pauvres, sinon nous resterons dans le déni de cette question fondamentale.

Tous, nous avons besoin de manger, et ce travail sur la précarité alimentaire servira à l'ensemble des êtres humains ; c'est une loupe qui permet de voir les difficultés que nous avons à affronter. Il engage l'ensemble de la Nation face à la perspective du réchauffement climatique ; la période de dix ans que nous proposons figure d'ailleurs dans le rapport du GIEC, pour ce qui concerne les systèmes agricoles et l'accès à l'alimentation.

Enfin, dans le cadre du travail que nous avons mené sur le conventionnent, en testant nos idées sur différents groupes, un certain nombre de femmes, jeunes ou plus âgées, ont proposé qu'un regard parallèle soit porté sur les questions d'alimentation uniquement par des femmes ; il serait bien sûr croisé ensuite avec le point de vue des autres instances, qui sont mixtes. Cela permettrait de faire émerger de nouvelles solutions.

M. Guillaume Chevrollier, président. - Je vous remercie tous deux de vos interventions. Si vous souhaitez compléter vos réponses, vous pourrez le faire par écrit au travers de notre questionnaire.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 18 h 45.