Mercredi 22 mars 2023

- Présidence de M. Christian Cambon, président -

La réunion est ouverte à 9 h 30.

Loi de programmation militaire - Audition de M. Emmanuel Levacher, président d'Arquus

M. Christian Cambon, président. - Nous accueillons ce matin M. Emmanuel Levacher, président d'Arquus, pour échanger sur les perspectives ouvertes par la prochaine loi de programmation militaire (LPM).

Depuis un an, la guerre d'Ukraine bouleverse le contexte géostratégique européen. La demande d'équipements militaires terrestres s'accroît sur le continent, où la concurrence entre les industriels du secteur est vive.

En France, nous n'avons pas encore le projet de loi de programmation militaire, mais nous n'avons pas entendu, pour le moment, que le secteur terrestre y serait prioritaire. Dans ce domaine, le centre de gravité de l'Europe pourrait bien se déplacer vers l'est. Craignez-vous les conséquences à long terme de cette évolution pour l'industrie française de défense ?

Arquus est en effet directement concernée, en tant qu'entreprise intermédiaire du secteur terrestre. Je rappelle qu'Arquus, issue des entreprises Renault Trucks Défense, ACMAT et Panhard, est entièrement implantée en France, mais détenue par le groupe suédois Volvo.

Votre entreprise est partenaire du programme Scorpion, qui est central pour l'armée de terre et dont nous sommes attentifs au bon déroulement - nous avons assisté, notamment à Satory, à des démonstrations éloquentes. Craignez-vous que la prochaine LPM ne revienne sur les objectifs et échéanciers actuels, ce qui serait paradoxal dans le contexte que nous connaissons ? Je rappelle que la précédente LPM visait notamment à accélérer le programme Scorpion. Or, on entend qu'un ralentissement pourrait être envisagé.

Arquus fournit par ailleurs les porteurs du système Caesar, dont les commandes se sont accélérées cette année, dans le contexte des livraisons à l'Ukraine. Trente systèmes en dotation dans l'armée de terre sont fournis aux Ukrainiens. Le Gouvernement souhaite accélérer considérablement la production pour les remplacer. Quelles mesures avez-vous prises pour répondre à cette attente ? Quels sont les enjeux, notamment en termes de maintenance, de la livraison à l'Ukraine d'équipements produits par Arquus ?

Le Gouvernement a lancé un chantier relatif à « l'économie de guerre », expression démesurée au regard des moyens pour l'instant mis en oeuvre. Vous nous donnerez votre sentiment à ce sujet. Quel est votre regard sur le fonctionnement et les résultats des groupes de travail mis en place ?

Qu'attendez-vous, plus généralement, de la prochaine LPM, mais aussi des financements européens, pour répondre aux défis qui se présentent à nous, et faire en sorte que notre pays soit prêt à affronter les crises futures ?

M. Emmanuel Levacher, président d'Arquus. - Merci pour votre invitation. Arquus appartient au groupe AB Volvo, à distinguer de Volvo Cars. Ce groupe international a réalisé un chiffre d'affaires de 42 milliards d'euros l'année dernière, et dispose de sites de production dans plus de 18 pays. Le groupe recouvre un certain nombre de marques, notamment de camions ou d'engins de construction, à l'image de Renault Trucks puisque le groupe Volvo avait racheté Renault VI en 2001. Renault Trucks Défense faisait partie de Renault Trucks. Les acquisitions de Panhard et d'ACMAT ont permis de former, en 2018, Arquus.

Le groupe AB Volvo est très décentralisé, par unité d'affaires. Arquus est l'une de ces unités, filiale à 100 % du groupe, avec une grande autonomie de gestion, de stratégie et de moyens, mais aussi une responsabilité quant aux résultats attendus par notre actionnaire unique.

Nous sommes une entreprise de taille intermédiaire (ETI), avec 550 millions d'euros de chiffre d'affaires et 1 500 collaborateurs. L'âge moyen est de 40 ans et la féminisation atteint 24 % - nous travaillons à augmenter ce taux. Chaque année, nous embauchons 150 personnes, ce qui s'est maintenu malgré le covid. Notre implantation est à 100 % française, de même que celle de la plupart de nos fournisseurs.

Arquus est un partenaire historique de l'armée de terre, pour tout ce qui roule sur roues, que nous fournissons seuls ou en partenariat, notamment avec Nexter. C'est le cas, entre autres, des flottes de petits véhicules protégés (PVP), de camions, de véhicules blindés de combat d'infanterie (VBCI) et de Caesar. Nous participons aussi au programme Scorpion pour les engins blindé multi-rôles (EBMR), c'est-à-dire Jaguar et Griffon, avec des volumes a priori maintenus en termes de cibles. Nous fournissons les véhicules des forces spéciales et les véhicules tactiques 4X4 (VT4), dont la production s'achève.

La LPM irrigue l'activité de nos sites industriels. Saint-Nazaire produit les VT4, et c'est là que nous régénérons des véhicules blindés légers (VBL). C'est à Limoges, site historique de Renault, que nous assemblons les kits de mobilité Griffon et Jaguar, ainsi que des véhicules pour l'export. Marolles-en-Hurepoix (Essonne) est le lieu de réalisation des tourelleaux et d'autres organes mécaniques du programme Scorpion. Enfin, à Garchizy, dans la Nièvre, nous avons des activités de logistique pour les pièces de rechange, de fabrication de caisses blindées et de régénération des véhicules de l'avant blindés (VAB).

Nous sommes aussi un acteur important du maintien en condition opérationnelle (MCO) : nous entretenons 10 000 camions et 5 000 blindés, ce qui représente 40 % de notre chiffre d'affaires soit 200 millions d'euros pour 2022, essentiellement pour la France.

Nous exportons essentiellement vers l'Europe, l'Afrique du Nord et le Moyen-Orient, l'Afrique subsaharienne et l'Asie du Sud et du Sud-Est. Ces flux d'export sont souvent plus erratiques que les programmes France. Nous avons des activités ou des prospects y compris dans des zones que vous avez évoquées, Monsieur le Président, en Europe centrale et orientale : Estonie, République tchèque, Ukraine, Roumanie et Suède.

Quels sont aujourd'hui les défis pour une entreprise comme la nôtre, en tant qu'acteurs de la base industrielle et technologique de défense (BITD) terrestre ? On a effectivement beaucoup parlé d'économie de guerre. Je ne pense pas que nous soyons encore pleinement en économie de guerre, mais l'industrie a été sollicitée pour produire plus, plus vite, moins cher. Nous participons à des groupes de travail. Ces travaux sont encore en cours. Pour notre part, nous n'avons jamais cessé d'investir sur nos sites pour les moderniser, pour rendre plus efficaces les activités de fabrication et de réparation. Nous n'avons jamais cessé non plus de solliciter notre propre chaîne d'approvisionnement, où se trouvent souvent les goulots d'étranglement.

Nous fabriquons les porteurs CAESAR MK1, c'est-à-dire la génération actuelle : trente-six sont en cours de fabrication pour le compte de Nexter, et nous avons réactivé une chaîne d'assemblage à Limoges pour cela, dans des délais que nous avons pu raccourcir en anticipant certains approvisionnements. C'est un cas d'école de la difficulté à relancer une production et des chaînes d'approvisionnement pour un volume finalement limité. Nous sommes force de proposition pour accompagner la volonté du ministère des armées et de la direction générale de l'armement (DGA), par exemple en proposant du matériel sur étagère ou régénéré, ou en suggérant des pistes de simplification pour accroître l'agilité des programmes.

Dans notre paysage de programmes actuels et futurs, certains éléments restent mouvants. Les livraisons Scorpion doivent normalement aller jusqu'à 2030 voire un peu au-delà. Les cibles en volume sont confirmées, mais il se pourrait qu'il y ait des étalements ou des lissages dans la future LPM, ce qui évidemment n'est pas une bonne nouvelle pour les entreprises du secteur. Nous nous adapterons.

Nous ne sommes pas impliqués directement dans les chars pour lesquels Nexter est l'acteur principal mais un certain nombre de questions se posent également à ce sujet. Nous sommes plus directement concernés, avec un risque d'étalement, par le renouvellement des camions tactiques et logistiques de l'armée de terre. Une première tranche concernera des citerniers de nouvelle génération. Un appel à candidatures a été lancé, concernant jusqu'à 800 véhicules, probablement par tranches successives. Seule une partie du renouvellement de ces flottes est enclenchée pour le moment.

Nous attendons aussi, dans la prochaine LPM, le programme de véhicule blindé d'aide à l'engagement (VBAE), qui remplacera le VBL. Il bénéficie de financements du Fonds européen de défense pour certaines briques technologiques. Nous surveillons aussi le marché sur l'engin du génie de combat et les premiers appels d'offres relatifs aux robots.

Ces programmes seront-ils maintenus dans la future LPM, dans des délais nous permettant d'envisager rapidement des activités de développement et de production ? C'est la source de certaines inquiétudes, dans un contexte géopolitique où on peut comprendre que certains autres secteurs soient remontés en haut des priorités.

M. Cédric Perrin. - La LPM actuelle marque une remontée en puissance jusqu'ici respectée. Il serait peu compréhensible d'allonger les délais pour un certain nombre de matériels particulièrement performants, mais nous entendons des échos peu rassurants quant au segment terrestre. Si les programmes tels que Scorpion, ou le remplacement des camions, devaient être réduits, il faudrait compenser en prolongeant le matériel existant, et donc amputer, hélas !, le programme 146 « Équipement des forces » au profit du programme 178 « Préparation et emploi des forces », pour permettre à l'armée de terre de conserver ses capacités et à l'industrie de maintenir son activité. Ce n'est pas ce que nous souhaitons. À combien évalueriez-vous le surcoût de ce prolongement pour l'industrie et pour le budget de l'État ?

Par ailleurs, malgré la guerre en Ukraine, les PME, les ETI et même les grands groupes sont confrontés à la question de la taxonomie. Quels en sont les effets sur vos financements et comment entrevoyez-vous la suite ?

M. Olivier Cigolotti. - Le ministre des armées nous a confirmé ici, il y a quelques semaines, une augmentation conséquente du programme 178, au bénéfice du MCO terrestre. Arquus est-elle en ordre de marche pour cela ?

Par ailleurs, vous avez mentionné le programme Scorpion. Quels sont les effets sur vos chaînes de production du programme Capacité motorisée (CaMo), mené avec la Belgique ? Les délais de livraison sont-ils les mêmes pour la Belgique et pour la France ?

Enfin, qu'en est-il du programme Scarabee ? Avez-vous trouvé un pays démonstrateur ? Équipera-t-il à terme l'armée française ?

M. Yannick Vaugrenard. - J'ai visité votre site de Saint-Nazaire, qui recrute. Vous dites qu'il faut produire plus, plus vite, moins cher. Avec Pascal Allizard, dans le cadre de l'examen du programme 144 « Environnement et prospective de la politique de défense », nous examinons les difficultés de financement des entreprises : certaines banques hésitent à financer du matériel militaire, sous la pression d'organisations non gouvernementales (ONG). Le constatez-vous ?

Par ailleurs, rencontrez-vous des difficultés à recruter ?

M. Ronan Le Gleut. - En décembre 2017, le chinois Geely est devenu le premier actionnaire d'AB Volvo en acquérant 8,2 % du capital. En conséquence, Geely détient 15,6 % des droits de vote, détenus auparavant par le fonds suédois Cevian Capital. Cette prise de participation a-t-elle eu des conséquences pour Arquus ?

M. François Bonneau. - Vous travaillez avec le laboratoire IBISC sur des technologies d'optimisation énergétique sur les véhicules blindés. Pouvez-vous nous en dire plus ?

M. Pascal Allizard. - Vous présidez un grand groupe, sans doute peu exposé aux difficultés de financement. Toutefois, avez-vous connaissance de telles difficultés dans votre chaîne de fournisseurs ? Quelles solutions pouvez-vous apporter ? Faudrait-il légiférer ou réglementer pour contraindre les acteurs financiers ?

M. Christian Cambon, président. - Le programme Scorpion est très sophistiqué, très connecté. Or, pour qu'une chaîne de production tienne à long terme, le seul marché français ne suffit pas. Cette sophistication, que nous avons constatée à Eurosatory, n'est-elle pas un frein à l'exportation vers des pays n'ayant ni les moyens financiers ni l'environnement technologique nécessaires ? De nouveaux pays émergents en matière de défense vont produire de plus gros volumes d'équipements à moindre coût.

M. Emmanuel Levacher. - Sur l'articulation entre les programmes 146 et 178, nous espérons, puisque nos activités relèvent des deux domaines, un effet de vases communicants. En effet, la régénération est l'une de nos spécialités, qu'il s'agisse des VAB ou des camions GBC. C'est, pour nous, une condition critique pour durer et occuper nos usines en attendant la réalisation des programmes neufs. Mais ce transfert entre programmes n'a rien d'automatique. Un autre curseur important sera de savoir ce qui est confié aux industriels et ce qui reste effectué par l'État. Il faut maintenir un certain niveau de sous-traitance, compte tenu de moyens publics limités. Nous serons vigilants, en comptant notamment sur vous.

La taxonomie est une réalité de plus en plus pressante. Le léger assouplissement lié au choc de l'invasion russe n'a pas empêché un retour à la tendance : on continue à pointer du doigt l'industrie de défense comme non durable. Cela touche le financement mais aussi, plus largement, l'ensemble des acteurs susceptibles de participer à l'industrie de défense. Par exemple, un salarié peut se voir refuser un crédit immobilier parce qu'il travaille pour l'industrie de défense. Cela montre l'ampleur de cette pression malsaine subie par l'industrie, incompatible avec la nécessité reconnue de remonter en puissance.

Nous souhaitons la remontée du MCO terrestre dans le cadre du programme 178 et nous sommes en ordre de marche. Nous avons investi dans certains de nos sites industriels à cette fin. Nous avons spécialisé notre usine de Saint-Nazaire à 100 % dans des activités de réparation et de régénération. Nous avons créé un hub logistique des pièces de rechange à Garchizy, où l'on revalorise aussi les VAB. Nous sommes donc prêts. Bien sûr, cela suppose que la chaîne d'approvisionnement suive. L'âge de certains matériels, comme les VAB et les GBC 180, pose des difficultés, mais c'est notre travail de gérer les obsolescences, de trouver de nouveaux fournisseurs ou de nouvelles technologies, comme l'impression 3D.

Le programme CaMo est un excellent montage. Nous espérons qu'il sera reproduit avec d'autres partenaires. C'est un alignement des planètes entre les opérations militaires, les achats étatiques et les industriels. C'est un exemple de coopération européenne qui fonctionne, avec des matériels calqués sur les matériels français, donc parfaitement interopérables. La production ne sera pas décalée par rapport aux plans initiaux. Les premières productions de Griffon démarreront en 2024 et se réaliseront en 2025. Nous commençons, comme prévu, à intercaler les productions CaMo dans les productions Scorpion pour la France. Si le programme Scorpion France est étalé, cela laisserait de la place pour CaMo. Ce programme ouvre aussi des perspectives pour de nouvelles briques communes : pourquoi pas pour le VBAE, ou d'autres matériels ?

Scarabee est, en effet, un démonstrateur que nous avions présenté à Eurosatory dès 2018. Nous n'avons pas de pays client à ce stade, mais nous y travaillons. Je ne crois pas qu'il sera adopté tel quel par la France, mais c'est une base sur laquelle nous nous appuierons pour concevoir le VBAE.

Par ailleurs, produire plus, plus vite, moins cher, c'est l'injonction qui nous est faite par le Président de la République et le ministère des armées. Nous faisons tout pour y répondre, mais ce n'est pas toujours simple. Pour produire moins cher, encore faut-il que la hausse de volume soit significative. Produire plus vite suppose d'anticiper et de stocker des composants et matières premières, mais c'est un risque, qui nécessite des financements. En tant que chef d'entreprise, responsable vis-à-vis de ses actionnaires, je ne peux pas prendre de risques inconsidérés.

Nous n'avons pas de difficulté particulière de financement parce que nous n'avons pas besoin de faire appel aux banques, sauf pour certaines opérations d'export, qui nous obligent parfois à nous tourner vers des banques locales ou plus exotiques, mais nous restons moins touchés que beaucoup de nos fournisseurs et de plus petites entreprises.

À ce sujet, nous voyons que certains de nos sous-traitants sont en difficulté, souvent en lien avec le contexte général d'inflation et de ruptures d'approvisionnement. Or, c'est là que le soutien est le plus nécessaire : toute la chaîne doit accélérer. C'est la quadrature du cercle car ces acteurs sont fragilisés mais de plus en plus sollicités. Nous sommes confrontés à des injonctions contradictoires qui stressent le système. Nous aidons certains fournisseurs, par exemple en payant directement l'achat de leurs matières premières, mais nous ne pouvons pas le faire systématiquement.

Vous m'interrogez sur la possibilité de légiférer : je ne sais pas si cela suffirait à tordre le bras du système bancaire, soumis à des législations étrangères et à des contraintes commerciales plus globales. Bien sûr, toute amélioration serait bienvenue.

Sur l'actionnariat d'AB Volvo, Geely, déjà propriétaire de Volvo Cars, a en effet pris une participation en 2017 dans AB Volvo. Geely est un actionnaire relativement important par sa taille, même si un autre fonds - suédois - a plus de poids, mais c'est un actionnaire discret, voire passif. En toute transparence, je vous indique que cet actionnaire n'a aucune prise ni sur l'activité ni sur la gestion d'une société comme la nôtre, ni même au niveau du groupe. Ce n'est pas une contrainte ou un problème à ce jour.

L'optimisation énergétique des blindés est un vaste champ d'innovation : comment trouver de nouvelles sources d'énergie pour les matériels de défense, comment stocker plus d'énergie pour faire fonctionner des systèmes plus consommateurs et créer des capacités opérationnelles nouvelles ? Je pense à l'électrification et à l'hybridation des chaînes cinématiques. Nous le faisons nativement dans Scarabee, et nous l'avons proposé pour Griffon. L'électrification permet d'économiser l'énergie, de donner plus d'autonomie aux véhicules et de réduire le bruit associé à certains systèmes d'observation, voire d'armement. Nous avons des démonstrateurs avec la DGA et d'autres partenaires, et nous travaillons à d'autres solutions telles que l'hydrogène.

Monsieur le président, nous mettons régulièrement en avant le décalage entre la sophistication du cahier des charges français et les attentes à l'exportation. Arquus apporte des solutions à ce problème depuis longtemps : en parallèle des programmes français, nous développons des gammes plus simples destinées à l'export vers l'Afrique, l'Asie du Sud et du Sud-Est : Sherpa, Bastion, VAB Mk3 par exemple. Nous vendons par exemple en Indonésie, des Sherpa, des VAB, en partenariat avec des industriels locaux. La simplicité est un facteur de compétitivité pour garder nos parts de marché à l'export. L'alternative suppose des schémas de type CaMo, des accords d'État à État, bien plus complexes et coûteux. Cela signifie que nous devons gérer différentes gammes de produits, ce qui induit une certaine complexité.

Nous recrutons régulièrement sur nos bassins d'emplois qui sont très différents les uns des autres. Nous rencontrons différents types de difficulté. La concurrence rude sur le marché du travail pour les ingénieurs et les techniciens entraîne une « guerre des talents », comme en région parisienne. Dans ce cas, il nous faut être attractif, pour attirer les candidats.

Dans d'autres bassins, pour les emplois d'ouvrier et d'opérateur, la difficulté tient au nombre insuffisant de candidats. Nous avons développé en interne des écoles de métiers où nous formons nous-mêmes les candidats à la mécanique, la soudure etc. Nous trouvons toujours des solutions mais il faut se battre.

Mme Vivette Lopez. - Vous êtes partenaires d'Oman. Pouvez-vous nous apporter des précisions à ce sujet ?

M. Emmanuel Levacher. - Oman possède des flottes de VBL et a récemment acheté des véhicules pour la sécurité. Nous sommes en discussion pour la régénération des VBL et l'achat de nouveaux matériels pour le maintien de l'ordre. Nous avons aussi avec ce pays une activité de MCO et de vente de pièces de rechange. Oman est un client récurrent avec qui nous avons bâti une relation de confiance.

M. Cédric Perrin. - Je me permets de vous réinterroger sur l'évaluation du surcoût lié à la prolongation des programmes.

M. Emmanuel Levacher. - Il est difficile de donner une réponse globale. L'élongation du programme Scorpion entraînera un surcoût, du fait de la baisse de volume. La production serait amenée à être étalée sur des durées longues, au-delà de 2030 : cela soulève des difficultés de gestion des lignes et de stockage des composants. Quant au surcoût du MCO, plus les matériels sont anciens, plus l'obsolescence augmente : rien n'est impossible, mais cela a un prix. Ainsi, les camions GBC 180 ont plus de quarante ans. S'ils sont prolongés encore 10-15 ans, alors qu'ils ne sont plus fabriqués, la hausse des coûts de réparation est inévitable.

Plus on retarde le remplacement, plus il y aura des surcoûts de réparation ; et plus on étale la production nouvelle, plus il y aura des surcoûts de fabrication.

M. Cédric Perrin. - Ce sont des revenus durables pour vous...

M. Emmanuel Levacher. - Avoir fait évoluer des matériels anciens tels que le VAB est une source de fierté. Les utilisateurs ont du mal à s'en séparer !

M. Alain Joyandet. - Comment se répartit votre chiffre d'affaires dans le monde ?

M. Emmanuel Levacher. - Notre chiffre d'affaires provient à 60 % de la production contre 40 % pour le MCO. Notre objectif est d'être à 50 % pour l'activité française et 50 % pour l'export, mais à ce jour, nous sommes respectivement à 70 % et 30 %.

M. Alain Joyandet. - Que représente l'Afrique ?

M. Emmanuel Levacher. - L'Afrique a été très importante, notamment pour Panhard et ACMAT, avec des matériels encore très demandés par les armées de ce continent. En revanche, depuis deux ou trois ans, la situation est nettement plus difficile, du fait de l'évolution des rapports entre les pays d'Afrique subsaharienne et la France mais aussi en raison de la concurrence de nouveaux acteurs : Corée du Sud, Turquie et d'autres. L'Afrique représentait 5 à 10 % de notre chiffre d'affaires il y a encore quelques années mais bien moins aujourd'hui. C'est une préoccupation.

M. Christian Cambon, président. - Je vous remercie. Nous ne connaissons pas encore les détails de la future LPM. Or les industriels ont besoin de prévisibilité. Ma crainte porte moins sur une remise en cause de l'enveloppe globale de la LPM, annoncée par le Président de la République à Mont-de-Marsan, que sur des décalages dans le temps, avec des incidences notamment sur le programme Scorpion. Il y a une résistance de Bercy et, peut-être, de Matignon. Or, c'est notre rôle ici de rappeler que la sécurité à un prix qu'il faut acquitter pour faire face à nos engagements internationaux.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Loi de programmation militaire - Groupe de travail sur le programme 212 « Soutien de la politique de la défense » - Examen du rapport d'information

M. Christian Cambon, président. - Nous examinons ce matin les conclusions de nos rapporteurs du groupe de travail sur le programme 212 « Soutien de la politique de la défense » dans la perspective de la loi de programmation militaire (LPM).

M. Joël Guerriau, rapporteur. - Dans l'attente de l'examen du projet de LPM 2024-2030, qui devrait être présenté en conseil des ministres dans les prochaines semaines, nous avons mené un cycle d'auditions préparatoires sur le modèle de ressources humaines du ministère des armées.

Notre groupe de travail a ainsi entendu les directeurs des ressources humaines de chacune des forces armées ainsi que des principales formations rattachées pour faire un point sur leurs effectifs actuels et sur leurs priorités pour les années à venir.

J'aimerais insister sur le caractère central des ressources humaines pour les armées. La guerre en Ukraine a remis en lumière l'importance de la force morale des militaires qui composent une armée. Les orientations prises, tant sur le nombre de militaires dans nos forces que sur leurs conditions de vie, se doivent d'être en cohérence avec notre modèle d'armée.

J'insiste sur l'importance des choix budgétaires de la prochaine LPM en matière d'effectifs des forces armées. Ils auront des conséquences structurelles et des répercussions dans chaque unité de nos forces et contribueront à déterminer, en définitive, la crédibilité de nos choix stratégiques.

Dans son discours aux armées du 20 janvier dernier, le président Macron affirmait que notre plus grand risque serait de ne pas nous donner les moyens de nos ambitions. Je souligne que ce jugement vaut aussi pour le format en ressources humaines de nos armées.

Mme Marie-Arlette Carlotti, rapporteure. - J'aimerais revenir sur les vingt-cinq années qui nous séparent de la décision, prise en 1996 par le président Jacques Chirac, de suspendre la conscription, décision suivie par la loi de programmation militaire qui a organisé la transition vers une armée de métier.

Cette décision, jamais remise en cause depuis, continue d'avoir des répercussions majeures sur notre modèle d'armée. Elle est le symbole des décennies 1990 et 2000. La dissolution du Pacte de Varsovie a fait naître dans l'opinion publique comme dans l'esprit des décideurs, durant cette période, l'idée d'une fin de l'Histoire. Il était temps de bénéficier, selon l'expression consacrée, des dividendes de la paix, ce qui a justifié la réduction de nos investissements de défense.

Mais les temps ont changé : le président Emmanuel Macron parle désormais d'un « retour tragique de l'Histoire » et a annoncé un projet de LPM 2024-2030 ayant pour objet de nous préparer à la haute intensité. Or, en vingt-cinq ans, ce ne sont pas une, mais deux vagues de réduction brutale des effectifs auxquelles les militaires ont dû faire face.

La première, liée à la fin de la conscription, a supprimé 137 000 postes dans les armées en seulement cinq ans soit 25 % des effectifs. L'armée de terre a été la plus touchée par cette première vague.

La seconde a résulté de la révision générale des politiques publiques (RGPP) du président Nicolas Sarkozy, entre 2007 et 2012. Les responsables des ressources humaines militaires nous ont tous indiqué qu'elle continuait d'avoir des effets dix ans après la fin de sa mise en oeuvre. La RGPP a supprimé 34 000 postes en cinq ans.

Ensuite, l'année 2015, durant laquelle la France a été endeuillée, à plusieurs reprises, par les attentats terroristes perpétrés sur notre territoire, marque le point d'inflexion de la trajectoire des effectifs de nos armées. Dès lors, un coup d'arrêt a été mis à la réduction des effectifs des armées par le Président François Hollande.

Il a eu lieu en deux temps : d'abord un redressement progressif des effectifs, jusqu'en 2018, qui a été prolongé par la LPM 2019-2025, avec la création de 6 000 équivalents temps plein (ETP) prévue. Il faut cependant souligner ces créations sont sans commune mesure avec l'amplitude des suppressions décidées durant vingt ans.

Ainsi, si nous avons bien créé 8 000 postes dans les sept années qui nous séparent de l'inversion de la courbe en 2015, ils sont loin de compenser les 52 000 postes supprimés dans les sept années précédentes. Restons donc conscients que nos forces armées comptent moins de militaires aujourd'hui qu'il y a dix ans.

En dépit des annonces récurrentes - réparation, remontée en puissance des effectifs de nos forces armées -, la trajectoire de redressement est moins rapide que ne l'était celle des suppressions de postes. Par conséquent, les choix que nous inscrirons dans la prochaine LPM seront déterminants.

En effet, il est impossible de dissocier les effectifs des objectifs opérationnels pour affronter les conflits de demain. Le nombre de militaires comme leurs qualifications relèvent du modèle d'armée que nous voulons pour notre pays, au même titre que les matériels et les armes.

Si les réductions brutales d'effectifs que je viens d'évoquer étaient cohérentes avec notre stratégie de l'époque d'un « modèle expéditionnaire » d'armée concentré sur les opérations extérieures (Opex), la revue nationale stratégique (RNS) de novembre dernier développe l'ambition d'un nouveau modèle, avec comme objectif exprès d'être en mesure de nous engager dans un conflit de haute intensité.

Il conviendra d'en tirer toutes les conséquences sur le plan des ressources humaines, reflet de nos choix stratégiques de fond. Ainsi, les retours d'expérience des guerres de haute intensité dans notre voisinage prouvent que ce type de conflit est particulièrement meurtrier.

Par exemple, en moins de deux mois, et particulièrement dans ses premiers jours, la guerre du Haut-Karabagh a fait entre 6 000 et 10 000 morts - je vous renvoie au rapport que nous avons présenté il y a quelque temps avec Olivier Cigolotti. En Ukraine, le nombre de victimes estimées pendant la première année du conflit est d'environ 100 000 dans chaque camp.

Certes, la situation de la France n'est pas comparable au regard de la dissuasion nucléaire. Cependant, dans la mesure où nous nous sommes fixé comme objectif d'être préparés à la haute intensité, nous devons disposer des moyens à la hauteur. En effet, selon la formule récemment employée par Jean-Marc Todeschini et Cédric Perrin, nos forces de dissuasion nucléaire ne doivent pas devenir notre « nouvelle ligne Maginot ».

Nous serons donc particulièrement attentifs à ce que la future LPM, annoncée comme une loi de transformation des armées, en tire toutes les conséquences dans tous les domaines, particulièrement en termes d'effectifs.

M. Joël Guerriau, rapporteur. - Dans la deuxième partie de ce rapport, nous nous sommes intéressés plus particulièrement aux deux principaux défis que rencontre le modèle de ressources humaines de nos armées.

Je vais d'abord évoquer le recrutement des compétences de pointe, dont l'attraction reste le premier défi rencontré par nos forces armées. Cette difficulté se pose de manière particulièrement aiguë dans le renseignement et la cybersécurité, alors que ces deux secteurs font partie des priorités identifiées par la programmation militaire actuelle. Ils ont vocation à être renforcés par la future loi de programmation militaire.

Sans tenir compte d'une éventuelle accélération à venir, la trajectoire actuelle du ministère prévoit d'ores et déjà la création, entre 2023 et 2025, de 900 postes supplémentaires dans le domaine du renseignement et de 1 200 postes dans le domaine de la cyberdéfense.

Les annonces récentes du Président de la République sur l'augmentation de 60 % des crédits consacrés au renseignement. Le doublement du budget de la direction du renseignement militaire (DRM) et de la direction du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD) confirme le fait que le renseignement demeurera un domaine prioritaire de recrutement dans les années à venir.

Or, le ministère des armées est affronté, dans ces domaines, à la forte pression concurrentielle qui s'exerce sur le marché de l'emploi. Dans un contexte de réduction du chômage particulièrement significatif dans ces filières à haute valeur ajoutée, l'attractivité du ministère en tant qu'employeur devient un enjeu stratégique pour pourvoir aux besoins identifiés en matière de ressources humaines.

Pour répondre à ce défi du recrutement des compétences de pointe, nous identifions deux leviers qui doivent être intégrés à la prochaine LPM.

En premier lieu, il faut accélérer le développement de la formation militaire spécifique à la cyberdéfense. Le succès du BTS cyber, créé par l'armée de terre au lycée militaire de Saint-Cyr-l'École, pourrait servir de modèle à l'ensemble des forces armées.

En second lieu, nous serons attentifs à ce que la partie indemnitaire de la rémunération des militaires, qui comportera dès la fin de cette année la prime de compétences spécifiques militaires (PCSMIL) soit adaptée aux enjeux de recrutement du ministère et en particulier à la concurrence du secteur privé pour attirer les compétences de pointe, notamment en matière de rémunération.

Mme Marie-Arlette Carlotti, rapporteure. - Le deuxième défi structurel auquel font face les armées est celui de la fidélisation.

Alors que le recrutement annuel de plus de 40 000 personnels est nécessaire pour répondre à l'impératif de jeunesse des troupes, les forces armées doivent faire face à un phénomène général, qui n'est pas propre au secteur militaire, lié à l'évolution du marché du travail et, plus largement, aux réalités sociales. En effet, les responsables militaires auditionnés constatent tous une évolution dans le rapport des jeunes recrues à l'institution.

En effet, pendant longtemps, l'écrasante majorité des officiers et des sous-officiers voyaient comme une évidence de réaliser l'ensemble de leur parcours professionnel au sein de l'armée. Ce n'est plus le cas ! Un nombre croissant de militaires perçoivent désormais leur passage par les armées comme une étape parmi d'autres dans leur parcours professionnel. Ainsi, l'objectif d'une durée moyenne de service de huit ans pour les militaires du rang de l'armée de terre n'est pas atteint.

Cette évolution a des conséquentes déstabilisantes pour le ministère, qui doit perpétuellement renouveler la formation de ses recrues et dispose de moins en moins de personnels expérimentés pour ce faire.

C'est pourquoi la prochaine programmation militaire devra notamment tenir compte de deux leviers. Le premier est la politique de rémunération indiciaire. En effet, la nouvelle politique de rémunération des militaires (NPRM), dont nous avions parlé lors de l'examen de notre avis sur le dernier projet de loi de finances, ne concerne que le volet indemnitaire de la rémunération. La réforme donc n'a visé que la simplification des primes, et non l'évolution de la solde, pourtant fondamentale ! Il s'agit d'être mieux payé. Plusieurs des militaires auditionnés nous ont confirmé que le tassement des grilles indiciaires réduisait considérablement l'incitation financière à monter en grade dans certaines armées.

En second lieu, alors que les forces armées continuent à attirer grâce à leur réputation et à l'intérêt de leur métier, un des principaux obstacles à la fidélisation réside dans la charge que représente les sujétions liées à la condition militaire.

C'est pourquoi il est essentiel que la prochaine programmation militaire prévoie les moyens nécessaires à la poursuite de la mise en place du plan famille, une réelle avancée. Alors que les enquêtes récentes sur le travail témoignent de l'importance croissante accordée à l'équilibre entre vies personnelle et professionnelle, la capacité des armées à fidéliser leurs personnels passe par une amélioration des conditions de vie du militaire et de sa famille. Ainsi, il y a 32 % de chômeurs, essentiellement des chômeuses, parmi les conjoints de marins dans l'année qui suit une mutation géographique. Le ministre a affirmé qu'il fera évoluer ce plan famille : nous y veillerons.

M. Joël Guerriau, rapporteur. - Pour terminer, j'aimerais évoquer la question de la transformation de la réserve opérationnelle de premier niveau (RO1), c'est-à-dire de la réserve d'emploi composée de volontaires ayant signé un engagement à servir dans la réserve (ESR).

Les espoirs suscités par l'annonce du doublement du volume de la réserve opérationnelle par le Président de la République l'été dernier sont réels. Ils ont encore été renforcés par les déclarations du ministre Lecornu en fin d'année dernière, qui a évoqué un « droit à contribuer à la défense de son pays » pour l'ensemble des citoyens qui le souhaitent.

Cette transformation du modèle de la réserve opérationnelle devra être accompagnée d'une campagne massive de recrutement de réservistes volontaires, prolongée sur plusieurs années. Elle aura des conséquences directes, sur les plans opérationnel, logistique et financier, pour l'ensemble du ministère.

Nos interlocuteurs dans les forces armées ont insisté sur le fait que la croissance du nombre de réservistes annoncée par le pouvoir exécutif ne remet nullement en cause sa complémentarité avec les militaires d'active. Par conséquent, le projet de doublement des réserves, qui renforcera la résilience nationale en diffusant l'esprit de défense, devra être accompagné d'une enveloppe budgétaire en cohérence avec les objectifs affichés.

Alors que le coût annuel de la réserve est aujourd'hui estimé à environ 200 millions d'euros, la mise en oeuvre de la transformation envisagée devra s'appuyer sur une montée en puissance au moins équivalente des moyens engagés. À titre d'exemple, on estime que 1 000 postes de militaires d'active devront être créés pour gérer les 40 000 nouveaux réservistes recrutés pendant la période de programmation.

Les réformes envisagées ne trouveront leur pleine portée qu'à la condition d'être accompagnées par une trajectoire budgétaire croissante, qui doit impérativement être anticipée par la prochaine LPM. De ce point de vue, la question des réserves rejoint celle, plus générale, du format en ressources humaines des armées.

Alors que les annonces récentes semblent répondre aux attentes des forces armées, nous serons attentifs à ce que le projet de programmation du Gouvernement soit pleinement en cohérence avec nos ambitions stratégiques.

M. Christian Cambon, président. - La trajectoire des effectifs est éloquente. On peut même craindre que, sans les attentats, nous aurions poursuivi indéfiniment cette réduction des effectifs.

La fidélisation est également cruciale. Quant à la réserve, le principe d'un réserviste pour deux actifs est bel et bon, mais il faudra en voir l'application : avec quels crédits, et pour quelles missions ?

M. Cédric Perrin. - Au cours de notre récent déplacement à Brest, l'amiral commandant les forces sous-marines et la force océanique stratégique (Alfost) n'a cessé de nous le rappeler : « la question du matériel est, évidemment, fondamentale, mais celle des hommes est encore plus importante. Ne l'oubliez pas. » La perte observée, en quelques années, est affligeante.

M. Pascal Allizard. - Je souscris à la remarque de Cédric Perrin. Votre travail éclaire opportunément le sujet.

Vous avez mentionné la RGPP. Je suis passé par l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) en 2008. À l'époque, face à la Russie, nous étions dans la fin de l'Histoire. Au-delà de l'aspect budgétaire, interrogeons-nous sur notre manière collective de travailler et de réfléchir : la naïveté n'est pas permise sur ces sujets.

Nous avons évoqué la taxonomie avec le président d'Arquus ce matin : derrière elle se cachent des représentants d'intérêt, essentiellement à Bruxelles, qui nous nuisent directement, et qui sont financés par des puissances, supposément amies ou non - je rappelle que « Les États n'ont pas d'amis, ils n'ont que des intérêts » selon le général de Gaulle. Nous sommes, là aussi, victimes de notre naïveté. Le problème n'est pas que celui du budget : il s'agit de la conception de l'évolution du monde et de notre relation avec nos partenaires, qui peut se dégrader en raison d'intérêts divergents.

On ne se réarme pas en quelques mois, ni pour les matériels ni, a fortiori, pour l'humain. Il faudra faire passer des messages forts avec la LPM.

M. Alain Joyandet. - Je reviens sur les familles. Combien de militaires sont logés par le ministère ? Je pense aux gendarmes, pour les familles desquels les conditions de logement sont parfois un obstacle.

Sur la baisse, puis la remontée des effectifs, cela ne correspond-il pas à une profonde mutation de nos armées ? Ce « coup d'accordéon », après la suspension de la conscription, n'était-il pas nécessaire ? Les profils partis en 2008 et en 2010 sont bien différents de ceux dont on a besoin aujourd'hui, et il y avait des sureffectifs dans certains endroits. Il est parfois plus facile de trouver un jeune avec une nouvelle formation que de reformer un ancien. Certes, nous manquons sans doute d'effectifs, mais ceux dont nous aurons besoin ne sont pas les mêmes que ceux qu'on a laissés partir à l'époque sans les remplacer.

Mme Gisèle Jourda. - Avec Jean-Marie Bockel, nous avions commis un rapport mettant en avant le maillage territorial et le suivi des réservistes. Joël Guerriau a indiqué que le recrutement prévu risquait de dépasser les capacités d'encadrement, et nos recommandations sur l'intéressement des réservistes par la rémunération avaient été suivies d'effet. Ce qui ne l'a pas été, c'est le maillage territorial : on a bien souvent du mal à suivre les réservistes opérationnels de niveau 2 (RO2), anciens militaires, à la sortie de leur unité. Ce sujet mérite notre vigilance.

Par ailleurs, un autre phénomène passe souvent inaperçu. Il y a deux régiments dans l'Aude : le quatrième régiment étranger (4e RE) et le troisième régiment de parachutistes d'infanterie de marine (3e RPIMa). Leurs chefs sont aussi les délégués militaires du département. Or, dans un régiment opérationnel, on ne peut à la fois être déployé en OPEX et être à la tête de la délégation militaire du département.

Pour les familles, la fidélisation est cruciale pour les femmes, mais il ne s'agit pas que des épouses de militaires : je pense aussi aux femmes militaires et à la féminisation des effectifs. Le plan famille est une manière d'aider toutes les familles de militaires, quelle que soit leur configuration.

Enfin, vous n'avez pas évoqué les cadets de la défense, parfois affaiblis pour des raisons budgétaires. Ils sont pourtant un levier considérable pour amener les jeunes vers nos armées, dans le cadre du lien armée-Nation.

M. Christian Cambon, président. - Je rappelle que le rapport est enrichi par ces diverses observations intéressantes.

M. Pierre Laurent. - Au-delà de la question de la réserve, très importante, le lien armée-Nation concerne aussi le service national universel (SNU). On lit beaucoup de choses sur une éventuelle dimension défense du SNU, qui s'adresserait aux lycéens et durerait quinze jours, pris sur le temps scolaire. Avez-vous davantage d'informations ? Les militaires en parlent-ils ?

Je comprends que cette question est débattue par plusieurs commissions ; mais s'il y a un lien avec la défense, comment sommes-nous informés sur ce sujet ?

M. Rachid Temal. - Le plan famille est essentiel, tout comme le sujet du SNU, qui concerne le lien entre l'armée, la nation et la jeunesse. À un moment, nous risquons de payer le fait que le ministre a refusé des discussions stratégiques, qui auraient pu prendre la forme d'un livre blanc. C'est surprenant : nous allons engager des réflexions, en silo, sans vision globale ni cohérence. Or c'est bien la question, comme M. Allizard l'évoquait en mentionnant la fin de l'Histoire.

Une telle stratégie est indispensable : depuis la dernière loi de programmation, des événements essentiels ont eu lieu, avec un membre permanent du conseil de sécurité de l'ONU, disposant de la bombe nucléaire, qui a déclenché une guerre en Europe - personne ne pouvait l'imaginer -, ou encore avec les évolutions en Afrique ou dans l'Indopacifique.

Le ministre nous dit qu'il ne veut pas de Livre blanc, parce que cela ne servait à rien auparavant. Mais ce n'est pas un argument de fond. Il indique qu'il ne peut rien annoncer, car cela dépend du Président de la République. Une campagne est savamment instaurée dans les médias, mais à la fin il y a des problèmes de financement... Et le projet de loi arrivera le 4 avril ! On ne peut pas à la fois dire qu'il faut restaurer l'armée, lui donner des moyens, se préparer à l'avenir, et agir ainsi.

Par ailleurs, je ne sais pas ce qu'est une guerre de haute intensité, parce que je ne sais pas ce qu'est une guerre de basse intensité. En inventant des concepts qui ne veulent plus rien dire, on risque de perdre nos concitoyens. Une guerre, c'est une guerre : il y a des morts ; la déclencher ou non, mettre en danger ou non les militaires sur le théâtre des opérations, cela relève de la responsabilité du chef de l'État. Ce concept de haute intensité ne veut rien dire : on ne joue pas à un jeu vidéo ! Cette loi de programmation militaire dépend du fait que, plus que jamais, l'engagement de la France dans un conflit militaire est désormais possible. Comment faire pour que l'armée et le pays puissent tenir ? Voilà la vraie question ! Si le ministre pouvait répondre à ces questions lors de son audition, ce serait bien...

Mme Vivette Lopez. - Les difficultés en matière d'attractivité n'ont-elles pas été renforcées par la fin du service militaire, qui pouvait peut-être déclencher des vocations ? Je rejoins les propos de M. Joyandet concernant le plan famille et les logements, parfois vétustes. Et je partage également la position de M. Temal : les mots sont parfois incompréhensibles.

M. Joël Guerriau, rapporteur. - Nous vous remercions pour ces apports.

Tout d'abord, Alain Joyandet parlait des baisses d'effectifs par accordéon. La fin de la guerre froide a conduit à la transformation de nos modèles militaires : nous avons construit une armée dont le modèle était celui de l'intervention extérieure. Nous pensions ne pas être menacés par un conflit armé, la guerre ne se faisait pas en Europe, ce qui justifiait une baisse d'effectifs. Cela rejoint les propos de Vivette Lopez : sans service militaire, avec une armée de métier, il y a moins besoin d'encadrants. Or le projet de réserve opérationnelle et l'ambition de 40 000 réservistes, qui devront recevoir une formation permanente, demandent davantage d'encadrants.

L'arrêt du service militaire a permis de baisser le nombre d'encadrants, l'armée a été moins sollicitée du fait de la fin de la guerre froide, et les opérations extérieures ont demandé de moindres effectifs. Ces questions sont désormais totalement remises à plat par la guerre en Ukraine : la notion de défense est bien plus forte et prégnante.

Qu'entend-on par la notion de guerre de haute intensité ? Il s'agit d'une guerre avec des moyens d'une haute densité technologique, avec des savoir-faire et des profils tout à fait différents de ceux qu'on a connus dans le passé. D'où nos besoins de formation dans de nombreux domaines, comme le renseignement ou le pilotage de drones - de nombreux sous-officiers passent des brevets supérieurs de pilotage de drones, car il faut se préparer à cette nouvelle forme de guerre -, parfois en concurrence avec le civil, comme la cyberdéfense. Nous tombons alors dans la problématique de la comparaison des rémunérations : dans l'armée, elle est liée au grade, ce qui pose problème, car un jeune n'ayant pas atteint le grade suffisant ne peut pas bénéficier d'une rémunération comparable à celle qu'il toucherait dans le privé.

Je rebondis sur les propos de M. Allizard, rappelant les mots du général de Gaulle, selon qui les pays n'ont pas d'amis, mais que des intérêts. Nous en avons une illustration avec l'affaire des sous-marins australiens, qui montre combien nous devons être en mesure de nous défendre par nous-mêmes, sans forcément nos meilleurs alliés...

Le projet du SNU, conduit par le secrétariat d'État en charge de la jeunesse, portait sur 800 000 jeunes d'une classe d'âge. La secrétaire d'État souhaitait que ce sujet soit mis à l'ordre du jour, mais les choses ne semblent pas évoluer en ce sens... L'idée ne concerne pas tant l'armée que la citoyenneté. À l'issue du SNU, les jeunes peuvent choisir de s'orienter vers un engagement public, mais pas nécessairement vers l'armée. Ils peuvent notamment rejoindre la réserve.

Mme Marie-Arlette Carlotti, rapporteure. - Nous avions publié un rapport sur les logements des militaires, dans une situation presque aussi catastrophique que ceux de la gendarmerie. À ce stade, il y a 42 000 logements et 44 000 hébergements pour le ministère des armées. Depuis quelques années, l'armée fait l'effort de ne plus vendre son patrimoine et de l'utiliser. Nous suivrons cette question, qui est en rapport avec le plan famille.

Les militaires ne nous ont pas parlé du SNU, qui est un sujet très important, d'autant que le temps pourrait être pris sur le temps scolaire. Nous avons des réserves, mais nous les émettrons lorsque le projet nous sera présenté.

Effectivement, la situation géopolitique a changé. Avec ce rapport, nous avons voulu lancer une alerte. Le graphique illustrant l'évolution des effectifs traduit des choix : dans l'armée de terre, la suppression de la conscription a provoqué la dissolution de 51 régiments, la fermeture de 218 établissements. Après la RGPP, il y a eu un départ massif des cadres expérimentés. Bien sûr, les métiers ont changé, le cyber ou les drones n'existaient pas à l'époque. Mais quand même, nous avons démuni les armées à ce moment, peut-être avec de bonnes raisons, et nous en subissons les conséquences.

Dans la marine, dans les années 1990 et 2000, on a désarmé une vingtaine de navires. Voilà la conséquence de la réduction des effectifs.

Quant à l'armée de l'air, c'est la même chose : 13 bases aériennes fermées en métropole et 4 en outre-mer, sur les 42 qui existaient. C'est énorme ! Le nombre d'états-majors et de directions est passé de 14 à 6. Les répercussions sur la structure profonde de nos armées ont été terribles. Dans l'armée de l'air, 30 % des postes assurant la sécurité et la protection des bases aériennes ont été supprimés, ainsi que 4 000 postes de mécaniciens aéronautiques, et que 600 postes de recruteurs et de formateurs.

Les guerres de haute intensité sont des guerres aux moyens technologiques puissants, mais ce sont aussi, malheureusement, des guerres très consommatrices d'hommes - excusez l'expression. Nous avons voulu sonner l'alerte : la géopolitique a changé, et il faut un autre état d'esprit. Il va falloir être très cohérents sur les effectifs pour proposer une autre forme d'armée : ces hommes et ces femmes sont très importants.

M. Jean-Marc Todeschini. - Il me semble qu'il ne faut pas faire de confusion entre la fin de la conscription - le président Chirac a eu raison, à l'époque, tout comme le gouvernement Jospin - et les conséquences de la RGPP pour la défense. Avez-vous rencontré des militaires regrettant la fin de la conscription ?

Mme Marie-Arlette Carlotti, rapporteure. - Nous ne faisons pas cette confusion. Il y a eu deux états d'esprit différents. Le président Chirac avait raison : le service militaire n'était plus adapté, et les jeunes n'en voulaient plus. La RGPP concernait non seulement la défense, mais tous les services publics. Au bout du bout, nous en sommes à ces résultats. Les militaires ne nous ont jamais dit regretter la fin de la conscription, mais ont signalé qu'ils continuaient à en subir les effets et à en assumer les conséquences, au niveau de la structure des armées et de la qualification des cadres. On a pris tardivement conscience qu'il fallait réagir en 2015, à cause des attentats...

M. Jean-Marc Todeschini. - M. Allizard l'a indiqué, la faute stratégique était de dire qu'il n'y avait plus d'ennemi à l'Est.

M. Christian Cambon, président. - Ceux qui ont fait leur service sont de cet avis : cela coûtait très cher avec une utilité limitée. C'est pour cela que le lien armée-Nation doit être repensé.

Nous remercions nos deux rapporteurs pour ce rapport qui témoigne du travail approfondi du Sénat pour la préparation de la LPM.

La commission adopte le rapport d'information ainsi modifié et en autorise la publication.

M. Christian Cambon, président. - Je propose d'auditionner le ministre à deux reprises, une première fois au sortir du conseil des ministres pour qu'il nous présente le texte, et une seconde fois après l'examen du texte à l'Assemblée nationale, pour nous présenter le texte que nous étudierons.

La réunion est close à 11 h 30.

Questions diverses

M. Pierre Laurent. - Ma première remarque concerne le comité d'information sur l'Ukraine, créé par la Première ministre, auquel participent les présidents des groupes parlementaires. Une réunion a été convoquée ce soir à dix-huit heures. Je trouve ce calendrier bizarre : la dernière fois que ce groupe s'est réuni, c'était au mois d'août. Il me semble qu'on parle d'autre chose dans le pays...

Ma seconde remarque, c'est que nous avons produit un travail important sur la situation en Israël et en Palestine, en adoptant un rapport en décembre. Depuis, la situation évolue très vite et très mal. La situation est inquiétante. Il y a de plus des évolutions régionales : nous avions évoqué la possibilité pour l'Arabie saoudite de rejoindre les accords d'Abraham, soi-disant pour faire face à l'Iran, mais l'Arabie saoudite vient de passer un accord avec l'Iran. Dimanche dernier a eu lieu une visite du ministre Smotrich à Paris, non désirée par les autorités françaises, si j'ai bien compris, lors de laquelle ce dernier a réitéré des déclarations racistes de haine antipalestinienne. Dans les médias français, il a appelé des citoyens français à adhérer à des thèses très problématiques. Même si Gilbert Roger mène des auditions dans le cadre du groupe d'amitié France-Palestine, nous n'avions pas prévu dans notre programme de travail de revenir sur cette question. Je n'ai pas de proposition précise à vous faire, mais il me semble que d'ici à l'été nous devrions échanger sur cette situation qui se dégrade très vite, avec des conséquences potentiellement dramatiques.

M. Gilbert Roger. - Fait assez exceptionnel pour être souligné, un communiqué très critique du ministère des affaires étrangères a été publié hier concernant la visite du ministre Smotrich.

M. Christian Cambon, président. - Concernant notre première remarque, je suis moi-même, en tant que président de la commission, convié à la réunion de la Première ministre. Je partage vos interrogations sur le calendrier et le contexte.

Sur le second point, je vous propose de publier un communiqué de presse de la commission, car ces propos sont parfaitement inacceptables. Nous remarquerons dans ce communiqué notre désapprobation des propos de M. Smotrich, qui n'agissent pas dans le sens de la paix. Le Parlement doit s'exprimer sur ces sujets.

M. Jean-Marc Todeschini. - Le gouvernement en Israël s'est formé sur ce projet...

M. Christian Cambon, président. - Bien sûr, c'est la suite de cette coalition inquiétante qui s'est formée à la suite de l'élection de M. Netanyahou. Nous vous proposerons ainsi un projet de communiqué.

Par ailleurs, sous les réserves d'usages, voici quelques éléments de calendrier concernant les dates de la LPM. Normalement, son examen aura lieu le mercredi 7 juin devant notre commission. L'examen en séance aurait lieu la semaine du mardi 20 juin.

M. Rachid Temal. - Et le conseil des ministres ?

M. Christian Cambon, président. - Normalement, il aura lieu le 4 avril, et la commission mixte paritaire se réunirait début juillet. Habituellement, les LPM sont promulguées avant le 14 juillet.

La réunion est close à 11 h 30.