Mercredi 5 avril 2023

- Présidence de Mme Catherine Deroche, présidente -

La réunion est ouverte à 9 h 35.

Rapport d'analyse prospective annuel de la Haute autorité de santé et sur les obligations vaccinales - Audition de Mme Dominique Le Guludec, présidente de la Haute autorité de santé

Mme Catherine Deroche, présidente. - Mes chers collègues, nous commençons nos travaux de ce matin par l'audition de Mme Dominique Le Guludec, présidente du collège de la Haute Autorité de Santé (HAS), sur le rapport d'analyse prospective annuel de la HAS et sur les obligations vaccinales. Ce sujet a fait l'objet d'une actualité récente.

La présidente est accompagnée de Mme Patricia Minaya-Flores, chef du service d'évaluation en santé publique et des vaccins, et de Mme Michèle Morin-Surroca, responsable de la mission en charge du rapport d'analyse prospective.

J'indique que cette audition fait l'objet d'une captation vidéo retransmise en direct sur le site du Sénat, qui sera ensuite disponible en vidéo à la demande.

Madame la Présidente, nous vous entendons pour la dernière fois en cette qualité, puisque nous procéderons, dès la semaine prochaine, à l'audition de votre possible successeur, M. Lionel Collet, en application du cinquième alinéa de l'article 13 de la Constitution. Je souhaite témoigner de la qualité des relations que nous avons entretenues avec vous durant les années de votre mandat à la tête de la HAS. Je vous remercie pour tous ces échanges.

Je vous propose de commencer cette audition commune en nous présentant le rapport d'analyse prospective annuel de la HAS et en évoquant les travaux de la HAS sur la question de l'obligation vaccinale. Nous poursuivrons, comme de coutume, par les questions des commissaires.

Mme Dominique Le Guludec, présidente de la Haute autorité de santé. - Merci beaucoup, Madame la Présidente, de m'accueillir aujourd'hui pour ma dernière audition auprès de vous après quelques années de mandat qui ont été particulières, puisque marquées par une crise sanitaire. Je laisserai bientôt la place à mon successeur. Je tenterai aujourd'hui de répondre à vos questions sur l'institution, avant de quitter mes fonctions.

Je vous remercie de m'accueillir pour traiter deux sujets d'importance. Le premier d'entre eux concerne le rapport d'analyse prospective, dont vous avez confié la réalisation à la HAS. Je viens vous en présenter chaque année les résultats. Nos travaux ont certes été ralentis au cours des dernières années par la covid-19. Cette année, le thème est précisément l'expertise publique en santé en situation de crise. Auparavant, je souhaite vous présenter notre dernier avis récent sur les obligations vaccinales qui concernent les professionnels de santé.

Je sais que cet avis était particulièrement attendu dans les médias et plus largement dans la société, en particulier concernant l'obligation de vaccination des professionnels de santé contre la covid-19. Comme vous le savez, la HAS a toutefois été saisie en novembre 2022, dans le cadre de sa mission d'élaboration des recommandations vaccinales, par la direction générale de la santé afin d'actualiser l'ensemble des obligations et recommandations vaccinales des professionnels des secteurs sanitaire, médico-social et de la petite enfance.

La HAS a également été saisie par la commission des affaires sociales de l'Assemblée nationale afin d'évaluer l'évolution de la situation épidémiologique ainsi que des connaissances médicales et scientifiques au regard de l'obligation vaccinale dont font l'objet les sapeurs-pompiers professionnels bénévoles. Nous avons répondu simultanément.

Au regard de l'ampleur de ces travaux, nous avons proposé d'élaborer cet avis en deux temps. Le premier temps a concerné l'analyse des vaccins aujourd'hui obligatoires. Ils font l'objet d'une obligation vaccinale pour ces professionnels. Il s'agit des vaccins contre la covid-19, la diphtérie, le tétanos, la poliomyélite et l'hépatite B. Dans un second volet, l'été prochain, nous examinerons les vaccins actuellement recommandés, par exemple contre l'hépatite A, la coqueluche, etc.

Ces recommandations, permettez-moi d'insister sur ce point, sont rendues sur la base d'éléments strictement médicaux et scientifiques. Je rappelle que le Conseil consultatif national d'éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE) a parallèlement été saisi par le ministre pour se prononcer sur les questions éthiques, sur l'acceptabilité sociale et sur les conséquences de l'obligation vaccinale ou de sa levée. Nous n'avons pas étudié ces considérations. Nous nous sommes limités au champ médical et scientifique. Nous avons évidemment pris en compte les données épidémiologiques, la couverture vaccinale, la disponibilité des vaccins et les dernières données d'efficacité et de sécurité. En février dernier, nous avions publié la note de cadrage. Nous avions ainsi rendu publics les éléments sur lesquels nous allions nous prononcer.

En raison de l'importance et du caractère sensible du sujet, il nous a semblé indispensable de ne pas déroger à nos méthodes habituelles, à savoir la consultation des principaux acteurs concernés. Le sujet le méritait amplement. Entre le 20 février et le 3 mars, nous avons donc organisé une large consultation publique qui a permis de recueillir les contributions des parties prenantes. Plus de 251 parties prenantes ont répondu à la consultation publique. Les parties prenantes qui ont accepté de rendre publiques leurs réponses seront citées dans le rapport.

Les éléments qui nous ont conduits à prendre notre décision ont trait à la baisse de la pression épidémique, à la moindre virulence des variants omicron et, bien entendu, à l'immunité acquise par la population française, en particulier les soignants, grâce à la maladie et à une importante couverture vaccinale aujourd'hui, y compris chez les professionnels. Ce dernier point est un paramètre important de la prise de décision.

Nous avons donc pris la décision de préconiser, non plus une obligation, mais une recommandation forte de la vaccination des professionnels (dont les sapeurs-pompiers professionnels et bénévoles et les étudiants) contre la covid-19. Pour votre information, nous préconisons également une recommandation forte de la vaccination contre la diphtérie, le tétanos et la poliomyélite pour les étudiants et les professionnels, sauf à Mayotte où elle devrait rester obligatoire, la couverture vaccinale étant insuffisante et le nombre de cas de diphtéries, en particulier, plus élevé. Nous préconisons enfin le maintien de l'obligation vaccinale contre l'hépatite B et son extension aux professionnels libéraux qui exercent dans des postes à risque, c'est-à-dire exposés aux accidents d'exposition du sang.

Je ne manquerai pas de répondre à vos questions sur ce sujet au terme de mon propos introductif.

Néanmoins, cette audition avait à l'origine pour but de venir présenter le dernier rapport d'analyse prospectif de la HAS. Dans le cadre de sa mission de production d'analyse prospective, la HAS a retenu, pour sa 4ème édition, le thème de l'expertise publique en santé en situation de crise.

La pandémie de covid-19 a conduit les décideurs à solliciter très largement l'expertise sanitaire pour éclairer ses décisions urgentes et souvent inédites dans un contexte d'incertitudes important et des connaissances qui, de nulles initialement, sont arrivées progressivement, mais massivement. L'investissement, l'adaptabilité et la réactivité de l'ensemble des institutions pour répondre à ce défi ont été déterminants pendant les trois années qui ont vu se succéder des vagues épidémiques requestionnant systématiquement les connaissances nouvellement acquises et imposant une actualisation des avis en conséquence.

Il nous a semblé indispensable de tirer les enseignements de cette mobilisation et de capitaliser sur les acquis, afin de permettre de mieux se préparer collectivement à faire face aux prochaines crises, qui malheureusement ne manqueront pas de survenir.

Nous avons souhaité contribuer à cette réflexion avec notre rapport d'analyse prospective. À ce titre, outre des recommandations générales, nous avons pris des engagements pour nous-mêmes.

Je tiens à préciser en premier lieu que le rapport n'a pas pour objet la gestion de la crise, mais bien l'expertise et sa mobilisation en situation de crise.

Pour élaborer ce rapport, la HAS s'est fondée sur les données disponibles publiées et sur l'audition de plus de 80 acteurs particulièrement mobilisés pendant la pandémie. Un point important à souligner est l'accueil extrêmement positif de la démarche par nos interlocuteurs et la spontanéité de leurs propos qui constituent toute la richesse de ces entretiens. Chacun s'est montré soucieux de réaliser un retour d'expérience sur une période particulièrement difficile.

Le rapport aborde de nombreux axes : la coordination de l'expertise, l'enjeu des données de santé, la recherche, le besoin d'une expertise transdisciplinaire et intégrant les savoirs expérientiels, des organisations d'expertise réactives et agiles, l'importance d'une communication adaptée pour renforcer la confiance. Je ne peux les évoquer tous mais je répondrai bien évidemment à toutes vos questions.

Je souhaite m'arrêter sur quelques points en particulier. Je souhaite en premier lieu souligner l'importance du respect des principes fondamentaux de l'expertise. Le rapport rappelle que, même en situation de crise, peut-être même davantage encore en situation d'urgence, il est impératif de respecter les principes fondamentaux d'une expertise scientifique, à savoir l'indépendance de l'expertise, la transparence et la pluridisciplinarité du processus. Ces principes sont indispensables à la production d'une expertise de qualité, ainsi qu'à sa crédibilité, sa légitimité et, in fine, au débat démocratique et au maintien de la confiance du public.

L'indépendance doit être considérée au sens large, c'est-à-dire y compris vis-à-vis du politique. À cet égard, la publication des avis et des recommandations constitue un élément fondamental de transparence. La HAS publie ses productions immédiatement après leur validation.

Le deuxième point important que nous soulignons concerne le besoin de coordination de l'expertise en situation de crise. La multiplication d'instances et d'acteurs mobilisés a engendré une complexification de l'écosystème qui a été probablement source de confusion et de doute quant à la crédibilité des instances d'expertise existantes. La mise en place d'une coordination centralisée en situation de crise doit viser à mobiliser les instances d'expertise de façon cohérente et complémentaire, à éviter les redondances constatées et à gagner en lisibilité auprès du public et des professionnels de santé.

La proposition de la HAS n'est pas de créer une nouvelle méta-structure qui complexifierait encore davantage l'écosystème, mais de s'appuyer sur les organismes existants.

Cette organisation doit être pensée hors situation de crise pour être efficace. Une coordination hors crise est une condition préalable pour construire ou renforcer les partenariats entre acteurs dont nous avons pu constater l'intérêt en situation d'urgence. Connaître et bien appréhender les missions de chacun, avoir l'habitude de travailler et réfléchir ensemble sont des atouts indispensables qui permettent l'adaptabilité du système en situation de crise.

La capacité d'adaptation et d'organisation des structures pour répondre dans l'urgence représente un troisième élément essentiel. Pour poursuivre sur l'écosystème d'expertise français, la crise a montré que l'écosystème a su s'adapter et développer la réactivité nécessaire à la situation. Les organismes ont pu réussir grâce à la mobilisation de leurs compétences à travers l'investissement majeur de leurs équipes et de leurs réseaux d'experts. Ces structures ont su capitaliser sur la maturité de leurs organisations, en simplifiant et contractant les étapes de leur processus de travail, mais en maintenant leurs fondamentaux. Il ne s'agit toutefois pas d'un fonctionnement normal. Il n'est pas possible de s'attendre par conséquent à ce qu'il soit pérennisé.

Le rapport propose de capitaliser sur ces acquis en formalisant des organisations spécifiques à la crise et en poursuivant le développement de méthodes de production rapide. La HAS a pris des engagements dans ce sens. Nous insistons également sur l'intérêt d'une approche collaborative entre institutions et sur le partage des connaissances et synthèses de données.

Un quatrième point fondamental porte sur la nécessité d'une expertise interdisciplinaire fondée sur des données en temps réel et intégrant les savoirs expérientiels. La crise a montré l'enjeu de l'accès à des données en temps réel et aux connaissances produites notamment sur le territoire national. Ces données sont cruciales notamment pour la production d'une expertise actualisée et d'avis pertinents.

Nous avons dû nous appuyer essentiellement sur des données étrangères dans les premières phases de la crise (américaines, israéliennes et anglaises). Il n'existait pas en France, au préalable, de systèmes d'information intégrés permettant de disposer de ces données.

Il est donc nécessaire d'établir une cartographie des besoins prévisibles pour définir des systèmes d'information adaptables et activables en urgence et interconnectés. Le développement de systèmes d'information spécifiques aux établissements et services sociaux et médico-sociaux est indispensable.

La recherche doit être soutenue et coordonnée afin de répondre aux problématiques soulevées. Une recherche appliquée en lien avec les besoins de l'expertise doit se développer. Le lien entre recherche et expertise doit être renforcé.

Il est important également de construire et de favoriser les remontées de terrain, de façon à disposer des données de l'expérience de terrain qui se construisent progressivement.

J'ai souligné, dans mon propos, le respect des principes fondamentaux de l'expertise. La multidisciplinarité, en particulier l'intégration de l'expertise des sciences humaines et sociales, mais également la prise en compte des savoirs issus des acteurs de terrain et des usagers, sont également indispensables pour éclairer la décision publique et appréhender les problématiques dans leur ensemble.

Chaque crise a des particularités. Un retour d'expérience nous paraît néanmoins indispensable pour une meilleure anticipation et une meilleure préparation des crises futures.

Je vous remercie. Je suis prête à répondre, autant que je le peux, à vos questions.

Mme Catherine Deroche, présidente. - Merci beaucoup. Je donne la parole à Corinne Imbert.

Mme Corinne Imbert. - Merci, Madame la Présidente. Je souhaite saluer le travail réalisé par Dominique Le Guludec et les excellentes relations que nous avons entretenues.

Je reviens sur les différents points que vous avez évoqués. Vous faites état d'une nécessité de coordination voire d'une mutualisation des expertises entre organismes. Comment concevez-vous cette collaboration entre acteurs dont les statuts sont parfois hétérogènes, tout en permettant à chacun de conserver son indépendance ? Je fais notamment référence à Santé publique France. Quel acteur identifiez-vous pour assurer la mission d'une nécessaire coordination pérenne en dehors de toute crise ? Considérez-vous que ce rôle a été assumé par le Conseil scientifique pendant la crise sanitaire, tandis qu'il serait assumé aujourd'hui par le comité de veille et d'anticipation des réponses sanitaires (COVARS), créé l'an passé ?

Notre commission mène actuellement une mission d'information sur les données de santé. Vous faites le constat d'une insuffisante ouverture des données à des fins d'expertise durant la crise. Comment voyez-vous à présent la situation ? Quels auraient pu être, selon vous, les éléments qui auraient pu être plus rapidement mis à disposition pour contribuer à vos missions d'expertise ?

Vous avez évoqué les liens importants entre recherche et expertise en temps de crise sanitaire. Comment garantir la lisibilité des travaux menés, ainsi que la crédibilité et la qualité des études réalisées ? Je fais référence à la course aux solutions miracles pendant la crise sanitaire et aux différentes déclarations venant du sud de la France.

Enfin, vous avez constaté des enjeux de confiance entre les organismes d'expertise dans un contexte institutionnel complexe créant de la confusion. Il s'agit parfois d'un terreau propice à la désinformation. Comment garantir la qualité, la crédibilité, l'indépendance et la réputation des expertises ? Comment assurer une transparence de nature à rassurer sur la probité des experts ? Comment dissocier les travaux des autorités d'expertise sanitaire du discrédit qui frappe les responsables politiques ?

Mme Dominique Le Guludec. - La première question porte sur la coordination et la mutualisation. Fort heureusement, la coordination a eu lieu entre institutions. Nous sommes partenaires par exemple de l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM). Un membre de Santé publique France fait en outre partie de la commission de vaccination. Nous travaillons ensemble. Néanmoins, la coordination n'est pas structurée. Il s'agit d'un travail spontané. En temps de crise, nous avons besoin d'éléments activables et pouvant être renforcés immédiatement. Il serait important de prendre le temps par conséquent d'un retour d'expérience pour définir la manière d'établir cette coordination. Il s'agit de créer une « couche supplémentaire ». Il s'agit d'organiser un partage, qui ne serait d'ailleurs pas seulement propice en situation de crise. Les enjeux de santé publique sont en effet aujourd'hui trop nombreux. Nous ne parvenons pas à aboutir. Les plans de santé publique comprennent un nombre d'axes extrêmement élevé. Il serait nécessaire de les prioriser et de définir les acteurs impliqués, les financements et les résultats attendus. Cette construction, en l'occurrence, ne peut être réalisée qu'entre les différentes institutions responsables. Vous, qui représentez les Français, pouvez vous saisir du sujet.

La HAS est une autorité publique indépendante. Dans la pratique, elle garantit une forte indépendance. Certes, nous travaillons avec le ministère dans le même objectif, mais nos avis sont rendus en toute indépendance. Ils sont construits selon des méthodes internationales et reconnues, incluant un certain nombre d'étapes, parmi lesquelles figurent une analyse de la littérature, des groupes de travail, des relectures par des parties prenantes, etc. Ces étapes sont relativement longues. En en gardant les fondamentaux, nous avons cependant pu les compresser. Nous avons rendu des avis en huit jours en nous mobilisant. Les salariés des institutions ont ainsi travaillé sans cesse pendant plusieurs mois. Les experts et les associations de patients se sont également mobilisés - parfois dans des délais très courts. L'indépendance et la qualité sont des principes auxquels nous ne dérogeons pas. Pour autant, quand des experts scientifiques rendent un avis scientifique en toute indépendance, nous comprenons que le politique puisse effectuer d'autres choix. La science n'est en effet pas le seul facteur à prendre en compte. Il existe également des enjeux financiers, sociétaux, etc. En revanche, l'avis scientifique se construit de façon distincte de ces contingences. J'y vois le signe d'une maturité démocratique précieuse en France, qui n'existe pas dans tous les pays.

De nombreux conseils ont été créés pendant la crise. Parfois, leurs missions ont été redondantes avec celles des institutions existantes. Nous pouvons comprendre que, dans l'urgence, le pouvoir politique ait eu besoin de conseils auprès de lui. Néanmoins, je pense qu'une analyse des compétences de chaque institution en-dehors de toute crise montrerait sur quelle institution pouvoir s'appuyer le cas échéant, jusqu'à peut-être rendre inutile le conseil scientifique. J'ai beaucoup échangé avec le professeur Delfraissy, ainsi qu'avec le conseil de stratégie vaccinale du Pr Fischer. La loi nous confie la stratégie vaccinale. La situation était compliquée. Nous ne souhaitions pas exprimer des avis divergents, qui auraient affolé les Français. Or ces divergences ont existé, car l'analyse scientifique n'est pas univoque et car nos méthodes nécessitent un travail plus rigoureux. Aujourd'hui, les personnes du comité COVARS assument des missions qui sont strictement superposées aux missions de nombreuses institutions en temps de crise (Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail - ANSES, Santé publique France, HAS). Nous avons des échanges réguliers pour tenter de limiter les difficultés induites. Je crains néanmoins qu'elles ne puissent être évitées. Nous devons par conséquent mener une réflexion « à froid ». Je crois que, concernant la stratégie vaccinale, la HAS n'a pas failli. La France a obtenu des résultats en termes de mortalité. La priorisation sur les personnes fragiles a été payante. D'autres pays qui ne l'ont pas mise en oeuvre ont enregistré, en particulier les deux premières années, un taux de décès nettement supérieur, avec des systèmes de santé pourtant fonctionnels.

Vous parlez des données. Il existe deux difficultés, relatives respectivement au recueil et à la mise en cohérence des données. Nous avions besoin des données des établissements de santé. Elles étaient faciles à obtenir. Il était plus difficile d'obtenir les données relatives aux décès dans les EHPAD. Nous avions besoin de connecter ces données (hospitalisation, réanimation, décès) aux facteurs de risque, aux comorbidités, avec des données de l'assurance-maladie. Nous avions besoin de savoir par exemple si ces personnes avaient été vaccinées pour adapter notre stratégie vaccinale. L'interconnexion était essentielle. Le partage de l'analyse de ces données était également extrêmement important.

Nous entretenons une culture de collaboration avec le HCSP et l'ANSM. Je crois qu'elle doit être renforcée. Surtout, les systèmes d'information sont à construire pour nous permettre d'obtenir les éléments nécessaires quand nous en avons besoin.

La crédibilité des études, quant à elle, est notre objectif. La crédibilité passe par l'indépendance, vis-à-vis des liens d'intérêt financiers, avec les laboratoires, vis-à-vis des lobbies et vis-à-vis du politique. La transparence est essentielle. La crédibilité pour nos concitoyens passe par l'indépendance, par la transparence et par les méthodes employées. Cette expertise nécessaire se construit sur plusieurs années. La HAS aura 20 ans l'année prochaine. Elle a construit son savoir-faire.

La désinformation, de son côté, est un problème collectif et sociétal. Elle profite des réseaux sociaux et de la façon dont l'information parvient aux citoyens. Nos concitoyens ne connaissent ni la source, ni la façon dont certaines informations sont construites. Notre travail est donc également un travail de pédagogie pour expliquer la méthode de construction de nos avis. Durant la crise, je n'étais que peu présente sur les plateaux de télévision. En revanche, nos équipes ont passé beaucoup de temps à apporter des explications aux journalistes. Ce travail était essentiel pour que les Français comprennent. Ce point nécessite également d'être renforcé.

Mme Chantal Deseyne. - Je vous remercie pour la présentation de votre rapport. Je souhaite revenir sur les obligations vaccinales. Ne craignez-vous pas que la levée de l'obligation vaccinale contre la covid-19 ne brouille le message et que votre avis soit retenu comme une inutilité de la politique vaccinale ? Dans le même ordre d'idée, lier l'obligation vaccinale à son acceptabilité sociale n'est-il pas de nature à affaiblir le caractère objectif de sa nécessité médicale ? Ne craignez-vous pas que la fin de l'obligation vaccinale n'adresse un message malheureux sur l'adhésion de la population aux campagnes de vaccination, tandis que nous savons qu'une part non négligeable de la population est réticente ou hostile à la vaccination ?

S'agissant de votre recommandation de vaccination contre l'hépatite B, pouvez-vous nous préciser la population de professionnels concernés ? Concernant la recommandation de vaccination contre la diphtérie, le tétanos et la poliomyélite, pouvez-vous préciser les raisons qui ont guidé votre choix ?

Mme Catherine Deroche, présidente. - Je souhaite compléter par une question. Une recommandation est-elle en cours sur l'usage de vaccins contre plusieurs méningocoques ?

Mme Dominique Le Guludec. - Il s'agissait d'une vraie préoccupation de ne pas brouiller le message vaccinal. Depuis le début de la crise, nous nous adaptons à l'épidémie, à la pression épidémique, aux variants, à leur gravité, etc. Nous n'agissons pas autrement aujourd'hui. C'est pourquoi nous avons pris le temps d'organiser une consultation publique. J'ai été chahutée parce que les pays voisins de la France ont levé plus rapidement l'obligation vaccinale. En Angleterre, cependant, tandis qu'il n'a jamais existé d'obligation vaccinale des soignants, le taux de vaccination des soignants a été de 94 %. Nous affrontons, en France, une situation particulière. La société française, en général, exprime de nombreux doutes vis-à-vis de la vaccination. C'est pourquoi nous avons recommandé l'obligation vaccinale, que nous n'avions pas recommandée initialement. Initialement, nous avions souligné la nécessité de convaincre. Le taux de vaccination est cependant resté insuffisant, entraînant des clusters dans les hôpitaux. Il existe par conséquent des critères pour imposer une obligation à des personnes en fonction de leur métier. Ces critères sont clairs : la maladie doit être sévère, il doit exister un risque particulier pour les professionnels ou pour les personnes dont ils ont la charge et le vaccin, enfin, doit évidemment être sûr et efficace. La vaccination a été primordiale pour sauver des vies. L'obligation vaccinale était un devoir. Les patients ont en effet le droit d'être protégés.

Aujourd'hui, la situation épidémique a évolué. Nous gardons une recommandation forte. Nous avons organisé une consultation publique parce qu'en France, la sensibilité est différente. Nous comprenons les préoccupations vis-à-vis de la crédibilité et de l'utilité des vaccins. Néanmoins, je crois que les Français sont intelligents. L'imposition d'un produit qui n'est plus réellement nécessaire n'améliorera pas notre crédibilité.

Concernant l'hépatite B, la contamination a lieu lors d'accidents d'exposition au sang. L'obligation dépend de la fiche de poste et de l'activité du professionnel de santé. Aujourd'hui, seuls les professionnels de santé dans les établissements publics sont soumis à obligation. Nous pensons qu'un chirurgien dans une clinique privée doit être vacciné pour ne pas contaminer ses patients. Le statut de l'établissement ne doit pas être pris en compte. Seul le métier exercé doit être pris en compte pour dicter l'obligation de vaccination contre l'hépatite B. Les textes législatifs seront par conséquent à revoir.

S'agissant de la diphtérie, du tétanos et de la poliomyélite, je souhaite faire comprendre que l'obligation des soignants est liée à leur métier. Or le tétanos ne se transmet pas en soignant des patients. Nous recommandons fortement que les Français se vaccinent contre le tétanos. Les soignants ne transmettent cependant pas particulièrement la maladie. Il n'existe donc aucune raison d'agir différemment pour les soignants. Quelques cas de résurgence de diphtérie ont en outre été constatés dans le monde. C'est pourquoi nous sommes prudents. Nous réexaminerons le sujet. La poliomyélite n'entraîne, de son côté, que peu de risques. Enfin, aucun soignant n'a été contaminé par la diphtérie depuis 2012, à l'exception de cas à Mayotte. Parce que les enfants sont vaccinés dans leur petite enfance, nous n'avons donc pas à obliger les soignants à se vacciner.

Pour la méningite B, nous avions rendu un avis sur la vaccination en 2021. Initialement, l'avis de la commission technique n'était en faveur de la vaccination car l'épidémiologie était extrêmement faible. Après une consultation publique, nous avions changé d'avis. Nous avions introduit la vaccination contre les infections invasives à méningocoque B dans les vaccinations possibles remboursables, le vaccin étant relativement coûteux.

Par ailleurs, Santé publique France a lancé une alerte en février 2023 sur les méningocoques B et W. Nous avons initié un travail de révision de la stratégie contre les différents méningocoques. La vraie question concerne la population à vacciner contre A, C, W et Y et selon quel schéma. Un travail reste par conséquent à mener pour affiner la stratégie vaccinale contre la méningite.

Mme Catherine Deroche, présidente. - Une question m'a été posée sur les stagiaires étudiants travaillant dans des établissements où les soignants sont soumis à obligation vaccinale. Sans troisième dose, ils ne pouvaient plus exercer. Leur situation évoluera-t-elle avec l'avis rendu par la HAS ?

Mme Dominique Le Guludec. - Tout à fait.

Mme Brigitte Micouleau. - Le cancer de la moelle osseuse est une maladie grave à l'issue souvent fatale. Les membres de l'association française des maladies du myélome multiple sont extrêmement sévères envers la HAS. Ils estiment incompréhensible certaines décisions de la HAS relatives à la non-mise à disposition de nouveaux médicaments innovants des catégories des bispécifiques, susceptibles de prolonger la vie des patients. Sur le marché européen, les autorisations ont d'ores et déjà été délivrées. Pouvez-vous apporter des éléments sur la position de la HAS sur le sujet ?

Mme Florence Lassarade. - Je souhaite revenir sur la stratégie vaccinale. J'ai travaillé sur le sujet à l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst) qui a rendu quatre rapports successifs. Le premier d'entre eux datait du mois de novembre 2020. Il précisait l'intérêt de la vaccination des soignants, qui n'était pas encore retenue. Il indiquait également que le vaccin ne protégeait pas de la transmission. Ce second point a été un péché originel de mauvaise communication. Je pense que la confiance dans la vaccination en a été altérée.

Comme pédiatre, j'ai connu, il y a 20 ans, l'époque où le personnel de maternité refusait systématiquement de se vacciner contre la coqueluche. Le personnel le refuse encore, tandis qu'il s'agit d'une maladie extrêmement dangereuse pour les nouveau-nés. Personne ne s'est inquiété de connaître les raisons pour lesquelles les soignants ne se vaccinaient pas. En 2018, nous avons rédigé un rapport sur l'hésitation vaccinale au niveau des nourrissons. Néanmoins, la vaccination du nourrisson a été acceptée. La vaccination est-elle plus facile chez un enfant parce qu'il ne décide pas ? Je l'ignore.

Par ailleurs, le vaccin contre le méningocoque B est-il aujourd'hui automatiquement remboursé ou remboursé à la demande ?

Le vaccin contre le papillomavirus, quant à lui, est le seul vaccin qui existe contre le cancer actuellement. Il n'est pourtant pas envisagé de le rendre obligatoire du fait des événements autour de la covid-19, tandis qu'en Australie, le cancer du col de l'utérus disparaît du fait du recours au vaccin.

En outre, la question de l'obligation de la vaccination contre la covid-19 pose la question de l'obligation éventuelle de la vaccination contre la grippe, puisque nous savons que de nombreuses personnes âgées meurent de la grippe.

De son côté, la maladie d'Alzheimer peut actuellement bénéficier d'un traitement expérimental sur la base de deux injections d'un coût de 2 000 euros chaque mois. Il semble qu'il s'agisse d'un progrès considérable si la maladie est diagnostiquée suffisamment tôt. Or la France n'a semble-t-il pas d'appétence pour ce traitement, sans doute en raison de son coût. Qu'en pensez-vous ?

Mme Annie Le Houerou. - Je suis membre de la mission d'évaluation des comptes de la Sécurité sociale et je souhaite vous interroger sur les ressources de la HAS. J'ai compris que vous êtes une autorité indépendante. Pour autant, vos ressources proviennent de l'État et de la branche maladie. Ont-elles été adaptées aux nouvelles missions qui lui ont été confiées sous votre présidence, du fait de nombreuses modifications législatives et de la crise de la covid-19 ? Comment ont évolué les relations entre la HAS et l'État, mais également entre la HAS et la Sécurité sociale ?

Mme Dominique Le Guludec. - La question sur le myélome multiple est extrêmement importante. Des informations fausses circulent que les Français croient.

Les dispositifs de financement des innovations que vous avez votés sont extrêmement pertinents en France. Pour tous les médicaments innovants contre des pathologies graves, il existe l'autorisation d'accès précoce, un an avant l'autorisation de mise sur le marché (AMM), c'est-à-dire avec peu de données pour ces produits. Depuis que la HAS a la charge de ce dispositif, après avis de l'ANSM, nous avons rendu 111 avis et près de 90 % d'avis positifs en cancérologie. Les Français ont donc très tôt accès à l'innovation au prix revendiqué par l'industriel. Pour les accès précoces, le délai moyen pour rendre une décision est en outre de 68 jours.

Concernant le passage du produit dans le système de remboursement habituel, c'est-à-dire dans le droit commun, la HAS est accusée d'être trop sévère. La HAS pose la question de la nécessité ou non de rembourser le produit. Elle interroge en outre sur le niveau de progrès apporté réellement par le produit. L'information est utilisée par le Comité économique des produits de santé (CEPS) et par le ministère pour fixer les prix. Ces innovations affichent des prix extrêmement élevés. Il nous appartient d'exiger un niveau de progrès suffisant pour justifier le prix.

Pour l'ensemble des médicaments que vous citez, nous avons rendu un avis positif au remboursement. En revanche, certains de ces produits nous arrivent avec des données extrêmement faibles, si bien que l'AMM est conditionnelle. Or pour une grande partie, les promesses ne sont pas ensuite tenues en phase 3, et nous indiquons alors ne pas disposer des données nécessaires pour quantifier le progrès rendu. Dans ce cas, nous donnons un ASMR V, c'est-à-dire le plus bas niveau d'évaluation de l'amélioration du service médical rendu. Les laboratoires n'obtenant pas le prix souhaité sont mécontents. En revanche, un décret est prévu pour l'accès direct. Les médicaments jugés importants, obtenant un accès précoce, verront leur prix directement fixé par le laboratoire avant la négociation. Je crois que l'État agit par conséquent de manière significative pour l'accès aux médicaments innovants.

Il existe un point faible, qui nécessiterait des modifications de décrets. Dans le cadre de l'AMSR V, le médicament n'a pas prouvé qu'il était plus efficace que d'autres. Bien qu'il puisse être utile grâce à son efficacité particulière sur certains malades (avec, de surcroît, des pénuries au niveau d'autres médicaments analogues), il n'existe donc pas de raison de le payer plus cher que d'autres. S'il s'agit d'un médicament dans une pharmacie, il est pris en charge. Un médicament coûteux à l'hôpital, en revanche, ne figure pas sur la liste en sus, c'est-à-dire se voyant appliquer un mécanisme dérogatoire de prise en charge financière dans les établissements. Nous pensons que, lorsque ces médicaments ont été appréciés comme suffisants, ils doivent figurer sur la liste en sus quand ils le méritent. Les malades en ont besoin, à l'hôpital comme en ville. Il s'agit d'une anomalie à faire évoluer.

Par ailleurs, les industriels évoquent les délais les plus longs d'Europe en France, de plus de 500 jours. Les 500 jours s'étalent entre l'autorisation de mise sur le marché européenne et la prise de décision du remboursement. Il existe trois étapes : le dépôt du dossier par le laboratoire à la HAS prend entre 110 jours en moyenne ; l'étape de la HAS dure entre 90 et 110 jours en moyenne ; après le rendu d'avis, la phase de négociation du prix qui dure le complément. Durant cette phase, cependant, si le médicament innovant traite une pathologie grave, il est pris en charge. Dans l'intervalle, l'ensemble des médicaments indispensables sont pris en charge. Au regard de la durée des trois phases précédemment décrites, chacun doit donc assumer sa part de responsabilité.

Nous pouvons tenter, de notre côté, de travailler plus rapidement. Vous nous faites cependant l'honneur de nous confier de nombreuses nouvelles missions, traduisant la confiance que vous nous accordez. Or les effectifs de la HAS n'ont pas évolué depuis sa création. Nous n'avons notamment pas reçu d'effectifs supplémentaires durant la crise sanitaire. Dans l'extraordinaire période que nous connaissons en termes d'innovations, nous agissons au mieux, avec un nombre de dossiers qui augmente en permanence. Nous subissons cependant des contraintes inhérentes aux ressources humaines de l'établissement.

S'agissant des ressources de la HAS, je laisse une situation qui n'est absolument pas satisfaisante. Deux lois régissent respectivement les effectifs et les finances. La situation n'est pas toujours simple. J'ai évoqué précédemment la question des effectifs. Concernant les finances, par le passé, la HAS percevait des redevances des industriels dont elle examinait les dossiers. Elle avait constitué un fonds de roulement d'un montant excessif. Dans une bonne gestion des finances publiques, il a été normalement décidé de réduire le budget de la HAS de 15 millions d'euros - il est passé de 70 à 55 millions d'euros pour écluser ce fonds de roulement. Ensuite, le budget a encore été réduit de 2 millions d'euros en 2021-2022 pour des raisons que nous ignorons. Notre budget a donc été réduit de plus de 17 millions d'euros. Désormais, nous avons totalement épuisé notre fonds de roulement. L'année prochaine, nous serons en déficit de 17 ou 18 millions d'euros. Il vous appartiendra de juger des ressources à accorder à la HAS. Je précise également que l'argent a été géré avec parcimonie. Aujourd'hui, j'indique clairement que nous ne parviendrons pas à gérer nos effectifs avec les ressources financières dont nous bénéficions, même si les salariés de la HAS sont extrêmement motivés et investis.

La question de la coqueluche sera traitée dans l'avis du mois de juillet prochain. Je ne peux pas vous indiquer si une obligation vaccinale sera retenue pour certains soignants de la petite enfance. Ce point est en cours d'examen. Pour autant, nous ne sommes pas restés inertes vis-à-vis de la coqueluche. Nous avons en effet rendu, en 2022, un avis sur la vaccination des femmes enceintes.

Pour l'infection à papillomavirus humain (HPV), nous avons recommandé la vaccination des filles il y a longtemps. Nous avons préconisé la vaccination des garçons en 2019. Des décisions ont été annoncées récemment pour faciliter la vaccination HPV des adolescents sans la rendre obligatoire. Si la couverture vaccinale n'est pas suffisante, une nouvelle analyse sera peut-être nécessaire pour rendre la vaccination obligatoire le cas échéant. Elle est aujourd'hui fortement recommandée car elle est susceptible de quasiment éradiquer certains cancers.

Enfin, le dossier du traitement expérimental d'Alzheimer ne nous a pas encore été transmis. Lorsqu'il nous parviendra, il sera examiné pour l'accès précoce et le droit commun. Il s'agit de traiter des personnes pour lesquelles il existe une suspicion forte d'Alzheimer, sans signe important et sans dépendance. Le traitement dure longtemps. En outre, ces médicaments ont des effets secondaires. Nous devrons peser par conséquent notre décision avec précaution. Il s'agit d'un dossier compliqué, sur lequel nous ne nous sommes cependant pas encore penchés.

Mme Michelle Meunier. - Je souhaite revenir sur les questions de crédibilité et de légitimité. Dans votre rapport d'analyse, vous préconisez notamment, pour crédibiliser la qualité de l'expertise, de mettre en place une communication efficace dans un langage accessible et de développer une culture scientifique et technique pour le grand public.

Je souhaite prendre l'exemple de la Journée nationale de sensibilisation au syndrome du bébé secoué, qui a lieu ce jour, 5 avril, pour vous interroger sur votre stratégie face au discours « dénialiste ». Mon exemple est éloquent. Dès 2011, la HAS a émis des fiches sur le sujet. En 2017, vous les avez actualisées. Depuis 2019, une nouvelle communication rappelle la méthodologie scientifique. Elle précise que le fait de contester ces recommandations revient à se tromper de sujet. Il n'en demeure pas moins que, sur le terrain, des attaques ont lieu de la part de « dénialistes », c'est-à-dire de personnes s'inscrivant dans le déni du consensus scientifique. Parfois, ces personnes, par des procédures judiciaires, traînent notamment les services de protection maternelle et infantile (PMI) dans des situations inextricables. Je souhaite connaître la position de la HAS quand ses recommandations sont ainsi remises en cause. Quels moyens mobiliser pour crédibiliser votre expertise et décrédibiliser les discours de déni ? Comment mieux éduquer à l'information scientifique ?

Mme Victoire Jasmin. - Le ministère de la santé est en réalité le ministère de la santé et de la prévention. Pourquoi ne pas axer davantage les travaux sur la prévention ? Un travail avec des experts permettrait une communication adaptée, au lieu d'utiliser des éléments de langage de cabinets de conseil.

Par ailleurs, nous sommes aujourd'hui confrontés à des maladies émergentes. Ne serait-il pas pertinent de mieux travailler d'ores et déjà avec l'ensemble des acteurs ? Nous bénéficierions de la phase descendante de la covid-19 actuelle, dans l'attente de la prochaine crise.

Concernant la recherche et l'innovation, n'est-il pas important de développer la recherche sur la cinétique vaccinale ?

Par ailleurs, un travail a lieu avec les médecins du travail. Les médecins du travail peuvent notamment réaliser un diagnostic biologique avant le vaccin. En fonction du taux d'anticorps, les médecins du travail peuvent décider ou non de vacciner. Dans le souci d'une plus grande efficacité, n'est-il pas utile, par conséquent, d'associer davantage la médecine du travail ?

Enfin, je crois que les équipements de sécurité pour les professionnels de santé doivent être une priorité dans les établissements. Les établissements souffrent en effet trop souvent de ruptures de stocks.

M. Bernard Jomier. - Je vous remercie, Madame la Présidente, pour votre long engagement et le travail que vous avez fourni. Vous terminez votre mandat. Je note la liberté de ton dont vous faites preuve en fin de mandat. En début de mandat, à la question de savoir si les moyens mis à disposition pour le fonctionnement de l'institution sont suffisants, la réponse est toujours affirmative. Je note qu'en fin de mandat, l'analyse est différente.

Vous indiquez que le rapport sur les obligations et les recommandations vaccinales repose sur des éléments strictement médicaux et scientifiques. Je l'ai lu. Il porte également des éléments de contexte. Quand, par exemple, vous analysez la disponibilité et les types de vaccins mis sur le marché par l'industrie pharmaceutique, il s'agit d'un élément pragmatique de contexte, et non pas d'un élément scientifique, que vous intégrez dans votre décision. Je ne cite que cet élément. Tout au long de votre exposé oral, vous avez cependant fait référence à de nombreux éléments de contexte. Vous avez notamment établi une comparaison avec la culture britannique. Votre rapport utilise d'ailleurs la mention « sans préjuger de l'avis du CCNE ». Or la HAS, si elle publie un rapport fondé uniquement sur des éléments médicaux et scientifiques, doit écarter les éléments de contexte. Dans le cas contraire, elle doit inclure l'ensemble des éléments de contexte.

Je cite un autre exemple fondamental, la distinction entre obligation et recommandation forte. La recommandation forte de porter le marque, par exemple, n'est respectée que par 10 à 15 % des personnes dans le métro. L'obligation est respectée par plus de 95 % des personnes. Votre prédécesseur à la HAS, dans ses fonctions ministérielles qui ont suivi, l'a d'ailleurs traduit, en 2018, dans une loi d'extension de l'obligation vaccinale à onze vaccins qui faisaient auparavant l'objet d'une recommandation forte. Les résultats sont désormais connus. Ils ont été publiés. Pour le vaccin contre la rougeole, les oreillons et la rubéole (ROR), nous sommes passés d'un taux de vaccination de 85 % qui nous empêchait de viser l'éradication, à un taux de plus de 95 %. Il s'agit d'une réussite.

Nous pouvons regretter que l'éducation à la santé ne soit pas suffisante. Mon constat est cependant pragmatique. L'obligation vaccinale d'extension dans la population générale conduit à l'éradication des maladies. Tout message contraire porté par une institution de santé risque de compromettre la protection vaccinale de notre population contre un certain nombre de maladies.

Je cite un dernier exemple. Vous proposez, dans votre rapport, d'ancrer l'obligation dans la pratique professionnelle. J'ai en mémoire l'avis du Haut Conseil de la santé publique (HCSP) de 2017 sur la question. J'ai en mémoire les publications de la HAS rappelant cet avis en janvier 2023. Dans la déclinaison pratique, il s'agit cependant d'une « usine à gaz » inapplicable. Les pratiques professionnelles sont en effet variées. Sur un même poste de travail, les actes accomplis peuvent notamment varier avec le temps et entraîner des risques différents. L'obligation professionnelle générale d'un métier, au contraire, est simple d'application. La simplicité, en l'occurrence, est une garantie d'efficacité dans la décision publique.

Après avoir lu votre rapport, je suis conscient évidemment que votre objectif n'est pas de faire reculer la couverture vaccinale dans notre pays. Il est évident également qu'aucun soignant ne transmet le tétanos. Néanmoins, si nous appliquons vos recommandations, dans 20 ans, il existera deux catégories de Français, ceux qui ne sont pas soignants et seront soumis à une obligation générale et les soignants, soumis à une obligation générale en tant que citoyens, mais pas en tant que soignants. En d'autres termes, les soignants subiraient moins d'obligations théoriques que la population générale. Ce constat est incompréhensible. J'appelle par conséquent la HAS à revoir le bien-fondé et l'opportunité de son rapport.

Mme Émilienne Poumirol. - En complément, comment les personnes suspendues pendant deux ans et réintégrées dans les services seront-elles acceptées par leurs collègues qui ont suivi les obligations vaccinales ? Comment le message peut-il être clair, face aux pseudo-sachants qui inondent les réseaux sociaux de théories farfelues ? Je pense de surcroît que l'avis de la HAS augmentera les doutes sur l'ensemble des vaccins.

Ma seconde remarque porte sur l'accès précoce. Le délai de 500 jours est fréquemment cité. Il semble qu'il s'agisse d'une réalité. Je souhaite évoquer la maladie de Charcot et l'accès à un produit dont l'efficacité n'est pas aujourd'hui prouvée. Les traitements essuient actuellement des refus d'accès. Dans certains pays, ils ont cependant été acceptés. Certes, il n'existe pas de preuve scientifique de leur efficacité. Face à une pathologie comme la maladie de Charcot et au peu d'espoir qu'ont les malades, les refus sont néanmoins difficilement compréhensibles pour les patients et la famille. Il s'agit d'un cas particulier. Je crois toutefois qu'une large réflexion sur l'accès précoce doit être menée.

Mme Catherine Deroche, présidente. - Cathy Apourceau-Poly a dû partir. Elle souhaitait savoir si le remboursement du vaccin contre les infections invasives à méningocoque B était intégral.

Mme Dominique Le Guludec. - Le remboursement est de 70 % par la Sécurité sociale, avant intervention de la mutuelle.

Mme Catherine Deroche, présidente. - Très bien. Je vous laisse répondre aux autres questions.

Mme Dominique Le Guludec. - La question sur le syndrome du bébé secoué comprend deux versants, un versant médical et un versant juridique. Nous ne sommes pas compétents pour juger de la responsabilité d'une personne. En revanche, nous élaborons des recommandations de bonnes pratiques et des éléments pour savoir si le bébé a été ou non secoué, en particulier des signes radiologiques. La littérature continue à progresser dans le domaine. L'imagerie progresse également. C'est pourquoi nous revoyons régulièrement ces recommandations. Les recommandations de 2011 ont ainsi été actualisées en 2017 et en 2019. Elles sont en cours d'actualisation. Elles ne changent pas fondamentalement, mais sont de plus en plus précises. Dès lors que les données évoluent, nous faisons évoluer nos recommandations. Nous avons en outre récemment adopté un plan d'actualisation des recommandations, car la médecine évolue rapidement. Il s'agit d'un plan de collaboration avec l'ensemble des sociétés savantes, sur la base d'un système d'alerte et de priorisation. Nous ne pouvons pas tout actualiser en permanence. Nous aurions besoin de davantage de personnel. Nous actualisons déjà de nombreux dossiers. Nous pensons en revanche que l'impulsion des professionnels et des associations de patients peut nous alerter. Nous avons donc mis en place un dispositif d'actualisation des recommandations plus structuré.

Le sujet portait plus largement sur des recommandations remises en cause. Comme pour toute construction, la HAS est une fabrique à consensus, selon des méthodes reconnues sur le plan international. Le consensus est difficile à obtenir. Il nécessite une procédure. Lorsque le sujet est controversé, comme l'autisme, nous avons recours à des processus de recommandations formalisés, avec des groupes de cotation indépendants. Cette formalisation se fonde, au préalable, sur l'existant dans la science, avant d'ouvrir la discussion avec les professionnels et les personnes concernées. Il est important qu'il existe ensuite des relais pour que les acteurs locaux (professionnels, associatifs, étatiques) s'approprient ces processus et ces messages et les transmettent.

Par ailleurs, la HAS assure chaque jour une mission de prévention. Les missions des agences sont claires. Santé publique France s'occupe de prévention en population générale. Nous nous occupons des soins. Les vaccins relèvent par exemple de la prévention. Nous réalisons des plans de dépistage. Nous menons de très nombreux travaux. Nous avons par exemple mené des travaux considérables sur l'activité physique face à toutes les pathologies en prévention primaire et secondaire. Nous donnons des outils pour une prise en considération plus importante par les professionnels de santé, afin qu'ils prescrivent l'activité physique adaptée, qui est autant efficace qu'un médicament face à de nombreuses pathologies. Quant aux maladies émergentes, nous avons apporté une réponse rapide l'année dernière sur Monkeypox. En 15 jours, nous avions émis des recommandations sur le vaccin et la prise en charge. En revanche, nous n'assumons pas de mission de recherche, mais entretenons des relations indispensables avec les chercheurs. Je crois que cette interaction avec la recherche doit être renforcée.

Nous travaillons de plus en plus sur les risques environnementaux. Nous avons une collaboration avec l'ANSES, Santé publique France, le HCSP et le ministère. Nous travaillons par exemple beaucoup sur la prise en charge de la population face à des sols pollués.

Concernant la recherche sur la cinétique vaccinale, j'insiste sur le fait que nous ne menons pas de missions de recherche. Je le déplore. Il pourrait s'agir d'une évolution importante, non pas pour devenir un organisme scientifique, mais pour commanditer ou participer à des recherches, afin de mieux remplir nos missions.

La collaboration avec les médecins du travail est extrêmement importante pour nous. Il existe une obligation d'immunisation pour les professionnels. S'ils ont souffert de l'hépatite, par exemple, ils n'ont plus besoin de se vacciner. Les médecins du travail assument un rôle essentiel. Ils font partie de nos experts et de nos groupes de travail. Nous travaillons également en labellisation avec eux. Sur le plan opérationnel, le nombre insuffisant de médecins du travail est en revanche une autre question, sur laquelle nous ne sommes pas en responsabilité.

Je souhaite revenir sur l'obligation vaccinale. Il convient de distinguer la vaccination en population générale, où les personnes sont égales, et la vaccination obligatoire pour certains citoyens français en fonction du métier qu'ils exercent. Les professionnels sont une catégorie de citoyens auxquels nous imposons une obligation et ôtons une liberté. Ce retrait doit être parfaitement justifié, non pas en fonction d'une stratégie globale de santé publique, mais en fonction d'une maladie particulière. Nous n'obligeons pas les soignants à se vacciner pour un principe. Le CCNE considérera peut-être que, sur un plan strictement éthique, il est nécessaire d'augmenter les obligations vaccinales. Du point de vue médical, l'obligation doit en revanche être justifiée par la maladie, par l'épidémie, par le risque encouru soit par les professionnels, soit par leurs patients. Ces sujets relèvent, en l'occurrence, d'éléments strictement médicaux et scientifiques. Aujourd'hui, nous avons pris notre avis en fonction du niveau épidémique et de la couverture vaccinale.

En tout état de cause, nous ne pouvons pas assimiler les décisions prises en population générale, qui sont totalement justifiées, et les obligations liées à un métier, en-dehors du contexte épidémique.

Il est vrai que des personnes sont réfractaires aux vaccins. Indépendamment du discours de la HAS, nous ne parviendrons malheureusement jamais à les toucher. Nous cherchons à toucher les hésitants. Nous faisons appel à leur intelligence. Je juge préférable, dans ce cas, de garder l'obligation vaccinale quand elle est absolument nécessaire, afin qu'elle ne puisse pas être contestée. Les messages sont d'autant plus acceptés qu'ils sont justifiés.

Pour les accès précoces, je répète qu'à la HAS, le délai est de 110 jours, et non pas de 500 jours. Par rapport aux autres pays européens, il s'agit d'un délai acceptable.

J'ignore si nous avons travaillé sur la maladie de Charcot. Vous me prenez de court. Les thérapies cellulaires face aux maladies dégénératives, quant à elles, en sont au stade de la recherche. Elles ne sont pas au stade de l'évaluation pour la prise en charge.

Je vous remercie de votre écoute. J'ai beaucoup apprécié nos relations. Il est essentiel à présent que ce dialogue perdure.

Mme Catherine Deroche, présidente. - Je vous remercie.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Enjeux juridiques nationaux et internationaux du débat sur la fin de vie - Audition

Mme Catherine Deroche, présidente. - Mes chers collègues, nous poursuivons nos travaux de ce jour par une audition commune sur les enjeux juridiques nationaux et internationaux du débat sur la fin de vie.

J'indique que cette audition fait l'objet d'une captation vidéo retransmise en direct sur le site du Sénat, qui sera ensuite disponible en vidéo à la demande.

Cette audition s'inscrit dans le cadre des travaux que nous conduisons sur la question de la fin de vie, menés par nos rapporteures, Christine Bonfanti-Dossat, Corinne Imbert et Michelle Meunier, ou en plénière, comme ce fut le cas la semaine dernière avec une table ronde sur les enjeux philosophiques de ce sujet.

Nous avons le plaisir d'accueillir :

- Mme Bénédicte Boyer-Béviere, maître de conférences en droit privé à l'université Paris 8 Vincennes - Saint-Denis ;

- Mme Valérie Depadt, maître de conférences en droit privé à l'université Paris 13 - Sorbonne Paris Nord ;

- M. Julien Jeanneney, professeur de droit public à l'université de Strasbourg.

Mesdames, Monsieur, je vous propose de commencer cette audition commune par un propos liminaire relativement bref, afin de laisser toute leur place aux échanges qui suivront, en premier lieu à partir des questions des commissaires que pourront compléter les rapporteures si elles le souhaitent.

Madame Boyer-Bévière, vous avez la parole.

Mme Bénédicte Boyer-Bévière, maître de conférences en droit privé à l'université Paris 8 Vincennes - Saint-Denis. - Je vous remercie, Madame la Présidente.

La question est de savoir si, aujourd'hui, la fin de vie est dans une situation satisfaisante, notamment du point de vue législatif. Il me semble essentiel d'indiquer, en préambule, que le traitement de la fin de vie à l'hôpital ou à domicile est insuffisant, au niveau matériel, au niveau humain et du point de vue de l'organisation des hôpitaux. En 2019, par exemple, 26 départements ne disposaient pas d'unité de soins palliatifs ou d'au moins un lit pour 100 000 habitants. Il convient, avant tout, de prendre en considération cette situation. Quelle est l'utilité en effet de lois successives si, dans la pratique, les soins palliatifs ne fonctionnent pas et ne mettent pas en application la loi déjà existante ?

Convient-il de modifier la loi ? Il ne m'appartient pas de répondre à cette question. En revanche, au regard du droit et de l'éthique, la question est fondamentale. L'article L. 1110-5 alinéa 2 du code de la santé publique pose que « toute personne a le droit d'avoir une fin de vie digne et accompagnée du meilleur apaisement possible de la souffrance. » Il n'est donc pas possible de laisser les personnes en fin de vie souffrir dans des conditions abominables.

La décision de légiférer a pour objectif de répondre aux limites de la loi. Actuellement, la sédation profonde et continue est prévue pour les personnes en soins palliatifs et dont la vie est abrégée à court terme. Le législateur a donc choisi le court terme. Or le comité consultatif national d'éthique, dans son avis 139, souligne que des personnes en soins palliatifs peuvent être dans des situations de grande souffrance à moyen ou long terme. Ces personnes ne peuvent pas être laissées dans de telles situations.

La première question fondamentale est la suivante : convient-il d'envisager la sédation profonde ? Il n'en est pas beaucoup question, au contraire de l'euthanasie ou du suicide assisté. Aujourd'hui, la loi prévoit la sédation profonde à court terme. La sédation à moyen terme pourrait cependant représenter une situation intermédiaire. Le problème, dans une telle hypothèse, réside dans l'insuffisance des recherches sur la souffrance ressentie par les personnes lorsqu'elles sont endormies.

Convient-il d'envisager le suicide assisté (aide à mourir par une prescription médicale de produit létal) ou l'euthanasie (le médecin prescrit le produit létal et réalise l'acte) ? La question est complexe. Les parlementaires assument un rôle fondamental pour lire la balance entre éléments positifs et éléments négatifs. À mon sens, le suicide assisté et l'euthanasie doivent être limités, dans la loi, à des cas très exceptionnels, notamment lorsque la loi ne peut pas prendre en considération le moyen ou le long terme dans la souffrance réfractaire.

Une question vient se greffer sur les précédentes autour des risques. Si le suicide assisté ou l'euthanasie sont autorisés, comment évaluer l'autonomie de la volonté ? Il est d'autant plus important de prendre des mesures dans ce sens que les personnes sont atteintes de grande fragilité.

Il existe également des risques liés à la stigmatisation sociale, à la stigmatisation professionnelle, voire à l'auto-stigmatisation. En fin de vie, une personne pourrait en effet considérer qu'elle est un fardeau pour sa famille. L'hôpital pourrait également considérer que, par manque de lits en soins palliatifs et de places, comme c'est déjà le cas aujourd'hui, il doit s'orienter davantage vers l'euthanasie.

La question qui se pose est celle de la proportionnalité, entre, d'une part, l'apaisement apporté aux personnes et d'autre part, les risques à prendre en compte pour protéger les personnes. Dans tous les cas, la finalité reste la protection des individus dans une très grande vulnérabilité. L'ensemble des grands principes peuvent servir à évaluer cette proportionnalité : dignité, liberté, égalité, solidarité.

Il est important également de réfléchir à la situation des professionnels de santé par rapport au serment d'Hippocrate. Il peut être difficile pour eux de donner la mort puisqu'ils sont habitués à soigner. Je pense que toute législation devra aller dans le sens de la clause de conscience pour leur donner la liberté de choix. En cas de clause de conscience, la personne souffrante serait renvoyée vers un autre professionnel de santé. Il pourrait être envisagé également de créer cinq ou six unités en France destinées à prendre en charge les personnes souhaitant une euthanasie. Il s'agirait de services dédiés, pour décharger les professionnels de santé de ce poids. Il convient, par ailleurs, de prévoir des services spécifiques pour la prise en charge des personnes et des financements dédiés dans les établissements et par rapport à la tarification adaptée concernant les actes.

Pour terminer, j'insiste sur un point dont il n'est absolument pas question dans les débats, l'accessibilité du droit. Aujourd'hui, une partie des dispositions légales sont concentrées dans la partie législative du code de la santé publique. De nombreuses dispositions figurent dans le code de déontologie médicale, qui est un outil pour les médecins. Les individus ne lisent cependant pas nécessairement la partie réglementaire du code de la santé publique...Il me semble important par conséquent de restructurer le droit de la fin de vie et de regrouper certaines dispositions pour les rendre accessibles à tous. Dans le code de déontologie médicale, les médecins continueraient évidemment de prévoir leurs propres dispositions pour prendre en charge la fin de vie.

Je vous remercie.

Mme Valérie Depadt, maître de conférences en droit privé à l'université Paris 13 - Sorbonne Paris Nord. - Mesdames les sénatrices, Messieurs les sénateurs, je me permettrai d'évoquer le ressenti des médecins car je travaille de façon étroite avec eux. Je pense qu'un juriste seul, face à ces questions, est impuissant. L'humilité est nécessaire dans le droit face aux professionnels. C'est pourquoi je parlerai de leur ressenti.

Parmi les questions qui se posent, il convient de distinguer la situation de la personne dont le pronostic vital est engagé à court terme et la situation de la personne dont le pronostic vital est engagé par la maladie à plus long terme. Le droit actuel répond aux situations d'extrême fin de vie en autorisant la sédation profonde et continue. Il s'agit d'un des apports majeurs de la loi de 2016.

Dans la loi de 2016, ce type de sédation a été conçu comme une mesure de soulagement et de lutte contre la souffrance. Il ne s'agit pas d'un moyen de mettre fin à la vie. En ce sens, cette sédation ne contrevient pas au serment d'Hippocrate. Pourtant, fréquemment, certains médecins apparaissent réticents face à cette sédation. Ils s'interrogent à plusieurs titres. Que vit et éprouve le patient, même s'il est endormi ? À quel niveau d'inconscience est-il rendu ? Surtout, les médecins se préoccupant d'éthique, quel sens donner à ce temps de sommeil artificiel ? Enfin, une question est également importante. Que vit la famille, qui voit parfois le corps donner des marques de souffrance ?

Lorsque ce type de sédation est appliqué à un patient pour lequel un prélèvement d'organe sur coeur arrêté est envisagé, les médecins arrêtent le respirateur. Le délai entre l'arrêt et le constat de décès par arrêt cardiaque est d'environ 15 minutes. Vincent Lambert est resté sédaté 9 jours avant de mourir. Ces journées ont été extrêmement difficiles à vivre pour les proches.

Nous voyons à quel point le temps de la sédation peut varier. Or la décision de raccourcir le temps de la sédation lorsqu'elle se prolonge implique d'injecter au patient des doses létales. Les médecins savent injecter une dose létale. Il ne s'agit plus cependant d'une sédation, comme elle est entendue par la loi, puisque le dosage aura pour objectif d'abréger la vie. Je suis consciente cependant de poser le problème sans y apporter de solution.

Au-delà de ces questions, la sédation profonde et continue ne peut pas répondre aux situations dans lesquelles le pronostic vital n'est pas engagé à court terme. Dans le cas contraire, le délai serait long. Les signes de souffrance seraient apparents. La personne ne décéderait pas des causes de sa maladie, mais d'infections multiples.

Aussi vous faut-il aborder la question d'une assistance au suicide, voire d'une euthanasie.

Le Président de la République a récemment souhaité l'élaboration d'un modèle français de fin de vie. Il me semble que cette expression souligne toute la difficulté de la transcription juridique d'un droit à l'aide active à mourir. À mon sens, cette expression signifie que la loi ne peut simplement acter la volonté des Français quant à l'ouverture d'un droit à une aide active à mourir. Elle doit l'acter dans le respect des valeurs essentielles d'humanité, de solidarité et d'accompagnement des plus vulnérables. Dans ce sens, la loi sur la fin de vie doit d'abord apporter des propositions de vie en réponse aux craintes que les Français expriment d'être abandonnés en situation de souffrance.

De ce point de vue, les deux questions de l'offre de soins palliatifs et d'un droit à choisir le moment de son décès sont liées. Elles sont différentes, mais liées dans le temps. L'insuffisance des soins palliatifs fausse le débat, parce que, dans le paysage désolé et désolant des soins de fin de vie, l'aide à mourir ne devra jamais devenir un moyen d'éviter l'agonie. Si une procédure d'assistance à une mort anticipée devait être légalement instituée, elle ne devrait pas pouvoir être mise en application sans que l'ensemble des soins médicaux techniquement possibles, envisageables en l'état des possibilités scientifiques, n'aient été préalablement proposés au patient. Il doit s'agir de soins de qualité, pouvant être dispensés le temps nécessaire. S'il en est autrement, l'aide active à mourir représentera une alternative par défaut à des soins de fin de vie de qualité.

La question de l'aide active ne peut se poser qu'en cas d'impuissance de la médecine à calmer la souffrance. Les médecins expliquent que lorsque la douleur, y compris psychique, est apaisée, la demande de mort devient exceptionnelle. Dès lors que le maintien de cette demande apparaît, en pratique, exceptionnelle, et que des soins palliatifs sont dispensés, ne sont-ce pas que ces cas exceptionnels que doit relayer la loi en permettant l'aide au suicide, non pas comme un droit universel cette expression - qui figure dans le rapport de la convention citoyenne, m'a marquée- mais comme un ultime recours.

La décision relèvera du Parlement, garant de la souveraineté nationale et du fait majoritaire, car la question est sociétale. Néanmoins, la question se distingue, car elle implique le médecin de façon majeure. C'est pourquoi un consensus doit être trouvé avec le corps médical.

La clause de conscience permet au médecin de ne pas pratiquer tel ou tel acte, en l'espèce l'acte létal. Le médecin est en revanche tenu de contacter un médecin qui accepterait. De tout temps, des médecins ont aidé des malades à mourir dans le cadre d'un colloque singulier. Aussi les médecins accepteront-ils probablement de pratiquer l'acte létal pour leurs patients. Il est en revanche peu probable qu'ils acceptent de prendre en charge un autre patient. Une des difficultés principales de légiférer est que la loi devra se frayer un chemin vers la volonté du patient, sans entraver le colloque singulier entre le patient et son médecin. Ce colloque doit être maintenu. Il ne peut être empêché par un droit créance à exiger l'euthanasie ou le suicide assisté. Un droit trop affirmé mettrait à mal ce colloque singulier tellement nécessaire au patient.

C'est pourquoi, plutôt que de parler des critères de minutie comme beaucoup de nos pays voisins, nous devons peut-être nous concentrer sur le moyen d'assurer au patient qu'il sera entendu, tout en protégeant un espace d'autonomie professionnelle qui permettra de respecter la singularité inhérente à chaque situation. Une loi ne répondra jamais à toutes les situations. Une telle démarche n'empêche pas, en outre, une intervention collégiale, afin que le médecin ne porte pas seul la décision.

Quoi qu'il en soit, le droit et ses limites devront être suffisamment solides pour résister à leur dépassement, tout en permettant un espace d'autonomie professionnelle qui respecte la singularité inhérente à chaque situation.

Dans le paysage actuel de la santé publique, les usagers du système de santé ont peur. Ils ont besoin d'être rassurés. Ils doivent savoir qu'ils seront pris en charge de la meilleure façon. Si cette prise en charge ne peut pas calmer leurs souffrances, ils doivent être certains qu'une ultime solution leur sera apportée.

Les usagers restent cependant des citoyens auxquels les pouvoirs publics doivent offrir une société qui privilégie la vie, en apportant aide et attention aux plus vulnérables, en prodiguant les soins le plus longtemps et le plus raisonnablement possible, et en accompagnant ensuite dignement le décès en dernier recours. Je crois pouvoir dire qu'un usager souhaitera être entendu le jour où il décidera de mettre fin aux traitements, sans pour autant, en tant que citoyen, souhaiter vivre dans une société qui ouvrirait trop largement la possibilité d'une fin de vie.

Comme il m'a été demandé de résumer quelques arrêts, je vous résume les décisions de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). La Cour s'est en effet prononcée à plusieurs reprises sur la question de l'aide active à mourir.

Dans l'arrêt Pretty contre Royaume-Uni de 2002, la Cour a consacré le droit au refus de soins, tout en refusant d'interpréter l'article 2 relatif au droit à la vie, comme conférant un droit diamétralement opposé au droit à la vie, à savoir le droit de mourir, ou un droit à l'autodétermination, en ce sens qu'il donnerait à tout individu le droit de choisir la mort.

Dans l'affaire Haas contre Suisse de 2011, un patient suisse atteint de troubles psychiques demandait que lui soit délivré du pentobarbital, afin de pouvoir « se suicider de manière digne ». La Cour a estimé que le droit positif helvète, en ce qu'il liait la délivrance de la substance à une prescription médicale, ne contrevenait pas aux dispositions de l'article 8 de la Convention, relatif au droit à la vie privée. Ainsi, la Cour a vu, dans le droit pour un individu de décider de sa fin de vie, un aspect du droit au respect de la vie privée. En revanche, elle s'est retranchée derrière l'absence de consensus des États pour ne pas leur imposer d'obligation positive en ce domaine.

En 2012, dans l'arrêt Koch contre Allemagne, le mari requérant avait fait valoir que le refus des juridictions nationales d'examiner au fond son grief relatif au refus de l'institut fédéral d'accorder à son épouse l'autorisation d'obtenir la dose nécessaire de pentobarbital qui lui aurait permis de se suicider dans l'intimité de son foyer avait entraîné une violation du droit (article 8, droit au respect de la vie privée et familiale). La Cour franchit une étape en condamnant l'interdiction du principe du suicide assisté en vigueur en Allemagne. Elle estime en effet qu'une juridiction doit pouvoir juger, au cas par cas, du bien-fondé des demandes individuelles de suicide. Elle en conclut que les États parties à la convention étaient loin d'avoir atteint un consensus sur le sujet. Elle en conclut par conséquent qu'il y avait lieu de reconnaître une marge d'appréciation considérable.

En 2013, dans le cadre de l'affaire Gross contre Suisse, les médecins consultés par la requérante ont refusé de lui délivrer l'ordonnance qu'elle demandait, au motif que celle-ci ne souffrait d'aucune pathologie clinique. La Cour européenne a condamné la Suisse pour violation de l'article 8 eu égard à sa législation qui, permettant d'obtenir une dose mortelle de médicament, ne fournit pas de directive suffisamment claire pour définir l'ampleur de ce droit. Cette question se pose à vous. La Cour a jugé que l'incertitude quant à l'issue de sa demande a causé une angoisse considérable à Mme Gross, qui ne serait pas survenue en présence de directives claires et approuvées par l'État.

Vient enfin l'arrêt Mortier contre Belgique en date du 4 octobre 2022. La Cour a été saisie par un requérant qui invoquait une violation de l'article 2 de la Convention européenne à la suite de l'euthanasie de sa mère, qui souffrait de dépression chronique depuis une quarantaine d'années. Le requérant prétend que l'État a manqué à ses obligations positives de protection de la vie, puisque la procédure prévue par la loi sur l'euthanasie n'aurait pas été respectée, rendant ainsi illusoires les garanties qu'elle prévoit. Dans son arrêt, la Cour rappelle qu'il n'est pas possible de déduire de l'article 2 de la convention un droit un mourir, tout en retenant que le droit à la vie consacré par l'article 2 n'interdisait pas, en soi, une dépénalisation conditionnelle par la loi belge de l'euthanasie. Pour la première fois, la Cour énonce qu'en ce sens, la mise en place de garanties adéquates et suffisantes est nécessaire. Elle observe trois éléments : l'existence d'un cadre législatif concernant les actes préalables ; le respect de ce cadre ; l'existence d'un contrôle a posteriori présentant des garanties suffisantes. S'agissant du contrôle a posteriori, en l'occurrence, la Cour a jugé les garanties insuffisantes. Le plus intéressant est néanmoins la portée plus générale dans l'observance par la Cour de ces trois éléments.

Je vous remercie de votre attention.

M. Julien Jeanneney, professeur de droit public à l'université de Strasbourg. - Mesdames et Messieurs les sénateurs, c'est toujours un plaisir pour un universitaire de venir vous présenter le fruit de ses recherches dans l'espoir de pouvoir contribuer à éclairer la représentation nationale. Vous m'avez demandé de vous éclairer sur le cadre juridique de la fin de vie dans différents pays. Professeur de droit constitutionnel, je m'intéresserai surtout à des principes constitutionnels, à des décisions rendues par des juridictions constitutionnelles, et au contexte dans lequel certaines lois ont été élaborées dans d'autres pays, conduisant à dépénaliser, à autoriser ou à organiser une aide active à mourir sous certaines conditions.

Je partirai, à cet égard, d'une tension qui traverse de nombreuses démocraties contemporaines. D'un côté, la provocation de sa propre mort est un acte d'autodétermination personnelle, qui prend la forme, classique dans sa brutalité même, du suicide. D'un autre côté, c'est un acte qui intéresse la société entière, en tant qu'il contrecarre le cours normal des choses. À la rencontre de ces deux tendances, différents parlements et juges constitutionnels ont choisi de faire évoluer leur droit dans le sens d'un plus grand accompagnement des candidats au trépas.

Encore faut-il préciser ce dont il est question. L'aide à mourir peut renvoyer à quatre actions distinctes qui soulèvent des questions différentes du point de vue du droit. Dans l'ordre de la préparation de la mort, nous pouvons distinguer l'interruption des traitements (les médecins se contentent de laisser la mort survenir en son temps en arrêtant de soigner) et les soins palliatifs (qui conduisent les médecins à prodiguer des soins destinés à soulager la souffrance du patient, notamment dans le cadre d'une sédation profonde et continue jusqu'au décès). À l'inverse, dans l'ordre du déclenchement de la mort, forme plus active d'aide à mourir qui soulève des questions juridiques distinctes, nous distinguons habituellement l'assistance au suicide (le patient est accompagné pour commettre, in fine, l'acte mortifère) et l'euthanasie stricto sensu (l'acte mortifère délibéré est commis par un auxiliaire, situation parfois nécessaire pour les plus malades qui ne pourraient pas se suicider eux-mêmes). Cette distinction est décisive en droit. En pratique, elle est extrêmement fine, soulevant des questions.

En la matière, il est relativement courant d'évoquer la situation de certains de nos pays voisins, pour différentes raisons. En premier lieu, certains d'entre eux ont privilégié des législations particulièrement libérales. En outre, des Français, anonymes ou célèbres, ont décidé de finir leurs jours dans ces pays. Enfin, ces pays sont parfois invoqués comme une forme d'épouvantail argumentatif, en les présentant, non sans caricature, comme des lieux où il serait possible d'orchestrer sa mort en cas de simple spleen passager et d'accéder ainsi facilement à des produits létaux.

Ainsi, la Suisse, dès 1941, prévoit que l'assistance au suicide dont le mobile est altruiste n'est plus réprimée. Les Pays-Bas ont dépénalisé l'assistance au suicide et l'euthanasie en 2001, sous certaines conditions : la demande répétée du malade, lorsqu'il peut s'exprimer ; le caractère incurable de sa maladie ; l'avis pris auprès d'autres médecins ; le signalement de la mort aux autorités. Quant à la Belgique, elle a dépénalisé l'euthanasie active en 2002, sous certaines conditions : le patient est majeur, capable et conscient (le texte a été étendu en 2014 aux mineurs dans des circonstances qui soulèvent des questions) ; le patient formule une demande « volontaire, réfléchie et répétée » ; sa situation médicale est « sans issue » ; le patient fait « état d'une souffrance physique ou psychique constante. »

Parmi les autres exemples de dépénalisation de l'assistance au suicide et/ou de l'euthanasie, figure le Luxembourg (en 2009 pour l'assistance au suicide et l'euthanasie), l'Espagne (en 1995 pour l'assistance au suicide et en 2021 pour l'euthanasie). Plus loin de l'Europe, la situation de la Nouvelle-Zélande est intéressante. Le choix s'est en effet porté sur un référendum pour légaliser l'euthanasie en 2020.

Quel est le rôle assumé plus particulièrement par les juges constitutionnels dans l'évolution des législations sur la fin de vie ? La question m'a été posée.

Ma première remarque porte sur le fait que les juges, de manière générale, s'attachent à se montrer en retrait. Ils laissent les parlements être les forums pertinents pour trancher ces questions épineuses. Il arrive néanmoins que les juges soient plus actifs. Ils peuvent conduire à provoquer des législations dans des conditions qui soulèvent un certain nombre de questions. Par ailleurs, les juges sont souvent sollicités, les juges constitutionnels en particulier. En effet, dans certains pays, il est parfois plus facile pour les personnes qui défendent la mise en place d'une aide active à mourir d'accéder au prétoire du juge constitutionnel que d'inciter les parlementaires à se saisir de la question. Ainsi s'explique le nombre élevé de décisions rendues à ce sujet par différentes juridictions constitutionnelles, mais également par des organes supranationaux de protection des droits de l'Homme, à l'instar de la CEDH. La décision Mortier contre Belgique, notamment, est particulièrement importante dans la mesure où la Cour européenne des droits de l'Homme a affirmé qu'une loi autorisant l'euthanasie ne méconnaissait pas, de ce simple fait, le droit à la vie garanti par l'article 2 de la Convention, tout en refusant l'existence d'un droit à mourir et en laissant une large marge d'appréciation aux États.

Dans le détail, les relations entre les juges constitutionnels et les parlements sont diverses. Il est possible de les rapporter à quatre grandes configurations.

Dans la première configuration, une réforme parlementaire est consolidée par une juridiction constitutionnelle. Le cas d'école est le cas belge. En 2002, le Parlement a autorisé l'euthanasie. Il l'a ouvert aux mineurs en 2014. Le 29 octobre 2015, la Cour constitutionnelle a inféré du droit au respect de la vie privée le droit de décider de mettre fin à sa vie pour éviter une fin de vie indigne et pénible.

Dans le deuxième cas de figure, une réforme parlementaire est neutralisée par une juridiction constitutionnelle. Au Portugal, en 2021, le Parlement a dépénalisé à la fois l'assistance au suicide et l'euthanasie sous conditions dans un cadre médical. Le Président de la République conservateur, opposé à la réforme, s'y est opposé en saisissant le tribunal constitutionnel, qui a déclaré la loi inconstitutionnelle au motif qu'elle comportait des catégories juridiques trop vagues, notamment concernant la question des souffrances. Le Parlement a adopté une nouvelle loi qui a subi un veto présidentiel en novembre 2021. Une nouvelle loi est actuellement en discussion.

La troisième configuration comporte une incitation juridictionnelle qui conduit à une réforme parlementaire. Trois situations méritent d'être distinguées.

La première d'entre elles, la « manière forte », nous est montrée par le tribunal constitutionnel fédéral allemand. Le 26 février 2020, tandis qu'il n'existait pas de loi autorisant l'aide active à mourir, il a censuré une loi qui prohibait l'assistance au suicide dans un cadre professionnel, en tirant du principe de dignité de la personne humaine inscrit dans la constitution, dont il avait déjà inféré un droit au libre épanouissement de sa personnalité, un droit de choisir sa mort qui n'est pas limité aux maladies graves ou incurables. Le tribunal constitutionnel consacre un principe constitutionnel de droit de choisir sa mort, conduisant le législateur à essayer de suivre ce principe. Un travail est ainsi en cours sur une loi en la matière.

De manière plus détournée, il arrive que des juges constitutionnels se fondent sur des réserves d'interprétation pour inciter le Parlement à légiférer. La réserve d'interprétation est le cas dans lequel une juridiction constitutionnelle déclare une loi conforme à la constitution en précisant que cette déclaration de constitutionnalité s'opère sous réserve du fait que tel ou tel article est interprété de telle ou telle manière. Dans ce cas, le juge constitutionnel affirme que la loi doit être légèrement réécrite dans une direction précise. En l'occurrence, en Colombie, en 1997, la Cour constitutionnelle a créé une cause d'irresponsabilité pénale en matière d'euthanasie, tout en invitant le Parlement à légiférer sur la question. En 2000, le Parlement a réagi, à l'inverse, en prohibant, de façon générale, l'euthanasie. En 2015, le ministre de la Santé a adopté un acte qui légalisait, en pratique, l'euthanasie, contre la loi. En 2021, la Cour a déclaré que la loi pénale prohibant l'euthanasie était conforme à la Constitution, sous réserve qu'en soit exclu l'acte réalisé avec le consentement du malade quel que soit l'avancement de la maladie, tout en invitant de nouveau le Parlement à légiférer pour mieux protéger le droit de mourir dans la dignité.

Enfin, la manière encore plus douce d'agir consiste à moduler dans le temps les effets d'une décision. Des juridictions constitutionnelles ont la possibilité de déclarer une loi contraire à la constitution, tout en repoussant dans le temps les effets de la décision, en particulier pour laisser au Parlement le soin de légiférer dans l'intervalle. Ce choix a été privilégié au Canada. En 2015, la Cour suprême a jugé que la prohibition pénale de l'aide à mourir méconnaissait le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité des personnes, tel qu'il est garanti par l'article de la Charte canadienne des droits et libertés, en tant qu'elle privait de cette aide certaines catégories de maladies. La Cour a repoussé d'un an puis de quatre mois les effets de sa décision ; dans l'intervalle, le Parlement a adopté une loi se conformant à la décision de la Cour.

Enfin, la quatrième configuration est celle dans laquelle la réforme procède de la juridiction elle-même en raison de l'inertie prolongée du Parlement, alors même que du temps lui avait été laissé pour aller dans cette direction. L'exemple nous est donné par la Cour constitutionnelle italienne dans l'affaire Marco Cappato. Marco Cappato était un ancien parlementaire européen activiste qui a volontairement accompagné en Suisse un célèbre disc-jockey victime d'un grave accident de voiture pour qu'il y bénéficie d'une assistance au suicide. De retour en Italie, il s'est rendu aux carabinieri au motif qu'il avait commis une infraction au regard du code pénal italien. Il souhaitait provoquer un grand débat sur l'aide à mourir. À l'occasion de son procès pénal, la question de la constitutionnalité de la loi pénale, qui fondait les poursuites à son encontre, a été soulevée. Dans ce cadre, la Cour constitutionnelle a rendu, en 2018, une première ordonnance, en principe provisoire, mais qui fixait déjà un certain nombre d'éléments. Dans le débat entre liberté de s'auto-déterminer et protection de la vie humaine, cette ordonnance invitait à reconnaître des causes d'irresponsabilité pénale lorsque la pathologie était incurable et les souffrances intolérables, quand le maintien en vie était artificiel et la capacité de prendre des décisions libres et conscientes néanmoins maintenue. La Cour constitutionnelle indiquait que, dans ce cas de figure, il convenait de créer une cause d'irresponsabilité pénale, sans elle-même trancher la question, mais en repoussant d'un an la décision. La Cour affirmait que sa décision n'était que provisoire, laissant un an au Parlement pour légiférer. Après un an, le Parlement n'avait cependant pas légiféré. En 2019, la Cour a donc rendu une décision définitive, constatant l'inertie prolongée du législateur et notant que le loi pénale était inconstitutionnelle en tant qu'elle ne prévoyait pas une exception dans le cas de figure identifié un an plus tôt.

Je passe rapidement sur le fait qu'en 2022, le même Mario Cappato a sollicité un référendum abrogatif d'initiative populaire. Cette procédure permet de demander l'abrogation d'une disposition législative par référendum. La Cour a bloqué le référendum, qui portait non plus sur l'assistance au suicide, mais sur l'euthanasie.

La Cour italienne, dans ce cas précis, a écrit la loi sur l'assistance au suicide du fait de l'inertie du Parlement. Elle a évité que la loi n'évolue en matière d'euthanasie. Il s'agit d'un cas extrêmement intéressant où la Cour constitutionnelle, en l'occurrence, a fait « cavalier seul ».

Mme Émilienne Poumirol. - Je m'interroge sur la place de cette audition aujourd'hui en commission. Un travail est en effet en cours dans le cadre de la mission sur les soins palliatifs. Je ne reviens donc pas sur le fond de la question, qui apparaît extrêmement complexe. J'espère que nous pourrons bientôt discuter d'un texte législatif en la matière.

En revanche, une phrase de Mme Bénédicte Boyer-Bévière m'a fait sursauter. Je la juge extrêmement choquante. Vous affirmez que, par manque de places à l'hôpital, il existe un risque que les soignants décident de tuer des patients pour libérer des places. Ce discours est intolérable. J'y vois une insulte à la profession médicale et aux professions de santé.

Mme Bénédicte Boyer-Bévière. - Je n'ai pas tenu ces propos. Simplement, lorsque le nombre de lits en soins palliatifs est limité, il y a à répondre de la situation. L'hôpital fonctionne à sa manière. De nouveaux patients sont attendus. Que faire ? Pendant la crise épidémique de covid-19, des situations intolérables ont par exemple eu lieu. Même si ces situations sont insupportables, elles existent. Je juge indispensable de les prendre en considération pour que le législateur et l'État interviennent, afin de mettre à disposition l'ensemble des moyens nécessaires à la fin de vie.

Mme Émilienne Poumirol. - Nous sommes tous conscients de l'absence d'un nombre suffisant de places en soins palliatifs. Vous ne pouvez pas pour autant affirmer qu'un médecin, en conscience, triera les patients.

Mme Bénédicte Boyer-Bévière. - Tels ne sont pas mes propos. Simplement, un service doit être géré.

Mme Catherine Deroche, présidente. - Concernant la première remarque d'Emilienne Poumirol, je rappelle que la mission confiée à Christine Bonfanti-Dossat, Corinne Imbert et Michelle Meunier est la suite de la mission qu'elles avaient menée sur les soins palliatifs, intitulée désormais « mission sur la fin de vie ». Un texte sera proposé le Président de la République l'a en tout cas affirmé.

La loi à venir est fréquemment présentée comme la suite de la loi Léonetti-Claeys. Selon moi, elles sont totalement différentes. La loi Léonetti-Claeys porte sur la sédation profonde et continue jusqu'au décès en cas de mort imminente à court terme, pour soulager les souffrances. Beaucoup de personnes et leurs familles souhaitent en effet éviter l'acharnement thérapeutique et bénéficier d'une mort apaisée. Je n'apprécie pas, par conséquent, que le texte à venir soit considéré comme la suite de la loi Léonetti-Claeys et je pense que Jean Léonetti ne l'apprécie guère davantage. Il s'agit d'un texte différent, qui consiste à répondre à une mort choisie par nos concitoyens.

Mme Michelle Meunier. - Je suis une des corapporteures de cette mission d'information. L'audition de ce matin complète, voire complexifie, les auditions précédentes. La semaine dernière, un philosophe a indiqué que la loi ne pourrait pas être consensuelle. Nous en sommes conscients. Il appartiendra aux politiques de prendre leurs responsabilités.

Je souhaite questionner Julien Jeanneney. Les Belges n'ont pas légalisé, mais dépénalisé, l'euthanasie. Quelle est la différence ?

Mme Corinne Imbert. - J'ai quelques questions courtes à vous poser. De votre point de vue de juristes, l'acte d'euthanasie est-il un soin ? Quelle est votre définition d'une mort naturelle ? Quelles conséquences juridiques la liberté de demander sa mort au nom de la dignité est-elle susceptible d'engendrer ? Quels sont les risques de « pente glissante » ?

Mme Valérie Depadt. - L'euthanasie est un acte qui consiste à injecter un produit létal afin que la personne décède. Il ne s'agit évidemment pas d'un soin, dans le sens où il ne s'agit pas d'une mesure de confort. Il s'agit d'une façon de mettre fin à des souffrances auxquelles il est impossible de mettre fin par ailleurs lorsqu'une personne est condamnée.

Dans le contexte dans lequel nous nous inscrivons, une mort naturelle est une mort qui s'oppose à une mort provoquée par une substance injectée.

Mme Catherine Deroche, présidente. - En Belgique, la personne est considérée comme décédée de mort naturelle.

Mme Valérie Depadt. - Selon moi, il ne s'agit pas d'une mort naturelle. Dans une mort naturelle, l'organisme cesse seul de fonctionner. Lorsqu'un produit est injecté pour faire cesser le fonctionnement de l'organisme, il ne s'agit pas d'une mort naturelle.

Mme Catherine Deroche, présidente. - Je pense que l'objectif, en Belgique, est d'éviter des poursuites.

Mme Valérie Depadt. - Par ailleurs, la dignité peut être définie comme notre égale appartenance à l'humanité. Parmi les arguments recensés, néanmoins, le respect de la dignité selon que l'acte létal est ou non autorisé reste totalement subjectif.

Enfin, concernant le risque de « pente glissante », il est certain que la loi ne répondra pas à l'ensemble des situations. Certaines personnes se verront refuser l'éventuel droit tel qu'il sera défini. Elles pourront défendre leurs positions notamment vis-à-vis des juridictions, en invoquant une stigmatisation ou une inégalité des droits. Selon une logique juridique, il existe un risque d'extension des décisions du législateur, certaines personnes non concernées par le dispositif pouvant faire valoir une inégalité de traitement.

M. Julien Jeanneney, professeur de droit public à l'université de Strasbourg. - La dépénalisation fait en sorte qu'un comportement incriminable devient libre, au sens du principe général de liberté en droit pénal qui rend possible de punir qu'à raison de ce qui a été explicitement interdit. Si, par une loi, vous décidez que le code pénal ne punit plus un comportement, ce comportement rentre dans le champ général des très nombreux comportements relevant du principe général de liberté. De son côté, la légalisation peut croiser partiellement la dépénalisation. Elle conduit à ce qu'une loi autorise explicitement les individus à agir d'une certaine manière, avec tout ce que permet une loi ; il ne s'agit pas uniquement de prévoir l'autorisation, mais également les conditions de l'autorisation. La dépénalisation fait basculer la pratique vers le champ général d'un principe de liberté ; la légalisation permet de fixer critères, conditions et procédures.

Nous pouvons considérer, par ailleurs, que la liberté serait accrue par la possibilité donnée aux individus d'accéder aux fins de vie dont il est question. En revanche, les contours juridiques de la dignité sont extrêmement vagues. La charge politique et morale y est extrêmement importante. Le fait d'invoquer la dignité ne me semble pas, par conséquent, aboutir à une solution toute prête qu'il serait facile de déduire de ce principe de dignité. En effet, il est tout à fait possible d'invoquer la dignité au soutien de l'idée selon laquelle il convient de permettre aux individus de choisir les conditions dans lesquelles ils souhaitent mourir, en particulier pour ceux qui, dans le cas contraire, subiront des souffrances atroces. À l'inverse, des personnes considéreront qu'il est indigne de rendre possible l'autorisation par l'État d'un acte positif conduisant à la mort des individus. À cet égard, je ne suis pas certain que le principe de dignité, même incontournable, vous soit d'une grande aide.

Enfin, le risque de « pente glissante » est un argument plus politique que juridique. Ma réponse de juriste consiste à vous rappeler que vous êtes les législateurs. Si vous prenez une décision, vous pourrez ensuite faire évoluer le droit ponctuellement sur des points précis, en y réfléchissant au préalable. L'idée selon laquelle le blocage d'une évolution permettrait de se prémunir contre le risque d'une évolution néfaste ultérieure me semble faible, dans la mesure où le législateur, dans quelques années, pourra, dans tous les cas, avancer beaucoup plus rapidement qu'aujourd'hui s'il le souhaite.

Mme Catherine Deroche, présidente. - Je vous remercie.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 12 h 25.