Mardi 23 mai 2023

- Présidence de M. Gilbert-Luc Devinaz, président -

La réunion est ouverte à 16 h 30.

Audition de Mme Anne Rigail, directrice générale d'Air France

M. Gilbert-Luc Devinaz, président. - Nous poursuivons les travaux de notre mission d'information sur le développement d'une filière de biocarburants, carburants synthétiques durables et hydrogène vert en recevant cet après-midi Mme Anne Rigail, directrice générale d'Air France. Je salue également les trois personnes qui l'accompagnent : M. Vincent Etchebehere, directeur en charge du développement durable et des nouvelles mobilités, M. Antoine Laborde, directeur des achats carburants, et M. Aurélien Gomez, directeur des affaires parlementaires et territoriales d'Air France.

Je rappelle que cette réunion est captée et diffusée en direct sur le site Internet du Sénat, sur lequel elle pourra ensuite être consultée en vidéo à la demande.

Madame la Directrice générale, Messieurs, notre mission d'information comprend des membres issus de différentes commissions, qui représentent l'ensemble des groupes politiques du Sénat.

Le développement des filières de biocarburants, de carburants synthétiques durables et d'hydrogène vert sera l'un des éléments importants de la décarbonation des transports, et donc l'une des voies pour atteindre les objectifs ambitieux que s'est assignés l'Union européenne au travers du pacte vert et du paquet « Ajustement à l'objectif 55 ».

Nous savons que le secteur aérien présente des contraintes particulières au regard des enjeux de décarbonation. Les carburants d'aviation durables sont ainsi au centre des attentions, tant à l'échelon national qu'à l'échelon européen. Par ailleurs, l'hydrogène en tant que tel donne lieu à un certain nombre de recherches et de projets industriels.

Ces évolutions ne seront pas neutres, ni du point de vue industriel, ni du point de vue logistique pour les plateformes aéroportuaires, ni du point de vue du coût d'approvisionnement en carburant pour les compagnies aériennes, et donc aussi - peut-être - pour le client final. Nous avons compris que la question du prix de ces carburants est un sujet de discussion entre les compagnies aériennes et les producteurs. Encore faut-il que ce fameux carburant d'aviation durable soit disponible en quantité suffisante, là où les compagnies en ont besoin.

Récemment, dans le cadre d'un partenariat entre Air France - KLM, Aéroports de Paris, Total Énergies et Airbus, un vol Air France a décollé de l'aéroport de Paris-Charles de Gaulle à destination de Montréal, en emportant pour la première fois dans ses réservoirs du carburant aérien durable produit en France et incorporé à hauteur de 16 %, bien au-delà des cibles actuelles. Selon le communiqué de presse conjoint publié alors, « ce vol concrétise l'ambition commune des quatre groupes de décarboner le transport aérien et de développer une filière française de production de carburants aériens durables, prérequis indispensable à la généralisation de leur utilisation dans les aéroports français ».

Il nous importe donc d'avoir votre vision de ce dossier.

Notre rapporteur, Vincent Capo-Canellas, vous a adressé un questionnaire qui peut vous servir de guide, mais vous pouvez évidemment introduire votre propos comme vous le souhaitez. Vous pourrez nous transmettre ultérieurement des réponses écrites aux questions qui vous ont été adressées.

Mme Anne Rigail, directrice générale d'Air France. - Je souhaite tout d'abord vous remercier pour cette invitation et saluer la création de cette mission d'information.

Notre stratégie de décarbonation repose sur quatre leviers : le renouvellement des appareils, l'éco-pilotage, le développement de l'intermodalité et enfin l'utilisation de carburants d'aviation durables. Ces derniers sont la clé de notre stratégie de décarbonation et joueront un rôle essentiel pour assurer la durabilité du transport aérien dans les années à venir. J'insisterai, dans un deuxième temps, sur les conditions nécessaires pour déployer notre stratégie et garantir notre autonomie énergétique, ce qui implique le développement d'une filière européenne et française de carburants d'aviation durable, dans des conditions économiquement viables.

Les carburants d'aviation durables, souvent appelés SAF (Sustainable Aviation Fuel), occupent une place centrale dans la trajectoire de verdissement de notre secteur dont je rappelle qu'il est vital pour notre économie ainsi que pour le rayonnement et l'attractivité de notre pays et de l'Europe. Il englobe, d'une part, la filière industrielle de production d'avions, de motorisations et de carburants. D'autre part, le coeur de la mission d'Air France-KLM est de connecter nos territoires au reste du monde grâce aux deux hubs européens de Roissy et Schiphol. En tant que compagnie aérienne, nous sommes en contact direct et quotidien avec les passagers et pouvons témoigner de leur désir de continuer à voyager, tout en respectant les exigences de la transition écologique. L'ensemble de notre secteur s'est engagé dans une trajectoire ambitieuse à l'horizon 2050, conformément au cadre normatif européen. Le règlement ReFuelEU Aviation sur lequel un compromis vient d'être adopté constitue notre référence. Les carburants d'aviation durables représentent, à eux seuls et dans tous les scénarios, plus de 50 % des efforts de décarbonation du secteur aérien français d'ici 2050. Ils ne sont donc pas un simple levier transitoire, mais une solution à long terme qui perdurera, sauf rupture technologique majeure, bien au-delà de 2050. Bien entendu, nous encourageons les projets actuels d'aviation électrique ou à hydrogène, mais ceux-ci ne concernent que les vols courts et moyen-courriers. Les carburants d'aviation durables demeurent donc le principal levier de réduction des émissions pour les vols long-courriers qui, je le rappelle, constituent 80 % des émissions de COd'un groupe comme Air France-KLM et de la compagnie Air France. Nous avons, dans une trajectoire volontariste et ambitieuse, d'ores et déjà décidé au niveau du groupe d'Air France d'incorporer, dès 2030, 10 % de carburants durables sur tous nos vols. En 2030, le mandat d'incorporation européen sera de 6 % sur un périmètre restreint aux vols qui partent de l'Europe. Si nous nous étions limités à cette exigence, cela aurait représenté environ 3,5 % d'incorporation sur l'ensemble des vols que nous opérons et nous nous sommes donc fixé un objectif trois fois supérieur. Je rappelle que le mandat d'incorporation européen va fortement augmenter entre 2030 et 2035, date à laquelle il atteindra 20 % au niveau de l'Union européenne. L'enjeu est ainsi concret, à très court terme, et nous nous y attelons au quotidien.

Nous avons aujourd'hui besoin de sécuriser nos approvisionnements et avons signé des contrats fermes avec des producteurs de SAF aux États-Unis et en Finlande. Nous sommes également en discussion avec des acteurs français et néerlandais pour développer nos achats à partir de ces deux pays et, en décembre dernier, nous avons conclu un protocole d'accord avec TotalEnergies pour la fourniture de 800 000 tonnes de biocarburants durables sur une période de 10 ans à partir de 2023. Nous travaillons également avec Engie sur un projet de carburant aéronautique durable en France.

Notre conviction que les SAF représentent un levier stratégique n'est pas nouvelle puisqu'Air France a effectué son premier vol avec du carburant durable non pas vers Montréal, mais sur notre territoire en 2011. Entre 2014 et 2016, 78 vols de Paris vers Nice et Toulouse ont incorporé 10 % de biocarburants durables : l'objectif de ces deux années d'expérimentation était de vérifier que l'utilisation des SAF n'avait aucun impact sur les avions, n'endommageait pas les moteurs et ne posait pas de problèmes d'opérations au sol ni de sécurité des vols. Engagés depuis longtemps en faveur du développement d'une filière française pour répondre à nos besoins, nous sommes cependant très inquiets quant à la capacité des entreprises européennes et françaises à produire les volumes nécessaires de SAF. Nous pensons que la France, en tant que pays aéronautique, doit être à l'avant-garde de ce secteur, et il est vital d'éviter que la France et l'Europe soient dépassées dans la compétition mondiale que se livrent les producteurs de SAF. Aujourd'hui, la carte de la production de ces carburants commence à se dessiner. Aux États-Unis, l'Inflation Reduction Act (IRA) stimule des investissements massifs dans cette filière dont l'objectif est d'assurer l'autonomie de l'aviation américaine alimentée à 100 % par des SAF d'ici 2050. Air France-KLM a des projets en cours aux États-Unis qui représentent une production de 9 millions de tonnes de SAF d'ici 2030, soit quatre fois plus qu'en Europe, ce qui permet de constater un différentiel significatif. L'Europe s'efforce de prendre de l'avance en lançant le Green Deal et en établissant un cadre normatif pour les mandats d'incorporation. Cela ne fonctionnera pour nous que si nous disposons également d'une politique d'investissement plus massif.

Pour vous donner quelques ordres de grandeur, en 2022, le groupe Air France KLM a incorporé 41 000 tonnes de SAF. Cette consommation, qui va progressivement augmenter, représente aujourd'hui 17 % de la production mondiale alors que le trafic Air France-KLM est en deçà de ce pourcentage : cela illustre notre volonté de stimuler la demande et d'aller au-delà de la moyenne mondiale. Pour qu'Air France-KLM puisse atteindre à l'horizon 2030 son objectif de 10 % d'incorporation sur tous les vols, nous avons besoin d'un million de tonnes de SAF par an, soit 7 à 8 % de la production mondiale identifiée à ce jour. La filière reste donc à construire puisque la production mondiale ne représente qu'une fraction très faible des besoins à venir. Si l'on projette la production européenne et anglaise à l'horizon 2030, nous disposerons d'environ 2,5 millions de tonnes de SAF par an ; or les seuls mandats d'incorporation européens et anglais en nécessitent 3 à 4 millions de tonnes par an. J'ajoute que pour suivre une trajectoire crédible, il faut aller largement au-delà de ces mandats. En France, selon les informations dont nous disposons, la production planifiée de SAF est aujourd'hui limitée à environ 300 000 tonnes par an à partir de 2024, et il est donc nécessaire de la massifier.

Nous pensons également que les carburants durables offrent une opportunité de développer un actif de souveraineté énergétique et industrielle en Europe et en France. Nous saluons les objectifs du Gouvernement visant à accélérer le développement de l'industrie verte à travers des projets de loi en préparation ou des dispositions fiscales qui pourraient figurer dans le prochain projet de loi de finances. Nous pensons que le développement de cette filière est également une opportunité pour créer des emplois et de la valeur. C'est aussi une opportunité de synergie entre les mondes industriels et agricoles, car une partie des carburants durables peut être produite à partir de résidus agricoles et forestiers, et d'une filière qui se rattache à l'économie circulaire puisqu'une partie des carburants durables peut être issue du recyclage de déchets. Par ailleurs, la production de carburants synthétiques devra s'appuyer sur la filière hydrogène.

Il est évident que les investissements doivent être réalisés dans les années à venir si nous voulons entrer dans le marché international de cette nouvelle filière. Nous attendons donc un véritable plan français pour le développement des SAF qui sera un atout pour la compétitivité économique de la France et des acteurs du secteur aérien français. Cela ne signifie pas que 100 % de nos approvisionnements doivent provenir d'Europe ou de France : c'est d'ailleurs impossible puisque la moitié de nos vols décollent depuis l'étranger, cela n'aurait pas de sens. Pour autant, nous n'imaginons pas dépendre totalement ou d'un pourcentage très élevé d'un approvisionnement hors de France : il serait absurde de transporter du SAF d'un continent à l'autre pour pouvoir l'utiliser dans nos aéroports.

Un groupe de travail de haut niveau a été mis en place le 14 février dernier, sous l'égide des ministres concernés, et il doit être prolongé par des annonces du Gouvernement lors du Salon du Bourget fin juin 2023. La création d'un dispositif de soutien à l'achat des SAF - qui fait défaut aujourd'hui en Europe - est indispensable pour assurer la viabilité du marché des biocarburants. À elle seule, l'obligation d'incorporation ne suffit pas à stimuler la demande et à favoriser le développement de cette filière dans des conditions soutenables : il nous paraît nécessaire de compléter ces mesures par des mécanismes qui permettraient, au moins temporairement, de réduire l'écart de prix entre les biocarburants et les carburants fossiles.

Pour les acheteurs de biocarburants durables (SAF) que nous sommes, le prix du marché des biocarburants de type HEFA - à partir d'huiles usagées - est actuellement environ trois fois supérieur à celui du kérosène fossile et cinq fois plus élevé dans le cas du mandat français. Le prix du marché des fiouls synthétiques qui devront prendre le relais des biocarburants n'est pas encore établi, mais on estime qu'il pourrait représenter jusqu'à huit fois le prix du kérosène. Or l'achat de kérosène représente environ 20 à 30 % des coûts d'une compagnie aérienne et, par conséquent, l'incorporation de SAF va représenter une part significative de leurs coûts en 2023. Pour le seul groupe Air France, comprenant Air France, Hop et Transavia, le surcoût sera supérieur à 100 millions d'euros en 2023 et dépassera le milliard d'euros dès 2030 en respectant l'objectif dont je vous ai parlé. Ce montant s'ajoute aux coûts du système d'échange de quotas d'émission (ETS), qui augmentent progressivement : ils dépasseront pour le groupe Air France les 100 millions d'euros en 2023 et, selon nos projections, atteindront environ 500 millions d'euros en 2030. Bien entendu, faute d'accompagnement adéquat, ces sommes peuvent avoir un impact non négligeable sur le prix des billets d'avion.

On a pu entendre que cet impact se limiterait à quelques euros, mais ce n'est pas le cas. En prenant l'exemple classique d'un vol aller-retour entre Paris et New York avec une incorporation de 20 % de SAF - aujourd'hui facturé en France à 5 000 euros la tonne - le surcoût pour un passager sur le billet aller-retour serait de 175 euros. Avec un prix de la tonne de SAF autour de 3 500 euros, ce qui correspond à la moyenne mondiale, le surcoût serait de 120 euros. Ce montant n'est pas insupportable, mais il n'est pas non plus anecdotique et l'intégralité de ce surcoût ne pourra pas être répercutée sur le prix des billets. En effet, nous sommes dans une industrie extrêmement concurrentielle. En particulier, les compagnies du Moyen-Orient, via Istanbul et les Émirats, bénéficient déjà d'un écosystème favorable ainsi que d'une structure de coûts avantageuse. Nous avons déjà subi les effets de cette concurrence en réduisant considérablement notre réseau vers l'Asie du Sud-Est. Nous savons qu'il y a un risque très élevé de contournement de l'Europe pour éviter les coûts liés au mandat d'incorporation et aux mécanismes européens : au-delà de nos pertes de marché, il en résulterait une importante fuite de carbone préjudiciable à l'objectif européen ultime de décarbonation. C'est pourquoi nous insistons autant sur l'importance d'instituer des réglementations mondiales.

Les textes européens prévoient aujourd'hui de compenser 70 % du surcoût des SAF par rapport au kérosène à travers un dispositif de « SAF allowances » qui accorderait des quotas carbone gratuits en cas d'incorporation de biocarburants. Compte tenu de la structure de notre réseau, ce mécanisme limité aux seuls vols intra-européens - qui ne représentent que 20 % de nos capacités et de nos émissions - nous paraît très insuffisant en volume. Il en va de même pour les compagnies européennes similaires à la nôtre : le périmètre intra-européen de cette mesure est trop restreint pour avoir un impact significatif, d'autant que nous devons faire face à une politique américaine ambitieuse, déjà en place et dont nous constatons déjà les effets. Par conséquent, nous estimons qu'il faut mettre en place des dispositifs nationaux - particulièrement en France - en faveur des vols extra-européens qui constituent l'essentiel de notre activité.

Aux États-Unis, selon nos informations sur l'IRA, les crédits d'impôt prévus doivent permettre de réduire à 30 % l'écart entre les prix des SAF et le kérosène. Ce différentiel est sans commune mesure avec celui qui subsiste en Europe : la tonne de biocarburants est facturée aux compagnies aériennes environ 5 000 euros, contre 3 500 euros en moyenne mondiale et 2000 euros aux États-Unis grâce au mécanisme de soutien à l'achat. Ce différentiel de prix est aggravé ou très influencé par la taxe incitative relative à l'utilisation d'énergie renouvelable dans le transport (TIRUERT) qui s'applique aux carburants d'aviation depuis 2022. Nous pensons que cette taxe est assez contre-productive, parce qu'elle est intervenue dans un marché qui n'était pas mature : elle a pour effet de fixer une forme de prix de vente et génère un fort effet inflationniste, sans vraiment garantir des approvisionnements permettant l'incorporation réelle de carburants durables. Nous n'avons pas besoin de cette taxe, et nous l'avons prouvé, pour incorporer du carburant durable puisque nous allons déjà bien au-delà des mandats réglementaires en France ou en Europe.

Par conséquent nous souhaitons la mise en place de mécanismes du type CFD (contrats pour différence) qui permettraient de prendre en charge une partie des surcoûts des SAF produits en France, en s'inspirant, par exemple, de ce qui a été largement pratiqué pour développer le biogaz. Ces dispositifs pourraient être financés par tout ou partie des recettes tirées des quotas d'émissions carbone dont les montants vont s'accroître significativement dans les années à venir, surtout en raison de la suppression des quotas gratuits.

Je conclus en rappelant la nécessité pour notre filière industrielle stratégique d'accompagner la transition énergétique : nous attendons avec intérêt les recommandations de mission, tandis que la Première ministre a récemment confirmé qu'un plan d'action concret pour le secteur aérien sera présenté au Bourget en juin prochain.

M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - Merci, Madame la Directrice générale, d'être venue devant la mission pour porter la voix de la compagnie Air France et du groupe Air France-KLM, qui est un acteur majeur du transport aérien auquel nous sommes particulièrement attachés. Merci également pour votre engagement en faveur de la décarbonation et de nous avoir rappelé ses enjeux majeurs pour l'ensemble de la filière ainsi que la nécessité de trouver des solutions.

J'ai noté la phrase dans laquelle vous exprimez votre inquiétude quant à la capacité européenne et française à produire le volume nécessaire de biocarburants, ce qui reflète bien les préoccupations exprimées jusqu'à présent devant notre mission d'information.

J'ai également relevé un certain nombre de points abordés dans votre intervention, très complète. Peut-être pourrions-nous commencer, sans trop nous flageller, par évoquer les comparaisons internationales : le compromis européen réalisé à ce stade vous donne-t-il suffisamment de visibilité ? Appelleriez-vous à une politique plus volontariste puisque vous soulignez votre volonté d'aller au-delà des exigences européennes en termes de mandats d'incorporation ?

Ensuite, nous nous interrogeons sur la divergence entre la production de SAF - où nous sommes loin de l'autosuffisance - et les mandats d'incorporation. Les entreprises étrangères qui fournissent des biocarburants ou des carburants synthétiques indiquent que dans d'autres pays, elles n'ont pas de difficultés à se procurer de la biomasse ou des matières premières, du moins à ce stade, pour en fabriquer. Quel est votre regard à ce sujet ? Nous percevons bien votre volonté de décarbonation, mais quels sont vos constats et vos propositions sur les dispositifs européens et français ainsi que sur la façon d'adapter l'offre à la demande ? J'ai noté l'écart que vous mentionnez entre la production actuelle et les besoins qui sont largement supérieurs, ne serait-ce que pour la France et la Grande-Bretagne qui ont besoin de 3 à 4 millions de SAF par an. En l'état actuel de la concertation qui devrait déboucher sur des annonces du Gouvernement, quelles sont vos demandes ? J'ai noté, à travers vos propos, un certain nombre de pistes, mais pourriez-vous préciser à notre mission sénatoriale vos attentes et vos suggestions, car nous souhaitons que des solutions soient rapidement trouvées.

Enfin, les entreprises pétrolières font état de négociations avec les compagnies aériennes et de difficultés pour trouver un accord sur le prix des SAF. Il faut donc créer les conditions pour que la demande et l'offre puissent se rencontrer, tout en prenant en compte les investissements nécessaires à la production de biocarburants dont les fabricants nous disent qu'ils atteignent des sommes colossales.

Mme Anne Rigail. - Si les volumes nécessaires de SAF sont produits, nous en serons les premiers ravis. Notre première demande est de compléter les dispositifs de soutien à l'offre et des mandats d'incorporation par un soutien à l'achat de SAF. La perspective du maintien du prix des carburants durables à 5 000 euros la tonne en France nous inquiète vivement, car elle nuirait à notre compétitivité et nous ne pourrions pas maintenir notre activité de hub, qui est essentielle pour notre survie économique. Tel sera le cas si, en passant par Paris plutôt que par Istanbul - aux frontières de l'Union européenne -, le prix du billet d'avion est une centaine d'euros plus cher. Il faut donc réduire l'écart entre le kérosène conventionnel et le SAF, au moins temporairement. Bien entendu, il faudra continuer à développer la recherche-développement (R&D) et apporter des aides à la production, car celle-ci nécessite effectivement des investissements massifs sur le long terme. Les délais de construction d'une usine s'élèvent au moins à 5 ans et la visite de l'usine du groupe finlandais Neste à Rotterdam confirme que les décisions prises aujourd'hui conditionnent notre capacité à atteindre les mandats d'incorporation de SAF et de décarbonation. Je ne suis pas convaincue que de nombreuses compagnies dans le monde adopteront des standards aussi élevés que les nôtres, ce qui limitera le signal de verdissement dans le secteur aérien. L'autre risque est que nous finissions par acheter massivement des SAF à l'étranger : aujourd'hui, nous contractons déjà de manière significative pour acheter des produits aux États-Unis pour répondre aux demandes de nos clients corporate qui souhaitent minimiser leur empreinte carbone. La logique concurrentielle nous amène ainsi à nous procurer des SAF conformes à la réglementation européenne - qui n'entrent pas en concurrence avec l'alimentaire - mais qui sont proposés à des coûts bien inférieurs. Les mécanismes de type CFD peuvent nous y aider.

M. Antoine Laborde, directeur des achats carburants d'Air France. - Un des points très importants pour que cette filière se mette en place est d'avoir une visibilité sur le long terme.

On a attendu très longtemps les réglementations européennes et celles-ci ne sont finalisées que depuis quelques semaines. Or, les acteurs ont attendu la décision finale pour évaluer l'opportunité d'investir des sommes très importantes pendant une longue période. Une grande partie de l'équation économique dépendra, pour eux, du prix et de l'approvisionnement à long terme en électricité ainsi qu'en biomasse. Il y a donc de nombreux éléments à mettre en place pour sécuriser, d'une part, les producteurs et, d'autre part, les compagnies aériennes qui souhaitent s'engager dans des contrats durables.

Aux États-Unis, les aides d'État sont garanties sur des périodes très longues - au-delà de 10 ans - ce qui permet aux fabricants d'établir des prix fixes et de contractualiser à long terme, ce qui est actuellement impossible en Europe. Comme vous l'avez mentionné, les entreprises pétrolières ont certaines difficultés à s'entendre avec les compagnies aériennes : les producteurs de SAF ne sont pas en mesure de nous fournir un prix, car ils n'ont pas de visibilité sur les aides gouvernementales ni sur le prix de la biomasse ou de l'électricité. C'est pourquoi les acteurs s'observent et restent aujourd'hui dans l'expectative. Nous espérons que des clarifications sur les aides à l'investissement seront annoncées lors du salon Bourget, ainsi que des mécanismes de stabilisation du prix de l'électricité, qui est un élément crucial pour la production de carburants synthétiques.

M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - Pouvez-vous nous apporter des précisions sur les mécanismes de CFD ?

M. Antoine Laborde. - L'application aux SAF du mécanisme des CFD fait aujourd'hui l'objet de discussions, en particulier au Royaume-Uni. L'idée principale est de garantir un prix minimum aux producteurs de SAF sur le long terme, ce qui leur permet de s'engager dans la fabrication. Parallèlement, cela permet aux compagnies aériennes de connaître à l'avance le prix d'achat sur lequel elles peuvent s'engager, éventuellement avec une subvention pour rendre ce prix abordable pour elles : les CFD offrent donc une visibilité à long terme. Je précise que les SAF auront des coûts de production très différents selon leur nature - carburants synthétiques, HEFA ou carburants à base de déchets agricoles ou forestiers - ce qui complique le raisonnement sur un prix unique final.

M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - Vous évoquez les différentes catégories de carburants : la réglementation européenne est-elle claire sur ce point ? D'autre part, je ne vois pas bien comment on peut envisager des mécanismes de fixation des prix et de soutien financier sans leur donner ici encore une dimension européenne ? Ce sujet est-il en débat aujourd'hui ?

M. Antoine Laborde. - Je précise qu'aujourd'hui, le carburant HEFA issu d'huile usagée constitue 99 % de la production de biocarburants d'aviation. Puis interviendront des mandats spécifiques sur l'incorporation de carburants synthétiques à partir de CO2 et d'hydrogène et, à partir de 2030, une véritable augmentation de la production de ces carburants synthétiques sera nécessaire. À ma connaissance, pas ou peu d'usines de production de ces carburants synthétiques ont passé le stade de décisions d'investissement.

M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - Dans ce domaine, les mandats portent-ils sur des volumes suffisants pour susciter une production de carburants synthétiques ?

M. Antoine Laborde. - Les mandats sur les e-fuels nous paraissent suffisamment ambitieux et vont devenir un vrai défi à l'horizon 2030.

M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - Certains distributeurs du secteur pétrolier nous disent qu'il faut des mandats plus élevés pour susciter une filière de production : je me fais ici l'écho de leurs affirmations simplement pour tirer les choses au clair.

Mme Anne Rigail. - Tout dépend peut-être de la taille des acteurs pétroliers dont nous parlons, mais, de notre point de vue, les sous-quotas européens sur les e-fuels sont les bienvenus, car on sait très bien que la biomasse n'a qu'un potentiel très limité en volume, même si les biocarburants sont nécessaires pour assurer la transition. Le développement des projets de carburants synthétiques en Europe et aux États-Unis est aujourd'hui très insuffisant : des initiatives sont prises, mais elles n'en sont qu'au stade de la R&D. Les grands acteurs pétroliers ont sans doute tendance à prioriser les marchés où se profilent de très gros volumes d'achats, mais, pour les compagnies aériennes, les mandats européens représentent des quantités très significatives au regard de notre capacité à sécuriser notre approvisionnement : on se retrouve donc un peu dans la problématique de l'oeuf et la poule. Je ne vois pas clairement aujourd'hui quels mécanismes permettraient de sécuriser les quotas d'incorporation de carburants durables : ils suivront à partir de 2030 une trajectoire de croissance très importante et la biomasse n'y suffira pas. Aujourd'hui, nous souhaitons une régulation des prix sur le marché de l'HEFA, mais ce dernier va rapidement atteindre un plafond en volume.

M. Antoine Laborde. - En complément, je fais observer que les mandats d'incorporation d'e-fuel portent sur une technologie qui n'a jamais été déployée à grande échelle.

M. Vincent Segouin. - D'après mes calculs, l'incorporation de 20 % de SAF à 5 000 euros la tonne entraînerait une hausse d'environ 175 euros sur un aller-retour New York-Paris de 440 euros. Confirmez-vous qu'on atteindrait ainsi une augmentation de 40 % du prix du billet ?

Mme Anne Rigail. - C'est effectivement l'ordre de grandeur envisageable sur les billets d'entrée de gamme. Je précise que les vols entre Paris et New York sont les plus nombreux en volume et leur tarification est parmi les moins chères. Je souligne devant votre mission d'information qu'il n'est pas possible de se contenter de répercuter aux clients les coûts de décarbonation. Certes, nous avons adopté une posture de transparence et, dès janvier 2022, nous avons annoncé à nos clients l'introduction d'une surcharge pour couvrir l'incorporation de carburants durables. Il s'agissait pour nous d'ancrer dans les esprits que le transport aérien coûte naturellement plus cher pour financer la transition. J'observe qu'aujourd'hui, on atteint 24 euros de surcharge en classe affaires et 8 euros en classe économique sur des long-courriers : cela peut paraître une petite somme, mais elle correspond à un peu plus de 1 % d'incorporation de carburants durables. Il faudra au moins multiplier par dix ce montant en 2030 et par 70 en 2050. Ces niveaux élevés suscitent des craintes et notre ambition est de ne pas réduire le transport aérien à une niche de voyageurs aisés, ce qui constituerait une régression en nous ramenant aux années 1990 ou même 1970. La vraie solution est de développer une production de carburants durables suffisamment mature pour proposer des volumes et des prix satisfaisants.

M. Vincent Etchebehere, directeur en charge du développement durable et des nouvelles mobilités d'Air France. - Il est important de rappeler que le secteur aérien est totalement globalisé, ultra concurrentiel et ne connaît pas de frontières : un passager qui veut aller de Stockholm à Los Angeles peut ainsi passer par Paris, Londres, Francfort ou Istanbul. Pour bien comprendre le mécanisme et les distorsions de concurrence qui peuvent découler des mandats européens, prenons l'exemple d'un trajet entre Nice et Singapour. Dans un premier cas, en passant par Paris, les mandats d'incorporation s'appliquent à chaque étape sauf sur le retour de Singapour à Paris. En passant par Istanbul, le mandat d'incorporation européen s'appliquera sur la portion de trajet Nice-Istanbul, mais pas sur le reste du parcours, à savoir Istanbul-Singapour-Istanbul-Nice. Nous avons calculé que le surcoût passerait de 5 euros en classe économique à 33 euros sur la base d'un mandat d'incorporation de 6 % en 2030 et il atteindrait 110 à 120 euros en appliquant les objectifs majorés d'incorporation pour Air France. Une telle majoration pour les trajets relevant des normes européennes est extrêmement pénalisante, car le premier facteur de décision pour un client aérien, c'est le prix. Je rappelle qu'une grande partie de nos clients achètent leur billet sur des plateformes de voyage en ligne ou des comparateurs de prix : une différence de quelques euros a des effets considérables, car celle-ci peut vous reléguer du haut au bas de la liste, voire en deuxième page. C'est un facteur absolument déterminant qu'il faut prendre en considération pour éviter les baisses de compétitivité du pavillon français ou européen et les distorsions de concurrence.

M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - Sur ce point, quelles évolutions suggérez-vous ?

M. Vincent Etchebehere. - Deux mesures nous paraissent souhaitables. La première est d'harmoniser le plus possible les efforts de décarbonation au niveau international en franchissant un pas de plus que le niveau européen ou régional. La seconde est de réduire le différentiel de prix entre le kérosène et les SAF, en particulier pour les compagnies françaises et européennes soumises à des mandats d'incorporation exigeants.

M. Vincent Segouin. - Je souhaite rebondir sur vos propos qui nous alertent sur les risques de contournement de l'Europe. Je fais cependant observer qu'un certain nombre de nos concitoyens demandent aujourd'hui de plus en plus de décarbonation et veulent s'adresser aux entreprises vertueuses. Ne pensez-vous pas pouvoir utiliser la décarbonation comme un atout commercial ? Par ailleurs, quelles sont vos perspectives d'avenir sur l'hydrogène ?

Mme Anne Rigail. - Nous avons constaté chez nos clients des changements de comportement extrêmement importants sur les vols domestiques - pour motif personnel ou d'affaire - lorsqu'une alternative en train est possible. Après la pandémie, la chute des voyages d'affaires aller-retour dans la journée a été violente, avec une division par deux souvent liée à l'utilisation de la visioconférence. Tel a été le cas, par exemple, pour nos navettes entre Orly et Marseille.

Nous observons une diminution moins forte des clients qui effectuent des voyages plus longs qui s'étendent sur plusieurs jours. Par ailleurs, certaines entreprises, dans le cadre de leurs propres trajectoires de décarbonation, achètent par exemple du SAF : nous leur proposons des contrats d'approvisionnement qui leur permettent de réduire l'empreinte carbone générée par les déplacements de leurs collaborateurs.

Quelques rares clients individuels - nous avons eu récemment le cas d'un passager de première classe - achètent l'équivalent de 100 % de leur empreinte carbone en SAF. L'avenir nous dira si de tels gestes se généralisent, mais nous observons surtout un fort retour des voyages, et je souligne que les compagnies aériennes sont aujourd'hui confrontées à une pénurie d'avions et de pilotes par rapport à la croissance de la demande, principalement pour des motifs de loisirs. L'aspiration à des voyages décarbonés est très forte, mais elle ne fait pas baisser la demande : il s'agit donc pour nous de réviser nos processus de fonctionnement et d'utilisation d'énergie pour relever ce défi. Je fais observer que la forte appétence pour le voyage de loisir nous a surpris par rapport aux prévisions qui étaient faites pendant la crise Covid. Les clients souhaitent la décarbonation, mais ne sont pas prêts à payer les sommes élevées que nous avons évoquées.

M. Vincent Etchebehere. - En complément, je rappelle que notre position et notre volonté ne sont pas de diminuer nos objectifs d'incorporation de SAF. Bien au contraire, nous sommes allés encore plus loin que les exigences européennes, mais nous souhaitons pouvoir acheter des SAF à des prix compétitifs pour pouvoir atteindre cet objectif.

La décarbonation du secteur aérien n'est pas pour nous une option, mais un impératif de court et long terme dicté par l'urgence climatique, car les émissions du secteur aérien ont augmenté de manière constante et croissante - de 40 % entre 2005 et 2019 au niveau mondial. Pour sa part, le groupe Air France-KLM a réduit ses émissions de 6 % en valeur absolue sur la même période, mais nous avons estimé que ce rythme était insuffisant, d'où la fixation d'un nouvel objectif à l'horizon 2030 de réduction de 30 % des émissions par passager-kilomètre, ce qui correspond à une réduction absolue de 12 % pour la compagnie Air France.

M. Gilbert-Luc Devinaz, président. - Avez-vous pu évaluer le risque de détournement du trafic que vous avez mentionné en raison de la concurrence des pays du Golfe ou de l'Asie ? Il serait dommage que les mesures de verdissement européennes mettent en danger la survie économique de nos compagnies aériennes.

J'ai bien noté votre volonté de dépasser les mandats européens d'ici à 2030 et je voudrais vous demander si vous la prolongerez après 2030. Est-ce aussi un moyen, avant 2030, d'être bien positionné sur le marché des SAF ? Par ailleurs, il me semble bien que les États-Unis et l'Europe n'ont pas les mêmes exigences en matière de carburants d'aviation puisque les biocarburants de première génération ne sont pas bannis par les Américains.

Mme Anne Rigail. - Comme l'a indiqué Vincent Etchebehere, ne nous méprenons pas : nos observations sur la nécessaire réduction du prix des SAF ne visent absolument pas à réduire nos ambitions de décarbonation - bien au contraire - mais à résoudre l'équation financière à laquelle nous sommes confrontés. En ce moment, nous élaborons notre budget à cinq ans en tenant compte des 500 millions d'euros supplémentaires requis au titre des quotas carbone d'ici 2030, voire un milliard en incluant le surcoût des biocarburants durables.

Je voudrais également aborder le renouvellement de la flotte qui représente un milliard d'euros d'investissements par an. Nous avons poussé ce facteur de décarbonation à son maximum et, comme vous le savez, les constructeurs aéronautiques ont actuellement du mal à répondre à l'ensemble des besoins des compagnies aériennes. Air France-KLM a décidé d'accélérer ce renouvellement pour le porter à un rythme inédit, en pleine période de Covid, car c'était un levier immédiatement disponible. Il faut bien entendu trouver des financements exceptionnels et je rappelle qu'Air France avait par exemple traversé la crise de 2008 avec des niveaux d'investissement réduits. À l'inverse, nous recevons en ce moment entre 15 et 20 avions de la famille A320 par an et 7 à 8 de la famille A350.

Resterons-nous plus ambitieux que la réglementation européenne après 2030 ? Il le faudrait au vu des courbes de réchauffement et des scénarios à 1,5 ou 2 degrés. Nous sommes donc pris entre deux feux, avec la nécessité de trouver des volumes de SAF au moins compatibles avec la réglementation européenne. Au-delà de 2030, la réflexion porte sur le e- fuel, car les spécialistes s'accordent à dire que la biomasse sera alors insuffisante. L'enjeu est de pouvoir contractualiser, avec des énergéticiens ou des start-up, sur des projets de carburants synthétiques autant que possible français.

Par ailleurs, il est vrai que les États-Unis ont une acception des biocarburants d'aviation plus large et autorisent l'utilisation de biomasse en compétition avec l'alimentation, ce qui est prohibé en Europe. Je souligne cependant que les SAF que nous achetons aux États-Unis sont parfaitement conformes avec les normes européennes.

M. Aurélien Gomez, directeur des affaires parlementaires et territoriales d'Air France. - Je fais observer que le risque de contournement que vous évoquez est à la fois devant nous, mais aussi derrière nous : les effets du différentiel de compétitivité du pavillon français se traduisent dans les chiffres puisque celui-ci a perdu, depuis le début des années 2000, un point de parts de marché chaque année, y compris dans le trafic intérieur français. Un certain nombre de distorsions de concurrence, qui n'étaient pas liées à des problématiques de réduction des émissions de CO2, mais au contexte fiscal et réglementaire français, se sont traduites par des disparitions de compagnies aériennes et une perte globale de pertes de parts de marché du pavillon français. Il y a donc un vrai enjeu à assortir de protections aux frontières - qui existent dans d'autres secteurs - les mesures qui sont en train d'être mises en oeuvre à l'échelon national ou européen pour éviter les fuites de carbone.

Mme Anne Rigail. - Je complète ma réponse à votre question en indiquant que la problématique du contournement ne relève pas du fantasme des compagnies aériennes qui auraient peur de la concurrence, mais constitue une réalité tangible. Ainsi, nos parts de marché vers l'Asie du Sud-Est ont fondu, car ce réseau a été préempté par les hubs du Moyen-Orient ainsi que de Turkish Airlines, compagnie qui connaît la plus forte croissance au monde et inquiète même les compagnies du Golfe. Les détournements de trafic font partie de notre quotidien : sur certaines lignes, nous ne pourrons plus attirer que certains types de clients et n'avons plus accès aux flux de passagers les plus massifs qui se détournent des compagnies européennes en raison de leur sensibilité au prix. Par exemple, nous ne desservons plus Kuala Lumpur ni Jakarta, car nous ne pouvons pas viabiliser ces trajets.

M. Gilbert-Luc Devinaz, président. - Avez-vous pris connaissance du projet de loi sur l'industrie verte que vous avez mentionné dans votre propos introductif ?

M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - Au-delà de ce projet de loi, on a entendu un certain nombre de déclarations gouvernementales qui évoquent une taxation de l'aérien : qu'y répondez-vous ?

Mme Anne Rigail. - Notre réponse s'appuie sur les ordres de grandeur que nous vous avons fournis sur l'ampleur des financements que nous devons consentir pour le renouvellement des flottes, les quotas carbone et les SAF dont nous espérons que le surcoût par rapport au kérosène fossile sera réduit. Pour des compagnies aériennes dont le résultat net avoisinait l'an dernier 100 à 200 millions d'euros, et même si nous espérons que nos efforts de transformation vont pouvoir augmenter nos marges bénéficiaires, en aucun cas ces sommes, qui auront du mal à financer nos leviers de décarbonation, ne peuvent être compatibles avec l'alourdissement des prélèvements sur le secteur aérien. Nous sommes très favorables au développement du train et travaillons avec la SNCF pour favoriser les trajets intermodaux, mais notre équation financière deviendra totalement impossible à résoudre si l'aérien doit financer les investissements ferroviaires.

M. Vincent Segouin. - Ma toute dernière question porte sur l'hydrogène : y croyez-vous à moyen ou long terme ?

Mme Anne Rigail. - Le président-directeur général d'Airbus, Guillaume Faury, serait bien mieux placé que moi pour vous répondre sur l'avion à hydrogène. Cependant, je constate que tout le monde y croit à terme - même s'il y a énormément d'obstacles - et appelle cette solution de ses voeux. L'échéance de 2030 ou 2035, qui avait été annoncée, sera sans doute retardée. Je souligne que l'avion à hydrogène sera adapté au court ou moyen-courrier, mais en aucun cas aux vols intercontinentaux : c'est pourquoi 80 % de nos émissions ne peuvent pas relever de la solution hydrogène ou électrique.

Par ailleurs, il n'est pas souhaitable, pour des raisons de souveraineté, que la connectivité aérienne française soit assurée par des concurrents qui ne seraient ni basés en France ni soumis aux mêmes contraintes que les compagnies européennes et françaises. La particularité d'Air France est que plus de 90 % de nos employés sont localisés en France, tandis que la plupart des compagnies aériennes d'autres pays qui viennent à Paris ne créent pas d'emplois en France, mis à part pour les opérations de handling-manutention. De plus, quand elles trouvent des routes plus rentables, elles ne sont pas attachées au territoire français.

M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - Quelles sont les perspectives d'électrification pour les petits avions courts-courriers : je pense par exemple à certaines lignes d'aménagement du territoire ?

Mme Anne Rigail. - On rencontre d'importantes difficultés pour rentabiliser et faire vivre les lignes aériennes régionales, en particulier dans les territoires enclavés. Je suis assez convaincue de la possibilité d'une renaissance de ce transport aérien régional grâce aux avions électriques de petite capacité et à courte distance. C'est ce que nous observons en Norvège où ils utilisent des avions de 20 places pour relier les fjords. Nous pensons que cette solution decarbonée serait particulièrement bien adaptée aux destinations difficilement accessibles par le train. Cependant, pour le renouvellement de nos flottes régionales, nous n'avons pas encore de solutions industrielles disponibles. J'espère qu'au-delà de 2030, et si possible avant, nous pourrons envisager l'électrification d'une partie de nos flottes régionales.

M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - Je reviens sur la problématique des surcoûts : vous avez chiffré à un milliard d'euros d'ici 2030 les dépenses supplémentaires liées aux mandats d'incorporation que vous vous fixez tout en précisant que le coût des biocarburants aux États-Unis est 30 % moins élevé. Pourrait-on se fixer un objectif similaire en Europe et comment expliquer ce différentiel de coût ?

M. Antoine Laborde. - Je rappelle tout d'abord la tentative de réponse européenne que constituent les « SAF allowances » : leur impact est limité, mais ils permettent de subventionner une partie du surcoût des carburants durables. Ensuite, certains pays subventionnent la production de biocarburants. Par exemple, une grande partie du carburant durable en Europe provient des Pays-Bas : ils ont mis en place un soutien associant les objectifs des secteurs routier et aérien qui a permis de diviser par deux le prix des SAF en massifiant la production de SAF. De même, les États-Unis se sont fortement engagés dans ce domaine et nous constatons de nombreux projets en cours, principalement grâce à des mécanismes de subvention à la production décarbonée assurant une visibilité à long terme. Enfin, d'autres facteurs peuvent différencier les coûts d'une région à une autre : par exemple, les pays bénéficiant de quantités importantes d'énergies renouvelables ou de biomasse peuvent abaisser leurs coûts de fabrication.

Mme Anne Rigail. - En France, grâce à la disponibilité de la biomasse et à l'énergie nucléaire, les opportunités de développement de biocarburant d'aviation sont probablement meilleures que dans de nombreux autres pays. Cependant, la TIRUERT est vraiment problématique pour nous et nous estimons nécessaire de reporter l'augmentation intervenue le 1er janvier 2023 ainsi que de réviser ce dispositif dans le cadre d'un plan de soutien global. Il ne faudrait pas que la logique de la TIRUERT serve de modèle à l'Europe. Nous sommes quasi certains qu'un écart durable sur le coût des SAF provoquerait la baisse des parts de marché des compagnies européennes et françaises. Par ailleurs, pour appliquer les mandats d'incorporation, nous risquons de devoir continuer à acheter des SAF en dehors d'Europe, et principalement aux États-Unis. Cependant, importer du SAF et l'acheminer par barge pour l'injecter au Havre est, en fin de compte, une aberration environnementale et nous souhaitons éviter d'en venir à une telle extrémité. Notre directeur Antoine Laborde achète tous les jours du SAF et affronte un dilemme, car les offres à l'international sont systématiquement beaucoup plus intéressantes. C'est ce qui doit changer.

M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - J'allais justement en venir à la TIRUERT dont vous proposez de changer le mécanisme : avez-vous déjà entamé un dialogue à ce sujet avec les pouvoirs publics et formulé des hypothèses à ce sujet ?

Ensuite, puisque vous êtes en train d'élaborer des projections budgétaires à cinq ans, avez-vous modélisé la façon dont vous pourriez financer le coût d'un milliard d'euros que vous avez évoqué - ou un peu moins si le prix des SAF se résorbe - en répartissant cette somme entre les passagers, la contribution des pouvoirs publics, etc. ?

M. Antoine Laborde. - La TIRUERT fait partie des sujets en discussion dans un groupe de travail interministériel de haut niveau qui se tient en ce moment. Les deux volets du débat portent sur le mécanisme en lui-même et le montant de la pénalité. Ce dernier contribue au niveau élevé du prix des SAF, environ deux fois plus cher en France qu'ailleurs.

Mme Anne Rigail. - S'agissant des scénarios de financement, nous avons tous les tableurs Excel et outils possibles pour explorer les diverses solutions. La question cruciale est de savoir comment maintenir un transport aérien souverain qui ne s'effondre pas : l'augmentation du prix des billets est inéluctable, mais si elle est supérieure à 100 euros pour un aller-retour vers New York, l'impact sur la demande sera très brutal. Nos scénarios étudient la part qui peut être prise en charge par le client, en tenant compte du fait que le renouvellement des flottes permet également de réduire la consommation de carburant. Dans tous les cas de figure, le maintien du prix actuel des carburants durables entraînerait une baisse significative de nos parts de marché, comme nous l'avons déjà vécu par le passé, particulièrement en Asie du Sud-Est.

M. Gilbert-Luc Devinaz, président. - J'ai parcouru rapidement le projet de loi sur l'industrie verte et il me semble qu'il n'apporte pas de réponse satisfaisante aux attentes que vous avez exprimées sur les biocarburants : je suis preneur de votre lecture sur ce point, mais, a priori, il nous faudra améliorer le texte par voie d'amendements.

J'ai assisté à une conférence de Jean-Marc Jancovici qui, à travers son style un peu provocateur, a souligné que l'essentiel était de quantifier les phénomènes et je vous remercie de nous avoir apporté beaucoup d'éléments dans ce domaine sur les moyens de tourner le dos aux énergies fossiles.

Mme Anne Rigail. - J'écoute moi aussi Jean-Marc Jancovici, ainsi que d'autres parties prenantes, mais j'attire l'attention sur la nécessité de ne pas limiter le périmètre des quantifications aux frontières de l'Hexagone, car l'aviation est une industrie mondiale. Les calculs effectués dans l'hexagone peuvent avoir du sens pour le transport domestique point à point, mais on sait bien que les changements de comportement massifs en faveur du train sont déjà très présents. Pour le reste, la question est de savoir si nous voulons conserver des compagnies aériennes françaises capables d'opérer des vols long-courriers pour connecter la France au reste du monde et cette réflexion n'est pas vraiment intégrée dans les travaux du Shift Project, ce qui ne permet pas de prendre en compte les enjeux de notre industrie.

M. Gilbert-Luc Devinaz, président. - Merci beaucoup d'avoir répondu à notre invitation.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition conjointe de MM. Stéphane Raison, président du directoire d'Haropa Port, et Christophe Lenormand, chef du service « Flottes et marins » de la direction générale des affaires maritimes, de la pêche et de l'aquaculture (DGAMPA)

M. Gilbert-Luc Devinaz, président. - Mes chers collègues, après avoir entendu un acteur majeur du secteur aérien, nous poursuivons les travaux de notre mission d'information sur le développement d'une filière de biocarburants, carburants synthétiques durables et hydrogène vert par une table ronde consacrée au monde maritime, alors que s'ouvriront demain à Brest les Journées européennes de la mer.

Je salue ce soir :

- M. Stéphane Raison, président du directoire de HAROPA PORT, structure qui rassemble les ports de Paris, Rouen et Le Havre ;

- M. Christophe Lenormand, chef du service « Flottes et Marins » de la direction générale des affaires maritimes, de la pêche et de l'aquaculture (DGAMPA) ;

- Mme Caroline Neuman, adjointe au sous-directeur de la sécurité et de la transition écologique des navires à la DGAMPA.

Je rappelle que cette réunion est captée et diffusée en direct sur le site Internet du Sénat, sur lequel elle pourra ensuite être consultée en vidéo à la demande.

Mesdames et Messieurs, notre mission d'information comprend des membres issus de différentes commissions, qui représentent l'ensemble des groupes politiques du Sénat.

Le développement des filières de biocarburants, de carburants synthétiques durables et d'hydrogène vert sera l'un des éléments importants de la décarbonation des transports. Ce développement sera donc l'une des voies pour atteindre les objectifs ambitieux que s'est assignés l'Union européenne au travers du pacte vert et du paquet « Ajustement à l'objectif 55 », qui comprend un volet maritime.

Notre mission d'information passe en revue les enjeux des différents modes de transport et a déjà eu l'occasion d'aborder le secteur maritime, non pas en audition au Sénat, mais sur le terrain à Marseille.

Nous avons ainsi échangé avec le président du directoire et le secrétaire général du Grand Port Maritime de Marseille, ainsi qu'avec la vice-présidente du groupe CMA-CGM, ce qui nous a permis d'identifier un certain nombre d'enjeux.

Nous avions également eu auparavant des échanges avec le secteur fluvial, qui constitue un maillon de la chaîne de transports qui pourrait être développé.

Nous aurons aussi des échanges complémentaires avec le Cluster maritime français et Armateurs de France, qui ne pouvaient pas être représentés ce soir.

Le 4 avril dernier a été dévoilée une feuille de route de décarbonation du secteur maritime. Sa préparation avait été pilotée par la DGAMPA et le Cluster maritime français. Il sera utile que vous nous la présentiez, en précisant les enjeux et les solutions envisageables, qui paraissent assez diversifiées à ce stade.

Nous avons également mesuré lors de notre déplacement à Marseille ce qu'implique cette décarbonation pour les plateformes portuaires, notamment en termes d'infrastructures. Les grands ports sont aussi appelés à devenir demain des lieux stratégiques pour la production ou le transit d'hydrogène vert ou de carburants de nouvelle génération. Encore faut-il avoir le foncier disponible pour développer des projets industriels de nouvelle génération, mais aussi l'approvisionnement électrique nécessaire.

Il nous importe donc d'avoir votre vision de ce dossier.

Notre rapporteur, Vincent Capo-Canellas, vous a adressé un questionnaire qui peut vous servir de guide, mais vous pouvez évidemment introduire votre propos comme vous le souhaitez.

Je passerai ensuite la parole à notre rapporteur puis à l'ensemble de mes collègues, afin qu'ils puissent vous relancer et vous poser un certain nombre de questions.

Vous pourrez nous transmettre ultérieurement des réponses écrites aux questions qui vous ont été adressées.

M. Christophe Lenormand, chef de service « Flottes et Marins » de la direction générale des affaires maritimes, de la pêche et de l'aquaculture (DGAMPA). - Je vous propose de faire cet exposé liminaire à deux voix avec Caroline Neuman. Monsieur Raison prendra ensuite la parole sur le volet portuaire parce que c'est un sujet essentiel.

Merci pour votre invitation. Nous sommes venus ici pour essayer de vous apporter un éclairage sur ce sujet très central dans la stratégie de décarbonation des flottes maritimes. Notre approche est volontairement plurielle. Elle adresse le sujet du transport maritime, mais nous avons aussi à coeur de traiter la question de la décarbonation de la flotte de pêche et la flotte de plaisance.

Vous l'avez rappelé dans votre propos, nous nous insérons dans un contexte international et européen sur ce sujet qui a beaucoup évolué et qui est le fruit et la transcription de l'accord de Paris. Cet accord a été mis en musique par le canal de l'Organisation maritime internationale (OMI), qui est un instrument de l'ONU qui définit les normes au niveau international pour le transport maritime et qui s'est emparé de ce sujet et a défini pour le secteur maritime des objectifs à horizon 2050, et en rétroplanning des objectifs intermédiaires à horizon 2040 / 2030. Il s'agit donc d'une stratégie globale qui a été définie une première fois et qui est en cours de révision, avec une finalisation de révision attendue au prochain Comité de l'environnement de l'OMI qui aura lieu début juillet à Londres, sujet sur lequel la France est extrêmement active.

Il existe donc une stratégie de transcription de l'accord de Paris au niveau de l'OMI. De premières dispositions concrètes ont été mises en oeuvre et des mesures de court terme sont déjà en place. Nous pouvons notamment citer des index carbone définis par type de flotte. Une réflexion est aussi en cours de maturation sur des mesures de moyen terme, qui sont à la fois des mesures de marché et des mesures techniques.

Des négociations sont également en cours au niveau européen, autour du paquet « Fit for 55 » (« Ajustement à l'objectif 55 »). Trois instruments ont notamment fait l'objet d'un accord récent suite à un travail important conduit sous la présidence française l'année dernière :

- le marché carbone : le système d'échanges de quotas d'émissions (ETS) a un volet maritime ;

- les carburants, avec le règlement FuelEU maritime, instrument visant à décarboner progressivement les carburants utilisés dans le milieu maritime ;

- les infrastructures, avec le règlement sur les infrastructures pour les carburants alternatifs (AFIR).

La mise en oeuvre de ces mesures va commencer et leur transcription dans le droit français est prévue. Vous aurez connaissance de textes législatifs rédigés à ce propos.

J'ajoute que nous, Français, avons été très actifs dans la négociation, tant au niveau international et à l'OMI qu'au niveau européen.

Dans ce contexte a été définie, dans le cadre de la loi « Climat et résilience », une feuille de route qui est notre ligne de conduite sur la trajectoire en termes de décarbonation des flottes et, au premier chef, de la flotte de transport maritime, qui s'attache à définir des objectifs et identifier des leviers pour y parvenir.

Cette feuille de route est le résultat d'un travail de l'ensemble des filières concernées, sur toute la chaîne de valeur, de la construction jusqu'à la déconstruction. Cette perspective est volontairement très large. Elle a été construite à l'image de ce qui a été réalisé en parallèle pour d'autres grandes filières émettrices de CO2, comme l'automobile et l'aérien.

Je vous propose de vous dire quelques mots de cette feuille de route, qui est notre ligne de conduite maintenant qu'elle a été validée par le secrétaire d'État en charge de la mer et le ministre en charge des transports. L'idée est de disposer d'un plan ambitieux et réaliste, avec des instruments très concrets.

Nous avons bien reçu le questionnaire et nous allons nous attacher à répondre de manière détaillée aux questions qui nous ont été adressées. Nous vous transmettrons ces éléments assez rapidement.

Mme Caroline Neuman, adjointe au sous-directeur de la sécurité et de la transition écologique des navires à la DGAMPA. - Je souhaite vous faire part de quelques propos complémentaires à ceux évoqués par M. Lenormand. Cette feuille de route a été remise à nos deux ministres récemment, mais il s'agit d'une feuille de route élaborée par la filière. Le principe de l'article 301 de la loi « Climat et résilience » était que la société civile s'implique dans la planification écologique et qu'elle propose une feuille de route. Nous en sommes à ce stade. La DGAMPA a piloté cette feuille de route pour qu'elle ne devienne pas une « lettre au Père Noël » et pour structurer ses résultats et sa finalité. Dans le cadre de son élaboration, l'intégralité des filières ont été embarquées et nous avons identifié un certain nombre de leviers techniques, de leviers de sobriété et de leviers énergétiques pour les navires.

La problématique du transport maritime est que les navires ne sont pas construits en série. Les bâtiments sont quasiment tous des prototypes et il est donc difficile de trouver des solutions de décarbonation et l'énergie adaptées à chaque navire. Il n'y a pas une seule solution pour tous les navires. Il y a une solution pour un certain nombre de navires, en fonction de leur type d'exploitation, de leur zone d'exploitation sur les océans, de leur type de transport (passagers, cargaison) et de leur autonomie. L'exercice n'est pas aussi simple que pour d'autres types de transport, pour lesquels les véhicules sont construits en série.

Nous nous sommes attelés à identifier des leviers techniques.

Nous devrons améliorer l'efficacité énergétique des navires. Les énergies durables ne seront pas produites en quantité suffisante pour remplacer les énergies fossiles. Il convient donc de réaliser un travail considérable d'amélioration de l'efficacité énergétique des navires. Il s'agit de nouvelles technologies embarquées, de modification de carène, d'optimisation de l'exploitation, de formation à l'écoconduite des marins, etc..

La sobriété constitue un autre levier. Il est envisagé une réduction des vitesses pour certaines lignes pour éviter une surconsommation inappropriée des navires.

S'agissant du volet énergétique : nous avons identifié plusieurs énergies possibles :

- l'énergie éolienne, avec la remise à bord de voiles ou de technologies équivalentes. Cette solution permettra des gains potentiels en consommation de 10 % ; un gain de 20 % est évoqué, en attendant d'avoir une objectivation des performances des nouvelles technologies ;

- les biofuels, issus de la biomasse, parmi lesquels nous pouvons citer le biogasoil et le biodiesel. Il s'agit d'un mix de carburants fossiles dans lesquels des carburants issus de la biomasse seront ajoutés progressivement ;

- les e-fuels, ou carburants de synthèse, produits à partir d'électricité, de molécules d'hydrogène et de COou d'azote, pour produire, du e-ammoniac, du e-méthanol et du e-fuel. Pour l'instant, nous n'avons pas identifié un carburant qui sort du lot, même si le méthanol et le e-méthanol semblent se profiler ;

- les carburants gazeux, comme le gaz naturel liquéfié (GNL). Pour l'instant, le GNL est une énergie fossile et il est donc question d'avoir une filière de bioGNL ou de e-GNL ;

- l'énergie électrique directe : la mise en oeuvre de cette énergie se discute pour des navires à faible autonomie, équipés de batteries rechargeables à quai ;

- l'hydrogène utilisé directement dans les navires, liquide ou dans des piles à combustible.

Voilà tout ce panel d'énergies identifiées pour remplacer les énergies fossiles. Nous sommes à ce stade des discussions. Nous devons continuer à travailler sur la feuille de route en segmentant les flottes puisque les solutions énergétiques des navires de pêche ne sont pas les mêmes que celles d'un gros porte-conteneurs.

Cette feuille de route remise aux ministres a permis d'élaborer un plan d'action, qu'il est nécessaire d'étudier au sein des différentes administrations. Un arbitrage est actuellement en cours pour valider cette feuille de route. Ces arbitrages sont réalisés, d'une part, au niveau du secrétariat général de la planification écologique avec lequel nous sommes en discussion régulière au sujet des biocarburants ; d'autre part, en collaboration avec les autres administrations dans le cadre du CIMER (comité interministériel de la mer) pour réussir à obtenir un arbitrage notamment sur les questions de financement de la décarbonation des navires.

Dans cette feuille de route, nous nous sommes basés sur une trajectoire de décarbonation réalisée à partir d'un outil de modélisation qui applique aux navires une combinaison de leviers : levier technologique d'efficacité énergétique, levier de sobriété avec réduction des vitesses, et levier énergétique d'utilisation des biocarburants, e-carburants et vent.

Ce scénario est à nouveau en cours de discussion puisque les options de la feuille de route ne seront peut-être pas celles qui seront acceptées. Par exemple, une croissance de la flotte de 1,5 % par an jusqu'en 2030, associée à un rapatriement du soutage en France de 1,5 % par an a été prise en compte. Pourquoi ? Parce que la transition énergétique des navires et le changement d'énergie nécessitent d'avoir accès à de nouveaux carburants et, si nous ne créons pas en France des filières de nouveaux carburants, nous risquons d'avoir un problème de souveraineté et d'indépendance énergétique.

La filière a estimé qu'il était nécessaire de créer une filière de biocarburants ou de e-carburants en France pour avoir accès à un minimum de carburants non fossiles et pour ne pas être dépendants de pays tiers qui fixeraient des prix inappropriés ou des quotas.

Actuellement, si nous comptons tous les navires qui font escale en France pour une opération commerciale, nous en dénombrons seulement 20 % qui soutent en France. Les autres soutent à l'étranger.

L'idée est d'augmenter le nombre de navires qui soutent en France par le biais de la création d'une filière de biocarburants ou e-carburants, ce qui permettrait d'améliorer l'attractivité des ports français et, surtout, d'avoir cette indépendance énergétique.

Actuellement en cours de discussion avec le secrétariat général de la planification écologique, cette notion d'augmentation de la flotte et du soutage en France crée des difficultés de distribution de la biomasse et de l'électricité entre les divers modes de transport. Par conséquent, nous revoyons un peu à la baisse nos objectifs et nous appliquons plus de leviers de sobriété et de technologie.

Je ne peux pas vous dire à quel chiffre les discussions vont aboutir. Nous avons des ordres de grandeur de l'énergie qu'il sera nécessaire d'allouer au maritime pour les e-carburants et la biomasse, mais ils ne sont pas consolidés à ce stade.

En revanche, nous sommes certains que les premiers carburants durables qui seront accessibles aux navires seront des biocarburants. Ensuite, les e-carburants prendront le relais en 2027-2028. Cette stratégie sera révisée ultérieurement.

Dès lors que ces arbitrages seront effectués au CIMER et à travers de la SNBC de juillet, cette feuille de route deviendra la feuille de route État-filière.

M. Stéphane Raison, président du directoire de HAROPA PORT. - Je vais faire un point de situation sur le modèle économique des ports français, en les comparant aux ports du nord-Europe où se trouvent nos grands concurrents, pour ce qui me concerne, Marseille devant notamment faire face à la concurrence de Gênes et Barcelone. Notre modèle économique est très carboné puisqu'il l'est à 50 %. Ainsi sont présentes sur l'axe Seine les deux plus grosses raffineries françaises, la raffinerie de TotalEnergies à Gonfreville et la raffinerie d'ExxonMobil à Port-Jérôme.

L'avenir est très important : quand nous changerons de modèle, nous devrons complètement transformer un modèle industriel basé sur le pétrole. Ce constat que nous avons dressé se vérifie à Marseille et encore plus à Nantes. La transformation industrielle doit être extrêmement rapide, mais nous ne devons pas nous tromper dans un contexte qui est assez incertain.

Tous les produits transportés par la voie maritime vont vers des clients. Nous sourçons, pour notre part, la totalité des aéroports parisiens. L'axe Seine peut être assimilé au réseau de pipelines qui arrive à Paris Charles de Gaulle, à Orly et au Bourget et qui va même jusqu'au sud de l'Allemagne. Dans le même temps, nous devons donc changer notre modèle pour sortir du monde du carbone et assurer l'approvisionnement de nos plus grands clients.

Le modèle français est assez unique. Dans le monde, peu d'endroits regroupent une telle densité de pipelines. Ce réseau permet de créer ce fameux corridor qui permet de distribuer ces nouveaux carburants. Nous ne connaissons pas encore quelle sera la répartition de ces nouveaux carburants (e-ammionac, e-méthanol, e-GNL) et nous ne savons pas quelle énergie choisiront les compagnies maritimes. Depuis cinq à dix ans, les armateurs se sont plutôt tournés vers le GNL. Les ports français se sont donc mis au soutage GNL pour pouvoir être en mesure d'assurer le ravitaillement de ces navires. Nous constatons, à l'heure actuelle, une modification de cette approche. Ainsi, tous les armateurs à conteneurs se tournent vers une multitude de choix : ammoniac, e-méthanol, hydrogène, piles à combustible.

Nous sommes, de notre côté, persuadés que les ports doivent être les points d'appui de cette réindustrialisation verte qui passe par une transformation des modes de production des carburants.

Les ports disposent d'un atout important pour mettre à disposition ces nouveaux carburants. Les ports sont propriétaires de leur foncier et disposent donc d'utilités. Pour fabriquer des carburants à partir du procédé Fischer-Tropsch et pour faire du e-fuel en général, il faut de l'eau, de l'électricité et de la place pour installer une usine. Pour fabriquer du e-kérosène, 25 hectares de foncier pour 100 000 tonnes de e-fuel doivent être mis à disposition. Quand nous devrons sourcer, en 2050, 70 % des 5 millions de tonnes de carburants qui doivent aller dans les aéroports parisiens, un nombre considérable d'usines devra être déployé.

Pour produire des e-carburants, nous devrons recourir à l'hydrogène. Il faudra donc disposer d'une grande quantité d'électricité. Pour produire 100 000 tonnes d'e-carburant, entre 250 et 300 mégawatts d'électricité sont nécessaires.

Peu de territoires peuvent mettre à disposition de telles ressources. Nous pouvons aussi citer le plan d'équipement des parcs éoliens offshore. Ces éoliennes seront une source de production d'électricité qui permettra de créer ces e-carburants. À l'heure actuelle, nous nous trouvons à la croisée des chemins avec un certain nombre d'industriels. Des annonces vont être diffusées au sujet de nouvelles usines de biocarburants. Ces installations nous serviront à proposer des solutions à la fois aux transporteurs aériens et maritimes.

M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - Vous n'avez quasiment pas parlé des questionnements sur la capacité de production et sur le prix. Pouvez-vous nous en dire plus sur ces points ? La filière dispose d'une feuille de route qui paraît claire. Toutefois, comment réglementer ce marché ?

Vous avez évoqué l'existence de nombreux de projets. Cela vous rend-il optimiste sur nos capacités de production ?

M. Stéphane Raison. - Je vais juste vous relater les appels à projets que nous conduisons sur ce type de secteur. Les réponses sont nombreuses avec des acteurs de très haut rang sur le plan industriel et avec des tickets d'investissement pour des usines entre 1 milliard et 1,5 milliard d'euros.

Sur ces projets, les industriels montrent vraiment une capacité et une volonté d'agir.

Ensuite, à l'heure actuelle, nous faisons face à des difficultés techniques qui sont liées à la capacité à fournir les utilités. Des points positifs doivent toutefois être soulignés. Par exemple, la loi « Accélération des énergies renouvelables » a permis d'allouer à RTE des missions complémentaires qui lui permettent d'investir en propre sur des transformateurs électriques de forte puissance. Cette approche est nouvelle et RTE va pouvoir investir, en propre, dans de nouvelles installations dans les mois qui viennent. Auparavant, la construction d'un transformateur de 400 mégawatts nécessitait entre 5 et 7 ans. Ce temps de fabrication sera aujourd'hui considérablement réduit grâce à cette possibilité offerte par la loi, dont nous attendons le décret d'application.

Par ailleurs, pour que 10 ou 20 usines produisent 300 mégawatts d'électricité, elles auront besoin en moyenne de 2 millions de mètres cubes d'eau. Alors que l'eau se raréfie, nous devons nous demander si nous serons en mesure de sourcer toutes ces usines.

C'est le rôle des ports de pouvoir programmer et organiser ces évolutions. Pour mettre en oeuvre ces projets, nous avons besoin de conserver notre foncier. Une proposition de loi du Sénat traite du sujet du « zéro artificialisation nette » (ZAN), qui est d'importance pour nous. Nous ne pouvons pas imaginer passer du monde du raffinage au monde des nouveaux carburants sans consommer du foncier. Nous n'attendrons pas la fermeture des raffineries pour commencer la production de nouveaux carburants. C'est un point qui est extrêmement important. Nous nous préparons à cette transformation en aménageant des terrains et en amenant les utilités ; dès lors que nous l'aurons fait, nous pourrons transformer l'ancien monde carbone en autre chose. C'est tout l'enjeu de la réindustrialisation verte.

Nous verrons comment le projet de loi « Industrie verte » nous permettra d'intégrer cette logique pour pouvoir aller plus vite dans les aménagements de production de nouveaux carburants. Si nous ne sommes pas capables de produire ces nouvelles molécules, nos concurrents les mettront sur le marché avant nous. Il y a une course à la distribution de nouvelles molécules, notamment à Rotterdam et Anvers. Quel port sera le hub de distribution de ces nouvelles molécules ? Est-ce que ce sera Rotterdam dont 50 % du trafic est exposé à ces nouvelles molécules ? Si les raffineries ferment à Rotterdam, des solutions de remplacement devront être trouvées. Plusieurs ports se sont donc rués sur les nouveaux carburants. Nous devons, nous aussi, faire preuve d'une capacité de déploiement très rapide. Nous sommes en train de déployer des solutions en ce moment, mais nous devons disposer des ressources suffisantes sur les plans du foncier et des utilités, d'où le partenariat avec RTE et le travail sur les écosystèmes portuaires, afin de réutiliser l'eau industrielle et de ne pas peser sur les milieux naturels. Nous devons donc nous préparer et faire preuve d'anticipation afin de ne pas être à la traîne par rapport à nos grands concurrents nord-européens.

M. Christophe Lenormand. - Pour compléter sur la première partie de votre question, la réponse se trouve à deux niveaux. Le premier niveau se situe dans le paquet « Fit for 55 » avec le règlement FuelEU maritime, qui prévoit une trajectoire assez précise de mise à disposition de carburants décarbonés au bénéfice du transport maritime. Nous pourrons rappeler cette trajectoire dans les réponses écrites que nous vous adresserons. Notre cible est connue et a été négociée assez âprement.

Derrière se trouvent les questions des choix des opérateurs économiques et la manière dont nos infrastructures y répondent, avec deux cas de figure assez différents. Nous avons le cas des flottes non captives (transport international de porte-conteneurs) qui peuvent souter n'importe où ; leurs choix en matière de soutage sont assez déterminants sur la façon dont les infrastructures sont construites. Une autre partie de la flotte est captive et plus territorialisée. Elle est tributaire de ce que nos ports, même de taille plus modeste, mettent à leur disposition en termes de carburants décarbonés. C'est le cas des ferries ou du capotage, toute une flottille qui n'est pas négligeable dans nos ports.

Les objectifs et les cibles intermédiaires figurent dans le règlement Fuel EU maritime qui a été négocié récemment.

Mme Caroline Neuman. -Nous avons vu au travers des travaux de la feuille de route qu'une discussion devait être lancée entre les ports, les énergéticiens et les armateurs. Ce triptyque est indispensable pour avoir une stratégie énergétique maritime qui soit intéressante. Dans cette optique, nous avons une décision CIMER à acter. Il s'agit de définir une stratégie de planification énergétique maritime, si possible par façade maritime. Nous avons besoin des gros armateurs. Vous en avez auditionné un et il dimensionnera probablement la planification énergétique maritime française. S'il décide de passer tous ses navires au méthanol et de souter à HAROPA PORT, une filière e-méthanol extrêmement active et puissante sera mise en place.

Il est nécessaire d'impliquer les gros armateurs dans cette stratégie énergétique. Il faut lancer une task force, comme pour l'aérien, pour faire discuter toutes les parties (les ports, les armateurs, les énergéticiens, l'État).

M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - Je vous trouve moins clairs, il y a un peu de brouillard. Vous êtes bien les premiers à venir devant cette commission et à dire que tout va bien et que nous allons trouver le carburant de demain avec un volume satisfaisant et à un prix acceptable par le marché.

Mme Caroline Neuman. - Non. Nous sommes presque en retard par rapport aux autres pays. Nous devons nous mettre en ordre de bataille et discuter avec ce fameux triptyque pour élaborer une stratégie de déploiement des infrastructures, de manière à avoir des prix compétitifs, à avoir l'hydrogène à temps et à ne pas avoir à l'acheter aux Néerlandais parce qu'ils ont mis en place toute une stratégie de récupération de l'hydrogène du Chili et de l'Australie. Il faut se mettre en ordre de bataille pour ne pas être en retard. Actuellement, nous sommes incapables de donner des prix de l'énergie pour le maritime. C'est un marché international, les prix changent tous les jours et changeront encore plus en fonction des choix des grands armateurs. Nous parlons plus de méthanol, il y aura peut-être du bio GNL. Tant que ce choix ne sera pas fait, nous ne saurons pas quel type d'infrastructure nous devrons mettre en place.

M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - Comment pouvons-nous sortir de ce schéma ? C'est le serpent qui se mord la queue ! Or il y a une relative urgence.

D'abord, pour être clairs, certains armateurs nous ont indiqué que le modèle paraissait robuste, car il n'y a pas de rupture technologique. Ils nous ont indiqué que les mêmes navires pourront utiliser des sources d'énergie différente, moyennant quelques adaptations sans doute. Sommes-nous d'accord à ce sujet ?

Comment ferons-nous pour ne pas être en retard dans la compétition internationale ? Quand ce problème sera-t-il résolu ?

Quelles hypothèses souhaiteriez-vous voir la mission examiner pour débloquer cette situation ?

Mme Caroline Neuman. - Les hypothèses, pour 2030, sont de pouvoir disposer de :

- 1,5 térawattheure de bio-GNL ;

- 1,3 térawattheure de biocarburants ;

- 1,2 térawattheure de e-fuel.

Ensuite, tout dépendra de la molécule qui sera choisie par nos armateurs. Pour le moment, la solution avancée est un mix entre GNL / bioGNL/ e-GNL et méthanol / bioéthanol / e-méthanol. L'ammoniac semble perdre un peu de terrain du fait de sa dangerosité et des émissions polluantes.

M. Stéphane Raison. - Pour redonner des ordres de grandeur, un grand porte-conteneurs de CMA-CGM doit souter 18 000 mètres cubes de carburant pour un aller-retour en 83 jours depuis l'Asie. Une unité de production de bioGNL avec un investissement de 300 à 400 millions d'euros peut, quant à elle, produire 20 000 tonnes de carburant. Par ailleurs, une ligne complète de navires de ce type regroupe entre 12 et 13 navires qui soutent tous les 83 jours. Vous disposez, ainsi, d'une idée des enjeux de production.

S'agissant du pétrole brut qui est transformé en fioul lourd, en essence ou en kérosène, nous en importons à peu près 20 millions de tonnes par an. Cette quantité permet notamment de produire les 5 millions de tonnes de kérosène nécessaires aux aéroports parisiens. Par ailleurs, entre 600 et 700 millions d'euros sont nécessaires pour installer une usine de 100 000 tonnes de carburants d'aviation durables (SAF) qui permettra la production de 200 à 300 mégawatts d'hydrogène. Vous voyez les enjeux d'aménagement et de transformation. À titre d'illustration, la raffinerie de Gonfreville occupe entre 200 et 250 hectares de terrain.

La transformation industrielle pour obtenir un niveau de production équivalent à nos attentes pour 2020-2050 est donc majeure. Cette transformation sera brutale. Nous allons devoir transformer des infrastructures sur lesquelles nous nous sommes appuyés depuis un siècle et demi. La consommation de foncier Greenfield et d'électricité sera très importante, qui plus est dans un délai très court.

M. Christophe Lenormand. - Je vais peut-être revenir sur le fait que, à la différence des autres secteurs auditionnés dans le cadre de votre mission, nous sommes confrontés à des contraintes d'autonomie et de puissance à considérer qui sont particulières et qui obligent à laisser ouvertes plusieurs options technologiques. Nous retrouvons cette problématique dans les infrastructures à construire et dans la structuration des flottes des armateurs. Ce n'est pas par défaut d'anticipation.

Nous travaillons sur le sujet, mais nous sommes face à une question de maturité technologique. Il faut avoir différents fers au feu et ne pas se fermer certaines options prématurément.

M. Pierre Cuypers. - Avez-vous dressé un bilan économique de ce qui serait la meilleure énergie aujourd'hui pour le consommateur ?

Mme Caroline Neuman. - Pas encore. Cette feuille de route a été initiée en juin 2022 avec des données du maritime pas exhaustives et peu fiables, qu'il est nécessaire de consolider. Dans le plan d'action de la feuille de route, des actions d'étude doivent être menées pour consolider les hypothèses. C'est de la macro-estimation. Il y a des centaines de constructeurs, des centaines de lignes, des prototypes. Le problème est complexe.

Pour les quantités nécessaires à prévoir, il faut savoir que les nouveaux carburants ont une densité énergétique beaucoup plus faible que celle des carburants fossiles. Il faudra donc encore plus de volume de carburant disponible.

M. Gérard Lahellec. - La stratégie énergétique maritime est un sujet complexe. Je viens de Bretagne, qui est une région maritime : malgré ses 2 700 km de côtes, la Bretagne n'a pas de grand port. C'est déjà en soi un sujet. Je tiens à ce que les feeders continuent à desservir Brest. Nous accueillons tous les types de navires de plaisance. Par ailleurs, des navires assurent la desserte des îles : leurs caractéristiques techniques sont différentes selon le lieu desservi et le marnage. Les navires de pêche affichent encore d'autres caractéristiques. Nous aurons besoin de beaucoup d'expertise et de recommandations pour définir des choix publics qui incomberont à des autorités organisatrices.

Il m'apparaît utile de les définir ensemble ; ce n'est pas parce que nous aurons défini une typologie ou une caractéristique de carburant que nous aurons réglé notre problème logistique répondant aux besoins des territoires. Nous vivons cette complexité quasiment au quotidien et je n'ai pas parlé des ferries.

Je vous demande de comprendre à la fois une forme d'impatience et le besoin d'expertise.

M. Christophe Lenormand. - Le sujet que vous évoquez renvoie à la question de la flotte dépendante, qui est beaucoup plus territorialisée. Avoir la disponibilité en carburant décarboné est un des enjeux que nous avons bien en tête. Nous ne parlons pas des mêmes volumes, mais des investissements sont nécessaires dans les infrastructures concernées. Nous ne les ignorons pas dans la feuille de route. Les réponses ne sont pas les mêmes pour les flottes de pêche et de plaisance d'une part et pour le transport maritime d'autre part.

M. René-Paul Savary. - Vous parlez de phase intermédiaire, de biocarburants. Pour les biocarburants, le moteur est thermique. Pour les autres énergies, le moteur doit-il être électrique ?

Mme Caroline Neuman. - Les moteurs diesel actuels peuvent être alimentés en biodiesel ou e-diesel sans adaptation.

M. René-Paul Savary. - Pour produire cet e-diesel, il vous faut de l'électricité. Le problème est que l'électricité nécessaire est parfois produite dans des pays qui la fabriquent à partir du charbon. Cette électricité n'est donc pas propre. Quant à l'eau qui est utilisée pour fabriquer l'e-diesel, elle le sera au détriment de beaucoup de choses. Ces éléments m'interpellent quant au bilan écologique et à la durabilité de ces processus.

M. Stéphane Raison. - Ce que vous dites est très juste. Par ailleurs, pourquoi choisir des ports pour produire ces énergies ? Parce que leur écosystème permet un recyclage complet. Nous disposons de boucles industrielles qui permettent une réutilisation de l'eau et la mise en place d'une production d'électricité décarbonée. Cette modification du système industrielle est vertueuse. Nous devons la mettre en oeuvre très vite pour ne pas être à la traîne face à nos grands concurrents nord-européens.

Pour revenir aux boucles, prenons l'exemple de la station d'épuration du Havre : elle rejette 80 000 mètres cubes d'eau traitée par jour dans les bassins du port. Si nous parvenons à réutiliser ces 80 000 mètres cubes par jour, qui sont rejetés à proximité du transformateur électrique de l'ancienne centrale au charbon, vous avez une capacité à produire de l'hydrogène et de l'électricité.

Ces exemples ne manquent pas dans les ports. Il faut juste les combiner sur le plan industriel. Après se pose la question du prix de la molécule : il faut que le modèle économique tienne.

Mme Caroline Neuman. - Ce problème d'intensité carbone des carburants sur l'ensemble de la chaîne, de la fabrication du carburant jusqu'à son utilisation dans les navires, est déjà traité au niveau de l'Europe au travers du futur règlement FuelEU maritime. L'intensité carbone couvrira le sujet de la création du carburant jusqu'à son brûlage. L'OMI commence à discuter de ce sujet, mais le débat avance très peu, car ce n'est pas dans l'intérêt de certains pays de passer à des énergies renouvelables pour produire des e-carburants.

Ce problème crée aussi un ralentissement du choix des armateurs dans leurs carburants puisqu'il faut qu'ils s'assurent que ces carburants seront disponibles et verts à chaque point de soutage. Ils ne pourront pas forcément souter dans n'importe quel port alors que le commerce se veut international.

S'agissant des écosystèmes régionaux, c'est la raison pour laquelle nous voulons mettre en place une stratégie de planification énergétique maritime pour inscrire les solutions énergétiques des navires captifs dans l'écosystème local. Je crois savoir qu'en Bretagne, il y a peut-être un écosystème hydrogène. J'ai connaissance de projets de navire à hydrogène puisqu'une filière hydrogène est présente dans cette région. Toutefois, il ne faudrait pas que le navire passe à l'hydrogène s'il pouvait passer à l'électricité directement, car le rendement est meilleur. Il est donc nécessaire de s'inscrire dans un écosystème local pour la flotte domestique afin de trouver les solutions globales les plus efficaces.

M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - Y a-t-il deux ou trois mesures qui pourraient aider à faire face à nos compétiteurs ? Avez-vous des pistes ou suggestions pour que nous soyons compétitifs et que nous avancions vite dans la transition écologique ?

Je valide la place stratégique des ports. Toutefois, nous pensons que nous trouverons aussi des solutions dans les raffineries actuelles. N'est-il pas paradoxal, cependant, de se soumettre aux entreprises qui raffinent ou distribuent les énergies fossiles ? N'est-ce pas un handicap pour sortir de la filière d'un point de vue économique ?

M. Stéphane Raison. - Dans les porteurs de projets, il y a tout type de porteur : sociétés du monde de raffinage, mais aussi beaucoup de sociétés qui n'en sont pas. C'est assez ouvert. Tout le monde a bien compris que le marché de développement de ces carburants est énorme, inédit et qu'il devra être alimenté dans un laps de temps très court. Dans nos appels à projets, nous avons des profils extrêmement divers et pas que des sociétés de raffinage.

Quant à la recommandation à vous adresser, elle sera la suivante. Nous avons besoin de pouvoir accélérer ces projets sur le plan réglementaire. C'est une de nos demandes dans les ports. Je ne demande pas un régime d'exception, mais quand nous avons un projet d'usine de nouveau carburant et que nous avons une acceptabilité territoriale, il faut pouvoir faire en sorte de pouvoir faire plus vite.

L'autre recommandation renvoie au « zéro artificialisation nette ». Nous devons pouvoir conserver une capacité d'aménager. Une première phase a été passée récemment dans le cadre de l'examen de la proposition de loi de M. Jean-Baptiste Blanc et Mme Valérie Létard, qui prévoit une mesure spécifique pour les grands ports. J'espère que nous irons au terme de cette logique et que nous disposerons de cette capacité-là à continuer à aménager, en attendant de changer le monde.

M. Lucien Stanzione. - Vous êtes gestionnaire de port et vous avez des clients qui vous demandent des carburants. L'État, quant à lui, vous donne des orientations.

Je ne comprends pas quel est votre rôle de distributeur de produit. Il semblerait que les clients aient des solutions variées. Gérez-vous ces problématiques au fur et à mesure ou avez-vous une ligne directrice ?

M. Stéphane Raison. - Nous ne sommes pas distributeurs, mais aménageurs. Nous aménageons des terrains du domaine public pour amener des industriels qui discutent avec les armateurs ou les compagnies aériennes. Nous mettons à disposition du foncier aménagé pour faire en sorte que des industriels de tous types puissent développer des activités en fonction des besoins des clients. Demain, les grands armateurs vont nous demander si nous avons du bioGNL, par exemple. Ce n'est pas nous qui allons apporter cette réponse, mais des entreprises installées chez nous et qui auront mis en place les unités de production en question.

M. Gilbert-Luc Devinaz, président. - Comment s'articule la relation entre le maritime et le fluvial et comment peut-elle évoluer ?

M. Stéphane Raison. - Les deux secteurs ont les mêmes besoins à des échelles complètement différentes. Les armateurs fluviaux ont les mêmes contraintes.

Pour les armateurs fluviaux, nous réalisons des aménagements de branchement à quai, à Rouen, au Havre et à Paris, avec des bornes électriques pour l'alimentation des navires en escale. Nous proposons aussi des points de livraison de multi-énergies. Sur nos plus grandes plateformes - à Gennevilliers, à Montereau-Fault-Yonne, à Bonneuil-sur-Marne ou à Limay -, nous aurons un réseau de stations multi-énergies qui permettra de fournir aux armateurs fluviaux les nouvelles molécules dont ils ont besoin. Les molécules sont les mêmes que celles qu'on trouvera dans le secteur maritime. Les armateurs fluviaux ont déjà consenti un effort considérable pour passer aux biocarburants. Ils s'alimentent notamment auprès de fournisseurs qui sont à Rouen, comme SAIPOL qui dépend du groupe Avril. Ils sont dans la même logique de transformation que les armateurs du secteur maritime, avec des enjeux de visibilité encore plus profonds puisque l'année prochaine, la cérémonie d'ouverture des Jeux olympiques se déroulera sur la Seine. Une grande partie de la flotte est donc en train de se décarboner, en passant à l'électrique, aux biocarburants ou en allant vers de nouvelles molécules. Nous faisons face aux mêmes enjeux, mais les quantités ne sont pas les mêmes.

En tout cas, nous poursuivons nos actions sur le corridor. Nous mettons en place les mêmes actions à destination des armateurs maritimes et des armateurs fluviaux.

M. Gilbert-Luc Devinaz, président. - Notre collègue René-Paul Savary a soulevé des éléments de complexité fort intéressants et je pense que nous en rediscuterons quand nous ferons un point sur l'évolution de notre mission. Je vous remercie pour votre disponibilité et votre éclairage. Encore une fois, quantifier les choses est extrêmement important pour comprendre ce qui nous attend.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 19 h 20.