Mardi 20 juin 2023

- Présidence de M. René-Paul Savary, président -

La réunion est ouverte à 14 h 00.

Audition de M. Éric Baseilhac, directeur Accès, économie et export du Leem, sur la clause de sauvegarde des médicaments

M. René-Paul Savary, président. - Dans le cadre des travaux de la mission d'évaluation et de contrôle de la sécurité sociale (Mecss), nous recevons M. Éric Baseilhac, directeur Accès, Économie et Export des Entreprises du médicament (le Leem), afin d'aborder la clause de sauvegarde des médicaments, avant d'auditionner la Caisse nationale des allocations familiales (Cnaf) sur le projet de loi d'approbation des comptes de la sécurité sociale (Placss). La Mecss mène en effet des auditions en parallèle de la commission des affaires sociales, en vue du prochain examen du Placss.

Introduite par la loi de financement de la sécurité sociale (LFSS) de 1999, la clause de sauvegarde des médicaments constitue historiquement un mécanisme de régulation de dernier ressort, destiné à inciter les entreprises pharmaceutiques à maintenir le volume de leur chiffre d'affaires en deçà d'un seuil permettant le respect de l'objectif national de dépenses d'assurance maladie (Ondam). Quand le chiffre d'affaires global du secteur dépasse un certain seuil, ces entreprises doivent payer une taxe, répartie en fonction de leur chiffre d'affaires.

À l'exception de l'année 2020, le dispositif a systématiquement été déclenché de 2015 à 2022, avec un rendement en forte hausse. Alors que le prélèvement de la clause de sauvegarde est toujours resté, entre 2015 et 2020, inférieur à 250 millions d'euros, il a dépassé en 2021 les 750 millions et est estimé par le Placss à 1,1 milliard en 2022.

Cette évolution de la clause de sauvegarde constitue un fait saillant de l'exécution 2022, au sujet duquel nous avons souhaité vous entendre.

Je vous invite, dans un premier temps, à nous présenter la manière dont le Leem, en tant qu'organisme représentant des entreprises pharmaceutiques, perçoit la clause de sauvegarde.

M. Éric Baseilhac, directeur Accès, Économie et Export du Leem. - Derrière son apparente dimension technique, la clause de sauvegarde est en réalité révélatrice de choix très politiques.

Je souhaitais avant tout revenir de manière globale sur les enjeux de la régulation économique du médicament. Le Leem a été auditionné à trois reprises par la mission consacrée à la régulation et au financement du médicament lancée par la Première ministre, ce qui nous a donné l'opportunité de replacer cette question dans une perspective historique. Je tenais à vous livrer les conclusions de l'analyse de cette régulation au cours de la dernière décennie, que nous avons exposée devant la mission.

Il faut considérer deux temps distincts. D'abord, la décennie 2010-2019 a été marquée par une croissance tendancielle du marché des médicaments, à hauteur de 3 à 4 % : ainsi, si aucune mesure de régulation n'avait été appliquée, la dépense naturelle de médicaments aurait suivi ce taux de croissance pendant cette période. Or, le régulateur a souhaité, à travers divers projets de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS), maintenir un niveau de régulation très important sur le médicament. En effet, le chiffre d'affaires net du médicament - auquel sont soustraites les remises et les clauses de sauvegarde - n'a quasiment pas évolué entre 2010 et 2019. Ce prix fabricant hors taxe doit être distingué du prix du médicament remboursé - il est généralement celui auquel fait référence l'assurance maladie -, auquel sont ajoutés les coûts de distribution et de dispensation ainsi que le taux de remboursement.

Durant dix ans, cette régulation drastique s'est exercée par des leviers classiques votés chaque année dans le PLFSS, tels que des baisses de prix, des niveaux de remise, la maîtrise médicalisée et la clause de sauvegarde. Ainsi, cette hyperrégulation, comme nous la qualifions nous-mêmes, a conduit progressivement à une décapitalisation du budget du médicament durant dix ans. Le témoin de ce phénomène est facilement objectivable : la part représentée par le chiffre d'affaires net du médicament par rapport à l'Ondam s'élevait à 12 % en 2010, contre moins de 9 % en 2023.

Cette hyperrégulation est paradoxale : durant dix ans, la démographie a largement augmenté, la population française a vieilli et beaucoup de maladies se sont chronicisées. Les coûts de traitement, par conséquent, ont évolué. Surtout, trois chocs d'innovation ont produit un effet de vague sur la croissance budgétaire : l'arrivée de nouveaux traitements de l'hépatite C en 2014, des immunothérapies anticancéreuses, qui jouent encore un rôle important dans le budget du médicament, en 2016, et enfin des thérapies géniques et cellulaires en 2018.

Ainsi, jusqu'en 2019, la régulation très forte a maintenu le chiffre d'affaires net du médicament à un niveau de croissance étale pendant dix ans.

L'année 2020 a été fortement perturbée par les effets d'inflation et de déflation liés à la sous-consommation médicamenteuse, puis au rattrapage, durant la covid.

En revanche, l'année 2021 a marqué une césure dans l'équation budgétaire. Nous constatons depuis 2021 une croissance tendancielle du chiffre d'affaires du médicament - pris en charge par l'assurance maladie, en ville ou à l'hôpital : alors qu'elle s'élevait à environ 3 % dans la décennie précédente, elle atteint désormais, de manière continue, 9 à 10 %. L'examen précis de la structure de cette croissance tendancielle révèle le rôle majeur joué par l'innovation, ainsi que par un second facteur : l'effet épidémiologique, un nombre croissant de maladies traitées tendant à devenir des pathologies chroniques. En y ajoutant l'effet populationnel, tous les ingrédients d'une croissance très soutenue, et appelée à se poursuivre, sont réunis.

Or, qu'est-il advenu de la régulation budgétaire ? Le « montant M » du PLFSS - il désigne le chiffre d'affaires net régulé au-delà duquel le législateur estime qu'une clause de sauvegarde doit être appliquée pour le ramener au plus proche des prévisions - n'a quasiment pas progressé. Le « montant M » de 2023 s'élève ainsi à 24,6 milliards d'euros, contre 24,5 milliards d'euros en 2022, soit une croissance de 0,4 %.

Le fossé grandissant qui sépare les courbes du marché et du budget régulé engendre des conséquences de plusieurs ordres.

D'abord, tous les leviers de la régulation, qui sont destinés à ramener le marché au plus proche du budget, sont à leur paroxysme. Premièrement, les montants de baisses de prix repartent à la hausse. Au sortir de la crise covid, le Président de la République s'était rendu compte de leur impact délétère sur les médicaments matures et des délocalisations qui s'étaient ensuivies, remettant en cause la souveraineté pharmaceutique de la France. Il avait donc allégé - mais pour une année seulement - le montant des baisses de prix à 640 millions d'euros, alors qu'elles avaient atteint jusqu'à 900 millions d'euros. En 2022, les baisses de prix sont reparties à la hausse pour s'élever à 825 millions d'euros. Je ne peux pas vous donner de précisions sur l'année 2023 : l'annexe 7 du PLFSS, devenue annexe 5, ne faisant plus état du moindre chiffre sur le médicament, nous naviguons à l'aveugle. Cependant, nos contacts réguliers avec le Comité économique des produits de santé (CEPS) nous conduisent à penser que le montant sera similaire à celui de 2022.

Ensuite, le niveau des remises - elles sont conjointement négociées pour les nouveaux médicaments - a augmenté de manière exponentielle : alors qu'au début des années 2010, elles s'élevaient à 400 millions d'euros environ, elles ont atteint 5 milliards en 2021, 6 milliards en 2022, et seront probablement de l'ordre de 7 milliards en 2023.

Par ailleurs, la maîtrise médicalisée n'a pas beaucoup évolué : elle reste aux alentours de 400 millions d'euros.

Enfin, la clause de sauvegarde a mécaniquement explosé. Alors qu'elle avait atteint, au maximum, 200 millions d'euros dans les années antérieures, elle représentait 1,1 milliard en 2022. Selon nos prévisions, elle sera égale à 2,3 milliards en 2023, et pourrait approcher des 4 milliards en 2024.

Cette déconnexion entre la régulation budgétaire et le marché pose question quant à l'adaptation du budget voté par le Parlement aux besoins. En effet, le marché pharmaceutique ne procède pas d'une volonté spontanée des patients de se procurer des médicaments - ils sont, de toute manière, délivrés sur ordonnance -, mais bien d'un besoin. Ce dernier est donc corrélé au chiffre d'affaires tendanciel du marché.

Ainsi, le budget n'est plus du tout adapté aux besoins, que le Président de la République a pourtant clairement redéfinis : accueillir l'innovation, qui devrait être foisonnante dans les années à venir ; maintenir la possibilité pour les Français d'accéder à des produits matures, qui ne coûtent pas cher, mais qui sont souvent essentiels, comme les curares ; relocaliser la production de certains médicaments manquants indispensables ; et, enfin, demeurer attractifs pour les nouvelles thérapies afin qu'elles soient fabriquées sur le sol français plutôt qu'à l'étranger.

La clause de sauvegarde n'est que la résultante mécanique de deux phénomènes : la croissance très dynamique du marché, poussée par l'innovation, et l'atonie du budget régulé, qui, de notre point de vue, est largement sous-capitalisé, du fait des années antérieures. Ainsi, le paradoxe est terrible : le budget du médicament représentait 12 % de l'Ondam en 2010, contre 9 % seulement en 2023. Cet écart entre évolution tendancielle du marché et budget régulé explique l'envolée exponentielle de la clause de sauvegarde.

Le second grave phénomène qui consacre cette déconnexion est que l'un des articles du PLFSS, par son manque de clarté, peut induire en erreur. En effet, les modalités de calcul du « montant M », depuis 2015, consistaient chaque année - selon un choix politique formulé à plusieurs reprises par les ministres ou les Présidents de la République successifs dans le cadre du Conseil stratégique des industries de santé (Csis) - à se fonder sur la croissance du chiffre d'affaires réalisé l'année précédente minoré du montant de la clause de sauvegarde sur la même période. Cette modalité de calcul utilisée par la direction de la sécurité sociale (DSS) nous paraissait saine : elle intégrait l'impératif de régulation sans ignorer la croissance spontanée des dépenses, qui correspond à celle des besoins. La clause de sauvegarde récupère en moyenne 70 % de l'excédent du « montant M ». En minorant le chiffre d'affaires réalisé l'année précédente du montant de la clause de sauvegarde, on intègre 30 % de la dynamique du marché au seuil de régulation pour l'année suivante. C'est précisément ce qui empêche cet écartement inexorable, qui, un jour, nous fera nous retourner en constatant le fossé qui sépare le budget des besoins - mais en réalité, nous y sommes déjà.

Cette modalité de calcul est donc absolument essentielle. Or, dans le PLFSS 2023 - et cela est passé à l'insu de tous les parlementaires -, le « montant M » a été fixé sur la base du M de l'année précédente, avec un taux de croissance de 0,4 %. Dans cet article d'application, la DSS essaie de vous faire écrire qu'exceptionnellement, en 2022, la règle pour fixer le « montant M » avait été établie sur la base du chiffre d'affaires réalisé en 2021 minoré de la clause de sauvegarde appliquée en 2021 ; en effet, c'est ce qu'avait écrit Thomas Mesnier à la page 155 du rapport de la commission des affaires sociales de l'Assemblée nationale. La DSS prétend que cette modalité était exceptionnelle. Or, c'était la règle historique qui prévalait, et l'exception s'est introduite l'année dernière. Nous la combattons très fortement, car nous pensons qu'elle est délétère. Si nous ne raccrochons pas un minimum le budget régulé à la réalité constatée du marché, nous nous livrons à un exercice totalement schizophrénique, qu'il serait très coûteux de corriger.

Nous avons donc émis plusieurs recommandations à la mission. Concernant la clause de sauvegarde, nous proposons, pour couper court à ce débat - il a d'ailleurs souvent lieu par dépêches APM interposées entre la DSS et le secteur -, que la règle de calcul du « montant M » soit gravée dans le marbre de la loi, de façon à donner davantage de visibilité aux entreprises.

En outre, il faut d'urgence rétablir la clause de sauvegarde dans son principe initial. La vocation originelle de cette clause est de servir de corde de rappel budgétaire. Au fond, la clause de sauvegarde a été très utile et compréhensible dès lors qu'elle ne s'appliquait qu'en cas d'erreurs de prévisions, procédant d'une mauvaise estimation du chiffre d'affaires ou des économies. Elle permettait alors de récupérer 70 % de l'excédent de dépenses constaté. Or, en 2021, son montant a atteint plus de 700 millions d'euros : c'est un problème. Il aurait pu s'agir d'une très grave erreur de prévision ; mais c'est impossible, puisqu'en 2022, le montant s'élève à 1,1 milliard d'euros !

En réalité, la clause de sauvegarde a changé de nature pour devenir une taxe préconçue sur la croissance. La meilleure preuve, c'est que dans le PLFSS 2022 a été introduit pour la première fois un montant prévisionnel de clause de sauvegarde, à hauteur de 125 millions d'euros. D'abord, il est incongru de fixer ab initio d'un budget une clause de sauvegarde censée servir de corde de rappel budgétaire, constatée, par définition, a posteriori ; cela revient à avouer que le budget n'était pas à l'équilibre. Ensuite, le montant exécuté nous a particulièrement étonnés : les comptes de la sécurité sociale affichent 1,1 milliard d'euros. Certes, on pourrait penser que les 125 millions d'euros étaient une simple provision - mais à nouveau, il est surprenant de préempter une provision sur un dépassement budgétaire avant même d'avoir clôturé les comptes.

Nous avons donc recommandé à la mission de restaurer la clause de sauvegarde dans sa fonction originelle en la bridant. Si elle apparaît technique, cette mesure est en réalité très simple, et serait la clé de voûte d'une restauration de la construction budgétaire sincère. En effet, en décrétant que le montant de la clause de sauvegarde ne peut excéder 2 % du « montant M » - soit 500 millions d'euros -, vous obligeriez le régulateur à la sincérité de la prévision du tendanciel. Alors que cette dernière sert de variable d'ajustement, vous n'avez aucune transparence sur les chiffres ni sur le montant des économies. Cette mesure, assez simple, permettrait une restauration de la fonction originelle de la clause de sauvegarde. Bien entendu, nous aurions bien du mal à passer d'une clause de sauvegarde de 2,4 milliards d'euros - comme nous l'anticipons pour 2023 - à 500 millions d'euros, par exemple, dès 2024 ; mais il faut imposer une trajectoire de décroissance de cette clause et rétablir la sincérité des comptes.

Mme Élisabeth Doineau, rapporteure générale. - Le rendement de la clause de sauvegarde ces dernières années se révèle très éloigné des prévisions qui figuraient dans les études d'impact. Dans chaque PLFSS, nous devons étudier les sujets qui appellent à une forme de rigueur budgétaire, afin de nous rapprocher au mieux des prévisions. Il apparaît ainsi que, pour 2021, le produit de la clause de sauvegarde s'établit à 680 millions d'euros, alors que dans son étude d'impact, le Gouvernement n'anticipait pas le déclenchement du dispositif. De même, en 2022, le produit s'établirait à plus de 1 milliard d'euros contre 125 millions d'euros prévus.

Ce fort décalage entre prévision et exécution peut donner l'impression d'une sous-évaluation volontaire. Les évaluations inscrites en LFSS vous semblaient-elles réalistes ? Avez-vous été surpris par le montant final de la clause de sauvegarde de 2021 et de 2022 ? Comment le Gouvernement pourrait-il, selon vous, fiabiliser et étayer davantage ses prévisions dans les prochains PLFSS ?

Comment pourrions-nous disposer d'une meilleure prévisibilité pour établir un PLFSS ? Il semblerait que nous naviguions à vue, au point que le bateau ne se dirige vraiment pas dans la bonne direction !

Quelles sont selon vous les évolutions souhaitables ? Pourrait-on, par exemple, se contenter de maintenir la clause de sauvegarde, mais avec des prévisions réalistes, pour que les entreprises puissent estimer le montant de l'imposition ? Faut-il supprimer la clause de sauvegarde - une piste que vous n'avez pas évoquée - et recourir davantage, à due concurrence, à d'autres outils de régulation ? Le cas échéant, lesquels ?

Le dynamisme des dépenses de produits de santé, très important ces dernières années, pourrait-il vraiment être maîtrisé sans clause de sauvegarde, et de quelle manière ?

M. Éric Baseilhac. - Je vous remercie de me donner l'occasion de revenir sur la discordance majeure entre les montants de clause de sauvegarde estimés par le régulateur et la DSS et la réalité constatée ces dernières années. L'année 2021 nous a fait l'effet d'un véritable choc ; le montant de 740 millions d'euros était-il prévisible ? Je l'ignore ; mais le Leem, de son côté, l'avait prévu. Dès le début de la LFSS 2022, nous l'avions chiffré à 800 millions d'euros. Certes, nous l'avions légèrement surestimée ; mais la marge d'erreur était moindre que celle de la DSS, qui affichait une prévision de 400 millions. Elle s'est d'ailleurs rendue coupable en maintenant cette prévision jusqu'au mois de décembre 2022. C'est assez grave, d'abord parce que cela pose un problème de sincérité, mais aussi vis-à-vis des entreprises : les commissaires aux comptes des entreprises établissent leurs provisions à partir des prévisions de la DSS. Ainsi, la grande majorité des entreprises a provisionné la clause de sauvegarde pour 2021 sur la base de 800 millions d'euros. Vous pouvez facilement imaginer les difficultés auxquelles sont confrontées les entreprises qui doivent trouver 400 millions d'euros de correctifs dans leurs provisions - sans même évoquer le regard que portent les corporates - les instances dirigeantes internationales - sur cette incapacité à prévoir un montant qui devrait être mécaniquement déduit, si les comptes étaient sincères. L'année 2021 était de ce point de vue caricaturale ; et en 2022, la situation n'est plus tenable.

Vous m'interrogez sur la manière dont la représentation nationale pourrait mieux prévoir le montant de la clause de la sauvegarde. Une plus grande transparence des chiffres le permettrait. Le Csis, qui se réunit tous les deux à trois ans, sous l'égide du Premier ministre ou du Président de la République, comme lors des deux précédents, vise à établir une forme de contrat de mandature, afin de profiler la croissance du secteur et les mesures qui favoriseraient son attractivité. À chaque Csis, nous réclamons une plus grande transparence sur les chiffres de construction du budget du médicament au sein du PLFSS. Une réponse toujours favorable nous est adressée - comment dire autre chose ? Pourtant, nous constatons une aggravation de l'opacité. Le comble a été franchi l'année dernière : pas une seule ligne sur le moindre chiffre lié au médicament ne permettait de préciser des informations aussi simples que le montant détaillé des économies. Le tendanciel de chiffre d'affaires, qui est la clé de voûte de la construction budgétaire du médicament, n'est affiché nulle part.

En disposant, comme nous, de ce tendanciel, du montant des économies prévues par la DSS et du « montant M », vous calculeriez facilement le montant attendu de la clause de sauvegarde. Il suffit de demander que les informations figurant dans l'ancienne annexe 7 aux PLFSS (devenue annexe 5) soient rétablies comme c'était le cas il y a quelques années. Les hypothèses de calcul, qui n'y ont jamais figuré, mériteraient aussi d'y être intégrées. En effet, elles sont devenues les variables d'ajustement budgétaire du médicament. De ce point de vue, les récentes déclarations du Président de la République selon lesquelles il ne veut plus que le médicament soit une variable d'ajustement budgétaire ont bien été entendues par le secteur.

La prévision par les entreprises elles-mêmes de leur propre clause de sauvegarde, en revanche, est une autre question, qui est tout aussi pertinente, puisqu'elle dépend d'une clé de répartition.

M. René-Paul Savary, président. - Qui l'applique ?

M. Éric Baseilhac. - C'est la loi qui la fixe à 70 % au prorata de la part de marché en valeur, et à 30 % au prorata de la part de croissance. Ensuite, chaque laboratoire calcule de manière prévisionnelle la part qui lui revient.

M. René-Paul Savary, président. - Vous ne remettez donc pas en cause cette règle.

M. Éric Baseilhac. - Nous avions le sentiment que la clé de répartition devait être révisée, et que le Gouvernement se montrerait proactif, car il important d'éviter de reproduire le modèle précédent, qui procédait à une simple répartition au regard des parts de marché, pour introduire la notion de croissance. Aussi lui avons-nous demandé de nous laisser la primauté d'une décision consensuelle au niveau du secteur. Nous avons joué le jeu, et nous avons réussi à dégager une telle position.

M. René-Paul Savary, président. - Au travers de cette clé de répartition, vous protégez donc les vieilles molécules.

M. Éric Baseilhac. - Non. En introduisant ce pourcentage de croissance, nous savions que les petites entreprises en croissance - les start-up - seraient fortement affectées, alors qu'elles représentent le modèle que nous souhaiterions promouvoir, de même que les plus grosses entreprises en croissance. Nous avons étudié tous les scénarii : au-delà de 30 %, la clé de répartition devenait particulièrement critique pour ces start-up. Il faut donc faire preuve de prudence. Il n'existe pas de clé de répartition idéale ; celle-ci a fait consensus au sein du secteur, ce qui est rare sur un sujet aussi sensible. De grâce, n'y touchons plus.

Les difficultés à calculer pour chaque entreprise la clause de sauvegarde sont en tout cas réelles. Nous avons progressé en mettant au point, par l'intermédiaire d'un tiers de confiance, un système permettant à chaque entreprise de déclarer le montant attendu de remise, sous anonymat, afin de reconstituer un outil de prévisibilité individuelle.

S'agissant de la prévisibilité, vous serez sans doute étonnés d'apprendre que les commissaires aux comptes - et plus particulièrement dans les petites entreprises - sont particulièrement favorables à l'autre instrument qu'est le plafonnement. En effet, la clause de sauvegarde ne peut pas dépasser 10 % du chiffre d'affaires de chaque entreprise. Jusqu'au dernier PLFSS, ce plafond concernait le chiffre d'affaires brut ; l'année dernière, nous avons proposé au Gouvernement un amendement, qui a été voté, pour que le plafond porte sur le chiffre d'affaires net. Cependant, cette mesure, qui a changé considérablement la donne, n'a été votée que pour un an. Ainsi, dans le cadre du prochain PLFSS, nous proposerons de la prolonger indéfiniment. C'est à la fois un instrument de sécurité, bien qu'il n'empêche pas un certain nombre d'entreprises de souffrir de l'inflation de la clause de sauvegarde, et de prévisibilité en permettant aux commissaires aux comptes d'estimer la provision maximum.

Vous m'avez interrogé sur une éventuelle suppression de la clause de sauvegarde au profit d'autres outils pour garantir une plus grande maîtrise du dynamisme des dépenses de produits de santé. Au fond, si nous schématisons ces modèles à l'extrême, nous avons le choix entre deux systèmes. Le premier, qui chercherait à réguler par le budget, est celui de la clause de sauvegarde : chaque année, il convient de voter un budget du médicament, et de récupérer 70 % de l'excédent auprès des entreprises. Dans un tel modèle, il n'y a plus même besoin de procéder à des baisses de prix. Nous avons éprouvé, par l'inflation de la clause de sauvegarde, les conséquences d'une orientation très forte de ce système : elles sont terribles, car un tel modèle empêche toute nuance dans la régulation. Or, les problématiques des entreprises pharmaceutiques sont très variables. Deux tiers des entreprises adhérentes au Leem sont des PME - contrairement à ce que l'on croit souvent, il ne s'agit pas seulement des « Big Pharma ».

De plus, la discussion de cette modulation, qui se fait actuellement produit par produit, et qui permet de prendre en compte des phénomènes industriels, de santé publique ou de relocation, ne serait plus possible dans une régulation à la hache. Or, en atteignant des montants de clause de sauvegarde tels que ceux dont nous nous approchons, nous risquons de tomber dans ce système.

À l'inverse, la suppression de la clause de sauvegarde conduirait à pousser les leviers de la régulation à leur maximum. Si nous voulions rétablir la clause de sauvegarde dans son épure initiale, en instaurant un plafond à 500 millions, par exemple, il nous faudrait augmenter le montant des baisses de prix de manière considérable. C'est donc un levier très sensible pour la viabilité économique de nombreux médicaments, notamment des produits matures.

Pour sa part, le Leem est favorable à la restauration de la clause de sauvegarde dans sa mission originelle, c'est-à-dire un système mixte, qui en fasse une réelle corde de rappel budgétaire. Ce que dénotent ces postures externes, surtout, c'est que nous faisons face à une sous-capitalisation du budget du médicament. Ce dernier souffre en réalité du syndrome de la cocotte-minute, comme l'hôpital l'a vécu : les besoins croissants ne pourront être indéfiniment contenus. Le problème est celui de la réadaptation budgétaire : les 24,6 milliards d'euros votés sont insuffisants au regard des besoins.

Que faudrait-il faire pour adapter ce budget ? Si le budget du médicament était resté équivalent à 12 % du montant de l'Ondam, nous disposerions aujourd'hui de 6 milliards supplémentaires. Il faut donc se demander comment rétablir cette adéquation. Nous avons soumis plusieurs pistes de recommandations à la mission. D'abord, il faut envisager la question sous l'angle des poches externes de croissance. Il pourrait aussi être utile d'engager une réflexion autour des médicaments de prescription médicale facultative. Sans parler de déremboursement - je sais combien le sujet est sensible -, il faut noter que la France affiche un taux de prescription médicale facultative très faible par rapport à ses voisins. Cependant, nous pourrions optimiser encore la liste des produits concernés.

M. René-Paul Savary, président. - Vous seriez donc favorables à ce que la clause ne s'applique pas aux médicaments qui ne sont pas remboursés ?

M. Éric Baseilhac. - L'idée serait plutôt de faire passer certains médicaments du statut de systématiquement remboursés à un remboursement facultatif, à condition d'avoir de véritables parcours de soins, avec des algorithmes décisionnels pour les pharmaciens.

Nous avons également mené une réflexion, appuyée par des experts de la Toulouse School of Economics, sur la possibilité de considérer certaines dépenses de médicaments comme des investissements. En effet, si certains médicaments ont un impact sociétal important - c'était par exemple le cas du vaccin contre la covid -, ils pourraient être financés en dehors du budget de la sécurité sociale, sur plusieurs années, en intégrant une notion de retour sur investissement. Cela pourrait être le cas du prochain traitement curatif de la maladie d'Alzheimer ; de même, les nouveaux médicaments qui permettront d'éradiquer l'hépatite C auraient pu être considérés sous cet angle. Il faudrait définir les critères précis et créer un fonds d'investissement pour financer certains médicaments innovants à très fort impact sociétal, grâce à des fonds issus de plusieurs sources, notamment de l'État, et éventuellement d'investisseurs privés.

Mme Laurence Cohen. - Je suis rapporteure d'une commission d'enquête sur la pénurie de médicaments. Nous avons mené de nombreuses auditions sur la clause de sauvegarde, afin de revoir ce dispositif. Plusieurs paramètres sont absents de vos explications. Vous affirmez - sans le démontrer - qu'il existe une différence entre les petites et moyennes entreprises (PME), qui font face à de vraies difficultés, et les « Big Pharma », dont chacun a en tête la liste. Les bénéfices annuels des entreprises pharmaceutiques sont évalués à 34 milliards de dollars avant impôts, soit 1 000 dollars par seconde ou encore 93,5 millions de dollars par jour, selon des chiffres datant du 14 mars 2022. Si la clause de sauvegarde est exponentielle, les profits des grandes entreprises le sont aussi. La forte majoration de son montant, par conséquent, est peu surprenante, puis qu'il dépend des bénéfices réalisés par les entreprises.

Par ailleurs, vous demandez beaucoup à l'État ; mais le médicament est-il un bien de consommation comme un autre, qui dépend du marché, ou un bien universel, qui appelle à le considérer autrement ? Or, si l'on réfléchit différemment, il faut aussi envisager que l'État fournit déjà de nombreuses aides au secteur, bien que nous ne les ayons pas évoquées.

Vous mentionnez à la fois les médicaments matures et innovants. Or, les prix de ces derniers sont parfois indécents. Pourriez-vous nous indiquer la proportion de médicaments matures produits par les laboratoires hors PME ? En effet, on a le sentiment que la politique du médicament privilégie fortement les produits innovants, au détriment de médicaments anciens qui sont pourtant indispensables.

Enfin, vous évoquez l'opacité sur les prix. Nous sommes en effet nombreux à réclamer davantage de transparence ; mais à chaque fois, on nous oppose le secret des affaires, au nom duquel le montant des remises ne peut être rendu public, au risque de brouiller les règles du jeu. Par ailleurs, qu'en est-il, à ce titre, à l'étranger ?

M. Éric Baseilhac. - Les deux tiers des adhérents du Leem, qui représente 99 % du secteur exerçant en France, sont en effet des PME. La clause de sauvegarde joue le rôle d'un rouleau compresseur, chargé de faire passer une croissance tendancielle du marché, évoluant ces dernières années à 9 ou 10 %, à une épure de l'ordre de 2 à 3 %. C'est cette pression de régulation qui est particulièrement douloureuse, et ce d'autant plus pour les petites entreprises, pour lesquelles elle se traduit par une disparition de leurs marges. Certaines start-up sont ainsi arrêtées en plein démarrage ; de petites entreprises de produits matures - et pourtant, comme vous le soulignez, essentiels - peuvent également être mises à l'arrêt ou poussées à la délocalisation lorsque les marges sont trop réduites. Les « Big Pharma », quant à elles, bénéficient d'une richesse de portefeuille et d'une dimension internationale qui leur permettent de compenser ces effets. Pourtant, la France n'est plus un pays contributeur à ces bénéfices : ainsi, la pression de la régulation engendre une perte de compétitivité et d'attractivité.

Nous avons sans doute insuffisamment expliqué l'hétérogénéité du tissu pharmaceutique. Ainsi, les conséquences devraient être examinées de manière plus nuancée. Si elles sont, dans tous les cas, délétères, c'est sous l'effet de différents mécanismes.

À titre personnel, j'adhère à l'idée selon laquelle le médicament est un bien universel, tout comme la santé, inscrite dans la déclaration de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) de 1948 comme un Droit de l'Homme. Aujourd'hui, le médicament est sans doute l'objet qui contribue le plus à l'amélioration de la santé. Comment, dès lors, ne pas inférer qu'il est aussi un Droit de l'Homme ? Cela nous oblige en matière d'universalité d'accès : j'y vois l'un des leviers d'action de l'industrie pharmaceutique dans les années à venir.

Toutefois, pour être un bien universel, le médicament doit d'abord exister sur un marché, et être produit, de préférence localement, afin de répondre aux enjeux de souveraineté pharmaceutique - en France, ou en Europe, qui est l'échelle géopolitique la plus pertinente en la matière. Notre souci est donc le suivant : la régulation économique doit permettre au bien universel qu'est le médicament d'être produit.

Par ailleurs, comment parler du budget du médicament sans évoquer le sujet des prix ? Vous avez raison. D'abord, les budgets que j'ai évoqués sont nets : ils n'intègrent pas les remises. Vous mentionnez, de votre côté, des prix faciaux, qui véhiculent des messages politiques à l'opinion publique, qui sont souvent exploités. Le montant des remises, certes, est confidentiel ; cependant, sur des médicaments très innovants, il n'est pas rare qu'il soit de l'ordre de 50 %. Ainsi, les raisonnements budgétaires que j'ai tenus sont indépendants des niveaux de prix que vous citiez.

Vous avez abordé la question de la transparence sur les prix. Vous connaissez bien la situation en matière de transparence sur les prix ; ce n'est malheureusement pas le cas de l'opinion publique. Nous avons beaucoup fait pour faire progresser la cause de la transparence sur les prix, dans la mesure du respect juridique du secret des affaires. Le rapport d'activité annuel du CEPS présente les montants agrégés de remises versées par le secteur - à hauteur d'environ 5 milliards d'euros pour l'année 2021 - ainsi que la répartition des remises par classe thérapeutique. Par ailleurs, les remises sont payées par 3 % des avenants de prix signés : elles reposent sur un nombre réduit d'industriels, qui sont en effet ceux qui apportent les médicaments les plus innovants. Ces chiffres permettent d'établir une estimation assez proche de la réalité, sans déroger au secret des affaires.

En remettant en cause le secret des affaires - et, par conséquent, la capacité à négocier confidentiellement des remises -, nous nous condamnerions à subir la même fin que le conte d'Andersen : le roi serait nu, mais pour un temps seulement, car des remises se reconstitueraient. Pourquoi ? Les remises sont un levier mécanique inhérent à chaque négociation. Certaines sont liées au fait qu'un même médicament est indiqué dans plusieurs maladies. C'est notamment le cas en cancérologie. Or, la boîte est vendue au même prix : il faut donc procéder par remises pour mettre en adéquation la valeur réelle du médicament avec les niveaux d'amélioration du service médical rendu (ASMR) pour chacune de ces indications. D'autres remises ont un sens de santé publique : lorsqu'il s'agit d'une indication très délicate, pour laquelle le CEPS, et la direction générale de la santé (DGS) en son sein, sont soucieux de ne pas voir l'industrie pharmaceutique encourager des prescriptions qui dépasseraient la population cible pour laquelle le produit est prévu. Dans ce cas, des remises de plafonnement imposent au laboratoire de reverser 80 % de son chiffre d'affaires à partir d'un certain seuil.

L'accord-cadre entre le CEPS et le Leem décrit ainsi toute la taxonomie des remises : la lecture du mécanisme est donc assez transparente.

Enfin, il faut bien noter que le prix facial que vous dénoncez n'est rien d'autre qu'un signal de prix lancé à l'international. La réalité du prix budgétaire d'un médicament est toute autre : sans ces remises, il n'y aurait plus d'accès à ces médicaments innovants, car l'ensemble des prix internationaux seraient dérégulés. En effet, les prix des médicaments en France servent de référentiels à une cinquantaine de pays. Ce prix facial garantit ainsi une cohérence dans la régulation des prix internationaux, tandis que le prix net seul correspond à la réalité de l'impact budgétaire du médicament.

M. René-Paul Savary, président. - Les pays étrangers paient quand même un peu mieux : c'est d'ailleurs ce qui explique la pénurie en France.

M. Éric Baseilhac. - Nous ne prétendons pas que les facteurs économiques soient à l'origine de la pénurie : ils le sont très marginalement dans le sujet des exportations parallèles ; mais comme l'a récemment démontré une étude suédoise, les prix plus bas en France aggravent la situation, une fois les pénuries constituées en raison d'une inadéquation entre l'offre et la demande. En effet, lorsque les capacités de production se remettent en phase avec la demande, l'offre se dirige d'abord vers les pays qui garantissent la meilleure viabilité économique. C'est pour cette raison que dans le cas de la pénurie d'amoxicilline, l'Allemagne a immédiatement proposé un bonus pour le prix des sirops pédiatriques, alors même que les prix étaient identiques en Europe.

Mme Laurence Cohen. - Pouvez-vous nous indiquer la part accordée aux médicaments anciens par rapport aux médicaments innovants ? Le Zolgensma est vendu à plus de 1,9 million d'euros l'unité : c'est indécent. On peut bien sûr avoir une réflexion collective avec l'ensemble des autorités concernées pour évaluer le service rendu : mais au fond, cela revient à mesurer la valeur d'une vie.

M. Éric Baseilhac. - La fixation du prix des thérapies géniques est complexe, car ces traitements correspondent à un modèle très spécifique. En effet, ces molécules ou ces thérapies sont administrées en une seule fois et sont efficaces à vie, puisqu'elles promettent la guérison. Quel est le prix d'un tel médicament ? Si vous me permettez cette comparaison triviale, cela revient à comparer le prix d'un loyer à celui de l'achat d'une maison.

Par ailleurs, ce modèle économique est également complexe pour l'entreprise elle-même : pour les maladies géniques, comme l'hémophilie, la prévalence de patients à traiter passera de 2 000 patients à une vingtaine chaque année. Comment, dès lors, l'entreprise peut-elle rentabiliser son modèle ?

Enfin, il faut aussi considérer la difficulté que représente le prix du ticket d'entrée industriel pour les thérapies géniques. Ce modèle consiste à bâtir un seul centre mondial de production, qui est nécessairement construit à partir de rien - on ne peut se contenter de reconvertir une usine, au regard de la complexité des incubateurs. Je suis assez optimiste sur la capacité, grâce à l'innovation technologique, à rationaliser le modèle économique des thérapies géniques ; mais il faut bien saisir tous les tenants de cette équation complexe.

M. René-Paul Savary, président. - Je vous remercie de votre participation.

La réunion est close à 15 h 10.

- Présidence de M. René-Paul Savary, président -

La réunion est ouverte à 17 h 00.

Audition de M. Nicolas Grivel, directeur général de la Caisse nationale des allocations familiales

M. René-Paul Savary, président. - Mes chers collègues, nous sommes réunis cet après-midi pour entendre M. Nicolas Grivel, directeur général de la Caisse nationale des allocations familiales (Cnaf) sur le projet de loi d'approbation des comptes de la sécurité sociale pour 2022.

J'indique que cette audition fait l'objet d'une captation vidéo retransmise en direct sur le site du Sénat.

Comme vous le savez, l'exercice 2022 a été particulier, dans la mesure où la Cour des comptes a refusé de certifier les comptes de la Cnaf et de la branche famille, en raison de l'augmentation de la proportion de paiements erronés.

Pour ne citer que cet exemple, si l'on prend l'indicateur de référence à vingt-quatre mois, les erreurs à la hausse ou à la baisse ont représenté 7,6 % du montant total des prestations versées en 2021, soit 5,8 milliards d'euros, contre 5,5 % du montant total des prestations versées en 2019.

Monsieur le directeur général, je vous invite à nous présenter les faits marquants de l'exécution 2022 et, notamment, le refus de certification des comptes de la Cour des comptes, et à nous livrer votre réaction à ce sujet.

M. Nicolas Grivel, directeur général de la Caisse nationale des allocations familiales. - Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je suis ravi de pouvoir échanger avec vous sur ce sujet important, qui a donné lieu à des interprétations parfois un peu rapides.

Mon audition s'inscrit dans le cadre de l'examen d'un nouveau projet de loi, le projet de loi d'approbation des comptes de la sécurité sociale, dit « Placss », et dans un contexte où les comptes de la Cnaf n'ont pas, pour la première fois depuis 2011, été certifiés par la Cour des comptes.

Pour entrer dans le vif du sujet, je relève tout d'abord que l'appréciation portée par la Cour des comptes n'est pas d'ordre comptable : les comptes de la branche famille reflètent fidèlement la réalité des paiements et des flux financiers enregistrés en 2022, comme lors des années précédentes. Le problème concerne davantage le contrôle interne et la maîtrise des risques, insuffisants au vu notamment de l'ampleur et de la grande complexité des prestations que nous gérons.

Je vous rappelle que notre système de prestations est fragile en raison des potentielles erreurs déclaratives des allocataires : l'essentiel du risque découle du manque de qualité des données entrantes, c'est-à-dire de la fiabilité des données dont nous disposons pour liquider les prestations. Cette réalité est naturellement connue depuis plusieurs années, mais un certain nombre de phénomènes l'ont amplifiée et ont contribué à dégrader nos indicateurs de risque.

Les outils que nous avons mis en place pour mesurer ces risques sont de plusieurs ordres. Nous disposons surtout d'indicateurs dits « de risque résiduel » : nous réalisons chaque année un contrôle exhaustif et intensif d'un échantillon de 6 000 dossiers, selon une périodicité variable, puisqu'il existe deux indicateurs de référence, un indicateur à neuf mois, et un autre à vingt-quatre mois, qui nous permettent d'évaluer le risque résiduel propre à chaque échéance.

Il s'agit d'une approche statistique à laquelle nous sommes attachés - et que, du reste, la Cour des comptes salue - et qui nous a permis de repérer la forte augmentation, depuis 2019, des erreurs dans le système de délivrance de nos prestations, que ce soit au détriment ou au bénéfice des allocataires.

Alors que, je le précise, ces indicateurs n'ont quasiment pas évolué entre 2021 et 2022, la Cour des comptes a certifié nos comptes en 2021, mais pas en 2022. Cette situation ne constitue pas pour autant une surprise pour nous : nos indicateurs s'étaient en effet beaucoup dégradés entre 2019 et 2021, et si la Cour a certifié nos comptes pour ces exercices, c'est qu'elle a fait preuve de beaucoup de compréhension, voire d'empathie, si je puis dire, vis-à-vis de la branche famille durant cette période, en prenant en considération la crise de la covid-19 et la réforme très complexe des aides au logement mise en oeuvre en 2021.

La Cour des comptes nous avait prévenus que, pour l'exercice 2022, elle ne tiendrait plus compte de ces événements, même si les indicateurs, notamment celui à vingt-quatre mois, mesurent une réalité très antérieure à 2022, qui englobe les épisodes troublés dont je viens de parler.

Cela étant, je retiens de l'argumentaire fort intéressant de la Cour des comptes que la trentaine de prestations que nous délivrons, pour près de 100 milliards d'euros par an, ont des caractéristiques très différentes et que certaines d'entre elles présentent des facteurs de risque plus élevés que d'autres, compte tenu notamment de la qualité des données entrantes.

Ainsi, les facteurs de risque sont très limités pour les prestations calculées sur la base de données fiscales datant des deux années précédentes (N-2), autrement dit des données très sécurisées et très stables. Lorsque les aides dépendent de données beaucoup plus complexes, le risque d'erreur de la part des allocataires s'accroît, d'autant que le contrôle ex ante de ces données est quasi impossible du fait du nombre élevé des prestations dont nous sommes responsables, sauf à retarder considérablement le versement des allocations, ce qui n'est évidemment pas concevable.

Nous revérifions un grand nombre de données, notamment en les croisant avec des données ex post, fiscales ou autres, mais il nous est impossible de toutes les contrôler. Nous avons tendance à vérifier en priorité les prestations qui représentent la charge financière la plus élevée.

Depuis 2019, notre système a connu deux réformes importantes, l'une relative à la prime d'activité, l'autre relative aux aides au logement, qui ont eu un effet direct sur nos indicateurs de risque.

En 2019, le doublement du jour au lendemain du montant de la prime d'activité qui, par ses caractéristiques, est l'une des prestations les plus risquées, a immédiatement et assez logiquement accru le nombre d'erreurs commises.

En 2021, j'y ai déjà fait allusion, une réforme d'ampleur, celle des aides personnelles au logement (APL), a été décidée : elle visait à faire correspondre le plus possible ces aides avec la situation réelle des allocataires, en faisant en sorte que le système repose sur des données très récentes, datant parfois de quelques mois seulement.

Ces aides au logement, qui étaient parmi les plus simples que nous gérions, notamment parce que le calcul des droits reposait sur les données fiscales de l'année N-2, ont soudain posé problème, tant aux caisses d'allocation familiale (Caf) - difficultés d'appropriation de la réforme par les équipes et de mise à niveau des systèmes d'information - qu'aux allocataires, dont les obligations déclaratives ont soudain changé. Les erreurs ont alors considérablement augmenté.

En définitive, le quasi-doublement des erreurs relevées par la Cour des comptes peut être attribué presque intégralement à ces deux seules réformes. Cela ne signifie pas pour autant qu'il ne faut rien faire, mais je tenais à apporter ces quelques précisions importantes.

S'ajoutent à cela des problèmes circonstanciels de qualité de service, qui découlent en partie de la difficile mise en oeuvre de la réforme des aides au logement, de l'afflux des demandes, d'une augmentation du nombre d'allocataires et de la difficulté pour les équipes à respecter les objectifs en termes de délais.

La question des effectifs est pendante : en 2020 et 2021, nous avons allégé les effectifs consacrés au contrôle, au vu du contexte très particulier de la pandémie. En 2022, nous sommes revenus à des standards plus proches de nos objectifs, mais la situation n'est pas encore revenue à la normale.

La problématique des effectifs dévolus au contrôle des prestations fait d'ailleurs l'objet d'un débat entre la Cnaf et la Cour des comptes.

De son côté, la Cour observe à juste titre qu'en 2022 nous sommes en deçà des objectifs fixés par l'actuelle convention d'objectifs et de gestion (COG) en ce qui concerne le nombre de contrôles. De notre côté, nous avons privilégié un changement de stratégie : nous menons certes moins de contrôles, mais nous cherchons à mieux les cibler, à nous concentrer sur les dossiers qui présentent les risques financiers les plus élevés, et à faire en sorte que chacun de ces dossiers ait un impact financier plus important qu'auparavant. De notre point de vue, cette stratégie contribue à améliorer notre rendement et notre efficacité.

Pour faire bref, l'évolution de notre panier de prestations, qui présente désormais davantage de risques d'erreurs, conjuguée à notre incapacité à augmenter la part des effectifs dédiées à la fonction de contrôle, a largement contribué aux résultats statistiques que la Cour des comptes déplore dans son rapport.

Cette situation appelle une réaction de notre part, qui consistera à amplifier le plan d'actions que nous avons lancé sur des sujets que nous avions déjà identifiés.

À court terme, nous devrons sans doute envisager une évolution structurelle, au travers par exemple de la mise en oeuvre de la « solidarité à la source » : plutôt que d'intensifier les contrôles sur des données de mauvaise qualité, nous devons faire en sorte de disposer de données de bonne qualité dès le départ, ce qui correspond du reste au souhait exprimé par la Cour des comptes. Cette réforme, quand elle sera engagée, portera ses fruits progressivement, ne serait-ce que parce que, mécaniquement, nous continuerons à utiliser nos indicateurs à vingt-quatre mois durant un certain temps.

Nous conduisons également des actions visant l'amélioration de la qualité de service aux allocataires, de sorte à aboutir à un rééquilibrage satisfaisant entre les ressources humaines consacrées à la délivrance des prestations et celles qui sont dédiées à la maîtrise des risques.

Enfin, nous adopterons dans les jours à venir un plan d'amélioration de la qualité de traitement de nos prestations, qui fait suite à un audit interne réalisé l'an dernier, et qui vise à renforcer le pilotage de cette fonction « qualité » en améliorant la maîtrise des risques.

C'est dans ce contexte que les négociations autour de la prochaine COG se déroulent : la convention prévoit la mise à disposition de moyens supplémentaires...

M. René-Paul Savary, président. - On parle de 1 000 équivalents temps plein (ETP) supplémentaires d'ici 2027 !

M. Nicolas Grivel. - Pour la seule branche famille, la COG ne prévoit que 430 ETP supplémentaires par rapport à la fin de l'exercice 2022, auxquels il faut ajouter la hausse annoncée de 200 ETP cette année-là, soit environ 600 postes en plus au total.

Cette augmentation de nos effectifs devrait nous permettre de restaurer à la fois la qualité de service - délivrance des prestations pour les allocataires - et du droit - sécurisation des droits - et de poursuivre la conduite de projets nouveaux et complémentaires : la mise en oeuvre de la « solidarité à la source », j'en ai parlé, le service public de la petite enfance, la déconjugalisation de l'allocation aux adultes handicapés (AAH), etc.

Par ailleurs, le ministre Gabriel Attal a annoncé, dans le cadre spécifique de son plan de lutte contre la fraude, le renforcement des effectifs des caisses de la sécurité sociale : ce sont les 1 000 ETP auxquels vous faisiez allusion, monsieur le président, qui concernent en réalité l'ensemble des branches d'ici 2027.

En outre, nous agissons, à court et à moyen terme, pour répondre à la situation décrite par la Cour des comptes, en travaillant à la « solidarité à la source » et à l'adossement des données entrantes sur le dispositif de ressources mensuelles (DRM), car c'est là que tout se joue.

Notre ambition est de parvenir, grâce au DRM et à un système qui reposerait désormais sur une déclaration préremplie, à une meilleure qualité des données entrantes, notamment pour le versement des prestations les plus variables et les plus sensibles - je pense au RSA et à la prime d'activité. Cet objectif peut être atteint dans un avenir proche, puisque nous l'expérimenterons en 2024 et que nous envisageons de le généraliser dès 2025.

M. René-Paul Savary, président. - Vous avez insisté dans votre propos sur la nécessaire qualité des données entrantes, véritable noeud du problème. Qu'envisagez-vous en la matière ? La mobilisation des données du DRM ou celle des données de la déclaration sociale nominative (DSN) vous semble-t-elle une piste intéressante ?

La Cour des comptes préconise par ailleurs de contrôler davantage les allocataires du revenu de solidarité active (RSA), d'autant que le futur projet de loi pour le plein emploi prévoit une modification des conditions à remplir pour en bénéficier : quelles sont vos perspectives en la matière ?

M. Nicolas Grivel. - Il est en effet prévu de recourir au DRM pour les bénéficiaires du RSA et de la prime d'activité, les deux prestations les plus lourdes et les plus risquées. Nous sommes très attachés à cette évolution, qui conduira au remplacement de déclarations d'allocataires « livrés à eux-mêmes » par des déclarations d'allocataires résultant de déclarations préremplies sur le fondement de la DSN.

Le dispositif a fait l'objet d'une expérimentation dans cinq Caf l'année dernière, et se déploiera dans dix Caf cette année : l'objectif est d'évaluer si le recours au DRM réduit le taux d'erreur que l'on atteint dans un système reposant sur l'actuelle déclaration trimestrielle que remplissent les demandeurs du RSA et de la prime d'activité.

Le résultat de cette expérimentation est a priori sans appel : nous constatons d'ores et déjà un renforcement de la fiabilisation des données, notamment à partir des données des mois M-2 et M-3. L'amélioration est en revanche beaucoup moins nette lorsque les données utilisées datent de M-1, ce qui nous a amenés à demander le décalage de la période de référence du calcul des prestations, pour retenir un trimestre composé des mois M-4, M-3 et M-2.

Évidemment, ce nouveau système de référence n'élimine pas toutes les erreurs, mais le fait que le calcul des prestations repose sur le trimestre contribue à donner à notre système social une réactivité très importante, ce qui est souhaitable.

L'enjeu à plus long terme est de fiabiliser totalement le DRM, c'est-à-dire d'éliminer les quelques erreurs qui demeureraient.

Le recours à la déclaration mensuelle lors de la mise en oeuvre de la réforme des aides au logement en 2021 nous a déjà permis de nous améliorer. Nous serons encore meilleurs si nous parvenons à favoriser une meilleure articulation des Caf avec les organismes gestionnaires des données, c'est-à-dire l'Urssaf, Agirc-Arrco, la Caisse nationale d'assurance vieillesse (Cnav), dans le cadre d'une gouvernance qui permettra d'identifier au plus vite les erreurs déclaratives des tiers, en particulier les erreurs systémiques.

M. René-Paul Savary, président. - D'une certaine façon, vous êtes coincés entre la « fraîcheur » des données entrantes, nécessaire pour répondre au mieux à la réalité des situations, et leur nécessaire « profondeur » qui permet d'en renforcer la fiabilité. Ne pourrait-on pas trouver un juste équilibre entre cette fraîcheur et cette profondeur pour les trois prestations que sont les aides personnelles au logement (APL), le RSA et la prime d'activité, en retenant par exemple une période de référence commune de six mois ?

M. Nicolas Grivel. - Aujourd'hui, nous sommes confrontés à des situations différentes, qui n'empêchent pas pour autant un rapprochement des modes de calcul, puisque le mois M-2 devient le butoir commun pour le calcul des prestations, quand bien même la période de référence diffère.

Vous ouvrez à juste titre un débat de fond, qui va plus loin que la seule question des périodes de référence, celui de l'unification des bases de ressources. Cela me rappelle d'une certaine façon le débat autour du revenu universel d'activité.

La nature des prestations servies par les Caf est très différente d'une aide à l'autre. J'ajoute que les allocataires sont très attachés à la stabilité dans le temps des prestations qu'on leur verse, mais aussi à leur fiabilité, car rien n'est pire que de devoir rembourser un indu. De ce point de vue, la variation trimestrielle du calcul des aides au logement a beaucoup perturbé les allocataires et les associations qui les accompagnent.

Des mesures de simplification sont certes souhaitables, mais leur mise en oeuvre prendra du temps. Sans compter, je le répète, que les prestations diffèrent beaucoup les unes de autres : les aides au logement n'obéissent pas à la même logique que le RSA ou la prime d'activité, qui impliquent une forte réactivité face aux demandes des publics, car elles doivent tenir compte des ruptures de situations et accompagner des personnes qui sont souvent sans emploi ou ne disposent que de revenus modestes.

Mme Élisabeth Doineau, rapporteure générale. - Parmi les documents annexés au projet de loi d'approbation des comptes de la sécurité sociale figurent les rapports d'évaluation des politiques de sécurité sociale (Repss).

Dans le cas du Repss « Famille », les indicateurs relatifs aux établissements d'accueil du jeune enfant (EAJE) s'arrêtent en 2019 ou en 2020, ce qui est particulièrement regrettable quand on sait que la COG 2018-2022 avait fixé pour objectif à la Cnaf la création de 30 000 places d'accueil supplémentaires nettes en EAJE. Pouvez-vous nous dire combien de places ont effectivement été créées ?

Le 1er juin 2023, la Première ministre a annoncé la création de 200 000 places d'accueil d'ici 2030. Cet objectif vous semble-t-il atteignable, et selon quelles modalités ? Tout récemment, une élue de Montrouge me disait qu'elle avait dû fermer une crèche dans sa commune faute de personnels : comment pourrait-on créer 200 000 places dans de telles conditions ?

M. Nicolas Grivel. - Globalement, sur la période 2018-2022, nous avons créé un peu moins de 15 000 places nettes, soit un peu moins de la moitié de ce qui était prévu. Je rappelle cependant que nous avons traversé une période un peu particulière avec la crise de la covid-19, et ce malgré les aides qui ont contribué à maintenir le secteur sous perfusion.

Malgré toute notre énergie et les moyens qui y étaient consacrés, la dynamique n'a pas été au rendez-vous. D'où notre contribution au débat sur le service public de la petite enfance et sur la meilleure manière de rectifier la situation dans les prochaines années.

Nous avons conscience des difficultés que rencontrent les collectivités locales et des problèmes actuels de démographie. Il faut faire évoluer un certain nombre de paramètres et de dispositifs pour que les choses s'améliorent. La question de la gouvernance du service public de la petite enfance fera, je vous l'indique, l'objet de l'article 10 du futur projet de loi pour le plein emploi.

Les aspects financiers de cette problématique et, donc, les objectifs en termes de nombre de places trouveront leur traduction dans la future convention d'objectifs et de gestion de la branche.

Vous l'avez dit, la Première ministre a récemment évoqué le sujet de la petite enfance : elle a d'ores et déjà annoncé que le secteur disposerait de 1,5 milliard d'euros supplémentaires dans le cadre de la prochaine COG. L'ambition est donc claire.

Notre souhait est de pouvoir jouer sur les deux leviers que sont la qualité, au sens large, et la quantité : le rapport de l'inspection générale des affaires sociales (Igas) a pointé un certain nombre de difficultés ponctuelles, mais il existe des problèmes de fond à régler, que sont le manque de professionnels dans les crèches, le manque d'attractivité des métiers et l'insuffisance des formations.

Cette situation suppose certainement qu'une réflexion soit menée sur l'évolution des rémunérations des professionnels du secteur. Elle suppose aussi de trouver des solutions concrètes pour les différentes structures, de financer et d'apporter un appui en matière d'ingénierie aux territoires et aux porteurs de projets, notamment dans les territoires les plus fragiles.

Vous savez sans doute que les collectivités locales devraient se voir reconnaître, par la loi qui est en cours de discussion, le rôle d'autorité organisatrice dans le secteur de la petite enfance et de l'information des familles : nous devons faire savoir aux élus locaux que la branche famille est là pour les accompagner, les conseiller et les financer plus durablement et efficacement qu'auparavant.

Je ne suis pas certain qu'il soit forcément pertinent de comparer les quelque 15 000 places de crèches nettes créées entre 2018 et 2022 et les 200 000 places évoquées par la Première ministre, qui ne sont pas, si j'ai bien compris, des places de crèche stricto sensu, mais des solutions d'accueil au sens large, par exemple, dans le cadre des maisons d'assistants maternels.

J'en profite pour rappeler que l'accueil individuel des enfants est un sujet crucial : la situation des assistantes maternelles est primordiale, notamment dans les territoires où cette solution reste la plus répandue : si nous ne favorisons pas le développement de cette offre individuelle et si nous n'encourageons pas la complémentarité entre les modes d'accueil individuel et collectif, nous courons à l'échec, d'où la nécessaire gouvernance du service public de la petite enfance que nous appelons de nos voeux.

Nous devons réfléchir de manière globale aux solutions les plus adaptées aux territoires, aux demandes des familles et à la réalité du terrain.

Les enquêtes récentes, notamment celle de la direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (Drees) sur les besoins des familles, montrent que leurs attentes excèdent les 200 000 nouvelles places d'accueil annoncées. Il faut donc actionner tous les leviers à notre disposition pour améliorer les choses.

Mme Élisabeth Doineau, rapporteure générale. - Je me permets de vous faire une suggestion : compte tenu des graves difficultés que cela pose dans les territoires ruraux, il conviendrait d'harmoniser les différents modes de prise en charge financière de l'accueil des enfants en micro-crèche. Beaucoup de communes et d'associations rurales sont confrontées à un hiatus. Si l'on ne parvient pas à résoudre le problème, on risque de décourager les maires des petites communes qui ne ménagent pourtant pas leurs efforts pour maintenir des services de proximité pour les familles.

Mme Raymonde Poncet Monge. - Il est prévu une baisse d'environ 100 000 assistantes maternelles à l'horizon 2030. Il faut donc comprendre que l'essentiel des efforts fournis afin de créer 200 000 places pour la petite enfance concernera les crèches.

Permettez-moi de revenir un instant sur la question de la solidarité à la source, sujet du rapport que nous sommes en train d'élaborer au nom de la Mecss, René-Paul Savary et moi-même.

Monsieur le directeur général, vous avez évoqué la qualité des données entrantes du dispositif de ressources mensuelles. Or on estime qu'environ 2 % des déclarations sociales nominatives alimentant le DRM comportent des erreurs. Ce chiffre est-il, d'après vous, toujours d'actualité ?

Les représentants de la direction générale de la cohésion sociale (DGCS) et de la direction de la sécurité sociale (DSS) ont déclaré, lors de leur audition, que la baisse du taux de non-recours aux prestations - qui varie entre 30 et 50 % selon les aides - entraînerait mécaniquement une hausse des dépenses sociales, mais que ce surcoût serait largement compensé par les économies attendues - et c'est tant mieux ! - à la suite de la réduction des indus et des rappels qui découlera de l'amélioration des dispositifs. Qu'en pensez-vous ?

Ils ont aussi affirmé que la Cnaf disposait d'une première évaluation des économies que pourrait engendrer le préremplissage des déclarations de ressources des demandeurs et allocataires du RSA et de la prime d'activité. Êtes-vous en mesure de nous fournir cette estimation chiffrée ?

M. Nicolas Grivel. - J'ai coutume de dire qu'il faut se montrer prudent sur le sujet, d'une part, parce que la réforme se fera progressivement, par étapes successives, et qu'elle vise moins à réaliser des économies qu'à simplifier et à améliorer le système de délivrance des prestations et, d'autre part, parce qu'il est très difficile d'en évaluer l'impact sur l'accès aux droits et le recours aux prestations, impact qui résulte directement des potentiels changements de comportement des demandeurs et allocataires des différentes prestations.

M. René-Paul Savary, président. - Vous ne nous avez pas donné de chiffres ! (Sourires.)

Mme Raymonde Poncet Monge. - Les expérimentations en cours devraient pourtant vous permettre de connaître assez rapidement la proportion réelle d'indus et de rappels et d'en tirer des enseignements. À combien évaluez-vous les économies réalisées ?

M. Nicolas Grivel. - J'ai trop de respect pour la représentation nationale pour vous livrer des chiffres contestables. L'expérimentation n'a pas pour but d'évaluer le montant des économies possibles, mais de mieux comprendre les pratiques, en définissant les points de vigilance à considérer, et en identifiant les éléments déclaratifs les plus risqués.

Potentiellement, ce dispositif peut contribuer à économiser plusieurs centaines de millions d'euros mais, encore une fois, dans une proportion que je ne connais pas précisément et que je me garderai bien de chiffrer en détail.

Mme Raymonde Poncet Monge. - Et pour ce qui est du taux d'erreur de 2 % au niveau du DRM ?

M. Nicolas Grivel. - De notre point de vue d'utilisateur - et non de producteur - des données, c'est bien cet ordre de grandeur qui est, je le rappelle, très inférieur au taux d'erreur relevé au niveau du RSA ou de la prime d'activité. Ce taux de 2 % est donc élevé, mais il est à comparer aux pourcentages d'erreurs actuels... Le saut en termes de fiabilité semble déjà très important.

Mme Cathy Apourceau-Poly. - Monsieur Grivel, je vous remercie pour les réponses très concrètes que vous venez d'apporter.

Permettez-moi cependant une petite remarque : aujourd'hui, les standards téléphoniques de la Caf exaspèrent tout le monde et suscitent beaucoup de colère chez nos concitoyens qui, souvent, n'obtiennent pas la réponse qu'ils désiraient. Que faire pour améliorer la situation ?

Qu'envisagez-vous par ailleurs de faire pour aider les jeunes, les étudiants, les apprentis qui perçoivent des allocations logement, mais qui font parfois face à de réelles difficultés lorsque leurs propriétaires, pour la plupart privés, oublient ou tardent à envoyer à la Caf les quittances de loyers qu'ils ont pourtant acquittées ? Quand les propriétaires ne remplissent pas leurs obligations, ce sont ces jeunes qui sont privés d'aides au logement ! Pire, il faut bien trois à quatre mois pour que leurs droits soient rétablis. Or, sans APL, ils se retrouvent très souvent dans des situations financières dramatiques.

M. Nicolas Grivel. - Vous avez raison de soulever le problème de nos accueils téléphoniques. Nos résultats en la matière sont, d'une manière générale, insuffisants dans la période récente. Depuis la crise de la covid-19, nous faisons face à une hausse de 30 % des sollicitations téléphoniques, alors que nos effectifs n'ont évidemment pas progressé dans les mêmes proportions.

Nous avons concentré notre expertise sur les sujets les plus complexes et externalisé une partie des réponses téléphoniques les plus simples, notamment tout ce qui a trait à l'information de non-allocataires qui souhaiteraient obtenir des renseignements génériques.

En 2022, nos statistiques en termes de réponse téléphonique se sont améliorées, même si elles restent insuffisantes, puisque notre taux de réponse avoisine les 80 % et non les 90 % comme nous le souhaiterions.

Pour améliorer la réponse téléphonique en tant que telle, nous avons décidé de nous doter d'un outil de meilleure qualité, qui nous permettra de fluidifier les flux d'appels, de mieux adapter les réponses à la typologie des questions posées et de faire en sorte que les demandes les plus complexes soient traitées par les personnes les plus expérimentées.

Pour que le nombre d'appels diminue, il faut en parallèle que les personnes obtiennent une réponse du premier coup. Il nous faut également être proactifs et prévenir les difficultés des allocataires : plutôt que d'attendre que les gens nous appellent, il nous faut les contacter, pour les alerter par exemple d'un futur changement de situation ou de la possible interruption de leurs droits.

S'agissant des APL, la période de déclaration des loyers est circonscrite au seul mois de juillet, mais les Caf attendent généralement le mois de janvier suivant pour interrompre les droits des allocataires si, à ce moment-là, aucun justificatif ne leur a été fourni.

Nous devons intensifier nos contacts avec les propriétaires, en sachant que ceux-ci ont de toute façon intérêt à nous transmettre des documents, qui servent à verser des aides à leurs locataires.

Mme Raymonde Poncet Monge. - Le projet de loi pour le plein emploi prévoit qu'en cas de retour sur le droit chemin, si je puis dire, d'un allocataire auquel on aurait suspendu le versement du RSA, cette prestation lui sera versée de façon rétroactive.

Je me pose donc une question purement technique : le futur système de « solidarité à la source », qui suppose une forme d'automaticité, sera-t-il en mesure de tenir compte de cette « complexité » ?

M. Nicolas Grivel. - Le dispositif est encore en cours d'expertise, d'autant que les détails techniques ne sont pas encore tout à fait connus. Votre question sur la faisabilité de cette mesure est donc légitime, mais je ne suis pas encore en mesure d'y apporter une réponse.

M. René-Paul Savary, président. - Je vous remercie d'avoir répondu à nos questions.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 18 h 10.