Mardi 5 décembre 2023

- Présidence de M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture, et de M. François-Noël Buffet, président de la commission des lois -

La réunion est ouverte à 17 h 30.

Mission conjointe de contrôle sur le signalement et le traitement des pressions, menaces et agressions dont les enseignants sont victimes - Audition de M. Jean-Michel Blanquer, ancien ministre de l'éducation nationale

M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture, rapporteur. - En juillet dernier, la commission des lois et la commission de la culture ont lancé une mission conjointe de contrôle sur le signalement et le traitement des pressions, menaces et agressions dont les enseignants sont victimes. Monsieur Blanquer, vous avez été ministre de l'éducation nationale de 2017 à 2022, ce qui fait de vous le ministre ayant occupé cette fonction le plus longtemps sous la Ve République.

Vous étiez en fonction au moment de l'assassinat de Samuel Paty et c'est à ce titre que nous vous entendons aujourd'hui, trois ans après les faits et votre première audition sur le sujet. Nos travaux ne visent pas à nous pencher sur les faits qui font l'objet d'une procédure de justice ; nous nous concentrons sur la définition d'éventuelles procédures permettant de prévenir la répétition de ces drames qui endeuillent notre pays.

Votre témoignage nous sera précieux pour nous remémorer les mesures prises à la suite de l'assassinat de Samuel Paty et pour mesurer l'évolution des pressions, menaces et agressions constatées à l'égard des enseignants au cours des trois dernières années.

Par ailleurs, nous avons récemment auditionné le Conseil des sages de la laïcité et des valeurs de la République, institution que vous avez créée en janvier 2018. À cette occasion, nous avons entendu des propos forts, laissant craindre l'existence d'une rupture générationnelle chez les enseignants dans la défense de la laïcité à l'école. De votre point de vue, comment faire pour que la défense de la laïcité et des valeurs de la République fédère l'ensemble de la communauté éducative ?

Enfin, les témoignages d'enseignants que nous avons pu recueillir montrent les difficultés rencontrées par certains d'entre eux pour obtenir le soutien de leur hiérarchie face aux pressions, contestations ou insultes proférées par des élèves, mais aussi par des parents. Nous serions heureux d'entendre votre analyse concernant l'évolution du « pas de vague » au sein de l'éducation nationale, et les moyens qui permettraient de soutenir tant les enseignants que les équipes administratives face à la remise en cause de leur autorité.

Nos travaux ayant obtenu du Sénat de bénéficier des prérogatives des commissions d'enquête, je vous rappelle qu'un faux témoignage serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Aussi, je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jean-Michel Blanquer prête serment.

M. François-Noël Buffet, président de la commission des lois, rapporteur. - Nous souhaiterions également avoir des éléments sur la mise en oeuvre de la protection fonctionnelle. Par ailleurs, vous avez pris des mesures pour renforcer la sécurité physique au sein et aux abords des établissements scolaires. Pouvez-vous rappeler leurs modalités d'application ?

M. Jean-Michel Blanquer, ancien ministre de l'éducation nationale. - Messieurs les présidents, mesdames, messieurs les sénatrices et sénateurs, je suis heureux de répondre à votre invitation et de contribuer à éclairer non seulement l'affaire Samuel Paty, mais également tout ce qui forme son environnement, afin de permettre à la fois de comprendre les enjeux et de suggérer quelques pistes d'amélioration.

Pour bien situer les choses, il est important de distinguer ce qui est antérieur et ce qui est postérieur à l'assassinat de Samuel Paty ; ce qui s'est passé après ne peut se comprendre qu'à la lumière de ce qui s'est passé avant. Naturellement, j'ai à coeur de vous dire que beaucoup de choses ont été réalisées dès 2017 ; vous avez notamment évoqué la création du Conseil des sages de la laïcité. Dans mon propos, je m'efforcerai de distinguer ce qui relève du droit, de la culture, de l'éducation nationale ou d'autres entités. Dans ces situations complexes, il s'agit à la fois de démêler les fils et de montrer les connexions.

Dès ma prise de fonction en 2017, j'ai évoqué l'inquiétude par rapport aux atteintes à la laïcité, la vigilance concernant le phénomène « pas de vague », et enfin la création de dispositifs permettant de faire face à ces situations. Dès mes premiers discours aux recteurs et aux inspecteurs d'académie, notamment celui de juin 2017 à la Sorbonne, j'utilise cette formule, que je n'aurai de cesse de répéter ensuite : « Le pas de vague, c'est fini. » Il s'agissait alors de rompre avec cette culture du renoncement au signalement motivé par la volonté de ne pas inquiéter. Naturellement, on ne rompt pas avec cette culture du jour au lendemain mais, dès juin 2017, j'ai indiqué que les chefs d'établissement ne seraient, en aucune manière, évalués en fonction du nombre de signalements effectués. Autrement dit : soit l'établissement est pacifique, et les signalements sont peu nombreux ; soit il ne l'est pas et, signe de la qualité du chef d'établissement, des signalements sont effectués. Ce qui ne va pas, c'est lorsque l'on dénombre peu de signalements alors que l'établissement n'est pas pacifique.

Cette règle, clairement établie, a eu des conséquences. Certes, les résultats sont encore imparfaits, mais la tendance est imprimée. La dimension de la tonalité générale est fondamentale. L'autorité politique doit, en permanence, tenir une position forte, afin que tout le monde comprenne que le sujet est prioritaire et que chaque acteur jouant le jeu sera protégé. L'enjeu était de développer une culture de la vérité pour aller vers davantage d'efficacité.

J'ai également créé, au sein du ministère, à quelques mètres de mon bureau, une cellule de crise. Celle-ci avait pour fonction de répondre à toutes les crises, celles entraînées aussi bien par les catastrophes naturelles que par les troubles à l'ordre public, avec, à disposition, l'ensemble des moyens de communication permettant de coordonner l'action de l'État. Dans le même temps s'est ouverte une ère de coopération sans nuages entre le ministère de l'éducation nationale et celui de l'intérieur. Mon message était alors le suivant : ces deux institutions, visant exactement les mêmes buts, doivent se parler et travailler ensemble. Cela s'est traduit par la nomination d'un préfet à la tête de cette cellule de crise, élargie à la gestion de l'ensemble des enjeux de sécurité.

Précédemment, il existait un dispositif « Faits établissement », avec quatre niveaux de signalement, du moins grave au plus grave, le niveau 4 étant le niveau le plus grave. Ce système avait le mérite d'obtenir une remontée des faits, mais il ne mettait pas l'accent sur les faits les plus graves. Par ailleurs, celle-ci dépendait de la pratique de chaque académie. J'ai demandé que les faits de niveau 4 fassent l'objet d'une saisine immédiate et directe de cette cellule de crise ; ce fut notamment le cas s'agissant de Samuel Paty, puisqu'un fait avait été signalé à la cellule en amont de l'assassinat.

La création de cette cellule, qui a représenté une nouveauté importante, a fait l'objet d'une circulaire de ma part à la fin du mois d'août 2017. Toutes ces décisions semblent, a posteriori, naturelles, mais elles ne l'étaient pas alors. À l'époque déjà, ont pointé des critiques concernant mon esprit jugé sécuritaire et la priorité excessive que j'accordais à ces questions. Comme toujours avec ce genre de dispositif, on ne voit pas ce qu'il permet d'éviter. Dans ce cadre, s'est épanouie une étroite collaboration entre la police et l'éducation nationale, dont on a pu voir les effets à l'échelle de chaque établissement. À plusieurs reprises, je me suis rendu au ministère de l'intérieur afin de préciser tous ces éléments devant les préfets.

Concernant la question des atteintes à la laïcité et aux valeurs de la République, d'autres actions sont venues compléter mon engagement. La création du Conseil des sages de la laïcité a été un événement important ; elle a envoyé un signal, démontrant ainsi l'importance de la « re-républicanisation » de l'éducation nationale, de la même manière que j'ai insisté sur la « re-scientificisation », c'est-à-dire la nécessité de lancer et de promouvoir des politiques publiques et éducatives inspirées par les enjeux scientifiques.

L'autre mérite, non moins important, de ce conseil a été de créer des normes de référence pour l'éducation nationale. Les sujets de laïcité sont souvent l'occasion d'exercices de casuistique, comme l'affaire de l'abaya l'a montré par la suite - je précise que, lorsque j'étais ministre, l'abaya était considérée comme un signe ostentatoire et était à ce titre interdite. Le Conseil a effectué un important travail permettant d'établir un vade-mecum et de concevoir une stratégie sur la question de la laïcité. Ce vade-mecum ne cesse d'évoluer, au gré des nouveaux problèmes qui se posent.

En parallèle, des équipes Valeurs de la République ont été créées dans chaque académie. Celles-ci sont pensées pour être opérationnelles sur le terrain. J'avais à l'esprit le dispositif des équipes mobiles de sécurité, que j'avais initié et expérimenté en 2008, lorsque j'étais recteur de l'académie de Créteil. Celui-ci, permettant à des équipes d'intervenir physiquement sur le terrain à l'appel des établissements, existe toujours et a même été étendu au territoire national ; contesté à sa création, il est aujourd'hui très demandé sur le terrain, car il apporte une certaine sécurité. Les équipes Valeurs de la République ont rempli le même rôle, de manière à rompre avec cette culture du « pas de vague » et avec ce sentiment de solitude ressenti par les enseignants lorsqu'émergeait un problème de laïcité.

Ces deux dispositifs combinés - la cellule ministérielle de veille et d'alerte (CMVA) et le Conseil des sages de la laïcité - permettent une évaluation constante de la situation. Chaque trimestre, à l'exception de la période particulière liée à la covid-19, on recensait en moyenne 600 signalements d'atteinte à la laïcité.

Avec ces dispositifs, mon ministère a envoyé un signal à la fois philosophique, politique et administratif : désormais, nous regardions en face les sujets d'atteinte à la laïcité, et cela a permis d'enclencher une dynamique opérationnelle qui s'est déployée durant les années 2018, 2019 et 2020.

La semaine précédant l'assassinat de Samuel Paty, tous ces dispositifs ont été mobilisés ; la principale du collège, au fait de ces règles, a notamment accompagné Samuel Paty pour le dépôt de la plainte, et des inspecteurs sont également intervenus. Beaucoup de choses ont été écrites dans les rapports d'inspection. Dans la chaîne de causalité débouchant sur ce drame, il est important de préciser que ces dispositifs ont existé. Certes, cela n'a pas suffi, puisque l'assassinat a eu lieu. Sur ces sujets, la question de la connexion entre l'éducation nationale et la police, et celle de la société qui environne l'éducation nationale sont à regarder de près ; il y a ce que l'on pouvait prévoir et ce que l'on n'a pas su prévoir. Chacun, rétrospectivement, voudrait avoir empêché cet assassinat, d'autant que les mécanismes existaient.

Cela renvoie à une autre question : qu'avons-nous fait, après l'assassinat de Samuel Paty, pour renforcer ces dispositifs ? Cela a représenté un tel choc, pour tous les Français et pour l'éducation nationale en particulier, que la culture du signalement s'est installée. Il est apparu également nécessaire d'aller plus loin dans la formation de l'ensemble des personnels de l'éducation nationale. Je tiens à rappeler ce chiffre : cela concerne un million de fonctionnaires. L'homogénéité des compétences et des réflexes ne se décrète pas, et un tel gigantisme suppose de rechercher des effets matriciels dans la conduite de l'action.

Sous la responsabilité de l'inspecteur général honoraire Jean-Pierre Obin, nous avons créé un système de formation, le « système des 1 000 ». Celui-ci a permis de former 1 000 personnes qui, à leur tour, sont devenues les formateurs de formateurs à l'échelle du pays. Au total, des centaines de milliers de gens ont été concernés par cette formation, aussi bien des cadres que l'ensemble des professeurs et personnels administratifs de l'éducation nationale.

À la Sorbonne, avec l'aide du Conservatoire national des arts et métiers (Cnam), il y a eu également la création par Pierre-Henri Tavoillot d'un diplôme contribuant à cette formation des cadres, de manière à obtenir une homogénéité de culture et de réflexes. Cette homogénéité, qui n'est pas nécessaire sur d'autres thématiques, est indispensable concernant la laïcité.

Cela nous renvoie à l'hétérogénéité concrète sur le terrain. Vous avez évoqué un possible problème générationnel, les moins de 35 ans ayant une interprétation peut-être différente de ce que recouvrent les valeurs de la République. C'est un sujet auquel je suis très sensible ; celui-ci est global, systémique, et ne concerne pas que la question des valeurs de la République. J'ai été très critiqué pour avoir dénoncé certaines choses qui se passent à l'université et qui ont ensuite une influence sur nos futurs professeurs, avec des positions sur certains sujets ne correspondant pas à la norme telle qu'elle s'énonce dans le cadre de l'éducation nationale.

L'éducation nationale se nie dès qu'elle s'éloigne de ses principes républicains fondateurs. Ces principes n'ont pas vocation à varier dans le temps ; naturellement, ils peuvent tenir compte des évolutions de la société, mais la laïcité n'a pas changé de sens depuis 1880 et la fondation de l'école de République. Des façons de penser différentes de cette tradition républicaine innervent aujourd'hui notre débat public ; il s'agit de les combattre.

Au-delà des enjeux procéduraux, juridiques et administratifs, les enjeux de formation sont fondamentaux. Pour parler en termes presque marxistes, il faut s'enquérir des superstructures et même des infrastructures. Nous devons être attentifs à la diffusion de la culture publique sur ces questions, car celle-ci permet d'établir des réflexes civiques communs. Nous pouvons établir les meilleures procédures du monde, si nous n'agissons pas sur ces aspects culturels, nous n'obtiendrons pas de résultats satisfaisants.

Si l'on est fonctionnaire de l'éducation nationale, sans parler des autres champs, cela veut dire que l'on adhère à ces principes républicains ; et de même, si l'on est élève ou parent d'élève. Lors de la formation des 1 000, j'avais utilisé des termes forts, qui m'ont été reprochés à l'époque, pour dire en substance que si l'on n'était pas d'accord avec ces principes on n'était pas obligé de travailler pour l'éducation nationale. Le respect des principes républicains fait partie des devoirs incontestables d'un fonctionnaire de l'éducation nationale.

Du côté des procédures, j'ai travaillé à l'accentuation du lien entre l'éducation nationale et la police. Cela s'est concrétisé par la recherche de réflexes plus rapides et par une plus grande sévérité en cas de menaces ou d'attaques vis-à-vis de professeurs. Dans l'académie de Versailles, qui a été beaucoup montrée du doigt sur ces sujets, cela a conduit à un renforcement de la protection des professeurs à la suite de l'assassinat de Samuel Paty. Un certain nombre de parents d'élèves menaçants, comparables à ceux à l'origine de l'enchaînement des faits ayant mené à l'assassinat de Samuel Paty, ont également fait l'objet de gardes à vue plus rapides et systématiques ; naturellement, il s'agit de faire preuve de discernement dans l'exercice de cette réactivité, mais, de ce point de vue également, les choses ont changé après l'assassinat de Samuel Paty.

M. Jacques Grosperrin. - En 2015, un rapport du Sénat évoquait déjà le fait de faire revenir la République dans l'école. À l'époque, nous nous étions déplacés au lycée Averroès, établissement d'enseignement privé musulman de Lille, et un ensemble de choses nous avait alors choqués, notamment le fait que les élèves ne pratiquaient pas l'éducation physique ensemble. Et pourtant, lorsque nous les avions rencontrés à l'époque, les inspecteurs n'avaient pas relevé cela. Depuis longtemps donc, la culture du « pas de vague » domine à l'éducation nationale.

Je m'interroge sur l'état d'esprit qui règne au ministère de l'éducation nationale. Dans ce ministère, on cherche toujours à défendre l'opprimé. Nous avons auditionné la soeur de Samuel Paty, et celle-ci était en colère, précisant que son frère avait également été lâché par les enseignants. En France - peut-être est-ce le syndrome Vichy ? -, on n'ose rien dire, on craint toujours la délation ; mais il s'agit de civisme.

Que faudrait-il ajouter aux différents dispositifs pour changer cet état d'esprit ? Certains ont évoqué une présence policière. Faut-il placer un policier devant chaque établissement scolaire afin de contrôler les allées et venues ? L'éducation nationale semble rétive à cela.

Mme Marie-Pierre Monier. - Après la mort de Samuel Paty en octobre 2020, le rapport de l'inspection générale de l'éducation, du sport et de la recherche (Igésr) consacré à ce drame a été publié dès décembre la même année. Comment expliquez-vous cette temporalité très resserrée ?

Par ailleurs, comment s'est opéré le choix des personnes interrogées pour ce rapport ? Lors de son audition par notre commission d'enquête, Mickaëlle Paty a relevé, à raison, la surreprésentation des parents interrogés par rapport aux professeurs - quatre pour les premiers, et trois seulement pour les seconds. Dans ce rapport, on observe beaucoup d'autosatisfaction de la part de l'institution et une mise en cause insistante de Samuel Paty, supposément maladroit dans sa manière d'enseigner la laïcité. N'est-il pas choquant de voir ces points prioritairement retenus ? Ne faut-il pas s'alarmer que le principal entretien de Samuel Paty avec sa hiérarchie ait porté sur cela plutôt que sur son état psychologique après les menaces dont il fut victime ?

On se focalise souvent sur les violences les plus graves, mais les violences verbales forment la majorité de celles-ci et peuvent conduire à une dégradation significative des conditions de travail des enseignants concernés. La dimension répétée de ces agissements, constitutive d'un harcèlement moral, apparaît insuffisamment prise en compte dans la réponse apportée par la hiérarchie, à la fois en interne et à l'extérieur de l'établissement, au professeur en souffrance. De nombreux professeurs entendus dans le cadre de la commission d'enquête déclarent avoir fait part de ces menaces et insultes à leur hiérarchie, qui les a ignorées. Contrairement à ce que vous dites, monsieur le ministre, le « pas de vague » semble toujours de mise.

Dans notre rapport concernant le bilan des mesures éducatives du quinquennat, réalisé avec mes collègues Annick Billon et Max Brisson, nous avions mis en lumière le sentiment des enseignants de ne pas être soutenus par l'institution en cas de remise en cause de leur autorité, ainsi que la moindre prise en compte de leurs plaintes par la police et la justice, comparativement à d'autres dépositaires de l'autorité publique. Avez-vous constaté cet état de fait lorsque vous étiez ministre ?

Enfin, je vous alerte sur la protection fonctionnelle. Cet outil se déploie principalement sous la forme d'un accompagnement de nature juridique. Si l'on veut tirer les leçons de ce qui est arrivé à Samuel Paty, ne faudrait-il pas apporter des solutions concrètes de protection, afin de sécuriser les professeurs destinataires de menaces imminentes ? Récemment, on m'a rapporté le cas d'un professeur victime de menaces de mort ; le rectorat n'a ni pris en charge sa sécurité ni évoqué l'existence d'une procédure permettant de répondre à une situation aussi dramatique.

M. Henri Leroy. - Samuel Paty a été entendu par la principale du collège et des inspecteurs. Il a témoigné de ses craintes, notamment pour sa sécurité. Il a même, le jour précédant son assassinat, glissé un marteau dans son sac pour se défendre. Par ailleurs, l'assassin est resté vingt minutes devant le collège avant que des jeunes gens, aujourd'hui entre les mains de la justice, ne lui désignent celui qu'il fallait abattre. Pourquoi Samuel Paty n'a-t-il pas été mis en indisponibilité ? Quand on lit le déroulé de l'affaire, on se rend compte qu'il appelait au secours et qu'il avait besoin de protection. Pourquoi n'a-t-il pas été protégé par l'éducation nationale ? Pourquoi a-t-il été pratiquement abandonné à lui-même ?

M. Martin Lévrier. - Nous parlons du « pas de vague » comme un fait, mais d'où vient-il ? Pourquoi s'est-il installé dans notre système scolaire au point de devenir une philosophie pendant près de vingt ans ? A-t-on réussi aujourd'hui à rompre avec cette culture ? Je n'en suis pas certain.

Ma deuxième interrogation porte sur les chefs d'établissements et les proviseurs de lycée. Quelle est leur part de responsabilité dans l'éducation à la laïcité ? Comment peuvent-ils travailler avec le personnel enseignant et les parents ? Se sentent-ils suffisamment soutenus par une hiérarchie qui, du fait de sa verticalité, donne le sentiment de déresponsabiliser les personnes ?

Enfin, quelle a été la position de la fédération des parents d'élèves dans l'affaire Paty ? Et comment peut-on impliquer les associations de parents d'élèves afin d'agir de façon positive sur la laïcité, en lien avec les enseignants et les chefs d'établissements ?

M. Max Brisson. - Monsieur le ministre, vous avez indiqué que le « pas de vague » n'existait plus depuis votre passage rue de Grenelle, et je veux saluer votre engagement réel sur le sujet. Mais l'ensemble de la hiérarchie a-t-elle été guérie de ce mal ? Je pense à tous ces professeurs qui, comme Samuel Paty, ne transigent pas sur l'enseignement des principes de la République et notamment sur celui de la laïcité, inscrit dans notre Constitution.

Je rejoins ce qui a été exprimé par Martin Lévrier, Jacques Grosperrin et Marie-Pierre Monier. Pour un professeur, il peut être plus facile de s'autocensurer afin de s'assurer du soutien de sa hiérarchie plutôt que d'appliquer intégralement les programmes.

Vous avez évoqué de manière approfondie le Conseil des sages de la laïcité. Que pensez-vous des transformations de son périmètre et de sa composition décidées par votre successeur ? Cette instance est-elle toujours capable de jouer le rôle que vous lui avez assigné ?

Enfin, concernant la formation des professeurs, il s'agit de les armer afin qu'ils puissent enseigner le principe de laïcité. L'ensemble des programmes nécessite une formation claire et cohérente. Leur formation actuelle, dispensée sous l'égide de l'université, les prépare-t-elle efficacement à enseigner ce principe et l'ensemble des programmes qui touchent aux valeurs de la République ? Ne serait-il pas opportun que l'éducation nationale reprenne la main, sur tout ou partie de cette formation ?

Mme Monique de Marco. - Je reviens sur l'audition de Mickaëlle Paty au cours de laquelle elle a vivement critiqué la conduite de l'enquête de l'inspection générale de l'éducation, du sport et de la recherche sur l'attentat perpétré contre son frère : selon elle, seuls trois professeurs sur 51 auraient été entendus et le rapport aurait été bouclé en quinze jours. Certains enseignants n'auraient pas souhaité témoigner par peur, non pas de menaces terroristes, mais de répercussions sur leur mutation ou leur notation. Cette remarque est préoccupante. Avez-vous des informations sur les conditions de production de ce rapport ?

M. Gérard Lahellec. - Merci d'avoir recontextualisé les choses. Je n'ai pas le moindre doute quant à l'authenticité et l'ampleur de votre engagement. Aborder un sujet aussi complexe que la République et ses valeurs, notamment la laïcité, avec des défis insidieux et parfois violents, est indéniablement difficile. Vous avez souligné que les principes fondamentaux sont restés les mêmes depuis 1880. Je nuancerai ce propos, car si l'école de la République, laïque, a fait de moi ce que je suis aujourd'hui - et je lui en suis reconnaissant -, ce n'est peut-être pas le cas de tout le monde. L'école ne peut pas tout, mais elle peut beaucoup. Elle reflète les problèmes de notre société, comme les phénomènes de violence. Il est donc naturel de lui demander beaucoup.

En ce qui concerne la violence, je me demande si la protection fonctionnelle ne devrait pas être de droit pour les enseignants, pour éviter les lourds inconvénients qui ont été évoqués. Cela pourrait contribuer à rétablir la confiance du monde enseignant. D'autant que, pour nous parlementaires, il est compliqué d'amender tout texte dans ce sens puisqu'on nous opposerait l'article 40. Le Gouvernement pourrait-il envisager cette procédure ?

Mme Annick Billon. - Merci pour vos propos liminaires. Vous avez affirmé qu'il était important que les fonctionnaires de l'éducation nationale adhèrent aux valeurs républicaines, aux valeurs de laïcité, vis-à-vis desquelles ils ont des droits et des devoirs. Comment concrètement cela est-il mis en oeuvre ? Cette demande d'adhésion, légitime, doit-elle être partagée avec tous les fonctionnaires, au-delà de l'éducation nationale ?

Ma deuxième question concerne la mise à mal de la laïcité ces dernières années, tant dans l'espace public que dans l'école de la République. Comment envisagez-vous des programmes visant à redresser la barre ? Ne pensez-vous pas que la laïcité a souffert de tergiversations et de renoncements depuis un certain nombre d'années, créant chez les enseignants, les fonctionnaires, les parents, les élèves aussi, un doute sur ce que le terme recouvre vraiment ?

Mme Françoise Gatel. - Comme mes collègues, je ne doute pas du tout de votre engagement. Je partage la question de Gérard Lahellec sur le caractère automatique de la protection fonctionnelle qui pourrait libérer la hiérarchie de doutes et de craintes. Par ailleurs, sur le sujet de la laïcité, n'y a-t-il pas un conflit d'interprétations ? Pour nous tous ici, elle est la protection des libertés individuelles et la règle qui nous permet de vivre ensemble. Est-ce que cette conception n'est pas aujourd'hui totalement dépassée dans l'esprit d'une jeunesse qui conçoit la laïcité comme une entrave à la liberté individuelle ?

M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture, rapporteur. - Dans l'application des principes de la laïcité, ne pensez-vous pas qu'il subsiste des zones grises dont font état certains enseignants ? Vous avez mentionné la différence d'appréciation de votre successeur sur le port de l'abaya, ainsi que les débats sur les sorties scolaires. Ne serait-il pas opportun de préciser au-delà du vade-mecum, ce qui est autorisé et ce qui ne l'est pas ?

M. Jean-Michel Blanquer. - Je remercie ceux d'entre vous qui ont reconnu la stabilité de mon action sur le sujet de la laïcité.

La question de l'état d'esprit du ministère renvoie à ce que j'ai dit en débutant mon intervention sur la question culturelle, à distinguer de la question juridique et administrative. Nous nous trouvons effectivement au coeur d'une problématique culturelle dans notre pays et, plus largement, dans les sociétés modernes. La matrice républicaine est une chance inouïe. Contrairement à ce que certains laissent entendre, cette matrice n'est ni obsolète ni strictement française. Elle correspond en réalité aux défis de notre temps, qui requièrent humanisme, universalisme et égalité de traitement entre les êtres humains, avant de s'intéresser à leurs appartenances diverses et variées.

Il est crucial de ne plus faire du logiciel de la victimisation la clé de lecture des rapports en société. La surenchère de revendications victimaires crée une compétition sans fin et alimente beaucoup d'attitudes. Dans l'école de la IIIe République, malgré ses défauts, la foi dans le progrès prédominait, notamment par le système éducatif, et personne ne cherchait le statut de victime. L'émulation liée à la méritocratie républicaine favorisait les plus faibles, soulignant les vertus de la logique d'égalité et de l'universalisme.

Quand vous examinez en détail chaque affaire, y compris celle ayant mené à l'assassinat de Samuel Paty, vous voyez que la rhétorique des acteurs, et notamment de certains élèves, emprunte à ce registre de la victimisation. Nous avons donc besoin de matrices intellectuelles dans lesquelles ancrer le débat public, l'enseignement, les paradigmes de nos institutions. La logique républicaine doit occuper une place centrale dans la formation initiale et continue de chaque enseignant comme élément consubstantiel au métier de professeur. Naturellement, cette approche devrait s'appliquer à l'ensemble des fonctionnaires. Ce n'est pas nouveau puisque toute la jurisprudence du Conseil d'État du XXe siècle nous a appris que les valeurs républicaines faisaient intrinsèquement partie des droits et des devoirs des fonctionnaires. Il faut le réaffirmer.

Faut-il avoir un policier dans chaque établissement scolaire ? Nous devons adopter une approche très pragmatique : tel collège rural n'en a absolument pas besoin, mais en milieu urbain, dans certaines circonstances, il ne faut pas interdire certaines interactions. Sur l'initiative du maire de Nice, après l'attentat meurtrier de 2016, la police municipale a noué un dialogue pacifique avec les jeunes générations dans les écoles de la ville. Pour autant que je sache, c'est une réussite à dupliquer, en particulier là où la police nationale ne peut pas toujours agir sur ces questions, en développant un dialogue entre gendarmerie, police, justice, professeurs et élèves.

Pour répondre à Marie-Pierre Monier, sans entrer dans le détail des faits ayant conduit à l'assassinat de Samuel Paty je dirai que les rapports des inspections générales, bien qu'imparfaits, représentent un travail de professionnels engagés par leur formation et leur déontologie à rechercher l'objectivité maximale. Tout désaccord sur ce rapport doit être confronté à d'autres éléments de l'enquête. Mais il faut être prudent sur les interprétations. Avant de dire que l'éducation nationale aurait lâché Samuel Paty, il faut étudier de très près, de manière impartiale et sereine, chacune des étapes, afin de détecter les failles de tous les acteurs impliqués, au-delà de l'éducation nationale.

Le fait que ce travail ait été réalisé rapidement répondait à une exigence normale compte tenu de l'importance des événements, pour recueillir immédiatement les déclarations des acteurs. Cependant, il doit être confronté aux travaux de longue durée, notamment ceux de la justice, pour garantir une compréhension complète des événements et éviter des interventions médiatiques parfois biaisées dans la sphère publique.

Le phénomène du « pas de vague » a toujours cours, je n'en disconviens pas. La situation est encore imparfaite, en raison notamment de la taille colossale de notre système éducatif et du territoire très vaste de notre pays. Mais personne ne peut contester que j'ai eu des propos très clairs et pris diverses mesures pour mettre fin à cette logique tout au long des cinq années de ma fonction. Malgré cela, certains ont intériorisé ce principe du « pas de vague ».

Je partage votre préoccupation, madame la sénatrice, sur le sentiment de solitude qu'un enseignant peut ressentir face à des menaces ou au non-respect de son autorité. Avant, et encore plus après l'assassinat de Samuel Paty, j'ai cherché les moyens de prévenir ce sentiment d'isolement et d'accompagner au mieux les enseignants concernés, notamment par la mise en place de dispositifs de signalement.

Il est essentiel de reconnaître que l'esprit d'équipe est fondamental. Les établissements où tout fonctionne bien sont ceux où une solidarité organique existe entre tous les adultes face à de tels incidents. C'est la responsabilité de l'éducation nationale de créer cet esprit d'équipe et de soutenir les équipes quand c'est nécessaire.

Parmi les mesures prises à la suite de la loi de 2019 pour une école de la confiance, l'une porte sur l'évaluation du système scolaire, qui fonctionne par cohortes successives d'établissements depuis 2020. Près de 20 % des établissements entrent chaque année dans cette autoévaluation, incluant le climat scolaire et donc la question de la sécurité des professeurs et des élèves. Ce sont des pistes d'amélioration, même s'il reste encore des marges de progrès. Tant qu'un professeur fera face à de telles difficultés, nous continuerons d'oeuvrer dans ce sens.

Une direction a été prise et il est important de reconnaître les effets de temporalité également. Aujourd'hui, le paradigme de la laïcité a changé. Il est plus fort car il fait référence, même lorsque la laïcité est malmenée. L'éducation nationale n'a pas adopté de conception dénaturée de la laïcité, ses références sont très claires, malgré les écarts que l'on peut rencontrer dans sa mise en oeuvre. Dans cette perspective, je suis assez favorable au passage d'une protection fonctionnelle attribuée de nos jours assez systématiquement, à une protection fonctionnelle automatique. La question est tout à fait pertinente.

Concernant les remarques de Henri Leroy, j'y ai partiellement répondu et il m'est difficile d'en dire davantage. Mais vous pourriez interroger la principale du collège du Bois d'Aulne ; il serait injuste de dire qu'elle a abandonné Samuel Paty. J'encourage fortement à examiner les faits de manière objective.

À propos des origines du « pas de vague », il s'agit d'un état d'esprit qui n'est pas spécifique à l'éducation nationale et peut être condamné à divers degrés. Sa justification la moins critiquable pourrait être la volonté de résoudre localement les problèmes, suivant un principe de subsidiarité. C'est tout à fait recommandable pour des questions mineures, de petits incidents, afin de ne pas encombrer le système. Cependant, il est crucial de distinguer les faits mineurs des problèmes de grande envergure. Pendant longtemps, les modalités d'évaluation du système ont pu encourager des comportements indésirables, comme on le voit ailleurs : si vous voulez faire progresser votre carrière, vous ne voulez pas être associé à des difficultés, à des incidents. La structure très pyramidale de notre système éducatif a pu encourager une forme d'infantilisation des personnels, mais c'est un problème d'ordre culturel qui doit être appréhendé comme tel.

Nous avons fait tout ce qui était possible pour mettre un terme à cet état d'esprit, et si, bien sûr, du chemin reste à faire, il est bon également de reconnaître les progrès accomplis. Le changement dans l'éducation nationale exige une approche continue et cohérente sur le long terme. Les efforts entrepris en matière pédagogique, en matière éducative et en matière de sécurité doivent être poursuivis.

Comment les professeurs peuvent-ils agir sur la laïcité ? Il est essentiel de tenir compte des phénomènes que nous constatons, par exemple les problèmes intergénérationnels. Ainsi, il s'agit non pas seulement d'affirmer des principes, mais de les illustrer, de les faire vivre et de comprendre les problématiques sous-jacentes. Les jeunes sont très sensibles à la question de la discrimination. Il est crucial de démontrer que la laïcité et les valeurs de la République sont les meilleurs remparts contre la discrimination. Il faut raisonner par objectif et faire vivre les valeurs républicaines par des actes. Les cours d'éducation civique sont indispensables, mais insuffisants. D'où l'importance de faire vivre le civisme dans les établissements scolaires. C'est un facteur d'union, au travers des initiatives diverses dans lesquelles les jeunes choisissent de s'investir, dont le service national universel (SNU) fait bien sûr partie.

Au sujet du rôle des parents d'élèves, notamment dans le cadre des faits ayant conduit à l'assassinat de Samuel Paty, je m'abstiendrai de commenter les aspects judiciaires, mais il est essentiel d'avoir un regard large et objectif sur la réaction de l'ensemble des acteurs. Dans le débat public, j'ai remarqué que le projecteur n'était pas toujours braqué au bon endroit. Par facilité, surtout lorsque les personnes visées ont du mal à se défendre, ou par habitude, on se focalise toujours sur les mêmes choses.

Vous l'avez constaté, je n'interviens pas beaucoup dans la vie publique - un peu plus ces derniers temps et peut-être davantage dans le futur. Je me suis astreint à ne pas émettre de jugement. Tout ce que je peux en dire en ce qui concerne le Conseil des sages de la laïcité, c'est que j'ai pleine confiance dans la présidente que j'ai nommée, Dominique Schnapper, une personne de grande valeur. Je ne doute pas qu'elle puisse faire vivre la diversité des points de vue de manière conforme aux enjeux de la laïcité et des valeurs de la République.

Les travaux du Conseil des sages de la laïcité sont de bonne qualité, tout comme ceux du conseil scientifique de l'éducation nationale. Ces deux institutions doivent faire référence, l'une sur le plan des valeurs de la République et l'autre sur le plan pédagogique car elles ont gagné en légitimité au fil du temps, au travers du pluralisme des idées qui y sont échangées et de la respectabilité de leurs membres. Je suis très confiant dans l'utilité de ces deux instances pour favoriser sur le long terme un débat serein, objectif, dépolitisé, mais respectueux en dernier ressort de l'autorité politique.

Quant à la formation des professeurs, bien que j'aie abordé ce sujet dans mon introduction, il est indispensable d'insister davantage. Les questions du sénateur Brisson, notamment sur la possibilité pour l'éducation nationale de reprendre entièrement le contrôle de cette formation, méritent notre attention. Sans être trop nostalgique de la IIIe République, il est indéniable que l'école de la République s'est construite selon l'esprit des écoles normales, dans un modèle très intégré. L'esprit du temps a conduit à « l'universitarisation » de la formation des enseignants, car c'est là que le savoir se crée et se diffuse. Il est nécessaire que, sur les sujets qui sont les siens, la formation d'un professeur se fasse en lien avec l'excellence que la recherche peut produire.

On n'imagine pas un futur professeur dans le domaine scientifique, par exemple, ignorant les avancées de sa discipline. C'est une évidence. Cependant, au sein de l'université, il est crucial d'avoir une véritable école. C'est pourquoi nous avons fait évoluer les écoles supérieures du professorat et de l'éducation (Espé) en instituts nationaux supérieurs du professorat et de l'éducation (Inspé), mettant en avant leur dimension nationale tout en restant localement intégrés à l'université. Leurs cahiers des charges sont nationaux et incluent un temps dédié aux savoirs fondamentaux - au moins la moitié du temps des futurs professeurs des écoles - ainsi qu'à l'enseignement de la laïcité.

Cependant, l'évaluation des compétences concrètes des futurs professeurs à la sortie du système doit orienter les décisions, et je suis favorable à de nouvelles évolutions, après celles que nous avons déjà entreprises : la création des Inspé afin de garantir une qualité homogène de la formation sur l'ensemble du pays et la mise en place des parcours préparatoires au professorat des écoles (PPPE), qui concernent quelques milliers de jeunes après le baccalauréat, leur offrant une formation solide en français et en mathématiques, ainsi qu'un temps dédié à la laïcité et aux valeurs de la République.

Nous sommes actuellement dans la troisième année du dispositif ; dans deux ans nous aurons une première cohorte de jeunes professeurs formés pendant cinq ans au lieu de deux. Je souhaite que cela devienne la norme dans le futur, bien que ce ne soit plus de ma compétence.

J'ai déjà répondu à la question relative aux conditions de production du rapport, je pourrai en dire plus ultérieurement. Je tiens à souligner que tous les témoignages et rapports complémentaires seront les bienvenus pour avoir une vision complète. Certes, il y a des avantages et des inconvénients à avoir été rapides, mais je suis convaincu que les inspecteurs généraux qui l'ont rédigé peuvent répondre à ces questions.

Merci pour vos réflexions sur l'éducation nationale. L'éducation nationale vit dans la société telle qu'elle est. Et celle-ci a tendance à lui demander beaucoup, souvent trop. Il faut savoir réfléchir aux liens entre l'éducation nationale et la société, d'une part, et entre l'éducation nationale et les autres institutions, d'autre part. Enfin, l'éducation nationale ne doit pas être mise en position défensive : elle est facilement critiquée dans le débat public, mais il est important de mettre aussi en avant les réussites, les établissements qui fonctionnent, les enseignants qui font correctement leur travail. Les deux professeurs assassinés étaient des personnes remarquables.

Pour que l'éducation nationale puisse progresser, il faut aimer cette institution, et de manière transpartisane. Nous nous devons de travailler avec elle pour remédier à ses imperfections, sans tout lui demander. Je ne cesserai de le dire : les sociétés qui se portent le mieux sont celles qui ont confiance dans leur système éducatif. Sortons de cette mode qui consiste à donner un coup de pied permanent à cette belle maison.

Comment renforcer la laïcité ? Un accord le plus large possible de la représentation nationale et, plus largement, des Français, sur une politique publique de la laïcité est nécessaire. J'ai la conviction que 80 % à 90 % des Français partagent les valeurs républicaines que nous portons, même si la présence médiatique des idées anti-laïques nous donne presque l'impression que la proportion est inversée et que ces idées dominent. Nous devons faire preuve d'un consensus républicain autour des principes de la laïcité avec sérénité, sans jamais en dévier. La continuité est essentielle. En matière de laïcité, le Conseil des sages de la laïcité fait office d'institution de référence dans l'appareil d'État.

Concernant les jeunes, je rappelle que nous avons mené en septembre 2021 une campagne de publicité inédite pour la laïcité en leur direction. Elle illustrait parfaitement mes propos précédents : l'immense majorité des Français sont convaincus que la laïcité est nécessaire pour nous permettre de vivre fraternellement ensemble. Malheureusement, aujourd'hui, le dire provoque des propos insensés de la part des 10 % d'activistes qui veulent critiquer la laïcité, lui donner des coups de boutoir.

Cette campagne est typique du travail à mener : aller vers la jeunesse, développer les thèmes qui sont les siens, et raisonner avec elle sur le fait que la laïcité est la voie qui nous permet d'atteindre les objectifs de liberté, d'égalité et de fraternité que nous nous sommes fixés.

J'ai par ailleurs eu l'honneur de me rendre récemment dans la partie syrienne du Kurdistan, dans une société qui a réussi à s'organiser autour de la laïcité, bien que la plupart de ses membres soient musulmans. Cela prouve que les principes républicains ne sont pas l'apanage de la France, et que croire aux vertus de la neutralité du service public et de l'interdiction du prosélytisme à l'école n'est pas le fait d'une France qui se replierait sur elle-même, mais relève au contraire d'idées très modernes qui peuvent et acceptables par d'autres pays.

S'agissant de votre question sur le flou des normes, monsieur le président Lafon, j'insiste : la création du Conseil des sages de la laïcité vise précisément à éviter ce flou. Je ne dis pas qu'il n'en existe pas, mais que, quand c'est le cas, le Conseil doit être saisi pour sortir de cette situation. C'est son rôle, qu'il a par ailleurs rempli en rendant jusqu'à présent des avis pertinents. Il faut ensuite que ceux-ci soient mis en oeuvre.

Sur les sorties scolaires - sujet pour le moins compliqué -, ma position est connue. Mais il ne faut pas en faire un sujet central en ce qui concerne la laïcité. Nous devons tendre à l'unité sur ces questions. Ce sujet relève, me semble-t-il, finalement davantage de la jurisprudence que de la législation. Les accompagnateurs sont, me semble-t-il, des collaborateurs bénévoles du service public, avec les droits et devoirs afférents. À ce titre, un accompagnateur qui est victime d'un accident dans le cadre d'une sortie scolaire a droit à une indemnisation de l'État. C'est le professeur de droit qui parle, même si j'entends que ces propos puissent être en contradiction avec les récents avis du Conseil d'État.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio. - Nous avons souvent échangé sur la laïcité et les valeurs de la République lorsque vous étiez ministre. Certains ont présenté l'assassinat de Samuel Paty comme « la chronique d'une mort annoncée ». Certes, nous sommes dans un moment judiciaire particulier qui m'empêche d'évoquer plus avant ce sujet. Pour autant, un mot n'a pas été prononcé lors de cette audition. Je le dirai : l'islamisme tue, l'islamisme égorge les professeurs en France - Samuel Paty, Dominique Bernard -, l'islamisme fait reculer la laïcité et la République. On ne peut pas conclure cette audition sans le dire. Si l'on ne reconnaît pas que cette idéologie mortifère perturbe toutes nos relations, y compris à l'école, on n'avancera pas.

M. Jean-Michel Blanquer. - Merci, madame la sénatrice, de le rappeler. J'aurais parfaitement pu prononcer le mot « islamisme » - je le fais maintenant sans difficulté. Nous avons en effet un problème avec l'islamisme politique en France. J'ai passé cinq ans à le dire, non sans coups portés à mon égard.

M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture, rapporteur. - Merci pour les réponses précises que vous nous avez apportées.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 19 h 00.

Mercredi 6 décembre 2023

- Présidence de M. Laurent Lafon, président -

La réunion est ouverte à 9 h 30.

Organisme extraparlementaire - Désignations

M. Laurent Lafon, président. - Il nous appartient de procéder à la désignation de représentants du Sénat au sein de plusieurs organismes.

Après consultation des groupes politiques concernés, la commission désigne, en application de l'article 9 du Règlement du Sénat :

- Mme Alexandra Borchio Fontimp membre du conseil d'administration de France Télévisions ;

- M. Laurent Lafon membre du conseil d'administration de Radio France ;

- Mme Catherine Belrhiti membre du conseil d'administration de France Médias Monde ;

- M. Max Brisson membre du conseil supérieur de l'Agence France-Presse ;

- Mme Sylvie Robert membre du conseil d'administration du Centre national du cinéma et de l'image animée ;

- Mme Else Joseph membre de la Commission de modernisation de la diffusion audiovisuelle, sous réserve de la démission d'Alexandra Borchio Fontimp, actuelle titulaire du poste ;

- M. Martin Lévrier membre de la Commission de modernisation de la diffusion audiovisuelle ;

- M. Max Brisson membre du Conseil supérieur des programmes ;

- M. David Ros membre du Conseil supérieur des programmes ;

- M. Jean Hingray membre du conseil d'orientation stratégique de l'Institut français.

Audition de MM. Pierre Oudart (en téléconférence), auteur du rapport relatif aux écoles supérieures d'art territoriales, établi à la demande de la ministre de la Culture, Cédric Loire, co-président de l'Association nationale des écoles supérieures d'art et design publiques (ANdÉA) et professeur à l'École supérieure d'art de Clermont Métropole, et Mme Ulrika Byttner, co-présidente de l'ANdÉA et directrice de l'École supérieure d'art et design Le Havre-Rouen, sur la situation et l'avenir des écoles supérieures d'art

M. Laurent Lafon, président. - Il y a deux semaines, notre rapporteure et collègue, Karine Daniel, nous alertait, à l'occasion de la présentation de son rapport pour avis sur les crédits de la transmission des savoirs et de la démocratisation de la culture, sur les difficultés financières croissantes rencontrées par les écoles supérieures d'art, et singulièrement les écoles d'art territoriales. Je vous rappelle que l'amendement présenté à notre initiative, visant à revaloriser de 16 millions d'euros le niveau des subventions versées par l'État à ces écoles, sera débattu demain en séance publique lors de l'examen des crédits de la mission « Culture ».

Afin d'approfondir notre connaissance de la situation des écoles d'art, nous accueillons ce matin, d'une part, par téléconférence, M. Pierre Oudart, ancien directeur général de l'Institut national supérieur d'enseignement artistique Marseille-Méditerranée, au sujet du rapport qu'il a remis à la ministre de la culture en octobre dernier, sur les écoles d'art territoriales, et d'autre part, les deux co-présidents de l'Association nationale des écoles d'art et de design publiques (ANdÉA), Mme Ulrika Byttner, directrice de l'école supérieure d'art et design Le Havre-Rouen, et M. Cédric Loire, professeur à l'école supérieure d'art de Clermont Métropole.

Madame, Messieurs, nous vous remercions d'avoir répondu à notre invitation pour mieux comprendre les difficultés et identifier des solutions pour mieux accompagner les écoles supérieures d'art. Notre commission est très attachée au réseau de vos écoles et à la qualité de l'enseignement qui y est dispensé. Nous suivons de près depuis plusieurs années l'évolution de leur situation et les problématiques qui s'y rattachent. Aussi souhaitons-nous que cette audition soit l'occasion de faire un point, au-delà des problèmes financiers, sur les questions de gouvernance de vos établissements, notamment celles qui découlent de leur statut d'établissement public de coopération culturelle, sur les problèmes posés par le statut de leurs enseignants, ainsi que sur les enjeux qui concernent leur articulation avec l'écosystème professionnel et avec le reste de l'enseignement supérieur.

Je suggère, si vous en êtes d'accord, de donner d'abord la parole à M. Pierre Oudart, non sans avoir préalablement rappelé à chacun d'entre vous que cette audition est captée et diffusée en direct sur le site du Sénat.

M. Pierre Oudart, auteur du rapport sur les écoles supérieures d'art territoriales. - Je vous remercie de m'avoir permis d'être en téléconférence afin de communiquer avec vous, sachant que l'on est certainement dans un des endroits de la République qui connaît le mieux la situation des écoles d'art territoriales. Le rapport qui m'a été confié par la ministre de la culture est le fruit d'un grand nombre d'entretiens très riches, dans le cadre d'une mission flash sur les écoles supérieures d'art et de design territoriales. Mme la Ministre m'a demandé, et c'est important de le souligner, de travailler à droit constant. Pour autant, étant aujourd'hui au Sénat, je vais m'autoriser à aborder les sujets nécessitant des modifications législatives et réglementaires. Je propose donc d'évoquer trois points présentés dans le rapport : d'abord, les causes de la situation actuelle, ensuite le système juridique sur lequel reposent ces établissements et enfin les sources de leur malaise actuel.

S'agissant des causes, il me parait nécessaire de rappeler en préambule que la carte des écoles d'art en France date du XVIIIe siècle. On sait sans doute moins qu'elle s'est stabilisée au XIXe siècle lorsque l'État a noué des relations contractuelles avec certaines de ces écoles.

Quant à leurs fondations pédagogiques, elles procèdent en partie de la réforme de 1973, qui reste, malgré le passage au « LMD » (Licence, Master et Doctorat), le socle de l'enseignement qui y est dispensé, à savoir celui de l'art par l'art. Le système est donc extrêmement ancien et n'est pas exempt de dogmes et de conservatisme.

Dans ce contexte, les écoles d'art, qui pour la plupart, étaient des régies municipales parfois bicentenaires, ont été transformées il y a une dizaine d'années en EPCC. En 2016 avec la loi relative à la liberté de la création, à l'architecture et au patrimoine (LCAP), le législateur a voulu consolider l'édifice juridique en ajoutant notamment une procédure d'accréditation de manière à les aligner sur les recommandations du Haut conseil de l'évaluation de la recherche et de l'enseignement supérieur (HCÉRES). Cela me parait toutefois encore insatisfaisant.

Une autre explication de la situation actuelle réside dans la suppression du service d'inspection spécifique chargé de suivre ces écoles, qui est intervenue au moment de la création des EPCC dans le cadre de la révision générale des politiques publiques (RGPP). À compter de cette suppression, il n'y a plus eu qu'un seul inspecteur pour toutes les écoles supérieures d'art, ce qui est très insuffisant alors même que l'appareil administratif, parfois un peu « vétilleux » comme l'a souligné la Cour des comptes, n'a cessé de s'alourdir. Ce fait constitue, par ailleurs, un des problèmes de ces écoles qui sont mal outillées administrativement pour répondre à l'ensemble des injonctions qui leur sont faites.

Il ne vous a par ailleurs pas échappé que le « mécano-territorial » de notre pays n'a cessé d'évoluer ces dix dernières années, avec des lois importantes sur les périodes récentes, telles que la loi portant sur la nouvelle organisation territoriale de la République (dite loi NOTRe) et la loi de modernisation de l'action publique territoriale et d'affirmation des métropoles (dite loi MAPTAM). On aurait pu s'attendre à ce que ces lois, qui ont modifié les compétences des collectivités, comportent des dispositions relatives aux écoles d'art territoriales. Or, tout est resté en l'état ou presque. Lorsqu'un système n'évolue pas dans un environnement qui évolue, des « frottements » apparaissent créant ainsi des problèmes. Pour les éléments les moins robustes, le risque est alors d'être emporté par le flot, si vous m'autorisez cette métaphore.

J'en viens maintenant au statut juridique de ces établissements, composé, à mon sens, de « bric-et-de-broc ». Le statut d'EPCC apparait lacunaire et imprécis. Ainsi que cela a été relevé dans plusieurs rapports parlementaires ou de la Cour des comptes - comme me l'ont fait observer mes interlocuteurs, ce ne sont pas les rapports qui manquent sur le sujet des écoles d'art territoriales et ils sont tous de grande qualité -, le statut d'EPCC n'a pas été créé pour les établissements d'enseignement supérieur, si bien que les écoles supérieures d'art territoriales sont tributaires du bon vouloir des collectivités au titre, soit de leur compétence en matière culturelle, soit de leur compétence en matière de soutien à l'enseignement supérieur et à la recherche. La compétence « culture » étant une compétence partagée, elle dépend du volontarisme des collectivités qui peinent à maintenir les financements, parfois au détriment des écoles d'art, dans les temps économiques qui sont les nôtres. Quant à la compétence en matière d'enseignement supérieur, elle est insuffisamment définie par la loi MAPTAM et ne profite pas à l'enseignement supérieur artistique. On observe que la collectivité territoriale qui a été désignée comme chef de file pour l'enseignement supérieur et la recherche, c'est-à-dire la région, est très souvent absente. L'implication des régions est, en effet, contrastée. Si la région Hauts-de-France est bien présente, tel n'est pas le cas, par exemple de la région Provence-Alpes-Côte d'Azur. Quant aux grandes métropoles qui devraient être actives, certaines le sont tandis que d'autres ne le sont pas, telles que les grandes métropoles, Lille, Lyon, Aix-Marseille, qui ne soutiennent pas les EPCC de leur territoire. En conséquence, ces EPCC voient leur socle institutionnel mal assuré et leur financement fragilisé. On constate que les écoles qui fonctionnent le mieux sont celles qui ont été transférées aux intercommunalités au titre de la compétence « enseignement supérieur ».

C'est pourquoi un travail de réajustement normatif me parait nécessaire pour répondre correctement à l'enjeu des écoles d'art. La ministre n'a pas souhaité, dans ce premier rapport, que j'approfondisse ces questions. Toutefois, j'ai identifié, dans un souci de rigueur intellectuelle, un certain nombre de dispositions dans les différents codes qu'il conviendrait de modifier, telles que les articles du code général des collectivités territoriales (CGCT) relatifs aux EPCC. Il me paraitrait également utile de corriger les dispositions du code de l'éducation résultant de la loi LCAP qui confondent « enseignement supérieur » et « établissement d'enseignement supérieur ». Les EPCC ne figurent pas dans ce dernier volet du code de l'éducation. Le code général de la propriété des personnes publiques devrait également être clarifié sur la question de la mise à disposition des locaux. Des conventions d'occupation temporaire sont le plus souvent conclues, avec pour conséquence le fait que la collectivité reprend une grande partie de la contribution qu'elle octroie au titre du loyer. Les questions de mise à disposition des apports en industrie et en nature ainsi que du bénéfice du fonds de compensation de la TVA ne sont pas réglées. Ces modifications requièrent certes un travail de réécriture. Au demeurant, celui-ci ne me parait pas très compliqué à réaliser.

Enfin, il conviendrait de faire évoluer les cadres d'emploi en modifiant le code la fonction publique. Compte tenu de mon expérience de direction d'un EPCC, la filière culturelle de la fonction publique territoriale me semble complètement délaissée, avec des cadres d'emploi qui sont en voie d'obsolescence, des carrières « plates » devenant de moins en moins attractives. Nous sommes face à un blocage qui est certes financier, mais pas uniquement. Les employeurs, c'est-à-dire les collectivités, ne souhaitent pas que leur contribution à la masse salariale des établissements augmente. La situation des agents se dégrade. Je laisserai mes collègues de l'ANdÉA développer ce point et rappeler les revendications des enseignantes et des enseignants.

J'en viens à mon dernier point, les sources du malaise qui a saisi ces écoles au-delà des questions de financement, comme vous l'avez dit, Monsieur le Président. Mon constat provient des entretiens que j'ai eus avec des collègues, des syndicats, et un certain nombre de personnalités. Je m'étais exprimé à Avignon, au mois de juillet, sur un état provisoire de mes réflexions. Cette situation de malaise me semble liée à cette position que je qualifierai de « multi-ambiguë ». Ces EPCC sont mal positionnés dans l'univers de la « mécanique territoriale ». On les traite comme des associations. En effet, les directeurs généraux des services (DGS) connaissent mal ces sujets. En outre, ces établissements sont également dans une position ambiguë qu'une note du HCÉRES a très clairement évaluée : ils ne sont pas bien intégrés dans l'écosystème de l'enseignement supérieur et de la recherche, sans pour autant l'être dans celui de l'art et de la culture. J'en veux pour preuve le fait que les architectes soutiennent plus leurs écoles d'architecture que ne le font les artistes pour les écoles d'art.

Un autre constat est celui d'un climat interne qui est parfois délétère, comme en témoignent certains départs de direction en cours de mandat, notamment par épuisement professionnel. Malheureusement, ce dernier n'est pas seulement lié aux fonctions de directrices et de directeurs. Il existe parfois, souvent, trop souvent d'ailleurs, un sentiment de souffrance au travail, généralisé dans de nombreux établissements. Il y a urgence à traiter cette situation. Par ailleurs, les étudiants de ces établissements publics nous font également part de leur volonté de bénéficier du même traitement que leurs camarades des universités.

J'en viens donc à la formulation de quelques propositions nécessairement incomplètes. Il serait nécessaire tout d'abord à droit constant, a minima, de réviser les statuts des EPCC, pour chaque établissement, afin de compléter les tours de table, assurer une meilleure représentation des étudiants et des enseignants, régler la question des locaux, etc.

S'agissant de la dotation globale de fonctionnement (DGF), sa réforme n'était pas envisagée lorsque j'ai remis mon rapport. Puisqu'elle l'est désormais, l'idéal serait que la question des écoles supérieures d'art soit prise en compte d'une façon ou d'une autre dans la DGF. En effet, au moment où l'EPCC a été créé, la masse salariale, qui représente 80 % du budget de ces établissements, est sortie de celle des collectivités territoriales. Or, j'ai le sentiment qu'en sortant des radars du fonctionnement des collectivités, elle est tombée dans le vide. Ces pistes de réflexion me paraissent primordiales. J'ai bien d'autres propositions que je n'ai malheureusement pas le temps de développer.

M. Laurent Lafon, président. - Lorsque j'ai commencé à travailler sur les finances locales, il y a un peu plus de trente ans, on parlait déjà d'une réforme de la DGF. Je ne suis donc pas certain de son actualité.

En revanche, vous avez identifié plusieurs pistes d'évolution législative, même si la ministre vous a imposé une réflexion à droit constant. Les modifications du cadre législatif ne relevant pas uniquement du gouvernement, nous avons entendu un certain nombre de vos remarques.

Mme Ulrika Byttner, co-présidente de l'ANdÉA. - L'ANdÉA est un réseau national constitué de quarante-cinq écoles d'art et de design publics, nationales et territoriales. Elles réunissent plus de 11 000 étudiants, dans le cadre d'un maillage territorial qui offre des formations en art et en design en lien avec l'histoire des territoires. Elles permettent à tout étudiant partout en France d'accéder à l'enseignement supérieur en art et design, à proximité de sa ville d'origine. Elles représentent également un réseau d'écoles accessibles car 35 % à 40 % de leurs étudiants sont boursiers. Leur offre de formation est présente sur la plateforme Parcoursup et enregistre un nombre croissant de candidats depuis vingt ans, tandis que le nombre de places dans ces établissements d'enseignement supérieur public n'a pas évolué. Leurs formations sont sanctionnées par des diplômes nationaux. L'ANdÉA se développe de manière proactive à l'international. Son attractivité au niveau international est par ailleurs reconnue, en tant que réseau de savoir-faire d'excellence.

L'ANdÉA est également au coeur de la filière des arts visuels en lien avec l'Association nationale des écoles d'art territoriales de pratiques amateurs, l'Association des classes préparatoires publiques aux écoles d'art, et la Fédération des professionnels de l'art contemporain (CIPAC). Elle constitue un réseau d'enseignement connecté aux professionnels, notamment par le biais de l'enseignement transmis par les pairs. Elle offre aussi un programme de solidarité qui permet d'accueillir notamment des artistes en exil. Comme l'a rappelé Pierre Oudart, c'est un réseau qui a été capable de se transformer, comme en témoigne la réforme de 1973, le processus de Bologne, la création des EPCC et les évaluations du HCÉRES. Ce réseau d'écoles intègre et prend en compte les enjeux contemporains, tels que ceux liés à la transition écologique. Enfin, ces écoles offrent un accès aux pratiques artistiques pour tous les publics, notamment avec des cours de pratiques amateurs.

M. Cédric Loire, co-président de l'ANdÉA. - L'ANdÉA représente effectivement à la fois les écoles nationales et territoriales, car celles-ci offrent le même type de formation et les mêmes diplômes. Pour autant, des différences de traitement et de situation existent entre les écoles territoriales, sous le statut d'EPCC, et les écoles nationales. Avant d'aborder ces points de différence, je souhaite insister sur les problèmes communs auxquels sont confrontées les écoles nationales et territoriales.

Mon premier exemple porte sur les statuts. Pierre Oudart a évoqué la question des statuts des professeurs territoriaux d'enseignement artistique. Effectivement, ces statuts ne sont absolument pas adaptés à la réalité des missions qui sont les leurs. À titre d'illustration, non seulement ils n'intègrent pas les activités de recherche auxquelles ces professeurs se livrent, mais ils ne leur permettent pas de les réaliser. Or ce problème de statut concerne également les professeurs des écoles nationales. Même si leur statut a été réévalué, il ne comprend pas aujourd'hui l'intégralité des missions de recherche qui sont les leurs. Le statut des professeurs représente donc un problème commun aux écoles nationales et territoriales. En conséquence, une réforme, consistant en une refonte de ces deux statuts, peut-être pour n'en faire plus qu'un, serait souhaitable, dans la mesure où ces établissements offrent les mêmes formations et les mêmes diplômes.

Un autre problème commun aux écoles d'art, nationales comme territoriales, qui relèvent toutes de la tutelle du ministère de la culture, est celui de leur déficit de visibilité. Ce problème est rendu plus aigu encore compte tenu de la concurrence que leur fait le secteur privé, qui est extrêmement féroce, en particulier dans les filières du design. Je prendrai pour exemple les salons de formation d'études supérieures d'art, où toutes les écoles du ministère de la culture sont réunies sur un petit stand, tandis que celles des groupes privés occupent la majorité de la surface du salon. Ce constat témoigne de ce déficit de visibilité.

S'agissant des problématiques plus spécifiques aux écoles territoriales, un certain nombre d'amendements ont été déposés à l'Assemblée nationale ainsi qu'au Sénat l'année dernière et cette année à la suite de la crise que traversent ces écoles. Elles sont confrontées à une situation extrêmement difficile d'un point de vue budgétaire. En effet, bien que la contribution de l'État au fonctionnement des écoles d'art territoriales ait été maintenue à un niveau stable, cela représente sur dix ans une baisse très substantielle, de l'ordre de 14 %, du fait de l'inflation. Parallèlement, un certain nombre de missions sont venues s'ajouter aux tâches préexistantes des fonctions supports, des équipes de direction, des équipes administratives et aussi pédagogiques. Ces dernières effectuent aujourd'hui de nombreuses activités d'évaluation qui représentent un travail considérable, s'ajoutant à l'ensemble de leurs autres obligations. J'insiste sur ce qu'a déclaré Pierre Oudart : un certain nombre d'équipes sont en grande souffrance. En outre, force est de constater qu'il est de plus en plus de difficile de recruter des personnes souhaitant assurer la direction d'une école supérieure d'art territoriale, compte tenu de la situation.

En conséquence, nos demandes portent en premier lieu, sur un réengagement plus fort de l'État dans le fonctionnement de ces établissements territoriaux. Nous avons salué l'aide d'urgence du ministère de la culture aux écoles supérieures d'art territoriales, d'un montant de 2 millions d'euros, au printemps dernier. C'était un geste important compte tenu de la situation que ces dernières traversent. Toutefois, il est clair que c'est une aide d'urgence et non pas une mesure structurelle. Or les écoles ont grandement besoin aujourd'hui de mesures structurelles avec des financements accrus, afin de compenser notamment l'augmentation du point d'indice des fonctionnaires, dont la charge est intégralement supportée par les collectivités territoriales. En second lieu, nous réclamons, avec la délégation des présidents et présidentes des EPCC, qui s'est fortement mobilisée depuis plus d'un an pour leur défense, une meilleure visibilité de la stratégie politique du ministère de la culture concernant les établissements d'enseignement supérieur placés sous sa tutelle.

Mme Ulrika Byttner. - S'agissant de cette stratégie politique que nous appelons de nos voeux, nous souhaiterions qu'elle puisse mettre en cohérence les responsabilités respectives de l'État et des collectivités territoriales. Nous pensons, en effet, à l'instar des conclusions du rapport de Pierre Oudart, qu'il faudrait définir la répartition des coûts entre la pédagogie et la masse salariale qui représente aujourd'hui 80 % du budget de fonctionnement d'un EPCC.

Ainsi que l'a souligné Pierre Oudart, il est également urgent de définir un cadre législatif afin d'inscrire les écoles supérieures d'art territoriales, mais aussi nationales, dans les schémas régionaux de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'innovation. Être dans le giron de la culture ne permet pas aux établissements supérieurs d'enseignement artistique d'évoluer dans les meilleures conditions dans le paysage de l'enseignement supérieur.

Nous sommes favorables à une évolution du cadre législatif des EPCC. Un des problèmes majeurs dans la plupart des EPCC réside dans le fait que les contributions des membres fondateurs ne sont pas inscrites dans les statuts et que les modalités de révision périodique de ces contributions n'y sont pas non plus déterminées. Ceci est particulièrement préjudiciable, compte tenu de l'augmentation des coûts, dus notamment aux mesures de revalorisation des points d'indice, à l'augmentation des coûts de l'énergie mais aussi à l'inflation. Comme l'a rappelé mon collègue et co-président, à euros constants, la participation de l'État dans les EPCC, sur dix ans a diminué de 14 %, là où les coûts ont augmenté de façon exponentielle. En conséquence, la situation financière de ces établissements est aujourd'hui extrêmement tendue.

Une autre demande de nature urgente concerne le rétablissement de l'égalité républicaine entre les étudiants afin de donner aux étudiants des écoles supérieures d'art et design l'accès à une même qualité de vie étudiante que les autres, notamment en matière de santé, de vie étudiante, de restauration, d'accès aux équipements sportifs, etc. Ce n'est pas le cas aujourd'hui. En effet, si l'ensemble des étudiants de France s'acquittent de la contribution de vie étudiante et de campus de façon égalitaire, les étudiants de nos écoles ne bénéficient pas en retour des mêmes conditions de vie étudiante que celle des étudiants des universités.

Enfin, nous considérons qu'il est également urgent d'harmoniser le statut des enseignants avec ceux des écoles nationales, tout en convenant que ce n'est qu'une étape car on constate que même le statut des écoles nationales n'est pas tout à fait en adéquation avec celui des universités, ce qui fragilise la compétitivité de nos écoles au niveau international. Il est aussi crucial d'achever la mise en oeuvre du processus de Bologne. Nous devons pouvoir offrir aux étudiants de nos écoles des parcours doctoraux afin de faire face à la concurrence.

Mme Karine Daniel. - J'ai grand plaisir à vous entendre devant notre commission après vous avoir auditionné il y a quelques semaines dans le cadre de la préparation de mon avis budgétaire. J'espère que l'amendement que nous présenterons demain au nom de la commission afin de revaloriser les crédits des écoles territoriales sera adopté. Ce serait un signal fort donné à ces écoles. Je suis convaincue, et la presse commence à s'en faire écho, que la fermeture de certaines écoles d'art serait désastreuse pour l'égalité d'accès à l'enseignement supérieur dans le domaine artistique dans notre pays. Nous y serons d'autant plus attentifs qu'il est nécessaire à mes yeux de veiller à ce que l'intérêt que l'on suscite auprès des jeunes pour les sujets artistiques dans le cadre du pass Culture soit suivi de débouchés dans les territoires, en termes de formation et d'offres culturelles. Dans le cas contraire, j'estime que cet outil de démocratisation culturelle serait un échec.

Monsieur Oudart, merci tout d'abord pour le rapport que vous avez produit. Vous y écrivez que les écoles territoriales « n'ont jamais été vraiment défendues sur le plan budgétaire au sein de l'appareil de l'État ». Comment l'expliquez-vous ? Comment changer cette situation ?

Par ailleurs, vous semblez tous dénoncer une certaine invisibilisation de ces écoles territoriales. Ne gagnerait-on pas à avoir une meilleure communication sur la cartographie des écoles, sur leur impact territorial pour fortifier ce maillage, pour leur donner plus de visibilité ? La question des forums de formations a été évoquée et illustre bien ce problème.

J'en viens au rôle des collectivités territoriales dans ce paysage, avec un soutien qui peut être hétérogène. Je m'interroge sur la pertinence du statut d'EPCC pour ces écoles d'art. Avec le recul, s'agit-il d'un problème de statut juridique ou d'un sujet plus structurel de positionnement des financeurs potentiels et de gouvernance ?

Enfin, dans quelle mesure la situation des écoles nationales vous apparaît-elle plus favorable, convenant que c'est toujours une question relative ? Comment pourrait-on créer de meilleures synergies entre les écoles nationales et celles territoriales afin de donner plus de cohésion et de visibilité globale au secteur ?

M. Pierre Oudart. - Le financement de l'État en faveur des écoles d'art territoriales n'a pas évolué du fait d'une conjonction de facteurs, parmi lesquels l'entrée en vigueur de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF). Auparavant, quand une école rencontrait des difficultés, le délégué aux arts plastiques avait la possibilité de lui affecter des crédits supplémentaires. C'est pourquoi le financement entre les écoles était si disparate. La LOLF a modifié les règles de fongibilité des crédits, entrainant certaines rigidités. Quant à la création de la direction générale de la création artistique (DGCA) qui assure la gestion des moyens humains, logistiques et budgétaires qui lui sont affectés, elle est très sollicitée.

La méconnaissance de ces écoles constitue également un autre facteur explicatif. Catherine Morin-Desailly en avait déjà fait le constat dans son rapport d'information de 2008 intitulé « Décentralisation des enseignements artistiques : orchestrer la sortie de crise », consacré au suivi des mesures de décentralisation de la loi Raffarin sur les enseignements artistiques. Nous avons tendance à agir en silos. Il conviendrait d'appréhender les enseignements artistiques dans leur totalité, comme le réclame Frédéric Hocquard, président de la Fédération nationale des collectivités pour la culture (FNCC), avec lequel je me suis entretenu. La situation des conservatoires est également fragile. Le financement du nouveau schéma national d'orientation pédagogique (SNOP) pose aussi problème. L'édifice général sur lequel ces enseignements artistiques reposent, qui sont de fait décentralisés depuis le XIXe siècle, pour ne pas dire le XVIIIe siècle, aujourd'hui, vacille. Il serait temps de déterminer comment sortir de cette logique en silos afin de répondre aux questions des enseignements artistiques d'un point de vue général. En outre, les collectivités doivent faire de plus en plus d'arbitrages budgétaires, compte tenu de la situation dans laquelle elles se trouvent. Je pense que l'État devrait davantage jouer le rôle de facilitateur. C'est pourquoi un aggiornamento général sur ces sujets s'impose.

M. Cédric Loire. - Vous nous demandez si la situation des écoles nationales est plus favorable que celle des écoles territoriales : permettez-moi de contextualiser et de relativiser cette affirmation. En effet, les écoles nationales connaissent aussi des problèmes. Comme je l'ai évoqué rapidement, le statut des professeurs de ces écoles n'est pas achevé. Il est parfois fait recours à des personnels contractuels dans des proportions assez significatives, ce qui créé un risque de précarisation d'une partie des personnels. Certaines écoles nationales rencontrent des problèmes liés à la vétusté de leurs bâtiments, telles que l'École nationale supérieure d'art de Bourges ou celle de Dijon. Celle de Limoges, bien qu'installée dans des bâtiments plus récents, fait face à d'autres problèmes qu'il convient de résoudre. Je ne veux donc pas donner l'impression que la situation des écoles nationales est absolument parfaite.

En revanche, contrairement aux écoles territoriales, leur situation est un peu plus enviable car elles sont en liaison avec un interlocuteur unique, à savoir le ministère de la culture. Au contraire, les écoles territoriales sont prises entre les responsabilités des différents ministères et celles des différents échelons de collectivités territoriales. Comme elles souffrent de surcroit d'invisibilisation, elles peinent à identifier les bons interlocuteurs et à obtenir le dialogue interministériel dont elles auraient besoin. Toutefois, la situation semble s'améliorer. Nous avons été reçus récemment par le ministère de la transformation et de la fonction publiques, conjointement avec le ministère de la culture. Nous espérons que le dialogue se poursuivra à l'avenir.

En outre, le statut des professeurs d'école nationale supérieure d'art (PEN) est un peu meilleur que celui des professeurs d'enseignement artistique (PEA). Une autre différence réside dans la situation des étudiants, qui est meilleure dans les écoles nationales. Outre ces quelques éléments de réponse, j'aimerais ajouter qu'il a été très difficile, pour ne pas dire impossible, aux écoles territoriales d'accéder aux aides d'urgence pendant la période Covid, tandis que cet accès a été mieux préparé et encadré pour les écoles nationales.

Mme Ulrika Byttner. - Je compléterais les propos de mon collègue par plusieurs observations sur le statut des EPCC. Il s'agit pour nous d'un véritable enjeu. La transformation en EPCC était exigée par le processus de Bologne, qui impose l'indépendance des établissements d'enseignement supérieur par rapport aux financeurs. Plusieurs de nos écoles sont aujourd'hui des EPCC multi-sites, créant une complexité territoriale très importante et augmentant, en conséquence, le nombre d'interlocuteurs pour la direction de nos écoles. Je me permets de citer l'exemple de l'EPCC de Tours-Angers-Le Mans qui relève de deux régions, trois départements et trois métropoles. La direction de cet établissement doit négocier avec toutes ces instances, ce qui alourdit la gestion au quotidien de l'établissement.

M. Max Brisson. - Je vous remercie pour vos interventions qui nous font percer un extraordinaire mystère français : comment peut-on construire une telle usine à gaz ? J'ai le sentiment, en vous écoutant, que certes il y a eu beaucoup de réformes inachevées, mais que, finalement, les vieilles écoles municipales de dessin sont encore là, dans un monde qui, par ailleurs, a beaucoup évolué.

Pierre Oudart parlait d'organisation en silos. C'est une tradition française. Dans le cas présent, les silos fonctionnent mal ou dysfonctionnent, contrairement à d'autres secteurs. En vous écoutant, je comprends mieux le malaise exprimé dans les deux écoles supérieures d'art de mon département. Vous êtes confrontés, tout d'abord, à un ministère de la culture qui vous a toujours considéré comme un art original et qui ne manifeste pas de promptitude à vous soutenir, ensuite à un ministère de l'enseignement supérieur qui vous ignore malgré le processus de Bologne, et enfin à des collectivités territoriales dont vous avez eu la pudeur de dire, puisqu'on est au Sénat, que leur engagement était à géométrie variable. Tout cela cumulé crée un tableau qui est problématique. Je souhaiterais rassurer la rapporteure s'agissant du vote de l'amendement de la commission, car il convient d'envoyer un signal. Nous le voterons car il faut dire haut et fort que cela n'est plus possible.

J'ai deux observations. Concernant la partie financière, vous avez rappelé qu'une dotation en euros courants en période inflationniste, constitue une baisse. Vous avez souligné un fait exceptionnel, celui d'avoir été oublié pendant la pandémie alors que tout le monde, à l'heure du « quoi qu'il en coûte », s'accorde à dire qu'un effort a été fait, en particulier en direction du monde des arts et de la culture, afin d'assurer le passage de la période de la Covid. C'est une surprise. Vous avez montré combien les 2 millions d'euros accordés par la ministre l'an passé, et reconduits à l'identique dans le cadre du projet de loi de finances pour 2024, étaient loin d'assurer un rattrapage.

Ma question est très simple. Vous avez parlé du déficit de visibilité de vos écoles. Pourquoi êtes-vous à ce point « hors radar », y compris pour les aides d'urgence, alors que vous assumez pleinement des pédagogies innovantes et une approche très diversifiée des pratiques artistiques ? Il est également surprenant, vous ne l'avez pas évoqué, que vos étudiants boursiers ne soient pas exonérés de frais de scolarité.

Mon second point porte sur la commande ministérielle à droit constant. Me tournant vers Pierre Oudart, dont je salue la qualité de son travail, il conviendrait que le Sénat dise avec force que le droit constant n'est plus possible, qu'il est nécessaire aujourd'hui d'en sortir, puisqu'il organise des silos mal bâtis et est à l'origine d'un certain nombre de problèmes, ressentis par les écoles, les professeurs et les étudiants. Dans ces conditions, souhaiteriez-vous plutôt relever du ministère chargé de l'enseignement supérieur avec ses règles communes à l'ensemble des établissements ou préférez-vous demeurer sous la tutelle du ministère de la culture ? Cette question mérite d'être posée. Notre commission ne devrait-elle pas demander à la ministre de légiférer ? Dans le cas où celle-ci refuserait d'être à l'initiative d'un projet de loi, nous pourrions toujours déposer une proposition de loi pour résoudre vos problèmes actuels.

Mme Sonia de La Provôté. - Le rapport de Pierre Oudart dépeint un tableau lucide de la situation des écoles d'art territoriales. Je souhaiterais revenir, d'une part, sur la place qu'occupent les arts visuels et les arts plastiques dans les politiques publiques et, d'autre part, sur les orientations ministérielles prises depuis de nombreuses années dans ces disciplines. On n'en parle peu et les arbitrages budgétaires ne leur sont généralement pas favorables. Il me semble que la situation peu enviable des écoles d'art résulte en partie de la faible prise en compte des arts visuels et des arts plastiques dans nos politiques publiques - une prise en compte qui ne s'améliore pas au fil du temps, bien au contraire.

En province, ces arts sont très présents, non seulement à travers l'éducation artistique et culturelle mais aussi grâce aux festivals, aux animations et aux expositions. J'en avais fait le constat dans le rapport d'information que j'avais présenté avec Antoine Karam consacré aux nouveaux territoires de la culture. Toutefois, et singulièrement, depuis Paris, cette importance des arts visuels ne semble pas perçue. L'appel à projets « Mondes nouveaux » qu'on croyait destiné aux artistes visuels, ne l'est que très partiellement. Seulement 10 % des crédits du nouveau plan « Mieux produire, mieux diffuser » sont dédiés aux arts visuels.

Cette mise en perspective me conduit à m'interroger sur le besoin d'un département au ministère de la culture qui prenne en compte à la fois les arts visuels et leur enseignement. Ma seconde question porte sur le financement des écoles. Tout d'abord, nous voterons évidemment l'amendement de notre collègue rapporteure pour avis, Karine Daniel. Par ailleurs, l'iniquité constatée dans le financement et l'accompagnement d'une école à l'autre ne justifierait-elle pas que des critères soient mis en place pour définir la manière dont les crédits de l'État sont répartis ? Je peux témoigner en effet de l'importance de l'école d'art présente dans mon territoire. Elle est essentielle. Si elle n'était pas là, nombre d'actions culturelles n'existeraient pas. Elle constitue, en quelque sorte, l'âme culturelle de Caen.

M. Patrick Kanner. - Je suis concerné par quatre écoles territoriales dans mon département, celles de Dunkerque, Tourcoing, Cambrai et Valenciennes. Or, les nouvelles de l'école de Valenciennes ne sont pas bonnes : elle devrait fermer ses portes. De nombreuses écoles territoriales constituent des variables d'ajustement des politiques publiques des collectivités territoriales, qui représentent elles-mêmes des variables d'ajustement des moyens nationaux. Nous assistons donc à un jeu de dominos qui est de nature destructrice, dans les années, peut-être même, dans les mois à venir.

Je salue l'amendement de notre collègue rapporteure pour avis, qu'elle présentera au nom de notre commission, mais je crains que même s'il est très probable que le Sénat dans son ensemble le vote, il ne soit pas retenu dans le texte final du projet de loi de finances. Nous faisons néanmoins, notre travail, en jouant a minima un rôle d'interpellation vis-à-vis des ministères, même si encore une fois nous savons quelle sera la sanction finale à l'Assemblée nationale, à la fin de ce mois de décembre.

J'ai bien entendu, Monsieur le Président, ainsi que Max Brisson, votre proposition de déposer une proposition de loi pour faire évoluer la situation. Toutefois, nous savons que la navette parlementaire prend du temps. Or, il y a urgence.

Dans ces conditions, Monsieur le Président, que peut faire notre commission afin de soutenir les trente-trois écoles territoriales qui aujourd'hui sont réellement menacées, notamment dans les territoires où la situation financière des communes est particulièrement fragile ? Comment pouvons-nous être efficaces ?

Mme Colombe Brossel. - Cet amendement joue un rôle important, quand bien même il disparaitrait du fait du 49-3. Il possède une vertu principale, celle de définir de façon étayée et chiffrée, les besoins de court terme auxquels les écoles d'art territoriales doivent faire face. Nous nous félicitons de pouvoir voter cet amendement demain qui est le fruit d'un travail préparatoire, d'auditions préalables et de réflexions auxquelles nous avons été plusieurs à participer.

À la suite de vos propos, j'ai trois questions, une de nature générale et deux plus spécifiques. La question générale s'adresse à Pierre Oudart. Peut-être n'ai-je pas suffisamment étudié la presse, mais quel a été le retour de la ministre de la culture et des services du ministère sur le rapport que vous avez remis et, le cas échéant, quelles sont les propositions à droit constant qui ont reçu un accueil favorable et que l'on peut espérer voir mises en oeuvre à brève échéance ? J'ai, en effet, le sentiment de ne pas avoir vu de réactions. Cette absence de réponse du ministère semble assez frappante alors que la situation est décrite comme urgente par tous en termes de besoins.

Quant à mes questions spécifiques, la première porte sur l'insertion socio-professionnelle des étudiants. Vous ne l'avez pas évoquée aujourd'hui mais vous abordez ce sujet dans votre rapport. J'ai trouvé extrêmement intéressant, à l'heure actuelle, que le taux d'insertion professionnelle de vos étudiants soit de l'ordre de 80 % en sortie d'études. Comment valoriser cet aspect ? Comment faire pour que cela devienne l'un des véritables atouts des écoles d'art ?

Dans le prolongement de l'intervention de notre collègue Sonia de La Provôté, je reviens à l'éducation artistique et culturelle qui me tient à coeur. Vous en êtes finalement des acteurs absolument fondamentaux et cruciaux. J'entends tout ce qui est dit sur la question du rattachement au ministère de la culture. J'aimerais comprendre comment vous pouvez amplifier votre place dans la politique d'éducation artistique et culturelle. Corrélativement, quels sont les besoins, y compris financiers, nécessaires pour pouvoir mieux exercer ce rôle, que je sais être déjà important ?

M. Jean-Gérard Paumier. - Comme notre collègue Patrick Kanner, je suis concerné par une école d'art en difficulté sur mon territoire, celle de Tours-Angers-Le Mans. À la première rubrique des préconisations du rapport relative à l'épineux problème du financement, Pierre Oudart propose, je le cite, d'« objectiver l'apport financier de l'État pour le rendre plus équitable ». À cet égard, il me semble que la question se pose d'avoir une règle claire pour le financement de l'État qui pourrait être une aide forfaitaire par étudiant en école d'art territoriale. Aujourd'hui, d'après mes informations, la moyenne est de 1 960 euros par étudiant, avec, toutefois, de grandes disparités entre les écoles. Certaines écoles perçoivent moins de 1 000 euros par étudiant. J'aimerais connaître l'avis de nos invités sur ce point.

Mme Sylvie Robert. - Je remercie Pierre Oudart pour son rapport qui succède à un autre rapport, celui de la Cour des comptes, en décembre 2020, dont l'enquête sur « L'enseignement supérieur en arts plastiques » avait été demandée par la commission des finances du Sénat. Nous avions été un certain nombre à être entendus par le rapporteur de la Cour des comptes. Ce rapport conclut très clairement que les écoles d'art manquent d'une stratégie nationale. La question de leur invisibilité et de leur positionnement un peu hybride les conduisent à être dans « un angle mort » ou à être « hors radar » comme l'a souligné notre collègue Max Brisson. Personne aujourd'hui ne prend véritablement la responsabilité des écoles d'art. Les collectivités territoriales qui vous financent se retournent vers le ministère de la culture, qui se tourne vers le ministère de l'enseignement supérieur. Ce malaise dure depuis plusieurs années et semble atteindre ses limites.

Il y a quatre ou cinq ans, j'avais pris l'initiative de proposer une évolution de la loi du 4 janvier 2002 créant les EPCC. J'avais travaillé avec notre ancien collègue, Ivan Renar, décédé l'année dernière. La proposition de loi est prête. J'avais alors ressenti que le ministère de la culture n'y était absolument pas favorable et faisait preuve d'une véritable résistance. Elle pourrait être aujourd'hui inscrite pour être examinée par notre commission. Aussi, je voudrais poser deux questions. Premièrement, après le rapport de la Cour des comptes et celui de Pierre Oudart, et après les multiples alertes lancées par des parlementaires sur le financement, le ministère de la culture a-t-il réellement une stratégie nationale pour les écoles d'art ?

Deuxièmement, il n'est absolument pas possible de pouvoir faire évoluer le sujet de façon générale à droit constant. Des évolutions législatives sont nécessaires. Monsieur le Président, je propose que notre commission s'empare de ce sujet et fasse des propositions dans les six prochains mois pour que nous puissions aider les écoles d'art. Nous vivons le même scénario depuis six ans. Cette situation ne peut plus durer. Les problèmes s'accumulent : le manque de financement, le problème de gouvernance, l'absence de stratégie, ainsi que le malaise des étudiants et des enseignants. Finalement, des écoles ferment. Monsieur Pierre Oudart, comme l'a demandé notre collègue Colombe Brossel, la ministre de la culture a-t-elle enfin fait connaître son avis sur vos constats et observations ?

Mme Catherine Morin-Desailly. - Je salue Pierre Oudart, auteur de l'excellent rapport présenté devant notre commission, qui a pris le soin d'interroger l'ensemble des collectivités territoriales impliquées sur ce sujet, tout comme je salue Ulrika Byttner, avec laquelle j'échange régulièrement. Mon intervention s'inscrit dans le prolongement de celle de notre collègue Sylvie Robert, car je pense que de longue date et encore maintenant, l'État n'a pas élaboré de stratégie concernant les enseignements artistiques en général. C'est également vrai pour les enseignements dans le domaine de la musique.

Il est donc urgent de relancer le processus de décentralisation qui permettra à chaque niveau de collectivité, notamment en ce qui concerne les écoles d'art, de se voir attribuer un rôle précis dans l'accompagnement d'un secteur qui joue à la fois un rôle en matière d'éducation artistique et culturelle mais aussi en matière de formation professionnalisante. Je rappelle que les régions, toute tendance politique confondue, avaient, il y a quelques années, demandé le transfert de la compétence de la formation professionnalisante. Les écoles d'art sont avant tout naturellement associées à l'art, comme leur nom l'indique. Cependant, on ne saurait occulter la question de l'accompagnement de la formation et de la mobilisation des régions autour de ces écoles. Une clarification permettrait peut-être de définir une politique publique pour les écoles d'art, leur enseignement et l'insertion professionnelle, au niveau local, national ou international, tout en laissant bien entendu au ministère de la culture son rôle régalien, en particulier pour l'élaboration des programmes et la définition du niveau d'exigence et de qualification des professeurs.

Cette piste liée à la décentralisation mérite d'être étudiée. Notre commission aurait peut-être intérêt à relancer cette question qui est également valable pour la musique. Je rappelle que le secteur est toujours en panne. La ministre interrogée lors de l'examen de la loi de finances l'année dernière, a mentionné les 3 000 conservatoires, sans apporter de réponse.

M. Pierre Oudart. - Il m'est difficile de répondre à la question portant sur les réactions de la ministre de la culture à mon rapport car j'ai dû m'absenter juste après sa remise pour des raisons personnelles. S'agissant de la presse, on dénombre peu de réactions. Est-ce parce que j'ai écrit dans le rapport que la presse ne s'intéresse pas aux écoles d'art, sauf aux écoles parisiennes ? En tout état de cause, les rares réactions observées sont à la mesure de l'intérêt qui est porté, en matière de politique publique, à la question des arts plastiques et des arts visuels. S'agissant du design, c'est un peu différent.

Vous avez témoigné de l'importance des écoles d'art dans vos territoires. Quand j'étais à Marseille, j'ai pu observer les étudiants en écoles supérieures d'art s'impliquer dans la vie de la cité et être des actrices et acteurs de l'éducation artistique et culturelle. Un certificat de formation de plasticiennes et plasticiens a été ouvert à Marseille et connait un grand succès. Les écoles d'art constituent donc des outils d'éducation artistique et culturelle. Toutefois, cette mission culturelle n'est pas définie, n'est pas prise en compte et malheureusement n'est pas financée par l'État. Nous sommes dans un contexte général tel qu'il faudrait peut-être recourir à l' « imaginarisme » de Stéphane Rozès, ou à l'anthropologie politique. Je lis encore, selon cette vieille histoire du génie, que l'art ne s'apprend pas. Je ne sais pas si cela est vrai. En revanche, je suis convaincu que savoir comment devenir artiste ou comment vivre en tant qu'artiste dans la société d'aujourd'hui s'apprend.

Vous avez évoqué à raison le problème de l'angle mort. À titre personnel, je pense même que les écoles supérieures d'art territoriales se situent dans l'angle mort de l'angle mort. Les arts plastiques sont « cornérisés » depuis la disparition de la délégation aux arts plastiques (DAP). C'est au niveau central que cela se joue. Concernant les enseignements artistiques, Catherine Morin-Desailly le confirmera car je me suis appuyé sur son rapport, l'ensemble de ces enseignements ont été pénalisés par leur décentralisation de fait. Rechercher les textes qui décentralisent légalement les enseignements artistiques requiert de la patience. En outre, les enseignements des arts plastiques ne constituent pas une préoccupation première du ministère. Force est de constater qu'ils souffrent d'un manque de visibilité et de prise en considération. Le secteur privé a très bien appréhendé la situation car il existe une appétence des jeunes pour ces enseignements. À Rennes, le nombre d'écoles privées est passé de une à vingt, principalement dans le domaine du design. Ce développement des écoles privées est également une conséquence de Parcoursup. En cas de non-réalisation des voeux, les parents inscrivent leurs enfants dans une école privée. Cela accentue les inégalités entre les jeunes. Ceux en écoles d'art territoriales sont en situation précaire dans une école précaire avec des enseignants précaires.

Fort de mon expérience en tant qu'ancien directeur général de l'Institut national supérieur d'enseignement artistique Marseille-Méditerranée (INSEAMM), je pense qu'il est possible de faire évoluer les textes. À la fin du rapport, j'ai tenté de donner quelques exemples qui ne sont pas complexes à réaliser. En outre, il me parait important de devoir examiner le sujet des enseignements artistiques d'un point de vue général. En effet, la situation des conservatoires est également fragilisée. La région constitue sans doute le bon échelon pour donner du sens territorial à ces ensembles.

Bien que ce ne soit pas dans l'air du temps, j'insiste sur le fait que ces écoles supérieures d'art territoriales figurent parmi un ensemble d'écoles territoriales dont d'autres ne sont pas diplômantes au sens du LMD, mais dont la situation est bonne. L'école de Calais, qui était diplômante mais ne l'est plus, réalise des activités très intéressantes. L'Ile-de-France ne compte pas d'EPCC diplômant mais il existe des écoles territoriales à Vitry, à Évry et dans d'autres départements qui organisent des classes préparatoires publiques et qui jouent un rôle important dans l'éducation artistique et culturelle. En conséquence, peut-être pourrait-on revoir le paysage en le redessinant autrement, et en prenant en compte l'ensemble des acteurs ? L'arrivée du Diplôme National des Métiers d'Art et du Design (DNMAD), délivré par un certain nombre de lycées, représente un fait important qui ne doit pas être vécu par les écoles d'art comme une concurrence. J'ai la faiblesse de penser qu'il ne peut pas y avoir de concurrence entre établissements publics. Au contraire, le DNMAD offre une chance de diversifier les formations. En conclusion, il convient de remettre cet ensemble en mouvement parce qu'en l'état, selon l'expression consacrée, il y a « péril en la demeure ».

M. Cédric Loire. - La question du rattachement au ministère de la culture plutôt qu'au ministère de l'enseignement supérieur peut être reliée à celle de la bonne insertion professionnelle de nos étudiants. Bien qu'il ne nous appartienne pas de définir notre ministère de rattachement, on peut relever le lien historique des écoles supérieures d'art au ministère de la culture, en tant que ministère de l'art et des artistes.

En effet, l'enseignement dans les écoles supérieures d'art et design, qu'elles soient territoriales ou nationales, est délivré par les pairs. C'est l'enseignement de l'art par l'art qui constitue une dimension fondamentale de leur identité. Même si tous nos diplômés ne deviennent pas artistes de carrière, le succès de leur insertion professionnelle ne réside pas seulement dans les modules d'enseignement spécifiques les préparant à leur vie professionnelle, mais également dans le fait que l'enseignement de l'art se fait par et avec des artistes et par les méthodes de l'art. Cela signifie que les écoles d'art ne se résument pas à un accès au monde de l'art, mais qu'elles sont déjà le monde de l'art. Il n'y a pas une séparation entre les deux. Les écoles d'art représentent un employeur extrêmement important du secteur artistique. Un grand nombre d'artistes travaillent de manière régulière dans les écoles d'art. Il existe donc une logique presque organique à être rattaché au ministère de la culture, même si les écoles d'art ont évolué et créent des partenariats avec l'enseignement supérieur et les universités.

Vous avez rappelé que les activités et évènements des écoles d'art en régions sont difficilement visibles depuis Paris. C'est une vieille histoire française qui ne concerne pas seulement les écoles d'art. Vous avez également évoqué le fait que les écoles municipales semblaient toujours exister. Il est exact que certaines écoles d'art étaient à l'origine des écoles sous régie municipale, soit parce que leur création avait été décidée par des élus locaux ou le plus souvent, parce qu'il y avait un lien avec une activité économique locale industrielle. Cet héritage est en quelque sorte renouvelé puisque ces écoles produisent de la richesse et de la valeur compte tenu du taux d'insertion professionnelle de leurs étudiants. Ces écoles promeuvent des pédagogies tournées vers le monde à venir, la transition écologique et les nouvelles ruralités, autant de sujets qui dépassent très largement le périmètre de l'art et des artistes qui sont visibles sur le marché international.

Mme Ulrika Byttner. - J'ajouterai que dans le cadre du séminaire annuel de l'ANdÉA qui s'est tenu récemment, nous avons présenté des travaux que les écoles réalisent sur l'ensemble du territoire, que ce soit des réalisations artistiques en lien avec l'espace public, ou des travaux associés à la ruralité, tels que le programme Post-master Design des mondes ruraux mis en place par l'École nationale supérieure des Arts Décoratifs, délocalisé à Nontron en Dordogne. Les écoles d'art sont, en effet, soucieuses de penser leur lien avec le monde en mouvement et le monde à venir.

S'agissant de la question de la filière des arts visuels, je suis entièrement d'accord avec la lecture que vous en faites. L'école supérieure d'art est le plus souvent appréhendée historiquement comme étant l'école des beaux-arts. L'État a analysé, dans chaque région, l'état du réseau et celui de la filière dans le cadre des Schémas d'orientation pour les arts visuels (SODAVI). Certaines régions sont dotées d'associations, tels que le Pôle arts visuels Pays de la Loire, Devenir.art dans la région Centre-Val de Loire, ou encore le réseau RN13BIS en Normandie.

On constate qu'il est souhaitable d'organiser l'ensemble de la filière, la diffusion comme l'enseignement dans toutes ses composantes (pratiques amateurs, enseignement initial supérieur, enseignement professionnel et enseignement à tous les moments de la vie). Une réflexion de fond concertée, fruit d'une prise de conscience très aiguë, doit être menée de façon à ce que les arts visuels ne soient pas le parent pauvre des politiques publiques culturelles et que l'enseignement supérieur en art ne soit pas également un enseignement pauvre de l'enseignement supérieur français.

S'agissant de la situation des enseignants, je souhaite illustrer par deux exemples précis la difficulté des établissements d'enseignement supérieur, en particulier territoriaux, à répondre de manière efficiente aux nouvelles exigences qui leur incombe. Le premier est celui du décret de 2023 qui oblige tous les établissements d'enseignement supérieur à prendre en charge l'accès à un service de santé pour leurs étudiants. Le second concerne un décret de 2018 relatif à la contribution à la vie étudiante. Son application conduit à redistribuer moitié moins aux écoles supérieures d'art qu'aux universités, les privant d'autant de moyens pour faire face à leurs obligations et répondre aux exigences de la qualité de la vie étudiante.

Je souhaiterais également insister sur le rôle de professionnalisation de la filière des arts visuels. Le rapport de la Cour des comptes de 2020 critique les écoles supérieures d'art sur leur manque de stratégie d'insertion professionnelle ainsi que sur le faible niveau de revenu des étudiants diplômés. Néanmoins un tel constat passe sous silence le fait que l'établissement d'enseignement supérieur constitue le premier employeur des artistes de son territoire, et que l'ensemble de ses activités d'enseignement représente une issue de professionnalisation pour ses étudiants. Il est grand temps de penser l'école supérieure d'art non pas comme un endroit où on forme exclusivement des artistes, mais comme un endroit où on forme des professionnels pour des usages de l'art et du design partout dans la société, à différentes échelles. Il est important de sortir de l'idée du génie artistique solitaire qui a pu être un modèle des écoles par le passé, car la réalité d'une école supérieure d'art n'est plus du tout celle-là aujourd'hui.

Nous avons évoqué la fermeture annoncée de l'école de Valenciennes, mais sa situation n'est pas isolée. Nous avons appris très récemment que l'école d'art de Chalon-sur-Saône était également en très grande difficulté. Plusieurs écoles d'art, y compris des établissements importants comme en Bretagne, connaissent des situations tendues ou ne sont pas certaines de parvenir à construire leur budget pour 2024.

La situation est urgente. Il nous faut trouver les voies et moyens de progresser aujourd'hui sur l'ensemble des sujets, tout en sachant que nous sommes confrontés à deux temporalités, celle de répondre aux problèmes urgents, puis celle de réformer en profondeur le système.

M. Cédric Loire. - Nous ne pouvions pas être reçus sans évoquer le cas de l'école d'art de Valenciennes et maintenant celui de l'école de Chalon, qui ont initié des procédures de fermeture, qui devraient intervenir sans doute très rapidement. Force est de constater la très relative indépendance des EPCC lorsqu'ils sont financés pour une très large part par une collectivité territoriale. On ne peut pas demander à l'État de compenser la totalité du soutien financier de la collectivité territoriale qui se retire. Ce n'est pas le sujet. En revanche, il est certain que ces écoles souffrent de cette situation d'angle mort que vous avez rappelée. En effet, la situation critique de l'école qui est sur le point de fermer peut s'expliquer par le fait que les signes avant-coureurs n'ont pas été détectés ou ne sont pas remontés suffisamment vite sur les tutelles. En tant que réseau, nous essayons de faire évoluer la situation. Des organisations syndicales y travaillent également. De nombreuses discussions ont lieu dans le cadre des régions. Au-delà de l'ensemble de ces initiatives, ce qui nous semble toutefois primordial et essentiel, c'est que le ministère de la culture exerce pleinement sa tutelle et qu'il défende ses formations et ses diplômes, et ce n'est pas uniquement une question d'argent.

M. Laurent Lafon, président. - Je vous remercie. Cette table ronde est particulièrement importante, compte tenu de notre actualité budgétaire avec l'amendement qui sera présenté demain, et qui, espérons-le, recevra le soutien du Sénat. Il appartiendra au Gouvernement de prendre sa décision finale. Quel que soit son sort, nous aurons l'opportunité de débattre avec la ministre. Vos interventions respectives aujourd'hui laissent à penser que vous serez nombreux à l'interroger demain dans le cadre de la discussion budgétaire. Espérons que nous aurons des réponses.

S'agissant de la suite de notre réflexion, sachez que le Bureau de notre commission se réunira la semaine prochaine afin de définir son programme du travail pour 2024. La table ronde de ce matin a permis de mettre en lumière notre intérêt pour les écoles supérieures d'art et notre engagement pour garantir la pérennité de leur accompagnement par les collectivités publiques.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 11 h 15.