Lundi 18 décembre 2023

- Présidence de M. Jérôme Durain, président -

La réunion est ouverte à 14 h 00.

Audition de MM. Jocelyn Sapotille, maire de Lamentin, président de l'Association des maires de Guadeloupe (en téléconférence), Jean-Philippe Courtois, maire de Capesterre-Belle-Eau (Guadeloupe) (en téléconférence), et Justin Pamphile, maire du Lorrain, président de l'Association des maires de la Martinique (en téléconférence)

M. Jérôme Durain, président. - Nous reprenons les travaux de notre commission d'enquête en entendant M. Jocelyn Sapotille, maire de Lamentin et président de l'Association des maires de Guadeloupe ; M. Jean-Philippe Courtois, maire de Capesterre-Belle-Eau, en Guadeloupe également ; et M. Justin Pamphile, maire du Lorrain, président de l'Association des maires de la Martinique, qui sont tous trois en téléconférence.

Je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jocelyn Sapotille, M. Jean-Philippe Courtois et M. Justin Pamphile prêtent serment.

M. Jérôme Durain, président. - Monsieur Pamphile, je vous laisse la parole pour un propos liminaire.

M. Justin Pamphile, maire du Lorrain, président de l'Association des maires de la Martinique. - Je suis très embêté : je ne sais pas en réalité ce que j'ai à vous dire. Je ne connais absolument rien au narcotrafic, mais je suis évidemment prêt à répondre à vos questions.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Je vais donc commencer en vous posant un certain nombre de questions.

En votre qualité de maire, vous faites directement face aux multiples conséquences du narcotrafic. C'est sur ces conséquences que nous voudrions vous entendre, qu'il s'agisse des familles, des jeunes, du fonctionnement de certains quartiers ou de la corruption d'un certain nombre de services par le produit du narcotrafic, phénomène que nous observons de plus en plus.

De manière générale, comment ressentez-vous ces conséquences pour votre commune ? Pourriez-vous les détailler ?

M. Justin Pamphile. - Je ne sais pas si mes propos seront en lien avec la réalité que l'on vit à la Martinique. Vous avez certainement parlé de ces questions avec la sénatrice Catherine Conconne. Je suppose également que vous possédez déjà les chiffres des saisies de drogue dans les outre-mer. Ils prouvent, à eux seuls, la catastrophe que représente le narcotrafic dans nos territoires. On ne parle pas en kilos, mais en tonnes.

Il y a environ deux semaines, dans ma ville, nous avons assisté au démantèlement d'un réseau ; il ne s'agissait pas d'un trafic de cocaïne, mais plutôt de marijuana ou de drogues un peu moins violentes.

À mon sens, en Martinique, il est urgent de mieux surveiller les entrées et les sorties aux frontières. Je sais que des mesures sont en préparation, notamment pour observer les allées et venues dans la mer des Caraïbes, car la Colombie et le Venezuela inondent le territoire martiniquais de produits destinés à l'Europe. Les moyens aujourd'hui déployés doivent être renforcés. La Martinique ne doit pas être une plaque tournante ou une plaque passante vers les pays où ces produits sont consommés à grande échelle.

Au narcotrafic vient s'ajouter le trafic des armes, qui, malheureusement, inonde lui aussi nos territoires. Comme à Marseille ou ailleurs, on assiste à des fusillades, à des exécutions, quasiment tous les week-ends. Il est urgent d'assurer des moyens supplémentaires pour mettre un terme à la traversée de produits vers les pays d'Europe, pour que la Martinique ne soit pas une passoire.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Vous êtes président de l'association des maires de la Martinique. Le constat que vous dressez fait-il consensus chez vos collègues ? Observez-vous des différences de degré entre les différentes communes ? Ou, désormais, les secteurs urbains ou moins urbanisés, touristiques ou moins touristiques sont-ils frappés de la même manière par le même phénomène ?

M. Justin Pamphile. - Vous savez, c'est toute l'île qui est touchée, du nord au sud. J'ai parlé du narcotrafic et du trafic d'armes. J'y ajoute l'immigration clandestine. Elle vient renforcer ce sentiment, qui est éprouvé par tous.

Les autorités peuvent se féliciter d'avoir saisi des volumes particulièrement importants. Mais, de là où nous sommes, nous, élus, sommes plutôt inquiets face aux volumes de drogue saisis, et je ne parle pas de ce que l'on ne sait pas ; je parle de ce qui fait l'actualité, de l'information que nous recevons de manière un peu brutale, comme tout le monde, à savoir la saisie de dix kilos, de trois kilos, etc.

Je ne vous parle pas non plus des armes. Aujourd'hui, on ne nous parle pas de saisie d'armes. En revanche, nous vivons l'utilisation de ces armes de manière extrêmement violente, entre Martiniquais. Des exécutions ont évidemment lieu sur le territoire. Tous les maires de Martinique vivent cette situation de manière stressante. La population nous demande d'ailleurs ce que nous faisons : quand cette question m'est posée, je n'ai pas de réponse. Comment un maire, aujourd'hui, peut-il intervenir dans ce champ et faire en sorte que le trafic de drogue ou le trafic d'armes cesse ? Ces trafics ne sont plus à l'échelle locale. Ils sont d'ampleur internationale. On dépasse le cadre dans lequel peut s'inscrire l'action d'un maire. Pour combattre ce grand banditisme, nous devons obtenir des moyens à la hauteur de la situation, aujourd'hui catastrophique.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Les maires n'ont effectivement pas à mener des poursuites ou à lancer des procédures. Ce n'est pas leur rôle. En revanche, ils sont en contact avec les différents services de l'État chargés de lutter contre ce fléau. Comment jugez-vous vos contacts avec ces différents services ? Sont-ils faciles ? Les estimez-vous suffisants ? Quand vous faites remonter des informations et, réciproquement, lorsque vous avez une sollicitation, obtenez-vous un retour ? Quand vous saisissez les services de l'État, ressentez-vous un résultat à la suite de leur intervention ?

M. Justin Pamphile. - Je vais vous répondre très directement.

Pour ce qui concerne le narcotrafic, nous avons zéro information. Je suis un citoyen lambda. Je découvre devant ma télévision les saisies ou les interpellations de trafiquants sur le territoire.

Pour ce qui concerne les petits trafics, les petits larcins, nous informons les autorités. Mais je ne sais qu'un réseau est démantelé que quand il l'est. J'apporte régulièrement des informations sur la base de ce que je vois ou de ce que j'apprends. J'indique les lieux où je pense qu'il y a matière à observation ou à interpellation. Mais je ne sais que les choses se font que quand elles sont faites.

Il n'y a pas de retour d'information régulier en lien avec des informations que j'ai données moi-même. Ce sont des discussions que nous avons régulièrement avec les services. Nous leur disons que nous sommes en capacité de leur donner des informations, et que, de leur côté, ils doivent nous prévenir. Ce qui m'intéresse, c'est que les réseaux soient démantelés.

Je suis en zone gendarmerie et je vous le dis très honnêtement, les relations avec la gendarmerie sont bonnes, même excellentes. Depuis quelque temps, dans le cadre des opérations programmées, j'ai constaté que la compagnie de gendarmerie me donnait parfois des informations un peu en amont. Mais, globalement, qu'il s'agisse des opérations relatives aux trafics, notamment au trafic d'armes, ou des interpellations de voyous dans la ville, je découvre cela le lendemain, une fois que c'est fait.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - De manière générale, comment jugez-vous la réponse pénale apportée par la justice ? Est-elle suffisamment efficace, suffisamment rapide, suffisamment forte pour lutter contre ce fléau ?

M. Justin Pamphile. - Non seulement elle n'est pas assez rapide, mais elle est trop douce.

Comme je vous le disais, il y a environ deux semaines, un réseau de trafiquants a été officiellement démantelé dans ma ville. On a fait tout un tapage médiatique. Mais, le lendemain, j'ai retrouvé dans la rue tous ceux qui étaient allés en garde à vue. Il y en a même un qui, quarante-huit heures après, est venu à la mairie me demander du travail... Je suppose que cela aurait pu réduire sa peine ou lui éviter d'aller en prison.

Les réponses sont parfois trop douces. Les procédures sont trop lentes. Certaines personnes sont à la limite de l'impunité : elles recommencent. Potentiellement, cela donne à la population l'impression que les faits commis par ces personnes ne sont pas graves.

Tôt ou tard, ces personnes seront envoyées en prison, mais cela prend trop de temps. Or les gens ont besoin que ces personnes soient écartées immédiatement de l'espace collectif, où elles représentent un risque pour tous. Elles se livrent à des trafics aux yeux de tous ; et qui dit trafics dit violences physiques pour ceux qui vivent dans leur environnement.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - On voit aujourd'hui se développer une corruption de très haute intensité au sein de plusieurs services - des affaires lourdes ont été dévoilées -, notamment sur le continent, à laquelle s'ajoute une corruption de basse intensité ; pour faciliter les trafics ou le deal, on se rapproche ici d'un service administratif, là d'une commune et de ses services. Avez-vous connaissance de phénomènes de cette nature en Martinique ? Vos collègues maires vous font-ils remonter des informations, au moins quant au risque qu'ils peuvent encourir au regard de cette corruption qui se développe ?

M. Justin Pamphile. - Je vais vous répondre directement : non, pas du tout. Pour ce qui me concerne, je n'ai jamais eu à connaître de ce genre de choses. Je n'en ai jamais entendu parler.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Enfin, pouvez-vous formuler quelques suggestions pour améliorer la lutte contre le narcotrafic, qu'il s'agisse du deal, du trafic de base ou du trafic de plus grande ampleur, observé sur vos côtes, venant du Venezuela ou d'ailleurs ? Pourriez-vous nous donner quelques pistes ?

M. Justin Pamphile. - C'est un sujet qui revient souvent : nous avons avant tout besoin de moyens humains. Il faut faire en sorte qu'il y ait des forces présentes sur le terrain pour contrôler les frontières et s'assurer que nous ne soyons pas une île passoire.

Il y a quelque temps, nous avons obtenu environ quatre-vingts gendarmes supplémentaires. On a vu les résultats de leur présence sur le terrain. Les dealers, les voyous savent pertinemment quand les forces de l'ordre sont présentes. On observe un ralentissement. Ils agissent de manière plus feutrée, plus cachée. Parfois, des interventions musclées sont menées dans des lieux qui, a priori, sont devenus des points de non-droit.

On a des suspicions, parfois presque des preuves, en lien avec des informations apportées à la police. Ces personnes, parfois connues de la justice et des forces de l'ordre, doivent faire l'objet d'interpellations ou de contrôles. Il faut vérifier ce qu'elles font, d'où elles tirent leurs revenus. Elles vivent à grands frais, tout le monde le voit, mais personne ne s'interroge sur la provenance de ces fonds.

Je le dis et je le répète, il faut plus de moyens, plus de gendarmes, plus de policiers sur le terrain. Il faut de la surveillance, en lien avec des niveaux de vie que personne ne comprend et qui donnent l'impression que ces personnes vivent dans l'impunité.

M. Jérôme Durain, président. - Merci de cette intervention très utile pour le travail de notre commission d'enquête.

M. Jocelyn Sapotille, maire de Lamentin, président de l'Association des maires de Guadeloupe. - Je ne reprendrai pas ce qu'a dit M. Pamphile. La Guadeloupe est également une île passoire, victime à la fois du narcotrafic, pour toutes sortes de drogues, du trafic d'armes, ainsi que de l'immigration clandestine et sexuelle.

Étant donné les réalités sociales de nos îles, qui résistent jusqu'à maintenant à un taux de chômage à deux chiffres, il y a toujours eu une économie parallèle. Mais, avant, cette économie parallèle, bien qu'illégale, restait dans des secteurs que l'on peut qualifier de légaux. Aujourd'hui, elle se développe dans le secteur criminel.

C'est une économie de la criminalité qui s'organise sur cette base. Le recrutement des jeunes y est devenu quasiment automatique, comme cela se fait à Marseille ou dans d'autres grandes villes de France où le crime est organisé. Nos jeunes sont recrutés, non plus à partir du lycée, mais dès le collège. Certains collégiens sont déjà des vendeurs d'armes et circulent armés.

Vous me parlez de mon expérience en tant que maire. Il y a seulement quinze jours, ma police municipale a arrêté des braqueurs armés de 14 ou 15 ans. Quand je mène une petite enquête, ces jeunes me disent qu'ils peuvent avoir un fusil pour 300 euros, un revolver pour 50 euros. Cela veut dire qu'il y a quelque chose qui nous dépasse complètement.

Certaines zones sont particulièrement concernées par le trafic sexuel, comme Le Gosier ou Pointe-à-Pitre ; dans certains endroits, il se passe de telles choses que l'on n'oserait même pas s'aventurer le soir...

Il y a deux ans, lors du congrès des maires, j'ai fait une intervention pour dire que nous, maires, n'étions pas suffisamment impliqués dans la lutte contre ces trois types de trafics : trafics de drogue, trafics d'armes et entrée dans nos territoires de personnes de manière illégale, surtout pour l'économie du sexe.

Nous travaillons de concert avec la police comme avec la gendarmerie. En revanche, nous n'avons aucun contact avec les douaniers. Ils l'ont très mal pris quand je l'ai dit, mais c'est une réalité.

En zone de police comme en zone de gendarmerie, les relations sont fréquentes avec policiers et gendarmes. Il y a des remontées d'informations. Il y a des échanges. Il y a même un travail qui est fait en commun. Dernièrement, ma police municipale s'est unie à la gendarmerie pour arrêter des braqueurs ou autres ; ce n'était pas la première fois. Mais, je le répète, nous n'avons aucun contact, aucune relation avec la douane. Pourtant, à l'exception de Saint-Claude, toutes les communes de Guadeloupe ont des côtes maritimes.

J'ai découvert dernièrement que, dans ma commune, il y avait de la navigation à l'intérieur de la mangrove. Je ne le savais pas ; et je suis sûr que ce n'est pas une navigation saine.

Il faut lutter contre cette économie parallèle, qui est une économie du crime. Le problème est d'autant plus sérieux que notre jeunesse, aujourd'hui, est en grave danger. Non seulement elle deale, mais elle consomme, et elle est armée.

Les règlements de comptes ont essentiellement lieu entre petits revendeurs. M. Pamphile l'a dit, c'est toutes les semaines que nous avons des règlements de comptes, avec des jeunes qui s'entretuent. C'est catastrophique. Ces armes sont aussi utilisées pour braquer des personnes qui, elles, ne sont pas dans les trafics. Ce sont des victimes innocentes. Ce fut le cas chez moi il y a trois semaines, de la part de jeunes de 14 ou 15 ans. Ils étaient armés et ils ont cassé trois maisons. La chance que nous avons eue, c'est que les propriétaires n'étaient pas là ce jour-là, mais les conséquences auraient pu être dramatiques : ces jeunes de 14 ou 15 ans, armés, ne peuvent certainement pas se maîtriser face à un danger ; ils peuvent facilement tirer, donc blesser et tuer des personnes innocentes.

La situation est extrêmement grave et la géographie de la Guadeloupe est, en soi, source de difficulté, car nous sommes un archipel : vous avez non seulement l'île principale, mais aussi La Désirade, Marie-Galante, qui, d'après ce que l'on entend, est l'une des îles les plus utilisées par les trafiquants, et les deux îles des Saintes, Terre-de-Haut et Terre-de-Bas.

Nos territoires sont totalement ouverts à ce genre de trafics, mais ils ont quand même la chance d'être assez petits.

M. Pamphile l'a dit avec raison, la première chose qu'il nous faut, ce sont des moyens humains. Mais nous avons aussi besoin de moyens technologiques. Avec les moyens technologiques qui existent aujourd'hui, on pourrait mieux contrôler et mieux surveiller nos territoires ; mais il faut se donner la volonté politique de le faire et s'en donner les moyens. Ces moyens nous permettraient de détecter les bateaux, les canots d'une certaine taille, et d'intervenir très rapidement aux alentours de nos îles.

Enfin, je vous soumets une proposition un peu osée. Je vais peut-être un peu loin, mais, à mon sens, elle est nécessaire face à cette situation de crise. À mon avis, il faudrait placer sous une même autorité les services douaniers, les services de la gendarmerie et ceux de la police nationale pour lutter contre le narcotrafic, contre l'entrée des armes et contre l'immigration clandestine. Cette organisation serait adaptée à nos territoires. Elle irait dans le sens de la simplification des règles et des procédures.

Cette autorité unique serait gage d'une action cohérente et concordante entre la Guadeloupe et la Martinique. Elle pourrait être beaucoup plus efficace que ce qui se fait actuellement. Super-préfet ou délégué ministériel, cette autorité commune serait chargée de la surveillance de nos côtes et de la lutte contre tous ces trafics.

Cette proposition sort peut-être des clous, mais il faut savoir innover pour trouver des solutions adaptées à nos territoires.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Avez-vous constaté, en tant que président de l'Association des maires de Guadeloupe, la mise en place de conseils locaux de sécurité et de prévention de la délinquance (CLSPD) ? Ils ont pour objet d'associer la justice, la police, la gendarmerie, les douanes, les services fiscaux et les élus.

Avez-vous des difficultés à faire remonter des informations aux services de l'État ?

M. Jocelyn Sapotille. - Des contrats locaux de sécurité ont été signés dans plusieurs communes de Guadeloupe. Les services de la douane ne sont pas présents dans les CLSPD.

Je puis vous assurer que ces comités fonctionnent très bien pour assurer des patrouilles de police dans certaines zones, pour réaliser des interventions conjointes, pour permettre aux communes de faire remonter des informations aux services de police et de gendarmerie. Bien sûr, aujourd'hui, nos gendarmes et policiers ont des résultats, nous faisons remonter les informations sur les zones où circule la drogue dans nos communes. Mais c'est comme si l'on versait de l'eau dans un tonneau percé : les CLSPD traitent le problème en aval, alors qu'il faut le traiter en amont, pour empêcher l'entrée illégale d'armes, de drogues et de clandestins dans le territoire. Le même constat vaut pour le groupe d'intervention de la gendarmerie nationale (GIGN), qui intervient souvent à ma demande.

Renforçons donc les moyens en amont ! Peut-être cela coûtera-t-il plus cher aujourd'hui, mais cela fera économiser beaucoup à l'État demain. Cela nous permettra de gagner en efficacité et de nous concentrer sur d'autres questions : la tranquillité publique, la lutte contre l'incivisme.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - En résumé, vous souhaitez que les services des douanes aient plus de moyens pour éviter, en amont, l'entrée des produits stupéfiants, des armes et des clandestins sur votre territoire.

M. Jocelyn Sapotille. - Exactement ! M. Pamphile et moi-même tenons le même discours, car nous affrontons les mêmes réalités.

M. Jérôme Durain, président. - Quelles évolutions, en volume et en valeur, observez-vous ? Selon vous, les différentes organisations criminelles se répartissent-elles les trafics de stupéfiants, d'armes, et de clandestins ?

M. Jocelyn Sapotille. - Nous n'avons aucune information sur l'organisation de ces criminalités. En revanche, je constate leurs conséquences et leur très forte augmentation, non pas tant dans ma commune - elle est un peu préservée - que dans les communes limitrophes, Sainte-Rose, Petit-Bourg, Baie-Mahault. Certaines familles appellent le maire au secours, quand elles apprennent, désemparées, que leur fils de 14 ans est armé ! La situation est grave, comme les remontées du terrain permettent aux maires de le constater.

M. Justin Pamphile. - Nous observons un phénomène véritablement nouveau : certaines personnes semblent totalement décomplexées à l'égard d'une forme de criminalité qui nous était jusqu'alors inconnue. En Martinique et en Guadeloupe, nous n'avions jamais été confrontés à des exécutions entre jeunes ou entre bandes rivales, lesquelles semblent parfois organisées : une main-d'oeuvre, qui ne semble pas être locale, est recrutée pour exécuter cette tâche et s'en va. Cela illustre notre sentiment de vulnérabilité.

Sur le principe, la coopération ne pose pas de problème. Les responsables politiques plaident unanimement en faveur d'une coopération économique dans le bassin de vie caribéen.

En revanche, le grand banditisme s'engage également dans une coopération criminelle : des individus, originaires des îles anglaises voisines, Sainte-Lucie ou la Dominique par exemple, pénètrent le territoire français et adoptent une posture extrêmement violente envers les Martiniquais ou les Guadeloupéens, démontrant une audace que nous n'avions pas observée auparavant.

Comme l'a souligné Jocelyn Sapotille, le recrutement de jeunes en quête d'argent facile n'est pas une nouveauté, mais cette tendance semble croître. Ce qui est nouveau, c'est que les criminels agissent de façon décomplexée.

Selon moi, les CLSPD ne sont pas adaptés à la lutte contre le narcotrafic à grande échelle. Mis en place dans de nombreuses communes, ils rassemblent les élus, les services de gendarmerie et de police nationales ainsi que les bailleurs sociaux pour apaiser, pour améliorer la vie quotidienne des habitants.

Les moyens technologiques, tels que les radars, sont cruciaux pour détecter les activités illicites en mer et surveiller les côtes.

Les services douaniers ou policiers communiquent sur la saisie de drogue ou l'arrestation de mules. De telles opérations doivent contribuer à sensibiliser la population, notamment les personnes précaires qui acceptent de faire la mule pour sortir de la pauvreté et s'exposent aux risques sanitaires, aux dangers d'être impliqué dans le trafic de drogue. Tous les moyens doivent être déployés pour éviter la déliquescence de la société, car la pauvreté pousse les gens vers ces formes extrêmes de criminalité.

M. Jérôme Durain, président. - Selon vous, les jeunes s'impliquent-ils dans ces trafics pour l'argent facile ou y sont-ils contraints ?

M. Jean-Philippe Courtois, maire de Capesterre-Belle-Eau. - Toutes les conditions sont réunies pour que nos territoires soient en difficulté. Au reste, existe-t-il une réelle volonté pour nous sortir de ce mal ?

Récemment encore, deux jeunes ont été tués sur une plage pour avoir fait une mauvaise rencontre avec une personne sous l'emprise de stupéfiants... Désormais, en Guadeloupe, on réfléchit à deux fois avant de sortir de chez soi !

En tant que maire, des familles m'interpellent au sujet de situations qui se dégradent dans certains quartiers résidentiels ; dans certains, jusqu'ici connus pour être calmes, retentissent des coups de feu, à cause du trafic de drogues ou d'armes.

Ces trafics ont également un impact sur les finances locales. Nous devons mobiliser davantage notre centre communal d'action sociale (CCAS) pour accompagner les familles, souvent monoparentales, qui rencontrent des difficultés sociales, d'éducation et d'encadrement. Aussi, nous nous mobilisons financièrement pour éloigner les jeunes de la rue, en créant les conditions pour qu'ils suivent les meilleures études possible, en multipliant les chantiers d'insertion, alors même que cela ne relève pas de nos compétences.

D'autres charges financières liées aux trafics viennent de la vidéoprotection - qui représente un certain coût, car il faut l'installer, la gérer et former du personnel - et de la police municipale, longtemps perçue comme une police de proximité mais que nous devons désormais armer afin de protéger nos policiers et de dissuader les criminels.

Cela a été dit, la Guadeloupe est une passoire en matière de trafics et ma commune, Capesterre-Belle-Eau, en est, en raison de son positionnement, la porte d'entrée.

De mon domicile, j'ai une vue parfaite sur la zone entre Marie-Galante et l'île de la Dominique, identifiée comme le point de passage central du trafic de stupéfiants. Or une seule frégate couvre réellement la zone maritime de la Martinique et la Guadeloupe. Dès qu'elle pointe sa proue entre les deux îles, tout trafic est arrêté ! Ce système dissuade les différents trafics quelques heures seulement, lesquels reprennent dès qu'elle a quitté les eaux.

Nous sommes livrés à nous-mêmes alors que d'énormes quantités de drogue déferlent sur nos côtes. Notre jeunesse est perdue et des adultes ont également sombré dans la drogue ; c'est d'ailleurs un aspect souvent sous-estimé. Comment peuvent-ils éduquer leurs enfants ? Quelles valeurs peuvent-ils transmettre ?

De plus, ces bateaux transportent quantité d'armes. Peut-on se contenter du dispositif « Déposons les armes » ? Actuellement, seuls les chasseurs déposent des armes qu'ils n'utilisent plus. Les armes arrivées par bateau ne sont pas retrouvées, ou seulement après que les méfaits ont été commis !

Nous faisons également face au problème de l'immigration clandestine, accompagné de son lot de violences. Parfois, les personnes sont recherchées dans leur pays d'origine. D'autres fois, elles cherchent à amasser rapidement des fonds via les trafics parallèles. D'autres fois encore, l'esclavage sexuel est imposé à certaines femmes.

En bout de chaîne, les réseaux sont bien organisés, les gangs sont établis dans certaines zones du territoire ; et ils ne se cachent même plus des autorités.

Depuis que des actions fortes ont été engagées en Guyane, la pression sur notre territoire s'est accrue, comme en témoignent les saisies récentes de drogue en Martinique et en Guadeloupe ou l'augmentation du nombre de personnes tuées par arme à feu en un an, soit près de 50 en Guadeloupe.

Il est important que l'État assume ses responsabilités, car la sécurité est une compétence régalienne ! On ne peut imaginer que la sécurité des administrés soit assurée par le seul dispositif « Déposons les armes » ou les CLSPD, qui visent à retrouver du lien dans les quartiers ! L'autorité des forces de l'ordre doit être réaffirmée ; or elles sont insuffisamment dotées dans nos territoires.

Pour régler les problèmes de drogue, il faut, dès le départ, empêcher les approvisionnements, ce qui rend nécessaire de sécuriser les côtes de la Martinique et de la Guadeloupe et de donner aux forces de police les moyens humains et matériels d'intervenir.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Quelles sont vos préconisations pour mieux contrôler le trafic de drogue au quotidien et les flux financiers qui en résultent ?

M. Jean-Philippe Courtois. - La première, c'est d'augmenter les moyens humains de la police et de la gendarmerie. Il est très compliqué d'assurer la sécurité des concitoyens d'une commune dont le commissariat n'a pas assez de moyens humains. Parfois, faute d'effectifs, la police n'a guère pu patrouiller la nuit ou les jours fériés, ce qui a engendré des difficultés évidentes : le soir est le moment où les méfaits sont les plus fréquents ; de même, les jours fériés favorisent certaines dérives criminelles.

La deuxième préconisation, c'est d'améliorer la coordination entre les services dans nos territoires. Les lieux de débarquements criminels sont tellement connus que, dans 90 % des cas, ce sont les voisins qui alertent les forces de l'ordre de l'arrivée de clandestins ou de valisettes.

Il faut mener une opération « coup de poing » pour sécuriser nos côtes et pour que la peur change de camp. On ne peut pas tolérer que, dans certaines zones comme le port de pêche de Bananier, les citoyens soient contraints de fermer leurs portes et leurs fenêtres après une certaine heure par crainte d'être témoins ou cibles. Ce sont les trafiquants qui devraient craindre de se montrer au grand jour près d'une route nationale fréquentée.

Ce n'est pas un problème d'échange d'informations entre les autorités. J'ai de très bonnes relations avec la gendarmerie et la police. Il leur faut les moyens nécessaires pour empêcher ces actions.

Nous faisons partie des communes les plus représentées dans le milieu carcéral. Nous ne pourrons pas tisser de nouveau du lien seulement à l'aide de la politique de la ville, de la mise en place de centres sociaux ou d'autres actions municipales. Des opérations « coup de poing » sont également nécessaires pour s'attaquer aux zones de trafic et à la petite délinquance, afin de rappeler l'autorité de l'État. Malheureusement, jusqu'à présent, cela n'a pas été suffisamment fait : il y a des contrôles autoroutiers, mais il n'y a pas d'opérations ciblant les lieux de trafics de drogue et d'armes ou ciblant la petite délinquance.

Il faut revoir la stratégie en améliorant la gouvernance. Peut-être faudrait-il nommer un préfet chargé spécifiquement de ces sujets, qui serait accompagné d'un sous-préfet pour traiter ces questions actuellement prises en charge par le secrétaire général de la préfecture. Ses objectifs devraient être clairement définis en lien les municipalités, en fonction des problèmes spécifiques de chaque territoire, afin de déstabiliser les différents réseaux.

M. Jérôme Durain, président. - Je remercie chacun d'entre vous de son intervention, qui nous a éclairés sur nombre de points. Nous sommes très heureux que vous ayez répondu à nos questions. Naturellement, vous pourrez compléter vos propos en répondant, par écrit, au questionnaire que nous vous avons adressé.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de MM. Hugues-Lionel Galy, directeur interrégional des douanes Antilles-Guyane (en téléconférence), Alexandre Huguet, chef de l'antenne de l'Office antistupéfiants Caraïbes (en téléconférence), Mme Camille Blanc-Tichy, commissaire de police, cheffe du service territorial de la police judiciaire de Guadeloupe (en téléconférence) et M. le général de brigade William Vaquette, commandant de la gendarmerie de Martinique (en téléconférence)

M. Jérôme Durain, président. - Je vous remercie de participer, en téléconférence, à cette table ronde dans le cadre de la commission d'enquête sur l'impact du narcotrafic en France et les mesures à prendre pour y remédier.

Je commencerai par des formalités qui tiennent à la nature de cette commission d'enquête, puisque je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14, 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Camille Blanc-Tichy, M. Hugues-Lionel Galy, M. Alexandre Huguet et M. le général de brigade William Vaquette prêtent serment.

M. Alexandre Huguet, chef de l'antenne de l'Office antistupéfiants Caraïbes. - Je commencerai par un état global de la menace dans la zone des Caraïbes, avant d'évoquer plus spécifiquement le territoire de la Guadeloupe. Je précise que l'antenne de l'Office antistupéfiants (Ofast) Caraïbes est basée en Martinique.

Certaines des auditions qui ont déjà été menées dans le cadre de cette commission d'enquête ont déjà pu vous donner une vision claire et lucide du narcotrafic, de ses défis et de certaines perspectives.

La zone antillaise est marquée par le trafic maritime. En 2022, 75 % des saisies de cocaïne, soit plus de 27 tonnes, l'ont été sur des vecteurs maritimes et 55 % des saisies de cocaïne proviennent des Antilles et de la Guyane.

Sans faire une mauvaise paraphrase d'Élisée Reclus, la géographie précède l'histoire. Les îles françaises aux Antilles sont, avec la Guyane, les territoires les plus proches des zones de production de cocaïne. Nulle surprise alors à ce que des liens anciens aient pu se développer et à ce que la Martinique et la Guadeloupe constituent depuis longtemps des zones de rebond et de transit. Nulle surprise non plus dès lors que l'office central chargé de la lutte contre le trafic de stupéfiants ait, depuis le début des années 2000, installé une antenne en Martinique, dispositif ultérieurement complété avec les détachements Ofast de Guadeloupe et de Saint-Martin.

Je commencerai par dresser un état de la menace sur la zone avant d'évoquer le dispositif en place et de brosser quelques pistes et perspectives.

Je parlerai principalement de la cocaïne, même si je serai ponctuellement amené à évoquer d'autres produits. Pour rappel, la production de cocaïne a été évaluée en 2021 à 2 300 tonnes, concentrée en Colombie, au Pérou et en Bolivie. Elle s'étend de plus au Honduras et au Guatemala. Son prix oscille alors entre 1 000 et 1 500 dollars le kilogramme, et le produit va prendre plusieurs routes : aériennes ou fluviales vers l'est, vers les Guyanes ou le Brésil, mais aussi vers le nord jusqu'aux côtes caribéennes de la Colombie et du Venezuela.

Cette cocaïne est ensuite chargée, transbordée, parfois à plusieurs reprises, pour trouver sa place sur divers vecteurs maritimes, par exemple des pirogues de pêche à moteur ou des « tapouilles », des bateaux de pêche à forte capacité d'emport. Ces bateaux ont plusieurs destinations potentielles : l. La route centrale à travers la Caraïbe peut les mener vers la République dominicaine ou vers Porto Rico, voire les îles Vierges, avec comme destination le marché américain ; il existe également une route plus orientale vers les îles des Petites Antilles ou une autre qui longe les côtes vénézuéliennes, puis celles de Trinidad et Tobago avant de remonter l'arc antillais - c'est cette route qui aura un impact direct sur les Antilles françaises.

Ces bateaux, que l'on appelle bateaux-mères, se mettent au contact de bateaux-filles - yoles de pêche, caboteurs, voiliers... - qui récupèrent le produit stupéfiant, dont le transbordement sera régulièrement assuré par une sorte de garde du corps, souvent armé, qui peut être chargé de surveiller son bon acheminement à toutes les étapes. Ces vecteurs transportent la cocaïne jusqu'aux rivages et plages des îles françaises, soit directement soit avec un premier stop dans les îles voisines, la Dominique ou Sainte-Lucie. Dans ce dernier cas, on est déjà en présence d'un premier rebond qui expliquera l'intensité du trafic interne qui se déroule dans les divers canaux.

Une fois parvenue en Guadeloupe ou en Martinique, la cocaïne, dont le prix est alors de 5 500 à 6 000 euros le kilogramme, sera stockée avant d'être ventilée. Cette ventilation peut se faire de diverses manières. Elle peut l'être dans des quantités plus limitées pour alimenter le marché local. Soit la cocaïne reste en l'état, soit elle est transformée en crack, notamment dans certains secteurs concentrés sur Fort-de-France ou Le Lamentin. On trouve également sur le marché local de l'herbe de cannabis, puisque celle-ci est aussi produite régionalement ; elle sera transportée par les mêmes vecteurs maritimes, parfois également avec des armes et des migrants. Il y a donc bien un marché local à la fois d'herbe de cannabis et de cocaïne.

La plus grande partie de la cocaïne sera néanmoins réexpédiée, après reconditionnement, vers l'Europe, plus spécifiquement vers la France hexagonale, selon diverses modalités que vous connaissez.

La première modalité est celle du container. Il s'agit de profiter des rotations maritimes régulières qui relient le port de Jarry en Guadeloupe et celui de Fort-de-France aux ports du nord de l'Europe. C'est cette modalité qui permet d'acheminer les quantités les plus importantes, comme en témoignent régulièrement les saisies opérées à la fois au Havre, à Dunkerque, mais également dans d'autres ports comme ceux de Montoir-de-Bretagne ou de Rouen. Ces saisies font suite à un travail des douaniers et des policiers accompli en métropole, mais elles peuvent également être le fruit du travail de renseignement réalisé aux Antilles.

On peut évoquer diverses méthodes. La plus utilisée est la dissimulation de la cocaïne dans des cargaisons de divers produits, notamment de déchets métalliques, puisque c'est un type de cargaisons qui part fréquemment dans des quantités importantes des Antilles jusqu'à la métropole pour le retraitement. Existent aussi la méthode des « faux déménagements », ou encore celle de la création de sociétés légales dont les expéditions serviront de couverture aux cargaisons de cocaïne.

Une fois parvenue dans l'hexagone, la cocaïne se négocie autour de 30 000 euros le kilogramme.

Les « mules » aéroportuaires constituent une autre modalité de réexpédition de la cocaïne. Certes, ce ne sont pas les mêmes flux qu'en Guyane, mais la Guadeloupe comme la Martinique ne manquent malheureusement pas de candidats au voyage, dont les vulnérabilités sont exploitées par différents réseaux pour inciter, voire forcer, au transport de cocaïne. Celle-ci est scotchée à même le corps, transportée dans des valises, voire ingérée.

À cet égard, je formulerai deux remarques.

La première remarque tient au lien à la Guyane, puisque l'on constate que les territoires de la Guadeloupe et de la Martinique ont servi et servent encore régulièrement de passages de transit pour certains réseaux qui souhaitent contourner le contrôle à 100 % et le ciblage des vols directs entre Cayenne et les aéroports parisiens. Ainsi, les réseaux nigérians envoient de plus en plus directement des ressortissants nigérians en possession de passeports espagnols, italiens ou allemands de Paris vers la Guadeloupe ou la Martinique.

La seconde remarque concerne les produits transportés, puisque les « mules » transportent aussi de la résine de cannabis. Celle-ci, qui n'est pas produite régionalement, est apportée de la métropole jusqu'aux Antilles pour être vendue selon différentes modalités dans les points de deal (PDD), aux côtés de l'herbe de cannabis et de la cocaïne. La résine peut également être acheminée aux Antilles selon d'autres modalités - containers, expéditions de véhicules... - à des équipes qui feront à leur tour parvenir à leurs partenaires hexagonaux de la cocaïne.

Les navires de plaisance et les voiliers sont une autre modalité utilisée pour faire parvenir la cocaïne jusqu'aux côtes européennes. Il s'agit là de réseaux régulièrement animés par des criminels étrangers, originaires d'Europe du Nord ou d'Europe de l'Est. Ces réseaux vont recourir à des équipages pour des convoyages ; ils s'appuient sur des bases logistiques et des skippers, souvent en lien avec l'Espagne, pour transporter des quantités assez importantes. Les voiliers sont chargés dans la zone caraïbe ou au large du plateau des Guyanes avant soit d'entamer une route transatlantique directe, soit de remonter l'arc antillais vers le nord. Cela dépendra des conditions climatiques, mais aussi de la présence connue ou supposée de moyens d'intervention en mer.

Je précise que, comme en métropole, les trafics de stupéfiants vont de pair avec l'exercice de violences. On dénombre cette année 25 homicides volontaires en Martinique ; ces homicides ou tentatives d'homicides volontaires peuvent être motivés par des rivalités ou des différends sur fond de trafic de stupéfiants.

On a en revanche également régulièrement l'écho de l'existence de hitmen, de tueurs notamment d'origine saint-lucienne qui peuvent être recrutés afin d'exécuter des contrats, parfois jusque sur le sol de la Martinique. Les violences peuvent être facilitées par l'importante circulation des armes à feu :, ces dernières peuvent être destinées à protéger le trafic de stupéfiants ou constituer en elles-mêmes une cargaison à part entière qui sera acheminée en Guadeloupe ou en Martinique, notamment à partir de Sainte-Lucie, qui les reçoit principalement des États-Unis.

Cette tendance, qui a été évoquée par le directeur général de la police nationale (DGPN), est au moins aussi importante qu'en métropole. Le risque de finir sa vie de manière prématurée lors d'un épisode de confrontation violente lié aux trafics de toute nature est totalement intégré par les trafiquants de la zone.

Face à cet état de la menace, je dresserai un rapide état du dispositif.

L'Ofast Caraïbes dispose de trois entités basées en Martinique, en Guadeloupe et à Saint-Martin, qui font partie des 24  antennes de l'Ofast, afin, comme d'autres administrations partenaires, de mailler le mieux possible l'arc antillais.

À l'échelon régional, l'Ofast Caraïbes, composé de personnels de différentes administrations, y compris avec une dimension internationale puisqu'un officier de liaison espagnol y est présent, assure les mêmes missions que l'Ofast à l'échelon central et s'inscrit dans le Plan national de lutte contre les stupéfiants. Ses missions sont au nombre de trois.

Le volet stratégique se traduit par l'établissement d'un état de la menace régionale, l'analyse des flux et phénomènes constatés sur le bassin antillais, l'étude des prix des stupéfiants, mais également la définition et l'actualisation, de façon concertée avec nos partenaires, des sites d'intérêt prioritaire à l'échelle caribéenne.

Le volet « renseignement » passe par les cellules de renseignement opérationnel sur les stupéfiants (Cross) des trois territoires, pour le recueil, l'analyse, l'enrichissement, le partage du renseignement, la supervision des « cargos fast » et des PDD, depuis les segments gérés au niveau de ces PDD jusqu'aux trafics internationaux en lien avec la métropole.

Je mentionnerai un dispositif particulier, celui de l'unité permanente de renseignement Caraïbe, qui permet la projection régulière à Sainte-Lucie d'enquêteurs français spécifiquement en matière de renseignement dans le domaine des stupéfiants. Des jalons ont récemment été posés en ce sens également avec l'île de la Dominique.

Sur le volet opérationnel, il existe plusieurs groupes spécialisés chargés des enquêtes judiciaires en Martinique, en Guadeloupe ou à Saint-Martin. En effet, l'une des plus-values de l'Ofast, au-delà des saisies opérées, que celles-ci soient à son initiative ou qu'elles le soient après des interceptions maritimes réalisées par la marine nationale, la douane ou la gendarmerie avec leurs moyens en mer, c'est de parvenir au démantèlement complet du réseau et à l'identification des commanditaires et complices, afin de priver le réseau de ses moyens, ressources et profits.

Je précise que ces missions sont très régulièrement assurées en cosaisine avec d'autres entités, le groupe interministériel de recherche (GIR), des sections de recherche ou le service d'enquête judiciaire des finances. Elles se font également en lien avec les agences partenaires qui sont présentes dans la zone, mais également avec nos correspondants des îles-États voisins et avec les attachés de sécurité intérieure ou officiers de liaison dans la zone, notamment en Colombie et au Venezuela.

J'en viens à quelques points d'attention et aux perspectives.

Mentionnons l'importance du développement de la surveillance périmétrique de l'île en complément des moyens existants : des projets relatifs à l'usage de drones ou au développement de radars maritimes sont en cours de développement. Il faut également citer des avancées pour développer la sécurisation des installations portuaires et le contrôle des containers.

Nous suivons d'un oeil attentif les travaux destinés à renforcer tout ce qui a trait aux autorisations d'accès permanentes aux installations portuaires des personnels, dockers et autres.

J'insiste également sur la corruption, qui est une thématique forte sur la zone et qu'il faut prendre en compte y compris même dans le développement de nos partenariats.

Nous devons améliorer notre agilité pour nous mettre au niveau de celle des trafiquants, alors que l'on constate que certains phénomènes se développent et sont peut-être amenés à s'intensifier, par exemple celui du drop off, mais également le transport de la cocaïne sous une forme non aboutie, qui nécessitera une transformation avec des laboratoires installés à distance.

Le renforcement de la coopération internationale est aussi un point important.

Les défis sont également technologiques. Il faut une veille liée au développement technologique, en plus de la formation associée pour tout ce qui relève des applications de communications cryptées, qui sont là aussi largement partagées et utilisées, mais également sur les possibilités de blanchiment via des crypto-actifs.

Nous avons également une marge de progression en matière de saisie des avoirs. On pourrait trouver des pistes de simplification ou d'accélération de certains processus.

Pour les Antilles de manière plus spécifique, la liste des marchandises soumises à l'octroi de mer pourrait être revue afin d'essayer d'en exonérer plus largement certains équipements destinés aux forces de sécurité intérieure.

Mme Camille Blanc-Tichy, commissaire de police, cheffe du service territorial de la police judiciaire de Guadeloupe. - Parmi les entités qui luttent contre le narcotrafic en Guadeloupe, on trouve une unité de lutte contre les trafics de stupéfiants et l'économie souterraine, qui est composée de 6 effectifs et qui travaille à l'échelle locale, notamment sur les démantèlements de points de deal. On trouve également deux détachements Ofast : le premier, composé de 19 effectifs, est basé en Guadeloupe ; le second, composé de 8 effectifs, est à Saint-Martin. Ils travaillent à la lutte contre les trafics internationaux de stupéfiants à l'échelle internationale, mais également à l'échelle régionale.

Voici quelques données concernant notre activité en 2022.

Nous avons participé à la saisie de 2,2 tonnes de cocaïne, principalement dans des dossiers dans lesquels des containers étaient utilisés, en lien avec les douanes métropolitaines, et à celle de 638 kilogrammes de cannabis. Nous avons placé en garde à vue 164 individus pour des dossiers de trafic de stupéfiants ; 100 d'entre eux ont été écroués, c'est-à-dire placés en détention.

La saisie des avoirs criminels constitue un point très important. Sur chaque dossier d'envergure de narcotrafic, on associe le GIR - le GIR de Guadeloupe se déplace à Saint-Martin. L'année dernière, on a pu saisir 1,2 million d'euros dans des dossiers de narcotrafic, notamment dont 800 000 euros en liquide dans un seul dossier chez un narcotrafiquant., ainsi que 4 bateaux et 15 véhicules.

Nous saisissons régulièrement des armes dans les dossiers de narcotrafic : vingt-trois armes en 2022. Il s'agit principalement d'armes de poing des marques Taurus, Glock ou Smith & Wesson. En 2023, nous en sommes déjà à 40 saisies d'armes sur les dossiers de narcotrafic. Cette très forte augmentation n'est pas uniquement limitée au narcotrafic. En effet, à la Guadeloupe et aux Antilles de manière générale, on constate une très forte circulation des armes à feu. Le taux d'homicide y est sept fois supérieur à la moyenne nationale.

Pour l'année 2023, on décompte 16 homicides en zone police nationale, contre 17 l'année dernière. Nous sommes très vigilants sur ce point pour la sécurité de nos policiers lors des interpellations, dans les dossiers de narcotrafic, mais aussi dans les autres : vols à main armée, homicides, tentatives d'homicide.

J'en viens aux problématiques que rencontre le service territorial de la police judiciaire en Guadeloupe. J'en citerai deux principales.

La première, qui a déjà été évoquée, concerne les « mules ». En 2022, 35 procédures mettant en cause des « mules » ont été traitées. À 95 %, ces personnes avaient des sachets de cocaïne dans les valises ou scotchés sur le corps. En 2023, on est déjà à 48 procédures : en très grande majorité, ce sont des « mules » « incorporées »in corpore, c'est-à-dire qui ont ingéré des boulettes de cocaïne. Cette forte augmentation correspond, en termes de dates, à peu près au début des contrôles systématiques en sur les vols directs entre la Guyane et l'hexagone.

Ces « mules » arrivent de Guyane, transitent par les Antilles et partent vers la métropole, mais on s'est aperçu qu'il y avait également des filières d'approvisionnement locales des « mules ». C'est chronophage pour nous, parce que ce sont des procédures en flagrant délit, mais aussi parce qu'il nous faut travailler de manière parallèle sur ces filières d'acheminement. C'est également chronophage pour les services de la voie publique de la police nationale. En effet, il faut garder ces mules, qui doivent garder les personnes concernées à l'hôpital parfois six à dix jours en attendant l'expulsion des boulettes de cocaïne, limitant la présence de la police sur la voie publique Cela a un impact sur la présence sur la voie publique, puisque les effectifs sont à l'hôpital pour assurer la garde des mules. Deux overdoses de mules sont survenues cette année en Guadeloupe ; il n'y en avait pas eu en 2022.

Cette situation oblige les services publics à se réunir autour de cette problématique, non seulement avec le tribunal judiciaire et les douanes, mais également avec l'hôpital, pour qui il s'agit d'une problématique nouvelle à gérer.

La situation géographique de la Guadeloupe dans les Caraïbes, qui est une plaque tournante du trafic de cocaïne, constitue un autre défi. On a eu dernièrement des dossiers d'ampleur en termes de trafic de cocaïne où des Colombiens et des Vénézuéliens qui faisaient transiter la cocaïne par la Guadeloupe ont été mis en cause.

On peut parler aussi de la première mission de l'unité permanente de renseignement de l'Ofast, qui s'est déplacée à la Dominique la semaine dernière et qui nous permet d'avancer considérablement sur ce sujet en termes de coopération. Pour la Guadeloupe, la dernière île rebond pour l'arrivée des armes, des stupéfiants et des étrangers en situation irrégulière sur le territoire, c'est la Dominique. Les armes proviennent des États-Unis, font des rebonds sur les différentes îles de la Caraïbe jusqu'à la Dominique avant d'arriver en Guadeloupe via Marie-Galante ou Les Saintes, ou tout simplement par le littoral guadeloupéen.

Nous travaillons à quelques pistes d'amélioration.

Nous devons renforcer nos moyens humains et matériels. Le traitement des « mules » étant très chronophage, il faut pouvoir garder une capacité opérationnelle de traitement judiciaire des filières.

Nous poursuivons notre travail de partenariat avec les services de douane, et avec la justice. On a récemment mis en place une Cross permanente en Guadeloupe et une Cross non permanente à Saint-Martin, ce qui permet de mieux collecter et d'enrichir les informations sur les narcotrafics pour les douanes, la gendarmerie nationale et la police nationale.

En matière de lutte contre le narcotrafic, la réalisation d'un pilotage intégré, notamment grâce à la création des directions territoriales de la police nationale - la DTPN existe depuis presque deux ans en Guadeloupe -, constitue là aussi une plus-value. Chaque semestre, nous organisons des réunions avec tous les acteurs de la police nationale, la police aux frontières, le renseignement territorial, l'état-major, la formation, à l'occasion desquelles nous nous coordonnons pour être plus efficaces. Si, par exemple, dans l'un des dossiers de l'Ofast, un aérodrome est souvent mentionné, même si nous ne disposons pas vraiment d'éléments précis en termes d'enquête, nous pouvons demander à la police aux frontières d'accentuer les contrôles afin de déterminer ce qui se passe réellement dans cet aérodrome. C'est donc une véritable plus-value de pouvoir échanger tous ensemble sur la question du narcotrafic.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Parmi les suggestions d'amélioration que vous avez évoquées, avez-vous envisagé des mesures législatives ?

Le traitement des « mules » à l'hôpital semble être une opération chronophage pour vos services. Quelles mesures de simplification pourraient être mises en oeuvre pour augmenter le taux de contrôle des mules ?

Mme Camille Blanc-Tichy. - Le phénomène des « mules » commence à affecter la Guadeloupe, et nous pouvons déjà en mesurer l'ampleur. Nous travaillons sur les moyens à engager pour lutter contre ce fléau. Ainsi, la direction territoriale de la police nationale développe une convention avec l'hôpital afin de limiter le temps d'attente des effectifs qui montent la garde devant la chambre de la mule. Nous organisons également des réunions avec la procureure et les représentants des douanes pour améliorer la prise en charge des « mules », notamment dans le cadre du passage à l'étape judiciaire.

L'objectif est de développer des protocoles qui permettront de limiter le temps de traitement de l'enquête et le temps d'attente à l'hôpital.

M. le général de brigade William Vaquette, commandant de la gendarmerie de Martinique. - En matière d'évolution juridique, il faudrait surtout faciliter le contrôle du terrain, notamment les entrées et les sorties du territoire. Dans l'espace caribéen, tout autour de notre département français, on procède par déclaration préalable à l'entrée d'un territoire. Il s'agit non pas d'un visa, mais d'un protocole qui permet de renforcer le contrôle en identifiant ceux qui se rendent dans un territoire ou le quittent et en leur demandant où ils logeront.

Je ne sais pas si cela relève du législatif ou du réglementaire, mais il me semble que, dans le cadre du dispositif de l'Union européenne dit Etias (European Travel Information and Authorisation System), nous devrions renforcer le contrôle des flux d'entrée et de sortie de nos territoires, en nous dotant du même système que nos voisins. C'est une piste de réflexion.

M. Hugues-Lionel Galy, directeur interrégional des Douanes Antilles-Guyane - La clearance est un autre sujet en voie d'être réglé, pour ce qui concerne les voiliers qui circulent entre les différentes îles de l'espace caribéen. En effet, le préfet de Martinique, en tant que délégué à l'action de l'État en mer, a pris un arrêté au mois de juillet 2023 qui rend obligatoire dans nos territoires le système de clearance qui existe dans les autres îles. Dès le début de l'année 2024, la douane (qui a été leader dans ce dossier) mettra en service un système informatique de clearance pour moderniser le dispositif.

Pour ce qui est des dispositifs européens comme EES (Entry/Exit System) ou Etias, dans la mesure où nos territoires ne sont pas dans l'espace Schengen, ils ne bénéficient pas d'une déclinaison immédiate ou parallèle de ces systèmes.

Enfin, pour le transfert des marchandises, il faut aussi tenir compte de l'utilisation relativement importante du fret postal et du fret express. En effet, nous recensons jusqu'à 800 dossiers concernant ce type d'échanges qui interviennent de manière quasi- quotidienne.

Mme Marie-Laure Phinera-Horth. - Monsieur Galy, depuis près d'un an, on constate un déport des « mules » vers les Antilles. Compte tenu de la mise en place des contrôles à 100 % à l'aéroport Félix-Éboué en Guyane, il y a fort à parier que les trafiquants sont à la recherche de nouvelles routes. Existe-t-il une collaboration entre les services des Antilles et de Guyane ? Les douaniers guyanais pourraient, par exemple, indiquer à leurs collègues des Antilles les « mules » potentielles.

Monsieur Huguet, la multiplication des saisies de stupéfiants et des démantèlements de réseaux, tant en Guadeloupe qu'en Martinique, montre que ces territoires, comme le mien d'ailleurs, se trouvent au milieu d'un trafic international.

Or, dans un rapport d'information publié au début du mois de juillet dernier, mes collègues déploraient la faiblesse des moyens nautiques et aériens alloués à la lutte contre le trafic de stupéfiants. Les représentants des forces de l'ordre que nous avons entendus en audition nous ont expliqué qu'ils ne disposaient pas des moyens nécessaires pour assurer la pleine et totale surveillance périmétrique de l'île. En outre, aucun radar n'a été installé dans le port maritime de Fort-de-France pour contrôler les cargaisons. La situation a-t-elle évolué favorablement depuis la publication de ce rapport ?

Enfin, j'ai été maire de Cayenne pendant dix ans. Que pensez-vous de la création d'une commission ad hoc composée de représentants de la police nationale, de la police municipale, de l'État et des douanes, ainsi que des maires, qui se sentent souvent exclus du dispositif, alors qu'ils sont des acteurs importants de la lutte contre les dealers et les traficquants, dans les communes ? N'est-il pas opportun que tout le monde se retrouve autour de la table pour éradiquer ce trafic qui est un fléau dans nos villes ?

M. Jérôme Durain, président. - Mme Conconne n'a pas pu être présente, mais suit notre réunion à distance. Elle souhaite vous interroger sur les moyens dont dispose la douane pour agir en mer. Sont-ils suffisants ?

M. Olivier Cadic. - On nous a dit, lors d'une audition précédente, qu'il n'y avait qu'une seule frégate et que lorsqu'elle était en vue entre la Guadeloupe et la Dominique, le trafic s'interrompait, mais redémarrait dès qu'elle partait. Les moyens que vous envisagez visent-ils une surveillance permanente de ce couloir qui est apparemment le plus utilisé ?

Vous avez établi qu'il y avait sept fois plus d'homicides dans les territoires dont nous parlons que dans l'hexagone. Qu'en est-il de ce taux par rapport aux îles environnantes ?

Enfin, un maire nous disait que, sous l'effet de la peur, les gens préféraient fermer leurs fenêtres pour ne pas être témoins d'un trafic potentiel. Face au développement de la violence, il envisageait d'armer la police locale. Qu'en pensez-vous ? N'y a-t-il pas là un risque d'escalade ?

Général William Vaquette. - La coproduction de sécurité est au coeur du projet de contrat territorial de sécurité et de prévention auquel la collectivité territoriale de Martinique, Mme la sénatrice Conconne et tous les maires sont très attachés. Au début de l'année 2023, le préfet honoraire Lalanne a mené une mission de trois mois, à l'issue de laquelle nous avons corédigé avec les élus, la police, la douane et la gendarmerie un projet de contrat. L'idée initiale était de couper la route de la drogue en développant l'investigation, mais le préfet a ensuite bien identifié la nécessité de renforcer le contrôle et le partenariat avec les forces du territoire, c'est-à-dire avec les élus.

L'un des axes prioritaires de ce contrat est de renforcer la sécurité périmétrique de la Martinique. Pour cela, il est prévu d'installer un scanner sur le port ainsi que des radars qui seront pilotés par les armées. Nous moderniserons également des moyens vieillissants.

Quand vous mentionnez la frégate, il me semble que vous faites une confusion avec le patrouilleur de la gendarmerie maritime qui est stationné en Guadeloupe. Nous n'avons pas de patrouilleur de la gendarmerie maritime en Martinique. Celui de Guadeloupe vient épisodiquement et, comme il est très vieillissant, il est souvent en réparation.

Une visite du ministre de l'Intérieur et des Outre-mer est prévue au début de l'année 2024 pour la signature du contrat territorial ; il est envisagé de créer une brigade de surveillance du littoral au sein de la gendarmerie maritime. Pour l'instant, nous disposons, d'une part, de la frégate hauturière de la marine nationale qui peut faire de grosses interceptions au large, dans les eaux internationales et, d'autre part, d'une brigade nautique qui intervient sur les côtes grâce à un petit bateau semi-rigide, assez peu performant en matière de vitesse. Par conséquent, soit c'est trop, soit ce n'est pas assez.

L'enjeu est de nous doter de radars qui renforceront notre capacité de renseignement, et qui devront impérativement être complétés par des outils de levée de doute et d'interception.

C'est la raison pour laquelle le contrat territorial de sécurité et de prévention prévoit de remplacer les bateaux vieillissants, de créer des unités et surtout d'avoir recours à la surveillance technologique et à la vidéoprotection sur les points d'embarquement et de débarquement. En effet, la marchandise ne fait pas qu'arriver chez nous, mais elle en repart aussi - et il existe des stratégies de contournement avec un flux qui descend de la Dominique vers la Martinique.

À cet égard, la situation d'Haïti est particulièrement inquiétante puisque plus de 600 000 armes y circulent. Les étrangers en situation irrégulière en provenance d'Haïti sont nombreux à arriver en Martinique, en passant par la Dominique. De plus, en Haïti, les réseaux de convoyage sont multicartes et opèrent dans le trafic de drogue, la traite humaine ou le cambriolage. On ne peut pas exclure que si l'on donne un coup de pied dans la fourmilière, certains membres des gangs se glissent dans ces réseaux.

Pour l'instant, il n'y a pas de gangs identifiés en Martinique. En revanche, des tueurs à gages, issus des gangs de Sainte-Lucie, agissent sur notre territoire.

Pour conclure, le contrat territorial de sécurité et de prévention prévoit la création d'un bureau de commandement de l'action de l'État en mer, placé sous l'autorité du préfet maritime - en l'occurrence le préfet Bouvier -, et comprenant en permanence un policier, un gendarme et un douanier. C'est un point fort du contrat.

M. Alexandre Huguet. - Les moyens maritimes et aéromaritimes qui existent sont coordonnés par le commandement de l'action de l'État en mer, afin d'en tirer le meilleur emploi possible et le plus efficace en fonction des navires, qu'ils dépendent directement de la marine nationale ou de la direction de la mer. Ce dispositif a vocation à être renforcé puisque la police aux frontières (PAF) devrait être dotée d'un bateau. De plus, il sera complété par des radars maritimes dont l'implantation est prévue en 2025 pour une meilleure surveillance des canaux tant au nord qu'au sud de la Martinique.

Général William Vaquette. - Les moyens aériens constituent un point faible, car ils sont vieillissants. Il est donc nécessaire de les renforcer.

Quant aux drones, ils ne sont pas adaptés à la surveillance maritime thermique, car ils sont trop sensibles aux embruns et aux vents. Le contrat territorial prévoit d'investir dans le renforcement des moyens aériens de contrôle.

Mme Camille Blanc-Tichy. - La dynamique est la même en Guadeloupe. Un projet d'unité nautique est en cours d'élaboration au sein de la direction territoriale de la police nationale, qui devrait bientôt aboutir.

Quant au taux d'homicide, il est inférieur en Martinique et en Guadeloupe à celui des îles voisines, que ce soit Sainte-Lucie, la Dominique ou Haïti.

M. Alexandre Huguet. - À Sainte-Lucie, on est à 75 homicides pour une population qui est deux fois moindre que celle de la Martinique. En Haïti, on en est à 3 200 homicides.

M. Hugues-Lionel Galy. - Pour ce qui est des moyens aériens, la douane vient de recevoir un hélicoptère H160. Il sera bientôt mis en service, ce qui contribuera à améliorer la couverture et l'état de surface.

Compte tenu de la topologie des lieux et des distances très courtes entre nos le territoire et les îles voisines, l'efficacité de la protection viendra moins de l'empilement des moyens que d'un état de surface permanent. Les radars joueront un grand rôle pour renforcer la surveillance périmétrique de la Martinique. Dans le cadre de l'action de l'État en mer, les militaires travaillent sur l'utilisation de drones plus puissants, qui pourront rester en l'air et assurer une surveillance continue.

Il est très important pour les services exerçant la répression comme pour ceux qui font de l'investigation de pouvoir avoir une vision permanente de ce qui arrive par la mer en matière de stupéfiants. C'est un élément indispensable, en plus des nouveaux moyens dont nous bénéficierons, pour que nos interventions gagnent en efficacité.

L'arrivée de scanners mobiles en Guadeloupe, en Guyane et en Martinique, au premier trimestre de 2025, permettra de contrôler les containers sur une plus grande échelle, ce qui compliquera le travail des trafiquants de stupéfiants.

Des cellules de ciblage existent dans les brigades d'aéroport des directions des douanes. Elles sont en relation entre elles, en Guyane, en Martinique et en Guadeloupe, mais aussi avec nos collègues qui opèrent à l'arrivée des aéroports de Roissy ou d'Orly. En effet, au-delà du renseignement opérationnel, l'enjeu est aussi celui du renseignement tactique. Ces cellules, composées de 6 à 8 agents, restent à dimension humaine. Elles peuvent tirer parti du temps de transport sur les vols transatlantiques ou même sur les vols entre la Guyane et la Martinique pour intervenir de manière mieux ciblée à l'arrivée.

Dans la même logique, l'arrivée des scanners pour la surveillance des containers permettra de développer la collaboration entre les cellules de Guadeloupe, de Martinique ou de Guyane, et les services du Havre, de Marseille ou de Dunkerque.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Compte tenu des masses financières qui circulent, avez-vous constaté des dérapages ou des dérives relevant de la corruption au sein de vos services ou, de manière plus générale, dans les administrations des collectivités territoriales ? Considérez-vous qu'il y ait là un risque ? Avez-vous mis en place des dispositifs de prévention ? Si c'est le cas, de quels moyens disposez-vous pour lutter contre cette corruption ?

M. Hugues-Lionel Galy. - Il est bien évident que, pour mettre en oeuvre les techniques dont nous avons parlé, - notamment quand il s'agit de charger à la dernière minute dans un container de la cocaïne pour l'Europe ou du cannabis pour la zone de la Caraïbe -, les trafiquants ont besoin de complicités locales. Compte tenu de l'importance des sommes qu'ils proposent à ceux qui sont susceptibles de faciliter le passage des marchandises, le risque de corruption est réel.

Dans le cadre du contrat de sécurité, il est prévu que les autorités portuaires en Martinique, en Guadeloupe et en Guyane rehaussent le niveau de contrôle pour garantir une meilleure sécurisation périmétrique et un contrôle des badges plus efficace. Des efforts sont faits pour limiter ce type de risque.

La douane a identifié les métiers à risque et nous veillons à ne pas laisser très longtemps les mêmes agents dans des fonctions qui sont potentiellement exposées. Nous vérifions également qu'aucun agent ne travaille tout seul. Nous cherchons à limiter, grâce à notre charte déontologique et à des contrôles internes, le risque de prévarication.

Général William Vaquette. - Lors de la dernière réunion de haut niveau organisée entre le gouvernement de Sainte-Lucie et les autorités françaises, représentées par M. Jean-Christophe Bouvier, préfet, et M. Francis Étienne, ambassadeur de France à Castries, le Premier ministre de Sainte-Lucie a demandé à la France son appui pour lutter contre la corruption dans l'île. Il a notamment demandé de l'aide pour mettre en place un dispositif sur la saisie des avoirs criminels, inspiré de celui qui existe en France.

En outre, depuis un an, des patrouilles mixtes internationales interviennent à Sainte-Lucie. J'envoie des gendarmes sur les côtes de Sainte-Lucie ou bien à bord des bateaux des garde-côtes de l'île et, en parallèle, j'accueille dans mes unités des policiers de Sainte-Lucie qui patrouillent avec ma brigade nautique. Le dispositif fonctionne bien.

En effet, nos partenaires ont peu de moyens. Or, s'ils ont des problèmes, nous risquons aussi d'en avoir, car nous sommes voisins. Par conséquent, ce matin encore, j'ai envoyé un chien-armes pour deux jours à la Dominique afin d'aider aux perquisitions en cours pour retrouver les armes qui ont été dérobées lors d'un vol commis au commissariat de police de Roseau. Au mois de mars, j'avais envoyé pendant une semaine un chien-stups pour aider aux perquisitions dans les gangs.

La demande est forte pour bénéficier de l'appui technique de la France. Un projet est en cours, en lien avec la direction de la coopération de sécurité et de défense, qui relève du ministère de l'Europe et des affaires étrangères, pour aider la Dominique et Sainte-Lucie à acquérir des chiens-stups et des armes. En effet, la Dominique n'a quasiment rien ; quant à Sainte-Lucie, elle est un peu mieux dotée, mais doit faire face à de nombreux trafics.

M. Alexandre Huguet. - La formation que nous assurons auprès de nos partenaires nous permet de développer des relations de confiance et de nous assurer de leur fiabilité.

L'Ofast a mis à jour des phénomènes de corruption à des niveaux qui se rapprochent des situations évoquées par M. Galy. Les faits impliquaient des intervenants portuaires directement à quai ou bien sollicités pour leur capacité à donner les lieux d'importation des conteneurs ou à les faire changer.

M. Jérôme Durain, président. - Nous vous remercions. Vos réponses écrites permettront de compléter cette audition.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de Mmes Dominique Vinsonneau, première vice-présidente chargée de l'instruction au tribunal judiciaire de Fort-de-France (en téléconférence), Maewenn Henaff, juge d'instruction au tribunal judiciaire de Pointe à-Pitre (en téléconférence), Caroline Calbo, procureure de la République près le tribunal judiciaire de Pointe-à-Pitre (en téléconférence) et Clarisse Taron, procureure de la République près le tribunal judiciaire de Fort-de-France (en téléconférence)

M. Jérôme Durain, président. - Je vous informe que Mmes Caroline Calbo et Maewenn Henaff vont nous rejoindre.

Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Clarisse Taron et Mme Dominique Vinsonneau prêtent serment.

M. Jérôme Durain, président. - Pourriez-vous commencer par vous présenter rapidement ?

Mme Clarisse Taron, procureure de la République près le tribunal judiciaire de Fort-de-France. - Je suis procureure de la République à Fort-de-France, siège de la seule juridiction interrégionale spécialisée (Jirs) des d'outre-mer. J'occupe ces fonctions depuis le mois de septembre 2021.

Mme Dominique Vinsonneau, première vice-présidente chargée de l'instruction au tribunal judiciaire de Fort-de-France. - J'ai été affectée le 1er septembre dernier au sein du tribunal judiciaire de Fort-de-France. La compétence de la Jirs s'étend à la Guyane, à la Guadeloupe, ainsi qu'aux eaux et mers qui nous séparent.

M. Étienne Blanc, rapporteur. -Nous sommes régulièrement informés de saisies massives et de problèmes majeurs touchant ces territoires français d'outre-mer ; pourriez-vous décrire l'état de la menace et son évolution ? Quels moyens matériels, mais aussi juridiques, qu'ils soient législatifs ou réglementaires, permettraient d'améliorer le système de lutte contre le narcotrafic ?

Mme Clarisse Taron. - Depuis mon affectation, le trafic a un peu évolué, même s'il existait depuis des années. La crise du covid avait mis un coup d'arrêt aux pratiques des trafiquants en limitant tous les échanges, y compris ceux qui concernaient la cocaïne.

La cocaïne constitue le produit phare du trafic. Elle est produite en Amérique du Sud, transite par le Venezuela ou la Guyane, selon les voies et les vecteurs employés. Elle poursuit son chemin pour arriver dans les Caraïbes où la Martinique, comme d'autres îles, est contaminée par des débarquements difficiles à contrer. En effet, l'île est cernée de plages, sur lesquelles il est possible de débarquer à toute heure du jour et de la nuit, alors qu'il est en revanche impossible pour les services d'enquêtes d'être présents en continu sur toutes les plages.

Ensuite, la cocaïne est probablement stockée dans des lieux divers, avant de repartir de manière massive par les ports de Fort-de-France à la Martinique et de Jarry à la Guadeloupe, ou par d'autres vecteurs, notamment celui des mules. À cet égard, les mesures mises en place en Guyane ont entraîné un déport du phénomène vers les Antilles françaises. Les colis constituent un autre vecteur, sur lequel les forces de sécurité ont du mal à travailler, car elles sont confrontées à de petites prises, difficiles à remonter.

La présence en Martinique de gangs de plus en plus organisés représente un autre aspect de l'évolution de la menace. Nous savions qu'ils existaient en Guadeloupe, mais considérions que la Martinique était épargnée, ce qui n'est plus le cas. Des dossiers nous sont parvenus récemment, dans lesquels nous sommes confrontés à de possibles têtes de pont de gangs saint-luciens installés en Martinique, qui commettent des actions très violentes, notamment pour voler des moyens de transport.

La circulation des armes inquiète de plus en plus. Aux Antilles, il y a encore dix ans, les violences étaient commises à coups de coutelas il y a encore dix ans, puis au moyen d'armes traînant dans les familles. Depuis deux ou trois ans, nous observons la présence grandissante d'armes de poing de type Glock ou Taurus, qui viennent du Brésil ou des États-Unis. Enfin, plus récemment, nous constatons une utilisation croissante d'armes de guerre et d'armes qui acquièrent ce statut, parce qu'elles sont munies de chargeurs longs leur permettant de procéder à des tirs multiples.

S'agissant de la criminalité connexe, environ un tiers des meurtres commis en Martinique sont liés à des règlements de compte. Un autre tiers relèverait de motifs plus crapuleux, mais pourrait aussi être relié à des trafiquants. Enfin, nous déplorons plusieurs dommages collatéraux, des personnes ayant été atteintes par des coups de feu qui ne les visaient pas. Le tableau est donc assez noir.

J'en viens à nos besoins. Depuis un moment déjà, nous demandons que les services d'enquête travaillent également sur le cannabis, qui constitue un produit d'échange de la cocaïne. En effet, les prix de la cocaïne et du cannabis sont équivalents en Martinique, puisque l'un de ces produits n'a pas encore traversé l'Atlantique mais que l'autre oui. À plusieurs reprises, nous avons demandé à nos homologues de l'hexagone de nous aviser de livraisons de cannabis en Martinique, qui parce qu'elles correspondent en général à des livraisons de cocaïne qui empruntent le chemin inverse. Or il reste difficile d'obtenir ces informations, même si les choses évoluent un peu et que nos homologues, comme les services d'enquête, semblent avoir compris l'importance de nous signaler ces départs de cannabis, depuis Le Havre notamment par exemple.

Nous avons besoin de moyens supplémentaires. La charge des cabinets d'instruction de Fort-de-France est énorme et, sur les trois juges d'instruction affectés à la Jirs, l'un s'occupe aussi des affaires économiques et financières. Par ailleurs, même si nous venons d'être renforcés par un parquetier dédié aux relations avec la Guyane, nos ressources restent insuffisantes. Le parquet doit compter quatre magistrats pour la Jirs, mais l'un est mon adjoint pour toutes les matières et un autre est chargé du domaine économique et financier, ainsi que du tribunal mixte de commerce de Fort-de-France. Le parquet de la Jirs compte donc plutôt l'équivalent de deux magistrats et demi, ce qui est notoirement insuffisant.

Nous partageons deux assistants spécialisés avec nos collègues du siège. De plus, un poste de juriste assistant est resté vacant depuis plus d'un an. Le recrutement devrait bientôt commencer.

Enfin, je déplore depuis longtemps l'absence de poste de greffier Jirs au parquet. La situation des greffes reste très compliquée à Fort-de-France. Il nous appartiendrait, à la présidente et à moi-même, d'affecter quelqu'un, mais, compte tenu de la situation catastrophique de l'exécution des peines, du greffe correctionnel, du bureau d'ordre, ainsi que de certains cabinets d'instruction et d'application des peines, nous n'avons pas réussi à obtenir un poste de greffier, ni pour la permanence générale ni pour la Jirs.

Il faut aussi noter que, en raison de la situation géographique des Antilles, la Jirs de Fort-de-France souffre de l'éloignement de nos collègues des autres juridictions de la Jirs, à Basse-Terre, Pointe-à-Pitre et Cayenne. Dans les Jirs de métropole, il est facile de rejoindre ses collègues pour échanger sur un dossier, mais, ici, il nous faut deux jours pour nous rendre en Guyane, compte tenu de la fréquence des vols et de la durée du trajet. J'ai évoqué ce sujet avec la Chancellerie, lorsque nous avons été interrogés sur la charge de travail spécifique à la Jirs d'outre-mer. J'ai alors évalué à 20 % les difficultés et les tracasseries résultant de la situation géographique de l'île, d'autant que de nombreuses liaisons inter-îles ont été supprimées avec la liquidation d'Air Antilles. De plus, nous devons composer avec le décalage horaire pour échanger avec la métropole.

J'en viens à ce qui pourrait améliorer notre action. D'abord, il faudrait développer la coopération internationale, qui reste très difficile à mettre en oeuvre. Sainte-Lucie aura mis en oeuvre pour la première fois la convention d'extradition nous liant depuis plusieurs années et peine à exécuter les demandes d'entraide. Du côté de la Dominique, la situation est pire encore. Par ailleurs, il reste très compliqué d'obtenir de l'aide et des contributions aux enquêtes de la part des autres États des Caraïbes.

Un poste de magistrat dédié à cette coopération, que nous réclamons depuis des années, a enfin été créé. Nous aurions aimé qu'il soit basé au parquet général de Fort--de--France, ce qui lui aurait permis d'avoir accès aux cabinets d'instruction, mais ce magistrat de liaison s'installera à Sainte-Lucie. Son recrutement est en cours. Notons qu'il couvrira plusieurs États et qu'il rencontrera donc les mêmes difficultés que nous pour circuler entre les différents territoires.

La coopération avec les États d'Amérique du Sud n'est pas simple et elle ne l'est pas davantage avec les pays du nord des Caraïbes. En revanche, elle s'avère plus intéressante avec les États-Unis, au niveau policier plus que judiciaire.

En matière d'évolution législative, nous pourrions nous rapprocher de ce qui se pratique en Italie, notamment en ce qui concerne l'association de malfaiteurs de type mafieux, ainsi que la possibilité de réprimer la corruption dès lors qu'elle permet de s'assurer du soutien d'une personne sans nécessairement lui demander d'acte précis. Une telle disposition permettrait de lutter plus facilement contre la compromission qui affecte le port, mais pas seulement, nos suspicions portant également sur certains fonctionnaires d'État, ce qui est très inquiétant.

Par ailleurs, nous avons sollicité un recours accru à la visioconférence. Une disposition généralisant le recours à la visio-conférence n'a pas passé la censure du Conseil constitutionnel. Il s'agit d'un sujet sensible, mais cette évolution représenterait une bonne chose pour notre Jirs d'outre-mer.

De manière plus pratique, les moyens aériens doivent être renforcés. L'avion Beechcraft des douanes vole autant quand qu'il peut, mais il ne suffit pas et l'avenir réside peut-être dans des drones de nouvelle génération. Nous attendons également des radars sur les canaux de Sainte-Lucie et de la Dominique, dont l'installation est annoncée depuis longtemps. Nous ignorons comment ils seront équipés et comment nous pourrons empêcher les trafiquants de modifier leurs routes pour arriver ailleurs sur l'île.

Enfin, la sûreté du port de Fort-de-France reste catastrophique, même si des efforts sont fournis. Nous sommes censés constituer un bouclier pour l'Hexagone et l'Europe, mais nous sommes une passoire. Le projet d'extension du port, qui deviendrait un hub pour toute l'Amérique du Sud, ne peut qu'inquiéter dans la mesure où les porte-containers pourront transporter 7 000 containers au lieu de 2  500, alors que ces containers constituent aujourd'hui un vecteur privilégié de l'arrivée de la cocaïne en Europe.

Mme Dominique Vinsonneau. - En ce qui concerne l'état de la menace, je partage les propos de Madame la Procureure ; la situation est devenue plus difficile et, après le covid, le trafic est reparti de plus belle.

Cependant, cette menace n'est pas nouvelle, et je regrette que ce phénomène soit si peu mis en lumière pour le ressort des Antilles, quand ce qui se passe en Seine-Saint-Denis ou à Marseille fait l'actualité au quotidien. Pourtant, les importations et les exportations de produits stupéfiants sont phénoménales dans l'arc antillais en termes de quantité et elles entraînent de très importants contentieux secondaires, en matière de trafic d'armes et de règlements de compte.

En ce qui concerne les armes, nous observons qu'elles sont très nombreuses sans encore bien comprendre par quel biais elles entrent sur le sol martiniquais. Parmi tous les dossiers des trois cabinets d'instruction de la Jirs, aucun ne s'attache à essayer de remonter une filière d'approvisionnement. Les armes de guerre sont fréquemment utilisées. Cette prolifération entraîne d'importants règlements de compte et, au prorata de la population, la  Martinique compte plus d'homicides que Marseille, même s'ils sont moins médiatisés qu'en métropole.

La menace ne fait donc que croître alors que, par ailleurs, les quantités saisies sont hallucinantes. Au quotidien, nos dossiers d'instruction reposent sur des saisies dépassant une tonne de cocaïne. En 2023, les services de l'action de l'État en mer ont procédé à la saisie de plus de cinq tonnes de cocaïne et ce chiffre n'inclut pas les saisies opérées par les services de police et de gendarmerie. Des dizaines de tonnes de cocaïne transitent tous les ans par Fort--de--France et par les ressorts de la Jirs, les saisies restant résiduelles par rapport à la masse de ces produits en transit.

La cocaïne provient essentiellement du Venezuela, pays producteur, et de l'archipel de petites îles qui nous entourent. Sainte-Lucie représente une problématique importante, l'île se trouvant à une demi-heure de bateau de Fort-de-France. Dans environ deux dossiers d'instruction sur trois, des fournisseurs, des complices ou des coauteurs sont saint-luciens. Les produits entrent par le biais de transbordements ou de débarquements. Le littoral de Martinique offre des zones de végétation non éclairées, dans lesquelles des pontons, habituellement utilisés par les pêcheurs, permettent des arrivées de nuit très discrètes.

De plus, des ressortissants saint-luciens sont liés de façon très étroite avec certains cartels d'Amérique du Sud. Ils s'échangent des points GPS, se retrouvent en mer et transvasent les chargements vénézuéliens sur des bateaux saint-luciens. Ils naviguent un peu à Sainte-Lucie, avant de procéder à un deuxième transbordement dans les eaux proches de la Martinique ou de débarquer sur nos plages ou sur nos pontons le moment venu.

Le développement de la coopération internationale est impératif, au premier chef avec Sainte-Lucie. À cet égard, nous nous réjouissons de l'arrivée prochaine du magistrat de liaison qui pourra faciliter les échanges d'informations et le dialogue. Aujourd'hui, Sainte-Lucie refuse de remettre ses ressortissants...

M. Jérôme Durain, président. - La liaison a été coupée. En attendant de régler ce problème technique, nous allons écouter Mmes Calbo et Henaff, qui nous ont rejoints. D'abord, mesdames, je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Caroline Calbo et Mme Maewenn Henaff prêtent serment.

Mme Caroline Calbo, procureure de la République près le tribunal judiciaire de Pointe-à-Pitre. - Je suis procureure à Pointe-à-Pitre depuis quatre mois et Maewenn  Henaff est juge d'instruction ici depuis un an et trois mois. Nous avons donc peu de recul sur l'évolution du narcotrafic.

Néanmoins, pour ce qui concerne le trafic de cocaïne, qui nous pose le plus de difficultés, nous observons, depuis novembre 2022 et la mise en place du « 100 % contrôle » en Guyane, nous observons une augmentation du nombre de mules « in corpore » arrêtées par les douanes de Guadeloupe. Avant, nous arrêtions des mules qui portaient les produits sur elles et non pas à l'intérieur de leur corps. De plus en plus de Nigérians sont également interpellés. Des enquêtes sont en cours au niveau de la Jirs, car le trafic s'opère entre l'Europe, la Guyane, la Martinique et la Guadeloupe, avec les chemins qui ont changé avec depuis la mise en place du 100 % contrôle de la Guyane vers la métropole. Les mules passent par la Martinique ou par la Guadeloupe pour rejoindre la métropole et se chargent parfois en Guadeloupe.

Ce phénomène a des incidences puisque les mules in corpore sont plus compliquées à gérer lors de leur garde à vue, pendant laquelle elles ne parviennent pas toujours à expulser tous les ovules de cocaïne. Les processus sont plus longs et le phénomène complexifie les enquêtes pénales.

Par ailleurs, si nous comptons de nombreux homicides par armes à feu, ils sont rarement liés au trafic de stupéfiants et nous assistons peu à des règlements de compte. Ces violences relèvent davantage d'affaires de vols ou de motifs futiles.

Mme Maewenn Henaff, juge d'instruction au tribunal judiciaire de  Pointe--à--Pitre. - En ce qui concerne l'information judiciaire, nous observons une imbrication de plusieurs trafics. Si le trafic de stupéfiants était plutôt considéré en tant que tel par les organisations criminelles, il semble être aussi devenu un moyen d'obtenir un fonds de roulement pour financer d'autres infractions criminelles, notamment le trafic d'armes ou les braquages, qui peuvent être moins régulières et moins lucratives. Le trafic de stupéfiants permet ainsi de réinjecter de l'argent ailleurs sans avoir besoin de passer par le blanchiment.

Nous sommes aussi impactés affectés par l'augmentation du nombre de mules, qui nécessitent une coordination entre des territoires éloignés : le lieu de prise en charge, le lieu de transit, le lieu d'interpellation et le lieu d'arrivée, où se trouve le commanditaire. Cette réalité entraîne une difficulté à interpeller tous les acteurs du trafic, à tous les niveaux.

S'agissant de l'impact de la criminalité connexe, nous comptons quelques règlements de compte, plutôt liés à des questions de répartition de territoires entre gangs, mais peu d'homicides y sont liés. L'immense majorité de ces derniers ont plutôt des motifs assez futiles, qui relèvent du vol à main armée, et sont liés à la prolifération des armes, utilisées majoritairement par de jeunes hommes, qui prétendent s'en servir pour leur protection personnelle et finissent par les utiliser dans d'autres cadres.

Mme Caroline Calbo. - Deux points m'apparaissent fondamentaux et je commencerai par évoquer la nécessaire coordination judiciaire en matière de lutte contre le narcotrafic.

Il y a quelques semaines, nous nous sommes rencontrés en Martinique pour renforcer la coordination au sein de la Jirs. Il faut prévenir la juridiction le plus tôt possible, pour qu'elle puisse se saisir des dossiers juste après la commission des infractions, dans le cadre des trafics interrégionaux.

Au-delà de cette coordination à renforcer, nous manquons de moyens, surtout en matière d'enquêteurs. En travaillant avec l'Office antistupéfiants (Ofast), nous nous attendions à un certain niveau et à une bonne coordination entre ses antennes de Guyane, de Martinique, de Guadeloupe et de Paris, mais il semble qu'il y ait eu quelques loupés dans ce domaine. Ainsi, nous rencontrons des problèmes de coordination entre les services d'enquête, avec l'Ofast, ainsi qu'entre les antennes de l'Ofast, mais aussi avec les douanes, qui manquent de culture judiciaire en Guadeloupe et ne tentent pas forcément de démanteler les trafics, mais plutôt d'opérer des saisies. Nous essayons de renforcer ces liens entre l'Ofast et les douanes.

Comme la procureure de Fort-de-France, je m'inquiète de la question des ports et des hubs qui doivent se développer, alors que la cocaïne qui rentre par les ports est un vrai sujet de préoccupation. Les douanes ont récemment demandé des scanners, mais nous avons besoin d'encore plus de moyens. Des douanes judiciaires pourraient également jouer un rôle essentiel afin de favoriser la coordination à l'échelle locale.

Mme Maewenn Henaff. - Au niveau de l'instruction et en ce qui concerne les trafics imbriqués, nous rencontrons des difficultés à faire coopérer même des services de police et d'enquête, tels que l'Ofast ou le groupe de répression du banditisme. Au sein même de l'Office, alors que nous nous attendions à ce qu'il joue ce rôle de coordination à l'échelle du territoire national dans son entier, nous sommes constamment obligés de jouer un rôle de coordination, aussi bien au niveau des opérations qu'en matière de partage et de recoupement des informations. Nous devons être en permanence en lien avec les enquêteurs pour que les dossiers fonctionnent, sachant que nous devons aussi gérer la cette communication en tenant compte de nos emplois du temps, des leurs, du décalage horaire, l'éloignement géographique et des pratiques sur le terrain. Il s'agit d'un facteur majeur de complexité, qui semble regrettable pour un office national.

En ce qui concerne nos moyens juridiques et l'utilisation du renseignement pénal, nous n'avons pas recours aux infiltrés et aux repentis. Nous avons récemment été sensibilisés à cette question, qui se pose peut-être davantage pour la Jirs. Cependant, les infiltrations sur les réseaux sociaux pourraient constituer un mode d'action intéressant. En effet, nous observons une explosion de leur utilisation par les trafiquants, pour les armes comme pour les stupéfiants. Ils ont notamment recours à WhatsApp et des enquêteurs infiltrés permettraient de comprendre qui sont les revendeurs et de remonter les filières.

Mme Caroline Calbo. - En matière de renseignements administratifs, l'information circule, notamment au travers de la cellule de renseignement opérationnel sur les stupéfiants (Cross). Néanmoins, cette circulation n'est pas très bonne en ce qui concerne la judiciarisation. Nous tentons de mieux coordonner les services afin de mieux exploiter les renseignements pour les enquêtes judiciaires, mais le processus reste laborieux.

Par ailleurs, les élus locaux ne me semblent pas forcément très intéressés par les questions de sécurité et encore moins par celle des stupéfiants. Les rendez-vous que je prévois avec eux sont déplacés et il m'est difficile de les rencontrer. Il faudrait qu'ils arrivent à monter des conseils locaux de sécurité et de prévention de la délinquance (CLSPD). J'aimerais discuter avec eux de la politique pénale en matière de stupéfiants, mais il faudrait que j'arrive à les voir.

Quant à la coopération judiciaire avec les pays voisins, elle reste délicate et nous attendons beaucoup du nouveau magistrat de liaison. Les liens semblent plus nombreux entre les forces de sécurité qu'en matière judiciaire, et des informations ont récemment été fournies par les douanes dominiquaises. Cependant, le sujet demeure compliqué.

Mme Maewenn Henaff. - En matière de commissions rogatoires internationales, les liens sont très difficiles avec la Dominique, qui ne s'engage dans aucune procédure d'extradition ou de coopération vraiment intéressante. Parfois, des renseignements sont communiqués entre forces de l'ordre. Le magistrat de liaison devrait permettre à la discussion de s'établir sur la durée et nous espérons qu'une personne aguerrie aux problématiques locales sera choisie.

Mme Caroline Calbo. - Le président de la mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca) m'a dit être prêt à fournir des efforts en termes de moyens, notamment matériels, mais il aimerait qu'on lui propose un projet intégré, qui regroupe plusieurs administrations. J'ai essayé d'organiser une réunion afin de présenter un projet inter-administrations, mais les choses restent compliquées entre police, gendarmerie et douanes. Il faut renforcer les moyens humains, avec des personnes qui viennent de la métropole. En effet, nous rencontrons un problème de porosité des échanges d'informations en matière de stupéfiants : quand les gens sont très insérés localement, cela permet d'obtenir des informations, mais cela en fait aussi sortir.

Mme Maewenn Henaff. - Une législation en droit positif permet d'affecter des biens saisis dans le cadre d'une enquête à des services de police ou de gendarmerie, pour le temps de cette enquête. Or, dans le cadre spécifique du trafic de stupéfiants, après la décision du tribunal correctionnel, ces biens reviennent à la Mildeca. Dans ces affaires, il s'agit de lunettes infrarouges, de drones ou de balises, autant de moyens adaptés aux besoins de la lutte contre le trafic de stupéfiants. Il me semble incontournable de laisser ces biens à la disposition des enquêteurs au-delà du temps de l'enquête : les enquêteurs doivent posséder des moyens adaptés, face à des trafiquants bien dotés.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Vous avez pointé des dysfonctionnements en matière de coordination ; pourriez-vous en donner des exemples concrets ?

Mme Caroline Calbo. - Dans les dossiers qui nous concernent, si on veut que la coordination fonctionne, les antennes de l'Ofast doivent travailler ensemble. Aujourd'hui, si des mules venues de Guyane font un trajet vers Fort-de-France puis vers Pointe-à-Pitre, l'antenne de l'Ofast concernée ne procède pas à des recherches sur ce trafic en lien avec ses les autres antennes de l'Office dans la zone Guyane-Antilles.

Mme Maewenn Henaff. - Je donnerai un autre exemple. Une mule arrive en Guadeloupe avec de la résine - c'est assez rare -, pour procéder à un échange et récupérer de la cocaïne. Les commanditaires, qui se trouvent dans l'hexagone, sont plus ou moins identifiés. Cependant, l'absence de communication des services de l'Ofast en Guadeloupe avec ceux situés en métropole ne permet pas d'aller chercher ces commanditaires quand leurs noms sont cités. Il faut alors saisir les commissariats locaux, tout reprendre depuis le début et fixer une date d'opération lointaine par rapport à la date d'interpellation, alors que le temps représente est un facteur majeur de déperdition des preuves.

Mme Caroline Calbo. - Dans un cas récent, j'ai organisé une réunion avec les douanes et l'Ofast pour savoir comment envisager une enquête préliminaire sur les différents réseaux de mules. Or, c'est grâce à cet échange que le « cibleur » des douanes a rencontré l'enquêteur de l'Ofast, qui n'avait pas pris contact avec lui avant. Ils ont alors pu coordonner les choses et l'enquêteur a pu dire ce qu'il avait besoin de récupérer lors de futures interpellations, pour alimenter son dossier judiciaire.

Mme Maewenn Henaff. - Je donnerai encore un exemple. Un service d'enquête fait de la surveillance d'arrivages de stupéfiants et d'armes depuis la Dominique. Il avertit les douanes de son opération de surveillance, afin d'éviter des contrôles trop stricts sur un bateau particulier. Mais un autre service des douanes arrête tout le monde et procède à une saisie. Ces difficultés de communication entre les services mettent en péril l'enquête judiciaire en cours.

Mme Clarisse Taron. - Nous avons déjà signalé le manque de compétences et de réactivité de l'Ofast de Guadeloupe. C'est un peu mieux pour l'antenne de Martinique, où dont le responsable devait tenter d'obtenir davantage de coopération et d'engagement de la part de ses collègues de Guadeloupe. Cette tentative n'a pas été tout à fait réussie.

Des concurrences entre services demeureront toujours. La direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED), qui travaille plutôt bien avec nous en Martinique et qui est assez transparente, reste un service qui a une culture du renseignement et qui manque de culture judiciaire, ce qui entraîne d'importantes erreurs sur le plan judiciaire. À Fort-de-France, nous avons obtenu du responsable local de la DNRED qu'il nous saisisse en cas de difficulté. Cependant, encore récemment, j'ai dû arbitrer et décider qui, de l'Ofast ou de la DNRED, devait prendre une affaire, sachant qu'ils n'arrivaient pas à se mettre d'accord et qu'ils ne s'étaient pas tout dit.

L'action de l'État en mer fonctionne mieux et la marine, très investie, travaille bien. Cependant, le coût des opérations représente une limite. De plus, leur manière de faire reste différente de la nôtre et ils n'ont pas toujours envie de travailler avec nous. Comme les douanes, ce service préfère opérer des saisies sans interpeller, ce qui fait perdre tout son intérêt à l'existence de la juridiction ultramarine des Caraïbes. Nous avons des intérêts différents : nous cherchons à démanteler des réseaux et à remonter des filières quand les douanes, la marine et l'Ofast, dans une certaine mesure, cherchent à saisir et à augmenter les saisies chaque année.

Mme Marie-Arlette Carlotti. - Quelle est l'emprise des trafiquants sur l'économie locale, notamment au travers du blanchiment ? Par ailleurs, connaissez-vous le niveau de corruption auquel vous êtes confrontées ?

Mme Marie-Laure Phinera-Horth. - Je voudrais revenir sur le 100 % contrôle de mis en place en Guyane. L'expérimentation, prévue pour trois mois, a été prolongée à la demande du garde des sceaux. Il s'agit de diminuer la charge pénale et de mieux cibler les têtes de réseau. Qu'en pensez-vous ? Je n'ai pas l'impression que le 100 % contrôle réduise vraiment le nombre de mules, mais plutôt qu'il modifie les routes utilisées, avec un passage par les Antilles. Je m'adresse aux procureures : avez-vous des idées de dispositifs à mettre en place pour lutter contre ce trafic, un fléau en Guyane ?

M. Olivier Cadic. - Vous avez évoqué la difficulté d'établir des connexions avec les élus locaux sur les questions de sécurité. Lors de leur audition, certains d'entre eux ont évoqué cette problématique et l'insécurité montante, ainsi que leur volonté d'armer la police locale pour faire face au développement de la violence. Une telle mesure ne créerait-elle pas plutôt une escalade ?

M. Jérôme Durain, président. - Je vous laisse répondre, mesdames, et nous laisserons le dernier mot à Mme Vinsonneau, qui n'a pas pu terminer son propos liminaire.

Mme Clarisse Taron. - En ce qui concerne l'emprise sur l'économie locale, elle est réelle, mais difficile à déterminer. Nous demandons aux services d'enquête de travailler sur les flux financiers, car ce trafic génère des sommes considérables, qui ont des retombées locales. Cependant, ces services manquent d'enquêteurs spécialisés en matière économique et financière. Je déplore que nous ne puissions pas travailler davantage sur ce sujet.

S'agissant de la corruption, il y en a sûrement beaucoup. Les dockers, les employés du port, ceux de la CMA CGM et les vigiles sont touchés, mais nous sommes aussi confrontés à la corruption de douaniers, voire à celle de fonctionnaires de police. Fort-de-France compte une antenne de l'inspection générale de la police nationale (IGPN), qui travaille très bien et dont la compétence s'étend sur tout le ressort des Antilles. Nous leur avons confié ces enquêtes, mais ces affaires ne sont pas simples. Tous les ports européens sont touchés.

J'en viens au 100 % contrôle. Je partage l'avis de Mme Phinera-Horth : je ne suis pas certaine que le dispositif soit très utile puisque, lorsqu'on annonce des contrôles sur les vols, certaines mules prennent quand même l'avion. Le dispositif limite le trafic, mais reste insuffisant. De plus, le trafic se détourne.

Enfin, j'ai le sentiment que la sécurité pose un problème quotidien aux élus locaux et qu'ils ne s'en désintéressent pas. Ils s'inquiètent des armes et des meurtres, ainsi que du trafic de cocaïne, de façon un peu plus lointaine. Je ne suis pas du tout favorable à un armement des policiers municipaux, compte tenu de leur mode de recrutement et de leur niveau.

Mme Caroline Calbo. - J'aurais un avis un peu différent sur le 100 % contrôle, qui a permis de mettre a mis en lumière l'ampleur du trafic de stupéfiants cocaïne ayant lieu entre la Guyane et la métropole. Par ailleurs, le dispositif a permis de freiner et de ralentir le phénomène des mules, même s'il en a en partie détourné la trajectoire. Nous avions évoqué l'idée de mettre en place le même système en Guadeloupe, mais nous n'avons pas les moyens de faire du 100 % contrôle sur tous les départs vers la métropole. Il faudrait surtout pouvoir travailler en amont sur les trafics. Les mules sont aussi des personnes très vulnérables, qu'il s'agisse de Guyanais ou de Nigérians, et certains font beaucoup de voyages, au risque de leur vie. Nous aimerions pouvoir remonter les trafics pour les démanteler et savoir qui en profite.

Par ailleurs, si nous avons renforcé les contrôles aériens, il faudrait aussi accentuer les contrôles de containers dans le domaine maritime, mais nous ne sommes pas assez outillés en la matière.

S'agissant des élus locaux, je n'ai pas encore de recul suffisant. Cependant, j'aimerais enfin pouvoir les rencontrer et voir des CNSPD se tenir pour aborder ces problématiques. Je suis d'accord pour m'appuyer sur eux, afin de pouvoir démanteler les trafics et identifier les points de deal. En revanche, je ne suis pas favorable non plus à l'armement des policiers municipaux, qui ne sont pas suffisamment formés en matière de déontologie et de port d'armes. Il faudrait déjà qu'ils montent en compétence, dans le cadre d'équipes communes formées avec la gendarmerie et la police. Dans les Caraïbes, de très nombreuses personnes possèdent des armes, ce qui produit une escalade mortelle de la violence.

Mme Maewenn Henaff. - Nous avons des dizaines de dossiers qui ont été ouverts après la découverte de mules prenant l'avion. Cependant, nous ne comptons pas un seul dossier provenant de la découverte de cocaïne sur un navire. J'ignore si les brigades maritimes fonctionnent mieux en Martinique, mais, en Guadeloupe, nous n'avons pas d'enquêteurs présents sur la mer, alors que l'insularité constitue une particularité à prendre en compte, que ce soit pour les débarquements sur les plages ou pour les transbordements en mer. À ce jour, il nous faut remonter d'abord par la terre pour identifier les chemins maritimes utilisés.

Mme Caroline Calbo. - Le blanchiment existe et il a une influence sur l'économie locale. Cependant, la cocaïne transite plus par la Guadeloupe qu'elle n'y reste. L'île représente un point d'appui pour la métropole, où le marché est plus intéressant en matière de tarifs. Une mule chargée peut avoir entre 80 000 et 100 000 euros de marchandise en elle.

Mme Maewenn Henaff. - Nous observons la même redirection s'agissant des transbordements en mer. Soit les marchandises sont rapatriées en Guadeloupe avant de transiter directement vers l'Europe, soit elles passent par les îles situées à proximité comme Antigua, pour être ensuite envoyées vers le Royaume-Uni ou l'Europe, où le prix de la cocaïne au gramme est bien plus intéressant qu'ici.

Mme Dominique Vinsonneau. - Je m'associe à ce qui a été dit. J'insisterai sur la nécessité de développer des actions auprès de l'aéroport et du port de Fort-de-France. La porte d'entrée pour les stupéfiants qui arrivent en Europe se trouve chez nous et il faut mettre l'accent sur les moyens martiniquais. Le port est équipé de 230 caméras, qui permettent d'enregistrer les intrusions. Cependant, ces images sont écrasées après une semaine, alors que les services d'enquête en ont souvent besoin plus tard. À l'aéroport, nous nous heurtons aussi à des difficultés liées à la corruption d'agents de douane. Quand les enquêteurs veulent connaître le planning des agents en poste au moment où des faits ont été commis, il leur est impossible d'y avoir accès. Il faut développer la sécurité du port et de l'aéroport, mais aussi la transmission de ces informations.

Nous rencontrons une autre difficulté, car les trafiquants de Martinique se trouvent souvent en position hégémonique et deviennent des figures emblématiques. Leur interpellation ne met pas nécessairement à mal le trafic et beaucoup poursuivent leurs activités depuis leur cellule de prison, tant leurs connexions sont importantes.

Je ne reviendrai pas sur le sujet de la coopération, qui a été développé.

En ce qui concerne le corpus juridique, compte tenu de l'insularité et de l'éloignement, un travail législatif reste à fournir pour développer les possibilités d'actes par visioconférence, pour l'instruction, mais aussi peut-être pour le parquet. Aujourd'hui, on ne peut pas mettre en examen une personne se trouvant sur un autre ressort, sauf si elle est détenue pour autre cause. Il s'agit d'un véritable problème juridique. La chambre criminelle de la Cour de cassation a récemment prohibé le recours à la visioconférence pour des expertises médico-légales et psychiatriques ou psychologiques, ce qui pose un véritable problème pour la Martinique, qui compte trop peu d'experts.

M. Jérôme Durain, président. - Je vous remercie, mesdames, pour cette audition très intéressante. Nous attendons vos écrits et vous souhaitons bon courage pour vos missions respectives.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de MM. William Molinié, journaliste spécialiste sécurité intérieure, défense et renseignement à Europe 1, Bertrand Monnet, professeur à l'École des hautes études commerciales Business School, Frédéric Ploquin, grand reporter indépendant, auteur et documentariste (en téléconférence), et Philippe Pujol, journaliste et écrivain (en téléconférence)

M. Jérôme Durain, président. - Nous sommes heureux de la présence de M. William Molinié et M. Bertrand Monnet devant cette commission d'enquête sur l'impact du narcotrafic en France et les mesures à prendre pour y remédier, sous le contrôle du rapporteur Étienne Blanc, et accueillons M. Frédéric Ploquin et M. Philippe Pujol en téléconférence.

Je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14, 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. William Molinié, M. Bertrand Monnet, M. Frédéric Ploquin et M. Philippe Pujol prêtent serment.

M. Jérôme Durain, président. - Nous vous laissons ouvrir nos échanges par un propos liminaire.

M. Philippe Pujol, journaliste et écrivain. - Je suis écrivain, réalisateur de documentaires et journaliste, non par mon statut, mais grâce au prix Albert-Londres qui m'a été décerné en 2014 pour mon travail sur les trafics de drogue, intitulé Quartiers shit. Cette série de reportages faisait suite à un autre travail sur Marseille en 2012, French Deconnection. Le titre est important, il désigne un renversement à l'opposé de la French Connection, une période pendant laquelle on fabriquait de la drogue à Marseille pour l'exporter aux États-Unis et la consommer dans les rues de New York, dans les années 1960-1970. Aujourd'hui, ce sont les rues de Marseille et Paris, les banlieues de Strasbourg ou Toulouse qui sont concernées par des drogues venues du Maroc pour le cannabis, du Mexique et de Colombie pour la cocaïne, ce qu'ont favorisé les accords de Schengen.

Cette évolution était logique. Marseille, parce que c'est un port, un lieu d'échanges depuis plusieurs milliers d'années, est devenue la porte d'entrée de ces nouveaux trafics. En effet, la ville de Marseille présente toutes les conditions pour l'installation des trafics de drogue : c'est une ville très urbaine en son centre, mais très rurale aux alentours, avec des banlieues présentes dans la ville, constituées par un amoncellement de villages, et une paupérisation importante qui s'accélère.

On répète aujourd'hui à l'envi que les règlements de comptes sont le fait de personnes de plus en plus jeunes, avec des victimes également elles aussi de plus en plus jeunes. Mais par rapport à quand ? Depuis 2010. Jusqu'aux années 2008-2010, le banditisme dit traditionnel ou le grand banditisme - expressions que je n'aime pas trop beaucoup - faisait des victimes de 35 ans, 40 ans, 50 ans. Roland Gaben avait près de 50 ans, Saïd Tir près de 60 ans. Les choses ont progressivement changé, d'abord avec la mort d'un caïd assez important, de Farid Berrahma, en 2006. Celui-ci faisait le lien entre le banditisme de la French Connection. Formé par Tony Cossu, dit l'Anguille, un homme de Francis le Belge., Il était lié aux affaires Topaze et Océan. Il incarnait un banditisme « à l'ancienne », pour parler comme les gens, mais il a fait également le lien avec le banditisme actuel en mettant en place une sorte d'hégémonie sur plusieurs cités. Seul un règlement de comptes en deux ans a eu lieu sur les années 2000-2001.

Les règlements de compte ne reflètent qu'une seule chose : l'état de la concurrence. Ils ne renseignent pas sur un éventuel niveau de banditisme, quel que soit le nombre de morts. Lorsque Farid Berrahma est tué par les Corses pour une affaire de machines à sous, ses dix ou douze lieutenants s'entretuent jusqu'en 2010. Ils réalisent alors qu'il est très compliqué de tenir une cité, c'est-à-dire d'en assurer une gestion pyramidale, du chef jusqu'aux guetteurs, aux petites mains.

Ils se rendent aussi comptent qu'il faut agir différemment et développent alors le modèle qu'on que nous voyons voit aujourd'hui dans l'économie légale : l'uberisation du trafic de stupéfiants, qui débute en 2010, s'installe progressivement en 2016 et connaît une accélération au moment du confinement en 2020. Le fonctionnement est très simple : des grossistes, héritiers de la French Connection ou d'acteurs du grand banditisme international, importent d'immenses quantités de drogue en France ou en Europe par containers principalement, via Marseille, mais pas uniquement. La méthode du go-fast dont on parle beaucoup, car elle est spectaculaire, est peu utilisée, les quantités transitant ainsi restent infimes.

Un exemple : à Port-Saint-Louis-du-Rhône arrivent chaque jour 350 containers de charbon de bois depuis l'Afrique de l'Ouest. En Afrique de l'Ouest, la mafia corse est puissante, bien implantée et s'occupe également de trafics de drogue. Elle importe notamment de la cocaïne depuis le Gabon - d'autres mafias choisissent l'Angola - jusqu'à Marseille ou la plupart des ports situés en Europe. Cette drogue est ensuite vendue à des semi-grossistes qu'on appelle souvent des chefs de réseaux, ce qu'ils ne sont pas. Ils ont quelques hommes seulement avec eux pour récupérer une tonne par exemple, qu'ils distribuent ensuite dans des cités autour de Marseille comme Rognac, Gignac, Vitrolles, les zones de gendarmerie. Ils utilisent toutes les failles possibles, y compris celles qui peuvent encore exister dans la coopération entre police et gendarmerie. La drogue est ensuite distribuée dans les grosses cités. À Marseille, les plus connues sont La Castellane, la Busserine, Campagne-Lévêque, La Paternelle. Ces cités font ensuite de la vente au détail et de semi-gros. Mais il n'y a pas de hiérarchie, elles opèrent en toute indépendance. Ce choix s'explique par le fait que la gestion du terrain est une affaire compliquée, chère et les trahisons sont nombreuses.

On entend souvent dire que les jeunes seraient bien payés, or c'est totalement farfelu. En effet, si on les paye bien, ils deviennent immédiatement des concurrents, donc c'est un souci. En réalité, et c'est un message que je souhaite souligner, ce qui tient un réseau de stupéfiants aujourd'hui, c'est la dette. Ils font tout, au contraire, pour garder ces petites mains endettées, par diverses méthodes : inventer un trou dans la caisse ; prendre comme prétexte la visite d'une patrouille de police dans la cité pour désigner des coupables, qu'il y ait une saisie, des interpellations, voire rien, les trafiquants s'appuient sur ce remue-ménage pour refuser de payer ces jeunes en représailles et créer des dettes. Au point que depuis deux ou trois ans, ils rencontrent des difficultés pour recruter. Les jeunes ont en effet compris qu'il était très difficile de faire carrière dans ces réseaux.

Face à ces difficultés, les trafiquants recrutent parmi les « vulnérables », c'est-à-dire des jeunes des cités vivant avec une mère seule, issus d'une grande fratrie, ou des jeunes avec des problèmes de santé mentale, des problèmes cognitifs, de handicap. Ils sont soustraits à leurs proches pendant quelques jours, quelques semaines ou quelques mois pour faire du deal, puis ils sont libérés, et de nouveau repris, dans une forme d'esclavage.

Une autre portion importante de dealers à Marseille, de petites mains - je les appelle les « mains noires » -, est constituée des jeunes de quartiers populaires qui se sont échappés de foyers à travers la France et qui voient Marseille comme un eldorado. Si l'on n'y prend pas garde, on véhicule à la télévision, dans nos articles, un fantasme, une image d'argent facile à Marseille. Or c'est tout, sauf réaliste, sauf à être un très gros bandit. Ces jeunes ont envie de venir à Marseille pour réussir. Ils sont totalement exploités parce qu'ils n'ont pas d'éducateurs, de parents, de soutiens, pour les aider. Ils ne connaissent pas non plus de policiers pour les aider à s'en sortir. Ils sont totalement séquestrés. J'écris un livre sur ce sujet en ce moment.

Enfin, une petite portion de ces petites mains est composée de migrants. Ces jeunes se rendent à la Plateforme du Bâtiment chaque matin pour trouver un chantier et à leur tour, ils se font recruter et exploiter. De nombreux règlements de comptes cette année concernaient de jeunes Africains qui s'étaient servis dans la caisse en pensant que ce serait facile.

L'endettement participe ainsi à l'étalement des réseaux. Pour se débarrasser de leurs dettes, les jeunes peuvent tuer celui à qui ils doivent de l'argent ; c'est compliqué, mais cela arrive parfois. Autre solution, s'endetter encore davantage en achetant avec leurs bénéfices un ou deux kilos de shit ou de cocaïne pour les revendre et se refaire. Mais pour cela, il faut trouver un endroit pour vendre, et ils ne sont pas si nombreux, et souvent déjà pris. D'où des conflits de territoire, c'est l'option la plus fréquente. De ce fait, ils s'endettent plus et il est de plus en plus difficile de trouver un lieu inoccupé pour vendre leur marchandise. Les règlements de comptes naissent dans ces conflits de territoire, parce que les jeunes sont poussés à se mettre au deal pour régler leurs dettes.

Pour résumer, ces « vulnérables » en bout de chaîne sont de la chair à canon. Ils sont très peu payés, voire pas du tout ; ils sont exploités, parfois torturés, pris dans des affaires sordides.

La lutte contre les trafics devrait passer par un soutien apporté à ces jeunes très vulnérables, car les jeunes des cités veulent de moins en moins travailler dans les réseaux. La crise du recrutement est réelle pour les trafiquants : on les voit embaucher sur Snapchat en demandant aux gars faire venir des gens dans une cité donnée, et faire semblant d'augmenter les tarifs. C'est donc une piste de travail que je vous soumets. Il faudrait travailler là-dessus.

S'agissant de la légalisation, je ne suis pas pour une légalisation immédiate et totale, on peut agir de manière plus subtile. En revanche, des actions auprès des consommateurs en revanche pourraient être développées. Ce sont des toxicomanes, des gens sous qui relèvent de l'addictologie, On peut les condamner tant qu'on veut, mais il faut aborder les choses sous l'angle de la santé publique. On trouve deux types de consommation en France. Il y a d'abord une consommation : celle pour la performance, au travail ou dans les études, avec la cocaïne. Par exemple, Cité Bassens, une zone industrielle de Marseille en centre-ville, est qualifiée de drive car on y vient en voiture. Elle ouvre à 6 heures du matin pour les ouvriers du BTP qui traditionnellement prenaient un petit verre de vin pour tenir, et qui, de nos jours, prennent plutôt un rail de cocaïne, les prix étant devenus accessibles. Cette consommation de performance concerne les étudiants, les personnes travaillant dans la restauration, le bâtiment, l'immobilier. Le second type de consommation, c'est de prendre des stupéfiants comme antidépresseurs. Dans ce domaine, les principaux consommateurs sont les habitants des quartiers nord de façon flagrante.

Décriminaliser à la façon portugaise et rendre la consommation légale offrirait un cadre pour développer un traitement de santé publique à destination de ces populations, on pourra développer des prises en charge thérapeutiques pour ces populations. Au Portugal, la consommation a diminué de façon spectaculaire, et, sans être un spécialiste de ce sujet, il me semble que c'est une voie à explorer.

M. Frédéric Ploquin, grand reporter indépendant, auteur et documentariste. - Je suis journaliste et documentariste et depuis quarante ans je travaille sur le sujet de la drogue. Dans mon dernier livre intitulé Les Narcos français brisent l'omerta, je donne la parole aussi bien aux douaniers, aux policiers qu'aux trafiquants de stupéfiants eux-mêmes, qui font une sorte d'état des lieux. Mon collègue a déjà bien décrit la situation à Marseille : cette ville est la matrice, le chaudron, le laboratoire du grand banditisme français et du trafic de stupéfiants depuis la French Connection. La mondialisation du trafic de stupéfiants a probablement été inventée par des Corso-Marseillais à partir de cette ville, avec les dockers du port, il y a bien longtemps.

Ce qui me semble le plus intéressant aujourd'hui, c'est le déplacement du marché des stupéfiants vers les petites villes et les zones rurales dont j'ai parlé dans le documentaire que j'ai fait réalisé pour France Télévisions, intitulé La Drogue est dans le pré. Dans les cités, en région parisienne, le trafic est enkysté. Cela fait quatre ou cinq générations que les trafiquants se succèdent et se remplacent et ils sont de plus en plus durs parce qu'il faut toujours en faire plus que la génération précédente.

J'ai commencé par rencontrer des gens, notamment en Seine-Saint-Denis, un territoire qualifié par certains policiers de « narco-département » parce que les liquidités qui y circulent sont probablement beaucoup plus importantes qu'ailleurs en France, et cette économie parallèle a débordé l'économie réelle et l'a probablement supplantée. Je ne suis pas sûr que les jeux Olympiques inversent la tendance. Les jeunes que j'ai rencontrés m'ont dit qu'ils commencent à être un peu à l'étroit, que l'espace commence à être saturé et qu'ils s'entretuent. Il faut rappeler d'ailleurs qu'on ne s'entretue pas qu'à Marseille, mais les médias n'en parlent jamais.

Ces jeunes ont donc commencé à prospecter dans des villes secondaires, en s'éloignant de la région parisienne. C'est le grand phénomène de ces dix dernières années : la pénétration de la drogue dans les territoires, d'abord dans les villes moyennes secondaires et ensuite dans les territoires ruraux. La drogue n'est plus l'apanage de consommateurs ultra-urbains à Marseille, à Lyon, à Paris, dans la région lilloise, comme dans les années 1980-1990.

Pour mon enquête, j'ai suivi un de ces jeunes vers qui voulait s'installer dans la zone d'Alençon-Le Mans. Le trafic de stupéfiants mobilise une énergie formidable : il y a beaucoup d'argent à la clé, il faut se réinventer en permanence, renouveler ses méthodes. Les trafiquants sont partis à la conquête de territoires vierges - on ne trouvait pas facilement de la drogue à Alençon il y a vingt ans - et ils ont étendu leur marché à ces villes, a priori rurales, qui étaient jusqu'à présent relativement paisibles.

Aujourd'hui, on commence à y voir des règlements de compte. À Marseille, c'est une chose connue, mais dans ces petites villes, comme Châteauroux, Blois, Cavaillon, c'est le marqueur d'une véritable implantation. Au départ, il n'y a pas de règlements de compte et c'est la raison pour laquelle ils y viennent ; il n'y a pas de concurrence, il suffit d'aller chercher des clients. Les clients de nos jours sont partout. Les campagnes françaises ne sont plus telles que nous les avons rêvées, elles sont souvent habitées par des anciens urbains.

Les règlements de compte qui s'y déroulent attirent notre attention, mais c'est déjà trop tard. Ils signifient que quelque chose a changé sans qu'on s'en rende compte, la police ne l'a pas vu non plus. Quand une ville connaît des règlements de compte, c'est qu'il y a une volonté de s'implanter pour vendre le produit et qu'il n'y a pas qu'un seul dealer, mais plusieurs, qui ne sont pas d'accord et qui s'entretuent. Ils ont tout compris, ils sont allés vers des villes où la police judiciaire était très peu présente, où la police urbaine avait d'autres préoccupations. Les gendarmes ont fait un effort colossal depuis quelques années pour s'ajuster à cette nouvelle réalité, mais ils ont mis du temps.

Du jour au lendemain, on s'aperçoit que, lors des contrôles routiers, ce n'est plus du calvados qu'on trouve dans le sang des conducteurs français, mais de la cocaïne, des amphétamines, des produits stupéfiants de tous genres, cannabis, marijuana. Les drogues dépassent même l'alcool dans ces contrôles, ce qui démontre qu'elles sont largement présentes. La question « comment agir ? » ne s'adresse plus seulement à la préfecture de police de Paris ou à celle de Marseille, mais se pose désormais dans tous les recoins du territoire. Je me félicite de la création de cette commission d'enquête, mais il est probablement déjà un peu tard.

Voyez la situation au Havre par exemple. C'est un maillon faible et les organisations criminelles mondiales, qui ont des moyens colossaux, l'ont compris depuis au moins une dizaine d'années. Le Havre n'a pas de police judiciaire dimensionnée pour l'activité portuaire qui a doublé de volume. Sur le plan économique, cet essor est formidable, mais il aurait fallu l'accompagner en multipliant également le nombre de policiers et de douaniers. Bien entendu, il n'est jamais trop tard, mais la digue a sauté et il faut la reconstruire.

Pour terminer, voici je souhaiterais évoquer un article qui date du 5 mai 1983, c'est-à-dire il y a quarante ans. C'est une interview du patron de la Brigade des stupéfiants de Paris que j'ai faite dans un quotidien qui n'existe plus, Le Matin de Paris, intitulée : « Je n'ai pas les moyens ». À l'époque, le président François Mitterrand fait une conférence de presse sur la drogue et annonce qu'on va se fâcher contre le trafic de stupéfiants. Je rencontre le patron de la Brigade des stupéfiants, Marcel Morin, un grand flic, mort récemment, qui a notamment cassé la French Connection à Marseille à une époque. En poste à Paris, il me dit : « Je veux bien, mais il faudrait peut-être multiplier par 10 le nombre de policiers de la Brigade des stups si vous voulez que j'y arrive !. » On pourrait republier aujourd'hui cette interview de Marcel Morin, tant la situation est similaire. En effet, la drogue demeure la grande gagnante de la criminalité organisée et il est assez compliqué de se fâcher, comme disait François Mitterrand.

M. William Molinié, journaliste spécialiste sécurité intérieure, défense et renseignement à Europe 1. - Je suis journaliste à Europe 1 et je m'occupe des sujets de sécurité intérieure, de défense et de renseignement. Je ne suis pas allé enquêter du côté des trafiquants, ma connaissance concerne plutôt le point de vue policier. Je vous parlerai dans ce propos liminaire de la façon dont la presse quotidienne nationale, c'est-à-dire celle dans laquelle j'exerce depuis dix ans, traite de la lutte contre les stupéfiants.

Cela a été dit lors des précédentes auditions, les stupéfiants sont la première matière criminelle au monde. En France, cela représente 3 milliards d'euros de chiffre d'affaires, 230 000 personnes vivant directement ou indirectement de ce trafic, des délits connexes dans les quartiers, même si effectivement plus aucun territoire aujourd'hui n'est épargné. Comment les médias rendent-ils compte de cette réalité ?

Nous faisons remonter le sujet des stupéfiants ou des règlements de compte liés aux stupéfiants dans deux cas de figure : d'une part, quand il existe une victime collatérale innocente ; d'autre part, quand des mineurs sont impliqués eux-mêmes et s'entretuent. La caisse de résonance médiatique est nationale dans ces deux situations, toutes les chaînes d'information et tous les titres de presse en parlent. En revanche, on traite assez peu des règlements de compte entre trafiquants, ou pas régulièrement, alors que les chiffres sont alarmants : environ 400 morts violentes sont liées au trafic de stupéfiants, en sept ans, soit beaucoup plus que le terrorisme, qui a causé 270 morts depuis 2012, dont 80 % concentrés sur deux attentats, celui du 13 novembre et celui de Nice.

Ces données témoignent d'une faible médiatisation de la question du trafic de stupéfiants ; d'ailleurs aujourd'hui la saisie d'une tonne de cocaïne ne donne lieu qu'à un entrefilet ou un bref article quand cela faisait l'ouverture des journaux il y a vingt ans. Pourquoi ?

D'abord, cela tient évidemment aux ressources internes de la presse quotidienne nationale. Ces sujets sont très complexes. Envoyer des journalistes sur les lieux d'une fusillade dans un quartier chaud, surtout s'il s'agit d'une équipe de télévision, peut être dangereux, tout simplement parce que, comme les policiers, les journalistes n'y sont pas les bienvenus. S'implanter dans le quartier exige du temps, de l'investissement, un travail de fond important, des moyens. Ce sont les mêmes difficultés que rencontrent les enquêteurs.

Ensuite, la question des trafics est, à mon sens, sous-traitée parce qu'elle fait partie du quotidien des Français, au point qu'on ne la voit plus. Le point de deal, la cage d'escalier squattée sont devenus des lieux communs de certains espaces publics. On ne relate pas non plus le blanchiment quotidien opéré par le bureau de tabac, le fast food ou l'entreprise de BTP.

À l'inverse, nous traitons les nuisances connexes aux trafics dès lors qu'elles deviennent insupportables ou inacceptables pour les riverains : les squats, les vols, les violences. Et de la même manière, pour le blanchiment, on s'intéresse aux montages ultracomplexes qui demandent une ingénierie particulière. Mais les médias nationaux dans leur ensemble s'intéressent peu à la criminalité du quotidien.

Une transaction de stupéfiants dans la rue est un événement normalisé, qui ne sera pas dénoncé s'il ne cause pas de nuisances. Cette léthargie de l'opinion publique est inquiétante. L'omertà se prolonge ainsi dans une sorte d'indifférence médiatique. Par exemple, aujourd'hui, si un riverain appelle au standard d'une radio ou envoie une lettre à une rédaction pour signaler un trafic de stupéfiants en bas de chez lui, il sera presque impossible d'envoyer d'une équipe de journalistes sur place, et donc il sera difficile de médiatiser cette affaire parce que c'est malheureusement devenu une banalité.

Dans la mesure où le trafic de stupéfiants est un phénomène omniprésent dans la vie des Français, il n'a plus rien d'exceptionnel. Les politiques publiques tendent de proposer des mesures exceptionnelles alors qu'il faudrait plutôt apporter des réponses directes au trafic de stupéfiants, c'est-à-dire recentrer l'action sur le trafic à proprement parler, mais nous pourrons y revenir ultérieurement.

M. Bertrand Monnet, professeur à l'École des hautes études commerciales Business School. - Je suis professeur à l'Edhec, où je suis titulaire de la chaire Management des risques criminels, et je publie, dans le cadre de mes recherches, des reportages en partenariat avec le journal Le Monde. J'ai fait une série de reportages il y a trois ans, un documentaire télévisé et une série récente de reportages et de documentaires spécifiquement axés sur une grande organisation criminelle mexicaine, le cartel de Sinaloa.

Je travaille par ailleurs sur une organisation colombienne dans la région de Cali qui est l'un des gros producteurs de cocaïne, notamment de la cocaïne qui arrive en France. Enfin, je filme également au Brésil des membres de deux organisations, dans la région de São Paulo, le Primeiro Comando da Capital (PCC), qui est l'une des principales mafias brésiliennes. Elle est centrale dans la discussion qui nous intéresse, car c'est elle qui tient le port de Santos, l'un des grands ports desuquels proviennent les tonnes de cocaïne qui arrivent en Europe. J'ai d'ailleurs été enlevé d'ailleurs par le PCC, le 28 octobre 2016. Je travaille aujourd'hui sur le Comando Vermelho, une autre mafia brésilienne, elle aussi très active en Europe notamment via le Portugal.

Je ne connais pas aussi bien le cas français que les autres journalistes présents aujourd'hui, mais je peux vous décrire rapidement à qui nous avons affaire pour la cocaïne. Je ne connais pas le cas du cannabis. Je peux vous donner des informations sur la façon dont ces organisations distribuent de nouveaux produits, comment elles utilisent les outils numériques, notamment les cryptomonnaies, un sujet très important pour ces trafiquants et comment fonctionne le blanchiment. En matière d'action publique, il y a énormément à faire sur le sujet.

En tant que professeur dans une école de management, j'ai un oeil assez microéconomique sur le sujet, et la comparaison avec une multinationale légale est malheureusement très juste. Ces organisations sont agiles. Apple aujourd'hui n'est pas le Apple d'il y a dix ans et, malheureusement, les individus qui produisent les drogues ont exactement la même agilité.

Les organisations sur lesquelles je travaille sont de deux types. Les organisations mafieuses brésiliennes sont extrêmement structurées, c'est la raison pour laquelle je n'ai pas été exécuté par le Primeiro Comando da Capital : j'ai été enlevé par un groupe qui voulait m'exécuter, mais ils ne pouvaient pas le faire de leur propre chef, il fallait que je sois jugé par l'état-major du PCC qui est en prison. L'organisation est extrêmement pyramidale.

L'autre modèle, qu'on retrouve pour les cartels mexicains, notamment celui de Sinaloa, est structuré en fédérations, qui sont en fait des coopératives, pour reprendre des modèles que nous connaissons. Elles sont les plus dangereuses parce qu'elles sont capables de s'adapter de façon extrêmement rapide au marché qu'elles souhaitent pénétrer. Je ne sais pas si les cartels mexicains sont les principaux exportateurs de la cocaïne consommée en France, mais ils sont des exportateurs majeurs.

Le cartel de Sinaloa est composé d'un état-major, comprenant un nombre très restreint de membres, dirigé par El Mayo, le chef qui a succédé à El Chapo, et d'une centaine de clans autonomes. Ce cartel regroupe 19 000 membres. On peut les comparer à des multinationales qui font des dizaines de milliards de dollars de chiffre d'affaires. Chacun de ces clans - on peut parler de business units - est structuré de façon très autonome. Il peut faire ce qu'il veut.

Je lisais récemment dans le Wall Street Journal que le trafic de fentanyl, qui est le blockbuster du cartel aujourd'hui, était arrêté par le cartel de Sinaloa. En réalité, c'est impossible à dire, parce que si certains clans ont décidé d'arrêter, d'autres continuent à produire. Chaque clan a une autonomie totale et une innovation réelle entre ses mains pour produire un produit qui tue. Cette structuration s'explique par la stratégie économique d'agilité, de création de valeur qui prévaut dans l'organisation. Ces gens sont des extrémistes économiques.

Au sein de chaque clan, il y a les sicarios, il y a ceux qui s'occupent de la supply chain, de la logistique. Ils ont des connexions dans le monde entier. J'ai des heures de témoignages filmés de personnes qui m'expliquent combien coûte l'exportation d'un kilo de cocaïne, non pas depuis la Colombie, mais depuis Culiacán, leur territoire jusqu'ici. Le principal coût n'est pas le coût de transport, mais le coût de la corruption. Ils m'ont décrit, poste par poste, toutes les personnes qu'ils corrompent, les transitaires, les dockers, les douaniers, les policiers, pas seulement au Mexique, à Rotterdam, ou à Anvers. Le prix de vente d'un kilo de cocaïne pure à 100 % s'élève environ à 60 000 ou 63 000 euros ici, sachant qu'ils l'achètent 1 000 dollars en Colombie, donc la marge est importante. Sur ces 63 000  euros, le principal coût est représenté par les 18 000 dollars, ou 15 000 euros, pour la corruption. Ils savent donc parfaitement bien, et depuis des temps anciens, comment pénétrer les ports.

Ces multinationales vendent des produits extrêmement rentables. Il y a quelques semaines, lors du dernier entretien que j'ai eu avec ces gens du cartel de Sinaloa, j'ai été terrifié par leurs propos à propos de sur la légalisation. Interrogés sur leur business historique, la marijuana, en déclin parce qu'aux États-Unis elle est de plus en plus légalisée, ils m'ont répondu : « Nous ne sommes pas inquiets parce qu'on est comme des coiffeurs, on aura toujours du business. Nous vendons la satisfaction de certains vices et on trouvera toujours des gens qui ont des vices à satisfaire. Donc la légalisation n'est pas un problème, on vendra du cannabis encore plus fort en THC. »

Ces produits sont vendus avec une marge telle que leur capacité de pénétration est difficile à stopper. Selon le type de cocaïne dont on parle, selon les organisations et le nombre d'intermédiaires - un aspect central dans la structure du prix -, la rentabilité du trafic de coke varie entre 4 000  et 6 000 %. Il n'y a pas de produit légal qui soit aussi rentable. Le trafic de fentanyl, une drogue qui tue, principale responsable des 130 000 morts par overdose d'opioïdes aux États-Unis, offre une rentabilité de 2 400 %. On n'est pas trop concerné aujourd'hui, mais cela risque de venir, car le fentanyl est beaucoup plus simple à produire, avec une chaîne logistique extrêmement réduite.

Au sujet de la façon dont ces organisations arrivent à pénétrer ces marchés, j'ai pu observer un échec il y a trois ans, avec un produit qui ne s'est pas répandu ici, le Crystal. Il s'agit d'une méthamphétamine qui marche très bien aux États-Unis, en Amérique du Sud, mais pas du tout ici. J'ai pu entendre des captations de son sur Whatsapp entre les narcos du cartel de Sinaloa et leurs principaux clients, les grossistes, qui achètent ici. Les gens du cartel disaient : « On va te mettre un peu de Swarovski gratuit, comme ça tu pourras tester le marché ».» - Swarovski, pour eux, c'est le surnom du Crystal, en référence à la marque de bijoux. Et les clients répondaient : « Oui, vas-y, on verra. »

Force est de constater que ce produit n'a pas pris en France. Je ne dis pas qu'il n'y en a pas, mais c'est très réduit. Aujourd'hui, ils testent la possibilité de vendre du fentanyl, cet opioïde extrêmement puissant, trente à quarante fois plus fort que l'héroïne, sur les marchés européens. J'étais à Londres la semaine dernière, le fentanyl s'y développe, vous avez sans doute vu les reportages sur ce sujet : c'est terrifiant.

Pour l'instant, nous sommes épargnés parce qu'aux États-Unis, il y avait un marché préexistant avec la consommation de médicaments, les opioïdes, de façon totalement abusive - ils étaient consommés comme des drogues. Ce marché s'étant tari sous l'impulsion des autorités sanitaires américaines, beaucoup de personnes qui étaient dépendantes de ces médicaments se sont tournées vers l'héroïne. Mais cette drogue n'étant pas assez forte, ces personnes ont essayé un produit encore plus fort, le fentanyl produit par les Mexicains.

En Europe, on n'a pas ce problème, le contexte est différent. Mais pour autant, ils peuvent tout à fait essayer de créer des conditions de marché et ils le font en proposant du fentanyl à leurs partenaires commerciaux. Ces personnes derniers n'appartiennent pas à des organisations : ce sont des freelance qui importent des tonnes de drogues pour les revendre ensuite. Ce sont des intermédiaires entre les Mexicains, la Mocro Maffia, la Camorra, d'autres organisations d'Europe de l'Est et ils achètent par centaines de millions.

J'en viens à l'aspect financier. Comment se règlent les transactions ? Est-ce qu'on paye avant, est-ce qu'on paye après ? C'est toujours un problème : comme ils sont obligés de gagner de nouveaux marchés, ils prennent parfois des risques financiers très grands. Ils peuvent décider d'être payés avant d'avoir livré la marchandise, mais cela ne fonctionne pas toujours ; ou alors ils font confiance et ils prennent le risque de ne pas être payés, sachant qu'ils sont à des milliers de kilomètres. C'était toujours compliqué.

Aujourd'hui, ils ont une solution magique qui s'appelle le bitcoin : de nombreux clans du cartel se font payer en cryptomonnaie non pas par leurs clients américains, mais par leurs clients européens, c'est-à-dire ceux sur lesquels ils ont une emprise assez faible en cas d'impayé. Je ne dis pas que le bitcoin est un outil inventé pour le blanchiment d'argent, mais la blockchain qui garantit l'anonymat d'un détenteur de portefeuille de bitcoin, c'est évidemment extrêmement attractif.

La question du blanchiment n'est cependant pas tout à fait résolue par le bitcoin : une fois payé, si l'on veut utiliser son argent, il va bien falloir le convertir, et c'est là que l'on risque d'attirer l'attention du banquier. Effectivement les narcotrafiquants, en tout cas ceux que je vois, y compris les Brésiliens, utilisent massivement les cryptomonnaies.

Les techniques de blanchiment sont connues : de façon classique par injection du cash dans la trésorerie de commerces avec lesquels ils ont un partenariat, ou qu'ils possèdent, et en utilisation. C'est un vrai problème. Parmi les professions assujetties, j'ai entendu de vives critiques contre les banques, sans doute à raison. Parfois, c'est peut-être excessif. Les banques, dans certains pays, font face à un tsunami d'argent sale. Elles font ce qu'elles peuvent, mais elles se mettent en conformité avec les lois et les directives.

En revanche, les bureaux de change sont un acteur méconnu et central. Ils sont très utilisés par les narcotrafiquants pour le transfert de cash vers des comptes en banque. Ils sont assujettis aux mêmes lois que les banques. Je doute de la vélocité de ces entreprises à mettre en place ce que les banques ont fait. De plus, les grandes organisations criminelles doivent blanchir des dizaines de milliards de dollars, et pour ce faire, il faut utiliser les paradis bancaires. Il s'agit d'États censés réagir, mais qui ne réagissent quasiment pas, lorsqu'une demande de coopération judiciaire leur est adressée, et qui ne transmettent aucune information sur les données bancaires de criminels recherchés par des États tiers.

Le cas de Dubaï est exemplaire : j'ai assisté à un entretien entre un narcotrafiquant du cartel de Sinaloa et les cadres d'une société fiduciaire qui lui expliquaient comment blanchir légalement son argent via l'immobilier. Ce qu'ils disent est parfaitement légal, ils ne commettent aucune infraction. Cet entretien figure dans l'un de mes documentaires sur le site du Monde.

Pour conclure, l'action publique doit certes avoir un volet judiciaire, mais aussi diplomatique, le plus dynamique possible. Il n'y aura pas de ralentissement des business illégaux qui ont des marges atteignant 2 400 % ou 6 000 % tant qu'on ne ciblera pas les mécanismes permettant à ces gens de blanchir leur argent. Ils vendent de la drogue, non par plaisir, mais par appât du gain. S'il devient difficile pour eux de blanchir, c'est-à-dire d'utiliser leur argent, ils seront moins tentés de le faire. Et l'outil qui leur permet de blanchir, ce sont les paradis bancaires, au premier rang desquels Dubaï, en raison de l'importance de l'immobilier.

L'action publique doit aussi faire pression sur ces trous noirs de la finance mondiale. Les États européens, le Royaume-Uni comme les États-Unis ont été capables d'appliquer en un temps record des sanctions contre un État autrement plus puissant que les paradis bancaires, la Russie. Pourquoi ne le fait-on pas sur pour ces paradis bancaires ? Ce serait réduire à la source les problèmes auxquels la France fait face aujourd'hui en matière de narcotrafic.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Monsieur Pujol, la violence, vous l'expliquez par le fait que le trafic crée de la dette. La drogue arrive dans un port français, ensuite elle est répartie vers des intermédiaires, puis elle est diffusée vers des dealers et les consommateurs aux plus petits échelons. À votre connaissance, y a-t-il des paiements en cash ? On nous a dit tout à l'heure qu'il était peut-être possible avec le système des bitcoins de livrer après avoir été payé. Ce système d'endettement est-il vraiment à l'origine de la violence, notamment des règlements de compte et des assassinats que l'on connaît, pour défaut de paiement ou alors, comme vous l'avez dit, pour se refaire une trésorerie et reconstituer un réseau local ? Quelle est, selon vous, la part du paiement en cash et celle du paiement en différé ?

M. Philippe Pujol. - Il ne s'agit pas des mêmes personnes, car tout est segmenté. Dans les cités, il n'y a plus de pyramide, de chef. Pour la cocaïne, il y a les cartels mexicains qui font beaucoup d'argent, les fameux 4 000 %. Mais je parle des gamins qui ne gagnent presque rien. Ils sont dans les embrouilles et les règlements de compte. Pour ces jeunes, qui sont des milliers, ceux qu'on appelle dealers quand on les interpelle, mais qui ne sont pas dealers, la violence, c'est la seule compétence qu'ils possèdent et qui soit tout de suite exploitable : faire peur à l'autre, le tuer, le torturer, parce qu'ils n'ont pas les contacts ; ils n'ont pas les réseaux, ils n'ont pas de marchandise à distribuer. Ces jeunes, qui vont acheter 10 kilos par-ci, 1 kilo par-là, 20 kilos, ils n'ont que de l'argent liquide. Ensuite, entre le semi-grossiste, celui de La Castellane qui fait ses 500 kilos par semaine et celui qui va acheter au très gros qui a apporté la drogue par container, c'est principalement de l'argent liquide. Ils ont également mis en place des systèmes de micro-paiement, par téléphone, pour envoyer de l'argent au bled par exemple. Mais ce type de paiements reste peu utilisé.

Chez les petits, ceux qui s'entretuent et qui attirent l'attention, dans les réseaux marseillais, le paiement se fait principalement en argent liquide. En revanche, quand les grossistes achètent aux cartels ou au Maroc, c'est en effet de l'argent qu'il faudra blanchir. Donc ils recourent à des systèmes de cryptage.

Quant à la violence, elle est proportionnelle au niveau de faiblesse : on utilise des gros calibres, la Kalachnikov, quand on est un petit calibre. Dans les gros réseaux de stupéfiants, il y a rarement des règlements de compte, et quand il y en a, ils utilisent le 9 mm, le Glock, une arme plus petite, efficace, plus adaptée au meurtre.

Il faut segmenter ces marchés quand on veut les combattre. Les cités sont très différentes des cartels. En conséquence, les actions qu'on peut mener sont variées et se situent à des niveaux différents : effectivement la diplomatie est une piste, mais il y a aussi un travail à faire auprès des personnes vulnérables, un travail de police qui est en partie effectué, mais qui a atteint ses limites et qui mériterait plus de moyens. Bien entendu, il y a aussi le travail de la police judiciaire, qui lui aussi est plutôt bien mené : 50 % des règlements de compte sont résolus à Marseille contre 30 % à l'échelle nationale.

Toutefois, malgré ces efforts, le problème n'est pas réglé, d'autres voies doivent donc être explorées. Il faut développer l'action sociale en faveur des jeunes et mettre en place des sanctions financières pour les réseaux et les paradis fiscaux.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Selon vous tous, aujourd'hui, qu'est-ce qui fait défaut à la France pour lutter efficacement contre ce narcotrafic ? Un manque de moyens, des déficiences juridiques, réglementaires, une absence de volonté, de priorités ?

M. Philippe Pujol. - Pour moi, il n'y a pas de manque juridique important, sauf si l'on parle de la pénalisation. Je suis favorable à une approche progressive. Même si je suis persuadé que cela ne réglera pas tout, la décriminalisation et une certaine dépénalisation vont avoir des conséquences sur les consommateurs - et c'est là le nerf de la guerre. S'il y a moins de demandes, l'offre devrait diminuer. Je ne crois pas que toute une population puisse basculer sur une autre drogue. Les drogues ont une fonction et le fentanyl en France, pour le moment, n'intéresse pas, de même que le crack à Marseille, qui ne prend pas du tout, parce que ce n'est pas la drogue dont les Marseillais ont besoin - 40 personnes prennent du caack. Ce sera peut-être différent dans dix ou vingt ans, mais aujourd'hui ce n'est pas le cas. Par conséquent, il faut centrer l'action sur le volet social et sur les populations vulnérables en premier.

Des progrès considérables ont été réalisés au niveau policier depuis 2012, notamment grâce à M. Ayrault, le Premier ministre de l'époque. Évidemment il manque toujours des moyens, mais ce n'est pas le principal problème. À grande échelle, il faut axer les efforts sur la diplomatie et à une échelle plus petite, sur l'action sociale. Faisons moins de rénovations urbaines, et attachons-nous aux personnes.

M. Frédéric Ploquin. - Je voudrais évoquer rapidement l'exemple du trafic de cocaïne entre la Guyane française et le territoire hexagonal.

Longtemps, la cocaïne a été acheminée vers l'aéroport d'Amsterdam depuis le Suriname. Ce narco-État dispose d'une frontière avec la France: outre le fait que les Antilles françaises sont à portée des côtes vénézuéliennes ou colombiennes en bateau à moteur, on a donc quasiment un bout de Colombie touchant la France.

Pourquoi, subitement, ce basculement vers l'aéroport de Cayenne ? Les Hollandais ont fait savoir aux trafiquants qu'ils installaient à l'aéroport de Schiphol des scanners très puissants, capables de détecter toute personne transportant de la cocaïne in corpore, et ils ont effectivement équipé l'aéroport de scanners, toujours inexistants du côté français. Cela a eu pour effet de dévier le trafic. Les trafiquants se sont alors rendu compte qu'il était très simple de passer la drogue en France. Il n'y a qu'un fleuve à traverser, le Maroni, entre la Guyane et le Suriname. Je me suis rendu sur place pour mon dernier documentaire. Une vedette de police patrouille sur le fleuve ; dès qu'elle sort, des sonnettes s'activent et plus personne ne bouge. On mesure l'immensité du problème, avec des centaines de pirogues qui empruntent le fleuve et un bateau pour le surveiller ; il semble qu'il y en aura bientôt un deuxième. : le trafic se remet en place dès que la navette de police française qui y patrouille se retire.

Il a fallu quatre à cinq ans à l'État français pour réagir. Même sans scanner, un filet de sécurité très serré a été mis en place au départ de Cayenne. Je suis néanmoins prêt à parier que les trafiquants trouveront rapidement le moyen de contourner cette barrière, en particulier par la corruption de quelques policiers, douaniers, personnels navigants ou dockers.

La communication vis-à-vis des trafiquants est donc très importante, ainsi que les investissements et les moyens techniques.

M. Bertrand Monnet. - Les trafiquants ne trafiquent que pour l'argent ! La seule manière de mener une lutte efficace, c'est de réduire leur motivation et, donc, de rendre le gain d'argent plus complexe. L'exemple italien est effectivement remarquable en matière de saisie des avoirs, mais l'on peut aussi, assez simplement, combler un certain nombre de « trous » dans les dispositifs anti-blanchiment.

Les cryptomonnaies, par exemple, s'achètent sur des plateformes en ligne, mais aussi en cash. Or aucune loi ne limite le montant possible de ces achats en espèces de cryptomonnaies. À cela, s'ajoutent des outils parfaitement légaux, comme les cartes prépayées que l'on peut acheter en cash dans les bureaux de tabac - on ne vous demandera rien, sinon une pièce d'identité dont le buraliste vendeur n'est pas fondé à vérifier l'authenticité - et qui peuvent ensuite être utilisées pour acheter des cryptomonnaies. En multipliant de telles pratiques, rien de plus simple que de transformer le chiffre d'affaires de la vente de cocaïne en cartes prépayées, puis en cryptomonnaies. On pourrait contingenter les possibilités d'achat de ces cartes et faire en sorte qu'elles ne soient disponibles que dans les bureaux de poste, par exemple.

Il s'agit là de moyens très simples, qui peuvent permettre de faire comprendre aux trafiquants que tout n'est plus aussi facile qu'avant. Si le blanchiment d'argent devient plus complexe, certaines vocations vont forcément disparaître.

Mme Marie-Arlette Carlotti. - Pour connaître tous les quartiers de Marseille qu'il évoque, je suis très sensible aux propos de Philippe Pujol. Ils dissipent en moi une sorte de fantasme... Je pensais effectivement que les minots qui revendent dans les quartiers - ceux qui ont été appelés les « vulnérables » - gagnaient au moins un peu d'argent. Or vous expliquez, monsieur Pujol, comment ils sont surendettés et pris au piège dans un système. Vous estimez qu'il faut aller plus loin que la suppression des points de deal, qu'il faut aussi s'occuper des questions sociales et prendre des mesures d'accompagnement de ces « vulnérables ». Comment, justement, peut-on davantage les accompagner, au-delà d'avoir des écoles, des hôpitaux et des services publics qui fonctionnent ?

Par ailleurs, monsieur Monnet, comment le système pyramidal que vous avez évoqué se plaque-t-il en France ? L'exemple de la Corse ne montre pas de dispositif très semblable. Comment les choses se structurent-elles dans notre pays ?

M. Jérôme Durain, président. - Quand nous avons entamé les travaux de cette commission d'enquête, j'avais dans l'idée que l'appât du gain jouait un rôle fondamental. Or nous découvrons une criminalité forcée à tous les étages, parfois dans le but de se protéger et protéger sa famille. Quelques éclairages peuvent-ils être apportés sur ce point ?

M. Olivier Cadic. - Pour rebondir sur l'expérience du blanchiment d'argent à Dubaï, il me semble que la problématique en cette matière, c'est que l'on se retrouve au carrefour de tous les trafics. Il y a, bien sûr, la question du financement du terrorisme. Par ailleurs, un pays comme la Russie utilise les mêmes réseaux pour contourner les sanctions économiques qui lui sont imposées. Le cas du Venezuela, véritable autoroute entre la Colombie et les Antilles, n'a pas été évoqué, mais ce pays contribue beaucoup au blanchiment d'argent pour financer un État également sous sanctions internationales. On nous a indiqué, en audition, que des enquêtes étaient bloquées en raison d'une absence totale de réponses de la part de Hong Kong. Nous nous rendons donc compte que, dans ce domaine, certaines nations ont un intérêt convergent avec l'industrie de la drogue.

M. Bertrand Monnet. - Je vous prie de m'excuser, je ne peux rien dire quant à l'existence de structures pyramidales en France, car je ne travaille pas sur le sol national. Sans doute M. Philippe Pujol est-il plus autorisé que moi à répondre à cette question...

S'agissant de l'implication forcée, certaines des autorités corrompues n'ont effectivement pas le choix, victimes de la bonne vieille règle : « plata o plomo » (l'argent ou le plomb). À Culiacán, capitale du cartel de Sinaloa, dans certains quartiers de São Paulo ou à Manaus, épicentre du trafic au coeur de l'Amazonie, les policiers font la circulation pour laisser passer les narcotrafiquants. Mais peut-on les incriminer ? Soit ils le font, et gagnent un peu d'argent, soit ils prennent une balle dans la tête !

Je rejoins le sénateur Olivier Cadic sur la question du blanchiment. Les flux d'argent placés dans les paradis bancaires ont été très bien évalués par des chercheurs de l'université Columbia : ils représentent 5 % à 7 % du PIB mondial, ce qui est très au-dessus du chiffre d'affaires criminel. Cela signifie que, dans ces paradis bancaires, on trouve à l'évidence des organisations criminelles, mais aussi des entités qui n'en sont pas. Cela va du fraudeur fiscal jusqu'aux entreprises procédant à des opérations d'optimisation fiscale - je vous renvoie, à ce titre, à la lecture d'un livre magistral fondé sur l'expérience extensive du juge Renaud van Ruymbeke.

Tous les États, notamment de l'OCDE, savent que les paradis bancaires hébergent des organisations criminelles contre lesquelles ils luttent. Mais ces derniersils sont aussi absolument nécessaires, surtout en temps de crise, à leurs propresaux entreprises de ces États, droguées à une forme d'évasion fiscale tolérée que l'on appelle « optimisation fiscale ». Il y a donc, à mon sens, une forme d'hypocrisie fondamentale, à telle enseigne qu'il existe même un paradis bancaire sur le territoire américain : l'état du Delaware. On pourrait également évoquer un certain nombre d'États, y compris européens, particulièrement peu coopératifs. C'est un problème fondamental à résoudre.

S'agissant de Hong Kong, au cours de l'entretien auquel j'ai assisté, les ingénieurs en blanchiment d'argent qui conseillaient le narcotrafiquant ont immédiatement mentionné un passage par ce territoire. Depuis que l'État chinois y est très présent, Hong Kong ne coopère absolument plus.

Un autre pays est en passe de devenir un paradis bancaire, bien connu de nombreux narcotrafiquants pour la permissivité de son système bancaire : il s'agit du Monténégro.

Ce mur d'opacité qui se dresse ne pourra tomber que par la pression. Si chaque État européen suivait l'exemple de la France, dont le ministre de l'intérieur s'est rendu voilà quelques semaines à Dubaï pour porter la voix des autorités judiciaires françaises, on arriverait peut-être à convaincre. Mais il faut aussi prendre en considération le rôle géopolitique que jouent certains paradis bancaires : contraindre Dubaï aujourd'hui, c'est se priver potentiellement d'une voie diplomatique utile par ailleurs... Il s'agit là de pragmatisme, non d'aveuglement !

M. William Molinié. - On peut s'interroger sur les solutions à mettre en oeuvre pour lutter contre les trafics de stupéfiants, mais on peut aussi se poser la question sous l'angle des « buts de guerre ». Chaque mois, 60 tonnes de cannabis entrent sur le territoire français ; dans les meilleurs mois, les saisies atteignent 10 tonnes. La proportion est donc faible et, surtout, il n'y a pas de rupture dans la chaîne d'approvisionnement. Quel est donc le « but de guerre » ? J'aimerais le comprendre... Cherche-t-on à contenir l'évolution du trafic de stupéfiants, l'accompagner ou la réfréner ? À mon sens, tous les moyens mis en place doivent être choisis à la lumière de la réponse à cette question.

M. Philippe Pujol. - Sur l'approche sociale, commençons par un zoom arrière, et par le consommateur - pour une consommation qui, en règle générale, n'est pas festive. Il y a un travail à faire dans ce domaine, et il ne peut se faire que dans un cadre légal, comme le suggèrent certains addictologues. Ainsi, une personne interrogée par un médecin du travail déclarera plus facilement une consommation un peu abusive, s'il est question d'alcool plutôt que de cocaïne. Or ce n'est qu'à partir de là que l'on peut entrer dans un processus de soins.

J'en viens aux vulnérables.

À Marseille, et probablement ailleurs, la population des mineurs non accompagnés n'est pas la plus aidée. Or c'est une population vulnérable, qui donne aux petits dealers une main d'oeuvre idéale.

Par ailleurs, dans le secteur de l'action éducative en milieu ouvert, les foyers sont saturés. On y a effectivement placé un certain nombre de jeunes qui se faisaient frapper chez eux pendant le confinement. Mais, loin d'être protégés, ceux-ci peuvent au contraire y tomber dans des problèmes de drogue et être recrutés.

S'agissant des jeunes vulnérables des cités, il faut cibler les mères seules et les grandes fratries. Un enfant qui, n'ayant pas sa clé pour rentrer chez lui après le collège, va attendre en bas en jouant dans la cour est fichu. Il faudrait des lieux où ces jeunes puissent attendre ; c'est le rôle des centres sociaux, mais il y en a moins et, pour différentes raisons, ils sont moins attractifs.

Si l'on remonte encore le système, il y a aujourd'hui cinq douaniers à Port-Saint-Louis-du-Rhône. Certes, on peut installer des scanners, mais ils ne serviront à rien pour un conteneur de charbon de bois, dont la densité est exactement la même que celle du shit ou de la cocaïne. Il faut donc des moyens humains, notamment pour la douane judiciaire.

Enfin, quel est le modèle français ? En France, il n'y a pas vraiment une mafia, c'est-à-dire de banditisme qui corrompt et tient d'une main ferme des politiques ou des magistrats ; il repose plutôt sur le clientélisme. C'est plus subtil. Les trafiquants ont des associations, des entreprises, différentes structures qui vont travailler indirectement pour l'élu, notamment sous l'angle électoral. Cela peut paraître dérisoire et amusant, cela relève de la galéjade, mais la permanence de ce système le rend en réalité très puissant. Il y a donc très peu de corruption, mais beaucoup de clientélisme, et cela se combat par l'action de services d'inspection administrative. Cette action n'est pas des plus médiatiques ; elle est pourtant essentielle. Or ces structures ont été affaiblies depuis plusieurs années.

La problématique est donc multisectorielle et il y a de très nombreuses orientations à suivre.

M. Jérôme Durain, président. - Je vous remercie.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 18 h 40.

Mercredi 20 décembre 2023

- Présidence de M. Jérôme Durain, président -

La réunion est ouverte à 17 h 00.

Audition de MM. Michel-Ange Jérémie, maire de Sinnamary, président de l'Association des maires de Guyane (en téléconférence), et Jean-Claude Labrador, maire de Roura (Guyane) (en téléconférence)

M. Jérôme Durain, président. - Nous procédons cet après-midi à l'audition de MM. Michel-Ange Jérémie et Jean-Claude Labrador, maires de communes guyanaises, qui sont avec nous en téléconférence.

Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite, messieurs, à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Michel-Ange Jérémie et M. Jean-Claude Labrador prêtent serment.

M. Michel-Ange Jérémie, maire de Sinnamary, président de l'Association des maires de Guyane. - Le narcotrafic est pour la Guyane un sujet prégnant et préoccupant. En Guyane, 53 % de la population vit sous le seuil de pauvreté, le taux de chômage est très fort et les narcotrafiquants, hélas ! ont « toute leur place ». Je serais ravi de collaborer avec vous dans le cadre de l'élaboration de ce rapport, en espérant, précisément, qu'il s'agira non pas d'un énième rapport, mais d'un document riche de solutions pérennes de prévention et de réinsertion, car nombre de personnes liées au narcotrafic veulent s'en sortir.

M. Jean-Claude Labrador, maire de Roura. - J'ai été fonctionnaire de police pendant trente ans : j'ai donc participé de près à la lutte contre ce phénomène. En tant qu'ancien président de la ligue de football de la Guyane, j'ai également eu à connaître du cas de joueurs sanctionnés pour usage de stupéfiants.

J'espère moi aussi que le travail que vous avez engagé portera ses fruits ; les entretiens que j'ai avec des jeunes qui sont passés par là montrent bien toute l'ampleur du problème : il y a de leur point de vue une certaine logique à consommer de la drogue pour mieux supporter leurs conditions de vie.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Vous êtes élus locaux et vous avez une certaine ancienneté dans les fonctions que vous exercez : comment jugez-vous l'évolution du narcotrafic en Guyane du point de vue de la population locale ? Quels constats avez-vous pu faire quant à l'évolution des conséquences négatives de ce trafic depuis que vous avez commencé à exercer vos mandats ?

M. Jean-Claude Labrador. - Je n'ai toujours pas compris ni ce qui motive précisément l'évolution du narcotrafic en Guyane ni quelle est exactement l'efficacité des mesures de répression. Depuis que le Suriname a mis en place un dispositif de détection, nous avons hérité de tous les trafiquants : ils viennent en Guyane pour rejoindre la métropole, et notamment par exemple des villes comme Le Mans, où un certain nombre de jeunes Guyanais se sont installés dans le trafic. Il faudrait commencer par instaurer un système de détection comme celui qui existe au Suriname.

J'estime par ailleurs que la procédure pénale est trop longue. J'ai moi-même, dans mes fonctions antérieures, assuré la garde de mules : je peux vous dire qu'entre l'extraction, la surveillance à l'hôpital et la procédure pénale, il y a du « pain sur la planche » ; et ceux de mes anciens collègues qui exercent encore me disent que les procédures n'ont pas été allégées. Les trafiquants profitent de la lenteur et de la complexité des procédures, sachant que, de toute façon, certaines mules arriveront à passer : il y a un taux de perte prévu dans leurs calculs dès le lancement d'une opération. C'est sans doute l'une des raisons pour lesquelles nous n'arrivons pas à réduire le trafic, qui a même plutôt tendance à s'intensifier.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Vous dites que le Suriname est plus performant que nous, ce qui engendre un report sur la Guyane. Vous dites aussi que, une fois les trafiquants identifiés et appréhendés, nos procédures sont trop longues et trop complexes, d'où une perte d'efficacité de nos services.

M. Jean-Claude Labrador. - Comment expliquer autrement que des trafiquants viennent de métropole, s'alimentent au Suriname et reviennent en Guyane d'où ils tentent de repartir avec le produit, alors qu'ils pourraient par le Suriname rejoindre Amsterdam et, de là, la France ? Les trafiquants ont pris en compte, dans leurs calculs de risques, le taux de perte de produits.

J'ai en tête l'exemple d'un trafiquant qui n'a été pris qu'à son cinquième voyage ; à sa sortie de prison, une voiture neuve l'attendait. Les trafiquants les appâtent de cette façon, et cela veut bien dire que les protagonistes de ce trafic ne sont pas malheureux... Quand la police aux frontières arrête un trafiquant de drogue, la procédure a à peine commencé que déjà un avocat, et non des moindres, apparaît pour assurer sa défense. Autrement dit, nous faisons face à un système qui est très bien organisé.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Quel jugement portez-vous sur la coopération entre police, gendarmerie et douanes ?

M. Jean-Claude Labrador. - Elle est très bonne. C'est notre système global de lutte contre le narcotrafic qui devrait être amélioré pour rendre plus performante la coopération entre ces différents services.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Qu'en est-il des moyens techniques qui sont mis à la disposition de nos services - je pense notamment aux scanners ?

M. Jean-Claude Labrador. - Si l'on mettait en place en Guyane le système de détection du mis en place au Suriname, je pense que l'on freinerait le trafic ; on le rendrait en tout cas beaucoup plus difficile. Hélas ! la La totalité du trafic, dans cette région, est reportée sur la Guyane.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Vous avez cité l'exemple d'une personne qui a été appréhendée, a purgé sa peine et, à l'issue de sa détention, a pu faire l'acquisition d'une voiture neuve et vivre au-dessus de ses moyens affichés apparents. Selon vous, y a-t-il là un véritable sujet ?

Il semble que l'on puisse vivre du trafic et même avoir, grâce au trafic, un train de vie qui est sans commune mesure avec les rémunérations « officiellement » perçues. Est-ce un enjeu ? Le cas échéant, comment y remédier ? Faut-il renforcer le contrôle sur le patrimoine, sur les comptes bancaires, sur le train de vie ? Pourriez-vous nous suggérer des moyens de lutter contre ces trafics financiers ?

M. Jean-Claude Labrador. - Il est devenu de plus en plus difficile de contrôler ce qui se passe en ces domaines : les « y a qu'à, faut qu'on » n'y feront rien. Je sais, par exemple, que des habitants de ma commune s'adonnent à des trafics : les gendarmes passent, procèdent à des contrôles inopinés ; malheureusement, le produit est caché et le business continue.

Faut-il mettre ces défaillances sur le compte des moyens qui sont mis à la disposition des forces de l'ordre ? Je ne sais pas. En tout état de cause, la situation devient très inquiétante.

La clé, c'est ce que j'appellerai la « rédemption ». Il faut sans doute faire davantage de prévention à la base, c'est-à-dire à l'école. J'ai vu récemment un reportage diffusé sur TF1 à propos d'un centre aéré qu'a ouvert la police nationale au sud de Toulouse, au Mirail, pour y faire de la prévention auprès de la jeunesse. Voilà une piste intéressante ! La formation et la sensibilisation à ces questions doivent se faire dès l'école, où la leçon de morale a malheureusement disparu...

L'enfant doit être sensibilisé, c'est-à-dire confronté, d'une manière ou d'une autre, à la réalité : il faut lui montrer des images de ceux qui ont consommé, y compris en les floutant. Je suis depuis longtemps chargé de mission à la sécurité routière : je sais combien les images frappent l'imagination et je sais quelles précautions il faut prendre en les diffusant. La présence d'un psychologue apparaît en particulier nécessaire à la réussite de tels programmes de prévention. Il me semble en tout cas indispensable d'intensifier la sensibilisation à l'école, sans falsifier la réalité.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - La Guyane est-elle frappée, à votre connaissance, par des phénomènes de corruption - dans les services administratifs des collectivités territoriales ou dans les services de l'État - liés aux masses financières qui y circulent ?

M. Jean-Claude Labrador. - Je dirais que non. Quand j'ai connaissance de telles situations, c'est que la presse en a parlé et que les affaires sont sur la place publique. Pendant ma carrière dans la police, j'étais motard et j'ai longtemps travaillé avec les collègues de la police judiciaire ; or, de mémoire, les affaires de corruption étaient peu fréquentes.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Celles dont vous avez eu connaissance concernaient-elles des services de l'État ou des collectivités territoriales ?

M. Jean-Claude Labrador. - Il s'agissait d'affaires privées.

Mme Valérie Boyer. - Vous avez dit tout l'intérêt de montrer des images aux enfants à l'école, et avez immédiatement ajouté que, le cas échéant, la présence d'un psychologue était indispensable. De telles images ne doivent-elles pas être montrées en présence d'un médecin scolaire ? Par là, j'entends bien sûr la médecine scolaire telle qu'elle devrait être...

Par ailleurs, quel doit être à votre avis le rôle des parents ? Comment apprendre aux parents à détecter les signes qui peuvent permettre de reconnaître que leur enfant consomme ou « deale », donc a des liens, d'une façon ou d'une autre, avec le narcotrafic ? N'y aurait-il pas des actions de ce genre à mener en Guyane ?

M. Khalifé Khalifé. - Je vous remercie, monsieur le maire, de votre témoignage.

On sait que la Guyane, pour le narcotrafic, est avant tout une plateforme. Quelle est l'importance de la consommation locale ? Disposez-vous en la matière de moyens de lutte et de prévention ? Quelles sont les répercussions d'une telle consommation sur les hospitalisations ?

M. Jean-Claude Labrador. - Je n'ai pas de chiffres, mais j'en parle avec des collègues sur le terrain. Nous sommes dans une situation très grave : la drogue est devenue banale. C'est pourquoi la sensibilisation doit se faire très tôt, au niveau scolaire. Nous vivons dans une société fragile. Nous préparons les élèves, mais certaines images peuvent être choquantes, malgré la présence de psychologues. Quoi qu'il en soit, c'est une expérience qu'il convient de mener. Dernièrement, au Mans, une mère de famille a impliqué ses enfants dans le trafic de drogue. Elle a été condamnée à neuf ans de prison, mais c'est la preuve que cela arrive. J'ai voyagé une fois avec un jeune. La méthode utilisée pour le détecter est banale : il ne savait même pas qu'il allait en France ni ce qu'il allait y faire. La police en a interpellé trois ou quatre de cette façon. Ces jeunes sont donc facilement repérables du fait de leur naïveté ou de l'appât du gain.

Il faut peut-être impliquer la médecine dans cette sensibilisation, mais je maintiens qu'il serait intéressant aussi d'agir en prenant pour modèle la mobilisation pour la sécurité routière. La situation est grave, il faut tenter quelque chose. Le principe du  100 %  contrôle en Guyane est contesté par certains. Il serait intéressant de démontrer qu'il a peut-être ses failles, mais qu'il a aussi permis d'interpeller des personnes et de les sanctionner pour trafic de drogues. Même s'il ne s'agit que de trois personnes, c'est déjà ça ! Dans ma commune, j'ai l'oeil, mais je ne peux rien faire de particulier, même en étant officier de police judiciaire, compte tenu du danger. Mieux vaut réunir les jeunes dans des structures pour les sensibiliser.

M. Michel-Ange Jérémie. - Le 100 % contrôle a considérablement modifié la donne, y compris dans nos communes. Auparavant, la drogue pouvait circuler aisément par la Guyane : il y avait une vingtaine de mules par vol. Ce trafic, qui touche davantage l'ouest guyanais et Saint-Laurent-du-Maroni, permettait au départ à des familles de vivre. Mais il se généralise de plus en plus : même des enfants de cadres et de médecins s'adonnent maintenant à ce business. Le 100 % contrôle a mis un frein à ce phénomène ; des jeunes de ma commune me l'ont dit très clairement. Dans un contexte de déscolarisation, la vie était facile, il suffisait de faire un voyage en France pour gagner 5 000 ou 10 000 euros. Depuis le 100 % contrôle, c'est beaucoup plus compliqué pour eux : le refoulement se fait au niveau de l'aéroport. Il y a une nouvelle donne. Les jeunes sont plus frileux à l'idée de partir, mais il. faut qu'on pense à leur réinsertion. Les jeunes qui sont harcelés par leur tête de réseau pour continuer de faire la mule savent qu'ils ont très peu de chances de passer : un jeune de ma commune s'est fait tabasser parce qu'il n'a pas pu ou voulu partir.

On mesure à présent l'inquiétude des jeunes. Les maires deviennent un maillon important. Certains vous nous disent carrément : « pouvez-vous m'aider ? » Pour la Guyane, le  100 % contrôle a marqué un coup d'arrêt et a fait naître une autre approche. Les trafiquants sont bien sûr toujours là, ils rôdent un peu partout. Nous sommes à présent confrontés à une violence intradépartementale : le jeune qui n'a pas pu partir se retrouve harcelé, certaines familles sont même menacées. Le dispositif peut donc être très pertinent, mais il contraint les mules à rester en Guyane, ce qui, à terme, pourrait mener à une explosion de la violence, en lien avec ce trafic de drogue.

Le poste de contrôle routier (PCR) d'Iracoubo a été déplacé au carrefour Margot à Saint-Laurent-du-Maroni. Cela a aussi beaucoup modifié l'approche. C'est un dispositif très opérationnel en termes de résultat par rapport à l'emplacement initial. Cela a aussi eu pour effet de concentrer beaucoup le trafic dans le Sud guyanais, et nous devons nous en inquiéter.

Je partage ce qui a été dit sur le rôle de l'école en matière de prévention. On a parlé des psychologues, mais, je le dis franchement, je n'ai pas de recette type à proposer. En discutant avec les jeunes, qui regardent beaucoup la télévision, on s'aperçoit que, pour eux, c'est de l'argent facile. Ils vous disent : « si je travaille, je ne gagnerai pas autant d'argent qu'en faisant la mule ou en devenant trafiquant. » Il faut donc faire de la prévention dès le plus jeune âge, pourquoi pas dès d'école l'école maternelle.

En effet, si, au départ, ces jeunes ont commencé à trafiquer pour aider leurs parents, la pratique s'est maintenant vraiment vulgarisée. Comment résister quand on est issu d'une famille indigente et que l'on voit son grand frère arriver avec une voiture neuve ou des chemises Lacoste de luxe ? Vu le niveau de pauvreté en Guyane - 53 % - et le taux de chômage, qui s'élève à 14 %, la solution la plus simple, pour eux, est souvent de faire la mule.

On doit surtout mettre l'accent sur la réinsertion et sur la protection des personnes refoulées à l'aéroport grâce au 100 % contrôle. Beaucoup d'entre elles ont ingéré de la drogue. Que doivent-elles dire à leurs commanditaires ? Comment éviter qu'elles se fassent passer à tabac ? Le dispositif fonctionne, mais que fait-on des jeunes qui n'ont pas pu passer et qui ont toujours le produit avec eux ?

M. Olivier Cadic. - Dans le développement du trafic, on nous a signalé la présence de factions brésiliennes en prison à Cayenne. Cela ne pourrait-il pas expliquer le fait que des jeunes ressortent de prison comme s'ils avaient été recrutés ? C'est ce qui s'observe en matière de terrorisme. À la différence des Antilles, vous avez une frontière terrestre difficile à contrôler. Lors d'une audition précédente, on a parlé de Manaus comme d'une plaque tournante de la drogue en provenance de Colombie et du Pérou. La porosité de la frontière avec le Brésil ne facilite-t-elle pas le trafic ? Quelles sont vos observations et vos préconisations ?

Lorsque vous parlez du Suriname, faites-vous bien référence aux systèmes par rayons X, qui permettent de détecter la drogue dans les aéroports en scannant tous les passagers ? Nous pourrions envisager une évolution législative pour imposer un procédé identique.

M. Jean-Claude Labrador. - Nous sommes voisins avec le Suriname et le Brésil. Les appareils de détection mis en place au Suriname ont beaucoup contribué à la diminution du trafic. Comme on dit au football, c'est pour nous une passe en retrait. Reproduire ce système, ce serait selon moi C'est en effet la façon la plus efficace de réduire, voire d'annihiler, le trafic de drogue en Guyane. Le 100 % contrôle est une très bonne chose, mais même s'il y a des ratés.

Je ne sais pas trop ce qui se fait au Brésil. Une voie aérienne est désormais ouverte entre nos territoires. Le trafic doit aussi s'opérer par bateau, ce n'est pas une nouveauté. Il faudrait peut-être mettre en place le 100 % contrôle pour le Brésil comme pour la métropole. Il serait en effet important, selon moi, de contrôler tous les vols et pas seulement ceux à destination de l'Hexagone.

M. Michel-Ange Jérémie. - Il doit certainement y avoir des recrutements en prison. Le Suriname est également un pourvoyeur. L'ancien président surinamais Déesi Bouterse, aujourd'hui condamné à vingt ans de prison , était un trafiquant de drogue. Le Brésil a aussi toujours été une plaque tournante. Nos frontières sont poreuses et elles le resteront, mais il faut se mettre au même niveau que les pays voisins où les contrôles dans les aéroports, notamment au Suriname, ont mis un sérieux coup d'arrêt aux trafics.

Certes, en Guyane, les contrôles sont très rigoureux. Ils ne respectent peut-être pas forcément les normes de la législation française ou européenne, mais nous sommes dans un territoire sud-amazonien :, nous devons apporter des réponses sud-amazoniennes. Il importe également de mettre en place une coopération renforcée avec nos voisins. Cette démarche reste peut-être compliquée pour la France, mais ces pays-là vivent de ces trafics.

Vous nous avez interrogés sur la masse des flux financiers. Il faut bien comprendre que la Guyane est une zone de transit vers l'Europe. Le trafic profite davantage aux pays qui envoient la drogue, c'est-à-dire le Brésil et le Suriname. En Guyane, hormis quelques « gros coups », ils ne recrutent que des mules. Il n'y a donc pas de gros flux financiers. Nous sommes un territoire de transit. Les autres pays ont compris le système : nous avons beaucoup de jeunes, une forte démographie, 50 % de la population a moins de  25 ans, c'est peut être un marché pour eux. Pour mettre un coup d'arrêt à ce trafic, la réponse doit être, je le répète, sud--amazonienne.

M. Jean-Claude Labrador. - Je confirme les propos de mon collègue Michel--Ange Jérémie. Le transfert de fonds se fait ailleurs. Ici, quand quelqu'un est dans le trafic, on le repère facilement parce que son train de vie change. C'est donc vite vu ! Les trafiquants s'en sont peut-être rendu compte et procèdent donc différemment.

M. Jérôme Durain, président. - Nous vous remercions très chaleureusement de votre participation.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de MM. Hugues-Lionel Galy, directeur interrégional des douanes Antilles-Guyane (en téléconférence), Richard Marie, directeur régional des douanes de Guyane (en téléconférence), Philippe Jos, directeur territorial de la police nationale de Guyane (en téléconférence), Philippe Mouradian, major, chef par intérim de l'Office antistupéfiants de Guyane (en téléconférence), et Jean-Christophe Sintine, général de brigade, commandant de la gendarmerie de Guyane (en téléconférence)

M. Jérôme Durain, président. - Nous auditionnons maintenant M. Hugues-Lionel Galy, directeur interrégional des douanes Antilles-Guyane ; M. Richard Marie, directeur régional des douanes de Guyane ; M. Philippe Jos, directeur territorial de la police nationale de Guyane ; M. le major Philippe Mouradian, chef par intérim de l'Office antistupéfiants de Guyane ; et M. le général de brigade Jean-Christophe Sintine, commandant de la gendarmerie de Guyane, tous en téléconférence.

Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Messieurs, je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Hugues-Lionel Galy, M. Richard Marie, M. Philippe Jos, M. Philippe Mouradian et M. Jean-Christophe Sintine prêtent serment.

M. Philippe Jos, directeur territorial de la police nationale de Guyane. - La problématique du trafic de stupéfiants est très prégnante en Guyane, notamment parce que nous sommes une zone de passage qui exporte massivement vers les territoires métropolitains. Ce constat, tout le monde le connaît.

Au cours de la période récente - sur l'année écoulée -, nous n'avons pas constaté d'évolution notable dans la teneur de ce trafic : celui-ci reste centré autour de la cocaïne et ne se développe pas vers d'autres produits. Le trafic de cannabis, d'herbe ou de résine demeure marginal, en tout cas à notre connaissance.

Ce trafic a évidemment un impact sur la criminalité connexe, mais cet impact est bien moindre que ce que l'on peut constater dans certains territoires métropolitains, comme à Marseille, où de véritables guerres de gangs existent autour du trafic ou du contrôle des points de deal les plus rentables. Pour l'heure, nous ne connaissons pas de situation similaire.

Les moyens mis à la disposition des services de sécurité par l'État pour lutter contre ce phénomène sont importants, du moins pour ce qui concerne la police. Je pense à l'Office antistupéfiants (Ofast), qui est en quelque sorte le bras armé en la matière sur l'ensemble du territoire, que ce soit en zone police ou en zone gendarmerie, avec évidemment une focale sur tout ce qui a trait à l'aéroport.

La coordination se passe très bien entre les différents services de l'État - gendarmerie, douanes et police -, et ne soulève pas de difficulté.

À mon sens, l'Ofast fonctionne aujourd'hui de manière très intéressante, en tout cas bien mieux que par le passé, avec une cellule de renseignement opérationnel sur les stupéfiants (Cross) dont l'activité se développe également. Les analyses qu'elle produit sont diffusées auprès de l'ensemble des partenaires.

Je veux rappeler quelques-uns des résultats obtenus, plus spécifiquement s'agissant du trafic aérien. Alors que, en 2022, 311 personnes avaient été interpellées et que 526 kilogrammes avaient été saisis sur les aéroports parisiens d'Orly et de Roissy, ces chiffres ont notablement diminué depuis le début de l'année 2023, passant respectivement à 138 personnes et 221 kilogrammes. Autrement dit, les interpellations menées par nos collègues d'Orly et de Roissy ont diminué de 79 %.

Concomitamment, nous n'avons jamais interpellé autant de mules sur la plaque de l'aéroport de Cayenne, puisque les interpellations ont connu une hausse de 26 %. Grâce à la préfecture, nous avons pu mettre en place le fameux dispositif « 100 % contrôle », auquel participent directement la gendarmerie et les douanes. Je rappelle que celui-ci vise à travailler sur les flux au départ de Cayenne pour éviter les arrivées massives de « mules » sur le territoire national.

Enfin, sur la saturation des services, nous avons réussi à absorber l'augmentation de l'activité judiciaire et la mise en place d'une activité administrative soutenue grâce à ce travail de coordination, avec la gendarmerie sur l'aéroport, mais aussi avec les douanes, qui ont développé leurs propres process, et grâce à un important travail de réorganisation au niveau de la police nationale, avec une répartition plus efficiente entre nos différentes branches et nos différents services, entre l'Ofast, le service territorial de police judiciaire (STPJ), mais aussi la police aux frontières (PAF), de sorte que chacun puisse contribuer à cet afflux de travail.

La coopération avec les États voisins est très limitée.

Le travail du renseignement est en train de se développer, mais les premiers retours sont d'ores et déjà intéressants. De fait, le renseignement territorial participe lui aussi à la Cross et produit de la documentation opérationnelle.

Nos relations avec les élus locaux sont à peu près inexistantes, mais ce n'est pas forcément choquant en soi.

S'agissant de la Joint InterAgency Task Force ou de la problématique des garde-côtes, nous ne sommes pas directement concernés, contrairement à ce qui peut se passer en Martinique, par exemple.

Général de brigade Jean-Christophe Sintine, commandant de la gendarmerie de Guyane. - Je commande la gendarmerie de Guyane depuis un an et demi.

Je souligne le travail réalisé conjointement avec la police et les douanes. Tous les jours, nous travaillons main dans la main sur la plupart des dispositifs, notamment à l'aéroport.

Ainsi, la gendarmerie complète le dispositif phare qu'est le « 100 % contrôle » par la sécurisation des contrôles, avec des gendarmes mobiles qui viennent notamment appuyer la police aux frontières dans le contrôle des individus potentiellement porteurs de cocaïne.

En outre, au-delà des points de contrôle au niveau de l'aéroport, où chacun sait qu'il sera contrôlé, du fait du 100 %, la gendarmerie a mis en place un point de contrôle routier à Margot, une crique à la sortie de la commune de Saint-Laurent-du-Maroni. Ce point de contrôle routier contrôle, de façon aléatoire, mais 24 heures sur 24 et sept jours sur sept, les véhicules qui quittent Saint-Laurent-du-Maroni et se dirigent vers Cayenne. Étant réalisés dans la zone des 20 kilomètres et sur réquisition régulière du procureur de la République, ces contrôles d'identité et des coffres des véhicules ne posent pas de difficulté particulière.

Il y a une coordination avec la Cross, puisque toutes les personnes criblées par celle-ci sont transmises au point de contrôle routier de Margot, ce qui permet d'exercer une vigilance particulière sur les véhicules qu'elles utilisent, dans l'objectif de trouver de la cocaïne dans leurs véhicules ou leurs bagages.

Il y a donc un vrai travail en amont, qui est complété par des contrôles aléatoires un peu partout sur le territoire.

En 2023, grâce à l'ensemble de ces dispositifs, la gendarmerie a saisi moins de cocaïne sur le territoire : 55 kilogrammes, contre 75 en 2022 et 78 en 2021. Nous avons interpellé moins de mules lors des contrôles aléatoires, ce qui donne l'impression que le nombre de mules circulant en Guyane a diminué.

J'en viens à la criminalité connexe - pour ma part, je parlerais plutôt de criminalité « alternative » compte tenu de ce qui se passe actuellement à Saint-Laurent-du-Maroni. En effet, on observe, dans cette commune, une montée en puissance de la délinquance acquisitive, avec des vols à main armée de téléphones portables, d'argent liquide, de bijoux, réalisés au moyen d'armes de poing et de chasse. Cette délinquance est assez violente.

Nous analysons cette augmentation assez importante des vols à Saint-Laurent-du-Maroni comme une conséquence potentielle des contrôles mis en place sur le territoire et à l'aéroport et du fait qu'il y aurait donc moins d'argent issu du trafic de stupéfiants. Le constat est assez sévère : sur les onze premiers mois de l'année, on enregistre une augmentation de 70 % des vols à main armée, et une augmentation de manière plus générale de la délinquance sur voie publique et de la délinquance alternative.

Parallèlement, on observe un phénomène nouveau : en un mois, nous avons saisi, au point de contrôle de Margot, 50 kilogrammes de cannabis en provenance du Guyana ou du Suriname, à des fins de consommation locale, ce qui est rarement le cas de la cocaïne. Nous constatons, depuis à peine deux mois, l'émergence d'un trafic local de cannabis pour la consommation des Guyanais. Nous n'avons pas encore pu analyser ce phénomène très finement, mais il convient de se demander si ce trafic nouveau ne serait pas lui aussi un moyen de récupérer le manque à gagner lié à la baisse du trafic de cocaïne. C'est une possibilité qu'il faut envisager.

Pour ce qui concerne la coopération policière avec le Brésil et le Suriname, je rappelle l'existence en Guyane d'un centre de coopération policière à Saint-Georges-de-l'Oyapock, avec un policier de la PAF, trois gendarmes et deux agents brésiliens. La coopération policière avec le Brésil est donc organisée, ce qui est moins le cas avec le Suriname, même si nous avons des échanges réguliers avec la police et la justice de ce pays, notamment sur les trafics de cocaïne, qui viennent essentiellement du Suriname. Cependant, la coopération avec ce pays est tout de même moins développée sur le plan opérationnel.

M. Richard Marie, directeur régional des douanes de Guyane. - J'exerce les fonctions de directeur régional des douanes de Guyane depuis près de deux ans.

Avec la mise en place du « 100 % contrôle » à partir du 31 octobre 2022, les forces de sécurité intérieure et la douane, qui n'y appartient pas en tant que telle, ont vécu une révolution copernicienne.

Auparavant, chacun faisait des saisies et, tous les jours, les services étaient saturés, notamment les services d'enquête, dont l'Ofast, qui, à mon sens, a vocation non pas à s'occuper des mules, mais à démanteler les filières - encore faut-il en avoir le temps...

Notre réflexion collective est partie de la mise en place d'une politique d'entrave et de refoulement reposant sur les arrêtés anti-mules. Nous ignorions combien il pouvait y avoir de mules par avion, mais leur nombre était manifestement très sous-estimé. En effet, lorsque nous avons lancé les premiers tests, nous avons sollicité les compagnies aériennes pour qu'elles envoient à l'ensemble des passagers un SMS leur demandant de se présenter quatre heures avant l'embarquement en raison d'un contrôle 100 %, réalisé par la police et les douanes. Compte tenu du nombre de « no show » qui se sont alors produits - entre 30 et 50, alors qu'il y en a entre 5 et 10 sur un vol commercial classique -, nous en avons déduit qu'il pouvait y avoir entre 30 et 50 mules par vol. D'où la mise en place de la stratégie « 100 % contrôle », qui a représenté une révolution copernicienne, notamment pour la douane. Il s'agit en effet de réduire la quantité, de traiter moins d'affaires, mais des affaires de plus belle qualité, afin de démanteler, par un travail d'enquête réalisé par des policiers spécialisés issus de l'Ofast de Guyane, des filières en amont et en aval.

Rapidement, nous avons vu les profils des passeurs changer radicalement. La douane a été repositionnée sur le coeur de son métier, c'est-à-dire le contrôle des marchandises et des valises à l'aéroport. C'est basique, mais cela marche bien : nous avons réduit le nombre d'affaires traitées, mais nous découvrons des quantités intéressantes de produits illicites, par exemple dans des valises à double fond, et nous arrivons à démanteler et à mettre en évidence des réseaux criminels qui peuvent même être internes au circuit aéroportuaire.

Je précise également que les brigades de Saint-Laurent-du-Maroni constatent que la cocaïne provient bien davantage du Suriname que du Brésil. Elles sont concernées par ce dispositif « 100 % contrôle », puisque ces unités servent également de vigie et d'alerte pour des contrôles réalisés dans l'aéroport.

La douane entretient des relations particulières avec les élus, car elle est rattachée au ministère des comptes publics. Nous avons donc des relations privilégiées avec des élus, notamment parce que nous collectons l'octroi de mer.

Major Philippe Mouradian, chef par intérim de l'Office antistupéfiants de Guyane. - L'Ofast, dont je suis chef par intérim, est un service interministériel. (La communication est intermittente et la bande audio est partiellement exploitable.) [...]

La direction territoriale a augmenté nos effectifs et nous a confié deux missions principales : le traitement des [...] personnes interpellées et le démantèlement des réseaux. Cette mission a été en grande partie remplie cette année. En fin d'année [...], notre service a été réorganisé avec la création de [...] réseaux. Je rejoins le chef des douanes lorsqu'il précise que le démantèlement de réseaux est essentiel, notamment en Guyane.

Le taux de pureté de la cocaïne saisie en Guyane est de plus en plus élevé, de 85 % à 90 %. La cocaïne est de meilleure qualité.

Lors des opérations « 100 % contrôle » réalisées dans les aéroports [...], les trafiquants essaient toujours, par des moyens détournés et notamment par la compromission, de faire passer la drogue vers la métropole. [...] Nous souhaitons développer un partenariat [...] en espérant que la coopération policière soit la meilleure possible dans les prochains mois et les prochaines années.

M. Hugues-Lionel Galy, directeur interrégional des douanes Antilles-Guyane. - Je suis présent à cette table ronde afin d'évoquer les détournements de trafics vers la zone des Caraïbes, comme nous l'avons fait lors de l'audition des forces de sécurité de Guadeloupe et de Martinique. Ces trafics se sont mis en place au début de l'année 2023, à la suite de la mise en place du dispositif « 100 % contrôle » en Guyane, même s'ils sont restés, dans les constatations que nous avons pu faire, relativement mesurés.

En revanche, il est évident, comme les intervenants précédents l'ont indiqué, que le territoire de la Guyane, qui comporte de longues frontières fluviales, est relativement difficile à maîtriser pour toutes les forces de sécurités réunies. Les contrôles en deuxième rideau instaurés au départ de Cayenne représentent véritablement une avancée extrêmement efficace dans la lutte contre les produits stupéfiants.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Vous avez été plusieurs à aborder, directement ou indirectement, le sujet du contrôle des mules, notamment à l'aéroport, ainsi que la gestion de ces contrôles et des procédures coûteuses permettant de traduire ces mules devant les juridictions et de les sanctionner. Auriez-vous des suggestions afin d'identifier les points de complexité de ces contrôles et de ces procédures ? Je ne dis pas que ces contrôles et ces procédures sont inutiles, mais ils pourraient être simplifiés dans leur pratique. Quelles suggestions pouvez-vous nous faire dans ce domaine ?

M. Philippe Jos. - Selon le constat dressé par nos prédécesseurs et par nos services, la seule judiciarisation de la lutte contre le trafic était inopérante. Il a été décidé de mettre en place un dispositif fondé sur le recours à des actes administratifs, et sur des arrêtés de refus d'embarquement. Cela a permis d'avoir un impact massif [...]. Auparavant, après deux ou trois interpellations, nous saturions toutes nos capacités de traitement judiciaire et de gestion médicale de ces personnes [...]. Ensuite, il faut apporter une réponse pénale dans des délais de moins de deux ans. Actuellement, les délais de traitement des convocations par des officiers de police judiciaire s'étirent jusqu'en mai 2025. Autant dire que cela prête à sourire...

Notre réussite collective, celle de l'État, c'est d'avoir réussi à mettre en place et à conserver depuis plus d'un an un dispositif qui nous permet d'empêcher la grande majorité des personnes voulant passer des produits stupéfiants en métropole d'arriver à leurs fins.

La spécificité de la Guyane, c'est le mode de transport privilégié pour la cocaïne, à savoir l'ingestion. C'est ce qui fausse tout. On trouve encore, comme dans la majorité des autres contrées, des personnes faisant passer la drogue dans des valises, des chaussures, des perruques ou des sous-vêtements, mais elles sont une minorité. [...] Quand vous faites [un contrôle de personnes transportant] de la cocaïne avec eux [...] vous vérifiez leur état [...] même si la digestion dure 96 heures. [...] Nous sommes obligés de prendre en compte la dimension médicale de la question.

Or le nombre de places médicalisées est limité : il n'y a que neuf places à l'hôpital de Cayenne. [...] Cela nous oblige à démultiplier les effectifs dans des chambres non sécurisées, afin d'empêcher ces personnes de s'échapper. [...] Nous une pérennisation de ce dispositif « 100 % contrôle » pour avoir un impact sur le trafic de stupéfiants.

M. Jérôme Durain, président. - Je ne vous cache pas que nous avons des problèmes de connexion et que nous vous entendons assez mal. Pourrez-vous nous envoyer une réponse écrite à ce point précis soulevé par le rapporteur ?

M. Laurent Burgoa. - Je souhaite poser deux questions rapides. Y a-t-il un groupe interministériel de recherche (GIR) en Guyane ? Sinon, serait-il opportun d'en créer un ?

Ma deuxième question est liée à la corruption, qui n'est jamais loin lorsqu'il y a des narcotrafiquants. Avez-vous constaté des cas de corruption en Guyane ?

Général de brigade Jean-Christophe Sintine. - Je laisserai le directeur territorial de la police nationale de Guyane vous répondre au sujet de la corruption : il pourra vous éclairer sur une situation qui a pleinement été prise en compte.

Concernant votre première question, oui, il existe un GIR en Guyane, qui est commandé par un officier de gendarmerie et implanté à Cayenne. Il travaille sur toute l'économie souterraine, qui dépasse d'ailleurs largement les trafics de stupéfiants. Je ne dispose pas des chiffres exacts, mais l'officier en question m'a récemment indiqué que nous en sommes à plus de trois millions d'euros d'avoirs criminels saisis, ces résultats étant en forte hausse.

M. Philippe Jos. - Au sujet de la corruption, une affaire récente nous a beaucoup touchés : [...] L'interpellation de plusieurs de nos policiers adjoints affectés à l'aéroport de Cayenne dans le cadre d'un dossier de trafic de stupéfiants. L'Ofast a identifié [...] une dizaine de garçons et de filles [...] de région parisienne [...] je ne rentrerai pas dans le détail du dispositif [...] depuis la livraison [...].

M. Jérôme Durain, président. - Nous rencontrons des problèmes de communication. Pourrez-vous nous transmettre une réponse écrite à cette question ?

Mme Marie-Laure Phinera-Horth. -Lors de mon déplacement en Guyane avec le sénateur Olivier Cigolotti, ancien président de la mission d'information sur le trafic de stupéfiants en provenance de Guyane, nous avions constaté que certains passagers contrôlés à leur retour de Paris avaient en leur possession de l'argent liquide, certainement issu du trafic de stupéfiants. Pouvez-vous nous faire un point sur ces contrôles ?

Par ailleurs, il semblerait que les boutiques de luxe des aéroports parisiens soient des passages obligés pour les mules qui rentrent en Guyane. Existe-t-il des moyens de contrôler les sommes dépensées, souvent en liquide, dans ces boutiques ?

Enfin, Gabriel Attal, alors ministre délégué chargé des comptes publics, avait annoncé il y a un an une augmentation des effectifs douaniers, notamment à l'aéroport Félix-Éboué de Cayenne. Pouvez-vous faire le point sur vos effectifs ? Vous manque-t-il encore des agents pour mener à bien vos missions ?

(La communication ne fonctionne pas.)

M. Jérôme Durain, président. - Nous ne parvenons plus du tout à vous entendre. Nous attendons là encore une réponse écrite sur ces questions.

Vous non plus, monsieur Galy, nous n'arrivons plus à vous entendre. Malheureusement, ces problèmes techniques empêchent nos échanges.

Nous allons donc poser une nouvelle question et attendre des réponses écrites de votre part.

M. Khalifé Khalifé. - Vous avez parlé des contrôles à l'aéroport de Guyane pour des destinations autres que l'Europe, vers les Antilles, l'Amérique du Nord, la Martinique ou la Guadeloupe. Pourriez-vous détailler ces contrôles ?

Ma deuxième question est liée à votre sécurité, vous, agents de l'État. Même si vous rencontrez peut-être moins souvent des gros bonnets que des petites mains, des passeurs et des mules, votre sécurité est-elle menacée dans vos fonctions ?

Y a-t-il des coopérations avec les pays voisins, ou est-ce le principe du chacun pour soi qui prévaut ?

(La communication ne fonctionne pas.)

M. Jérôme Durain, président. Messieurs, nous ne vous entendons pas suffisamment bien pour que cela rende justice à la qualité de vos arguments.

Nous déplorons ne pas avoir pu tirer davantage d'informations de cette table ronde. Nous vous remercions, et nous attendons vos contributions écrites afin de compléter les informations que nous avons reçues.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Mahrez Abassi, président du tribunal judiciaire de Cayenne (en téléconférence), Mme Hélène Sigala, première vice-présidente chargée des services pénaux au tribunal judiciaire de Cayenne (en téléconférence), MM. Yves Le Clair, procureur de la République près le tribunal judiciaire de Cayenne (en téléconférence) et Alexandre Rousselet-Magri, substitut placé auprès du procureur général près la cour d'appel de Cayenne (en téléconférence)

M. Jérôme Durain, président. - Je vous remercie de participer à cette audition en téléconférence. Nous allons commencer par une prestation de serment formelle, qui est requise par notre commission d'enquête, en vous rappelant qu'un faux témoignage devant notre commission serait passible, des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite donc chacune et chacun d'entre vous à prêter serment successivement, de dire toute la vérité, rien que la vérité en levant la main droite et en disant «  Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Mahrez Abassi, Yves Le Clair, Mme Hélène Sigala et M. Alexandre Rousselet-Magri prêtent serment.

M. Jérôme Durain, président. - Je vous remercie d'avoir satisfait à cette obligation. Un questionnaire qui traduit nos principales préoccupations aux fins d'obtenir des informations à l'issue de cette audition, vous a été transmis Je vous propose de présenter un propos liminaire qui sera suivi de questions.

M. Mahrez Abassi, président du tribunal judiciaire de Cayenne. - Le procureur de la République, M. Yves Le Clair et moi-même, avons échangé avec nos collègues. Ce seront des réponses à deux voix, celle du parquet et celle du siège de Cayenne. M. le procureur de la République près le tribunal judiciaire de Cayenne, qui sera accompagné M Alexandre Rousselet-Magri, substitut placé auprès du procureur général près la cour d'appel de Cayenne, prendra la parole en premier pour vous apporter des éléments. En ce qui concerne le siège, Mme Hélène Sigala, première vice-présidente chargée des services pénaux au tribunal judiciaire de Cayenne, et moi-même, compléterons les propos de nos collègues du parquet qui sont en première ligne, car notre travail est complémentaire.

M. Yves Le Clair, procureur de la République près le tribunal judiciaire de Cayenne. - Au titre de mon propos liminaire, je souhaiterais formuler trois observations avant de répondre aux questions que vous m'avez transmises.

La première est d'ordre géographique. La Guyane est tout simplement « une porte ouverte vers l'Amérique du Sud, sur ces maux, ses nombreux maux ». Outre le narcotrafic qui nous intéresse aujourd'hui, la Guyane connait « un niveau de criminalité, de violence et d'usage des armes, qui est totalement inconnu en Europe ». C'est dans cet environnement que s'inscrit le trafic de stupéfiants parmi toutes ces problématiques auxquelles nous sommes confrontés au quotidien.

Ma deuxième observation porte sur l'action qui est conduite. Cette dernière ne sort pas d'une invention hors sol. Elle s'inscrit et elle est l'application de la circulaire du 29 septembre 2022 relative à la politique pénale territoriale pour la Guyane. Nous sommes une des seules juridictions en France à avoir une circulaire de politique pénale territoriale dans laquelle s'inscrit, bien entendu, la lutte contre les stupéfiants.

Troisième observation, cette lutte est articulée autour d'une « politique d'optimisation transverse de tous les outils juridiques dont dispose l'ensemble des partenaires pour essayer de porter atteinte à ce qui a le plus de valeur, au-delà du produit, à savoir l'acte logistique de projection des stupéfiants depuis l'Amérique du Sud vers l'Europe, où le produit va acquérir sa véritable valeur ajoutée ». Les deux points de d'exportation sont essentiellement l'aéroport et le port. C'est donc sur cette dimension logistique que se concentrent tous nos efforts.

Ces éléments de contexte sont nécessaires pour vous donner un ordre d'idées en termes de violence. « Plus d'un tiers de l'ensemble des vols à main armée constatés par la gendarmerie nationale ont lieu en Guyane. » Cela vous donne une idée du niveau d'intensité auquel nous sommes confrontés avec la présence d'organisations criminelles sud-américaines, appelées les « factions brésiliennes » qui constituent une vraie problématique et une véritable menace non seulement pour la sécurité de la Guyane mais aussi pour celle de la métropole. En effet, ces factions ont des velléités d'exporter leurs mécanismes mafieux en France.

Enfin, on appelle « mules » des individus qui sont porteurs in corpore d'ovules de cocaïne pour des quantités qui varient autour d'un kilogramme à 1,5 kilogramme. Après ces éléments liminaires que je voulais vous livrer avant d'évoquer les réponses aux questions que vous avez eu la courtoisie de nous transmettre, je laisse la parole au M. Mahrez Abassi, président du tribunal judiciaire de Cayenne, aux fins de compléter ces quelques éléments introductifs.

M. Mahrez Abassi, président du tribunal judiciaire. - Ce qui est très important de souligner, c'est qu'indépendamment des éléments qui vous seront apportés par les magistrats du parquet ou du siège avec Mme Hélène Sigala, qui en tant que première vice-présidente chargée des services pénaux au tribunal judiciaire, traite des difficultés au quotidien, dans le cadre des audiences, il existe une problématique beaucoup plus structurelle, beaucoup plus globale, qui n'apparaît pas dans vos questions ou y figure peut-être en filigrane : il s'agit des moyens que l'on veut bien se donner pour mener une lutte efficace contre ce narcotrafic. Il me semble donc important d'ajouter qu'au-delà des dispositions législatives, décrétales, des politiques pénales, dont M. le procureur et M. le substitut, développeront bien mieux que nous, au-delà de tout cela, il y a aussi des moyens humains. « Pour lutter contre la logistique du narcotrafic, il faut que nous ayons une logistique judiciaire efficace. » Un certain nombre d'avancées importantes ont eu lieu par le biais et grâce au ministère de la justice, avec la création notamment de brigades d'Outre-mer, composées de magistrats et de fonctionnaires qui viennent nous aider. Toutefois, nous avons encore besoin d'un renforcement notable des moyens humains, que ce soit au sein du tribunal ou que ce soit par l'entremise des forces de sécurité intérieure ou de services d'enquête. Il est, en effet, important de souligner « la dimension humaine qui est la seule dimension qui vaille, lorsque vous avez tous les outils qui sont réunis. »

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Je vous remercie de ces interventions liminaires. Vous avez rappelé qu'un tiers des vols à main armée, ont lieu en Guyane. Quel est le lien entre ces vols à main armée et le trafic de stupéfiants ?

M. Yves Le Clair, procureur de la République. - Je vais être extrêmement modeste et humble sur la réponse à votre question, en rappelant qu'il y a trois points qui sont objectivés. Le premier porte sur le constat d'une augmentation de l'appropriation violente de la voie publique avec usage d'armes à feu. C'est une évidence sur l'ensemble de la Guyane, avec une concentration sur la région de Saint-Laurent du Maroni. Mon deuxième point est que l'économie de ruissellement a été mécaniquement perturbée par la politique qui a été mise en oeuvre en matière de lutte contre les stupéfiants. C'est très clair en ce qui concerne les mules. Quant à mon troisième point, on observe que les mules résidant en Guyane, qui sont condamnées majoritairement selon la procédure du plaider coupable ou comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC), n'ont pas du tout le profil d'auteurs de vols à main armée.

Je suis donc incapable aujourd'hui, d'établir un lien entre la politique conduite en matière de lutte contre les stupéfiants et l'augmentation des vols à main armée. Le trafiquant de stupéfiants et le voleur à main armée n'ont pas du tout les mêmes profils et n'utilisent pas les mêmes modes opératoires. Établir un lien entre les deux relèverait de la spéculation dans laquelle je ne veux pas me lancer. Le constat d'augmentation des vols à main armée et l'emploi des armes, est partagé régionalement puisque mes collègues de Macapá ont attiré mon attention sur ce phénomène au Brésil, lors d'une rencontre qui s'est tenue il y a un mois et demi. J'aurais donc tendance à penser que c'est un comportement régional plus qu'un comportement directement lié à la perturbation qu'on a provoquée sur le flux logistique. La mule de Saint Laurent du Maroni ne correspond pas du tout au profil des personnes que nous interpellons lors des vols à main armée.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Dans plusieurs notes ou rapports qui nous ont été remis, il est pointé à la fois la complexité et la lourdeur des procédures consécutives à l'arrestation et à l'identification des mules. Plusieurs services nous déclarent : « C'est compliqué, c'est chronophage ». Des mesures de simplification pourraient être adoptées. Auriez-vous des suggestions à nous faire, sur ce sujet ?

M. Yves Le Clair, procureur de la République. - La complexité provient de l'application du code de procédure pénale. À partir du moment où votre adversaire - on va le qualifier d'adversaire - est dans une politique et dans une logique de saturation de notre système, il est très clair que nous n'avons pas la capacité de placer 70 ou 80 personnes « mules », en garde à vue dans une journée d'autant que nous sommes limités par les capacités médicales de l'hôpital qui lui ne dispose que de cinq chambres carcérales. Je vous rappelle que nous avons un très grand établissement comptant ce matin 1 032 détenus, potentiellement utilisateurs de ces chambres carcérales.

La procédure pénale est certes complexe mais elle vise à garantir également le droit des intéressés. Son application dans sa totalité est donc importante. Des procédures simplifiées existent et sont utilisées, notamment quand les faits sont reconnus. Toutefois, comme la politique mise en oeuvre vise, en matière de placement en garde à vue et de poursuite, à cibler des personnes multirécidivistes, ou dotées de profils intéressants pour les enquêtes d'investigation, ou très impliquées dans le trafic, cela induit naturellement un travail crucial lié à l'application du code de procédure pénale.

S'agissant de propositions de modification concrète, ce qui aujourd'hui nous pénalise, un peu moins ces derniers temps parce que cela fait quelques semaines que nous n'avons plus le cas, ce sont les personnes retenues à l'hôpital, qui au-delà de 96 heures de garde à vue, n'ont pas fini d'expulser les boulettes de drogue. Nous devons alors procéder à un déferrement à l'hôpital, avec une procédure de comparution à délai différé, d'intervention du juge des libertés et de la détention (JLD) à l'hôpital et d'engagement des poursuites qui est relativement lourde. Une « hyperprolongation médicale » au-delà de la durée de 96 heures prévues par la loi, pour ces personnes qui n'ont pas fini d'expulser la drogue, nous simplifierait la tâche. Pour l'action publique, le parquet et la juridiction, c'est certainement l'élément qui est aujourd'hui le plus pénalisant et qui pourrait utilement évoluer.

M. Mahrez Abassi, président du tribunal judiciaire. - En ce qui concerne le siège, c'est à dire les juges, je souhaite vous alerter sur le fait de ne pas créer des zones dérogatoires de droit, parce que ce serait la Guyane. C'est vraiment important. Nous sommes dans une politique régionale entourée de pays qui ont fait le choix de procédures extrêmement rapides pour ne pas dire « expéditives ». Du côté du tribunal correctionnel, nous entendons aussi faire en sorte que les droits soient respectés. L'allégement ou la simplification de la procédure ne doivent pas avoir pour corollaire une obération des droits de tous, à pouvoir être entendus, examinés, à voir tous ses droits notifiés dans les délais prescrits.

L'action publique, très bien décrite par M. le procureur de la République, doit donner lieu un passage devant le tribunal. Mme Hélène Sigala qui juge régulièrement ces personnes, et les juges d'instruction qui sont également à la manoeuvre, savent à quel point il est important de pouvoir répondre aux critiques des avocats qui pourraient faire annuler les procédures. Je mentionnerai aussi les standards européens qui ne nous permettent pas non plus d'appliquer un régime dérogatoire, parce que c'est la Guyane. C'est important de le souligner. Madame Hélène Sigala souhaite-t-elle ajouter quelque chose ?

Mme Hélène Sigala, première vice-présidente. -Je suis tout à fait d'accord. Effectivement, ce n'est pas la procédure pénale qui nous pose problème. En outre, il me semble que les mules sont identifiables, puisqu'il s'agit souvent de jeunes Guyanais qui sont dans des situations très précaires. Les personnes qui sont déférées devant moi, lorsque je suis en permanence le week-end ou que je juge ensuite au tribunal, sont identifiables, en Guyane. On nous a même parlé d'une liste d'attente à la sortie du collège de Saint Laurent du Maroni pour faire la mule. Ce sont donc des Guyanais qui sont identifiables.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Je ne faisais pas référence dans ma question à une procédure spécifique et spéciale pour la Guyane. C'est évident. Je m'interrogeais sur le fait que la lutte contre les mules entraîne un certain nombre de contraintes extrêmement lourdes. Vous en avez cité une, le délai pendant lequel la personne est placée à l'hôpital pour s'assurer qu'à sa sortie, elle ne transporte plus les stupéfiants qui avaient été ingérés. C'est bien ce à quoi je pensais et c'est aussi tout le dispositif de surveillance de ces personnes lorsqu'elles sont placées à l'hôpital. On vous a bien entendu sur le délai qui pourrait passer de trois à cinq jours. Je pense que ce serait raisonnable. En dehors de cette suggestion, de cette proposition d'amélioration, y aurait-il d'autres pistes, notamment en ce qui concerne les moyens matériels et humains, qui sont mis en oeuvre dans le cadre de cette rétention à l'hôpital.

M. Yves Le Clair, procureur de la République. - Aujourd'hui, ce qui est dimensionnant effectivement, c'est la capacité de l'hôpital à accueillir les mules, le temps de l'expulsion du produit. Nous nous étions déplacés, il y a un an, à l'aéroport de Schiphol, aux Pays Bas. On y a découvert un établissement pénitentiaire avec trois étages de cellules et tous les moyens dont on peut rêver, au sein même du site de l'aéroport. Nous ne disposons pas de ces moyens à Cayenne. La question des moyens est donc totalement dimensionnante et s'apprécie toujours en miroir avec la stratégie de nos adversaires visant à nous saturer. Par exemple, les jours de pics importants, 80 mules, tentent d'embarquer sur le vol d'Air Caraïbes, le dimanche après-midi.

Outre les capacités médicales d'accueil des personnes placées en garde à vue, un deuxième élément, la durée du contrôle, est également dimensionnant. Au départ, on peut difficilement exiger d'un passager qu'il se présente cinq ou six heures avant son embarquement, pour qu'on procède à des contrôles approfondis. Les voyageurs l'accepteraient pour une menace terroriste mais pas pour un contrôle de stupéfiants. Cette contrainte est inhérente au fait que nous sommes un lieu de départ et non pas un lieu d'arrivée. Il serait peut-être plus facile de mettre en oeuvre de tels contrôles sur le lieu d'arrivée que sur le lieu de départ.

M. Jérôme Durain, président. - Pour information, combien de temps prend un contrôle individuel ?

M. Yves Le Clair, procureur de la République. - Dans le processus actuel, un tel contrôle ne doit pas durer plus de 15 ou 20 minutes, s'agissant de personnes qui sont ciblées et rapidement disculpées.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Pour être clair, si l'on veut raccourcir ces délais et augmenter le nombre de personnes contrôlées, cela passe par plus matériels et plus de points de contrôle.

M. Yves Le Clair, procureur de la République. - Tout à fait. Il faudrait des moyens humains qui permettent de mettre en garde à vue quotidiennement, entre 50 et 100 personnes. Cela nécessite des moyens considérables. Quand bien même nous aurions ces moyens ou que nous pourrions rêver avoir ces moyens, de toute façon, notre adversaire est dans une politique de saturation. Si j'affecte 50 policiers de plus à l'aéroport, ils vont mettre 50 mules de plus pour nous saturer. Leur stratégie est celle de la saturation. Ils vont attendre sur le parking la dernière minute pour essayer d'embarquer, de saturer les personnels qui sont à l'accueil et dans l'aéroport. C'est une surenchère, par définition, que nous perdrons puisqu'ils ont des moyens financiers et humains illimités par rapport aux nôtres. C'est pourquoi nous avons envisagé notre approche différemment car nous étions perdants par définition, dans cette surenchère.  

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Ce trafic génère des flux financiers qui peuvent prendre plusieurs formes. Quels sont les dispositifs aujourd'hui que vous mettez en place pour contrôler la situation matérielle et financière d'un certain nombre de familles. Je fais référence aux mules, mais aussi à leurs proches, leurs contacts et leurs relations. Comment vous attaquez-vous à ces réseaux?

M. Yves Le Clair, procureur de la République. - Un premier travail est déjà réalisé à l'aéroport sur le retour puisque le service des douanes a investi ce champ. Ainsi, sur les onze derniers mois, de novembre 2022 à septembre 2023, nous avons saisi sur le retour 450 000 euros, ce qui n'est pas une somme négligeable et qui correspond donc au « salaire des mules » qui reviennent en Guyane. En 2022, un montant total de 627 000 euros avait été saisi. Cette sanction financière constitue la première étape.

Ensuite, avec le renforcement de l'Office anti-stupéfiants (OFAST) et de la police aux frontières (PAF) à Saint Laurent du Maroni, lieu d'où sont principalement originaires les mules, nous avons la capacité, d'une part, d'aller procéder tout de suite à une perquisition et, d'autre part, d'effectuer un travail d'investigation sur les revenus de la personne. Ceci étant dit, il est très clair qu'aujourd'hui je ne dispose pas des moyens d'investigation pour enquêter sur la situation financière de la totalité des mules qui sont poursuivies et condamnées. Pour vous donner un ordre d'idée, le nombre de mule placées en garde à vue et poursuivies est passé de 161 en 2021 à 486 mules sur les onze derniers mois. Nous ne possédons pas les moyens d'investigation pour monter un dossier financier sur chacune de ces personnes. En revanche, nous avons les moyens de réaliser un travail d'identification des réseaux guyanais qui sont en fin de compte des microréseaux. Ce sont des structures communautaires qui ne sont pas si étendues et sur lesquelles on peut enquêter. De mémoire, l'OFAST enregistrait début novembre, une petite cinquantaine d'enquêtes en cours dans ce domaine.

Mme Marie-Laure Phinera-Horth. - Je voudrais m'adresser à Monsieur le procureur, Yves Le Clair, afin de faire comprendre à la commission ce qui a déjà été réalisé pour pouvoir enrichir notre rapport. De juillet à septembre 2022, vous avez tenté une expérience de classement sans suite des saisies de moins de 1,5 kilogramme afin de diminuer la charge pénale. Pouvez-vous dresser un rapide bilan de cette action ?

Pouvez-vous également nous dire si les « contrôles 100 % » et les arrêtés préfectoraux « anti-mules » sont parvenus à perturber le trafic de stupéfiants ? Pensez-vous qu'un scanner qui permette de relever les objets ingérés, à l'instar du dispositif de l'aéroport de Schiphol, permettrait de porter un coup dur au trafic ?

Je souhaiterais aussi poser une question à Monsieur le président du tribunal judiciaire, Mahrez Abassi. En septembre, le garde des sceaux, M. Eric Dupond-Moretti, avait annoncé l'envoi en Guyane de brigades de renforts afin de pallier le manque d'effectifs au tribunal. Ces renforts vous ont-ils permis d'améliorer le traitement judiciaire ? Faut-il les pérenniser ? Il y a deux ans, j'avais interpellé le ministre de la justice lors des questions d'actualité au Gouvernement (QAG) sur le fait que la Guyane mérite de disposer d'une juridiction interrégionale spécialisée (JIRS) qui lui soit propre afin de mieux lutter contre le trafic de stupéfiants. Je ne sais pas si je vous oblige à sortir de votre réserve mais j'aimerais bien connaître votre avis.

M. Olivier Cadic. - Ma question va compléter ce que vient de dire ma collègue, parce qu'on ne peut imaginer que si 50 terroristes munis d'explosifs, voulaient embarquer dans un avion, on en arrête quelques-uns et que les autres soient libres parce qu'on est « débordé ». Cela mettrait en jeu la sécurité de l'avion. Il est vrai que ce système fondé sur un nombre de mules qui déborde nos services, pour en faire passer un maximum, est déroutant. Il faut effectivement mettre plus de moyens. On a porté à notre connaissance les systèmes qui permettraient de détecter automatiquement si de la drogue a été ingérée. Il nous a été rappelé hier que le phénomène se développe de plus en plus aux Antilles. Or, cela requiert beaucoup de temps de traitement dès qu'on arrête quelqu'un qui a ingéré de la drogue ainsi que des moyens médicaux d'accompagnement. Nous avons bien compris cela.

Aussi ne pensez-vous pas, justement, que la solution serait de disposer d'un système qui permette de contrôler tout le monde avant d'embarquer dans l'avion pour identifier toute personne qui aurait ingéré de la drogue, afin de la stopper immédiatement. En effet, il est difficilement audible, dans l'hexagone, d'entendre qu'un certain nombre de personnes transportant de la drogue embarque dans chaque avion parce que nous ne sommes pas capable d'arrêter tous les trafiquants. C'est une question de méthode qu'il faut mettre en place pour arrêter ce flux.

M. Jérôme Durain, président. - J'ajouterai une question. Lors des tables rondes de magistrats pour la zone Guadeloupe et Martinique, qui se sont tenues lundi, des propos assez durs ont été exprimés sur la qualité de la coopération entre les services de l'OFAST et des douanes, parfois, même entre les services de l'OFAST. Qu'en est-il, selon vous ?

M. Yves Le Clair, procureur de la République. - En réponse à la question sur la « fameuse histoire  du 1,5 kilogramme qui avait été instrumentalisées par certains médias, pas forcément très bienveillants », c'était effectivement une phase exploratoire. Le poids de 1,5 kilogramme correspond à la quantité trouvée de façon traditionnelle in corpore. Il avait donc été décidé, avec le préfet de l'époque, d'évaluer la potentialité de recourir de façon beaucoup plus importante, aux arrêtés administratifs plutôt qu'à exercer des poursuites. Voilà donc l'histoire de ce 1,5 kilogramme. Il n'a jamais été question de déjudiciariser quoi que ce soit, en matière de stupéfiants. Preuve en est que sur une année, on a augmenté plus de 200 %, soit 230 % le nombre de gardes à vue. Vous le verrez dans réponse écrite, j'ai fait le calcul.

S'agissant des « 100 % mules », cet outil administratif vise à empêcher une personne de se mettre en danger puisqu'on lui interdit d'embarquer dans un aéronef avec le risque que l'une de ces boulettes n'éclate, entraînant sa mort instantanément. Effectivement c'est notre bouclier, qui permet d'être à la hauteur de la stratégie de saturation de nos adversaires, par un moyen qui est souple et qui a permis de bloquer un certain nombre de personnes. Les forces de l'ordre ont dû vous donner le chiffre. C'est assez impressionnant.

Nous observons également aujourd'hui, une évolution qui est, à ce stade favorable, et qui va mériter d'être affinée dans les semaines et dans les mois à venir. Depuis début novembre, le nombre de mules s'effondrent. Il n'y a pas de mules qui se dirigent vers Roissy. Nous essayons actuellement d'en comprendre les raisons. Nous constatons également une baisse très sensible des mules avec la disparition de filières. Nous avions initialement des filières baltes, qui ont complètement disparu assez rapidement. Ces personnes ont dû se réorienter sur d'autres itinéraires. Plus récemment, à la suite d'un bras de fer pendant des mois avec la filière nigériane qui tentait d'embarquer 100 personnes par dimanche, depuis quelques semaines, subitement, les seuls nigérians qui restent sont ceux qui sont bloqués ici et que nous sommes en train d'évacuer au compte-gouttes pour les faire reconduire. Le dispositif en fin de compte fonctionne et mérite d'être affiné. Nous avons effectivement provoqué quelque chose.

Vous m'avez interrogé sur le scanner. Honnêtement, nous avons écarté cette solution, en raison premièrement, de la durée qui nous est accordée pour contrôler les personnes. Un scanner est un acte médical, ce qui requiert une structure médicale et beaucoup de temps. Nous ne pouvons pas passer au scanner dans la durée qui nous est impartie, 500 ou 600 personnes même si les deux vols sont étalés sur quatre heures. Deuxièmement, de façon plus stratégique, la pertinence d'utilisation du scanner ne se pose pas au départ mais à l'arrivée. C'est par ailleurs, ce qui a été mis en place par les Néerlandais. Le scanner ne se situe pas à Paramaribo mais aux Pays-Bas. En effet, ils ont le temps à l'arrivée, de localiser les individus, de les placer en garde à vue, puis de procéder à l'examen médical.

Utiliser un scanner à Cayenne n'est, selon moi, pas pertinent. Nous avons testé deux modèles de IONSCAN qui sont des appareils qui visent à détecter des molécules de cocaïne sur les mains. Ces appareils sont aussi utilisés en matière de lutte contre le terrorisme. Ils n'ont pas fonctionné. Est-ce en raison du trop important niveau d'humidité ? Les fabricants nous avaient affirmé qu'ils fonctionnaient en Europe. Notre test a été un échec, c'est pourquoi nous avons écarté cette solution. En outre, le scanner, selon moi, devrait être utilisé dans les aéroports parisiens, d'autant que vous avez eu nos collègues de Fort de France, le mécanisme de contournement est à l'oeuvre. Nous avons effectué deux essais de contrôle 100 % sur deux vols « Fort de France ». Sur 150 passagers, nous avons identifié 10 mules, à chaque fois. Il existe donc bien des filières qui essaient de procéder à un contournement, qui deviendra plus complexe pour ces organisations. Ces dernières ont forcément besoin d'une base logistique de rebond pour que soient ingérés de nouveau les ovules aux Antilles, ce qui nécessite que ces personnes aient des complicités, trouvent des hôtels, etc.

En réponse à la question sur la JIRS, dans le cadre de la circulaire de politique pénale, que j'ai évoquée, le Garde des sceaux a décidé de la création, non pas d'une JIRS qui aurait conduit à une modification du code de l'organisation judiciaire et du code de procédure pénale, mais de façon très pragmatique, de celle d'une division « délinquance organisée », ce qui est le cas au sein de mon parquet. M. Alexandre Rousselet-Magri est un des trois magistrats de cette division. Nous avons, depuis le mois de septembre, créé cette division qui a globalement une activité identique à celle d'une JIRS, en tout cas au niveau du parquet.

Mon dernier point porte sur la coopération entre les services de police. « Elle est ce qu'elle est ». À l'aéroport, elle fonctionne très bien parce qu'en définitive chacun a trouvé sa place. La PAF est attentive aux individus tandis que la douane est attentive aux valises et au fret. « Nous avons essayé de renvoyer nager chacun dans sa ligne d'eau et faire ce qui sait faire le mieux ». L'OFAST récupère les individus interpellés et réalise les enquêtes, sachant que la stratégie « 100 % mules », sans rentrer dans les détails - vous comprendrez pourquoi - nous a permis d'effectuer un travail de fond extrêmement intéressant sur les compromissions aéroportuaires. C'est très clair. Certains dossiers ont déjà été jugés tandis que d'autres sont en cours d'instruction à Cayenne et en métropole. Quand vous mettez un système sous tension, des compromissions apparaissent forcément chez des prestataires de services aéroportuaires, ce qui est particulièrement intéressant puisqu'on revient à mon propos liminaire qui est de porter des coups aux logisticiens de l'exportation du produit. J'espère que cela répond à l'intégralité de vos questions. J'ai peut-être oublié certaines questions.

M. Mahrez Abassi, président du tribunal judiciaire. - Je vais répondre à la sénatrice mais auparavant puisque nous avons la chance d'avoir aussi des collègues qui sont encore plus que nous sur le terrain, Monsieur Alexandre Rousselet-Magri veut-il ajouter quelque chose ?

M. Alexandre Rousselet-Magri, substitut placé auprès du procureur général près la cour d'appel de Cayenne. - Je vous remercie. Mesdames les sénatrices, et Messieurs les Sénateurs, j'ajouterai peu de choses à ce qu'ont dit M. le procureur de la République et M. le Président du tribunal judiciaire. Je comprends l'interrogation de Monsieur le sénateur sur la comparaison avec les 50 terroristes qu'on ne laisserait pas embarquer dans un aéronef. En réalité, la difficulté réside dans le fait que « nous menons une guerre de logisticiens à des logisticiens ». C'est la stratégie qui a été mise en place par M. le procureur de la République. Le produit n'acquiert sa véritable valeur qu'une fois l'atlantique traversé et utilisé sur le territoire européen, et en France.

D'après mes observations, dans le cadre de la permanence générale du parquet de Cayenne, ou lors de l'examen de dossiers de criminalité organisée, il faut bien prendre conscience qu'il existe « un vivier, je ne vais pas dire illimité, mais un vivier comprenant de très nombreux individus qui sont prêts à risquer, d'une part, leur vie et, d'autre part, une lourde sanction pénale avec potentiellement de la détention, pour quelques milliers d'euros qui leur sont promis par les trafiquants de stupéfiants. » Comme l'a rappelé Mme la première vice-présidente en charge du pôle pénal, ce sont des personnes qui vivent généralement des minima sociaux et qui peuvent donc être facilement séduites par les promesses d'argent facile.

Pour compléter les propos de M. le procureur de la République et pour répondre à la question sur les circuits financiers, il existe des dossiers de trafic de stupéfiants que nous traitons en blanchiment, via l'infraction spécifique qui est prévue par le code pénal. Ils concernent par exemple des transporteuses et transporteurs de cocaïne qui reviennent en Guyane et qui, souvent, achètent des biens de consommation, que ce soit des véhicules haut de gamme, des vêtements de luxe et des téléphones portables assez chers. Les services de police et de gendarmerie interviennent à tous les niveaux. À titre d'exemple, j'ai déjà pu travailler sur des dossiers de blanchiment de trafic de stupéfiants, avec des brigades motorisées de gendarmerie, intervenant lors des contrôles routiers. La recherche de blanchiment peut aussi impliquer des services beaucoup plus spécialisés, du type police judiciaire, OFAST et sections de recherche.

La difficulté, et je rejoins ce qu'a dit M. le Président du tribunal judiciaire, c'est qu'au-delà de la capacité d'enquête avec des moyens limités, il existe aussi la nécessité de devoir juger ces personnes. Or, « le créneau d'audience, si vous me permettez l'expression, au tribunal judiciaire de Cayenne, est extrêmement cher. » Lorsque nous avons des dossiers qui sont menés, que ce soit par les services de police ou par les services de gendarmerie, et que nous parvenons à démanteler des réseaux de 10, 15 voire 20 prévenus, peu importe le choix de poursuite qui est fait par le ministère public, que ce soit la voie de d'ouverture de l'information judiciaire ou la voie de comparution à délai différé ou immédiate devant un tribunal correctionnel, « c'est une logistique qui est extrêmement compliquée à mettre en oeuvre car nous passons d'une saturation des services d'enquête à une saturation des services judiciaires, dans leur capacité à traiter ce type d'affaires, dans des délais qui soient raisonnables et qui respectent les exigences en matière de présomption d'innocence et de détention provisoire. »

Mme Hélène Sigala, première vice-présidente. - Je souhaiterais compléter les propos de mes collègues sur le manque de moyens. Pour juger un dossier de narcotrafiquants, encore faut-il que le dossier soit préparé. Un juge d'instruction est normalement nommé pour les dossiers importants. Je rappellerai qu'à Cayenne, nous avons actuellement quatre cabinets d'instruction. La moyenne est de 142 dossiers par cabinet. Or, l'association française des magistrats instructeurs a fixé le chiffre moyen permettant d'instruire correctement dans de bons délais, à 70 dossiers par juge d'instruction. C'est pourquoi nous demandons depuis très longtemps, la création d'un cinquième cabinet de juge d'instruction, que nous n'avons toujours pas obtenu. Nous avons bénéficié effectivement de renforts avec les brigades, composées de magistrats qui viennent pour six mois et un jour. Comme ils prennent des congés ou sont en stage, ils ne sont disponibles réellement que cinq mois sur place. Sur la première brigade, nous avons eu quatre magistrats en renfort, tandis que sur la deuxième, nous en avons trois, ce qui n'est pas suffisant puisque Cayenne compte le nombre de vacances de postes le plus important de France.

Quand on parle de manque de moyens, il faut que vous ayez les véritables chiffres pour comprendre dans quel « désarroi » nous sommes pour pouvoir assumer effectivement et complètement notre office. Ainsi, Cayenne n'a pas de chambre spéciale pénale dédiée car il n'y a pas assez de magistrats dédiés au pôle pénal pour pouvoir juger toutes ces affaires. Nous sommes obligés d'employer les magistrats civilistes. Tous les magistrats spécialisés font du pénal. S'agissant de dossiers importants, de temps en temps, nous nous donnons les moyens, en créant une audience par exemple de deux ou trois jours, quand sont concernés par exemple dix délinquants. Nous ne pouvons pas juger une telle affaire en un après-midi. Ces audiences dédiées sont appelées « audiences spéciales ». Toutefois, nous ne disposons pas de moyens pour y recourir de manière régulière car au manque de magistrats du siège, s'ajoute également le manque chronique de greffiers. Ces derniers ne peuvent pas assumer, de toute façon, toutes leurs tâches, que ce soit la tenue des audiences, la rédaction du jugement et l'exécution des peines.

M. Mahrez Abassi, président du tribunal judiciaire. - Pour terminer, en réponse à la question de Mme la sénatrice, M. le garde des sceaux avait promis la création de brigades. Ces dernières ont bien été créées. Elles nous ont bien été affectées selon les modalités précisées par Mme Hélène Sigala. « Mais il faut savoir qu'on aura toujours un temps de retard, on sera toujours en décalage par rapport à un accroissement de la délinquance. » La seule possibilité, véritablement, d'aboutir à un résultat qui soit adéquat, c'est à dire d'être en osmose avec ce qu'a appelé M. le Procureur de la République, « nos adversaires », alors que pour nous, ce sont des justiciables, est de provoquer une véritable prise de conscience et « une sorte de plan Marshall des ressources humaines à Cayenne ». Cette prise de conscience par la chancellerie existe puisque nous avons au sein du ministère de la justice un véritable écho et réciproquement nous avons un écho de leur part. « Nous savons que le ministère souhaite vraiment nous apporter une aide. »

Je terminerai mon propos, Mesdames les sénatrices et Messieurs les sénateurs, en évoquant l'attractivité. On peut créer 5, 10, 15 ou 20 postes, si nous ne prenons pas des mesures d'attractivité fortes pour recruter des magistrats, des fonctionnaires et des contractuels et les faire venir, les magistrats du siège pourraient ne pas postuler. Un effort est fait, pour répondre encore une fois à Madame la sénatrice, mais nous avons besoin aussi d'être plus attractifs. C'est toute une problématique qui ne concerne pas seulement l'institution judiciaire, mais toutes les institutions administratives de Guyane.

M. Jérôme Durain, président. - Pouvez-vous décliner cet argument de l'attractivité qui paraît extrêmement important ainsi que les mesures auxquelles vous pensez ?

M. Mahrez Abassi, président du tribunal judiciaire. - Il faut que vous ayez conscience qu'aujourd'hui, quand un magistrat vient en Guyane, il est dans l'une des trois situations suivantes. Premièrement, il sort de l'école nationale de la magistrature. On propose donc à des jeunes magistrats sans aucune expérience de nous rejoindre. Nous avons la chance d'avoir de plus en plus de jeunes magistrats de qualité qui acceptent de venir mais vous pouvez imaginer à quel point cela peut être dur pour eux. C'est le cas de M. Alexandre Rousselet-Magri, qui est sorti de l'école et qui a très vite appris les rouages Guyanais qui ne sont pas simples. Ces auditeurs de justice représentent une partie non négligeable des magistrats en Guyane. Il convient de mettre en place des mesures d'attractivité pour que ce ne soit pas les derniers de la promotion de l'école, qui nous rejoignent. Je rassure M. Alexandre Rousselet-Magri qui est loin d'être le dernier de sa promotion, bien au contraire. Pour ce faire, la chancellerie a créé un contrat de mobilité, très intéressant qui permet, notamment pour un diplômé de l'école affecté en Guyane, de choisir cinq fonctions pour lui permettre de revenir dans de bonnes conditions lorsqu'il quittera la Guyane.

La deuxième situation, après l'école nationale de la magistrature, est celle du magistrat d'expérience. Nous ne sommes pas suffisamment attractifs pour ces profils. Mise à part la disposition des 40 % d'augmentation, sur la base d'un « calcul savant » que la direction générale des finances publiques (DGFIP) est seule en mesure de comprendre, les mesures attractives d'allégement fiscal et autres, ne suffisent plus du tout. Par ailleurs, un très bon rapport de la Cour des comptes de septembre 2023, souligne également que les mesures actuelles d'attractivité ne sont pas suffisantes. Cette option des magistrats d'expérience ne fonctionnent pas. Nous avons en Guyane très peu de magistrats qui ont 10 ou 15 ans d'expérience.

Enfin, la troisième option qui est peut-être la plus importante, est d'attirer des collègues avec des postes intéressants en encadrement intermédiaire. La mesure d'attractivité est très simple. « Le haut du pavé » de la magistrature française est occupé par des postes «  hors hiérarchie ». Il pourrait être intéressant de développer de tels postes. Actuellement, nous n'avons que deux postes au tribunal judiciaire de Cayenne, occupés par le procureur de la République et moi-même. Si on ouvrait un peu plus de postes hors hiérarchie, vous auriez des candidats beaucoup plus nombreux pour venir apporter leur expérience,, en soutien des plus jeunes magistrats. Voilà quelques mesures d'attractivité qui peuvent être intéressantes.

Enfin, je terminerai par des problématiques plus globales, d'immobilier d'accompagnement des familles, notamment en termes de sécurité, qui manquent cruellement. « Travailler aujourd'hui pour une société privée en Guyane est beaucoup plus réconfortant et rassurant que de travailler pour une institution publique. » Lorsqu'on arrive en Guyane, même s'il y a eu des améliorations, nous devons chercher nous-mêmes notre logement. Nous ne disposons pas, contrairement à d'autres institutions, de logements de fonction.

En matière d'attractivité, des actions peuvent être menées. « Le ministère de la justice, nous le savons, travaille d'arrache-pied pour cela. » Toutefois, Mesdames et Messieurs les sénateurs, nous avons également besoin des parlementaires. Votre rôle est très important parce que « nous sommes confrontés à des blocages » qui sont de nature légale ou réglementaire, qui mériteraient d'être levés pour que nous soyons encore plus attractifs.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Comment jugez-vous la coopération internationale ?

M. Yves Le Clair, procureur de la République. - La coopération est très bonne avec les Brésiliens puisque nous avons un centre de coopération policier, uniquement policier, à Saint Georges de l'Oyapock, composé d'une part, de policiers et gendarmes français et d'autre part, de la police fédérale, militaire et routière brésilienne. Les échanges sont extrêmement fructueux. Grâce à la police fédérale, très honnêtement, nous avons énormément progressé en matière d'identification des factionnés brésiliens. Pour vous donner un ordre d'idée de la bienveillance de nos collègues, même si c'est dans un autre domaine, un officier de la police militaire brésilienne, est venu de Macapá, soit un trajet aller-retour de 20 heures en voiture, pour attirer mon attention sur le fait qu'il avait détecté une faction extrêmement inquiétante, le PCC (Commando de la capitale). Celle-ci est très active dans la région de Camopi et est en train d'installer notamment une logistique et un transit de stupéfiants. Nos amis brésiliens sont donc extrêmement bienveillants.

Nous disposons d'outils de coopération policière et judiciaire. Actuellement, nous travaillons ensemble afin de faire purger au Brésil, les peines de factionnés brésiliens, détenus à Cayenne. Il ne faut surtout pas, c'est un enjeu majeur, les renvoyer en France pour qu'ils purgent de longues peines. En effet, les premiers factionnés brésiliens arrivés en métropole, ne sont pas repartis au Brésil mais ont poursuivi des activités criminelles extrêmement inquiétantes, au sein de la prison, ou à leur sortie. Ils font donc l'objet d'une très grande vigilance car nous avons l'exemple du Portugal où les factions brésiliennes ont pris le contrôle des trafics de stupéfiants extrêmement rapidement. C'est une véritable menace.

En ce qui concerne la coopération avec le Suriname, nous sommes en attente de ratification des accords de coopération judiciaire. Pour être politiquement correct, je dirais que « notre niveau de collaboration s'arrête au niveau de compromission auquel on peut se heurter dans certains services de police ou en tout cas de suspicion de compromission auquel on peut se heurter. Le Suriname reste quand même un pays dans lequel, malheureusement, le trafic de cocaïne est très fortement implanté. » Nous essayons de collaborer avec eux. La semaine dernière, une mission s'est déplacée dans ce pays. Les Surinamiens ont attiré notre attention sur le fait qu'ils détectaient massivement des personnes originaires de Saint Laurent du Maroni qui tentaient de prendre l'avion à Paramaribo. Nous avons bien compris que notre politique fonctionnait. Toutefois, c'est plus complexe. Nous progressons petit à petit. Par exemple, des patrouilles communes sur le Maroni entre la PAF et la police militaire surinamienne, existent. Cependant, les activités de coopération ne sont au même niveau que le Brésil qui est extrêmement bienveillant avec nous.

M. Mahrez Abassi, président du tribunal judiciaire. - Sur la coopération internationale, je serais un peu moins positif que M. le procureur de la République. S'agissant des commissions rogatoires des juges d'instruction, en matière de stupéfiants, elles ont parfois beaucoup de mal à être exécutées au Brésil. Certaines n'ont malheureusement pas pu revenir de façon positive et fructueuse. « La coopération judiciaire à ce niveau-là n'est pas toujours à la hauteur de ce que l'on peut attendre ».

Nous appelons régulièrement de nos voeux un renforcement des liens entre l'ambassade, le ministère des affaires étrangères, celui de la justice et les magistrats de liaison. Je dirais donc que « la coopération est excellente dès qu'elle part du terrain ». Les relations sont fructueuses entre le parquet ou les parquetiers brésiliens ou avec la police, quelle qu'elle soit. Elles deviennent plus complexes quand elles s'institutionnalisent au niveau des ambassades ou du ministère où nous rentrons dans « quelque chose de beaucoup plus nébuleux, long et fastidieux », si bien que certains juges d'instruction disent préférer ne pas attendre le retour du commission rogatoire de peur que le dossier ne se perde dans les limbes.

M. Yves Le Clair, procureur de la République. - J'ajouterai juste une petite précision géographique. Si vous regardez une carte, vous verrez que l'État d'Amapá avec sa capitale Macapá n'est pas reliée au reste du Brésil par la route. La seule route de cet État est une route en liaison avec la Guyane. Le trajet de Macapá, jusqu'à Cayenne est de 10 à 12 heures de piste. Vous imaginez donc les contraintes que cela génère. Les équipes qui sont à Macapá sont tournées vers nous avec bienveillance mais ne peuvent même pas rejoindre par la route le reste du Brésil. C'est plus rapide d'aller à Dakar d'ici que dans la province de Fortaleza, ville plus au sud du Brésil.

M. Jérôme Durain, président. - Il nous reste à vous remercier très chaleureusement pour la qualité de cette audition et des informations que vous nous avez transmises.

M. Yves Le Clair, procureur de la République. - Nous vous remercions également. Si Mesdames et Messieurs les sénateurs souhaitent se déplacer pour évaluer sur place notre situation, ils seront les bienvenus. Ils pourront prendre toute la mesure des conséquences d'être en Amérique du Sud, avec les problématiques Sud-américaines, ce qui peut être surprenant. Notre sénatrice connaît bien la Guyane puisqu'elle y est à domicile.

M. Jérôme Durain, président. - Je vous remercie de votre invitation. Je ne suis pas certain qu'on puisse l'honorer en raison de la charge de travail. Mais notre collègue, Marie-Laure Phinera-Horth, nous communiquera les informations nécessaires sur la réalité guyanaise.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 19h30.