Lundi 22 janvier 2024

- Présidence de M. Jérôme Durain, président -

La réunion est ouverte à 14 h 30.

Audition de M. Jean-Philippe Lecouffe, général de corps d'armée (2S), directeur exécutif adjoint Opérations de l'European Union Agency for Law Enforcement Cooperation (Europol)

M. Jérôme Durain, président. - Mon général, je vous remercie d'avoir répondu positivement à notre invitation.

Je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jean-Philippe Lecouffe prête serment.

Général Jean-Philippe Lecouffe, général de corps d'armée (2S), directeur exécutif adjoint Opérations de l'European Union Agency for Law Enforcement Cooperation (Europol). - L'European Union Agency for Law Enforcement Cooperation (Europol) est l'agence de l'Union européenne pour la coopération des services répressifs. Europol n'a pas de pouvoir exécutif. Europol n'évalue ni ne contrôle les unités de police nationale. Europol apporte son soutien aux enquêtes des forces de police, de gendarmerie et de douane des États membres à partir du moment où elles sont transfrontalières, c'est-à-dire où au moins deux États membres sont concernés, à l'exception, évidemment, de la matière terroriste où Europol peut soutenir une investigation, y compris quand un seul État membre est concerné.

Nous fournissons principalement - c'est sur ce quoi l'agence a été construite - une aide à l'analyse des données depuis le siège de l'Agence à La Haye, au Pays-Bas, et sur place, en déplaçant des enquêteurs. La lutte contre le trafic de drogue constitue le début de l'histoire d'Europol puisque l'unité « Drogues » Europol (UDE) a été créée en prélude à l'Agence. Notre quartier général situé à La Haye sert aussi de centre de coordination pour les opérations de grande envergure.

Nous apportons également aux États membres et aux forces de l'ordre un soutien financier pour développer leurs investigations, que ce soit dans le cadre de leurs enquêtes ou dans le cadre de la plateforme pluridisciplinaire européenne contre les menaces criminelles (Empact ; European Multidisciplinary Platform Against Criminal Threats). L'Agence dispose d'environ 250 officiers de liaison issus des 52 pays avec lesquels Europol a des accords pour des échanges de données stratégiques ou opérationnelles. Cela va des 27 États membres jusqu'aux États-Unis et à la Colombie, etc. avec lesquels nous pouvons travailler directement. Europol ne communique pas de statistiques par entités policières et par pays : l'agence donne une vision globale au niveau européen.

Pour en venir plus précisément au sujet qui vous occupe aujourd'hui, force est de reconnaître que l'Union européenne est un continent où l'on produit de la drogue et par lequel la drogue transite. Je le précise, car on a souvent la vision d'un continent qui ne fait qu'importer de la drogue. En fait, on en produit et parfois on en exporte.

Les modalités de ces trafics de drogue sont en constante évolution, mais ce qui ne change pas c'est leur rentabilité : cela reste l'un des marchés criminels les plus lucratifs au niveau mondial.

Les principaux constats de ces dernières années sont basés sur les observations issues des grandes enquêtes concernant l'interception de messageries cryptées de communication - EncroChat ou Sky ECC -, qui ont permis d'en apprendre beaucoup sur la façon dont les criminels travaillaient dans le domaine du trafic.

La direction des opérations d'Europol compte quatre centres d'expertise thématique : un centre sur la criminalité organisée ; un centre sur la cybercriminalité ; un centre sur la lutte contre le terrorisme ; et un centre sur la criminalité économique et financière. Au sein du centre sur la criminalité organisée, l'unité Drogues a soutenu 335 opérations en 2022, soit 335 grandes enquêtes internationales liées au trafic de drogue. Ces chiffres seront certainement supérieurs en 2023. Nous avons conduit quarante journées d'action, soit quasiment une par semaine, sur le sujet des drogues au cours de l'année 2022.

J'évoquerai rapidement les évolutions des routes et des pays producteurs par type de drogue.

Le premier type de drogue est le cannabis, qui reste la drogue la plus consommée dans l'Union européenne. Ces dix dernières années, la puissance du marché a augmenté. On constate une grande diversification des produits, avec l'arrivée de cannabinoïdes synthétiques ou semi-synthétiques. On enregistre, par ailleurs, une augmentation de plus en plus importante de la culture du cannabis sur le territoire de l'Union européenne, que ce soit outdoor ou indoor, principalement pour une consommation du produit non raffiné.

Le deuxième type de drogue est la cocaïne. Le trafic vers l'Union européenne a connu une hausse significative au cours des dernières années. L'Europe est devenue le principal marché de la cocaïne, les drogues synthétiques ayant envahi le marché américain en raison de leur faible coût. Les trafiquants ont donc cherché des débouchés en Europe. La pureté du produit est plus élevée que jamais. La cocaïne est acheminée dans l'Union européenne principalement par conteneurs maritimes en provenance d'Amérique du Sud, avec des rebonds dans certains pays africains. Les points de départ ont varié : ils se situent aujourd'hui au Brésil ou en Équateur plutôt qu'en Colombie. Les ports d'arrivée sont, eux, principalement situés en Europe du Nord - Anvers, Rotterdam et Hambourg. Mais tous les ports européens peuvent être concernés. Une initiative européenne sera lancée dans ce domaine dans le cadre de la présidence belge de l'Union européenne.

Le troisième type de drogue est l'héroïne, qui reste l'un des problèmes majeurs en raison de la nocivité du produit et du nombre de décès que sa consommation entraîne. Le marché est stable ces cinq dernières années. Dans certains États membres, on a vu apparaître des opioïdes synthétiques comme le fentanyl que l'on surveille de très près, mais qui n'a pas réellement fait de percée. La drogue arrive principalement d'Asie, majoritairement d'Afghanistan. C'est la raison pour laquelle nous surveillons l'attitude du régime à Kaboul. Les autres routes sont soit la route balkanique, soit une route située plus au Nord. Il peut également y avoir des arrivées par voie maritime à partir de ports d'Iran.

Enfin, quatrième type de drogue : les drogues synthétiques. La production de drogues de synthèse a généralement lieu à l'intérieur de l'Union européenne. Les produits sont ensuite distribués non seulement sur les marchés européens, mais aussi parfois au niveau mondial. Les sites de production sont principalement situés en Europe de l'Est - en Pologne -, aux Pays-Bas ou en Belgique. La production est considérable et se développe. Pour la méthamphétamine ou l'amphétamine, les produits sont exportés à partir d'Europe vers des marchés demandeurs, par exemple l'Australie ou la Nouvelle-Zélande.

Europol agit plutôt sur le haut de la chaîne, c'est-à-dire pas tellement sur la distribution, mais plutôt la production et le transport, à savoir sur le « trafic de gros ». L'usage des plateformes en ligne est décisif pour la distribution, mais l'est moins au niveau global. En revanche, les messageries cryptées sont cruciales pour la communication de criminels ayant désormais une empreinte mondiale, et qui gèrent leur trafic depuis des zones géographiques dans lesquelles ils se sentent plus ou moins protégés, voire à l'abri de la justice des pays qui les pourchassent.

À l'heure actuelle, au moins un tiers des groupes criminels signalés en Europe est impliqué dans le trafic de drogue. La production est importante. Deux marqueurs véritablement fondamentaux sont apparus et sont désormais visibles dans un certain nombre d'États.

Le premier élément clé est une augmentation de l'usage de la violence par les groupes criminels, non seulement pour régler les problèmes commerciaux entre eux, mais également pour s'installer dans certaines zones, dans des hubs logistiques, afin de sortir la marchandise des ports, de certains aéroports ou via différentes voies de communication. Cette violence se développe en Belgique, aux Pays-Bas ou en Suède, mais aussi en France, dans des zones comme Marseille.

Le deuxième élément clé est l'usage de la corruption. Les criminels trafiquants de drogue ont des moyens quasi illimités ; ils cherchent toujours à acheter des informations et des accès à certaines zones pour rentrer ou sortir des produits stupéfiants. Ils font donc un usage assez massif de la corruption, parfois d'ailleurs combiné à un usage de la violence.

Ces organisations criminelles, qui s'apparentent plutôt à des « réseaux » criminels en raison de leur forme horizontale, collaborent beaucoup entre elles afin de pouvoir se reconstituer rapidement et de mieux résister à l'action des forces de l'ordre. Nous sommes en quelque sorte face à une hydre dont les têtes renaissent dès que l'on en coupe une. Ces organisations sont très horizontales, avec des chefs et des têtes de réseau situés en dehors de l'Union européenne, dans des pays où l'action policière et judiciaire apparaît compliquée à mener à partir de chez nous pour des questions de coopération avec les forces locales ou de cadres juridiques qui ne sont pas équivalents.

Dernier aspect important, ces organisations criminelles utilisent les services d'autres organisations criminelles. C'est ce que l'on appelle le Crime as a service ; c'est une sorte de service criminel qui est proposé à ces organisations, avec une forme de division du travail. Certaines organisations criminelles maîtrisent le flux logistique, d'autres les points d'entrée ou de sortie, d'autres la production, d'autres la distribution et d'autres le blanchiment et les flux financiers.

Je terminerai cette brève introduction en évoquant les flux financiers, le blanchiment, la saisie, la confiscation des avoirs, qui reste un domaine trop peu travaillé, avec peu d'unités spécialisées face à des criminels qui, eux, se sont puissamment organisés pour conserver au maximum l'argent qu'ils ont gagné. Ce blanchiment d'argent à grande échelle a évolué vers des schémas complexes proposés par des groupes criminels spécialisés sur ces questions et capables de bouger des sommes considérables d'un point à l'autre du globe, en quelques secondes, par des systèmes de compensations occultes, par l'utilisation des cryptomonnaies, mais aussi grâce à tout un système bancaire opaque basé sur la confiance, sur les relations personnelles, et qui permet de déplacer des millions d'euros, de les réinvestir, de les blanchir en les sortant du système bancaire traditionnel pour les y réinjecter uniquement quand c'est nécessaire.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Merci de ces informations. Nous avons constaté depuis le début de nos travaux l'importance que peuvent avoir les politiques de lutte contre le blanchiment et la saisie des avoirs illégalement constitués. Quelles suggestions pouvez-vous faire pour améliorer en France le système de confiscation et de lutte contre le blanchiment ? Vous l'avez rappelé, l'Europe est démunie dans ce domaine. La France est-elle moins bien ou mieux placée que d'autres pays européens ?

En ce qui concerne les cryptomonnaies, un certain nombre de services se sont lancés dans des investigations assez lourdes. On découvre l'ampleur du phénomène : les cryptomonnaies permettent aujourd'hui de régulariser et de blanchir toute une série de produits très divers issus d'activités criminelles. Quelles sont les actions qu'Europol a pu encourager et accompagner pour lutter contre ces pratiques ? Quels sont les éléments qui font défaut aujourd'hui dans la réglementation et la législation européenne pour lutter efficacement contre l'usage illicite de ces cryptomonnaies ?

Général Jean-Philippe Lecouffe. - Le blanchiment reste un sujet très compliqué à traiter, en particulier pour relier l'infraction de trafic de drogue avec l'argent qui est blanchi. Cela requiert souvent des investigations longues et difficiles. La France n'est pas moins bien placée que les autres pays : tous ont des difficultés dans ce domaine, car nous sommes face à des spécialistes et à des systèmes très évolués de blanchiment, à travers des sociétés-écrans, etc. Il existe aussi tout un système bancaire occulte, qui n'est pas facile à surveiller. Nous encourageons le contrôle des achats en liquide ainsi que le contrôle de l'argent liquide qui franchit les frontières et se balade d'un endroit à l'autre. Nous préconisons les obligations de déclarations et surtout la mise en relation des éléments liés. Quand on détecte, par exemple, une personne qui transporte 1 million d'euros entre la France et l'Espagne, il faut pouvoir démarrer immédiatement les investigations et échanger les informations au niveau international de façon à pouvoir reconstituer les parcours. De manière générale, le partage de l'information utile, en particulier en temps réel, est absolument crucial. Nous le constatons tous les jours à Europol : il nous manque l'information qui nous servirait à faire le lien avec un individu pourtant déjà pris trois fois dans trois États européens différents. Simplement, il n'y a pas eu de mise en rapport des informations recueillies dans ces trois pays...

Les cryptomonnaies sont un domaine dans lequel Europol a investi depuis un moment, avec des capacités d'enquête et des spécialistes. Il existe quelques outils indispensables, parfois un peu chers à l'achat ou à la location. Pour autant, l'essentiel du succès repose sur la matière grise et sur la formation d'enquêteurs spécialisés pour remonter dans la blockchain les lignes de cryptomonnaies. Dans la blockchain, tout est en effet traçable. C'est un secteur que les criminels ont investi très rapidement, car il est encore aujourd'hui sous-réglementé. Il est notamment toujours difficile de savoir qui se trouve derrière les différents wallets ou portefeuilles numériques. C'est un domaine en cours de régulation. Europol participe d'ailleurs à des travaux dans ce domaine. Nous conseillons également l'Union européenne sur les mesures prises dans le cadre du Anti-Money Laundering Package qui est en train d'être mis en place. L'autorité anti-blanchiment au niveau européen sera moins dans l'investigation que dans l'organisation du secteur et l'échange d'informations via un registre européen des comptes bancaires, etc. L'une des clés est de réglementer les cryptomonnaies de façon pertinente et globale, à l'échelon mondial. Nos investigations seront alors plus faciles à mettre en oeuvre. Cela étant, il est important que les services d'enquête se forment sur ces questions, car les cryptomonnaies continueront d'être utilisées par les criminels et les trafiquants de drogue, notamment pour bouger en quelques secondes des sommes considérables d'un point à un autre du globe. En revanche, les trafiquants ne laissent pas très longtemps leur argent en cryptomonnaies, car ils craignent les pertes liées aux fluctuations des cours. Ils le ressortent donc rapidement pour le réinvestir dans des activités qui paraissent légales.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - La France dispose d'un outil reconnu par toutes les personnes que nous avons interrogées sur la question du blanchiment, à savoir la présomption de blanchiment : c'est aux trafiquants de justifier que leur patrimoine a été constitué légalement. Tous les pays européens disposent-ils de cette législation particulière ? Cela faciliterait-il les travaux d'Europol si tous les pays harmonisaient leur législation en se dotant d'un tel outil ? En ce qui concerne la circulation des espèces, la France a mis en place une réglementation : au-delà de 1 000 euros, on ne peut pas payer en espèces, excepté pour les acquisitions de véhicule. Existe-t-il, selon vous, des dispositifs d'amélioration pour la France ? Faut-il harmoniser la réglementation européenne et se monter plus stricts au sujet des montants de versement en espèces sur les comptes ?

Général Jean-Philippe Lecouffe. - Je n'ai pas réalisé d'étude exhaustive, mais le cadre juridique qui existe en France n'est pas celui qui prévaut dans les autres États européens. Europol plaide toujours en faveur d'une harmonisation. Si l'on pouvait disposer d'un cadre unique pour généraliser au niveau européen l'inversion de la charge de la preuve en matière de détention d'un patrimoine suspect, cela ne pourrait qu'être positif. Encore faut-il que la mesure soit appliquée : des progrès sont à faire dans l'application effective de cette mesure à tous les trafiquants de drogue, sachant qu'un certain nombre d'entre eux réalisent leurs investissements hors d'Europe. On pourrait donc également envisager des actions plus internationales.

En ce qui concerne le mouvement des espèces, du point de vue des enquêteurs, il est clair que tous les transferts d'argent liquide importants déclarés doivent être tracés. Dans ce domaine-là aussi une forme d'harmonisation européenne serait la bienvenue. Il existe dans certains pays des réticences importantes. Il en va de même des dépôts bancaires : dans certains pays d'Europe de l'Est, des sommes considérables ont été déposées en banque après le début de la guerre en Ukraine sans information sur leur origine. L'Union européenne va avoir du travail avec le dispositif anti-blanchiment qu'elle est en train de mettre en place ...

J'avoue que beaucoup de trafiquants passent complètement sous les radars. Ils transfèrent parfois l'argent dans le coffre d'une voiture ou par sac dans un bus, en Europe ou en dehors de l'Europe. C'est un trafic de « mules » extrêmement difficile à détecter. Il existe aussi tout un système de compensation, avec des personnes auprès desquelles on dépose 200 000 euros et immédiatement, dans l'heure qui suit, une autre personne dans tel ou tel pays du Golfe reçoit 200 000 euros après l'envoi d'un SMS. C'est un système souterrain difficile à combattre. C'est un système « à l'ancienne », qui repose sur la confiance mutuelle. On le voit au Moyen-Orient, mais aussi plus à l'est de l'Asie où les réseaux chinois blanchissent des sommes considérables de cette façon.

M. Jérôme Durain, président. - Vous avez commencé votre propos en disant que vous n'étiez pas une instance d'évaluation des politiques publiques. Votre regard comparatif sur ce qui peut être fait ici et là est toutefois intéressant. Sans interférer dans un débat de politique nationale, avez-vous des suggestions à faire sur quelques points clés ? Je pense, par exemple, à la question des repentis, des infiltrations ? Pouvez-vous nous donner un panorama de ce qui fonctionne ? Les messageries cryptées sont effectivement une vraie difficulté. Existe-t-il quelques pistes pour « craquer » ces messageries ou s'affranchir de leur rôle majeur dans le trafic ? S'agissant des chambres de compensation financière, y a-t-il déjà eu des expériences concluantes pour en diminuer l'efficacité ou est-ce malheureusement une tradition qui échappe aux autorités publiques ?

Mme Valérie Boyer. - Existe-t-il un endroit où les solutions que vous préconisez sont appliquées et fonctionnent ?

Général Jean-Philippe Lecouffe. - Il n'y a pas de recette miracle. Certains pays ont plus de potentialités sur le plan juridique. Ils ont aussi plus de « soldats » pour lutter contre un phénomène ou un autre. L'un des points clés, à nos yeux, est l'échange d'informations : contre les grands groupes criminels, le travail au niveau national produit des résultats plus faibles que l'échange d'informations. Europol fait tous les jours de la coopération internationale et de l'échange d'informations. C'est d'ailleurs souvent plus compliqué pour les enquêteurs en raison de la différence de langue, de cadre juridique ou de système judiciaire : nous avons donc des difficultés à monter les dossiers et à les coordonner.

Pour autant, nos plus grands succès sont issus de cette coopération internationale. Je déplore parfois, au niveau aussi bien des enquêteurs que des autorités judiciaires, une certaine forme de réticence : les criminels utilisent à fond cet avantage. Pour eux, il n'y a pas de frontières et il n'y a pas de loi : ils font leur loi où ils veulent et comme ils veulent. C'est dans ce domaine, à mon avis, qu'il y a le plus à faire.

Une information anodine pour la France peut se révéler cruciale pour la Belgique ou l'Espagne. Notre rôle aujourd'hui est de convaincre les différents pays de partager davantage leurs informations avec nous. Nous devons travailler au niveau international. Aucun pays ne se distingue plus qu'un autre. Nos collègues américains ont des méthodes d'investigation très offensives, qui fonctionnent parfois, mais qui sont porteuses de risques. Ils investissent de l'argent pour acheter de la drogue. Parfois, ils sont au-delà de la limite, mais leur cadre juridique le leur permet.

Par exemple, vous parliez des chambres de compensation ; ils sont capables d'envoyer des agents infiltrés, de déposer de l'argent, et même parfois de perdre des sommes importantes pour identifier un réseau.

En Europe, nous ne sommes pas prêts à le faire car nous considérons que cela participerait à la commission d'une infraction et que cela relèverait de la provocation. Ce sont des méthodes d'enquête agressives. Ce n'est pas à moi de soulever le débat, mais de telles méthodes existent dans certains pays. Où se situe le point d'équilibre entre le respect des libertés et la lutte contre ces trafics, entre la provocation et le « coup d'achat » ? Ce n'est pas toujours évident, mais ce sont des méthodes qui peuvent s'avérer efficaces et que certains utilisent. En Europe, globalement, nous avons à peu près tous la même ligne directrice, qui est de ne pas s'engager dans cette voie.

En ce qui concerne les messageries cryptées, je crois que nous avons prouvé, en France en premier lieu, qu'il était possible de les intercepter. La France dispose d'un cadre juridique qui permet d'entreprendre des investigations efficaces lorsque l'on a connaissance d'une messagerie cryptée qui n'est pas déclarée à l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (Anssi) et qui aurait pu être mise en place par n'importe qui. Je pense que ce dispositif a été regardé avec beaucoup d'intérêt par d'autres pays européens avec les affaires EncroChat et Sky ECC.

Casser le chiffrement sur des messageries cryptées est extrêmement compliqué ; il faut savoir où se trouvent les serveurs. Cela nécessite un travail approfondi, qu'on appelle forensic numeric, du renseignement et de l'information. Nous avons traité jusqu'à présent quatre dossiers plus ou moins importants dans ce domaine à Europol, et nous n'abandonnons pas l'idée d'en traiter d'autres. Cela nous semble être un moyen efficace de détecter les criminels. Cependant, en plus des très grandes messageries telles qu'Encrochat ou Sky ECC, ceux-ci travaillent également avec des messageries où moins de personnes sont connectées : les trafiquants préfèrent parfois travailler avec deux ou trois petites messageries plutôt qu'avec une grande dans laquelle il y a trop de monde. Cependant, je crois que nous avons les moyens de le faire. Il faut un cadre juridique pertinent, tout comme pour les échanges d'informations.

Nous sommes en quête d'un équilibre dans un monde de plus en plus digital. Nous cherchons un équilibre pour tout ce qui concerne les données, la data, à l'instar de celui qui a été trouvé dans le monde réel entre sécurité et liberté. C'est l'objet du débat, par exemple, autour des durées de rétention, de l'accès aux données personnelles, du chiffrement et du déchiffrement. Dans un monde de plus en plus numérique, la donnée occupe une place centrale dans les investigations modernes, mais elle est aussi au coeur de la protection de nos concitoyens. Nous devons trouver le juste équilibre, et c'est ce que nous recherchons.

Du côté des forces de l'ordre, ce que nous souhaitons, c'est agir sous supervision, par exemple de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil) en France ou du Contrôleur européen de la protection des données personnelles, qui supervise le travail d'Europol. Il faut que des magistrats donnent les autorisations adéquates pour que nous puissions, lorsque c'est nécessaire, accéder à certaines données digitales cryptées, et si possible, chaque fois que possible, en clair. C'est un vrai sujet, un vrai débat, qui ne concerne pas uniquement le trafic de stupéfiants, mais toutes les organisations criminelles, qui parfois abusent des systèmes de chiffrement.

M. Olivier Cadic. - Ma première question portera sur la mutualisation des forces de police. Nous connaissons tous la Drug Enforcement Administration (DEA) aux États-Unis et son impact, tant pour l'enquête que pour la réaction. Au niveau d'Europol, quelle est votre vision sur l'organisation ? Europol est-elle directement implantée en Amérique latine ? Lors de nos premières auditions, nous avons observé différents modes de fonctionnement au sein de l'Union européenne. À Amsterdam, par exemple, des structures étaient présentes à l'aéroport afin d'incarcérer des individus et d'effectuer des contrôles en amont pour déterminer si une personne avait ingéré de la drogue, ce que nous n'avons pas la possibilité de faire à grande échelle. Y a-t-il une forme d'organisation ou de réflexion organisée au niveau européen dans ce domaine ?

Ensuite, en ce qui concerne le blanchiment, un sujet revient souvent dans mes discussions avec les forces de police : les casinos. Vous n'avez pas mentionné ce sujet. Certaines organisations utilisent largement les casinos, justement situés dans les ports, les hubs de transport. Est-ce un sujet que vous suivez ?

Ma troisième question concerne une partie du monde que vous n'avez pas évoquée, à savoir l'Asie, et plus précisément ce que certains appellent le Triangle d'or constitué par le Laos, la Thaïlande et la Birmanie. À Singapour, personne n'a su me dire quelles sommes arrivent de Birmanie. Le Myanmar fait-il l'objet d'un suivi par Europol ?

Enfin, se pose la question des fonds et des investissements qui proviennent de Chine, de Hong Kong. Mes interlocuteurs qui travaillent dans la finance me disent tous que ce qui vient de Hong Kong, de Chine, est devenu quelque peu opaque d'un point de vue financier. Une action est-elle envisagée de la part de l'Europe pour obtenir des informations sur les fonds provenant de Chine ?

Enfin, puisque vous avez très bien décrit un certain nombre de problématiques liées à la compensation, nous observons en Afrique le développement de l'approvisionnement en équipements informatiques et télécoms achetés avec de la monnaie locale et expédiés directement dans des conteneurs qui passent sans déclaration : c'est une façon de procéder à la compensation. Ce n'est pas seulement de l'argent d'un côté et de l'argent de l'autre ; parfois, ce sont aussi des produits, ce qui rend les choses très complexes, comme vous l'avez dit, mais c'est également un sujet, à mon avis, de triangulation pour le blanchiment.

Général Jean-Philippe Lecouffe. - Dans l'Union européenne, chaque État s'organise comme il le souhaite ; Europol se contente de créer du lien et de coordonner les structures nationales entre elles, telles qu'elles existent. Nous ne nous prononçons pas sur les organisations internes des États membres, mais nous collaborons avec celles qui sont validées par un État membre comme interlocuteurs d'Europol.

À l'égard de l'extérieur, notamment en Amérique du Sud, Europol est un point d'entrée reconnu. Nous avons développé des investigations avec plusieurs pays de la zone. En particulier, nous avons une très bonne coopération avec le Brésil, ainsi, depuis longtemps, qu'avec la Colombie. L'Équateur, la Bolivie et le Pérou souhaitent davantage coopérer avec nous : ils voient Europol comme un point d'entrée. En Colombie, il y a des équipes d'enquêteurs françaises, espagnoles, néerlandaises, et des équipes nationales, qui travaillent ensemble. Europol apparaît à ces pays comme une manière de rejoindre le niveau européen pour une aide en termes de renseignements, d'analyse criminelle, mais aussi en termes de financement de certaines réunions, etc.

Le rôle d'Europol est donc de mieux en mieux reconnu, au fur et à mesure des investigations que nous soutenons. Il est reconnu non seulement par nos États membres, mais aussi par les États tiers avec lesquels nous travaillons. Europol a une vraie plus-value à apporter, dans les limites des ressources qui lui sont attribuées, évidemment. Elle est considérée comme un interlocuteur valable par la DEA  : je me suis rendu aux États-Unis rencontrer ses dirigeants, et l'administratrice de la DEA est venue nous voir. Nous sommes donc reconnus, y compris par le partenaire américain, comme une organisation et un point d'entrée solide en Europe, où nous faisons le relais avec nos États membres, sans jamais nous mettre en concurrence avec eux. Europol a pour vocation d'ajouter de la valeur à ce que font les États membres, de leur être complémentaire.

Vous m'interrogez sur les casinos : nous ne nous concentrons pas spécifiquement sur ce domaine. Nous sommes davantage préoccupés par ce que nous appelons les juridictions non coopératives. Nous savons que de l'argent se dirige vers des endroits où il peut être blanchi et réinvesti facilement, sans nécessairement passer par un casino, sous forme d'immobilier, de services divers, voire de dépenses sur place. C'est cela qui retient notre attention. Le contrôle des casinos, bien que le blanchiment que vous mentionnez existe, relève davantage de la responsabilité des États membres que de la nôtre. Nous n'avons pas une vision approfondie de cette question.

Concernant votre question sur l'Asie, notamment la Birmanie, nos relations dans ce domaine sont jusqu'à présent limitées. La ligne directrice de l'action d'Europol consiste à soutenir les enquêtes de nos États membres. Pour que nous nous investissions en Asie, par exemple en Birmanie, il faudrait que nos États membres mènent des enquêtes sur le blanchiment d'argent provenant de cette zone. Notre approche est axée sur les dossiers, avec une focale opérationnelle. Et nous n'avons malheureusement pas les ressources nécessaires pour couvrir l'ensemble du globe.

En ce qui concerne la Chine et Hong Kong, des actions sont entreprises au niveau européen. Je pense notamment à l'initiative sur le blanchiment d'argent et à la création imminente de l'autorité anti-blanchiment, dont notre pays est candidat à accueillir le siège. C'est à travers de telles autorités et par la collaboration entre les secteurs que la surveillance de ces pays doit s'organiser. Pour ce qui est des réseaux de blanchiment chinois, nous sommes conscients de leur existence et nous essayons de collaborer avec d'autres pays sur ces questions. Cependant, nous n'avons pas d'informations particulières sur les flux financiers en provenance de Chine et de Hong Kong, sauf enquête spécifique.

Enfin, votre dernière question portait sur les compensations. Vous avez tout à fait raison, celles-ci ne se limitent pas à l'argent. Nous avons constaté des échanges de produits, tels que de la cocaïne contre du cannabis, de la cocaïne contre des drogues synthétiques, de la cocaïne contre des armes, ou des armes contre de la cocaïne. Nous surveillons tout cela de près, surtout lorsque ces échanges impliquent des armes, ce qui est crucial dans certaines régions, mais aussi quand il s'agit d'autres produits. La compensation peut aussi prendre la forme de services ou de la fourniture d'autres produits pouvant être trafiqués.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Nous avons parlé tout à l'heure des coopérations européennes. Plus nous avançons dans nos investigations, plus nous constatons que tous les pays d'Europe semblent actuellement dépassés par le narcotrafic. Le terme de narco-État est peut-être excessif, mais il est utilisé pour décrire la situation en Belgique, aux Pays-Bas, et on peut être inquiet lorsque l'on examine ce qui se déroule dans nos ports ainsi que l'ampleur de la corruption, touchant non seulement les acteurs privés mais également les services de l'État. La presse s'en fait régulièrement l'écho. Sur le plan européen, du moins en ce qui concerne la France, l'impression est que le trafic de drogue progresse plus rapidement que les politiques publiques, et que les moyens déployés peinent à endiguer ce phénomène croissant.

La réponse, comme vous l'avez souligné précédemment, réside en grande partie au niveau européen, avec un accent sur la coopération, en particulier pour améliorer la surveillance des flux, des ports et du blanchiment. Pourriez-vous nous indiquer sur quelles thématiques spécifiques Europol est actuellement associée à des réflexions sur l'évolution potentielle des réglementations européennes dans ce domaine ? Nous avons abordé de manière superficielle la question du blanchiment et celle de l'échange d'informations. Pourriez-vous préciser si Europol a été sollicitée sur des réformes particulières et si elle a des suggestions à formuler ?

Général Jean-Philippe Lecouffe. - Un des rôles d'Europol, pour lequel elle est régulièrement consultée, et qui fait que ses rapports - dont la plupart sont, au moins en partie, publics - sont consultés, tient aussi au fait qu'elle nourrit la réflexion des décideurs politiques.

Prenons pour exemple l'initiative que j'ai mentionnée brièvement et à laquelle notre ministre de l'intérieur participera mercredi, sous présidence belge : le lancement d'une alliance des ports européens visant à renforcer leurs mesures de sécurité. Cette initiative découle directement du rapport que j'ai ici entre les mains, intitulé Criminal Networks in EU Ports, Risks and Challenges for Law Enforcement. Europol l'a publié en mars 2023. Ce rapport, élaboré en collaboration avec les ports d'Anvers, de Rotterdam et d'Hambourg, décrit divers moyens d'acheminer la drogue hors des ports, des conteneurs, etc. C'est clairement lui qui a inspiré l'initiative de renforcement de la sécurité portuaire prise par la présidence belge au niveau européen, axée sur le trafic de stupéfiants. Ainsi, nous avons non seulement été associés, mais nous avons même été à l'origine de cette initiative.

Récemment, j'ai eu une réunion avec le World Shipping Council, l'organisation regroupant les grands transporteurs maritimes mondiaux tels que CMA CGM pour la France, MSC et d'autres - y compris des transporteurs chinois. J'ai tenu une téléconférence avec eux pour les sensibiliser et explorer des moyens de collaboration. Nous avons été associés à l'élaboration de la réglementation européenne contre le blanchiment d'argent, que j'ai déjà évoquée : Notre centre de lutte contre la criminalité économique et financière a été auditionné à plusieurs reprises au Parlement européen, au Conseil et a pu échanger avec la Commission pour suggérer des mesures pertinentes.

Il y a dix-huit mois, nous avons apporté des modifications au règlement d'Europol pour résoudre les problèmes liés à ce que l'on appelle le Big Data Challenge, c'est-à-dire la gestion de vastes ensembles de données que nous recevons. Un nouveau cadre juridique nous permet, depuis juin 2022, d'effectuer davantage de tâches dans ce domaine. Cette évolution a été motivée par la réflexion de la Commission, les décisions du Contrôleur européen de la protection des données et par une action proactive de notre part, soulignant la nécessité d'un cadre juridique rénové pour travailler sur les données.

À titre d'exemple supplémentaire, on peut mentionner une initiative appelée Going Dark de la présidence suédoise, axée sur la possibilité pour les forces de l'ordre d'accéder à des informations chiffrées. Europol fait partie du groupe de haut niveau réuni sous l'autorité du Conseil européen dans ce domaine et soutient l'initiative. Nous sommes impliqués et, aussi souvent que possible, proactifs pour soulever de telles questions.

Parfois, nous sommes confrontés à des lobbies puissants, notamment lorsqu'il est question des ports. J'ai examiné les chiffres des principaux ports européens. Par exemple, le port du Havre traite environ 4 millions de conteneurs par an, tandis que Rotterdam en traite 14 millions. Les possibilités de contrôle varient considérablement. J'ai visité le port de Rotterdam, où 2 000 conteneurs arrivent chaque heure. Le contrôle à la frontière des conteneurs n'est pas facile... L'échange d'informations est donc essentiel, de même que les techniques de ciblage mises en oeuvre par nos collègues douaniers.

Un autre aspect à souligner est l'utilisation de l'intelligence artificielle qui, bien qu'elle pose des difficultés en termes de protection des données personnelles et de biais des algorithmes, constitue une aide considérable pour le traitement de vastes quantités d'informations. Ces informations sont essentielles pour notre travail d'analyse criminelle, et nous permettent de cibler nos actions de manière plus précise.

M. Jérôme Durain, président. - Merci pour la qualité de ces échanges, la franchise de votre propos et votre grande clarté. Nous allons continuer nos travaux en espérant trouver des solutions pour améliorer le travail commun.

Général Jean-Philippe Lecouffe. - Nous y travaillons tous les jours, monsieur le président !

M. Jérôme Durain, président. - Je vous remercie, mon général.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Baudoin Thouvenot, inspecteur général de la justice, membre national pour la France de l'European Union Agency for Criminal Justice Cooperation' (Eurojust)

M. Jérôme Durain, président. - Nous avons le plaisir d'accueillir M. Baudoin Thouvenot, inspecteur général de la justice, membre national pour la France de l''European Union Agency for Criminal Justice Cooperation (Eurojust).

Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Monsieur Thouvenot, je vous invite donc à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Baudoin Thouvenot prête serment.

M. Baudoin Thouvenot, inspecteur général de la justice, membre national pour la France de l'European Union Agency for Criminal Justice Cooperation' (Eurojust). - Depuis le 12 décembre 2019, l'Unité européenne de coopération judiciaire est devenue l'Agence de l'Union européenne pour la coopération judiciaire en matière pénale. Nous sommes devenus, à l'instar d'Europol, une véritable agence, avec une particularité : je reste un magistrat français, et ne suis donc pas fonctionnaire européen.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Il s'agit d'une mise à disposition par la France.

M. Baudoin Thouvenot. - Tout à fait. Je reste soumis à l'article 30 du code de procédure pénale. J'ai le statut d'un procureur général, soumis éventuellement à des instructions générales du ministre.

Le travail d'Eurojust est de faciliter la coopération pénale entre tous les États membres de l'Union européenne (UE). Nous avons aussi un accord avec le Danemark - ce pays s'est retiré par référendum de toutes les instances judiciaires et policières de l'Union - et avec douze autres pays tiers - dont les États-Unis, la Suisse, la Norvège, des États balkaniques -, soit 39 pays. Nous sommes une forme de petit conseil européen judiciaire - le Conseil de l'Europe comprend, lui, 46 membres, ainsi que des observateurs. Le périmètre d'Eurojust dépasse donc celui de l'Union européenne.

L'agence a été créée en 2002, un peu sur le modèle d'Europol, avec des bureaux nationaux et une équipe européenne. Par rapport à Europol, la dimension nationale garde cependant une part très importante, car le travail opérationnel de coopération est effectué par les membres des bureaux nationaux. Le bureau français compte cinq membres théoriques et quatre membres réels. Nous serons bientôt cinq effectifs réels.

La majorité des magistrats vient du parquet. En ce qui me concerne, je n'ai été que juge d'instruction, pendant vingt-huit ans, avant de devenir le membre national d'Eurojust. J'ai notamment été juge d'instruction à la juridiction interrégionale spécialisée (Jirs) de Paris de 2004 à 2017.

'Pour ouvrir un dossier, Eurojust agit à la demande des autorités nationales. Nous ne dépossédons pas nos collègues magistrats nationaux. Il faut être une autorité judiciaire pour saisir Eurojust. Notre rôle est de faciliter la coopération, notamment en contactant les pays membres et les pays tiers et en coordonnant l'entraide. Je reste magistrat, mais ne suis plus l'autorité judiciaire, et ne décide pas. Je n'interviens plus dans les dossiers, mais en support des collègues nationaux. Nous faisons transiter les demandes d'entraide et les mandats d'arrêt européens, pour anticiper les difficultés et les différences de procédure et de droit entre pays européens, différences que nous connaissons bien.

Je précise qu'à mon sens, le droit pénal français est celui qui offre le plus de possibilités aux enquêteurs. Au niveau international, l'existence du juge d'instruction est un plus. Le juge d'instruction est l'autorité judiciaire qui peut décider comme un magistrat du siège. Nous sommes le seul pays à encore avoir un juge d'instruction, avec la Belgique et l'Espagne''. Quand une enquête est sous la direction d'un magistrat du siège, il a tous les pouvoirs entre les mains pour mener les enquêtes en temps réel, alors qu'un procureur doit par exemple demander l'autorisation de mener une perquisition à un autre juge.

Eurojust, installée à La Haye, est un peu la perle de l'Europe, pour reprendre l'image du tableau de Vermeer. Eurojust est un des outils les plus pragmatiques de l'Union européenne, il mêle à la fois l'analyse et l'opérationnel. Les membres des bureaux nationaux sont de vrais magistrats de terrain, 'expérimentés et légitimes pour soutenir l'ensemble de leurs collègues européens. Nous avons une vision très pratique des dossiers, nous aidons efficacement nos collègues magistrats français. En effet, il n'existe pas de dossier narcotrafic sans coopération européenne et internationale. Il nous faut être à l'écoute des collègues, pour les soutenir : voilà le but d'Eurojust.

Quand vous mettez ensemble des enquêteurs de toutes nationalités qui ont un objectif commun - lutter contre la criminalité organisée -, ils parviennent toujours à se comprendre. Where there is a will, there is a way, comme aurait dit Churchill : tel est notre maître mot.

Nous sommes aussi des passeurs d'outils de coopération auprès de nos collègues, par exemple en matière de certificat de gel ou de décision d'enquête européenne. Cette faculté est fabuleuse. Je ne gère plus les dossiers, mais j'aide les autres à mieux les gérer. Ainsi, nous oeuvrons pour une plus grande sécurité européenne. Les voyous ne connaissent pas de frontières, il ne faut pas que les magistrats en connaissent non plus. D'ailleurs, une délégation sénatoriale serait la bienvenue à Eurojust. C'est le meilleur moyen de voir combien notre action est opérationnelle.

Sur les principales tendances du narcotrafic à l'échelle de l'Europe, M. Lecouffe, directeur exécutif adjoint Opérations d'Europol, a dû vous faire une présentation détaillée. Europol dispose de plus d'informations statistiques, plus larges, car Eurojust ne traite que de dossiers de très grande importance.

Je commence par le trafic maritime, qui transite principalement par les ports de Hambourg, de Rotterdam et d'Anvers. Le container est le symbole vivant, ou du moins métallique, de la mondialisation. À Rotterdam ou à Anvers, le contrôle complet est impossible. Les saisies sont très importantes : en 2022, 110 tonnes de cocaïne ont été saisies à Anvers ; 52,5 tonnes à Rotterdam.

Cela entraîne des risques importants pour ces pays, car il n'existe pas de criminalité de haut niveau sans corruption, de basse à très haute intensité. Les Pays-Bas n'ont pas nié le problème, mais ne l'ont pas vraiment regardé en face - il a fallu des catastrophes, telles que des menaces d'enlèvement d'une princesse et du Premier ministre ou le meurtre d'un journaliste et d'un avocat pour que le pays prenne conscience non pas réellement d'un basculement vers un narco-État, mais des dangers du narcotrafic et de la Mocro maffia. Les Pays-Bas sont en train de modifier non pas leur politique de dépénalisation de la consommation, mais leur vision de la criminalité organisée et leurs moyens d'action. Il en va de même en Belgique, où les autorités ont nettoyé le port. Le narcotrafic ne peut fonctionner sans corruption, corollaire indispensable à ce trafic.

Pour agir de la manière la plus efficace dans les ports, notamment aux Pays-Bas et en Belgique, il faut réduire le facteur humain, en limitant le plus possible la manutention des containers. Cependant, si ces ports deviennent de plus en plus sécurisés, il y aura un glissement et un report du trafic ; or Le Havre et Dunkerque ne sont pas loin. Les ports français en sont conscients, les autorités judiciaires et policières le savent. Toute la façade atlantique pourrait aussi se transformer en point d'arrivée, via les petits ports de plaisance, potentiels nouveaux réceptacles du narcotrafic.

Certaines initiatives françaises sont intéressantes au niveau judiciaire, à l'instar de la task force en Méditerranée, de Barcelone à Gênes. Pour la façade atlantique, le procureur général de Bordeaux a aussi proposé une task force des cours d'appel allant jusqu'à Rennes, avec une déclinaison au niveau policier. Ces groupes de travail sont très opérationnels, ils permettent d'échanger sur les difficultés rencontrées dans les dossiers et de croiser davantage d'informations. ''

Le transport se fait aussi par voie aérienne, notamment en provenance de Guyane pour la cocaïne. Contrôler tous les avions serait compliqué... jusqu'à la moitié 'des passagers pourrait être concernée. Ce phénomène se nourrit de la misère, notamment chez des personnes venant du Surinam ou résidant à Saint-Laurent-du-Maroni. À Créteil, comme juge d'instruction, j'ai reçu un jour une jeune femme de nationalité française, tout juste majeure, qui ne parlait pas français : j'ai dû prendre un interprète, j'avais presque honte. Elle avait bien des papiers français, mais n'était jamais allée à l'école. ''Ces sujets peuvent sembler loin de l'objet de cette audition, mais c'est une réalité.

M. Jérôme Durain, président. - C'est le substrat.

M. Baudoin Thouvenot. - Tout à fait, c'est la misère qui recrute. En Guyane, les trafiquants n'ont aucune difficulté à trouver une personne qui acceptera le risque de prendre l'avion. Étant donné la « bascule », c'est-à-dire les prix de revente de la cocaïne, si seules deux personnes sont prises sur vingt qui transportent de la drogue, cela reste rentable. La marchandise est certes illégale, mais le raisonnement commercial est le même que pour toute substance légale.

Concernant les routes terrestres, la résine de cannabis vient du Maroc, via l'Espagne, par go fast ou par camion. Les Espagnols sont noyés sous le trafic de stupéfiants. L'héroïne, elle, vient des Balkans. La drogue de synthèse est fabriquée aux Pays-Bas et en Belgique ; à ce titre, la France est plutôt un pays de transit. Concernant les cigarettes, qui suivent les mêmes routes, j'appelle votre attention sur les Géorgiens, qui s'installent de plus en plus en France.

Notre droit reste très puissant, notre procédure pénale est efficace : nous arrivons à juguler un certain nombre de choses. La France n'est pas un pays sûr pour les malfaisants et les narcotrafiquants du haut du spectre. Il faut préserver cet acquis.

J'espère que la réforme de la police judiciaire ne va pas atténuer cet état de fait. Cette réforme risque de faire porter les efforts sur les procédures de proximité, mais il ne faut pas perdre de vue qu'en matière de crime organisé, si nous relâchons nos efforts, nous ne pourrons plus récupérer du terrain ensuite.

La lutte contre la criminalité organisée doit rester une priorité, même si ce n'est pas la forme de criminalité qui touche le plus les gens ; ils ne la vivent pas au jour le jour, sauf, peut-être, à Marseille. La criminalité organisée est assez transparente pour nos concitoyens, elle ne menace pas directement et au jour le jour l'ordre public.

Concernant la criminalité connexe, blanchiment et narcotrafic vont de pair. Les cryptomonnaies sont un enjeu de taille. Les narcotrafiquants savent avoir recours à des ingénieurs financiers pour utiliser des montages plus complexes.

Le blanchiment constitue l'un des domaines d'investigation les plus importants à Eurojust. Des dossiers pour stupéfiants sont rarement ouverts sans que l'on s'intéresse au blanchiment : il y a toujours du blanchiment derrière un dossier de stupéfiant important. Les difficultés se font jour lorsque l'argent quitte l'Europe ; en effet, celle-ci sert parfois de zone de rebond, puis, lorsque les fonds s'envolent vers Dubaï, ou vers la Chine, il devient très compliqué d'agir.

C'est surtout le sud de la France qui est concerné par les règlements de compte, notamment la zone marseillaise.

Rencontrons-nous des difficultés dans la coopération entre les États membres dans le cadre des missions d'Eurojust ? Non.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Existe-t-il des pays non membres de l'Union européenne accueillis comme observateurs ?

M. Baudoin Thouvenot. - Les pays non membres de l'Union européenne accueillis au sein d'Eurojust sont ceux avec lesquels nous avons noué des accords de coopération. Jusqu'au règlement du 14 novembre 2018, Eurojust avait la capacité de négocier directement avec les États concernés ; c'est ainsi que nous avons signé des accords avec la Serbie ou avec la Géorgie. Depuis le règlement de 2018, nous proposons tous les quatre ans à la Commission européenne une liste de pays avec lesquels nous souhaitons établir de tels accords. La Commission a validé de cette manière une liste de dix pays, incluant la Colombie, le Maroc, la Tunisie, l'Algérie et le Liban ; les discussions sont, en outre, en très bonne voie avec l'Arménie. Ces États seront liés par un accord de coopération avec nous.

Cela nous renvoie directement à la question de la protection des données : nous sommes soumis au règlement général sur la protection des données (RGPD), les accords de travail que nous établissons visent donc aussi à permettre des échanges de données personnelles avec ces pays tiers. Nous hésitons, à défaut, à partager de telles données avec certains États, compte tenu des incertitudes quant à l'utilisation qui en serait faite. Les accords de coopération signifient, à l'inverse, que nous pouvons collaborer avec ces pays presque comme s'ils faisaient partie de l'UE, et donc échanger sans difficulté des données. Les pays signataires peuvent en outre, s'ils le souhaitent, envoyer à Eurojust un ou plusieurs procureurs de liaison. Nous accueillons ainsi actuellement deux Norvégiens, deux Suisses, deux Américains, un Serbe, un Ukrainien - l'Ukraine a signé un accord de coopération. Récemment, un Moldave nous a rejoints. Cela fait d'Eurojust, une agence all over the world !

Cela dit, nous avons également la possibilité de coopérer avec des pays complètement tiers et de les inviter à des réunions. Dans ce cas, la différence concerne surtout l'échange de données.

Pour ce qu'il en est d'éventuelles difficultés avec les États membres, il n'y en a pas. La coopération repose sur des textes et sur des outils que des hommes et des femmes mettent en oeuvre. Les problèmes qui se présentent parfois ne sont pas nécessairement imputables aux États eux-mêmes. Par exemple, il est courant de dire dans les enceintes de coopération internationale que celle-ci est compliquée à mettre en oeuvre avec le Royaume-Uni. Cela ne tient pas à ce pays lui-même ni aux Britanniques, mais plutôt aux différences de culture juridique. Le Brexit n'a rien changé à cet égard, puisque le droit britannique n'a pas été modifié ; en revanche, l'accord a permis d'établir de nouveaux outils de coopération entre nous. La coopération avec l'Irlande, bien que celle-ci soit membre de l'UE, n'est pas plus aisée, toujours en raison de différences de système et d'histoire juridiques.

Nous ne rencontrons pas de difficultés particulières avec d'autres pays de l'UE, mais nous éprouvons la confrontation de nos différences, qui font notre richesse. Ainsi, ce qui est juridiquement possible en France ne l'est pas forcément ailleurs. Prenons l'exemple des écoutes téléphoniques : largement admises en France, elles ne le sont pas systématiquement en Allemagne. Il est parfois difficile d'obtenir l'adhésion de nos collègues européens, même si cela est nécessaire, ce qui requiert de notre part une certaine humilité : ce n'est pas parce que la demande émane de magistrats français que nous devons faire comme en France ; nous devons prendre conscience que nos méthodes ne sont pas universelles et ne sont pas toujours compatibles avec les systèmes juridiques d'autres pays.

M. Jérôme Durain, président. - Venons-en aux évolutions normatives européennes, importantes pour nous.

M. Baudoin Thouvenot. - Je suis favorable à l'envoi de magistrats de liaison européens ; l'Europe judiciaire doit communiquer avec certains pays ou certaines régions, notamment dans la péninsule arabique. Les diplomates jouent certes un rôle, mais il est essentiel que des gens de terrain nouent des contacts directs dans certains pays. La Finlande, par exemple, a demandé l'intervention pour son compte du magistrat de liaison français compétent au Maroc. Il existe donc un besoin manifeste de coopération judiciaire. Il ne s'agit pas seulement d'extraditions, pour reprendre l'exemple de Dubaï ; il y en aura, certes, mais beaucoup de pays ne peuvent pas envoyer de magistrat. L'Europe doit donc mutualiser ses ressources pour répondre à ces besoins - notez toutefois que ce point de vue est très personnel.

Grâce au travail d'Eurojust, je n'ai pas observé d'instructions échouer en raison des différences de procédure pénale entre les États membres : c'est précisément notre mission. Ces divergences ne mènent pas à des nullités, car, si nous ne pouvons travailler comme nous le ferions en France, la coopération judiciaire s'exerce dans le respect des règles nationales du pays qui réalise l'acte. Le risque de nullité s'efface donc dès lors que nous parvenons à nous cordonner.

Le réseau européen de lutte contre la cybercriminalité est un lieu d'échange très important entre spécialistes des différents pays. En France, cela pourrait concerner, par exemple, des membres de la section « Cybercriminalité » du parquet de Paris ou du ministère de la justice. Ces acteurs se rencontrent une à deux fois dans l'année pour échanger. Eurojust prévoit de créer un secrétariat permanent pour ce réseau, permettant ainsi une augmentation considérable des actions de formation ainsi que l'édition de documents de travail collaboratifs. Les échanges entre magistrats qui traitent la même matière donnent toujours lieu à des apports intéressants, qui permettent d'identifier et d'aplanir les difficultés. Nous prévoyons d'ailleurs la constitution au sein d'Eurojust d'un réseau de procureurs et de juges pour lutter contre la criminalité organisée. Ces cénacles agissent souvent comme l'antichambre de l'ouverture de dossiers européens, car ils permettent de reconnaître des problématiques communes et de coordonner des actions. Ainsi, le Genocide Network a été un préalable très efficace à l'ouverture de dossiers européens en matière de crimes contre l'humanité ; il en va de même en matière de cybercriminalité et, bientôt, de lutte contre le crime organisé.

Le rôle d'Eurojust contre le blanchiment d'argent est le même que pour toutes les autres infractions. Le blanchiment est, la plupart du temps, adossé à la criminalité organisée ; nous facilitons donc la coordination et la mise en commun des ressources entre pays concernés lors de journées d'action. Nos centres de coordination servent de cellules de crise pour gérer la coopération judiciaire lors de grandes interpellations internationales coordonnées. Nous fournissons également une analyse des dossiers judiciaires, complémentaire au travail d'Europol, sans conflit d'intérêts, dans le respect des rôles de chacun : les budgets européens doivent être engagés dans l'intérêt des deux agences et pour la sécurité européenne.

Concernant le paiement en liquide ou le dépôt d'argent sur des comptes bancaires, si ces transactions sont pratiques pour nous pour identifier certains flux, elles sont de moins en moins courantes. Il existe des réseaux secrets auxquels nous n'accédons pas et les méthodes de blanchiment évoluent vers les monnaies dématérialisées. Les dépôts bancaires laissent des traces, donc les trafiquants les évitent de plus en plus. '

Je me permets d'aborder la question de l'unification de la définition de la criminalité organisée au niveau européen. La criminalité organisée, notion essentiellement criminologique, a des implications juridiques significatives. En France, nous disposons de critères criminologiques pour la définir ; toutefois, la pertinence de parvenir à une définition commune au niveau européen suscite un débat. On peut se demander, par exemple, s'il convient d'harmoniser la notion d'association de malfaiteurs ou le concept plus large de criminalité organisée, dont les conventions internationales offrent déjà une certaine définition. Personnellement, je ne suis pas persuadé de la nécessité d'une définition au niveau européen. Pour ce qui est de l'association de malfaiteurs, la définition pourrait être davantage alignée sur le modèle italien, au terme duquel l'appartenance à la mafia est un élément central et constitue une infraction en soi. Cette approche diffère toutefois substantiellement de celle de certains pays, comme l'Allemagne ou la Suisse, dans lesquels la conception de l'association de malfaiteurs est beaucoup plus stricte que la nôtre. Il me semble donc complexe d'adopter une définition unique, et, à mon sens, il est préférable de maintenir nos cultures propres en la matière. L'intérêt de la coopération européenne est de créer une cohérence plutôt qu'une uniformité.

Le rapport d'Eurojust sur le trafic de drogue de 2021 souligne les résultats prometteurs obtenus par les centres de coordination. Il s'agit de cellules de crise dans lesquelles chaque participant représente un pays. La mise en oeuvre d'actions conjointes, telles que des arrestations ou des perquisitions simultanées dans tous les pays concernés, requiert une coordination minutieuse, en raison des différentes législations nationales relatives, par exemple, aux heures légales de perquisition. Cette coordination est au coeur de la négociation européenne. Le jour dit, le centre de coordination joue son rôle : par exemple, lors d'une action concertée, si j'interpelle un individu, un collègue allemand peut m'informer que trois suspects ont été arrêtés en Allemagne et que les perquisitions ont donné certains résultats, mais qu'une nouvelle localisation requiert une perquisition non prévue initialement ; les autorités allemandes peuvent alors demander une nouvelle décision d'enquête européenne pour y procéder. L'intérêt est de communiquer ces informations immédiatement, de les répercuter aux collègues, voire - j'ai eu l'occasion de le faire une fois en tant que membre national  - d'agir de façon autonome en situation d'urgence. Il en va de même concernant les certificats de gel. Nous faisons un point toutes les heures avec les collègues sur tout ce qui se passe au niveau européen et nous transmettons ces informations au collègue français par exemple, qui est, lui, accaparé par de multiples gardes à vue. Des réunions en visioconférence sont organisées en direct pour affronter les problématiques qui émergent. Nous nous positionnons donc en tant que facilitateurs et intermédiaires dans la recherche de solutions européennes en matière de coopération.

Les centres de coordination jouent un rôle essentiel dans ce dispositif et leur promotion est indispensable, mais ils doivent être réservés aux dossiers les plus importants. Leur mise en place est systématiquement proposée par notre bureau lors de l'organisation de journées 'd'opérations communes, car, rappelons-le, c'est le bureau français qui en a été l'initiateur. En dépit des réticences initiales à leur égard, leur utilité est aujourd'hui reconnue, après plus de 150 actions coordonnées. Les nouveaux locaux d'Eurojust incluent même une salle qui leur est dédiée.

Des textes européens visant à faciliter le gel des avoirs criminels sont en effet en cours de discussion. Deux propositions de la Commission européenne sont actuellement à l'étude. En 2021, quatre mesures législatives ont été proposées ; à ce jour, deux d'entre elles ont été discutées. Le 12 décembre 2023, un accord politique a été trouvé entre le Conseil et le Parlement européen sur une directive concernant la confiscation et le recouvrement des avoirs. Ce texte établira des normes minimales pour le traçage, l'identification, le gel, la confiscation et la gestion des avoirs criminels, ce qui renforcera les capacités des États membres contre le crime organisé et le terrorisme. Il va en outre créer des obligations pour les États membres : plusieurs d'entre eux ne disposent en effet pas d'agences spécialisées dans la récupération et la gestion des avoirs criminels, comme la formidable Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (Agrasc) en France. La directive en projet obligera tous les pays à se doter des structures nécessaires à la mise en place et au maintien de telles agences, lesquelles se verront accorder plus de pouvoir en matière de recouvrement ; elle permettra également une meilleure coopération entre ces entités.

L'objectif est bien de favoriser le gel et la confiscation. S'agissant de la saisie en valeur, elle est déjà possible dans le cadre juridique français, mais ce n'est pas le cas partout en Europe. Cela consiste à saisir des biens d'un montant équivalent au produit du trafic en cause, même si ceux-ci n'ont pas été acquis avec les fruits dudit trafic. La saisie générale du patrimoine, comme peine complémentaire pour des infractions liées à la drogue punies d'une peine de dix ans minimum, est possible en France, mais ne l'est pas partout en Europe - ici, bien entendu, le principe de proportionnalité établi par la Cour de cassation reste de mise.

Ces directives devraient donc étendre les capacités de confiscation et de saisie à l'échelle européenne, en permettant de conserver les biens, même si l'enquête pénale n'arrivait pas à son terme - par exemple en raison du décès du mis en cause. De même, elles devraient permettre la confiscation des enrichissements inexpliqués. En France, nous disposons de la non-justification de ressources ; un outil analogue devrait être généralisé. De même, la vente avant jugement des biens saisis devrait être étendue à toute l'Europe, une pratique déjà possible en France. Une voiture de luxe ou un voilier saisis peuvent être vendus avant jugement ; ce n'est pas encore le cas dans beaucoup de pays européens, dans lesquels nous devons actuellement trouver des expédients.

Ces directives devraient donc rapprocher les différents systèmes juridiques des États membres en matière de confiscation et de saisie des avoirs criminels. Nous ne parviendrons jamais - est-ce vraiment un objectif ? - à unifier complètement le droit en Europe, mais il est essentiel de parvenir à une cohérence entre les règles établies par la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE), celles de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) et les instruments européens en vigueur. Cette harmonisation est cruciale pour garantir une action efficace, ainsi qu'une compréhension mutuelle au sein de nos systèmes juridiques.

Une autorité européenne anti-blanchiment sera également mise en place, dont la mission sera de coordonner l'action des unités d'intelligence financière de chaque État - en France, Tracfin - pour peu que ces unités l'acceptent, car elles relèvent souvent du renseignement. Concernant la lutte contre le blanchiment d'argent, Tracfin et ses homologues européennes ont prouvé leur efficacité, notamment par leur capacité à bloquer de manière administrative des comptes suspects en attendant des mesures judiciaires. Ce mécanisme reflète l'équilibre nécessaire entre la préservation des droits fondamentaux et les impératifs de la lutte contre la criminalité organisée, une question particulièrement sensible en ce qui concerne le cryptage, par exemple.

'Les enquêteurs français se sont émus de la jurisprudence de la CJUE qui limite l'accès aux données de connexion'. Sa jurisprudence prévoit qu'un procureur français, n'étant pas un juge indépendant de l'enquête, ne peut requérir auprès d'un autre État des données de géolocalisation dans le cadre d'une décision d'enquête européenne'. Pour autant, dans une enquête pénale conduite en France, le procureur peut autoriser, sous conditions, l'accès aux données de localisation. Je peux comprendre l'émoi des policiers, mais les enquêteurs français qui viennent à Eurojust constatent l'état du droit dans d'autres pays et beaucoup d'entre eux se reconnaissent alors dans le vieil adage : quand je me regarde, je m'inquiète ; quand je me compare, je me rassure ! Nous disposons encore de moyens d'action en la matière et notre procédure judiciaire est souvent enviée par d'autres pays. Prenons l'exemple des anciens pays du bloc soviétique : en Lettonie, la surveillance physique requiert une autorisation judiciaire mensuelle, une procédure étrangère à nos pratiques, aux termes desquelles les forces de l'ordre peuvent initier une filature sous simple contrôle judiciaire. De même, en Allemagne, la législation rend les écoutes téléphoniques bien plus complexes mettre en oeuvre qu'en France.

En matière de lutte contre la criminalité organisée, la clé actuellement est souvent la téléphonie cryptée, notamment via des applications telles qu'EncroChat et Sky ECC. Notre position à ce sujet est claire : nous avons été au coeur de la coopération internationale sur ces deux dossiers, répondant à des milliers de demandes d'autres pays pour partager les données interceptées par la France sur le réseau Sky ECC. Nous disposons d'un système juridique efficace pour cela, la difficulté est la problématique technique du décryptage, qui exige des capacités cyber avancées. C'est pourquoi nous avons fait appel à d'autres pays. La cybercriminalité représente un défi considérable, car au-delà du phénomène des ransomwares, elle concerne de très près le narcotrafic. Les gros trafiquants utilisent tous des solutions cryptées qui limitent l'utilité des procédures d'écoutes traditionnelles et nous obligent à adapter nos méthodes d'enquête, en passant, par exemple, à la sonorisation de lieux privés. Avec plus de trois décennies d'expérience en tant que magistrat, je constate que nous devons souvent rattraper notre retard technologique. Ce fut le cas avec EncroChat et Sky ECC.

M. Lecouffe a dû vous l'indiquer, les affaires EncroChat et Sky ECC ont permis d'établir une cartographie de la criminalité européenne que l'on n'imaginait pas, en fournissant un accès en direct aux communications entre criminels, car ces derniers, persuadés d'avoir des échanges cryptés, s'envoyaient des photos ou expliquaient leurs plans. Heureusement, les voyous sont parfois un peu orgueilleux et prétentieux : quand ils se sentent tranquilles, ils se lâchent...

Nous avons ainsi pu cartographier leurs moyens et évaluer leur dangerosité. L'e point de vue des Néerlandais sur la prévalence du narcotrafic a aussi évolué lorsqu'ils ont découvert des salles de torture dans des containers à Rotterdam, destinés aux enlèvements et aux séquestrations entre bandes rivales, au sujet desquels évidemment personne ne porte plainte. C'est ce que nous ne percevons pas des règlements de compte : lorsqu'il n'y a pas de mort abandonné sur place, nous n'avons que très peu accès à de nombreux faits de violence ou de pression, car il reste tout de même très rare qu'un voyou, même victime, porte plainte.

Tous ces dossiers nous ont donné une vision assez complète de la criminalité européenne.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Concernant les procédures d'infiltration et le recours aux repentis, une harmonisation est-elle prévue au niveau européen ?

M. Baudoin Thouvenot. - Non, il n'y a pas d'harmonisation au sens strict qui est prévue.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Pourtant, on observe aujourd'hui des différences très substantielles, notamment entre le droit italien, inspiré par la lutte antimafia, et le droit des autres États membres.

M. Baudoin Thouvenot. - Tout à fait, et ces différences tiennent aussi à une bien plus grande expérience du côté de l'Italie, avec une vraie culture de l'infiltration. J'ai participé aux premières infiltrations légales en France en 2004. Il me semble que l'on n'a pas assez recours à cette pratique parce qu'elle coûte très cher et demande de véritables moyens, tout comme le système des repentis d'ailleurs.

La lutte contre la criminalité organisée en Italie met l'accent à la fois sur l'infiltration et les repentis. Vous pouvez interroger Marc Sommerer, président de la commission nationale de protection et de réinsertion (CNPR), dite « commission des repentis », à ce sujet. J'en ai peu vu durant ma carrière. Le système existe, et il doit sûrement être encore amélioré. Il me semble que nous avons surtout besoin d'un changement de paradigme sur cette question, tout comme au sujet de l'infiltration.

On ne peut pas aborder la question des infiltrations et des repentis sans parler des indicateurs. Seulement, dans les deux premiers cas, cela rentre dans le cadre du contrôle de l'autorité judiciaire. 'J'ai instruit des dossiers complexes avec l'Office central pour la répression du trafic illicite des stupéfiants (Ocrtis), avant d'être nommé à Eurojust. Même si mes propositions n'avaient pas été soutenues par la police, me semble-t-il, j'avais défendu l'idée qu'il fallait créer pour les indicateurs un statut de collaborateur occasionnel, à l'image de ce qui existe aux États-Unis. On reste parfois sur l'idée que la Drug Enforcement Administration (DEA) travaille comme dans Serpico avec des infiltrés qui font n'importe quoi, mais en réalité tout y est sous contrôle, avec une jurisprudence, des règlements, presque un contrat de travail avec les indicateurs, qui ont des objectifs précis, et qui tombent s'ils en dévient.

J'avais espéré que les difficultés traversées entre 2015 et 2017 auraient permis ce genre de changement, en nous faisant basculer vers un système plus clair et plus transparent, tant pour la personne qui coopère que pour le policier qui lui donne des instructions. L'infiltration présente l'avantage de légitimer le travail du policier infiltré qui commet des infractions. Le travail avec l'indicateur est plus trouble, car rien n'est autorisé judiciairement.

La seule difficulté que j'identifie pour l'infiltration est de taille. Autant pour la procédure des témoignages sous X, un dossier secret est gardé séparé - 'on sait qu'il y a un témoin sous X, mais on ne dispose pas de toute la procédure -, autant la loi de 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité, dite loi Perben, a raté le coche en soumettant l'infiltration à une totale transparence : dans la procédure, on ne connaît pas l'identité de l'infiltré, mais on sait qu'il y a eu une infiltration. Cela me semble dommage.

Il est compliqué de revenir là-dessus, mais il faudrait avoir pour l'infiltration la même procédure que pour le témoignage sous X, c'est-à-dire conserver dans un coffre-fort la décision du juge des libertés et de la détention (JLD), et ne pas inscrire dans le dossier d'éléments permettant de remonter à l'identité du témoin sous X ou de la personne infiltrée, la procédure étant secrète et séparée. Les choses sont simples, en réalité : lors des infiltrations, en lisant les procès-verbaux faits par l'agent traitant, on se doute très vite de l'identité du policier infiltré, en contact avec les trafiquants, ainsi que de la manière dont l'infiltration a été réalisée. Une infiltration ne se fait pas en rencontrant deux personnes dans un bar le soir à Pigalle : il faut au départ des personnes proches des trafiquants.

Les repentis représentent un vrai enjeu, mais cela suppose aussi, pour être très clair, que l'on veuille y consacrer des moyens : recréer une vie pour quelqu'un et sa famille, cela coûte cher. Il faut avoir également la culture qui permet cela, comme les Italiens.

Mme Marie-Laure Phinera-Horth. - Depuis quelque temps, les criminels italiens embauchent des migrants ayant traversé la Méditerranée, notamment en provenance du Nigéria : en échange d'un voyage en Guyane réalisé afin de transporter de la drogue, ils leur promettent des papiers. Que peut faire Eurojust pour enrayer ce trafic de drogue et d'êtres humains ?

Mme Valérie Boyer. - Marseille défraie la chronique pour les affaires de drogue, qui concernent, hélas !, toute la France. Il y a des trafics de « mineurs non accompagnés », qui ne sont en général pas mineurs, mais sont toujours accompagnés parce qu'on ne vient pas de si loin sans être accompagné par des trafiquants d'êtres humains. Ces trafiquants utilisent ces jeunes en les déplaçant en France pour leur faire occuper différents postes dans le narcotrafic. Ma question concerne non la Guyane, mais la métropole : des étrangers, souvent entrés de manière illégale en France, sont en proie à ces trafiquants. Que peut faire Eurojust ?

M. Olivier Cadic. - Les Brésiliens entrant en Guyane n'ont pas besoin de visa pour passer quelques jours de vacances en France. Il y a dix jours, une Brésilienne a été assassinée et deux autres ont été arrêtées alors qu'elles allaient reprendre l'avion pour le Brésil. Elles ont témoigné : une femme de 27 ans dit avoir trois enfants, une mère malade d'un cancer, des dettes, sa maison détruite par les pluies. L'autre disait avoir une dette envers une personne qui l'avait menacée... Ce sont les petites mains du crime, envoyées vers la France et instrumentalisées. Lors d'une visite au Brésil, nos collègues brésiliens nous ont indiqué qu'il fallait travailler main dans la main avec eux sur ces questions. Comment Eurojust envisage-t-elle de travailler avec le Brésil concernant ces petites mains du trafic ?

Par ailleurs, lors d'une précédente audition, il nous a été dit que toutes les demandes au sujet d'affaires de blanchiment émises par nos parquets pour Hong Kong nous revenaient sans réponse. En est-il de même pour nos voisins européens ?

Mme Marie-Arlette Carlotti. - Comme les questions de mes collègues en témoignent, c'est la criminalité au quotidien qui dérange les gens, mais c'est bien le haut du spectre qui reste le principal responsable. Pourrait-on progresser en matière de coopération, notamment en matière d'échange de données, au sein de l'Europe ? Des efforts restent-ils à faire dans ce domaine ?

M. Baudoin Thouvenot. - 'Au niveau européen, l'échange de données ne présente pas de difficulté. Eurojust a supporté la création d'un registre judiciaire antiterroriste européen, qui permet des échanges de données entre les pays. Il n'est pas dit qu'un tel fichier ne pourrait pas un jour exister pour la criminalité organisée. Je ne vous l'apprends pas, créer de tels fichiers au niveau tant national qu'européen demande du temps. L'échange d'informations fonctionne dans tous les réseaux professionnels. Dans ces matières, les personnes en fonction restent souvent les mêmes : on les connaît, et les échanges sur les dossiers sont très opérationnels.

Je vous ai indiqué qu'on allait sans doute créer au niveau européen un réseau réunissant tous les procureurs spécialisés en matière de criminalité organisée, comme cela existe pour les procureurs spécialisés en matière de cybercriminalité. Ces forums permettent un travail à la fois théorique, stratégique et opérationnel. Tout cela doit être fait sur le terrain et ne pas rester théorique. Juridiquement parlant, l'échange de données ne présente pas de difficulté, lorsqu'il y a une volonté.

Concernant la coopération avec Hong Kong, nous ne sommes pas les seuls à ne pas recevoir de réponse. Je pourrais également vous parler de la partie nord de Chypre : les Turcs répondent qu'ils ne sont pas chez eux et ne peuvent rien transmettre, tandis que les Chypriotes du Nord indiquent qu'ils ne sont pas compétents.

Dans la région du Brésil et de la Guyane, il est également difficile de coopérer avec le Suriname, dont sont originaires au moins autant de trafiquants que ceux qui viennent du Brésil. Un déplacement d'Eurojust a eu lieu l'année dernière pour tenter d'améliorer la coopération avec le Surinam. Au Brésil, nous avons un magistrat de liaison qui travaille dans la région frontalière de la Guyane. La coopération est complexe : le territoire du pays est très vaste, et l'organisation de l'État fédéral est complexe. J'espère que les Brésiliens partagent notre volonté de coopération.

Mesdames Boyer et Phinera-Horth, pour qu'Eurojust agisse, il faut qu'un procureur prenne la main sur un dossier, avec la volonté d'en faire un dossier européen et de demander des coopérations. Nous avons une initiative propre : je pourrais éventuellement décider d'ouvrir un dossier sur ces questions, mais ce sont les autorités nationales qui enquêtent, selon les procédures de la police ou de la gendarmerie.

Ces dossiers, qui combinent autant le narcotrafic que l'aide au séjour irrégulier et l'immigration clandestine, font également partie des gros dossiers européens que nous traitons. Ce sont toujours les mêmes pays qui sont concernés par les small boats traversant la Manche : l'Allemagne, les Pays-Bas, la Belgique, la France et l'Angleterre. Nous avons des sous-groupes de travail, qui traitent des problèmes juridiques qui se posent. En Allemagne, la qualification de l'association de malfaiteurs est complexe, posséder un bateau pneumatique ne constitue pas une infraction et l'aide au séjour irrégulier n'est caractérisée que lorsqu'un départ a lieu vers un pays de l'Union européenne. Le Brexit a eu pour conséquence que, pour les Allemands, l'infraction n'existe plus si les migrants vont en Angleterre. Il y a des réformes, et les choses évoluent au jour le jour : nous connaissons les manques, mais il n'est pas toujours simple d'y apporter une réponse législative.

Nous essayons de trouver des solutions. Dans les affaires de stupéfiants, les intérêts sont communs. En revanche, les dossiers d'immigration clandestine dépendent des sensibilités particulières des États : trouver les arrangements pour que tout fonctionne dans le même sens n'est pas toujours simple. Nous sommes là pour mettre de l'huile dans les rouages.

M. Jérôme Durain, président. -Nous vous remercions de votre disponibilité et de la qualité de nos échanges.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Politique étrangère de la France en matière de lutte contre le narcotrafic - Audition de représentants du ministère de l'Europe et des affaires étrangères

M. Jérôme Durain, président. - Nous poursuivons nos travaux en recevant des représentants du ministère de l'Europe et des affaires étrangères, pour faire le point sur la politique étrangère de la France en matière de lutte contre le narcotrafic. Nous auditionnons ainsi M. Jean-Claude Brunet, ambassadeur, délégué à la coopération régionale de l'océan Indien, ancien représentant spécial chargé de la lutte contre les menaces criminelles transnationales et contre les trafics illicites d'armes légères et de petits calibres au ministère de l'Europe et des affaires étrangères (MEAE) ; M. Jean-Christophe Tallard-Fleury, sous-directeur d'Amérique du sud au MEAE ; M. Jean-Noël Bonnieu, sous-directeur du Moyen-Orient au MEAE ; Mme Amélie Delaroche, sous-directrice de la lutte contre le terrorisme et la criminalité organisée au MEAE ; M. Frédéric de Touchet, chef de mission du Mexique, d'Amérique centrale et des Caraïbes au MEAE.

Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Amélie Delaroche et MM. Jean-Claude Brunet, Jean-Christophe Tallard-Fleury, Jean-Noël Bonnieu et Frédéric de Touchet prêtent serment.

Mme Amélie Delaroche, sous-directrice de la lutte contre le terrorisme et la criminalité organisée au ministère de l'Europe et des affaires étrangères  - Au nom du ministère de l'Europe et des affaires étrangères, merci pour votre invitation. Le ministère inscrit son action dans le cadre de la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca) et nos orientations sont reprises dans le plan national de lutte contre les stupéfiants piloté par l'Office anti-stupéfiants (Ofast). Dans ce cadre, la mission nous est confiée de développer la coopération internationale contre les stupéfiants, c'est-à-dire de renforcer la place de la lutte contre les stupéfiants dans le dialogue politique avec les zones identifiées comme prioritaires - Amérique latine, Balkans, Afrique de l'ouest, Proche et Moyen-Orient - et d'y renforcer les coopérations institutionnelles, techniques et opérationnelles.

Dans le cadre de notre action multilatérale, nous prenons part aux travaux du Conseil de l'Union européenne, dont le Groupe horizontal « Drogues » se réunit sur une base mensuelle et où la Mildeca siège pour la France ; nous accompagnons les travaux sur la réduction de l'offre et de la demande des drogues dans le cadre de la stratégie européenne antidrogues et nous veillons au suivi des discussions lancées sous présidence française du Conseil de l'Union européenne il y a deux ans, notamment sur la transformation de l'Observatoire européen des drogues et toxicomanie en une véritable agence européenne, ou encore sur les drogues à l'ère du numérique, l'impact environnemental des drogues ou les défis posés par la cocaïne. L'impact que la guerre en Ukraine a sur les trafics est une préoccupation constante au niveau européen : le conflit semble avoir déplacé certains itinéraires de trafic d'héroïne et de cocaïne et pourrait encourager une production locale de drogues de synthèse. Nous participons au dialogue entre l'Union européenne et des États tiers - par exemple le Brésil, la Colombie, les États d'Amérique latine et des Caraïbes, des États d'Asie centrale et les États-Unis.

Au niveau international, la France suit les travaux menés dans le cadre des instances onusiennes, au premier chef l'Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONU-DC), basé à Vienne, et nous suivons les travaux de la Commission des stupéfiants. La France s'efforce dans ces enceintes de maintenir une position d'équilibre, pour des efforts de prévention des usages et de soins aux dépendances dans le strict respect des droits de l'homme et des conventions internationales de contrôle des drogues. Nous constatons une polarisation croissante dans toutes les enceintes, y compris européennes, entre les pays dont l'approche est presque exclusivement répressive et ceux qui prônent une légalisation de la consommation des drogues - d'abord le cannabis -, au nom du respect des libertés individuelles. Nous veillons à préserver le cadre juridique international actuel et les droits de l'homme que certains pays cherchent à relativiser, par exemple la Russie, l'Iran, et la Chine. La prochaine session de la Commission des stupéfiants, en mars prochain, sera une échéance importante : elle comprendra un segment de haut niveau pour lequel nous chercherons à obtenir une participation de bon niveau également avec une révision à mi-parcours d'engagements pris dans le cadre d'une déclaration ministérielle sur les drogues de 2019.

Un autre volet de notre travail vise le maintien de l'influence française dans toutes ces enceintes internationales. Il y a des élections prochainement pour renouveler le siège de la France au sein de la commission des stupéfiants, et nous allons également renouveler la nomination de l'expert français au sein de l'organe international de contrôle des stupéfiants, qui fait un peu figure de gardien des traités.

Parmi les initiatives internationales que nous soutenons au ministère, je citerai la coalition mondiale contre les drogues de synthèse que les États-Unis ont lancée à l'été dernier pour répondre à la crise du fentanyl, qui cause plus de 100 000 décès par an outre-Atlantique. Le ministère a joué un rôle pour que la France rejoigne pleinement cette nouvelle coalition, parce que même si la menace n'est pas aussi forte qu'aux États-Unis, elle existe sur le territoire national ; nous faisons désormais partie des 109 membres de la coalition et nous prenons une part active dans chacun des groupes de travail, en interministériel.

S'agissant de la coopération que nous avons avec les pays d'Amérique latine et des Caraïbes, nous finançons en Bolivie, et désormais en Colombie, des projets de développement alternatif en lien avec des acteurs privés pour remplacer les cultures de coca par des cultures de café.

Le narcotrafic en provenance de l'Afghanistan se maintient à des niveaux très élevés. L'opium provient à 80 % de ce pays et continue d'arriver en France comme en Europe, car si les décrets d'interdiction pris par le régime taleb ont fait chuter la production et conduit à des destructions de stocks massives, les flux et les saisies en provenance d'Afghanistan demeurent très importants ; nous ne devons pas négliger le fait que le pays dispose de stocks et que pour le régime taleb, les stupéfiants demeurent une manne financière. Nous constatons aussi une augmentation de la production de méthamphétamines dans le pays. Face aux méthamphétamines, nous constatons que certains des outils dont dispose la communauté internationale sont désormais inopérants pour diverses raisons et nous menons une réflexion en lien avec nos partenaires, notamment du G7 et avec l'ONU-DC, pour voir comment nous pouvons lutter efficacement contre la menace en provenance d'Afghanistan.

Un mot sur le trafic de captagon, une drogue principalement produite en Syrie qui connait une croissance exponentielle à destination des pays du Golfe, au point de représenter une menace à la stabilité de la région - et potentiellement au-delà, car l'Europe est une zone de rebond et il y a déjà eu des laboratoires démantelés chez certains de nos voisins, notamment aux Pays-Bas. Sur ce sujet, le ministère mène des actions bilatérales de renforcement des capacités avec des pays partenaires de la zone, et des actions multilatérales en lien avec l'ONU-DC. Nous avons également contribué à l'adoption de sanctions européennes contre des individus et entités liés au trafic de captagon il y a un an et nous comptons bien utiliser à nouveau ce levier prochainement.

M. Jean-Noël Bonnieu, sous-directeur du Moyen-Orient au ministère de l'Europe et des affaires étrangères. - Ma zone géographique de compétences couvre l'Iran, l'Irak et la péninsule arabique. Je commencerai par distinguer trois types de pays au regard du narcotrafic. Il y a d'abord des pays producteurs, avec l'Afghanistan, avec la Syrie, premier producteur mondial de captagon, le Liban et l'Iran, lequel est un producteur très significatif de drogues de synthèse - mais de ces quatre pays, seul l'Iran est dans ma zone de compétence. Ensuite il y a des pays qui étaient traditionnellement de transit mais qui deviennent des pays de consommation, c'est un élément nouveau : la consommation domestique locale se développe en Irak, au Kuwait, à Oman et au Yémen. Enfin, il y a les pays de destination classiques qui sont l'Arabie à Saoudite et les Émirats arabes unis. Les types de consommation divergent en fonction des pays : au Sultanat d'Oman et au Yémen, par exemple, la consommation locale était seulement une consommation de kat, alors qu'en Arabie Saoudite et aux Émirats, c'est plutôt de la consommation de captagon et de drogues de synthèse ; en Irak la consommation de captagon se développe, en provenance de Syrie.

Ces pays prennent conscience du problème que constitue la drogue sur le plan de la sécurité, de la santé publique, et de la réputation. En Iran, la consommation de drogue est très importante avec 3 % de la population, soit environ 2 millions de personnes ; le régime répond de manière extrêmement répressive avec des moyens que nous réprouvons, au premier chef la peine de mort : sur les 750 exécutions effectuées en Iran l'an passé, 440 l'ont été dans le cadre de la lutte contre les stupéfiants. Dans le même temps, l'Iran participe à la production de drogues de synthèse aux fins d'exportation, avec des réseaux et groupes que ce pays soutient dans la région. En Irak également, la consommation de drogue est sévèrement punie et la répression s'est renforcée ; depuis 2017, les autorités irakiennes considèrent la lutte contre la criminalité organisée et plus particulièrement la lutte contre les trafics de stupéfiants comme la menace numéro un pour la sécurité nationale, devant le terrorisme - ce pays est sorti de la « période Daesh » où le terrorisme venait en premier, et nous coopérons en conséquence davantage dans la lutte contre les narcotrafics.

M. Jean-Christophe Tallard-Fleury, sous-directeur d'Amérique du sud au ministère de l'Europe et des affaires étrangères. - Ma zone géographique démarre en Colombie et se termine en Terre de Feu, sauf le Suriname et le Guyana qui sont rattachés à la zone Caraïbes. Dans cette zone, à part le Venezuela, nous avons affaire à des pays affinitaires avec lesquels notre coopération est excellente dans beaucoup de domaines, y compris dans la lutte contre narcotrafics, grâce notamment à notre réseau d'attachés de sécurité intérieure et de magistrats de liaison. Nous avons également des soutiens comme, au Pérou, un expert technique international à la Commission nationale pour le développement et une vie sans drogue (Devida).

Je ferai un point d'actualité sur trois pays, pour rester dans un délai raisonnable.

La Colombie, d'abord, a connu des évolutions politiques très importantes  : Gustavo Petro, le nouveau chef d'État, prenant acte et critiquant l'échec de la guerre contre la drogue menée avec l'aide des États-Unis et qui était centrée sur l'éradication forcée de la coca, a décidé un changement d'approche consistant à s'attaquer désormais aux flux financiers des trafiquants, tout en incitant les propriétaires et les paysans à se reconvertir de la coca, au café en particulier. Cette lutte contre la drogue est partie intégrante de l'accord de paix de 2016, mais elle est rendue très compliquée parce qu'il y a des groupes politiques qui se sont transformés en groupes criminels et dont la source de revenus principale est le narcotrafic.

L'Équateur, ensuite, vient de connaître, le 9 janvier, une prise d'otages spectaculaire en direct à la télévision, laquelle a révélé une situation qui s'est dégradée depuis plusieurs années - ce qui est pour partie une conséquence d'une amélioration en Colombie. La Colombie est la première productrice mondiale de cocaïne, mais 70 % de la cocaïne qui arrive en Europe provient de l'Équateur : ce pays est donc un producteur mais surtout un pays de transit de la cocaïne. Le gouvernement du président nouvellement élu, Daniel Noboa, essaie de prendre la mesure de la tâche. C'est extrêmement compliqué, l'assassinat du procureur qui menait l'enquête ces derniers jours a prouvé qu'en réalité, l'ensemble du système est gangréné par les trafiquants de drogue. Comme au Venezuela, les prisons sont aux mains des narcotrafiquants ; ce sont des zones de non-droit où des révoltes se sont soldées par des centaines de morts. La tâche est immense pour ce jeune gouvernement qui va devoir repasser par les urnes dans un an et demi, parce que Daniel Noboa a été élu suite à la destitution et la dissolution de l'Assemblée nationale équatorienne - c'est le système qu'on appelle de « mort croisée », où le nouveau président élu termine le mandat de son prédécesseur, en l'occurrence Guillermo Lasso. Nous sommes très attentifs à l'évolution de l'Équateur : nous nous coordonnons avec les directions compétentes, donc la direction de la coopération, de la sécurité et de la de défense au MEAE, avec le ministère de l'Intérieur et des Outre-mer et avec le ministère des Armées pour voir quel est le meilleur soutien que nous pouvons apporter, en coordination avec les autres États, en particulier le Chili et les États-Unis.

Le Venezuela, enfin, est un cas particulier dans la région. Comme vous le savez, nous n'avons pas reconnu les élections présidentielle et législatives qui y ont lieu, mais compte tenu de l'évolution plutôt positive de la situation politique, notamment avec l'accord de la Barbade signé le 17 octobre dernier entre le régime et l'opposition, nous avons décidé de nommer un ambassadeur - et un nouvel ambassadeur du Venezuela est arrivé à Paris. Nous essayons donc de renouer des relations politiques avec ce pays : le résultat dépendra de la situation des droits de l'homme et de la tenue de l'élection présidentielle cette année, que nous souhaitons libre et transparente. Mais la coopération que nous avons avec le Venezuela contre le narcotrafic s'est avérée efficace. En particulier, nous avons beaucoup de sollicitations pour des demandes d'arraisonnement en vertu de l'article 17 de la Convention de Vienne sur le trafic illicite de stupéfiants. Sur 29 sollicitations faites à l'ensemble du ministère des Affaires étrangères, 5 l'ont été pour le Venezuela et 4 pour le Brésil ; nous avons saisi 320 kg de cannabis et plus de 5,35 tonnes de cocaïne, sur un total de 7,83 tonnes pour l'Amérique du Sud. Au début, nous avions quelques craintes parce que le Venezuela demande à retrouver la propriété de cette cocaïne dès lors que les navires battent pavillon vénézuélien, et que nous avons de bonnes raisons de penser qu'à l'intérieur du gouvernement, il y a beaucoup de corruption - mais finalement les choses se passent plutôt bien : nous remettons les saisies au Venezuela et elles sont détruites en présence de notre attaché de sécurité intérieure, ce qui nous donne donc la garantie que cette drogue n'est pas détournée.

M. Frédéric de Touchet, chef de mission du Mexique, d'Amérique centrale et des Caraïbes au ministère de l'Europe et des affaires étrangères. - La zone que ma mission recouvre est hétérogène : elle compte quelque 225 millions d'habitants dont près de la moitié de Mexicains, les sept pays d'Amérique centrale représentent 54 millions de personnes, les Caraïbes 40 millions, et ma mission est également compétente pour le Surinam et le Guyana, 1,5 million d'habitants à eux deux. Nous sommes en relation avec les organisations sous régionales, au premier chef la Communauté caribéenne (Caricom), l'Association des États de la Caraïbe (AEC) et l'Organisation des États de la Caraïbe orientale (OECO). La mission d'Amérique centrale et des Caraïbes est donc l'interlocutrice naturelle du ministère de l'Intérieur et des Outre-mer, en ce qui concerne les collectivités françaises des Antilles et de la Guyane.

Les pays d'Amérique centrale du « triangle nord », le Nicaragua, le Salvador et le Honduras, ont connu des guerres civiles longues, jusque dans les années 1990, qui sont à la source de trafics considérables ; ils connaissent aujourd'hui des flux de migration importants vers les États-Unis - le nombre de migrants franchissant la frontière entre la Colombie et le Panama a doublé en 2022, pour s'établir autour de 250 000, et aurait encore doublé l'année dernière, ce qui constitue défi considérable pour le Panama qui compte 5 millions d'habitants. Ces flux s'accompagnent de trafics d'êtres humains, d'armes et de stupéfiants. On estime généralement que l'Amérique centrale et les Caraïbes sont des zones de transit ou de rebond, mais la situation change et il semble qu'il y ait des plantations de coca au Honduras et au Guatemala - c'est à vérifier. Ces producteurs s'arrangent de la diversification massive des sources de réexportation, en particulier vers l'Europe à travers les Caraïbes : cela concerne directement la Martinique, la Guadeloupe et la Guyane.

Les États de la région font face à des groupes criminels organisés, structurés, extrêmement puissants et qui sont assez résilients. La guerre contre les gangs au Mexique, qui a duré de 2006 à 2012, a fait 50 000 morts, mais les cartels sont encore là et restent sinon le deuxième producteur mondial d'héroïne, du moins le deuxième exportateur. Plusieurs pays ont la tentation de l'état d'urgence et de la réponse musclée. C'est le cas du Salvador, avec un président très populaire qui devrait être réélu le 4 février prochain ; il y a eu quelque 70 000 arrestations pour une population de 5 millions d'habitants, les bandes organisées sont supposées être incarcérées, la sécurité paraît rétablie et la criminalité a baissé. Le Honduras a suivi cet exemple, avec l'instauration de l'état d'urgence, ainsi que d'autres pays comme la Jamaïque. Des pays jusqu'ici préservés, comme le Panama et le Costa Rica, sont de plus en plus touchés, au point que lorsqu'il est venu en France au mois de mars dernier, le président du Costa Rica Rodrigo Chaves Robles a indiqué vouloir contrôler l'ensemble des ports et des aéroports susceptibles de transporter de la drogue en installant des portails capables de visualiser si de la drogue se trouve dans les conteneurs, lesquels représentent apparemment la principale voie d'acheminement de la cocaïne vers l'Europe.

Quel est l'enjeu pour la France ? D'abord, on assiste à une très forte augmentation des prises en mer par la Marine nationale basée aux Antilles : le mois dernier, 3,5 tonnes de cocaïne ont été saisies en une seule opération sur un bateau battant pavillon vénézuélien - c'est un record - sur le total de 11 tonnes de cocaïne saisies dans l'année. Quelle est notre réponse ? Sur le plan diplomatique, nous avons des accords de coopération contre le narcotrafic avec le Mexique, en vigueur depuis 2008, et nous négocions des accords de coopération judiciaire et pénale avec d'autres pays de la région ; nous y travaillons beaucoup. Sur le plan opérationnel, ensuite, le dispositif repose essentiellement sur le réseau des attachés de sécurité intérieure (ASI), mais beaucoup aussi sur le bureau de l'Ofast, en particulier en Martinique. L'Ofast a une antenne à Sainte-Lucie, dans la capitale Castries, où notre dispositif monte en puissance - nous y aurons bientôt une magistrate de liaison avec une compétence élargie au-delà de la Caraïbe, cela vient tout juste d'être annoncé. Depuis 8 ans, nous avons également un dispositif d'appui à la lutte contre le crime organisé en région caraïbe (Alcorca), logé au sein de l'Académie nationale de contrôle des drogues à Saint-Domingue et géré par un fonds dédié, de l'ordre de 180 000 euros annuels. En huit ans, l'Alorca a formé 1 258 stagiaires et son champ d'action va être élargi au Panama et au Costa Rica à la demande de ces deux États, ce qui posera probablement un problème de dimensionnement, mais ce dispositif a été clairement posé comme une priorité par la direction de la coopération de sécurité et de défense du ministère des Affaires étrangères. Autre outil indispensable, le Centre interministériel de formation anti-drogues (Cifad) installé à Fort-de-France, en Martinique. Autres éléments importants - je ne reviens pas sur les outils européens, vous avez entendu des spécialistes sur le sujet - : la Caricom a mis sur pied en 2006 une agence intitulée Implementation Agency for Crime and Security, qui a été créée en 2006, et le Centre caribéen pour la lutte et la prévention en matière de drogue (Cicad) fait aussi partie du maillage.

L'État met les moyens pour faire face à la menace - pour mémoire, il y a eu 116 tonnes de cocaïne saisies l'an passé dans le monde. Notre pays est directement concerné, des drogues sont acheminées en Europe via nos ports maritimes et aéroports, via nos routes : cela pose un problème de réseau, d'efficacité, de coopération opérationnelle. C'est aussi un sujet très important pour nos collectivités d'Amérique. En avril dernier, le président de la collectivité territoriale de Martinique a participé à un séminaire dédié à la lutte contre le trafic de drogue à Port d'Espagne en Trinité et Tobago. La Martinique, comme les autres collectivités d'Amérique, ambitionne d'adhérer comme membre non associé à la Caricom.

Le narcotrafic est un sujet pour tous nos postes ; c'est un défi d'avoir les capacités de suivre et de relayer des demandes, notamment en ce qui concerne le rôle des forces armées des Antilles et de la Marine nationale - d'autant que, pour intercepter des bateaux rapides, il faut des accords avec les pays limitrophes.

M. Jean-Claude Brunet, ambassadeur, délégué à la coopération régionale de l'océan Indien. - J'interviendrai à double titre, puisque je suis actuellement ambassadeur en charge de la coopération régionale dans l'océan Indien, et que j'étais précédemment ambassadeur en charge de la lutte contre la criminalité organisée. Le plan national de lutte contre les stupéfiants, présenté le 17 septembre 2019 à Marseille, a stimulé un travail en coordination entre tous les ministères et les agences concernées, en appui à l'Ofast, et en liaison avec nos ambassades région par région.

Nous travaillons sur deux priorités. D'abord, nous mobilisons nos ambassades et notre action diplomatique sur le plan opérationnel, pour obtenir le cadre juridique nécessaire à l'action de l'Ofast - jusqu'à la constitution d'équipes conjointes d'enquête, comme on le fait avec l'Espagne ou la Colombie. Nous avons toute une palette d'actions, définie par l'Ofast ; nous en avons informé les ambassades et nous mobilisons les ressources selon les besoins particuliers de l'Ofast en recherchant la meilleure efficacité opérationnelle - et pour cela, les acteurs du renseignement et de la répression doivent améliorer leur coopération. Ensuite, en plus des pays de première priorité, déjà bien identifiés par l'Ofast, nous avons ciblé des pays de seconde priorité, c'est-à-dire ceux qui pourraient devenir un point d'inquiétude plus important à l'avenir, et pour lesquels il faut mieux se coordonner dans les programmes de renforcement de capacité.

Quand l'action est structurée comme cela se passe avec le Programme régional de coopération pour renforcer la lutte contre le crime organisé - ou « El PAcCTO » qui, financé par l'UE, couvre 18 pays d'Amérique latine -, nous gagnons en suivi interministériel de nos programmes, donc en évaluation et en coordination, en particulier au sein de l'Europe. Le plan français de 2019 s'inscrit dans une mobilisation européenne plus large : l'action est désormais mieux coordonnée. Il est important aussi de mettre l'accent sur des approches régionales, en particulier avec des pays qu'on aide à renforcer leurs capacités mais qui ont du mal à prioriser ces sujets en interne, et qui peuvent aussi être fragiles - des décisions politiques peuvent être très difficiles à prendre quand les narcotrafiquants sont très forts. Les processus régionaux conduisent à une certaine émulation entre les pays, sachant que par exemple si l'Union Européenne apporte de l'aide financière à un groupe de pays, il y a un dialogue, un réseautage, les professionnels de la répression et des enquêtes se rencontrent, et aucun pays ne veut apparaître comme le plus rétif à des actions. Les conférences des Nations unies recommandent du reste d'agir à l'échelle régionale - et les pays voisins ont objectivement intérêt à travailler ensemble.

L'océan Indien, ensuite, n'apparaît pas dans les premières priorités de l'Ofast, mais nous nous accordons désormais sur la nécessité d'y conduire une action préventive. Les saisies sont de plus en plus importantes : les Seychelles, Maurice et Madagascar sont très fortement touchés par les trafics de drogue en provenance d'Asie centrale et d'Afghanistan, essentiellement de l'héroïne mais aussi des drogues de synthèse. Nous sommes directement concernés avec La Réunion et Mayotte, qui sont davantage touchées par la cocaïne et le cannabis. Une équipe de l'Ofast est à La Réunion, elle couvre également Mayotte. Les trafics, excepté la cocaïne vers La Réunion, empruntent surtout la voie maritime, où d'autres questions se posent - je pense en particulier à la lutte contre la piraterie maritime. Nous pouvons conjuguer les actions nationales et européennes, et les équipes de l'UE, sur ces sujets, aiment prendre appui sur les organisations régionales. Nous sommes membres de la Commission de l'océan Indien, avec un programme de sécurité maritime qui couvre La Réunion et Mayotte et qui est financé par l'UE - avec deux composantes pour renforcer l'architecture régionale de sécurité maritime : un centre de fusion d'information maritime, à Madagascar, un autre de coordination opérationnelle, aux Seychelles. Nous avons des officiers de liaison dans ces deux centres, mais également au centre situé à Delhi. Nous allons renforcer notre appui à la gouvernance de ces centres prochainement pour faciliter leur utilisation opérationnelle dans la lutte contre les trafics de drogue, notamment. L'Union Européenne va ajouter 15 millions d'euros aux 25 millions d'euros qu'elle a déjà accordés à ce programme de sécurité maritime régionale pour les cinq prochaines années, en particulier pour augmenter les financements aux actions de renforcement de capacité menées par l'ONU-DC. Ces moyens supplémentaires vont nous aider à améliorer les relations bilatérales et faciliter les contacts entre les services opérationnels.

Nous coopérons bien avec les pays de la région, en particulier avec Maurice. Une convention de coopération judiciaire entre la France et Maurice a été signée en 2022, le projet de loi en autorisant l'approbation est devant votre commission des affaires étrangères. Maurice est l'île la plus proche de La Réunion : elles ont développé des liens étroits de coopération dans tous les domaines de sécurité, y compris la gestion des migrations irrégulières. La lutte contre les trafics de drogue a été érigée en priorité régionale par le gouvernement de Maurice, qui a organisé une première une conférence régionale l'an passé et a adopté une déclaration sur ce sujet ; une autre conférence régionale devrait se tenir cette année. Des dispositifs devraient y gagner en opérationnalité. L'idée a été évoquée aussi avec l'Union africaine d'un forum des fonctions de garde-côte, pour discuter des façons dont on peut améliorer notre efficacité.

En avril prochain, à Mayotte, une conférence de coopération régionale avec les collectivités d'outre-mer doit également se tenir avec le ministère chargé de l'outre-mer, le quai d'Orsay, les administrations centrales, les préfets et les ambassadeurs ; nous associerons les procureurs avec la police et la gendarmerie pour faire un point de la situation. Les distances maritimes étant bien plus grandes dans l'océan Indien que dans les Antilles, la question se pose de la judiciarisation : quand la Marine nationale saisit des cargaisons et des trafiquants, elle n'est pas en mesure de débarquer ces trafiquants dans des pays et des îles de la région avec la garantie qu'il y aura des poursuites judiciaires. Les Seychelles ont accepté de signer un accord de coopération judiciaire à cette fin avec l'UE, c'est pour le moment le seul pays à l'avoir fait et nous allons voir ce qu'il en est des autres.

Dernier point : La Réunion va être en mesure de développer ses capacités d'accueil, de séminaires, de rencontres professionnelles. Nous y travaillons au développement d'écoles ou de centres de formation à vocation régionale, sur le modèle de l'Académie de sécurité qui se développe dans le Pacifique.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Les actions contre les narcotrafiquants sont initiées par de l'échange d'informations. Que pensez-vous de la façon dont l'information circule entre les différents cercles - ambassadeurs, magistrats de liaison -, entre pays européens, au sein des organisations internationales ? Comment est traitée la question de la confidentialité ?

Mme Amélie Delaroche - L'accès à l'information est décisif. Nous disposons d'informations via nos services de renseignement - nous sommes en dialogue étroit avec eux. Nous avons accès aux informations dispensées par les enceintes européennes et internationales - en particulier par le biais de l'Observatoire européen, appelé à devenir prochainement une véritable agence européenne, et de l'ONU-DC, dont les rapports annuels donnent des informations sur l'état des drogues dans le monde. Les informations sur le narcotrafic étant cependant très sensibles, elles sont d'un accès qui dépend bien entendu des relations bilatérales que nous entretenons avec les pays concernés.

M. Jean-Claude Brunet - J'ai accès aux renseignements de la DGSE et à ceux de l'équipe de l'Ofast installée à La Réunion - l'information est effectivement l'enjeu majeur pour rendre pleinement opérationnelle l'architecture de sécurité maritime que nous mettons en place. J'ai omis de mentionner le programme sur la sécurité portuaire, géré par la Commission de l'océan Indien, sur des financements européens. Je mentionnerai également le programme européen Crimario - pour Critical Maritime Routes in the Indian Ocean -, qui finance des actions de l'ONU-DC dans la région. Je pense aussi à la plateforme d'échange d'information Ioris - pour Indian Ocean Regional Information Sharing -, que nous promouvons dans le cadre de la stratégie indopacifique et qui aide à la sécurité maritime au sens de l'aide aux navires en difficulté, mais aussi à la sécurité portuaire et à la lutte contre les trafics. L'Europe propose une plateforme très flexible, où les pays décident de partager l'information qu'ils souhaitent partager, avec qui ils le souhaitent, avec des protections.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Des pays nous sont hostiles, comme l'Iran, ou encore l'Irak - et quand par exemple l'Iran exporte de la drogue. est-ce que, selon vous, cela répond à une stratégie de déstabilisation de l'Occident ?

M. Jean-Noël Bonnieu. - Oui, je crois que l'Iran déploie une stratégie assumée ; des méthamphétamines sont produites pour l'exportation, les drogues sont un outil parmi d'autres de déstabilisation. La situation est différente avec l'Irak : c'est un pays avec lequel nous parvenons à coopérer depuis 2018, de façon très utile puisque ce pays occupe une position charnière au Moyen-Orient, partageant de très longues frontières avec la Syrie, l'Iran, l'Arabie Saoudite, une frontière avec la Turquie et un accès aux eaux du Golfe persique. En revanche, toute coopération est impossible avec l'Iran sur le narcotrafic.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Et avec la Syrie ?

M. Jean-Noël Bonnieu. - La Syrie ne relève pas de ma zone, mais je peux vous donner quelques informations. Nous n'avons plus de représentant dans ce pays depuis plus de dix ans. Cependant, dans le cadre de la normalisation de la Syrie dans son environnement et de sa réintégration dans la Ligue arabe, nous avions encouragé nos partenaires de la Ligue, en particulier les pays du Golfe, à faire de la lutte contre les narcotrafiquants l'une des conditions de cette réintégration - nos partenaires y sont sensibles puisqu'ils subissent le trafic et la consommation de captagon venu de Syrie, mais ils n'ont pas posé cette condition préalable, espérant plutôt que la réintégration ferait changer les responsables syriens.

Mme Amélie Delaroche - La Syrie est un narco-État, nous encourageons nos partenaires de la région à évoquer ce sujet dans le cadre de leur dialogue de normalisation. Il y a beaucoup de laisser-faire avec l'Iran, qui agit aussi au travers des groupes qu'il soutient, comme le Hezbollah - et nous savons que ce groupe est impliqué dans le trafic de captagon.

Mme Marie-Arlette Carlotti. - La diplomatie française se mobilise, démontrant que la France a la volonté politique de lutter contre le narcotrafic, même s'il faudrait se montrer plus déterminés encore.

Vous évoquez peu le trafic d'héroïne, vous parlez d'une production au Mexique, est-ce à dire que cette production se déplace ? Est-ce qu'il y a un lien avec les laboratoires qui seraient sur notre territoire ? Ensuite, aucun d'entre vous n'a la responsabilité du Maghreb, alors qu'on sait bien que, de longue date, le Maroc est un grand producteur de cannabis - et il semble qu'il soit désormais un pays de transit d'autres drogues, mais aussi d'accueil de narcotrafiquants. Sachant les difficultés qui sont apparues dans nos relations avec le Maroc, quelles coopérations avons-nous avec lui contre le narcotrafic ?

M. Olivier Cadic. - Le narcotrafic se fait en dollar, mais pour le blanchiment, les trafiquants utilisent de l'or, et l'on sait que les mines illégales d'or et de diamants pullulent au Venezuela : comment les choses se passent-elles de ce côté, la France lutte-t-elle contre ce trafic d'or ?

Vous parlez peu, ensuite, du Pérou, alors que c'est le deuxième producteur mondial de cocaïne. Par ailleurs, 70 % des précurseurs chimiques qui servent à la fabrication de la cocaïne proviennent de Chine ; ils sont livrés par conteneurs - en octobre dernier, 37 tonnes de précurseurs chimiques ont été saisies en provenance de ce pays. Des casinos apparaissent partout au Pérou, la plupart tenus par des Chinois qui blanchissent l'argent. L'an prochain, un terminal au nord de Lima, chinois, va ouvrir ses portes, et l'on craint que les marchandises entrent et sortent sans contrôle. Comment les organisations internationales s'emparent-elles du contrôle des précurseurs chimiques venus de Chine ? Quelle pression exerçons-nous sur la Chine à ce propos ?

Que pensez-vous, enfin, de l'évolution du nombre d'assassinats en Amérique centrale ? Quels sont les chiffres et comment se comparent-ils avec ceux que nous déplorons sur notre territoire ?

Mme Marie-Laure Phinera-Horth. - Le rapport du Sénat sur le trafic de stupéfiants en provenance de Guyane, en 2020, préconisait un renforcement de la coopération internationale avec le Surinam, qui est l'étape de transit en amont de la Guyane pour la cocaïne en route vers l'Europe : où en est cette coopération ?

M. Jérôme Durain, président. - Est-ce que l'option politique retenue par les pays concernés, entre la répression et la légalisation, change quelque chose à la qualité de la coopération que nous avons avec eux, dans les résultats, et même dans la sincérité des relations que nous entretenons avec eux ?

M. Jean-Noël Bonnieu. - Les opiacés en Moyen-Orient sont toujours un sujet, mais les talibans sont parvenus, avec leur décret édicté au printemps 2022, à éradiquer la production d'opium en Afghanistan - elle aurait chuté de 95 % par rapport à 2017, alors que le pays était de loin le premier producteur mondial d'opium. La source principale est donc tarie, mais la question n'est pas évacuée pour autant, en particulier parce que l'Afghanistan a des stocks importants qui continuent de sortir. La consommation d'opiacés est donc d'actualité au Moyen-Orient, d'autant que, si les stocks diminuent, la consommation augmente dans des pays qui étaient seulement de transit, comme la Jordanie ou l'Irak.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Y a-t-il d'autres pays producteurs autour de l'Afghanistan ?

Mme Amélie Delaroche - Ce pays reste préoccupant sur les opiacés et produit des méthamphétamines, avec l'apparition de laboratoires ; on attend de voir comment les mesures prises par le régime taleb sont répercutées sur les trafics. L'héroïne continue d'affluer par la route des Balkans et par la route dite « du sud ».

Le Maroc reste le principal pays d'origine pour la résine de cannabis, et à ce titre la coopération avec ce pays reste prioritaire ; dans un contexte où les relations sont compliquées par bien d'autres facteurs, nous avons comme ambition de poursuivre le dialogue.

Les drogues de synthèse et les précurseurs chimiques produits en Chine sont un sujet prioritaire, qui a compté dans le lancement par les États-Unis de la coalition internationale sur les drogues de synthèse. Le but est d'exercer une pression sur la Chine, mais les résultats à ce jour sont très en-deçà de ceux qu'espéraient les États-Unis et la Chine ne participe pas à cette coalition.

Du côté des organisations internationales, la Commission des stupéfiants joue un rôle en matière de contrôle applicable aux drogues : elle actualise les listes de nouvelles substances qui tombent sous le régime de contrôle institué par les trois conventions de 1961, 1971 et 1988.

M. Frédéric de Touchet. - Le Mexique est le troisième producteur mondial d'héroïne et le deuxième producteur mondial de cannabis, c'est aussi la principale voie d'entrée de drogue aux États-Unis - pour environ 90 %, c'est donc une priorité dans les relations bilatérales entre les deux pays.

Dans les pays de la zone Amérique centrale, Caraïbes et Mexique, le sentiment se développe que l'approche du « tout répressif » ne fonctionne pas, et l'accent est mis sur la prévention, ce qui implique davantage de coopération internationale, y compris avec l'UE et la France. Au Mexique, un problème récurrent tient au très faible taux d'élucidation des crimes ; il est en dessous de 10 %, alors que les cartels sont très puissants et que des crimes atroces font partie du quotidien. Ensuite, la police est faible, au point que le président actuel, Andres Manuel Lopez Obrador, qui finit son mandat le 2 juin prochain, a confié la gestion des ports à l'armée plutôt qu'aux douanes, un choix qui a été critiqué et dont nous ne connaissons pas bien le résultat.

Le taux d'homicides au Mexique est d'environ 27 pour 100 000 habitants, le record va au Honduras, avec 40 pour 100 000 - cela tient aussi à la guerre civile qui a eu lieu dans ce pays et aux massacres de populations indigènes, puisque ces dernières représentent la moitié de la population et ont subi une situation de génocide, laquelle n'a jamais été élucidée et n'a donné lieu à aucune condamnation. À cette aune, le Salvador fait figure de contre-exemple : le président Nayib Bukele a instauré l'état d'urgence et fait procéder à des arrestations massives, le taux d'homicides a chuté de moitié, en dessous de 20 pour 100 000 habitants, ce qui est bien en dessous de ses deux voisins du « triangle nord », le Honduras et le Guatemala. C'est ce qui explique la popularité du président salvadorien, qui se représente cette année et qui est crédité de 80 % d'opinions favorables - il a aussi une majorité des deux-tiers au Parlement et il peut conduire la politique qu'il souhaite et qui répond au voeu des Salvadoriens.

La coopération avec le Surinam bute sur le problème de l'orpaillage illégal. La Première ministre l'a constaté lors de son déplacement en Guyane en janvier dernier : il manque une volonté politique, au Surinam, de faire cesser cet orpaillage qui fait un usage du mercure dangereux pour l'environnement et les populations. Nous avons accord de coopération policière depuis 2017, mais son application achoppe sur le fait que l'accord sur la frontière n'est pas ratifié, malgré les assurances du président Santokhi, y compris au Président de la République - le fleuve Maroni représente les deux-tiers de la frontière avec la Guyane. Ce n'est donc pas satisfaisant, nous avons besoin de volonté politique du côté du Surinam. Ce pays de 700 000 habitants connait une situation complexe, sa majorité politique est fragile et menacée d'explosion, ce qui peut expliquer que le Parlement ne ratifie pas les accords de frontières. Nous avons aussi un problème concernant les migrants illégaux venus en particulier d'Haïti, qui transitent par le Surinam au prétexte de regroupement familial : les demandes d'asile ont triplé en Guyane, c'est devenu un véritable problème face auquel le manque de coopération avec les autorités du Surinam entretient une frustration permanente. Un problème analogue s'est posé au Nicaragua, et les États-Unis y ont mis bon ordre en intimant aux compagnies aériennes de cesser ces pratiques qui alimentent l'immigration clandestine. Nous avons, en Guyane, une longue frontière perméable, nous avons besoin d'une meilleure coopération avec notre voisin surinamais.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - On a beaucoup parlé de contrôle des flux de stupéfiants et moins des flux financiers, qui représenteraient chaque année 400 milliards de dollars, dont 6 milliards en France. Des pays nous refusent des extraditions, ou bien se montrent peu regardants sur l'acquisition d'actifs notamment immobiliers avec de l'argent du trafic. Que fait la diplomatie française pour lutter contre ces phénomènes ?

M. Jean-Noël Bonnieu. - Je répondrai, car je vois une allusion aux Émirats Arabes Unis...

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Effectivement, le cas de Dubaï a défrayé la chronique.

M. Jean-Noël Bonnieu. - Il faut effectivement aborder la question de la coopération policière et judiciaire, insatisfaisante avec les Émirats et en particulier avec Dubaï. Nous avons identifié une trentaine de cibles prioritaires, des trafiquants français dont nous savons qu'ils sont installés à Dubaï et dont nous demandons l'extradition - ou à tout le moins l'arrestation. Aucun de ces trafiquants n'a été extradé, quand bien même certains ont été arrêtés. Cette situation n'est pas satisfaisante, nous le disons aux autorités émiraties, au plus haut niveau ; cette question est systématiquement mise à l'agenda dans des termes très directs et très francs.

On lit parfois que les difficultés d'obtenir les extraditions seraient liées au fait que nous ne serions pas suffisamment diligents dans la mise en oeuvre des procédures aux fins d'extradition. Or, nous faisons, nous, administration française, preuve de la plus extrême diligence dans l'exécution des commissions rogatoires internationales. Une convention bilatérale a été établie avec les Émirats Arabes Unis ; elle fixe des délais assez contraints pour obtenir ces extraditions - tous les documents doivent être parvenus dans un délai de 40 jours à compter de la date d'arrestation et nous faisons tout notre possible pour le respecter, mais on se heurte à un certain nombre de difficultés. Nous travaillons à les surmonter. En mars 2022, nous avons déployé aux Émirats un officier de liaison, spécifiquement placé à l'ambassade de France à Abu Dhabi pour améliorer la coopération policière avec les autorités de police émiraties, ce qui a eu un effet en particulier dans la coopération des Émirats avec l'Ofast. Il y a eu alors des arrestations. Mais nous nous heurtons désormais un obstacle judiciaire, sur l'extradition elle-même : c'est pourquoi nous allons déployer un magistrat de liaison afin d'améliorer la coopération judiciaire et l'exécution de ces demandes d'extradition. Nous avons demandé le poste, le ministère de la Justice l'a accordé, le processus de recrutement est achevé, le magistrat sera déployé dans un délai de 6 à 8 semaines, nous espérons qu'il sera en fonctions d'ici mars. Ce magistrat devrait améliorer la discussion avec les autorités judiciaires émiraties. Les difficultés ne viennent donc pas de l'administration française, nous transmettons toutes les pièces, mais nous butons sur un rigorisme extrême de la partie émirienne dans l'interprétation des pièces à transmettre et des délais, sans que nous sachions véritablement interpréter ces difficultés. Nous disons aux autorités émiraties qu'elles-mêmes n'ont pas intérêt à garder ces criminels sur leur territoire et à leur offrir une sorte d'impunité de fait, nous leur disons que cela ne contribue pas à la réputation des Émirats, et nous espérons que le travail du magistrat de liaison permettra d'obtenir de meilleurs résultats.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Comment les choses se passent-elles concrètement - et qui, dans l'administration française, peut nous informer très précisément sur la façon dont les choses se passent, sur les motifs du refus d'extrader ?

M. Jean-Noël Bonnieu. - La transmission des commissions rogatoires internationales et des mandats d'arrêt transitent par le ministère de l'Europe et des affaires étrangères, mais l'instruction et l'interface relèvent du ministère de la Justice. À ma connaissance, les décisions de refus d'extrader ne sont pas motivées, on nous informe simplement que les documents n'ont pas été reçus dans les délais, et que l'individu a été relâché. Cependant, les autorités confisquent leur passeport, ce qui signifie que ces individus ne peuvent pas quitter les Émirats.

M. Jean-Christophe Tallard-Fleury. - Avec le Venezuela, notre coopération est des plus limitées, ce qui rend illusoire l'idée qu'on puisse démanteler des filières d'orpaillage et de blanchiment - d'autant qu'il y a des factions armées dans l'affaire, donc même les Vénézuéliens honnêtes, et il y en a, auraient les plus grandes difficultés à démanteler les réseaux au Venezuela.

Au Pérou, nous avons placé un expert technique à la Devida pour améliorer notre coopération opérationnelle. Il est vrai cependant que, dans les faits, la lutte contre le narcotrafic demande beaucoup de ressources opérationnelles, comme le fait la DEA américaine, c'est une autre échelle.

En Uruguay, il est vrai que plus de dix ans après la loi de 2013, la légalisation du cannabis récréatif ne fait plus débat, sans pour autant avoir permis d'atteindre les objectifs sanitaires et sécuritaires fixés par les pouvoirs publics. En réalité, environ un tiers des consommateurs s'approvisionnent sur le marché légal, la majorité continue d'entretenir le marché illégal et l'État uruguayen ne contrôle guère la consommation, ni les trafics. La légalisation est pourtant présentée par ses promoteurs comme la seule voie possible et les parlementaires uruguayens réfléchissent même à autoriser le tourisme cannabique. Cependant, le débat sur le cannabis est passé au second plan depuis plusieurs années en Uruguay face au développement du transit de cocaïne, et il semble assez difficile de tirer des conclusions sur les interactions entre les deux phénomènes.

M. Jérôme Durain, président. - Merci pour toutes ces informations.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 18 h 40.