Mardi 27 février 2024

- Présidence de M. Franck Montaugé, président -

La réunion est ouverte à 14 heures.

Audition de M. Thomas Piquemal, ancien directeur financier d'Électricité de France (EDF)

M. Franck Montaugé, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête avec l'audition de M. Thomas Piquemal, ancien directeur financier du groupe EDF

Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal, et notamment de cinq ans d'emprisonnement et 75 000 euros d'amende. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Thomas Piquemal prête serment.

M. Franck Montaugé, président. - Le Sénat a constitué, le 18 janvier, dernier une commission d'enquête sur « la production, la consommation et le prix de l'électricité aux horizons 2035 et 2050 ». Nous centrons nos travaux sur le présent et l'avenir du système électrique. Est-il en capacité de faire face à la demande, d'offrir au particulier et à nos entreprises une électricité à un prix raisonnable, quelles sont ses perspectives de développement ?

M. Piquemal, vous avez été nommé, en février 2010, directeur exécutif chargé des Finances à EDF. Au début de mars 2016, en désaccord avec le PDG d'EDF sur la construction de deux réacteurs nucléaires EPR à Hinkley Point en Angleterre, vous avez démissionné d'une façon qui a laissé des souvenirs. En mai 2016, devant la commission des Affaires économiques de l'Assemblée nationale vous avez déclaré : « qui investirait 70 % de son patrimoine sur une technologie dont nous ne savons toujours pas si elle fonctionne ?». Vous allez nous expliquer la nature de vos interrogations. Vous l'aurez compris, l'objet de notre audition est de comprendre les leçons du passé en matière d'électronucléaire, en l'espèce du projet d'Hinkley Point, pour réussir le programme de nouveau nucléaire qui s'annonce.

Quelle a été votre évaluation entre 2012, c'est-à-dire le lancement du projet, et 2016, à savoir votre démission ? Votre point de vue était-il strictement financier ou comportait-il un doute sur la faisabilité technique ? Comment votre point de vue a-t-il évolué, si tel est le cas ? Pourquoi EDF a-t-elle choisi de réaliser ce chantier en dépit de ces risques ? Quel est rétrospectivement votre point de vue ? Hinkley Point n'a-t-il pas permis à minima le maintien de compétences nucléaires dont nous aurons besoin pour le programme EPR2 ? Quel est votre point de vue sur la meilleure solution de financement du programme EPR2 ?

M. Vincent Delahaye, rapporteur. -L'objet de notre commission d'enquête est plutôt tourné vers l'avenir mais pour nous aider à l'éclairer l'avenir, nous nous retournons aujourd'hui un peu sur le passé. Telle est la raison pour laquelle nous avons souhaité faire le point avec vous sur un très gros projet qui a été financé par EDF sur ses fonds propres. Il s'agit d'en tirer des leçons pour le financement du nouveau programme d'EPR2 qui est chiffré - pour les six premiers - à plus de 50 milliards : comment pensez-vous que cette opération doive être financée ?

M. Thomas Piquemal, ancien directeur financier d'Électricité de France (EDF). - Comme vous l'avez rappelé, il y a huit ans, presque jour pour jour - c'était un mardi 1er mars - j'ai remis ma démission au président-directeur général d'EDF qui me demandait de soutenir, devant le conseil d'administration du groupe, la décision finale d'investissement dans le projet Hinkley Point. Pour moi, c'était la seule et je dirais même l'ultime façon de faire comprendre à l'ensemble des parties prenantes que ce projet n'était pas financé et qu'il présentait un risque démesuré pour le groupe. J'ai assumé mes responsabilités et je pense simplement avoir fait mon travail, comme je l'ai expliqué en détail devant la commission des affaires économiques de l'Assemblée nationale le 4 mai 2016. Depuis lors, j'ai refusé - comme je l'avais toujours fait - toute expression publique.

Me voici donc devant vous aujourd'hui huit ans plus tard, au cours desquelles EDF a connu des bouleversements majeurs Je n'en citerai que trois avec, tout d'abord, une crise énergétique sans précédent qui est une conséquence de la tragédie ukrainienne. Le deuxième est la crise industrielle tant redoutée avec un défaut générique sur le parc nucléaire : je fais bien sûr référence au problème de corrosion sous contrainte responsable de la chute de production nucléaire au pire moment. Le troisième est une crise financière profonde entraînant la nationalisation complète de l'entreprise EDF.

Ainsi, depuis huit ans, de nombreux changements sont intervenus et je me suis moi-même investi dans d'autres secteurs d'activité : pendant deux ans, j'ai exercé des responsabilités au niveau mondial dans une banque européenne et je travaille désormais pour le groupe FIMALAC qui n'est pas investi dans le domaine de l'énergie. Je terminerai en disant que même si, comme tout ancien d'EDF et comme tout Français, je reste évidemment très attaché à cette magnifique entreprise, je crains plus sérieusement de ne pas pouvoir vraiment contribuer à la qualité de vos travaux ; je vous promets cependant de tout faire pour essayer de répondre au mieux aux questions que vous voudrez bien me poser.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. -Quand vous avez quitté EDF en 2016, à quel montant se chiffrait le projet Hinkley Point ?

M. Thomas Piquemal. - Je ne sais même plus précisément : autour de 18 milliards d'euros ...

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Quels éléments vous ont conduit à affirmer que cette opération de 18 milliards d'euros n'était pas financée ?

M. Thomas Piquemal. -J'estimais que le projet n'était pas financé parce que le risque de construction était pris par l'entreprise. Or pour mesurer ce risque, il faut prendre en compte un certain nombre d'aléas - surtout après l'expérience Flamanville 3 - et EDF avait une trajectoire financière très tendue. Nous avions retenu un objectif de cash-flow positif, ce qui signifie qu'à l'époque la trésorerie dégagée était en fait négative tous les ans. De plus, EDF devait faire face à un programme d'investissement très significatif pour renouveler ses capacités en France. Il m'a semblé que mises bout à bout, toutes ces trajectoires d'investissement n'étaient pas compatibles avec la structure financière du groupe, les fonds propres n'étant pas suffisants ; je précise que le problème n'était pas celui de la trésorerie du groupe puisque, de mémoire, on disposait de plus de 20 milliards d'euros de liquidités ; la difficulté résidait dans la solidité bilancielle et le poids des fonds propres dans le financement global du groupe. À cette époque - je n'ai pas vérifié si c'est encore le cas aujourd'hui - EDF était, en dehors des banques, le premier émetteur de dette obligataire d'entreprise en Europe. Or, pour inciter les investisseurs à souscrire des montants significatifs, il faut qu'ils aient confiance dans votre signature et pour cela il faut conserver la meilleure notation financière possible. C'est la raison pour laquelle j'avais estimé que le poids du « risque EPR » - à savoir le montant global des investissements consacrés à cette technologie EPR ayant vocation à être inscrit au bilan du groupe - était trop élevé en pourcentage des fonds propres. C'est ce qui m'avait fait prononcer la phrase que vous avez rappelé, monsieur le Président, c'est-à-dire « qui investirait 70 % de son patrimoine sur une technologie dont nous ne savons toujours pas si elle fonctionne ? ». Mon propos n'était pas de mettre en doute la technologie d'Hinkley Point C ; je ne me le serais jamais permis puisque ma compétence était financière à EDF et en aucune façon technologique. Il s'agissait simplement, dès lors que cette technologie n'est pas en fonctionnement en France - ni en Europe à l'époque - de se demander « qui peut savoir combien elle va coûter ? » L'incertitude sur le coût imposait de prendre des marges de manoeuvre sur le plan financier or EDF n'en avait pas. Le risque de construction est pris intégralement par le groupe EDF avec une participation d'un partenaire chinois - dont je comprends aujourd'hui qu'elle est limitée en montant. Quelque soient les dérapages de coûts, ils doivent être assumés par le groupe et j'ai estimé que la solidité financière d'EDF ne lui permettait pas de faire face à ce risque.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Le contrat portait sur le long terme et donc le montant global de 18 milliards - à comparer aux 20 milliards de fonds propres d'EDF - correspondait à des dépenses étalées dans le temps avec des perspectives de recettes. Vous souvenez-vous un peu du montage financier global de ce contrat et de sa rentabilité ?

M. Thomas Piquemal. - Trop vaguement pour que mes souvenirs puissent être utiles à votre commission. Cependant, vous avez tout à fait raison, car la particularité de ce contrat est d'être assorti d'une garantie de chiffre d'affaires sur le long terme - de mémoire, la durée du contrat est de 35 ans - et indexé sur l'inflation. Cette contrepartie représente une avancée de régulation tout à fait remarquable qui, en offrant de la visibilité à long terme, facilite l'investissement. Toutefois, c'est le chiffre d'affaires qui est garanti et non pas les coûts. Cette régulation est très différente de celle qui est utilisée traditionnellement dans la construction d'infrastructures, notamment au Royaume-Uni qui utilise une base d'actifs régulés sur laquelle le taux de retour est garanti - d'ailleurs je crois comprendre que c'est la nouvelle régulation qui pourrait être utilisée pour les prochains EPR. Le mécanisme n'est ainsi pas le même que dans le cas de Hinkley Point où le risque de construction est pris par EDF. Par ailleurs, et je m'en étais expliqué lors de mon audition à l'Assemblée nationale, une partie du financement devait être garanti par l'État britannique, ce qui permettait d'émettre de la dette sur la signature britannique. Sauf que l'État britannique n'a pas souhaité donner sa garantie tant que l'EPR de Flamanville n'était pas connecté au réseau et c'est aussi une des raisons qui faisait peser sur EDF un risque de liquidité lié au financement du projet. Au total, c'est donc un contrat à long terme avec un chiffre d'affaires garantie et, à mon avis - peut-être me suis-je trompé - le problème était l'ampleur du risque pris par rapport à la solidité du bilan du groupe EDF.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - J'ai bien compris que votre rôle était financier et de vous préoccuper d'éventuels surcoûts tandis que l'aspect technologique des risques ne relevait pas de votre compétence. En m'efforçant de suivre votre raisonnement financier, je me demande jusqu'où on peut aller en termes de dérive des coûts de construction pour que le contrat reste rentable, sur la base des informations alors disponibles sur le chiffre d'affaires garanti et indexé sur l'inflation. Par rapport aux 18 milliards initialement prévus, il était probable - comme c'est le cas pour la quasi-totalité des grands projets d'avenir - de devoir faire face à des surcoûts. Connaissiez-vous le montant total - surcoûts inclus - à ne pas dépasser pour que le contrat reste rentable - car tel est, pour moi, le principal indicateur de risque ?

M. Thomas Piquemal. - Quand on analyse une trajectoire financière, on prend en compte la somme des projets d'investissement ; or Hinkley Point n'était que l'un d'entre eux auxquels s'ajoutent, à long terme, le grand carénage ainsi que ce qui occupe aujourd'hui toutes les équipes du parc, à savoir la préparation de l'extension de durée de vie des centrales nucléaires. C'est donc la superposition de ces couches d'investissement très lourds et sans rentabilité immédiate - puisque le temps de construction est de 10 ans au minimum - qui pèsent sur la liquidité du groupe et sur son financement.

Vous me demandez jusqu'à quel montant de surcoût le projet pouvait rester rentable : très franchement, je ne m'en souviens plus. Bien entendu des simulations de surcoût avaient été faites et tout dépend, en technique comptable, du taux d'actualisation utilisé dans les calculs ; d'ailleurs, j'ai vu qu'EDF avait passé une provision dans ses comptes pour 2023 et j'imagine que le montant de celle-ci résulte évidemment d'une analyse de rentabilité s'appuyant sur les paramètres de taux d'actualisation et d'anticipation des coûts. Je pense qu'il revient à EDF de vous expliquer sa vision de la rentabilité du projet dont je n'ai plus les paramètres en mémoire.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Pensez-vous qu'il est aujourd'hui raisonnable de croire qu'EDF peut financer un programme de six EPR2 de nouvelle génération pour un montant qui n'a pas encore été précisé mais qui pourrait dépasser 50 milliards d'euros ?

M. Thomas Piquemal. - Je crois qu'il serait vraiment très prétentieux de ma part d'essayer de répondre à votre question compte tenu de son extrême complexité. De plus, en consultant les résultats d'EDF, j'ai constaté que son excédent brut d'exploitation (EBE) est passé de moins 5 milliards d'euros en 2022 à plus 40 milliards d'euros en 2023. 8 ans après mon départ je ne maitrise plus du tout les tenants et les aboutissants des comptes d'EDF et a fortiori, au vu d'une variation du résultat d'une telle ampleur, je suis incapable de vous dire si l'année prochaine EDF va de nouveau enregistrer 40 milliards d'EBE ou moins 5 ; je ne sais pas non plus si le résultat va se situer à l'intérieur ou en dehors de cette fourchette. Bref, je pense que pour répondre à votre question, il faut avoir accès aux trajectoires à long terme de financement du groupe et, plus encore, pouvoir s'appuyer sur une régulation qui offre de la visibilité. Les chiffres que je viens de citer, qui sont énormes en termes d'amplitude et de volatilité, démontrent que l'incertitude sur les résultats d'EDF mérite certainement d'être atténuée grâce à une régulation de long terme améliorant la visibilité sur la rentabilité du groupe dans toutes ses composantes afin de pouvoir envisager des investissements comme ceux que vous évoquez.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Qu'entendez-vous par « régulation » ? Faites-vous référence à un accord possible avec l'État, mentionné dans la presse, sur le prix de vente par EDF de son électricité ?

M. Thomas Piquemal. - Ce que j'ai lu à ce sujet porte sur le prix de l'électricité de la production actuelle alors que j'évoquais plutôt la régulation permettant de nouveaux investissements dans les EPR2 : ces derniers nécessitent pour EDF et tous les acteurs qui participeront à ce financement d'avoir une vision sur la régulation, à l'instar de ce qu'imagine le gouvernement britannique. Je ne dis pas ici qu'il faut mettre en place des contrats pour différence (CFD) comme cela a été fait pour Hinkley Point ou une base d'actifs régulés : à nouveau, de telles considérations ne relèvent plus du tout de ma compétence, mais il est certain qu'il faut pouvoir disposer d'une visibilité suffisante pour investir à 10, 15, 20 ou 30 ans et, en tant que directeur financier d'EDF, c'était pour moi une des principales difficultés. Si vous avez des revenus qui montent et qui baissent, ça se traduit mécaniquement...

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - À l'époque, vous ne disposiez pas d'une visibilité suffisante ? Car il nous semble que la prévisibilité était alors supérieure à celle d'aujourd'hui.

M. Thomas Piquemal. - Non : à l'époque, la visibilité était insuffisante parce qu'EDF souffrait d'une régulation totalement asymétrique - à savoir l'Arenh (Accès régulé à l'électricité nucléaire historique) - dans laquelle le prix maximum de l'électricité était connu mais pas le prix minimum. Si le prix du marché s'effondrait, EDF devait tout de même vendre à ce prix du marché : une telle absence de protection à la baisse est une situation très difficile à gérer pour un directeur financier et elle se traduit par la nécessité de prendre en compte un niveau de risque élevé dans le calcul prévisionnel des taux de rémunération financière. Tout ce qui permet de limiter la volatilité et donc de donner de la visibilité permet d'investir sur le long terme. À contrario, la variabilité des prix sur le marché de l'électricité n'était pas adaptée à de tels investissements. Comme cela a été dit et redit à maintes reprises, c'est la raison pour laquelle la régulation de l'Arenh ne permet pas d'envisager - je précise à nouveau qu'il s'agit du point de vue que je me suis forgé à l'époque - des investissements lourds comme ceux qui doivent permettre l'extension de la durée de vie du parc nucléaire.

M. Franck Montaugé, président. - Indépendamment de la question très importante de l'Arenh et du post-Arenh sur laquelle nous travaillons, je souhaite vous demander si, dans le financement d'Hinkley Point, il y avait une part d'actifs régulés et si des contrats pour différence avaient été prévus, les Anglais ayant été, semble-t-il, les premiers - peut-être d'ailleurs à la faveur de ce projet d'investissement - à introduire ces outils. Ces CFD sont-ils un moyen parmi d'autres -peut-être pourrez-vous nous préciser quels sont ces derniers - de donner de la visibilité à moyen et long terme aux investisseurs en permettant de mieux cerner la rentabilité attendue ?

M. Thomas Piquemal. - Les CFD présentent effectivement l'avantage de donner de la visibilité sur le chiffre d'affaires mais leur inconvénient est qu'ils font porter le risque de construction sur le constructeur EDF, ce qui se traduit par une prime de risque et donc par un prix de l'énergie supérieur à celui qu'il pourrait être si on revenait à un système traditionnel de base d'actifs régulés qui avait été utilisé notamment par les britanniques. Les CFD donnent ainsi de la visibilité en général mais s'agissant d'une tête de série comme Hinkley Point, faire supporter la totalité du risque de construction par EDF m'a semblé - pardon d'en revenir à nouveau au même point - incompatible avec la structure financière du groupe.

M. Franck Montaugé, président. - Juste une demande de précision : les contrats pour différence, dans le cas d'Hinkley Point, étaient passés entre qui et qui exactement ?

M. Thomas Piquemal. - Entre une autorité publique britannique et EDF.

M. Franck Montaugé, président. - Les consommateurs ou clients d'EDF ne sont donc pas directement impliqués dans ces contrats ?

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Il s'agit d'une garantie permettant, si le prix de l'électricité descend en dessous d'un certain seuil, de rembourser le manque à gagner à EDF. Si ma mémoire est bonne dans le cas où, au contraire, le prix est supérieur au seuil fixé par le CFD, c'est EDF qui supporte la différence. Ce mécanisme sécurise donc le chiffre d'affaires sur un contrat d'investissement de 35 ans.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. Nous parlons ici des CFD dont on a réussi à faire accepter une utilisation élargie par la commission européenne et qui apportent une garantie presque assimilable à un prix fixe et en tous cas compense à EDF le risque de baisse des prix en dessous du seuil fixé par le CFD : il me semble que c'est une bonne façon de couvrir les risques de financement.

Pouvez-vous également rappeler le mécanisme de fonctionnement des bases d'actifs régulés ?

M. Thomas Piquemal. - Dans le dispositif que vous mentionnez, la rémunération du constructeur commence dès le premier le premier euro investi : autrement dit vous avez, sur la base d'actifs que vous constituez, un taux de retour qui est garanti par une entité publique et payé dès le premier investissement. C'est un modèle qui est très connu et très utilisé, notamment au Royaume-Uni, dans le secteur de l'eau ou d'autres infrastructures, avec une rentabilité examinée par un régulateur et négociée en fonction des taux, qui permet d'avoir de la visibilité et de la sécurité sur le retour sur investissement. Cela s'accompagne naturellement d'un strict contrôle des coûts de construction pour bien comprendre ces derniers et leur dérapages éventuels mais ce dispositif est beaucoup plus sécurisant pour le constructeur ainsi que pour les investisseurs. En théorie - et j'insiste sur cette réserve - la base d'actifs régulés est également moins chère en prix de sortie de l'électricité puisque le constructeur ne paye pas à ce moment-là de prime de risque pour garantir sa rémunération future contre la volatilité des prix.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. Je fais observer qu'EDF étant détenu à 100% par l'État, c'est ce dernier qui prend le risque en tant qu'actionnaire. Pour les investissements dont nous parlons, il faut trouver le meilleur mode de financement et le moins cher possible. Dans ces conditions, pourquoi ne serait-ce pas à l'État d'investir et de devenir propriétaire des équipements ? Une telle hypothèse vous parait-elle choquante ?

M. Thomas Piquemal. - (silence de réflexion) L'État doit-il être propriétaire des infrastructures aussi essentielles que celles qui permettent de produire de l'énergie pour la France ? Ma réponse de citoyen est probablement oui. Pour autant, il faut également se demander dans quelle mesure on pourrait imaginer qu'EDF ne soit pas propriétaire ou ne participe pas au financement de ces centrales nucléaires alors que ce groupe joue un rôle clef dans leur conception et leur fonctionnement. Je me souviens très bien que la grande force d'EDF, qui nous est enviée dans le monde entier, réside dans son savoir-faire d'architecte ensemblier et sa compétence pour construire les centrales puis les opérer dans la durée. Ce qui m'attriste beaucoup est qu'à chaque fois qu'on parle d'Hinkley Point ou de Flamanville, on donne l'impression d'un échec en parlant des surcoûts, des retards et des erreurs. Or cette filière ne mérite pas du tout qu'on cultive un tel sentiment : je pense à tous les collaborateurs qui se lèvent tous les matins pour réaliser ces projets et qu'on stigmatise alors qu'ils assument tous les jours les décisions prises par les autres dans le contexte que l'on connaît. À quelques semaines du chargement du combustible dans la centrale de Flamanville, je leur tire mon chapeau et je leur dis bravo pour déployer ce savoir-faire qui est admiré dans le monde entier. Pour illustrer cette dernière affirmation, je mentionne qu'en novembre 2011 j'ai rencontré en Chine les grands acteurs de l'énergie de ce pays qui attendaient tous, après Fukushima, de voir ce qu'allait faire la France. C'est la réalité de ce prestige international d'EDF qui m'a conduit à prendre beaucoup de temps pour répondre à votre question sur le rôle de l'État à l'égard de cette infrastructure énergétique mais on pourrait aussi se poser la question pour les réseaux. En tant que citoyen je serais favorable à l'étatisation mais EDF doit participer aux opérations et conserver son rôle d'architecte d'ensemble. En ce qui concerne la structure du financement, je n'ai pas de certitudes car tout a changé et les investissements sont colossaux. Je note d'ailleurs que, d'après tous les travaux parlementaires, la vision à long terme a été réactivée après le discours de Belfort du Président de la République sur la politique de l'énergie, ce qui est absolument nécessaire. À nouveau, il serait aujourd'hui vraiment très prétentieux de ma part d'émettre un quelconque avis sur la façon de bien financer ces projets.

M. Daniel Salmon. - Vous indiquez plus ou moins clairement que l'État pourrait prendre le risque d'investir, ce qui revient à pouvoir appeler en garantie le contribuable, et c'est pour cette raison qu'on a fait porter ce risque à EDF dans un premier temps.

Au moment où Bruno Le Maire nous dit qu'il faut économiser 10 milliards de dépenses publiques, l'État doit-il s'endetter pour le nucléaire ? En effet, dans ce jeu de déplacement du risque, il faut à un moment que quelqu'un l'assume : est-ce EDF ou l'État ?

M. Thomas Piquemal. - Comme l'a rappelé le rapporteur, EDF est une société désormais détenue à 100% par l'État et il est donc illusoire de penser qu'en cas de problème, ce ne sont pas les Français qui vont payer à la fin.

M. Daniel Salmon. - Vous avez mentionné la volatilité du prix de marché du MWh. Aujourd'hui le prix du MWh est revenu à un niveau en quelque sorte décent par rapport au niveau prohibitif de 2022 et d'une partie de 2023. Prévoyez-vous une certaine stabilité du prix du MWh à l'avenir, ce qui permettrait à EDF d'avoir un retour sur investissement ou est-ce que le développement massif des énergies renouvelables dans le monde et en Europe ne va pas conduire à un prix de l'électricité assez faible en empêchant la rentabilité des installations d'EDF ?

M. Thomas Piquemal. - Pour ma part, j'ai toujours été convaincu que le nucléaire n'était pas fait pour être soumis aux aléas du marché. D'ailleurs je crois qu'il n'est pas envisagé de financer les investissements massifs qui doivent être réalisés sur le parc ou dans les nouvelles capacités nucléaires en les indexant sur les prix de marché : cela ne fonctionnerait pas. Pour les autres activités d'EDF, je ne suis pas en capacité de répondre à votre question et je n'ai pas de vision particulière sur l'évolution des prix de marché. J'en suis vraiment désolé : ce n'est plus du tout de ma compétence.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Vous avez décidé de démissionner en 2016, en prenant vos responsabilités mais, a posteriori, n'estimez-vous pas que le chantier d'Hinkley Point - au-delà de celui de Flamanville -a permis de maintenir un certain savoir-faire dans la filière nucléaire ; la compétence des équipes qui nous était enviée en 2011 quand vous étiez en Chine n'avait-elle pas besoin de retrouver plus de crédit à la suite de certaines décisions prises en matière nucléaire ? Ne considérez-vous pas que cet investissement nous a tout de même aidé à maintenir une certaine compétence dans le nucléaire ?

M. Thomas Piquemal. - Certainement, puisque je me souviens que le maintien des savoir-faire est un des principaux arguments qui étaient avancés et je n'ai pas la compétence pour le remettre en cause. Mon seul domaine de responsabilité portait sur le financement et sur le constat que ce projet n'était pas financé. C'est une responsabilité colossale de prévoir le renouvellement des compétences nucléaires, de gérer un parc nucléaire - de 56 réacteurs aujourd'hui et 58 à mon époque - et de mener à bien ces projets. J'ai un immense respect et une immense admiration pour celles et ceux qui prennent ces responsabilités mais ma compétence se limitait au domaine financier et je ne suis pas capable de répondre à votre question.

M. Franck Montaugé, président. -Je prolonge la discussion sur ce thème ; on était alors dans une phase de creux d'investissement : est-ce que ce chantier permettait vraiment de maintenir les savoir-faire à un haut niveau ? Était-ce finalement un moyen de sauver la filière qui est aujourd'hui en cours de reconstruction comme en témoignent les personnes que nous avons auditionnées et qui évoquent le plan d'excellence de la filière nucléaire dit « Plan Excell » ? Faisait-on face à ce problème à l'époque ou pas ?

M. Thomas Piquemal. - Oui, j'ai le souvenir que c'était bien sûr un enjeu majeur. Quant à savoir s'il fallait lancer Hinkley Point pour maintenir la filière, je ne suis pas capable de répondre à votre question mais je suis certain que les spécialistes d'EDF ou autres peuvent vous apporter des réponses sur ce point.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Votre domaine de compétence financier nous intéresse également. Si vous étiez encore aux affaires, que conseilleriez-vous à EDF de faire par rapport au programme d'investissement qui est devant nous, puisque le président de la République a annoncé qu'il fallait construire six EPR 2 supplémentaires et huit de plus pour la fin de la décennie 2040. On sait que les six premiers représentent un coût minimum de 50 milliards d'euros - aujourd'hui ce montant est estimé à la hausse sans qu'on dispose du chiffre exact. Quel est votre regard sur ce projet ?

Vous avez également critiqué l'Arenh : par quoi suggérez-vous de la remplacer et comment ? Quelles sont vos propositions ?

M. Thomas Piquemal. -Vous me faites certainement un trop grand honneur en me posant cette question et en me recevant ici car je n'aurais pas la prétention de pouvoir vous répondre autrement que par le simple bon sens, si vous le permettez. Mon expérience est que ces projets ne peuvent être lancés que lorsqu'ils sont vraiment prêts, et l'attitude qui consiste à se presser pour faire des effets d'annonce ou se valoriser ne peut conduire qu'à des écueils majeurs - pour ne pas dire des échecs parce que je refuse ce mot - sur la maîtrise des coûts. Je sais que la préoccupation majeure est aujourd'hui celle du lancement des EPR 2 et j'ai entendu parler de leur « detailed design » que les spécialistes ont pu vous décrire.

Au-delà de la nécessité de ne pas se précipiter au plan industriel, le deuxième facteur important est d'être prêt au niveau de la régulation financière. Je rappelle qu'aujourd'hui EDF n'est plus coté en bourse et n'a plus de porteurs de titres ayant une vraie vision d'actionnaire. À mon avis, la sortie de la cote était inéluctable compte tenu des difficultés financières du groupe mais je la regrette car quand EDF était coté en bourse, je pouvais utiliser et expliquer la vision des « actionnaires qui n'étaient qu'actionnaires » pour m'en servir comme un facteur de transformation de l'entreprise et de respect de ses équilibres ; c'est un point fondamental car une entreprise déséquilibrée ne peut pas fonctionner. Par conséquent, si la régulation permettait d'attirer des « investisseurs qui ne sont qu'investisseurs » - comme les Britanniques essaient de le faire, selon la presse, puisque qu'ils semblent rechercher des investisseurs externes pour leurs nouveaux projets - cela favoriserait l'équilibre que j'ai évoqué.

Au total, il faut être prêt sur le plan industriel - ce n'est pas mon métier - ainsi que sur le plan de la régulation et du financement à long terme ; de plus, il est important de responsabiliser les parties prenantes.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - S'agissant de l'Arenh, faut-il la revaloriser ou s'orienter vers d'autres solutions ? Quel est votre regard ?

M. Thomas Piquemal. - Je ne suis pas capable de vous en parler : j'ai vu dans la presse que des négociations ont été menées sur l'Arenh et qu'elles ont abouti à un résultat. Tout ce que je sais c'est que ce sujet est d'une complexité extrême et je suis certain que les équipes d'EDF ont fait leur maximum pour obtenir un résultat satisfaisant ainsi que l'ensemble des acteurs parce que, franchement, on vient d'un système qui était tellement déséquilibré et tellement désavantageux pour EDF qui a tant investi que j'espère en tout cas que ces problèmes-là sont résolus pour le futur. Au vu des 40 milliards de cash-flow d'EDF, les résultats du groupe en 2023 sont absolument remarquables.

M. Franck Montaugé, président. - Dans le montage financier auquel je suppose que vous avez contribué à l'époque, il semblerait, selon une certaine presse, qu'il y ait eu des clauses cachées ou non dites - je ne sais pas exactement le terme qui convient - avec certains partenaires. Était-ce le cas et, si oui, comment cela se traduisait-il, avec apparemment des problèmes qu'on découvre notamment aujourd'hui ?

M. Thomas Piquemal. - Je n'ai pas le souvenir d'une quelconque clause cachée. J'indique à nouveau qu'il s'agit d'une opération d'une très grande complexité qui comporte beaucoup de contrats et qui date de 8 ans. Cependant, je souligne qu'EDF était alors une société cotée en bourse et un gros émetteur de dette sur les marchés : par conséquent, nous avions une obligation de transparence et de sincérité de l'information financière à laquelle je me suis personnellement toujours attaché. Je ne vois donc pas à quoi vous pourriez faire référence,

Mme Christine Lavarde.- Pendant le développement du projet, avez-vous bénéficié d'accompagnement de structures publiques ? J'explicite ma question en indiquant par exemple que dans le projet d'EPR en Finlande, la COFACE (Compagnie française d'assurance pour le commerce extérieur) a apporté une garantie à Areva qui, finalement, avait une structure assez proche de celle d'EDF, à savoir une entreprise cotée à capitaux pour partie publics. Certaines associations avaient même dénoncé cette garantie de la COFACE en estimant qu'il s'agissait d'un soutien public. EDF a-t-il bénéficié de soutiens équivalents ou de prêts à des conditions avantageuses accordées par des structures plus ou moins parapubliques ?

M. Thomas Piquemal. - Je n'ai pas le souvenir qu'EDF ait bénéficié de prêts accordés par des institutions publiques : tout était financé par le bilan du groupe sur les marchés financiers internationaux, aussi loin que je puisse me souvenir mais peut-être que je me trompe.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 14h45.

Audition de M. Thierry Le Mouroux, directeur exécutif en charge de la préfiguration de la future direction Projets et Construction Nucléaires d'EDF

M. Franck Montaugé, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête avec l'audition de M. Thierry Le Mouroux, directeur Exécutif d'EDF en charge de la préfiguration de la Direction Projets et Construction Nucléaires.

Je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, notamment de cinq ans d'emprisonnement et 75 000 euros d'amende.

Avant de vous donner la parole, je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Thierry Le Mouroux prête serment.

M. Franck Montaugé, président. - Le Sénat a constitué, le 18 janvier, dernier une commission d'enquête sur « la production, la consommation et le prix de l'électricité aux horizons 2035 et 2050 ». Nous centrons nos travaux sur le présent et l'avenir du système électrique. Est-il en capacité de faire face à la demande, d'offrir au particulier et à nos entreprises une électricité à un prix raisonnable, quelles sont ses perspectives de développement ?

M. Le Mouroux, vous avez une riche expérience industrielle. Vous avez travaillé pour le groupe Eiffage et pour Suez Eau France. Vous avez dirigé Endel-Engie, spécialisé dans la maintenance industrielle, qui a participé aux chantiers de l'EPR de Flamanville 3 et du Grand Carénage. Vous avez été dirigeant chez Framatome, puis directeur général adjoint d'Areva en charge du projet EPR Olkiluoto 3. Vous avez été nommé en janvier dernier directeur Exécutif d'EDF chargé d'établir l'organisation de la future Direction Projets et Construction Nucléaires du groupe, une direction chargée du programme EPR2.

L'objet de notre audition est de comprendre les leçons du passé en matière d'électronucléaire pour réussir le programme de nouveau nucléaire qui s'annonce. En la matière, votre expérience de Flamanville et d'Olkiluoto sont très intéressantes. Quelles sont les origines des difficultés rencontrées ? Mauvaise gestion des chantiers ? problèmes de financement ? Problèmes de conception techniques ? Pouvait-on les éviter ? Comment les éviter pour l'avenir ? En particulier, comment concrètement allez-vous tenir compte des leçons des chantiers passés ? Enfin, comment votre nouvelle direction va-t-elle s'insérer dans l'univers EDF ? Quelle est son poids et quels sont ses moyens ? Quelles sont ses relations avec les autres grandes directions, en particulier la Direction Ingénierie et Projets Nouveau Nucléaire et la Direction du Parc Nucléaire et Thermique ? Quand sera-t-elle prête à fonctionner et selon quel échéancier ?

Voilà quelques thèmes sur lesquels notre rapporteur va vous interroger. Nous vous proposons de dérouler cette audition en quatre temps : vous présenterez successivement votre travail et vos réflexions, en 10 minutes maximum de présentation liminaire. Cela sera suivi d'un temps de questions-réponses, en particulier avec notre rapporteur puis avec les autres membres de la commission. Nous pourrons terminer par une dernière batterie de questions-réponses.

M. Thierry Le Mouroux, directeur exécutif en charge de la préfiguration de la future direction Projets et Construction Nucléaires d'EDF. - Monsieur le Président, Monsieur le rapporteur, Mesdames et Messieurs les sénatrices et sénateurs, je voulais d'abord vous remercier pour cette invitation qui pour moi est une innovation puisque je ne suis salarié d'EDF que depuis huit semaines en tant que directeur exécutif mais pas encore en charge de la direction qui est en cours de préfiguration, tout ceci étant lié à une organisation en cours de validation et qui sera ensuite déployée. Mes propos seront donc très empreints de l'expérience que j'ai acquise en dehors d'EDF et ne seront pas forcément toujours représentatifs de la position d'EDF que je ne connais pas encore en détail. Vous m'interrogez intuitu personae et je vous donnerai les informations dont je dispose, d'autant que ce sont des sujets qui me tiennent à coeur et dans lesquels j'ai investi un certain nombre d'années de ma carrière. Je n'ai été présent que huit semaines chez EDF et donc il y a des thèmes sur lesquels je ne suis pas compétent pour vous répondre. D'autres, en revanche, à EDF ont toute l'expertise pour vous apporter les éclairages nécessaires et se feront un devoir de répondre en détail à vos questions.

Vous avez rappelé mon parcours et, il y a deux mois, j'étais effectivement à Olkiluoto, par moins 20 degrés, dans un bungalow situé à 300 km du cercle polaire. Tout cela illustre le fait que les chantiers d'EPR se font rarement en centre-ville mais plutôt loin de nos yeux. Ce sont par définition des chantiers sur lesquels la logistique est un enjeu majeur ; il faut également pouvoir compter sur l'implication et la volonté de réussir des gens qui vont travailler sur ces projets compliqués, comme tous les grands ouvrages industriels.

Je voudrais d'abord mettre en perspective deux questions qui me tiennent à coeur. En premier lieu, faut-il construire des EPR2 alors qu'on a déjà eu tant de mal à faire des EPR 1 ? En partant dans cette nouvelle voie ne va-t-on pas se compliquer les choses ? La réponse est relativement simple : on ne pourrait pas aujourd'hui reconstruire à l'identique un EPR 1. Les règles, le référentiel de sûreté et les exigences ont évolué ; on serait donc obligés de revenir sur un certain nombre de choix qui ont été fait à l'époque en les conformant aux exigences d'aujourd'hui. Il ne serait pas possible de copier à l'identique ce que l'on a conçu il y a maintenant 25 ou 30 ans et qu'on a commencé à construire à partir de 2003 ou 2006 à Olkiluoto ou Flamanville. Le retour en arrière n'est aujourd'hui pas envisageable : si l'on devait reconstruire les EPR, on passerait beaucoup de temps à les reconcevoir, à effectuer des modifications et on aurait à nouveau, par la force des choses, un « first of a kind » similaire à celui qui a fait grand bruit.

Quitte à changer les choses, en quoi cela a-t-il permis d'améliorer la situation, en quoi ces équipements sont-ils plus facilement constructibles et quels avantages peuvent-ils nous apporter ? Tout d'abord, il faut bien comprendre que la conception des premiers EPR a été un saut très important en matière de technologie. On a divisé par dix l'occurrence des risques significatifs possibles sur ces équipements, avec un incident potentiel tous les 1 000 ans et non plus tous les 100 ans. De plus, si un incident devait survenir, ses conséquences se limiteraient aux équipements intérieurs de la centrale : rien ne pourrait en sortir et c'est une évolution absolument extraordinaire. On comprend qu'avec des modifications aussi importantes par rapport aux équipements précédents, la mise au point ait été compliquée et, d'autre part, la conception des premiers exemplaires a été focalisée sur les équipements placés à l'intérieur de la centrale.

Certains sujets d'optimisation ne se sont révélés que lors de la construction des premiers exemplaires. Il faut avoir fait l'opération une fois pour bien se rendre compte des difficultés concrètes et on peut à présent bénéficier de l'expérience acquise. Je résume le processus à grands traits : au départ, quand vous construisez un objet aussi compliqué, vous vous focalisez sur l'enveloppe que vous allez fabriquer et donc vous faites des salles plus ou moins grandes en fonction des équipements que vous mettez dedans ; puis vous empilez les éléments - je caricature - et vous avez une centrale nucléaire. Après avoir construit cet équipement, vous pouvez le regarder d'un autre oeil et vous dire : « maintenant que je sais quels sont mes besoins, je le reconçois de façon à ce qu'il soit industrialisé et simplifié », et donc vous alignez tout simplement les voiles - ou parois - de béton et mettez les murs les uns sur les autres. Ce cadre de construction très simple n'est pas celui de Flamanville et Olkiluoto ; en revanche, sur l'EPR 2, il est conçu de cette façon parce que le design est beaucoup plus avancé qu'il ne l'a été quand on a lancé les opérations sur Olkiluoto. Ainsi, avec le retour d'expérience, on a été capables de concevoir une installation qui se construit mieux et plus facilement. Tel est l'exemple le plus flagrant de progrès issus de la pratique des chantiers.

Je citerai ensuite quelques avancées en termes d'optimisation. Les doubles enceintes ont été changées en simples enceintes : elles apportent le même niveau de résistance à des agressions externes mais simplifient le travail de construction. On a également beaucoup travaillé dans le cadre du Plan Excell lancé en 2020 par EDF : je peux en témoigner pour l'avoir observé de l'extérieur ; bon nombre de personnes d'EDF, après avoir visité Flamanville, sont venues voir le chantier d'Olkiluoto pour se rendre compte de son déroulement concret et de la complexité que représente la multitude ainsi que la variété des équipements. En effet, quand vous avez une panne sur un équipement, il faut retrouver exactement le modèle précis du constructeur tandis que si vous fabriquez des longues séries, les pièces de rechanges sont moins nombreuses et vous avez statistiquement moins de chances de rencontrer des difficultés. Ces exemples démontrent qu'on aura un objet plus facile à construire mais qui conservera malgré tout un certain degré de complexité.

S'agissant des avantages de cet équipement, il sera d'abord un peu plus sûr en étant encore renforcé à certains endroits par rapport à ce qu'ont été les derniers EPR. On aura des systèmes de sécurité à trois redondances, dont une qui sera complètement isolée des deux autres, ce qui constitue une barrière significative en matière de sûreté. Je fais également observer que les EPR que l'on a construit à Flamanville ou à Olkiluoto - avec des chantiers qui ont démarré dans les années 2002 à 2006 - ont été conçus dans les années 1990 ; or qui a encore un PC ou même des logiciels conçus il y a 30 ans ? Ainsi le chantier a été long et a continué à utiliser certains matériels qui avaient quelques générations de retard ; il est donc temps de procéder à des remises à jour d'ensemble et d'utiliser les technologies d'aujourd'hui. Il serait plus difficile aujourd'hui de fabriquer des téléphones des années 1990 que de construire les produits complexes qu'on utilise à présent et le problème est similaire pour les centrales nucléaires, ce qui illustre le besoin de mise à jour d'un certain nombre d'équipements, en particulier sur les technologies de l'information (IT).

Ce débat a été l'un des premiers sur lequel je me suis interrogé et, en recueillant l'avis de mes pairs, la réponse a été assez unanime pour affirmer qu'on n'a pas vraiment d'autre choix que d'aller de l'avant sur une nouvelle version de centrale nucléaire, sans trop s'éloigner des fondamentaux - en gardant l'essentiel, sans changer la cuve, ni les générateurs de vapeur, ni le pressuriseur, ni les gros équipements - mais en les adaptant à quelques contraintes supplémentaires. Ainsi, on ne part pas d'une feuille blanche, comme ça a été le cas pour mes prédécesseurs ingénieurs en charge de constructions pour lesquelles ils ont dû tout reconcevoir. Au cas présent, on dispose tout de même de plans qui nous permettent de savoir comment les choses vont se passer et, par itération, on arrive beaucoup plus facilement à l'objectif.

Le deuxième point réside dans l'enseignement général tiré des projets Olkiluoto, Flamanville, Taishan et à présent Hinkley Point. S'agissant des deux premiers, on a assisté à une compétition pour savoir qui démarrerait le premier afin de se revendiquer comme leader de la filière et ces discussions ont précipité le lancement des opérations concrètes de démarrage ; celles-ci ont été lancées avec un degré de maturité dans les études qui n'était pas forcément optimal. Au total, le chantier a duré entre 17 et 18 ans et j'ajoute qu'au moment où les travaux ont démarré, on n'avait plus véritablement de filière puisque la dernière fois que des équipes de « piping » (tuyauterie), d'électriciens ou de génie civil étaient intervenues sur des chantiers comparables remontait aux années 1990. Il y avait donc 15 années de décalage au cours desquelles ces métiers n'avaient pas eu l'occasion d'appliquer leur savoir-faire. Dans la plupart des entreprises de construction, cela signifie que les structures organisationnelles ad hoc ont disparu : les personnels ont pris d'autres fonctions et les équipes ont été dispersées sur d'autres chantiers. Il faut donc reconstruire ces départements, ces directions, ramener la compétence et retrouver les gestes techniques - et le tour de main adéquat sur le terrain - pour pouvoir exécuter correctement des actions qui peuvent paraître simples et qui pourtant ont un degré de complexité extrême dans certaines opérations. Voilà pour l'aspect relatif à la gestion de la filière.

Pendant toute cette période, on a pu observer, d'un côté, certains projets qui ont démarré tôt mais qui ont duré longtemps et, à l'inverse, l'exemple réussi de Taishan avec la même ingénierie française et des équipes qui sont arrivées à Taishan avec des plans français qui ont été adaptés, dans leur mise en oeuvre, aux contraintes spécifiques de l'EPR de Taichan, Le projet, au lieu d'être mené à bien en 17 ans et demi, l'a été en 9 ans. Cette différence de vitesse d'exécution peut sembler tenir du miracle mais elle s'explique par un démarrage plus tardif avec des plans matures, ce qui a évité de se poser des questions sur les opérations à conduire. Or tel a été le problème pour le réacteur OL3 : je rappelle que, pour ce dernier, il y a eu des périodes de maturité du projet qui nous permettaient de lancer des essais - sauf qu'on ne disposait pas des armoires requises pour les contrôles commandes et, ne pouvant rien tester, on était obligé d'attendre leur livraison. C'est aussi simple que ça. Le chantier de Taichan n'a pas eu ce genre de difficultés : en commençant plus tard, ils ont pu éviter tous les errements de démarrage.

Le deuxième facteur déterminant réside dans le fait que la Chine disposait alors d'une filière productive : certes elle faisait ses premiers pas mais elle en était à sa 55-ème construction de centrale nucléaire en l'espace de 30 ans. Les personnels, quand ils arrivaient sur un chantier, savaient parfaitement de quoi ils parlaient en matière de ferraillage ou de tuyauterie industrielle et connaissaient leur référentiel par coeur. Même si ce n'étaient pas exactement les mêmes tuyauteries, le fait de disposer des plans adéquats et d'équipes aguerries permet de s'adapter. On en revient donc au constat initial : pour pouvoir être efficace, il faut conserver une filière qui entretient sa compétence et la met en pratique en exerçant ce métier. J'en viens à Hinkley Point : ce qui est fait aujourd'hui sur ce chantier correspond à ce qui se déroulera à l'horizon de quatre ou cinq ans sur Penly 3 et 4 et on voit là tout de suite la différence. Je constate que mes équipes sont composées de personnes qui ont réalisé de multiples chantiers : beaucoup viennent aujourd'hui d'Hinkley Point et ont pratiqué ce métier très concrètement pendant ces dernières années.

Au total, face au défi de la relance de la filière nucléaire et en s'attaquant à la construction d'ouvrages parmi les plus compliqués dans ce programme de longue haleine, je me dis qu'il faut absolument avoir résolu les deux sujets que je viens d'évoquer et je considère que l'on en prend clairement le chemin. En effet, s'agissant de l'ingénierie, on a choisi de ne pas passer aux études de détails tant qu'on n'avait pas un « basic design » suffisamment clair : c'est un facteur extrêmement sain et salutaire et, de la même façon, il faudra le moment venu se souvenir qu'il ne faut pas lancer la construction tant que l'on n'a pas une vision claire de ce que l'on veut construire, sans quoi nous allons à nouveau affronter les mêmes difficultés.

En second lieu, il faut que l'on entretienne aujourd'hui les compétences en s'assurant que les gens qui travaillent sur Hinkley Point ou sur d'autres chantiers soient bien partie intégrante de la montée en compétence de notre filière pour faire en sorte que demain, dans 4 ou 5 ans, ils soient présents sur les chantiers quand on aura besoin d'eux. Ce que je vous dis à propos des chantiers est bien entendu également applicable en matière d'ingénierie : le schéma que je voulais illustrer aujourd'hui sur l'actualité d'Hinkley Point et de l'EPR2 de Penly dans cinq ans s'applique également à ce qui s'est passé sur les études. Celles qui concernent Hinkley Point ont devancé les études sur l'EPR 2 et ont nourri, par leurs innovations et la compétence des équipes, notre capacité à pouvoir réussir le design des équipements.

Voilà donc le panorama des événements que j'ai pu observer et auxquels j'ai participé - avec des moments difficiles comme vous pouvez l'imaginer ; sur cette base, je suis assez convaincu que nous pouvons réaliser une performance comparable à celle que l'on a pu réussir historiquement. En effet, aujourd'hui, l'ambition en matière d'EPR 2 sur Penly 1 et 2, est de réaliser ces têtes de série en 9 à 10 ans. Certes, on a tous le souvenir qu'à l'époque on faisait cinq tranches par an, sauf que chacune des tranches ne durait pas un cinquième de l'année mais nécessitait six à sept ans d'exécution. De plus, quand on était sur des « first of a kind » - c'est-à-dire des changements de paliers - dans cette période d'opulence de moyens, il faut se souvenir que cela durait dix ans. Nous sommes donc dans un processus qui me semble calibré correctement et qui correspond à une entreprise qui a été secouée par les difficultés en matière d'exécution des projets ; Areva a subi exactement les mêmes obstacles mais a su les surmonter. On a également bénéficié d'un facteur important, à savoir la simplification de la filière, au moins au niveau du pilotage : le pilote dans l'avion, c'est clairement EDF qui choisit la technologie et qui ordonnance en conséquence. Framatome, qui est le pourvoyeur de la chaudière, fait partie du groupe EDF et mon parcours illustre cette évolution puisque j'ai commencé chez Endel mes activités dans le nucléaire ; ensuite je suis passé chez Areva, puis Framatome, puis de nouveau Areva, quasiment sans changer de contrat de travail : en pratique, l'entreprise changeait de nom mais j'étais à peu près dans le même bureau et avec les mêmes équipes. Tout ceci montre que la consolidation et l'unicité de la filière est une réalité. Pour vous donner un dernier exemple sur les compétences des équipes, le démarrage de Olkiluoto s'est passé dans d'excellentes conditions et s'est fait avec des équipes EDF parce qu'Areva n'a pas d'expérience en matière d'opération de centrales nucléaires : EDF a fourni une trentaine d'agents spécialisés sur ces sujets pour épauler les équipes d'Areva en leur permettant de se familiariser aux techniques et au mode opératoire de TVO qui est l'opérateur finlandais pour lequel nous construisions cette centrale.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - S'agissant de la relance du nucléaire, et à propos des décisions et annonces faites en février 2022 par le Président de la République sur la construction de 6 EPR2, avez-vous le sentiment que, depuis cette date, on est allé trop vite, pas assez ou va-t-on au bon rythme ? Certains estiment qu'il ne faut pas avancer tant qu'on n'est pas sûr de la technique et du projet. En second lieu, que faudra-t-il améliorer et quelles sont vos priorités pour relancer notre filière nucléaire ?

M. Thierry Le Mouroux. - Sur la vitesse d'avancement que vous évoquez, les équipes ont redoublé d'efforts depuis cette annonce qui a lancé un signal très fort pour orienter l'action. Au-delà des décisions des États-majors, la mobilisation des personnes est essentielle : si vous dites à quelqu'un que son travail n'est pas efficace et que de toutes façons il ne débouchera sur rien à l'horizon de quatre ou cinq ans, la motivation n'est pas forcément au rendez-vous. En revanche, donner un signal très fort comme celui dont nous parlons suscite un alignement très clair des personnes sur la réussite du projet, d'autant que ces métiers compliqués sont l'apanage de personnels très motivés par le nucléaire ; ils ont besoin de croire dans leurs compétences et dans les perspectives d'avenir de leur filière : à ce titre, je pense que le signal envoyé a été très puissant.

Va-t-on à la bonne vitesse ? Nous nous posons bien entendu la question : nous essayons d'avancer le plus vite possible tout en ayant un regard croisé et attentif aux signaux d'alerte qui appellent à s'assurer de la maturité des projets et à ne pas précipiter l'enchainement des étapes : cela correspond exactement au travail qui a été fait par la commission présidée par Hervé Guillou, à la demande de Luc Rémont et de Joël Barre. Composée de gens très compétents, cette commission a analysé la situation de la filière et publié un rapport très complet qui signale non pas des défauts majeurs mais un certain nombre de points à améliorer. C'est une source d'information très importante pour nous et elle permet à nos équipes d'ajuster le travail qui a été lancé.

Ensuite, à propos de l'objectif de livraison des premiers EPR pour 2035, je reprendrai strictement les propos du président de l'EDF : c'est ambitieux mais pas impossible. Le travail est en cours et je vous ai indiqué les durées aujourd'hui prévues « sur le papier », en se basant sur de multiples d'hypothèses ainsi que sur des discussions entre des personnes qui, comme moi, ont traîné leur guêtre sur ces chantiers en les examinant sous tous les angles pendant plusieurs années ; nous les connaissons et savons bien ce qui ne marche pas, ce qui s'emboîte bien, ce qui relève de la théorie et ce qui est concrètement applicable. De plus, l'organisation d'EDF est en plein changement - ce dont témoigne la longueur de l'intitulé de mon poste - et elle a vocation à donner au président d'EDF une vision très claire sur la situation des projets, tout en focalisant les moyens sur des objectifs simples et identifiables. Auparavant l'organisation était centrée sur deux volets avec, d'un côté, le parc nucléaire - et donc l'exploitation des centrales en fonctionnement qui délivrent l'électricité dont on bénéficie tous les jours - et, de l'autre, les nouveaux projets qui concernaient, pour l'essentiel, Flamanville et Taishan à l'international. S'agissant des projets nouveaux, les équipes d'ingénierie et de « supply chains » étaient séparées : les premières étaient focalisées sur la construction de projets mais la capacité à « challenger » le pilote de ces projets était confiée à une équipe mise en place il y a un certain temps et qui ne disposait pas d'effectifs suffisants pour analyser et « screener » la totalité des moyens.

Au sein d'EDF, le deuxième défi était de savoir qui passe commande, définit le cahier des charges et les missions à accomplir. La difficulté réside dans le fait qu'il y avait plusieurs clients : la direction générale, l'exploitant qui a des demandes précises et le pilote du projet qui indique ce qu'il est en mesure de réaliser. Il fallait bien quelque part, une entité responsable de la rédaction du cahier des charges dans ses aspects technique, opératoire, en termes de coûts et de respect des engagements : c'est pourquoi la direction de la maîtrise d'ouvrage pilotée par Xavier Ursat a été créée et cette direction est le garant du respect du programme.

Vous avez ensuite deux grandes directions : j'aurai l'honneur de piloter la première dans les mois qui viennent quand elle sera définitivement actée - puisqu'on est aujourd'hui dans un processus d'information-consultation auprès des institutions représentatives du personnel dans l'entreprise ; le moment venu, si l'organisation est bien déployée, il y aura donc une direction des projets de construction qui aura vocation à piloter le projet avec des chefs de projet sur Hinkley Point, l'EPR 2, Nuward et Flamanville pour ce qu'il restera à faire à ce moment-là. Notre mission est de livrer, de construire, de piloter le projet et de délivrer l'installation en temps et en heure.

Nous nous appuierons sur une seconde direction « ingénierie et supply chain » qui gérera tout le processus d'achats non seulement pour le « new build » (constructions neuves) mais aussi pour le parc existant et gérera également l'ingénierie. D'un point de vue organisationnel, je pense donc que nous sommes prêts à affronter les défis qui se présentent à nous. Les équipes qui composent ces projets et sont en charge de la supply chain ont un bon niveau de maturité, d'intelligence de la situation et d'expérience. Il va cependant falloir aller un cran plus loin pour transformer ces atouts en actions concrètes sur le terrain, c'est-à-dire que demain il nous faudra 1 000, 2 000, 3 000, 6 000, 8 000 ou 10 000 personnes à Penly pour exécuter ce travail qui nécessite beaucoup de préparation, de formation, d'identification du personnel et d'embauche dans certains domaines.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - J'ai trois questions complémentaires. D'abord, j'ai compris à travers votre réponse qu'on était sur un bon rythme ; sur ce chemin de relance de la filière nucléaire, quels sont les points critiques qui peuvent vous faire douter de sa réussite ? Y en a-t-il et, si oui, où se situent-t-il ?

Ensuite, une fois que vous disposerez d'un process simplifié et si possible industrialisé, à quelle vitesse pensez-vous pouvoir construire des centrales nucléaires ? Si on allait au maximum de ce que vous pensez pouvoir faire en 2050, combien pourriez-vous avoir construit d'EPR2 à cette date ? Je mets ici de côté les contraintes financières ou autres en supposant qu'on puisse financer avec de la dette une partie des 250 milliards qu'on emprunte chaque année et qu'on soit capable, en plus, d'emprunter pour financer des EPR. L'échéance de 2035 pour construire le premier EPR est ambitieuse, comme l'a dit le président directeur général d'EDF, mais y croyez-vous ? Par la suite, à quel rythme pourrait-on aller ?

Je m'interroge enfin sur le coût de production du MWh par les EPR 2.

M. Thierry Le Mouroux. - Je peux répondre de façon détaillée à vos deux premières questions ; s'agissant de la troisième, je sais combien coûte la construction d'une centrale nucléaire mais, à ce stade, je ne sais pas en déduire un prix au MWh et je crois que des informations vous ont été transmises par écrit à ce sujet.

Va-t-on à la bonne vitesse aujourd'hui pour se préparer ? Oui, mais il faudra être vigilant jusqu'au bout et ne pas démarrer tant qu'on ne disposera pas d'études complètement stabilisées. Même si on peut être tenté à un moment - pour des raisons diverses - de commencer les travaux, il faudra savoir attendre et patienter une année ou deux de plus, s'il le faut, pour être certain d'être prêts. Ensuite, quand vous disposez d'études stabilisées, tout un ensemble d'éléments et d'équipements doivent être préfabriqués et, dès lors, vous pouvez lancer véritablement le chantier qu'on appelle le « premier béton ».

Ensuite, s'agissant de la vitesse d'exécution, on essaye de se dimensionner sur l'équivalent d'1,5 EPR - soit un demi-EPR à l'étranger et un sur le territoire national - par an au-delà de 2035 : telle est la cadence cible. On considère que l'industrie du nucléaire sera en forte demande de nouveaux projets et il faut que l'on soit présents dans cet environnement pour le maintien de nos compétences.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Pendant 15 ans, de 2035 à 2050, vous considérez donc que vous pouvez éventuellement construire un EPR 2 par an mais pas deux ? L'objectif est donc aujourd'hui de se conformer à l'annonce du président de la République - qui porte sur la construction de 6 plus 8 soit 14 EPR2 et éventuellement 15 - mais pas plus ?

M. Thierry Le Mouroux. - Il faut que nous soyons dimensionnés en 2035 pour pouvoir appliquer cette cadence qui ne sera mise en oeuvre qu'au début de la décennie suivante. Par conséquent, on ne sortira pas un EPR pendant chacune des années 2035, 2036, 2037 et 2038 car il faut d'abord qu'on ait l'outil industriel adapté. Puisqu'on décide aujourd'hui de lancer la série des EPR 2, on sera, en 2035, en situation d'avoir un cadencement industriel qui nous permettra, quelques années après, d'atteindre la cible. On ne commencera pas en 2035 la séquence car il faut compter à peu près sept ans de plus, et donc la vitesse de production de centrales nucléaires que nous évoquons ne sera atteinte qu'au début des années 2040. Ensuite, en termes de « delivery », dans les plans actuels, on envisage la livraison de Penly en 2035 avec, de mémoire, un décalage de trois ans entre les deux paires suivantes, ce qui fait six ans de plus - et donc 2041-2042, de mémoire - pour compléter à peu près le programme. À ce moment-là, si cette cadence est lancée on devrait être capable par la suite de sortir une production proche d'un EPR par an.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Je n'ai pas bien compris combien de centrales auront été produites en 2050.

M. Thierry Le Mouroux. - Six seraient livrés aux alentours de 2042 et les huit autres seraient cadencées par la suite.

M. Franck Montaugé, président. - Vous avez évoqué, en parlant de Flamanville et d'Olkiluoto, la concurrence entre les sites, les délais de mise en oeuvre et la maturité des études. Vous avez également mentionné les phénomènes de communication et les annonces intempestives qui peuvent complexifier la compréhension des processus en cours par le grand public ou même les élus que nous sommes.

Considérez-vous aujourd'hui que la maturité technologique, y compris pour les EPR 2, est acquise, si bien que le défi serait désormais avant tout industriel. En revanche, si la question de la maturité reste d'actualité, pourriez-vous nous expliquer comment vous la mesurez, en particulier pour les EPR 2 ?

M. Thierry Le Mouroux. - Je voudrais tout d'abord revenir sur la question précédente ; j'ai été un peu rapide dans les cadences que je vous ai indiqué pour les premiers exemplaires car l'objectif est de livrer Penly 3 en 2035 puis Penly 4 avec un décalage de l'ordre d'un an et demi. Ensuite on aura un décalage de l'ordre de trois ans entre le démarrage des différentes paires de centrales ; la troisième paire sera donc livrée six ans après 2035, en 2041 ; le deuxième réacteur de cette troisième paire sera livré en 2043 ou 2044. Tels sont les ordres de grandeur.

Ensuite, je ne sais pas si cela correspond exactement à votre propos mais on utilise le terme de « maturité » principalement à propos des études. La maturité se mesure à la capacité de construire : a-t-on des études qui vont jusqu'à la description précise de l'objet qu'on veut construire ? A-t-on les plans permettant la constructibilité et sont-ils définitifs ou encore susceptibles de modifications - tel a été un des problèmes sur Flamanville. C'est ainsi que l'on mesure la maturité et lorsque ces critères sont respectés on peut lancer la construction en respectant nos objectifs.

Si vous donnez à la notion de maturité le sens plus large de capacité de la filière à produire ce dont on aura besoin, vous avez deux principaux « scopes » ou périmètres. Le premier est celui des équipements : pour lancer les constructions, il faut passer les commandes assez tôt pour que les équipements soient livrés en temps et en heure. Plus l'équipement est gros et complexe - ce qui est le cas par exemple pour la cuve ou les générateurs de vapeur - plus il faut anticiper.

Le second « scope » de maturité est la capacité à construire sur le site, ce qui implique d'avoir des équipes compétentes pour exécuter ces travaux. Il faut ici distinguer schématiquement deux sortes d'opérateurs. Vous avez les entreprises de gros oeuvre, de génie civil qui ont régulièrement en France et à l'international de gros ouvrages à construire - peut-être moins compliqués qu'une centrale nucléaire. D'autre part, vous avez les entreprises d'électricité et de tuyauterie qui réalisent également de beaux projets, mais assez peu dans le domaine industriel en France ; on voit bien ici que le besoin d'entraînement préalable et d'anticipation est encore plus important car le saut technique à accomplir est extrêmement significatif. D'autant que l'on fabrique un vrai objet industriel de la même façon que l'on construirait une raffinerie : il ne suffit pas de mettre une machine au milieu d'un hangar car l'ensemble de l'installation est une machine en elle-même avec des tuyauteries partout. Lorsque vous visitez une centrale, vous avez la cuve, les GV (générateurs de vapeur chaude), la turbine et une multitude de tuyauteries, de câbles ; or nous avons peu d'exemples en France de construction de cette dimension au cours des dernières années. Nous construisons peu de raffineries ou de centrales de production thermique classiques et il faut donc faire remonter ces compétences ; notre challenge est de faire en sorte qu'Hinkley Point soit aussi l'opportunité de faire progresser le savoir-faire de nos partenaires de telle sorte que dans quatre ou cinq ans, ils aient la capacité de pouvoir délivrer ce qu'on attend d'eux.

M. Franck Montaugé, président. - Pardon mais je reste un peu sceptique après avoir entendu votre réponse, eu égard à ce qui se passe sur Flamanville et peut-être Hinkley Point. En quoi le retour d'expérience que vous avez pu tirer de ces projets peut garantir ou permettre d'espérer raisonnablement une mise en service plus proche des prévisions que vous venez de nous faire que ça a été le cas dans l'épisode précédent ?

M. Thierry Le Mouroux. - Notre atout réside dans un bon ordonnancement des projets, c'est-à-dire que l'on ne commence pas tant que l'on n'a pas fait le design : c'est aussi simple que ça. Toutes les étapes que je vous ai décrites partent du présupposé que l'on ait bien fini le design et qu'il soit stabilisé dans un délai raisonnable par rapport au début d'exécution. Donc, nous travaillons tous les jours pour faire en sorte que le début du chantier ait lieu en 2027 ; nous verrons bien si cette date est respectée et, en tous cas, il s'agit de ne pas passer à un stade d'exécution tant qu'on n'a pas des études stabilisées.

M. Franck Montaugé, président. - Donc, sur Flamanville, nous avons travaillé sur des études qui n'étaient pas stabilisées.

M. Thierry Le Mouroux. - Oui : je peux témoigner de ce que j'ai vécu à cette époque-là. En tant qu'entreprise de tuyauterie, on a dû faire 17 batch - c'est-à-dire des paquets de modifications - qui se sont succédés entre les premières étapes de construction et l'étape finale. J'ajoute qu'il s'agissait de modifications très significatives dans leur nature et dans leur volume. Un environnement aussi instable empêche d'avancer lorsque vous êtes en phase de construction : vous êtes immobilisé pendant une longue période et c'est ce qu'il faut absolument éviter. Quels sont nos atouts pour prévenir de telles situations ? Le premier est que nous sommes bien conscients de ce risque et donc nous savons éviter de commencer un chantier avant de disposer d'un design stabilisé et d'études abouties permettant de lancer l'étape suivante. Certes les études coûtent cher mais pas autant que les imperfections en phase de chantier : le rapport est d'un à quatre et il est donc préférable de passer un peu plus de temps à réfléchir plutôt que de se lancer tête baissée dans quelque chose que l'on ne maîtrise pas bien. J'ajoute que, comme chacun le sait, l'adage « travail bien préparé, à demi réalisé » s'applique aussi dans notre métier et c'est un point déterminant.

Notre deuxième atout est notre expérience dans ce domaine : nous en sommes au septième exemplaire, avec des variantes, puisque l'on a réalisé Olkiluoto, Flamanville, Taishan - certes construit en grande partie par les chinois mais avec une bonne partie du travail qui a été fait en France - et Hinkley Point. Même si ces projets ont été menés un peu par à-coups et dans des environnements un peu différents, la compétence de la filière existe à présent, contrairement à la situation d'il y a 15 ans. J'illustre mon propos en rappelant que j'ai commencé dans ce métier en 2010 et je constate aujourd'hui qu'Hinkley Point - dont le stade d'avancement correspond à celui de Flamanville en 2010 - correspond à un saut phénoménal en termes de méthode, de rigueur, de connaissances, de personnels compétents et d'outils. Nous avons vraiment des atouts dont on ne disposait pas du tout à l'époque. J'ajoute que, sans doute un peu trop confiant dans l'expertise nucléaire française de l'époque, nous avons pensé que les réflexes que l'on n'avait pas activés pendant 15 ans réapparaîtraient naturellement. Or cela n'a pas nécessairement été le cas et il a fallu réapprendre ; j'ajoute que les personnes qui ont été un peu décriées et critiquées pour leur manque d'efficacité ont, en réalité, été des pionniers de redémarrage de cette filière ; ces personnels constituent aujourd'hui une bonne partie du socle de l'entreprise dans ce domaine. Nous avons aujourd'hui énormément de compétences disponibles, bien au-delà de ce que l'on avait à l'époque. Ce n'est bien entendu pas suffisant pour couvrir tous les besoins du programme qui va s'étaler sur de nombreuses années et il nous faut encore progresser mais notre point de départ est sans comparaison avec celui que j'ai connu et vu de mes yeux en 2010. Cette base a été clairement identifiée, analysée, auscultée et les actions requises ont été mises en oeuvre.

M. Daniel Salmon. - Bien entendu, on tire les leçons des erreurs du passé - et elles se sont accumulées dans le cas de l'EPR 1 - mais je vous trouve quand même très confiant parce que l'EPR 1 était également prévu pour être une tête de série et on devait en faire la vitrine du nucléaire français. J'ai l'impression que la dynamique est un peu la même pour l'EPR 2. Vous avez indiqué qu'il fallait aller au bon rythme et ne pas se précipiter mais là aussi, je pense qu'il y a des impératifs, des exigences politiques et la volonté de faire de la France la championne du monde du nucléaire. Ne va-t-on pas se retrouver dans les mêmes travers en voulant aller vite car si je comprends bien nous ne sommes déjà plus tout à fait dans le timing prévu puisque, d'après vos indications, il faudra plutôt attendre 2046 pour disposer des six paires opérationnelles, ce qui décale d'autant la réalisation des huit réacteurs suivants.

En second lieu, vous n'êtes pas en mesure de nous donner le coût au MWh de la production d'électricité issue de ces centrales. C'est un peu problématique parce que pour élaborer des politiques énergétiques, nous avons besoin comparer les coûts au MWh par rapport à d'autres énergies. Pouvez-vous être plus précis sur cette question ?

M. Thierry Le Mouroux. - J'aurais grand plaisir à pouvoir vous répondre sur le prix du MWh mais EDF ne me l'a pas demandé et il ne me semble pas que ce soit la première urgence, dans la mission qui m'a été confiée il y a huit semaines, de me focaliser sur ce point. Ce sera, bien entendu, assez rapidement dans mon champ d'intérêt mais, à ce stade, ma mission est de construire rapidement des centrales nucléaires et de sécuriser un coût de construction raisonnable. Je peux vous répondre en détail sur ce dernier sujet mais la transformation de ce coût global en MWh ne relève pas, en cet instant, de mon périmètre de compétence. Je serai très heureux d'en reparler avec vous à l'occasion, quand j'aurais fait mon « homework » associé.

Par ailleurs, j'ai vu des situations tellement baroques et des difficultés si importantes qu'il peut effectivement sembler que notre confiance dans nos capacités de construction puisse paraitre étonnante - je vous l'accorde. En même temps, j'ai vu le génie, la capacité de réaction, et de mobilisation des équipes qui ont permis d'aboutir à une mise en service des installations. Je citerai d'autres exemples : quand je suis arrivé sur le chantier OL 3 en 2019, ce dernier prenait un an de retard tous les ans. Tout le monde se demandait comment on pourrait se sortir de cette situation et j'ai disposé d'une année d'observation : on m'a envoyé, sur la base de mes compétences, au bout du monde pour donner mon point de vue sur ce chantier de très grande ampleur. Après une année, on m'en a confié les rênes ; je n'ai alors changé aucune des personnes qui étaient en place mais nous avons apporté quelques petites modifications. Il s'est agi d'abord, de se mettre d'accord avec le client pour travailler ensemble et ensuite de fixer un planning réaliste : pour ce faire, ce n'est pas le chef qui doit en décider seul ; il faut d'abord consulter les équipes, puis accumuler l'expérience de tout un chacun et on dégage ainsi un planning adapté. Bien sûr, le management nous pousse à accélérer pour atteindre la cible prévue, mais à partir du moment où ce processus a été institué, nous avons réussi à faire en neuf mois le chargement que Flamanville compte finaliser dans les semaines qui viennent, avec zéro jour de décalage par rapport au moment où nous avons déposé ce planning : ce n'est pas moi qui l'ai fait mais les personnes qui y ont travaillé concrètement. Je nous pense donc capable de fédérer les énergies et de les orienter pour enregistrer des succès : je l'ai constaté sur le terrain, par exemple, à Hinkley Point et lors du démarrage de Flamanville.

Ensuite, s'agissant des questions de maturité, quand on met au point un objet aussi important qu'une centrale nucléaire, même si on a fait énormément de modifications en cours de chantier, je vous garantis que lors de la mise en service on se pose beaucoup de questions et les doutes affluent. On questionne alors sans arrêt les back-offices d'ingénierie avec des interrogations sévères qui fusent. Or on constate que nos personnels sont capables d'y répondre en allant au bout du raisonnement ; pourtant on leur met de nombreux d'experts « dans les pattes » pour être sûrs que l'installation va tenir. J'ajoute que, dans cette logique de planning et de constitution de projet, on ne considère rien comme acquis et on challenge chacune de nos hypothèses pour être certain de leur solidité, en veillant au surplus à disposer d'un plan B. Tout ceci représente un travail énorme qui n'était peut-être pas mesuré à l'époque, tandis qu'aujourd'hui nous bénéficions de plus d'expérience. Je précise que les équipements les plus compliqués à mettre au point concernent en particulier la chaudière ainsi que les turbines que l'on ne change pas ; pour l'essentiel - je schématise - il nous faut donc une ingénierie d'intégration qui soit modifiée, un bâtiment réacteur dont toute la partie génie civile va être un peu adaptée, mais, là encore, nous pouvons compter sur des entreprises françaises qui sont des leaders mondiaux dans ce domaine qu'elles pratiquent.

Au total, je suis convaincu que l'on est capable de réaliser ce programme et s'agissant du délai, on le verra au bout de la série : c'est la pratique qui permettra de le mesurer, sachant qu'il faut faire un certain nombre d'exercices pour être capable d'y arriver. Ce n'est, en définitive, qu'en observant le déroulement des premiers chantiers que l'on pourra évaluer la cadence de construction et le coût de ces objets uniques dont la fabrication comporte une part d'aléa. Je pense que l'essentiel de la mission qui nous est confiée est de désigner un prix-cible et de nous demander de démontrer que ce dernier est robuste en garantissant qu'il ne va pas déraper au-delà du raisonnable pour éviter les travers qu'on a connu dans le passé. Tous les gens qui ont travaillé sur ces sujets sont autour de la table ; ils travaillent d'arrache-pied, se creusent les méninges et testent leurs partenaires - puisque les équipes internes à EDF ne sont pas les seules parties prenantes - sur les différents volets des chantiers. Mon sentiment général est que nous sommes capables de mener à bien ce programme mais on n'échappera pas à certains points d'étape et, de façon intangible, il ne faut pas passer aux étapes suivantes tant que l'on n'a pas validé l'étape précédente.

Mme Christine Herzog. - Quand on parle de projet, il faut aussi savoir anticiper et je mentionne le phénomène qui s'est produit en 2022 sur la centrale de Cattenom en Moselle. Si j'ai bien compris, des microfissures ont été découvertes sur le circuit d'injection de sécurité de plusieurs réacteurs de la centrale et, par prudence, certains réacteurs ont été mis à l'arrêt pendant plusieurs mois, voire une année. La conséquence est que ces installations n'ont pas pu contribuer à la production électrique de notre pays. Cette problématique a-t-elle été prise en compte par les ingénieurs pour éviter qu'elle ne se produise sur les nouveaux sites ou dans les travaux de modernisation des centrales existantes ?

M. Thierry Le Mouroux. - Je ne travaillais ni en France à ce moment-là, ni sur le parc français et mon degré d'expertise sera donc limité sur le problème de corrosion sous contrainte auquel vous faites allusion. Nous nous sommes immédiatement interrogés sur cette difficulté dans le cas du réacteur OL3 d'Olkiluoto ; pour en prévenir l'apparition, nous avons imaginé beaucoup d'hypothèses différentes et nous avons identifié un petit nombre de facteurs aggravants ainsi que le déclencheur principal du phénomène. À présent, nous savons ce qu'il faut faire pour éviter la corrosion sous contrainte : techniquement, cela va de la forme précise de la tuyauterie au fait d'éviter des turbulences qui, de façon constante, créent le même stress au niveau de la soudure, à l'abrasion de la soudure ... et je pourrais vous décliner toutes les rubriques de l'ordonnance - au sens médical - qui a été prise pour éviter que le phénomène ne réapparaisse et pour qu'on ne le connaisse pas sur les EPR 2. Il s'agit là typiquement de difficultés que l'on a découvertes en cours de route et qui se sont déclenchés des dizaines d'années après la construction des centrales concernées ; quand on travaille sur des pas de temps importants comme sur l'EPR 2, nous les prenons bien entendu en compte et nous les identifions. Nous avons une longue liste de problématiques qui sont apparues au cours du temps dans le fonctionnement du parc et nous les avons éliminées une par une. Cela illustre les avantages du retour d'expérience en matière d'exploitation comme en matière de construction. Il faut construire et exploiter une machine pour savoir comment elle fonctionne, comme on le ferait pour une voiture ou pour n'importe quel objet mécanique qui chauffe, qui se refroidit et que l'on sollicite. Il est nécessaire de l'ausculter et de savoir où peuvent apparaitre d'éventuels dysfonctionnements. Quand on fabrique des équipements nouveaux, on s'assure que le risque ne réapparaîtra pas.

M. François Bonneau. - Je voulais également vous poser la question de la corrosion sous contrainte et je saisis l'occasion pour souligner que lors d'une visite récente du projet ITER, nous nous sommes aperçus que le même problème retardait le projet. J'ose espérer que les EPR 2 échapperont à la corrosion sous contrainte et j'ai entendu vos explications ; là aussi, il s'agit d'une difficulté qui apparait avec un décalage dans le temps et qui est liée aux capacités de soudure dans des conditions très particulières.

M. Thierry Le Mouroux. - L'atout dont nous disposons aujourd'hui est que nous connaissons le phénomène, nous savons le mesurer, en repérer les premiers signaux précurseurs et que nous pensons avoir identifié l'environnement dans lequel la corrosion sous contrainte pourrait émerger : nous faisons donc tout pour éviter le renouvellement de ces situations. La corrosion sous contrainte existe depuis toujours sauf que nous l'avons localisée à un endroit assez inattendu ; nous ne pensions pas que les conditions de fonctionnement pouvaient être de ce type-là dans la forme géométrique précise que l'on a à cet endroit-là. Vous me lancez sur un sujet technique et je vais vous donner un autre exemple qui n'a rien à voir avec les aspects nucléaires à proprement parler mais qui montre bien la particularité de nos métiers. Après le chargement d'Olkiluoto, nous avons fait tout un ensemble de tests sur la centrale pour l'amener jusqu'à la mise en service industrielle. Durant ces tests, nous avons constaté une fissure sur une pompe LAC qui sert à alimenter en eau les générateurs de vapeur. Ces pompes fonctionnent à très haute vitesse, à 5000 tours minute, et envoient 1 ou 2 mètres cubes d'eau par seconde : ce sont de grosses machines avec des pièces massives, très solides, d'un seul tenant et sans aucune soudure. Quand nous avons constaté que ces pièces s'étaient fissurées à un certain endroit, nous aurions pu nous dire qu'elles devraient tout de même tenir le choc mais, comme nous sommes dans le secteur nucléaire, nous appliquons le bréviaire dans son intégralité : nous vérifions l'ensemble point par point et nous ne démarrons pas tant que tout n'est pas absolument sécurisé. Nous avons donc fait de multiples études sur cet incident pour en conclure qu'il fallait changer légèrement - de l'ordre du millimètre - l'arrondi de la pièce afin de modifier la contrainte appliquée à l'endroit où il y avait une amorce de fissure. À la suite de cet ajustement, les pompes tournent impeccablement depuis neuf mois. Ainsi, certains phénomènes mécaniques peuvent émerger dans la durée et donner lieu aux difficultés que vous avez décrites, madame la sénatrice, et c'est pourquoi il nous faut les ausculter. Il s'agit de mécanismes tellement fins et qui fonctionnent sur des pas de temps tellement longs que cela nous impose un suivi et un contrôle en continu - ce qui nous est d'ailleurs demandé sur un certain nombre d'équipements - et l'accumulation d'expériences enrichit notre savoir-faire industriel. Nous avons besoin de cette continuité pour être performant sur ces sujets. Je viens de vous décrire des incidents de mécanique de la rupture qui ont été résolus par les compétences très spécifiques dont disposent Areva et Framatome qui ont été capables de modéliser, d'identifier les difficultés et de proposer des solutions. Nous avons également su réagir vite sur la corrosion sous contrainte grâce à cette capacité d'ingénierie. Il en va de même dans les métiers de la construction de ces grands objets que sont les centrales nucléaires : il faut que l'on fasse les bonnes soudures du premier coup et nous avons eu des problèmes à Flamanville parce qu'il y avait clairement un manque de pratique sur ces sujets. Nous avons de brillants ingénieurs mais il faut aller jusqu'à « la main qui fait » pour appliquer la bonne procédure de la bonne façon et être certain que nos équipements tiendront.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Dans la relance du nucléaire et dans la volonté de construire de nouvelles centrales, deux éléments me paraissent clef, à savoir les compétences et la finance. Vous avez évoqué les premières en estimant que nous disposons en France d'entreprises de génie civil très qualifiées et vous paraissiez un peu plus dubitatif pour le secteur de l'électricité et des tuyaux. Pensez-vous qu'il y a des entreprises françaises capables de passer à un mode d'industrialisation de ces éléments dans le cadre d'une construction en série ? Auront-elles les reins assez solides pour le faire et comment peut-on prévoir de les aider ? Pensez-vous également que la filière nucléaire aujourd'hui est assez attractive pour les ingénieurs ? Avez-vous le sentiment que dans les écoles d'ingénieurs, cette filière a le vent en poupe car c'est un point fondamental pour la suite du programme ? Enfin, aurez-vous la partie finance à gérer dans votre future direction ou pas du tout ?

M. Thierry Le Mouroux. - La direction projet et construction ne traitera pas les aspects financement du projet : nous avons un planning technique et un coût à respecter. Si je simplifie les grands indicateurs, nous construisons pour un délai donné, pour un coût donné et avec un niveau de sûreté et de qualité qui est fixé, un objet qui doit répondre à un certain niveau de performance en produisant x MWh pendant telle durée et tel niveau de disponibilité : telles sont les contraintes que nous respectons. C'est la maîtrise d'ouvrage qui s'occupe de la façon dont l'installation va être financée et je ne m'aventurerai pas à vous répondre sur ce thème.

Par ailleurs, j'ai entièrement confiance dans les entreprises françaises pour réaliser ces travaux : pour avoir travaillé, à une certaine époque, chez les électriciens, les tuyauteurs, ou dans des groupes de génie civil, je connais leur compétence ; ensuite, c'est une question de pratique. Le secteur du génie civil exerce ses compétences de façon régulière à l'occasion de la réalisation de grands travaux tandis que dans les corps d'état secondaires, la situation est plus variable. L'autre dimension à prendre en compte est que s'agissant de la construction d'un objet très particulier, comme on le dit souvent, on ne sous-traite bien que ce que l'on connaît bien et on ne délègue bien que ce que l'on est capable de bien contrôler. C'est une des problématiques qui avait été identifiée dans le rapport Jean-Martin Folz : ce document appelait à réinternaliser certaines compétences de telle sorte que l'on soit capable de faire nous-mêmes ou alors de piloter un travail réalisé par des tiers. C'est clairement un domaine de réflexion pour nous : il faut accompagner des entreprises qui n'ont pas nécessairement affronté des chantiers aussi importants au cours de ces dernières années pour les amener au bon niveau de capacité d'exécution sur le terrain. Notre pays n'a plus le niveau d'industrialisation qu'il avait voici 30 ans et nos entreprises ont moins l'habitude de la pratique, même si elles ont des équipes hyper compétentes : je n'ai pas de doute à ce sujet puisqu'elles travaillent à l'exportation et se confrontent avec succès à de nombreux acteurs à l'international. Nous devons cependant les accompagner dans leur courbe de montée en charge et en compétence pour que leurs capacités permettent effectivement de réussir les chantiers de la bonne façon et dans les bons délais. J'en reviens une fois de plus à la nécessité de ne pas commencer un chantier tant que l'on n'a pas validé l'ensemble des paramètres que je viens d'énoncer. Je pourrais vous citer de nombreux contre-exemples où cette démarche n'a pas été suivie et cela coûte très cher, à la fin, en délais, en désorganisation du chantier, etc.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Je reviens sur ma question relative à l'attractivité de la filière notamment pour les écoles d'ingénieurs. Percevez-vous quelque chose qui a bougé ou qui bouge ?

M. Thierry Le Mouroux. - Incontestablement : on observe un intérêt pour les métiers du nucléaire qui n'existait pas il y a environ cinq ou six ans. Je n'affirmerai pas que tout le monde se précipite vers les emplois du nucléaire car les situations sont variées mais on reçoit à présent des candidatures spontanées nombreuses de tous profils. On sent bien que ce ne sont plus des métiers un peu mis de côté et sans avenir mais au contraire qu'ils occupent une position centrale et permettent aux candidats de se projeter. Quand on sort d'une école d'ingénieur, même si on ne reste pas nécessairement pendant 10 ans dans la première entreprise qui vous embauche, tout un chacun prend en compte l'intérêt du projet sur lequel il travaille : on voit aujourd'hui beaucoup plus de jeunes se diriger vers le secteur nucléaire et de façon plus spontanée qu'il y a quelques années.

M. Franck Montaugé, président. - Je voudrais revenir sur les coûts. Est-ce que, dans votre relation avec la direction générale d'EDF et la maîtrise d'ouvrage, on vous fixe des coûts de réalisation d'investissement dits « overnight », c'est-à-dire ne tenant pas compte du coût du capital ? Vous assigne-t-on des objectifs en la matière comme par exemple un prix plafond ?

S'agissant des systèmes d'information des futurs réacteurs, sur quelles démarches vous appuyez-vous en termes de souveraineté, de protection de l'information, etc... ? Comment utilisez-vous la numérisation et les simulations numériques pour modéliser le fonctionnement de l'appareil industriel et anticiper d'éventuels arrêts ou pannes - par comparaison avec ce qui est pratiqué sur d'autres sites et en tenant compte des retours d'expérience ? Comment cet aspect est-il appréhendé et avec quels objectifs en termes de fonctionnement ainsi que de coût ?

M. Thierry Le Mouroux. - S'agissant des objectifs assignés à la direction des projets et constructions, la première cible est un coût industriel hors coût du capital ou de financement. On additionne nos dépenses pour réaliser dans des délais raisonnables - les plus brefs possible - le design et l'exécution d'un projet : ce cumul est ensuite réparti par année et nous devons nous y tenir. Le financement ne relève pas de notre compétence et cela présente des avantages pour tout le monde : nous nous occupons de la construction et d'autres se consacrent aux financements, à charge pour nous de dire si l'enveloppe prévue nous convient. Le service financier peut estimer que nos coûts de construction sont trop élevés ou nous demander de changer ou d'ajuster tel ou tel élément mais notre équipe étant responsable du coût vis-à-vis du président, notre engagement est très fort. Le dialogue avec les services financiers ne doit pas créer d'incertitudes et ne peut que s'inscrire qu'à l'intérieur de bornes bien définies.

M. Franck Montaugé, président. - Sur les coûts de construction définis à ce stade, où en êtes-vous ?

M. Thierry Le Mouroux.- Nous avons remis une estimation de coûts il y a environ deux ans : celle-ci est en cours de réévaluation et on attend son actualisation au regard de l'inflation, des coûts matières qui sont assez importants et des appels d'offres qui ont été lancés sur lesquels on a reçu des réponses. Nous avons beau faire des hypothèses sur le coût de telle ou telle chose, nous n'avons des informations définitives qu'au vu de l'offre du fournisseur et des conditions précises relatives aux produits que l'on va acheter. En ce moment, nous recevons des offres que l'on challenge pour préciser les coûts et les engagements correspondants. Par la suite, le design n'étant pas complètement finalisé, il y aura certainement quelques modifications sur certains aspects du projet.

M. Franck Montaugé, président. - Je suppose qu'à ce stade, notre commission ne peut pas avoir connaissance des coûts sur lesquels vous travaillez et qui relèvent du secret des affaires. Je me permets de vous poser la question car je sais que nos travaux sont écoutés et regardés. Cela dit, quand on regarde la littérature consacrée aux technologies plus anciennes, on trouve des référentiels de coûts de cette nature permettant de mesurer leur évolution dans le temps. Les montants en cause vont-ils se situer à des niveaux inférieurs à ceux qui ont été consacrés aux technologies encore en service ou plutôt au-dessus ?

M. Thierry Le Mouroux. - Je ne sais pas répondre à votre dernière question. En revanche, sur le numérique, je peux vous apporter quelques précisions. En ce qui concerne les aspects de souveraineté, nous travaillons avec Dassault Systèmes sur nos logiciels de management de projet et de développement de nos maquettes 3D, ce qui, comme vous pouvez en juger, apporte des garanties de souveraineté auxquelles nous sommes bien entendu très sensibles et j'ajoute que notre partenariat est complètement français dans ce domaine.

Sur la numérisation de la construction, tout est rassemblé sur une maquette informatique 3D qui nous sert de support de plan ; cet outil est absolument extraordinaire pour réaliser le travail d'intégration. En cas de besoin, nous sommes capables d'avoir recours à une maquette 4D en intégrant la notion de temps dans la visualisation de ce qui va se passer. Très franchement, nous n'avons pas besoin de cette dernière pour la totalité du projet mais la maquette 4D est très utile dans des séquences particulières où il faut intégrer certains équipements à des endroits bien précis. En revanche, la modélisation 4D n'est pas nécessaire pour savoir comment poser des chemins de câble sur une grille qui est toute droite. Tels sont les outils extrêmement intéressants dont nous disposons et qui progressent jour après jour. Autre exemple : Hinkley Point, qui est le projet le plus moderne, nous apporte des retours d'expériences (REX) et des exemples de coopération qui sont extrêmement riches et nous permettent d'améliorer nos performances.

Je vais également vous donner une illustration très concrète et très simple des nouveaux procédés que nous commençons à mettre en oeuvre. Je rappelle qu'après avoir fait des plans pour exécuter un chantier, il faut le « manager » et savoir ce qui a été construit ou pas : nous faisons donc des rapports de suivi quotidiens et chaque équipe indique où elle en est. Dans ce domaine, nous disposons maintenant d'outils de gestion sur certains chantiers qui permettent de prendre des photos et de filmer les endroits où le travail a été fait ; ces données nourrissent alors directement l'outil informatique qui informe immédiatement du degré d'avancement par rapport au plan prévu : c'est une aide merveilleuse dont on ne disposait pas il y a 10 ans. Pour gérer des arrêts, par exemple des arrêts pétrochimiques pour lesquels il faut procéder à de nombreuses modifications dans la tuyauterie d'une machine de grande taille, ce sont des outils très efficaces. Ces outils facilitent également la traçabilité des équipements et modernisent considérablement les chantiers.

M. Franck Montaugé, président. - ... avec des systèmes informatiques complètement autonomes permettant de sécuriser les données ?

M. Thierry Le Mouroux. - Oui et tel est notre but : toutes les données sont complètement sécurisées. Les données sensibles et celles qui constituent le socle de nos informations sur nos projets sont localisées dans des zones bénéficiant d'un niveau de confidentialité extrêmement élevé puisqu'elles relèvent du domaine de la souveraineté. Par contre, il faut noter que les livres sont ouverts pour que chacun puisse juger de la qualité du travail qui est fait et l'Autorité de sûreté nucléaire tient, de façon très ouverte, un accès aux informations de construction de telle sorte que chacun puisse être témoin du sérieux du travail qui est effectué.

La réunion est close à 16h08.

Mercredi 28 février 2024

- Présidence de M. Franck Montaugé, président -

La réunion est ouverte à 17 heures.

Prix de l'électricité et la compétitivité de l'industrie française - Audition de MM. Frank Roubanovitch, président du Comité de liaison des entreprises ayant exercé leur éligibilité sur le marché libre de l'électricité (CLEEE), Alexandre Saubot, président de France Industrie, et Nicolas de Warren, président de l'Union des Industries Utilisatrices d'Énergie (UNIDEN)

M. Franck Montaugé, président. - Nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête avec l'audition de M. Alexandre Saubot, président de France Industrie, M. Nicolas de Warren, président de l'Union des Industries Utilisatrices d'Énergie (UNIDEN), et M. Frank Roubanovitch, président du Comité de liaison des entreprises ayant exercé leur éligibilité sur le marché libre de l'électricité (CLEEE).

Je vous laisserai présenter les organismes que vous représentez dans votre propos liminaire.

Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14, 434-15 du Code pénal, et notamment de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.

Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Roubanovitch, M. Saubot, et M. de Warren prêtent successivement serment.

Le Sénat a constitué le 18 janvier une commission d'enquête sur « la production, la consommation et le prix de l'électricité aux horizons 2035 et 2050 ». Nos travaux sont centrés sur le présent et sur l'avenir du système électrique. Est-il en capacité de faire face à la demande, d'offrir aux particuliers et aux entreprises une électricité à un prix raisonnable ? Quelles sont ses perspectives de développement ?

L'objet de la table ronde d'aujourd'hui est d'apprécier l'impact du système électrique, actuel et à venir, sur la compétitivité de nos entreprises.

Vos secteurs ont tous besoin de quantités importantes d'énergie, notamment électrique, et il était important que nous vous entendions.

Quelle est la part de la consommation électrique dans la structure des coûts de vos entreprises ?

Quel a été l'impact de la crise des prix de l'énergie pour les secteurs industriels et celle des aides exceptionnelles mises en oeuvre depuis 2021 ?

Quelles conditions le système électrique français doit-il remplir pour assurer la compétitivité de notre industrie et contribuer à sa réindustrialisation ?

Quelle est votre évaluation de la réforme du marché européen de l'électricité et de l'accord État-EDF de novembre 2023 de régulation du nucléaire post-ARENH, avec la perspective d'un prix de long terme d'environ 70 euros par MWh ?

Quelle est votre appréciation de la fiscalité sur l'électricité pour les industriels ?

Ce sont quelques-uns des thèmes sur lesquels notre rapporteur et nos collègues vont vous interroger. Nous proposons de dérouler cette audition en quatre temps : vous présenterez successivement votre travail et vos réflexions en dix minutes maximum ; vos propos liminaires seront suivis d'un temps de questions-réponses, d'abord avec notre rapporteur, puis avec les autres membres de la commission ; vous pourrez éventuellement revenir sur les propos des autres participants ; nous terminerons par une dernière série de questions-réponses.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Notre commission d'enquête, comme vous le savez, est essentiellement tournée vers l'avenir, c'est à dire vers la période 2035-2050, ce qui n'est pas facile. Les industriels eux-mêmes doivent faire le même exercice avec le maximum de lisibilité. L'enjeu réside dans la capacité à assurer, à des coûts abordables, la croissance prévisible de la production d'électricité, afin que ce soit un facteur de compétitivité pour nos entreprises, tout en assurant la décarbonation de notre mix électrique. Le système actuel est à ce point nébuleux et complexe qu'il est parfois compliqué de s'y retrouver. J'espère que vous allez nous aider à y voir plus clair, tout en précisant ce que vous, industriels, souhaitez voir mis en place à l'avenir. C'est cela qui nous intéresse avant tout, bien plus que ce qui a pu se produire par le passé. Je partage les questions du président sur la compétitivité ainsi que sur l'impact de la nouvelle régulation post-Arenh.

M. Alexandre Saubot, président de France Industrie. - Je remercie la commission de convier l'industrie à présenter son point de vue sur un sujet crucial pour son devenir. L'énergie est un facteur clé de succès pour nos industries. Le prix et la disponibilité de ces énergies sont dans de nombreux secteurs des éléments qui participeront à notre compétitivité, et qui rendront donc possible à la fois la réindustrialisation et la décarbonation de notre économie. France Industrie regroupe 30 fédérations industrielles qui couvrent de manière unifiée l'ensemble de l'industrie française. Cinquante grandes entreprises industrielles en sont également des membres directs. Le président de France Industrie assure aussi depuis quelques années la vice-présidence du Conseil national de l'industrie.

Pourquoi le prix de l'électricité est-il fondamental dans nos industries ? Il faut se rendre compte que dans le monde carboné d'hier, la référence était le prix du pétrole, qui était le même partout. Il n'y avait donc pas de sujet de compétitivité relative d'une zone du monde à l'autre. Dans le monde décarboné qui se profile, les deux références sont le gaz et l'électricité, qui n'ont plus du tout de prix de référence. Depuis le début de la crise ukrainienne, on constate un décalage important sur le prix du gaz et de l'électricité entre l'Europe et le reste du monde, ce qui induit des conséquences sensibles puisque 35 % du mix énergétique de l'industrie est constitué par l'électricité, à égalité avec le gaz. Les secteurs plus particulièrement touchés sont la chimie, l'aluminium et la métallurgie qui ont vu leur activité baisser, voire s'arrêter en raison de la hausse, parfois vertigineuse, des prix de l'énergie. Au-delà de la valeur, le deuxième enjeu pour les industries réside dans la visibilité, avec par exemple les projets de décarbonation qui nécessitent d'énormes investissements, ce qui suppose des prix non seulement compétitifs, mais aussi prévisibles. Depuis quelques semaines les prix semblent devenir plus raisonnables, mais la volatilité extrême constatée reste une source de préoccupation majeure. Il faut rappeler que de leur côté les Américains et les Chinois ont accès à des contrats de long terme à prix compétitifs qui font nécessairement envie aux industriels européens.

Parmi les conclusions du rapport de Philippe Darmayan, ancien PDG d'ArcelorMittal, je retiens l'idée de contrats à long terme adossés au parc nucléaire, le développement de PPA dans le domaine des énergies renouvelables, ainsi que la problématique des aides nécessaires aux projets de décarbonation. Beaucoup de travail a déjà été entrepris sur ces trois questions. Il a permis de mettre clairement en évidence que de nombreux secteurs industriels, particulièrement celui des électro-sensibles, voient leur activité directement touchée par le prix de l'énergie. Plusieurs milliers d'entreprises sont directement impactées. Il faut donc que les outils contractuels ou de régulation puissent répondre aux demandes de compétitivité et de visibilité. C'est ce que l'accord du 14 novembre entre l'État et EDF a mis en exergue, en pointant le rôle particulier des contrats à long terme, notamment pour les industriels électro-sensibles. Il faut rappeler à cet égard l'existence de la clause de revoyure fixée à six mois qui permettra d'établir un bilan afin de savoir si l'accord répond aux enjeux de visibilité et de compétitivité de l'industrie française. La période actuelle est riche d'enjeux importants - délimitation des pouvoirs de la CRE, dispositifs d'atténuation de la volatilité des prix par exemple - et il faudra dresser un bilan précis de ce qui a été mis en oeuvre pour répondre aux enjeux de compétitivité des industriels. Pour cela, je suis persuadé qu'un élément clé réside dans la présence d'un opérateur performant dans la gestion du parc existant et dans la construction de nouvelles centrales nucléaires. Il s'agit en effet d'être capable d'accompagner la croissance future, telle que décrite par les scénarios de RTE.

Avant de conclure, je rappelle que le prix de 70 euros par MWh représente le prix de l'électron vu du côté du fournisseur, le client payant en plus la fiscalité et les coûts d'approvisionnement. Je rappelle en outre que le développement du parc de renouvelables - en particulier d'éolien - va avoir un impact considérable sur le coût du réseau. Un rajout de 10 euros sur le coût d'acheminement représente un facteur impactant pour la compétitivité. Il en va de même pour la fiscalité, pour laquelle il faut préserver le chiffre minimum actuel tant qu'il n'y a pas de visibilité sur l'ensemble du dispositif. Il faut en effet éviter que la fiscalité soit un facteur pesant sur la compétitivité, sachant qu'un ou deux euros de plus de fiscalité impactent finalement considérablement les secteurs industriels. Si les enjeux des sites hyper-électro-intensifs (HEI) sont bien identifiés, il convient d'offrir à toutes les industries les mêmes outils contractuels et un prix d'électricité compétitif. Il en va de la réussite de la réindustrialisation et de la décarbonation de notre économie.

M. Nicolas de Warren, président de l'Union des Industries Utilisatrices d'Énergie (UNIDEN). - Je commencerai en vous livrant quelques indicateurs précis pour vous montrer comment l'activité industrielle se dégrade fortement dans de nombreux secteurs qui connaissent des perspectives très négatives. C'est le cas de la chimie, où la situation allemande est particulièrement significative d'une conjoncture très dégradée.

L'UNIDEN est une association regroupant 62 membres grands consommateurs énergo-intensifs. Elle a été créée en 1979 à l'issue du second choc pétrolier afin de défendre l'intérêt de ce secteur particulier, où les business models sont tout à fait spécifiques, avec un poids considérable de l'énergie ou de l'électricité qui y revêtent un caractère vital. Nous représentons 70 % de la consommation d'électricité et de gaz de l'industrie en France. La décroissance de cette consommation peut s'illustrer par les chiffres suivants. La consommation de gaz a commencé à décliner sensiblement en 2022 puis en 2023, soit une baisse moyenne de 20 % ou 26 TWh - ce qui est considérable - par rapport à la période 2011-2019, où la moyenne de consommation était assez stable à environ 130 TWh. Une part de cette baisse est liée à l'efficacité énergétique et une autre part à la substitution du gaz par l'électricité liée à la décarbonation. Abstraction faite de ces deux facteurs, la destruction de demande liée au prix ou à la baisse de la demande industrielle représente 12 %, soit 14 TWh. Pour l'électricité, la tendance est malheureusement la même. La consommation de l'industrie est tombée à 106 TWh en 2023, soit une baisse de 12 % par rapport à la période 2011-2019. Ces deux indicateurs sont les signaux d'alarme d'une situation structurelle marquée par une part accrue de biens importés qui se traduit par une balance industrielle dégradée.

Dans ce contexte, il faut que l'électricité soit au service de l'industrie et non l'inverse. L'énergie est en effet une utilité qui sert un outil industriel et économique. Nous avons donc besoin d'un EDF dont la trajectoire financière est assurée afin de permettre le programme de grand carénage et le renouvellement du parc nucléaire. Cet EDF en bonne santé ne doit toutefois pas se construire au détriment de nos exigences de compétitivité à l'international.

Par rapport à nos concurrents non européens, il faut comparer notre coût de 60 à 70 euros le MWh à celui de 30 à 45 dollars le MWh qui a cours en Amérique du Nord, ou à celui de 40 à 60 euros le MWh en Chine et en Inde. L'écart est particulièrement significatif aux USA, où le plan IRA (Inflation Reduction Act) agit comme un aspirateur à investissements, face auquel il convient d'apporter une réponse appropriée. Aujourd'hui le gaz vaut 1,9 dollar par million de BTU, soit l'équivalent de 17,5 euros par MWh. Ce chiffre est quatre fois inférieur au prix du gaz en Europe. Le prix du gaz tout compris et livré sur site est de l'ordre de 60 à 70 dollars le MWh aux USA, contre 100 à 110 euros le MWh en Europe. Il était à mon sens important de vous livrer ces éléments de comparaison et de compétitivité essentiels à nos industriels.

Visibilité et compétitivité sont donc pour les industriels les deux mots-clés du moment. Nos trois organismes ont activement participé aux nombreuses discussions préalables à l'accord du 14 novembre. Ce processus nous a permis d'exprimer notre point de vue et nos besoins. Le dispositif décidé comprend quatre volets : un volet de régulation générale qui a abouti au projet de loi aujourd'hui remis en cause et trois volets contractuels portant sur des contrats d'allocations de production nucléaire à long terme, sur l'extension du dispositif collectif Exeltium, ainsi que sur un dispositif encore à créer pour les électro-sensibles. Le projet de loi, qui avait été déposé, a donc été suspendu. Nous n'avons pas de visibilité sur ce projet de loi ou un autre, et notre rencontre de ce jour permettra, je l'espère, de vous exprimer nos attentes à cet égard.

M. Frank Roubanovitch, président du Comité de liaison des entreprises ayant exercé leur éligibilité sur le marché libre de l'électricité (CLEEE). - Le CLEEE représente des secteurs industriels ou tertiaires très variés et des entreprises de toutes tailles. Nos 75 membres représentent environ 50 TWh de consommation annuelle. Mon intervention portera sur la situation actuelle des entreprises, sur le modèle de marché actuel, ainsi que sur les solutions futures possibles.

Après l'explosion du prix spot en 2022, les niveaux de prix sont revenus à leur niveau d'avant-crise. Mais, comme les entreprises achètent un an en avance sur les marchés à terme, les prix moyens HT de 2024 de 125 euros le MWh sont loin d'être revenus à la normale, et représentent plus de deux fois le coût de production ou le prix d'avant crise. La crise n'est donc pas encore passée. La plupart des entreprises ne sont pas des spécialistes des marchés de l'énergie et les contrats de l'électricité sont devenus pour elles d'une complexité invraisemblable avec de nombreux mécanismes différents qu'il est parfois difficile d'appréhender. Dans un marché volatil, la compétitivité des prix payés dépend avant tout de la date à laquelle les entreprises se sont couvertes, ce qui suppose des prix instables dans le temps, sauf en présence d'un mécanisme de régulation protecteur. Si le prix est important pour les entreprises, celles-ci sont aussi très sensibles à leur prévisibilité et à leur stabilité dans le temps, ce qui permet notamment d'investir judicieusement.

Le modèle de marché actuel, même s'il fonctionne correctement, n'atteint pas les trois objectifs suivants : couvrir les coûts de production d'EDF, garantir sur le long terme des prix compétitifs aux consommateurs, donner de la visibilité aux entreprises pour investir et décarboner. Le marché à terme est forcément volatil, décorrélé des coûts de production, et il ne donne pas de visibilité sur le long terme, condition essentielle à l'investissement. Il ne donne en outre aucun signe incitatif à la décarbonation. Il faut rappeler que RTE considère que le prix de l'électricité restera, dans les quinze années à venir, corrélé au prix du gaz et du carbone 75 % du temps. Les données de RTE montrent en outre que les centrales au gaz tournent pour les besoins d'exportation, confortant ce calage du prix de l'électricité sur le prix du gaz. Le prix de l'électricité est par ailleurs corrélé au prix du carbone, dont on sait qu'il va augmenter à l'avenir.

Le modèle que l'on connaît en Europe n'a rien d'universel et est minoritaire dans le monde. Le modèle le plus proche du cas français, caractérisé par une énergie décarbonée dominante, est celui de l'hydraulique canadien, où un système d'acheteur unique a été mis en place. Il faut aussi faire remarquer que le modèle actuel de prix a été conçu quand les énergies fossiles étaient abondantes. Il ne sera donc plus pertinent lorsque l'électricité sera décarbonée à 90 %. Il serait donc judicieux de revoir ce modèle au plus tôt.

Quel modèle faut-il dès lors mettre en place ? Il conviendrait surtout d'éviter une approche de court terme consistant à ne rien réguler maintenant sous prétexte de prix bas. La période d'accalmie actuelle devrait permettre de mettre en place un dispositif résilient et pérenne. L'accord du 14 novembre ne répond en aucune manière aux objectifs cités il y a un instant. Il n'est en effet pas corrélé aux coûts de production et totalement exposé au marché, ce qui veut dire que le prix d'électricité français est totalement aligné sur le prix allemand dont le mix est très différent du nôtre. Notre prix est, de ce fait, plus élevé qu'en Espagne. Il s'agit là d'une perte de compétitivité certaine. L'accord protège en outre mal les clients contre la volatilité. En résumé, le modèle proposé est moins protecteur que le dispositif actuel, qui, en attendant de trouver mieux, a le mérite d'exister, à travers l'Arenh, qui bien que décrié, présente un caractère protecteur certain.

M. Franck Montaugé, président. - Vos données et votre constat sont-ils partagés avec l'État ?

M. Frank Roubanovitch. - Ce sont des données publiques mises à disposition de tous. Je les ai partagées avec plusieurs interlocuteurs, qui les ont validées. Pour revenir aux modèles éventuels à mettre en oeuvre, le meilleur à notre sens, et le plus adapté à notre mix énergétique, serait l'acheteur unique - comme au Québec -, dans lequel chaque centrale est rémunérée à son coût de production, le consommateur payant un prix pondéré de la moyenne de ces coûts de production. Dans le cadre réglementaire européen, le modèle mettant en oeuvre des contrats pour différence (CFD) sur le nucléaire existant se présente comme la meilleure seconde solution. Il a l'avantage d'être eurocompatible et de protéger EDF grâce à son principe de compensation bilatérale. Il ne sera pas opérationnel dans six mois du fait des négociations en cours avec Bruxelles. La troisième solution à court terme serait un mécanisme de plafond, qui n'est pas parfait, mais donne aux entreprises consommatrices une visibilité certaine de long terme.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Il faut constater que pour l'instant le mécanisme post-Arenh évoqué n'existe qu'au stade de proposition. Je voudrais savoir si après trois mois d'observation, France Industrie partage l'avis de Monsieur Roubanovitch sur la non-pertinence de l'accord conclu et des 70 euros par MWh annoncés. Ce tarif peut-il intéresser des entreprises compte tenu de la baisse des marchés ?

M. Alexandre Saubot. - L'accord de novembre 2023 se caractérise essentiellement par la mise en place de nouveaux outils contractuels. Une des raisons du moindre effet de la hausse des prix en Allemagne en 2022 réside dans le fait que de nombreux industriels y étaient couverts sur des durées longues, où les effets spot sont très atténués. Dans le même temps, le système basé sur l'Arenh incitait les opérateurs à se positionner sur des durées courtes, en achetant majoritairement l'électricité à un an, ce qui explique les effets nocifs de la volatilité. Il faut à notre sens attendre la fin des six mois pour tirer un premier bilan. Il semble que les choses avancent doucement.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Voulez-vous dire qu'elles n'avancent pas du tout ?

M. Alexandre Saubot. - Il semble que les discussions, qui relèvent du secret des affaires, avancent doucement. EDF a fait état de lettres d'intention signées à propos de deux CAPN (contrats d'allocation de production nucléaire). Les discussions sur les nouveaux outils ou sur la prolongation d'Exeltium sont en cours, ainsi que celles relatives à la définition d'un nouvel outil collectif, pour lequel des réunions techniques sont prévues courant mars. Face à un sujet d'une grande complexité, il faut accepter de se laisser du temps pour émettre un avis. Je suis incapable de dresser un bilan à ce jour. Ce qui importe est d'avoir la capacité d'apporter à échéance un jugement éclairé sur la pertinence des nouveaux outils contractuels afin de répondre à la problématique de visibilité et de compétitivité. Il faut en revanche examiner de manière constante les développements en cours en Amérique et en Chine. La concurrence entre les zones géographiques, pour laquelle l'Union européenne n'est pas la mieux placée, pose inévitablement la question de la pérennité de certaines activités industrielles. Au moment où la réindustrialisation et le regain de souveraineté sont au coeur des débats, le minimum consiste à s'interroger sur les conditions du maintien des activités présentes sur le territoire européen.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Dans un contexte de baisse de la consommation de gaz et de déclin de la production industrielle, que pense l'UNIDEN des scénarios de RTE ? Y a-t-il d'autres tendances qui se dessinent compte tenu des progrès de l'électrification des process industriels ?

M. Nicolas de Warren. - Il faut tout d'abord observer que le contexte actuel est sensiblement différent de celui d'octobre 2023. Nous avons peut-être tous péché par présomption en considérant que le système à construire s'inscrivait dans un univers de prix définitivement compris entre 90 et 100 euros/MWh. Du fait de la baisse de la consommation, il n'est pas interdit de penser que les prix baissent jusqu'à un niveau d'environ 40 euros/MWh dans les deux ans à venir. Cette hypothèse représente une source de difficulté pour l'accord et le système conçus avec EDF. S'il est, pour l'instant, impossible de savoir quand la bascule vers la décarbonation va se produire, nous estimons que l'hypothèse retenue par RTE de la multiplication par trois de la consommation industrielle à horizon 2050 est tout à fait pertinente. L'effet bassine de court terme ne contredit pas cette tendance de long terme. La question est de savoir si l'accord du 14 novembre, comportant des dispositions asymétriques - auxquelles nous avons consenti un peu malgré nous -, reste valable avec cet effet bassine. Cette question a, semble-t-il, amené les pouvoirs publics à suspendre le processus.

En termes de calendrier, il paraît indispensable qu'un projet de loi sur la régulation soit déposé rapidement. À défaut, nous risquons « d'aller dans le mur ». Les industriels doivent se préparer aux échéances de 2026 dès maintenant. La perspective d'un projet de loi déposé en fin d'année 2024 est à cet égard beaucoup trop lointaine. Si nous n'avons pas de visibilité sur l'un des trois éléments structurels que sont les contrats long terme CAPN, l'Arenh et le marché, nous serons en grande difficulté. La fixation rapide d'un cadre général de régulation est donc impérative.

Il faut en revanche laisser le temps de la discussion pour les CAPN, car ce sont des engagements complexes de dix à quinze ans, caractérisés par plusieurs composantes : la durée, le prix, mais aussi l'association au risque proposé par EDF qui comporte des aléas et constituent des facteurs d'incertitude. Si la question du prix est importante, le point central de discussion réside dans l'équilibre à trouver entre l'association au risque du productible et la contribution au financement à long terme. Les discussions en cours portent précisément sur ce point.

M. Frank Roubanovitch. - Si les contrats de long terme sont essentiels à de nombreuses entreprises, l'immense majorité d'entre elles n'est pas capable de se projeter financièrement sur dix ou quinze ans en signant ce type de contrats. La régulation générale est absolument essentielle et ces contrats de long terme sont tout à fait compatibles avec d'autres types de contrats comme les contrats pour différence (CFD) par exemple. Les uns n'excluent pas les autres.

M. Franck Montaugé, président. - Les PPA sont-ils des contrats dans la continuité des CAPN (contrats d'allocation de production nucléaire) ? J'ai compris qu'ils permettaient le financement de l'investissement.

M. Nicolas de Warren. - La dénomination PPA est un terme générique qui désigne des contrats longs. Les CAPN sont des formes de PPA assis sur un productible nucléaire. Ils ressemblent aux contrats signés par EDF dans les années 1980, où des parts de tranches ont été cédées à des opérateurs sur différents sites nucléaires. La logique qui prévalait jusqu'alors dans les contrats historiques de certains secteurs (chlore, aluminium, etc.), ainsi que sur le contrat Exeltium, supposait l'accès à un ruban, c'est-à-dire à une garantie sur la disponibilité physique, avec une variabilité sur le prix. La logique proposée aujourd'hui par EDF consiste à mettre les industriels en situation de coproducteurs associés aux risques du productible, avec les aléas industriels éventuels et les risques de marché. Là réside la difficulté de cette configuration. Est-ce en effet le rôle d'un industriel, qui ne dispose pas des clés de compréhension du marché au jour le jour, d'être partie prenante de ce risque intégral ? Nous considérons pour notre part que cette association n'est pas suffisamment bornée, avec une exposition au risque trop élevée.

Concernant l'avance en tête, il faut se demander si les industriels préfèrent investir dans leur outil de production plutôt que d'immobiliser des centaines de millions d'euros dans leur approvisionnement, sachant que nos concurrents hors UE n'ont recours ni à cette association au productible et au risque industriel ni à l'avance sur les approvisionnements. Je rappelle qu'Exeltium a consisté à constituer un effet de levier représentant environ 1,85 milliard d'euros pour contribuer au financement du productible, avec pour contrepartie l'accès à des prix hors marché. Ce contrat fonctionne bien depuis 12 ans. Il a vocation à aller jusqu'à son échéance en 2034. Nous avons assumé le risque prix, mais sans risque sur le physique.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Pouvez-vous nous dire quel est le prix actuel qui découle de cet accord ?

M. Nicolas de Warren. - Ce prix constitue un élément confidentiel. La gouvernance d'Exeltium pourra vous répondre sur ce point. Il s'agit d'un prix hors marché, prévisible, avec une forme d'association au risque par le biais d'une majoration de prix. Le système proposé par EDF constitue une association physique. Si le productible n'est pas conforme aux prévisions annoncées, les industriels doivent avoir recours aux marchés, avec les risques inflationnistes associés. Il faut donc trouver la bonne pondération entre avance en tête et niveau d'exposition aux risques. Les discussions sur ce sujet sont difficiles, mais il conviendra d'avancer impérativement.

Mme Christine Lavarde. - Parmi mes interrogations, j'aimerais avant tout poser la question de l'adaptation des entreprises et de leurs processus de production aux évolutions des prix de l'énergie. Y a-t-il dans les derniers mois des entreprises qui auraient développé des stratégies d'autoproduction pour faire face à la volatilité des prix ? Certaines entreprises ont-elles entrepris leur transition énergétique vers l'électrique ? Quel est le niveau de prix du carbone qui influerait sur ce passage à l'électrique ? Y a-t-il eu des décalages de cycles de production liés à l'évolution des prix dans le temps, et quelles ont été, le cas échéant, les conséquences pour les salariés en termes de conditions de travail et de temps de travail sur des périodes inhabituelles ? Y a-t-il des évolutions du droit du travail à envisager pour faire face à de telles contraintes ? Concernant les électro-intensifs, quelle est la pertinence du dispositif de CSPE et faut-il poursuivre l'application d'une fiscalité différenciée pour ce type d'industriels ?

M. Nicolas de Warren. - Nos 62 adhérents doivent au maximum consommer 200 GWh par an. L'autoproduction est donc marginale depuis qu'il a été collectivement décidé de mettre fin aux cogénérations industrielles afin de saturer le parc nucléaire. L'autoproduction n'est pas un outil adapté aux électro-intensifs (EI) ou hyper-électro intensifs (HEI). Concernant la décarbonation, le mouvement de fond est entamé et n'est pas remis en cause. Certains éléments de conjoncture laissent cependant augurer du ralentissement ou du report de certains projets de décarbonation, sachant que les sauts technologiques se font sur des périodes de cinq à six ans.

Concernant les cycles de production, nos industries fonctionnent en flux continu. Il n'y a pas de décalages possibles dans le temps. Au plus fort de la crise, nous avons limité notre production à la hauteur de nos droits Arenh ou Exeltium, puisqu'il fallait éviter des ventes à perte en produisant avec un prix de l'électricité à 300 à 400 euros le MWh.

Concernant la fiscalité, l'accise réduite sur les industries EI ou HEI constitue une composante absolument essentielle de la compétitivité. Dans nos prix rendus site comprenant le transport et la fiscalité, il faut noter que la compensation carbone est la composante majeure de la compétitivité pour nos adhérents. Des interrogations se font jour sur la pérennité de cette compensation carbone au-delà de 2030, et même du risque de dégradation au-delà de 2026.

M. Alexandre Saubot. - La pérennisation de la compensation carbone constitue un élément vital pour nos industries. L'Union européenne est la seule zone du monde qui fait payer à ses industriels un coût du carbone significatif. Dans le monde de la décarbonation rapide, mais pleine d'incertitudes, il faut disposer du maximum d'outils, qui varieront pour chaque entreprise en fonction de son marché, de son intensité concurrentielle ou de la flexibilité de son outil de production. Ces outils divers doivent permettre aux entreprises, dans le cadre de leur dialogue social, de se donner les moyens de survivre. Il faut éviter que le « faire mieux » en termes d'exigence environnementale devienne un « faire ailleurs ». À force, en effet, d'ériger des contraintes et des réglementations un peu partout, nous n'y arriverons plus. Il faut à tous les niveaux laisser le maximum de souplesse et de capacité de s'adapter pour que, dans le cadre d'un dialogue social de qualité, les entreprises puissent répondre aux chocs externes et aux défis de la compétitivité et de la concurrence. Face aux défis technologiques et environnementaux qui nous attendent, ce sont les plus agiles et les plus flexibles qui s'en sortiront.

M. Frank Roubanovitch. - Concernant la modification des horaires de travail pour gérer la crise, j'ai connaissance d'entreprises qui ont fait basculer leur production la nuit. Les salariés ont accepté ces conditions exceptionnelles qui ne peuvent cependant pas être envisagées comme pérennes. Je voudrais tordre le cou à une idée répandue sur les PPA renouvelables qui consistent à signer un contrat de dix ou quinze ans avec un fournisseur de solaire ou d'éolien. Autant ces PPA sont vertueux du point de vue du développement des énergies renouvelables, autant ils ne constituent pas une solution pour les entreprises, car il s'agit d'effacer de la consommation aux heures de production éolienne ou solaire, alors que les heures de non-production correspondent à des prix spot très élevés, car corrélés aux prix du gaz. Ces contrats ne protègent donc pas du tout les entreprises contre les risques de volatilité et ne représentent pas une solution du point de vue de la diversification des risques.

Mme Martine Berthet. - J'ai l'impression que vous n'êtes pas tout à fait d'accord sur le sujet de la flexibilité. Notre mix énergétique va être de plus en plus composé d'ENR, c'est-à-dire d'une production par définition fluctuante et variable, auquel il conviendra de s'adapter. Je voudrais savoir si les industriels sont prêts pour faire face à cet horizon qui permettra normalement d'obtenir des prix d'électricité plus bas.

M. Nicolas de Warren. - La question de la flexibilité est cruciale pour l'ensemble des systèmes électriques dans le monde. La croissance des ENR, non pilotables par nature, conduit à ce que la volatilité physique d'approvisionnement des marchés augmente considérablement. Il s'agit d'un sujet d'intérêt général et les industriels sont prêts à adapter leurs outils qui deviendront flexibles par adaptation des process. Pour cela, ils ont besoin d'une visibilité sur les investissements. Modifier une électrolyse ou d'autres procédés pour les rendre flexibles suppose des changements technologiques assez profonds. Nous y sommes prêts par le biais de la participation active de la demande, mais cela suppose une planification. Au niveau européen, la Commission en est consciente et vient de lancer une consultation sur le sujet. Déjà évoqué dans la directive sur l'électricité, ce sujet sera de plus en plus présent, car il faudra construire un système économique pour rémunérer cette flexibilité. Il existe pour l'heure des appels d'offres Effacement dont la portée reste limitée et dont l'attractivité a baissé au fil des années. En résumé, le sujet est central et déterminant pour l'équilibre des réseaux électriques.

M. Franck Montaugé, président. - Concernant le projet de loi que vous appelez de vos voeux rapidement, pouvez-vous nous dire quelles sont vos idées sur la régulation à venir ? Concernant les CAPN, pouvez-vous nous dire ce qu'ils représentent en termes de puissance ? Enfin, pouvez-vous nous éclairer sur la compétitivité des entreprises ayant adopté Exeltium ? Est-ce un modèle qui peut être dupliqué et adapté à d'autres groupements d'entreprises utilisant de l'électricité de façon intensive ?

M. Nicolas de Warren. - En matière de régulation, le gouvernement se trouve face à une alternative. Soit il reprend le projet déterminé le 14 novembre qui met en place un dispositif d'amortisseur se déclenchant à partir d'un certain seuil. Soit il l'améliore en introduisant une dimension de compétitivité pour les industriels, c'est-à-dire en réfléchissant à l'introduction, en plus des deux seuils de prélèvement déterminés (à 78 euros le MWh et à 110), d'une troisième tranche au seuil plus bas qui permettrait de générer plus de revenus à redistribuer. La difficulté d'une première tranche ne garantit cependant rien, eu égard au contexte de marché, contre un niveau durablement bas des prix. Ce dispositif asymétrique devient en effet totalement inopérant si les prix de marché sur lesquels comptait EDF restent au niveau de 40 à 45 euros pendant trois ans. Il faut garder à l'esprit que des niveaux de prix allant jusqu'à 100 euros à long terme ne garantissent pas un même niveau de prix à court terme. Je crois par ailleurs assez peu aux systèmes d'acheteur unique ou de prix plafond.

Par rapport au mois de novembre, nous enregistrons aujourd'hui une avancée significative en matière législative avec la finalisation de la directive européenne sur les marchés de l'électricité, pour laquelle un vote définitif aura lieu courant avril. Grâce à la pugnacité de la France, le texte prévoit la création d'un CFD sur une partie du nucléaire existant, c'est-à-dire, grosso modo, sur l'enveloppe globale du grand carénage. Une lecture attentive de l'article 19-B et du considérant 35 de la directive ouvre la possibilité d'asseoir un CFD sur une quote-part du parc nucléaire existant. Cette disposition est très importante, car elle donne une base juridique à l'institution d'un CFD bidirectionnel comportant un prix pivot à définir, permettant soit une compensation, soit un reversement. Pour les industriels, il est probable qu'un dispositif qui assurerait une garantie à la baisse à EDF permettrait, par effet symétrique, d'avoir accès à un prix compétitif. La perspective d'un CFD bidirectionnel permettrait donc une avancée sur les CAPN, EDF étant plus enclin à proposer un prix compétitif sur ces derniers, en ayant la garantie d'un prix minimum dans un contexte dégradé. Un consensus se dégage sur la part des CAPN qui ne doit pas excéder 50 TWh, soit de 10 à 12 % du productible nucléaire. Pour les CAPN, l'ordre de grandeur serait de 25 TWh.

M. Alexandre Saubot. - Quand on regarde les besoins de l'industrie, les montants évoqués sont capables de répondre à la problématique. La question pourra se reposer à plus long terme.

M. Nicolas de Warren. - EDF a toujours indiqué qu'il serait prêt à revoir ces chiffres pour la suite en cas de nécessité. Pour les HEI, le chiffre de base à retenir va de 15 à 20 TWh, voire 25 TWh en intégrant l'actuel Exeltium. Le volume global serait aux environs de 40 à 50 TWh. Le jugement de la Commission portera sur cet ensemble consolidé, c'est-à-dire sur la part de marché global d'EDF. Je souligne que les 27 clients actionnaires d'Exeltium - tous membres de l'UNIDEN - bénéficient du prix contractuel, dont le niveau répond bien à leurs besoins au regard de la concurrence internationale.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Les CFD acquis par la France auprès de la Commission sont un atout non négligeable, mais il semble qu'EDF craint des contreparties. Pour les industriels, quel serait le bon niveau de prix pour les CFD ?

M. Alexandre Saubot. - La réponse dépendra de ce qui se passe ailleurs. Quand les Allemands ont affirmé pouvoir fournir aux industriels un prix de 60 euros le MWh, cela reflétait bien les besoins des énergo-sensibles allemands, ce qui correspond aussi à ce qui conviendrait à la France. Si les prix de l'électricité et du gaz baissent encore, l'équation devra être envisagée dans des termes différents. Il n'y a pas de vérité absolue, car les différents paramètres sont sujets à évolution. Dans l'état actuel de la réglementation, le chiffre de 60 euros ne choque personne avec la compensation carbone. Les industriels pensent pouvoir travailler avec cette base de prix dans l'état actuel du marché. Depuis que le prix du pétrole n'est plus la seule composante à observer, il faut suivre avec attention plusieurs facteurs, ce qui rend les réponses temporaires et sujettes à évolution.

M. Nicolas de Warren. - Outre cette approche par la concurrence et par le marché, il faut aussi envisager une approche par les coûts. La CRE a établi un prix référentiel de 60 euros/MWh pour le parc nucléaire existant. La question fondamentale réside dans l'ajout ou non de la quote-part de la nouvelle production nucléaire avec une estimation d'enjeu d'environ 53 milliards d'euros. Ce chiffre explique le prix de déclenchement de 78 euros tel qu'envisagé dans l'accord du 14 novembre. Dès lors, il faut se demander si le futur CFD doit être assis exclusivement sur le nucléaire existant ou s'il doit intégrer cette quote-part du nouveau nucléaire. Les industriels sont favorables à la seule prise en compte du parc existant. Intégrer, d'ores et déjà, une quote-part du nouveau nucléaire, reviendrait à adresser un sujet d'ampleur nationale qui ne concernerait pas uniquement les industriels. Nous faire payer dès 2026 le coût de ce nouveau nucléaire ne serait pas acceptable. Le CFD doit être assis, de notre point de vue de consommateurs, sur le parc nucléaire existant. Le financement du nouveau nucléaire pourrait être adressé par un autre CFD, car il est possible de cumuler ces dispositifs, à condition qu'ils soient bien distingués.

Mme Martine Berthet. - Dans les négociations des contrats long terme avec EDF, la nécessité d'infrastructures et de capacité réseau suffisantes est-elle prise en compte et y a-t-il des engagements de prix à ce sujet ?

M. Nicolas de Warren. - Il est vraisemblable que les industriels négocient des contrats sur quinze ans incluant une augmentation des consommations en fonction de leurs échéances de décarbonation. Les volumes sont donc évolutifs en fonction de chaque contrat. La question que vous posez est celle de l'explosion du réseau et de la distribution. Dans le cadre du SDDR, RTE a estimé que nous allions passer d'une moyenne de 2,5 milliards d'euros d'investissements par an sur le réseau à 3, voire 5 milliards d'euros par an, soit un cumul d'une centaine de milliards d'euros. Les ordres de grandeur sont les mêmes pour la distribution. Ce mur d'investissements nécessitera un examen approfondi avec la définition de priorités supportables par l'ensemble des consommateurs, sachant que le cadre général de fiscalité énergétique devra être revu avec une électricité qui deviendra la première assiette de cette fiscalité.

M. Alexandre Saubot. - L'électricité sera non seulement la première assiette de fiscalité d'un monde décarboné, mais aussi un élément clé de la compétitivité. Les décisions qui seront prises, par exemple sur le TURPE ou la TICFE, entraîneront des conséquences sur la viabilité d'un certain nombre d'activités. On peut dire que la fiscalité sur l'électricité deviendra un élément déterminant participant ou non à la compétitivité de tous les secteurs industriels, notamment les plus énergo-sensibles.

M. Frank Roubanovitch. - Si le gouvernement doit mettre en oeuvre l'accord de novembre sur la régulation générale, il y aura un manque de visibilité, car ce sera le prix moyen auquel EDF aura vendu son électricité qui servira de référence, donnée qui par définition ne sera pas connue par les industriels. Il sera dès lors difficile de s'engager sur un contrat de trois ans, en n'ayant aucune idée sur le montant des compensations.

Il existe par ailleurs un doute sur la pérennité du dispositif et sur la viabilité d'EDF en cas de prix bas durables. L'Arenh a beaucoup été critiqué pour son aspect asymétrique, mais le modèle choisi aurait le même effet et serait certainement remis en question d'ici un ou deux en cas de prix bas. C'est la raison pour laquelle nous tenons au dispositif des CFD qui serait applicable à la grande majorité du volume de nucléaire existant.

Quant aux compensations qui pourraient être exigées, les négociations compliquées avec Bruxelles portent notamment sur le niveau de prix. La Commission pourrait en effet décider de fixer un niveau de prix suffisamment bas pour que le dispositif ne soit pas considéré comme une aide d'État. Il y a donc un bon équilibre à trouver entre les besoins d'EDF et les exigences européennes, ce qui prendra un peu de temps.

M. Nicolas de Warren. - L'objectif est accessible et il ne faut pas créer de paranoïa à propos des aides d'État. Tous les mois, les 27 États membres déposent des dossiers d'aides d'État qui font l'objet d'un examen approfondi, et qui la plupart du temps aboutissent. Le cadre juridique posé était par ailleurs un préalable essentiel à la discussion avec la DG Concurrence. Sans ce cadre, les discussions auraient été extrêmement difficiles.

M. Franck Montaugé, président. -Y aura-t-il un corridor avec prix plafond et prix plancher régulés pour les CFD ?

M. Frank Roubanovitch. - C'est une hypothèse qui avait été envisagée en 2020 quand le gouvernement avait mis sur la table un projet de CFD, mais sans succès auprès de la Commission. L'hypothèse d'un corridor existe et pourra constituer une piste de sortie dans le cadre des discussions avec la Commission. Je considère cependant pour ma part qu'un prix cible a le mérite de présenter plus de clarté.

M. Nicolas de Warren. - Dans ce domaine, une créativité assez large existe. Le grand intérêt d'un CFD réside, à nos yeux, dans le respect de la formation des prix sur le marché de gros. C'est un élément qui sera structurant pour les quinze prochaines années.

M. Alexandre Saubot. - Ce dispositif permet aussi de bénéficier d'un marché de moyen terme, dont l'absence durant la crise a coûté cher à la France. Pour le faire vivre, il faut que la régulation soit le plus loin possible de la zone d'exercice du marché, tout n'étant pas trop loin afin d'éviter la volatilité. L'exercice est difficile et la véritable question réside dans la capacité de fonctionnement d'un marché satisfaisant en présence d'un acteur qui détient plus de 80 % de la production.

Par ailleurs, dans la mesure où personne ne va acheter ses besoins à cinq ans, outre la visibilité sur le moyen terme, il faudra observer sur le marché, suivant l'écrêtement, comment fonctionne le plafond. C'est la combinaison des deux - du marché de moyen terme et du marché au sens strict - qui sera importante pour que le modèle puisse fonctionner, sans compter l'apport des contrats spécifiques de type CAPN ou contrats collectifs. L'ensemble de cette construction est nécessaire, d'où le temps d'observation indispensable destiné à savoir si elle fonctionne ou pas.

La réunion est close à 19 heures.

Jeudi 29 février 2024

- Présidence de M. Franck Montaugé, président -

La réunion est ouverte à 14 h 30.

Fournisseurs alternatifs - Audition de M. Fabien Choné, président de Fabelsi, de M. Géry Lecerf, président de l'Association française indépendante de l'électricité et du gaz (Afieg) et de Mme Claire Waysand, directrice générale adjointe en charge du secrétariat général, de la stratégie, de la recherche & innovation et de la communication du groupe Engie

M. Franck Montaugé, président. - Nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête avec l'audition de M. Fabien Choné, président de Fabelsi, de M. Géry Lecerf, président de l'Association française indépendante de l'électricité et du gaz, et de Mme Claire Waysand, directrice générale adjointe en charge du secrétariat général, de la stratégie, de la recherche & innovation et de la communication du groupe Engie.

Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, notamment de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.

Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Fabien Choné, M. Géry Lecerf et Mme Claire Waysand prêtent serment.

M. Franck Montaugé, président. - Le Sénat a constitué, le 18 janvier dernier, une commission d'enquête sur la production, la consommation et le prix de l'électricité aux horizons de 2035 et de 2050. Nous centrons nos travaux sur le présent et l'avenir du système électrique. A-t-il les capacités de faire face à la demande, d'offrir aux particuliers et à nos entreprises une électricité à un prix raisonnable ? Quelles sont ses perspectives de développement ?

L'objet de notre audition est d'apprécier l'activité des fournisseurs d'électricité hors EDF. Quelle est votre place dans la consommation et la production électriques ? Quel a été l'impact de la crise des prix de l'énergie pour vos entreprises et des aides exceptionnelles mises en oeuvre depuis 2021, et comment y avez-vous réagi ?

Quelle est votre évaluation du fonctionnement du système électrique français : faut-il plus de régulation ou plus de marché ? À cet égard, que pensez-vous du dispositif de l'Accès régulé à l'électricité nucléaire historique (Arenh) et de l'accord État-EDF de novembre 2023 sur la régulation du nucléaire post-Arenh ? Quelle est votre appréciation de la réforme du marché européen de l'électricité ? Comment garantir la souveraineté et la compétitivité du système électrique national ?

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Vos interventions permettront d'y voir plus clair sur un sujet parfois nébuleux et complexe, ce qui rend difficile la prise de décision. Parmi les éléments qui m'ont poussé à susciter la création de cette commission d'enquête figurent les variations très importantes du prix de l'électricité, notamment en 2022 et au début de 2023, et l'absence de bilan de ce qui s'est passé depuis une douzaine d'années, depuis la loi Nome (loi portant nouvelle organisation du marché de l'électricité) et l'ouverture du marché à la concurrence. Je serai preneur de tout bilan que vous auriez pu réaliser, notamment pour mesurer l'apport du marché pour ce produit de première nécessité, non stockable, qu'est l'électricité.

Quel est le bilan de l'Arenh ? Que fait-on après ? Faut-il garder des tarifs réglementés de vente ? Quel est leur mode de calcul ? L'idéal est de parvenir à un prix le plus bas possible - c'est une évidence s'agissant d'un produit de première nécessité -, mais qui permette de rémunérer d'importants investissements de long terme. Comment parvenir à améliorer la stabilité des prix, nécessaire si l'on veut réindustrialiser la France et électrifier de nombreux usages ? Cette prévisibilité est attendue par les industriels, que nous avons entendus hier.

Le passé est important, mais l'Assemblée nationale a déjà fait une partie du travail avec sa commission d'enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d'indépendance énergétique de la France. Pour notre part, nous souhaitons nous tourner vers l'avenir et faire des propositions pour assurer, à la fois, une meilleure stabilité et un prix qui soit le plus accessible possible.

M. Fabien Choné, président de Fabelsi. - Je commencerai par présenter mon parcours dans le secteur électrique. J'ai commencé en 1996 chez EDF, où j'ai travaillé au sein du service d'études de réseaux sur les systèmes électriques, puis à la direction de la stratégie pour préparer l'ouverture des marchés. J'ai créé un fournisseur alternatif, Direct Énergie, en 2003. L'année suivante, j'ai publiquement proposé, et je crois être le premier à l'avoir fait, un mécanisme de rémunération de la capacité en plus d'une rémunération de l'énergie : c'est un point très important dans la constitution du prix. À l'époque, EDF et Réseau de transport d'électricité (RTE) y étaient opposés ; ils ont changé d'avis depuis lors.

En 2006, j'ai proposé un accès régulé à l'énergie nucléaire pour marier la concurrence dans la fourniture d'électricité, à l'aval de la production, avec le bénéfice pour les Français de la politique nationale en faveur de la production électronucléaire, restée en situation de monopole. J'ai créé l'Association nationale des opérateurs détaillants en énergie (Anode) pour porter cette proposition dans le cadre du débat parlementaire sur la loi relative au secteur de l'énergie, qui actait l'ouverture du marché en 2007 et la privatisation de Gaz de France. Nous avons adressé une lettre ouverte au ministre de l'époque, Thierry Breton, publiée dans la revue L'Hémicycle.

Notre proposition n'a pas eu beaucoup de succès puisque le législateur a décidé de créer le tarif réglementé transitoire d'ajustement du marché (Tartam). Deux jours après la publication de la loi, l'Anode a déposé une plainte auprès de la Commission européenne pour mauvaise transposition de la directive. Quelques mois plus tard, la Commission européenne a mis en demeure la France au sujet du Tartam et des tarifs réglementés.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Vous avez fait condamner la France ?

M. Fabien Choné. - Non, elle n'a pas été condamnée, mais elle a été forcée de créer l'Arenh, ce qui était une très bonne chose.

En 2007, cette fois-ci au nom de Direct Énergie, nous avons déposé une plainte contre EDF pour abus de position dominante, puisque EDF se servait de son monopole de production nucléaire pour fermer le marché à l'aval. L'Autorité de la concurrence nous a donné raison.

En 2008, le cabinet de Jean-Louis Borloo m'a demandé d'arrêter les recours et de leur laisser le temps de mettre en place un accès régulé à l'énergie nucléaire, seule solution pour, à la fois, développer la concurrence à l'aval et faire bénéficier tous les Français de la production électronucléaire. Une difficile négociation a été menée avec la Commission européenne pour mettre en place une dérogation au marché européen afin que les Français, mais seulement eux, puissent bénéficier de l'avantage de la production électronucléaire quel que soit leur fournisseur, c'est-à-dire en respectant l'ouverture à la concurrence de la fourniture souhaitée par l'Europe.

La commission Champsaur a été mise en place, et la loi Nome a été adoptée, avec la mise en place de l'Arenh et du mécanisme de capacité. Durant les années 2010, nous avons continué à faire des recours auprès de la Commission européenne ; les tarifs réglementés ont fait l'objet de nombreuses politisations par les différents gouvernements, au grand détriment d'EDF ainsi que des fournisseurs alternatifs, qui se retrouvaient pris dans un ciseau tarifaire sans pouvoir se développer. Ces contentieux ont malheureusement abouti à la construction actuelle des tarifs, notamment du tarif réglementé, lequel est très insatisfaisant.

En 2018, Total rachète Direct Énergie, qui est à l'époque le premier fournisseur alternatif avec plus de 4 millions de clients. Je quitte le groupe Total en 2019 et je crée Fabelsi, ma holding personnelle, dont je suis encore le président, une société de conseil et d'investissements dans les domaines de la transition énergétique et du patrimoine historique. Pendant cette période, je suis resté douze ans président de l'Anode, dix ans membre du Conseil supérieur de l'énergie et dix ans administrateur de l'Union française de l'électricité.

Je vous remercie d'avoir invité les fournisseurs alternatifs, d'autant que la commission d'enquête de l'Assemblée nationale n'a auditionné aucun de leurs représentants durant les 150 heures des 88 auditions qu'elle a effectuées. C'est regrettable, d'autant plus que cette commission d'enquête a rapidement basculé de la question de la souveraineté énergétique à celles de l'organisation des marchés, de la place des concurrents et de l'Arenh. J'ai donc demandé à être entendu, puisque les fournisseurs alternatifs avaient été mis en cause, accusés et même insultés dans le cadre de ces débats. Je n'ai pas reçu de réponse : nous n'avons donc pas eu l'occasion de nous exprimer. Je ne sais pas si cela a un lien avec le fait que la partie du rapport de la commission d'enquête qui traite du fonctionnement du marché n'est, de notre point de vue, pas du tout satisfaisante. Nous ne sommes du reste pas les seuls à le penser, puisqu'un article de La Tribune cite également plusieurs experts qui considèrent que ce rapport contient des approximations et des contradictions.

Aussi, si j'ai une recommandation à vous faire, c'est de vous faire votre propre avis sur le fonctionnement du marché de l'électricité et de ne pas vous fonder sur ces travaux. Il est bon que le Parlement compte deux chambres pour traiter de cette question !

M. Franck Montaugé, président. - Merci pour le conseil ; nous avons notre libre arbitre et notre propre capacité de réflexion, je vous rassure...

M. Fabien Choné. - Vous avez souhaité un retour d'expérience sur les propositions figurant dans le rapport. Je souhaite insister sur l'Arenh, dont je me sens en quelque sorte l'un des pères. Le rapporteur de la commission d'enquête de l'Assemblée nationale souhaitait suspendre immédiatement l'Arenh, mais il a radicalement changé d'avis quelques mois plus tard. Une proposition de loi a été déposée en ce sens à l'Assemblée nationale : le rapporteur s'est publiquement exprimé contre, et elle a été rejetée.

J'ai conçu l'Arenh avec le même objectif que celui que vous avez cité : faire en sorte que le prix proposé aux consommateurs, quel que soit leur fournisseur, colle à la réalité des coûts de production, et notamment de la production nucléaire, encore majoritaire en France. La crise est arrivée, et s'est alors développée une propagande anti-fournisseurs alternatifs, anti-Arenh.

L'Arenh serait la cause de l'explosion de la facture des Français et du creusement de plus de 20 milliards d'euros de la dette d'EDF. C'est impossible, car l'Arenh est un dispositif dans lequel les fournisseurs ne sont que des « passe-plats » entre EDF et les consommateurs. Vous allez me dire que certains des passe-plats ont volé des plats au passage : c'est peut-être vrai ; trois procédures sont en cours. On trouve des brebis galeuses dans tous les systèmes économiques, ce qui est regrettable : il faut qu'ils soient dénoncés et condamnés. Mais cela reste très minoritaire, comme vous l'a indiqué la Commission de régulation de l'énergie (CRE).

En réalité, les deux assertions sont fausses.

Je vais d'abord vous expliquer pourquoi la facture des Français a augmenté. Comme le montre le graphique projeté, nous avons perdu à peu près 70 térawattheures en 2022. Parallèlement, les prix se sont envolés - 400 euros par mégawattheure -, soit un différentiel d'à peu près 30 milliards d'euros, qui doit être payé par quelqu'un. Ce différentiel a eu un impact important sur EDF, qui a annoncé avoir perdu 29 milliards d'euros en 2022 à cause principalement de l'indisponibilité du nucléaire. La sécheresse est aussi en partie en cause, mais il faut surtout citer les problèmes de disponibilité du parc de production nucléaire dus aux suites du covid, aux travaux de grand carénage et à la corrosion sous contrainte - je ne vois pas vraiment le rapport de ces trois facteurs avec l'Arenh et la concurrence. Quant à l'augmentation du prix de l'électricité, elle est due à la crise ukrainienne, à la crise gazière et, indirectement, à l'indisponibilité du parc nucléaire.

La facture électrique de la France, et donc la situation d'EDF, s'est dégradée en 2022, sans aucun lien ni avec la libéralisation ni avec l'Arenh. Il a bien fallu que les Français payent. La tuyauterie infâme de la construction des tarifs, qu'ils soient réglementés ou non, dans laquelle se trouve l'Arenh, a rendu les choses assez compliquées à comprendre.

La raison principale de la mise en cause de l'Arenh est liée au plafonnement.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - De 100 térawattheures.

M. Fabien Choné. - Quand on donne accès à une infrastructure essentielle, que ce soit la boucle locale de cuivre dans les télécommunications, ou même le réseau électrique, on ne doit jamais mettre en place un plafonnement ! Car on sait que quand le plafond est atteint on aboutira à des situations totalement aberrantes, et c'est exactement ce qui s'est passé.

Avec le plafonnement, qui a commencé en 2019, le droit d'Arenh payé par tous les consommateurs est passé d'un prix de 42 euros par mégawattheure en 2018 à 46,7 euros en 2019 et jusqu'à 164 euros en 2023. C'est ce dispositif qui explique les très bons résultats d'EDF en 2023, et non l'augmentation de la performance opérationnelle du parc de production nucléaire, laquelle a connu la deuxième pire année de son histoire.

En ce qui concerne la dette d'EDF, comme l'a montré la Cour des comptes, les coûts de production ont été couverts par le dispositif entre 2011 et 2021 à hauteur de 1,7 milliard d'euros. EDF aurait perdu 7 milliards d'euros à cause de l'Arenh si toute sa production avait été vendue sur le marché. Mais personne ne souhaite que les Français payent la production nucléaire au prix du marché ! Ce scénario contrefactuel n'existe pas. Le montant de 7 milliards d'euros correspond à un calcul de la Cour des comptes, qui d'ailleurs, s'il devait être fait aujourd'hui avec les années 2022-2023, aboutirait sans doute à plus de 100 milliards d'euros.

Le mécanisme d'Arenh, d'écrêtement et de construction des tarifs a couvert non seulement les coûts de production du nucléaire, mais également la non-production de nucléaire, donc le coût de production de substitution. L'ensemble Arenh-écrêtement-bouclier tarifaire-amortisseur-guichet a permis au Gouvernement, au travers des fluctuations du plafond, augmenté en 2022 de 20 térawattheures, de gérer la manière dont il a réparti la facture entre les différents consommateurs, et même le contribuable, qui y a participé dans le cadre du bouclier tarifaire.

Lorsque j'ai évoqué le post-Arenh avec les pouvoirs publics, on m'a répondu qu'il serait impossible de demander la prolongation de l'Arenh à la Commission européenne parce que le dispositif avait trop mauvaise presse en France et qu'il était déjà difficile à défendre dans notre pays. Pendant la crise, nombreux sont ceux qui ont fait l'apologie de la dérogation ibérique, qui ne fonctionne pas en France, en oubliant que notre pays avait obtenu dix ans auparavant une dérogation au marché européen. Cette dérogation nous permettait de faire bénéficier les Français de la politique électronucléaire.

M. Géry Lecerf, président de l'Association française indépendante de l'électricité et du gaz. - L'Association française indépendante de l'électricité et du gaz (Afieg) regroupe des entreprises françaises et des filiales de grands opérateurs électriques et gaziers européens, actifs en France dans la fourniture - essentiellement et historiquement de clients professionnels, même si certains des membres sont aussi actifs dans le secteur résidentiel - et dans la production.

L'objectif de l'association est de contribuer au développement d'un marché plus concurrentiel pour l'activité de fourniture, de production et de services énergétiques, afin d'offrir un choix plus large aux consommateurs et d'améliorer la compétitivité de nos entreprises.

Un fournisseur alternatif est un maillon de la chaîne de valeur qui souffre d'une vision un peu tronquée et erronée. (L'intervenant projette une présentation PowerPoint en complément de son propos.) Le fournisseur d'électricité est un maillon indispensable à la chaîne de valeur, un pivot du système électrique, et ce pour plusieurs raisons.

Historiquement, le monopole intégré rendait invisible la complexité du système électrique. Nous disons souvent que l'électricité est complexe. Auparavant, la boîte noire était fermée, mais les rouages étaient les mêmes ; aujourd'hui, nous l'avons simplement ouvert. Ainsi, l'ouverture du marché a rendu la chaîne de valeur plus visible : production, acheminement, fourniture, sachant que l'acheminement peut être divisé entre transport et distribution. La chaîne de valeur est donc plus transparente et permet d'optimiser chaque maillon.

Le métier de fournisseur est souvent mal compris, parfois critiqué ; pourtant il est essentiel. En tant que commerçant, le fournisseur achète en gros sur les marchés ou directement auprès de producteurs pour revendre au détail, en adaptant l'approvisionnement du consommateur à son profil de consommation - cette activité est essentielle - et à ses préférences, en assumant les risques liés à la couverture, notamment sur les marchés à terme, comme nous l'avons constaté pendant la crise.

En tant qu'assureur, le fournisseur garantit un prix au consommateur pour le protéger des variations de court terme du marché de gros et des déformations de consommation. Il prend donc deux risques, le risque volume et le risque prix, une fois le contrat défini.

Il assure aussi l'interface avec le producteur, qui vend des produits standardisés. Sur cette base, il va répondre aux besoins de la courbe de charge de chaque consommateur en empilant diverses briques. Lorsqu'il est responsable d'équilibres, le fournisseur doit garantir auprès de RTE, à tout moment, que le volume d'électricité injectée sur le réseau est égal au volume d'électricité soutirée dans le périmètre de son portefeuille de clients.

Ce rôle pivot s'accompagne d'autres risques et responsabilités, comme la collecte de taxes. Le fournisseur est redevable des accises sur l'énergie et il collecte les tarifs de réseau. Il participe aux mécanismes de sécurité d'approvisionnement, à savoir le mécanisme de capacité à intensité, il favorise l'effacement et les flexibilités chez les consommateurs et il l'accompagne dans la transition énergétique et la sobriété.

Être fournisseur, c'est un métier ; cela ne s'improvise pas, que le fournisseur soit intégré, membre d'un groupe intégré, ou commercialisateur pur, fournisseur pur. L'expression « activité d'achat d'électricité pour revente » - on dit aussi « achat-revente » -, dénomination officielle de l'activité de fournisseurs dans le code de l'énergie, est à mille lieues de résumer notre activité. Le projet de loi relatif à la souveraineté énergétique devrait modifier cette appellation initiale : le parti pris initial était qu'un fournisseur ne puisse être producteur. Nous espérons que cette modification sera effective.

Derrière cette appellation et ce contrat se cachent des rouages ; il relève de notre responsabilité de les gérer et de les simplifier, pour les clients. Dans ce contexte, notre expertise nous amène à être de plus en plus des facilitateurs en matière de transition énergétique, dans un monde qui est de plus en plus complexe.

Durant la crise, les fournisseurs ont été des instruments de mise en oeuvre des différentes aides, qui étaient peu lisibles et très coûteuses pour les finances publiques. En effet, ces aides étaient souvent peu ciblées, comme l'a d'ailleurs regretté la sénatrice Lavarde dans son rapport d'information sur ces dispositifs de soutien.

De la mauvaise compréhension de notre métier viennent aussi des injonctions à produire. L'intégration verticale d'un commerçant n'a pourtant rien d'obligatoire : un épicier, une station-service ou une agence de voyages ne produisent pas ce qu'ils vendent. Surtout, pour que les fournisseurs puissent fournir leur portefeuille de clients avec de la production en propre, encore faut-il leur permettre l'accès à des volumes suffisants et pilotables.

Or, en matière d'actifs pilotables en France, la base nucléaire est un monopole de fait, et la porte est fermée en matière de nouveaux droits de tirage, malgré l'existence de quelques droits de tirage minoritaires. La pointe et la base hydroélectriques n'ont jamais été ouvertes aux acteurs tiers pour les actifs sous concession ; cette question est liée au renouvellement de ces concessions. Dès 2012, des fournisseurs s'étaient positionnés pour répondre aux appels d'offres, avec de grands industriels, tels que la SNCF, Solvay ou ArcelorMittal ; ces derniers avaient déposé leur candidature avec un fournisseur dans le but de sécuriser leurs approvisionnements, notamment les hautes courbes de cet approvisionnement. Si ces contrats avaient été signés, ces grands industriels auraient traversé la crise beaucoup mieux.

Les investissements dans les nouvelles capacités thermiques sont désormais interdits pour les énergies fossiles et économiquement peu matures pour les énergies renouvelables, même s'il existe des projets intéressants, en cours de développement.

Voilà ce qu'il en est des domaines où nous pourrions investir. Les fournisseurs qui ont pu saisir ces opportunités l'ont fait, que ce soit derrière des fournisseurs ou d'autres acteurs. Aujourd'hui, les acteurs sont multiples. Mon constat est donc le suivant : l'opérateur historique exploite aujourd'hui 82,6 % des capacités pilotables, mais, en parallèle, de nombreux acteurs ont investi.

J'en viens au bilan des avantages de la concurrence. Pour les clients professionnels, elle a permis l'émergence d'offres sur mesure adaptées aux consommateurs, dans toute leur diversité. Les études scientifiques sont sans équivoque sur le fait que la concurrence a pu faire baisser les prix des professionnels ; je vous enverrai ces études.

J'en viens à la qualité de service. Le Comité de liaison des entreprises ayant exercé leur éligibilité sur le marché libre de l'électricité (Cleee) et la Fédération nationale des collectivités concédantes et régies (FNCCR), qui évaluent et classent tous les ans les fournisseurs alternatifs sur le segment des professionnels, ne placent sur le podium, très largement, que des fournisseurs alternatifs en matière de qualité de la relation commerciale et de l'accompagnement.

Pour les consommateurs particuliers, la concurrence a poussé les acteurs, notamment historiques, à optimiser leurs coûts de commercialisation ; la littérature économique montre que, sur ce segment, les bénéfices de la libéralisation sont d'autant plus forts si celle-ci est complète plutôt que partielle. Une libéralisation complète signifie qu'elle s'effectue aussi en amont, c'est-à-dire pour la production, les tarifs réglementés et avec un écosystème « compteur intelligent-accessibilité des données-signaux tarifaires » optimal. C'est ainsi que l'on peut atteindre une concurrence optimale. Finalement, la place des fournisseurs alternatifs a largement augmenté depuis 2010.

Au sujet de l'Arenh, en complément des propos de M. Choné, j'ajouterai que l'Arenh avait bien pour but de transférer au consommateur la compétitivité du nucléaire historique. Les fournisseurs répercutent le prix de l'Arenh dans le prix du consommateur ; ils y sont économiquement incités et légalement tenus par un mécanisme de neutralisation et de pénalité en cas de surcommande, voire de sanction en cas d'abus délibéré. Je vous renvoie aux saisines en cours de la CRE, qui se comptent cependant sur les doigts d'une main.

Au sujet du financement du nucléaire, M. Choné a cité le rapport de la Cour des comptes, qui a souligné que, jusqu'en 2021, l'Arenh avait permis à l'opérateur historique de couvrir les coûts comptables de son parc.

Si l'Arenh a eu un effet protecteur massif sur les consommateurs - Mme Borne le disait encore il y a peu -, il a néanmoins connu un défaut de mise en oeuvre. Le premier défaut est son plafonnement, d'autant plus qu'il est contraire à l'esprit de la loi. Nous pouvons nous référer aux lettres de change entre la Commission européenne et la France, qui soulignaient qu'il fallait adapter le volume au niveau de concurrence.

Par ailleurs, vous avez vous-mêmes remis en cause ce plafonnement à deux reprises, mesdames, messieurs les sénateurs, dans la loi de 2019 relative à l'énergie et au climat - le plafond avait atteint 150 térawattheures - et dans la loi de 2022 portant mesures d'urgence pour la protection du pouvoir d'achat - il fut alors abaissé à 120 térawattheures. Toutefois, cette disposition législative n'a pas été mise en oeuvre. Il fallait un arrêté du Gouvernement et une validation de la Commission européenne. L'écrêtement a d'ailleurs pu contribuer à pallier l'absence de révision du prix, comme la Cour des comptes le dit.

Le prix non révisé de l'Arenh constitue un deuxième point regrettable. Nous pouvons même parier qu'il n'aura toujours pas été révisé à la fin de 2025. Ce prix n'a jamais été réévalué, alors que la loi le prévoyait. Il fallait un décret définissant la méthodologie et un réexamen annuel du prix de l'Arenh. Pourquoi cela n'a-t-il jamais été fait ? La désinformation et les critiques sur l'Arenh ont aussi été nourries par ce défaut de mise en oeuvre des gouvernements successifs. Il faut le dire et le répéter.

J'en viens à la troisième critique récurrente adressé à l'Arenh, à savoir l'optionalité gratuite, qui signifie que l'Arenh n'est pas un plancher. Les fournisseurs alternatifs sont des acteurs rationnels, ils cherchent le meilleur approvisionnement pour leurs consommateurs. Quand les prix de gros se sont écroulés, l'Arenh a été délaissé, parce qu'il ne constituait pas un plancher. Nous aurions pu remédier à ce défaut en attribuant un prix à cette optionalité gratuite et en l'intégrant dans celui de l'Arenh, comme cela avait été évoqué au cours de divers débats.

Ces défauts de mise en oeuvre auraient pu être corrigés et auraient peut-être permis de couper l'herbe sous le pied à un certain nombre de critiques.

Concernant la régulation post-Arenh, vous m'interrogez sur l'accord entre le Gouvernement et EDF. Cette proposition du Gouvernement est issue d'une négociation à huis clos et l'accord n'est pas public. Nous allons demander à ce qu'il le soit, tout comme les dispositions juridiques afférentes. Une clause de revoyure est prévue dans cet accord, mais nous n'en connaissons ni la fréquence ni les paramètres. Elle doit théoriquement avoir lieu d'ici à la fin du mois d'avril.

Par ailleurs, une consultation publique très large s'est achevée fin décembre. Nous attendons toujours la synthèse des contributions, ce qui me semble assez naturel en démocratie. Si nous manquons d'informations, quelques bribes nous parviennent néanmoins ; surtout, il semble qu'un prix de 70 euros par mégawattheure sera garanti sur quinze ans. Toutefois, répéter ce chiffre à l'envi ne constitue pas une régulation en tant que telle. Il ne s'agit que d'une prévision de prix moyen sur quinze ans ; or tout le monde sait qu'un modèle de prévision de prix sur quinze ans, cela n'existe pas.

Aujourd'hui, un double seuil de taxation est proposé. Le premier seuil s'élève à 78 euros, le second à 110 euros en valeur de 2022. Voilà qui semble peu mordant a priori, car ces montants sont relativement hauts par rapport à la tendance actuelle des prix de marché. Il faudrait nous projeter sur des euros en valeur de 2026, en prenant en compte environ 3 % d'inflation par an.

Surtout, au sein de ce mécanisme, la redistribution aux consommateurs n'est absolument pas garantie. Elle peut même aboutir à des effets de bord assez nets. Des consommateurs qui auraient des contrats à prix élevés ne pourraient pas se voir redistribuer cette captation de revenus en application de ces seuils, pour la simple et bonne raison que la valorisation de ces seuils par l'opérateur nucléaire pourrait être inférieure à ces mêmes seuils. Des décalages sont possibles.

Ensuite, le deuxième défaut de ce projet de régulation est que le coeur de la réforme tient, en fait, essentiellement à une politique commerciale. Il faudrait développer un marché de moyen terme, donc à quatre ou cinq ans. Il existe un problème de liquidité, puisque le marché de gros ne cote qu'à un horizon de trois ans ; derrière, c'est le brouillard. L'initiative de marché de moyen terme et celle de contrats de long terme pour les électro-intensifs semblent, à ce stade, en échec, et très fragiles du point de vue du droit de la concurrence, comme l'ont rappelé la CRE et l'Autorité de la concurrence dans un courrier récent adressé au Gouvernement.

J'en viens à l'après-Arenh. Quelle est notre vision d'une bonne régulation ? Elle doit répondre à plusieurs objectifs. Il faut d'abord couvrir les coûts d'EDF. Nous avons besoin qu'EDF soit forte et performante, ce que personne ne contestera. Il faut aussi créer une incitation à la performance du parc, donner de la visibilité aux consommateurs, préserver un cadre concurrentiel et pérenne. À la fin de l'année prochaine, l'Arenh aura duré quinze ans ; malgré les défauts mentionnés, il faut le saluer. En revanche, nous doutons de la pérennité du schéma qui est mis sur la table aujourd'hui.

J'en viens aux différentes propositions.

La première possibilité - certains sursauteront face à ce qu'ils considèrent comme un gros mot - consiste à corriger et à prolonger l'Arenh. Il s'agit de réévaluer son prix - en définissant un prix qui soit juste et qui prenne en compte les coûts complets du nucléaire, sur la base des rapports de la CRE -, d'assurer un déplafonnement et enfin une rémunération de l'optionalité.

Le plafond ex post constitue une deuxième possibilité ; c'est celle qui est sur la table dans le projet de loi. Le problème de ce double plafond est que le mécanisme qui consiste à vendre le nucléaire sur les marchés de gros, avec une captation et une redistribution, est totalement illisible pour le consommateur comme pour les acteurs de marché. Il est impossible de définir un budget sur une telle base. Nous ne savons pas anticiper cette vente sur le marché avec une redistribution.

Pour améliorer ce plafond ex post, le plafond ex ante, forme d'Arenh financier, constitue une troisième possibilité. La valorisation des volumes sur le marché de gros et la captation existent toujours, mais sur la base d'une formule : on encadre la vente du nucléaire sur la base d'une formule de produits, avec des incitations à produire à l'intérieur de cette formule. Ensuite, en s'appuyant toujours sur un système de droits de type Arenh, on redistribue par l'intermédiaire du fournisseur. C'est une option qui corrige les défauts de la solution retenue dans le projet de loi.

J'en viens à la quatrième et dernière possibilité, le contrat pour différences (CFD, pour Contract for Differences). Le cadre européen, défini par le nouvel article 19b du règlement de 2019, adopté dans le cadre de l'accord sur la réforme du marché de l'électricité, permet de réguler l'entièreté du parc existant. Des discussions ont porté sur des quotes-parts liées à des investissements de grand carénage ou autre. En réalité l'accord - cette lecture juridique est un peu complexe - permet de réguler l'ensemble du nucléaire existant, via un contrat pour différences. Le CFD nous semble répondre aux défauts soulignés par l'opérateur nucléaire lui-même, notamment au problème du prix plancher, en garantissant la couverture des coûts complets du nucléaire, et en rendant possible la redistribution aux consommateurs, quelle que soit la cherté de son contrat.

Mme Claire Waysand, directrice générale adjointe, chargée du secrétariat général, de la stratégie, de la recherche & innovation et de la communication du groupe Engie. - C'est un plaisir que de pouvoir m'exprimer sur un sujet absolument crucial. Il est temps de regarder vers l'avenir. Je trouve particulièrement utile et important que votre commission d'enquête travaille sur les questions relatives à l'électricité à l'horizon de 2030 et de 2050 et à l'aune des réformes envisagées.

Engie est un énergéticien intégré, qui a un ADN gazier - nous sommes issus de la fusion de GDF et de Suez -, mais qui s'est fermement engagé dans la transition énergétique.

Plus des trois quarts de nos investissements de croissance portent sur les énergies renouvelables, qu'il s'agisse d'énergie renouvelable électrique ou gazière. Ces investissements sont massifs, de l'ordre de 22 milliards à 25 milliards d'euros sur trois ans au niveau mondial, avec une part importante de notre activité et de nos investissements en France. Nous réalisons près de 40 % de notre chiffre d'affaires en France, où se trouvent un peu moins de la moitié de nos salariés, soit 46 000 salariés.

Notre activité en France s'étage sur l'ensemble des vecteurs énergétiques ; cette activité est à la fois en amont et en aval de la chaîne de valeur. En France, nous sommes le deuxième producteur d'électricité, le premier développeur d'éolien terrestre, le premier opérateur de photovoltaïque et le deuxième opérateur d'hydroélectricité, avec les deux actifs que sont la Compagnie nationale du Rhône (CNR) et Société hydroélectrique du Midi (SHEM).

Nos capacités de production en France s'élèvent à 3 gigawatts d'éolien - mais ces chiffres datent un peu, nos capacités ont légèrement augmenté depuis - et à 1,5 gigawatt de photovoltaïque. En aval, nous sommes également le deuxième fournisseur d'électricité et le premier en matière d'électricité verte. Nous sommes aussi le premier fournisseur de gaz.

Nous fournissons environ 5 millions de ménages et 290 000 petits professionnels en électricité, et nous alimentons un peu moins de 700 000 sites, que ce soit des sites tertiaires ou industriels. Voilà pour la partie électrique en France.

Sans être producteurs, nous sommes aussi un acteur majeur des infrastructures gazières, avec de grosses infrastructures telles que GRTgaz, Elengy pour les ports, Storengy pour le stockage et GRDF pour la distribution. Toutes ces infrastructures et ces actifs ont joué un rôle absolument majeur dans la crise énergétique récente.

En quelques années, le contexte a changé. La crise énergétique a montré d'abord quel était le rôle de l'énergie et toute son importance, qu'il s'agisse de sécurité d'approvisionnement ou de prix. Jusqu'à la crise énergétique, jusqu'à la guerre en Ukraine, l'énergie était vue comme abondante ; nous n'avions pas compris que le système pouvait être sous tension. Or ce fut bien le cas et les prix ont flambé. Un problème de sécurité d'approvisionnement a été mis en évidence par cette crise énergétique. En matière de prix, je n'ai pas besoin de revenir sur l'importance du prix pour le pouvoir d'achat des ménages et pour la compétitivité de nos entreprises. Vous avez eu l'occasion d'en parler hier lors d'une autre audition. Nous sommes donc aujourd'hui dans un contexte post-crise énergétique.

Ensuite, la structure de marché va évoluer, puisque l'Arenh arrive à échéance. Il est absolument déterminant que la structure de marché qui sera mise en place permette à la fois le développement de la production et la fourniture d'électricité, dans les meilleures conditions, au meilleur prix et avec la plus grande flexibilité possible, pour s'adapter à la demande. Nous sommes convaincus que cela exige un certain niveau de concurrence.

J'en viens enfin au dernier élément de contexte, qui n'est pas nouveau, mais qui est important à prendre en compte, celui de la transition énergétique. L'électrification de tout ou partie des usages donnera un rôle plus important à l'électricité. Simultanément, nous aurons toujours besoin de molécules - nous en sommes convaincus -, notamment de gaz, qui vont devenir vertes, puisqu'un certain nombre d'usages, notamment industriels ou de mobilité lourde, ne peuvent pas être électrisés, ou ne peuvent l'être qu'à des coûts excessifs. Il faudra plus d'électricité, plus de gaz vert, plus de flexibilité, et enfin de la sobriété et de l'efficacité. C'est déterminant pour que le système fonctionne.

L'horizon 2030-2050 est l'horizon où va se produire cette transition énergétique, qui doit d'abord être résiliente. Le système doit être capable de faire face à la demande tout le temps : la quantité d'énergie produite dans l'année doit être suffisante, tout comme la production doit être suffisante en pointe, ce qui n'est pas complètement trivial. On se souvient de l'épisode de l'hiver 2022 : face à une indisponibilité du parc nucléaire et à une production hydroélectrique moindre, RTE nous demandait de ne pas faire tourner notre machine à laver le matin.

Il faut aussi que cette transition énergétique soit la plus abordable possible. Nous en sommes tous intimement convaincus dans le pays. Nous avons vécu des moments compliqués. Le prix de l'énergie est crucial pour les ménages comme pour les entreprises. Notre responsabilité collective est de faire en sorte que cette transition soit résiliente et abordable.

J'en viens aux besoins actuels, et aux interrogations qui sont les vôtres.

Jusqu'à présent, vous avez plus parlé de prix que de production. Je commence par faire un pas de côté pour dire que nous avons besoin de continuer à faire progresser l'offre électrique. Les usages vont, pour un certain nombre d'entre eux, s'électrifier. Nous espérons tous que Flamanville entre en fonction le plus rapidement possible. Cependant, au-delà de Flamanville, le nouveau nucléaire ne sera pas opérationnel avant 2035.

Cela signifie qu'entre maintenant et 2035, pendant dix ans, les besoins en électricité vont augmenter, sans que le nouveau nucléaire soit disponible. Cela implique d'accélérer le déploiement des énergies renouvelables dans le pays. C'est déterminant. Vous avez adopté, l'an dernier, une loi relative à l'accélération de la production d'énergies renouvelables. Il est important de veiller à sa mise en oeuvre et à ce que cette accélération soit effective.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Vous venez d'évoquer le dispositif post-Arenh, à savoir l'accord annoncé par le Gouvernement, que notre commission d'enquête se propose d'approfondir. Tout cela reste assez flou, dans la mesure où il ne semble pas exister de document à ce jour.

Nous nous concentrons, dans le cadre de cette audition, sur les prix. Envisagez-vous, pour ce qui concerne les pointes du marché, en vue d'une continuité du service avec des contraintes limitées, que de nouvelles centrales thermiques au gaz soient construites ?

Monsieur Choné, vous avez évoqué une « tuyauterie complexe », à propos des prix du marché de l'électricité. Monsieur Lecerf, vous avez, quant à vous, parlé d'« aides complexes » nécessitant des fournisseurs forcément brillants pour s'y retrouver ! Que faisons-nous, fin 2025 ? Laissons-nous tomber l'Arenh ? En tant que fournisseurs alternatifs, êtes-vous capables de créer une centrale d'achat ? Pourquoi êtes-vous aujourd'hui indépendants ? Ne seriez-vous pas plus puissants pour négocier si vous vous regroupiez en une centrale d'achats ? EDF, acteur historique, aura besoin, notamment à l'égard de la Commission européenne, de l'existence de fournisseurs alternatifs. Finalement, la négociation ne devrait-elle pas se faire entre un producteur et une centrale d'achat assez puissante ? Est-ce, à vos yeux, illusoire ?

Nous n'avons aucun bilan sur l'intérêt de l'ouverture du marché et la création de fournisseurs alternatifs. Nous avons quelques idées sur les causes de l'évolution des prix de l'électricité. Nous souhaiterions donc objectiver au maximum ce bilan, qui est important. Nous devons disposer d'éléments permettant d'éclairer nos compatriotes et nos choix futurs.

M. Fabien Choné. - Le dispositif post-Arenh qui sera mis en place devra permettre de financer les investissements d'EDF, en assurant la compétitivité et la visibilité des prix, laquelle permet l'investissement.

Malheureusement, ce qui nous est proposé aujourd'hui ne le permet pas. En effet, avec ce dispositif, pour ce qui concerne la question principale de la couverture des coûts, EDF ne sera pas protégée contre les prix bas, qui constituent le principal défaut de conception du mécanisme de l'Arenh.

Par ailleurs, je doute que le tarif de 70 euros soit compétitif. En effet, en matière de compétitivité, il faut raisonner client par client. Or le tarif de 70 euros, qui est aujourd'hui présenté par EDF et l'État, permet d'orienter la facture de l'ensemble des clients vers 70 euros. Mais c'est une moyenne ! En réalité, il n'y a qu'une seule taxe, liée à une seule stratégie de vente d'énergie nucléaire par EDF, alors qu'il existe des milliers de stratégies d'approvisionnement et des millions de clients. Avec une seule taxe, vous ne pouvez pas répondre à des milliers de situations. Le dispositif fonctionne en moyenne mais pas individuellement. Cela ne répond donc pas à la recherche individuelle de compétitivité ni à la visibilité nécessaire aux investissements.

Pourquoi ont-ils donc adopté un tel dispositif ? À l'époque où EDF a inventé le système, les prix étaient autour de 90 à 100 euros. Cela permettait à EDF, qui en avait bien besoin, de bénéficier le plus longtemps possible de prix élevés. Aujourd'hui, la situation est différente !

À cet égard, je rappelle l'intéressante réponse de M. Bruno Le Maire à une question de Mme Christine Lavarde, lors de son audition, le 16 janvier dernier. Mme Lavarde l'ayant interrogé sur les prix bas, le ministre a répondu que, selon lui, EDF devait se constituer des réserves financières pour se prémunir contre les prix bas.

M. Franck Montaugé, président. - Quelles sont donc vos propositions ?

M. Fabien Choné. - La France a eu l'honneur de défendre et d'obtenir, à Bruxelles, les CFD, les contrats pour différence. Il faut évidemment les mettre en place rapidement. Ils ne sont finalement qu'une symétrisation de l'Arenh.

J'ai parlé tout à l'heure non pas d'une tuyauterie complexe, mais d'une tuyauterie infâme. En effet, à cause de l'écrêtement, les fournisseurs alternatifs se trouvent handicapés dans leur accès au nucléaire. En droit de la concurrence, le principe de l'Arenh est le suivant : si un actif n'est pas réplicable par les concurrents d'un opérateur intégré, ces derniers y ont accès de manière régulée.

Nous devons donc avoir accès à cet avantage compétitif. L'ensemble de la construction tarifaire, mise en place à la suite du contentieux que nous avons mené, a inversé la logique, puisqu'on a imposé à EDF de répliquer les handicaps que les fournisseurs alternatifs ont subis du fait de l'écrêtement et du plafonnement. EDF a donc dû mettre en place des droits d'Arenh facturés au prix de marché. Une telle inversion du droit de la concurrence est totalement absurde ! Je la qualifie même d'infâme, dans la mesure où elle a abouti à des tarifs réglementés totalement volatils ne protégeant plus du tout les clients. Il faut bien évidemment remettre en cause cette logique.

En 2015, Mme Royal a décidé de changer la méthode de construction des tarifs réglementés, qui était basée sur les coûts de production d'EDF et sur l'Arenh. Elle s'est alors rendu compte qu'il fallait augmenter significativement les prix des tarifs réglementés. Comme elle y était opposée, elle a changé la méthode, pour orienter la construction des tarifs réglementés vers les prix du marché de gros, en s'appuyant sur la même prétendue logique concurrentielle, selon laquelle les tarifs doivent être contestables. Non ! Le droit de la concurrence n'impose pas que les tarifs soient contestables. Il impose que les fournisseurs alternatifs puissent mettre en oeuvre tout ce qu'ils peuvent faire, avec leurs propres moyens, pour concurrencer l'opérateur historique.

Par conséquent, il faut un accès régulé au nucléaire historique, sans plafonnement. Pour les autres énergies, à l'exception des concessions hydroélectriques, nous avons pu agir. Ainsi, Direct Énergie a développé des CCGT, des centrales électriques à turbine à gaz à cycle combiné.

La logique actuelle est dramatique, pour deux raisons.

Premièrement, elle rend les tarifs réglementés très fluctuants, ce que les Français ne comprennent pas : pourquoi ces tarifs fluctuent-ils avec les marchés de gros, alors que les coûts de production d'EDF sont restés relativement stables ?

Deuxièmement, elle freine l'investissement dans la production de la part des fournisseurs alternatifs. À partir du moment où vous êtes en concurrence avec un tarif réglementé basé sur les prix du marché de gros, vous n'avez pas besoin d'investir. Alors que si vous êtes en concurrence avec un tarif réglementé basé sur les coûts de production d'EDF, vous avez intérêt à faire en sorte d'être compétitifs, soit en investissant, soit en signant des contrats d'approvisionnement avec des producteurs.

Par ailleurs, du fait des fluctuations des marchés de gros, les TRV, les tarifs réglementés de vente, peuvent soit être imbattables, ce qui pose un problème pour la concurrence, soit perdre toute compétitivité.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Vous pensez donc qu'il convient de revoir le mode de calcul des TRV ?

M. Fabien Choné. - Bien sûr ! La construction actuelle a provoqué une hausse de 20 % des TRV.

M. Franck Montaugé, président. - Souhaitez-vous structurer les tarifs réglementés sur la base des coûts de production du mix électrique national ?

M. Fabien Choné. - Il faut fonder les tarifs réglementés sur les coûts de production d'EDF, qui est soumise au tarif réglementé, de telle sorte que les actifs de production d'EDF qui ne sont pas réplicables par les fournisseurs alternatifs leur soient accessibles dans des conditions de coûts de production. Je pense au nucléaire, mais aussi à l'énergie hydroélectrique.

M. Géry Lecerf. - Plusieurs fournisseurs alternatifs ont investi dans les CCGT, seule fenêtre ouverte en termes de moyens pilotables. Aujourd'hui, ce n'est plus possible juridiquement, puisque la construction de nouveaux thermiques fossiles n'est plus autorisée.

Quand l'Arenh a été dimensionnée et pensée, notamment dans le rapport Champsaur, il avait été question de mettre l'hydroélectricité dans la base régulée, en tout cas pour la partie de l'hydroélectricité en base. Toutefois, le rapport Champsaur avait ensuite considéré que ce n'était pas utile, dans la mesure où l'hydroélectricité suivait une trajectoire de développement concurrentiel avec le renouvellement des concessions. Vous le savez, ce renouvellement n'a jamais eu lieu.

La volonté d'investir est manifeste chez nombre de nos membres. Mais la capacité à investir sur du pilotable, aujourd'hui, en France, est impossible.

L'ouverture des marchés européens d'électricité, mal nommée « libéralisation », est en réalité une re-régulation. Elle s'est fondée sur l'ouverture des marchés supposés contestables, c'est-à-dire la production et la fourniture. Quant à l'acheminement, il s'agit d'un monopole naturel, qu'il convient de réguler.

En France, le bilan de la concurrence est difficile à dresser. Elle s'est développée à la marge, sur des actifs essentiellement non pilotables, à l'exception du thermique. Ainsi, s'agissant de l'éolien offshore, les attributions d'appels d'offres semblent considérer qu'aucun autre opérateur n'est capable de faire de l'éolien offshore en Europe, si ce n'est celui qui a remporté les deux tiers des appels d'offres.

Vous avez évoqué, monsieur le rapporteur, les centrales d'achat. Je pense que vous faites référence à la notion d'acheteur unique. Or les directives européennes ont été bâties, pour l'électricité, dès 1996, et le choix a été fait de ne pas s'orienter vers l'acheteur unique. Pour mettre fin à une telle orientation, il faudrait revoir tout le cadre communautaire.

Par ailleurs, les inconvénients de l'acheteur unique sont assez bien renseignés dans la littérature économique. Il existe un risque de mauvaise planification des besoins, dans la mesure où tous les investissements doivent être planifiés. Comment appelle-t-on un marché dans lequel l'offre est constituée par un oligopole et la demande par un monopsone ? L'enfer !

La négociation face à une exploitation en monopole rencontre une difficulté réelle. Ainsi, sans l'intervention de l'État, le consortium Exeltium n'existe pas !

En ce qui concerne le bilan de la concurrence concernant la fourniture, je pense avoir déjà développé mon propos. Nous disposons en la matière d'une littérature économique d'origine anglo-saxonne.

Mme Claire Waysand. - Permettez-moi de vous suggérer la lecture de l'excellent document d'Engie retraçant plusieurs scénarios en matière d'optimisation de la transition énergétique en Europe et en France. Il est public et accessible sur notre site.

Le système électrique est aujourd'hui tendu, nous l'avons vu en 2022. J'ai rappelé tout à l'heure la situation : une mise en fonctionnement de Flamanville que nous espérons rapide, aucun nouveau nucléaire avant 2035, et un rôle accru des énergies renouvelables. Ces dernières sont des énergies intermittentes, certaines l'étant plus que d'autres. L'éolien en mer, par exemple, est moins intermittent que l'éolien terrestre. Toutefois, ces énergies ne sont pas pilotables.

Par ailleurs, le nucléaire est une énergie conçue pour fonctionner en base et non pas pour faire face aux pointes, ne serait-ce que pour des questions de coût. Le nucléaire historique ne coûte pas très cher, et nous espérons tous que le nouveau nucléaire ne sera pas non plus très cher. Toutefois, les choses sont en train d'être réévaluées.

Nous avons donc besoin de capacités pilotables et d'une flexibilité du côté de la demande, à savoir des solutions d'effacement de la consommation, mais aussi des systèmes de gestion de batteries intelligentes.

Nous avons également besoin d'une flexibilité du côté de l'offre. Je pense aux batteries, qui permettront de « déplacer » les pics de demandes, aux moyens flexibles hydrauliques, en particulier les Step, les stations de transfert d'énergie par pompage, et aux CCGT, qu'il faudra décarboner, en verdissant les gaz utilisés ou en capturant le carbone.

Au niveau européen, il y aura besoin de moyens de production thermique supplémentaires. Un certain nombre de nos voisins font des appels d'offres, avec des mécanismes de capacité, pour s'assurer que ces centrales contribueront à fournir de l'électricité lors des pointes.

Il faut que les conditions d'exercice des CCGT restent satisfaisantes. La France est le seul pays à avoir inclus les centrales à gaz dans la taxation de la rente inframarginale. Attention ! Du point de vue de l'équilibre économique, cela peut ne plus fonctionner. Certes, la crise est passée, puisque les prix de l'électricité s'effondrent, mais il faut préserver l'équilibre économique des CCGT.

Sur les questions tarifaires et les tarifs réglementaires, on a aujourd'hui une construction qui ne protège pas le consommateur. Les tarifs sont assis sur des prix de marché simplement lissés sur deux ans. Ce système n'offre ni lisibilité ni prévisibilité. Pour une raison qui m'échappe, il y a une grande affection dans ce pays pour ces tarifs réglementés, mais ne prenons pas les vessies pour des lanternes : il ne s'agit en aucun cas de tarifs fixes ou qui protègent le consommateur. Nous appelons donc de nos voeux une évolution du système. Avons-nous toujours besoin des tarifs réglementés dans un système avec un écrêtement et une redistribution ? C'est une question qui se pose. Si ces tarifs persistent, ils ne doivent pas tromper les consommateurs - ménages ou entreprises -, ce ne sont pas des mécanismes qui protègent des fluctuations des prix de marché, tout du moins si l'on s'en réfère au mode de calcul actuel. Par ailleurs, il faudra que ce mécanisme soit réplicable par l'ensemble des fournisseurs.

M. Fabien Gay. - Je n'ai pas de question à poser précisément à Engie, qui n'est pas pour moi un acteur alternatif, mais fait partie des trois grands producteurs en France, aux côtés d'EDF et de TotalEnergies.

Il est normal que les acteurs alternatifs défendent leur profession, ce sont des lobbies actifs - ce n'est pas une critique -, mais examinons les faits. Par exemple, monsieur Lecerf, je suis très intéressé par l'étude scientifique que vous avez évoquée dans votre intervention attestant des bienfaits de la libéralisation. J'aimerais beaucoup que vous la mettiez à la disposition de notre commission d'enquête. Nous disposons de nombreuses études politiques, elles ont des biais, mais nous n'avons aucune étude scientifique.

La dette d'EDF n'est pas seulement liée à l'Arenh. EDF a aussi fait de mauvais choix, notamment à l'international. Mais nous ne pouvons pas non plus ignorer l'Arenh+ et les 20 térawattheures supplémentaires. Tous les rapports parlementaires et la Cour des comptes sont formels : cela a coûté 8,4 milliards d'euros.

Sur les tarifs réglementés, vous avez raison : le mode de calcul d'aujourd'hui ne protège plus les consommateurs, mais ça n'a pas toujours été le cas. Faut-il modifier ce mode de calcul pour le rendre plus protecteur ? Le bouclier tarifaire a protégé les Français, pour un coût de 42 milliards d'euros. Il faudra une étude du Sénat, car in fine ce sont les usagers qui ont payé cette somme pour indemniser notamment les acteurs alternatifs afin qu'ils maîtrisent leurs coûts, selon des méthodes de calcul tout à fait contestables. Je pense même que le bouclier tarifaire a été largement surévalué. Vous essayez de minorer le fait que des acteurs alternatifs ont profité du système. Certes, il s'agit d'une minorité, mais le complément de prix 1 (CP1) et le complément de prix 2 (CP2) pour l'année 2022 ont représenté 1,6 milliard d'euros, soit 80 euros par foyer : ce n'est pas rien en pleine crise énergétique ! J'ai demandé à la CRE où étaient passées ces sommes, on ne veut pas me répondre, mais nous savons tous que ce sont les acteurs alternatifs qui vont se redistribuer cette enveloppe !

Dans votre sillage, il y a eu du démarchage téléphonique agressif, des publicités mensongères. Les courtiers sont aussi entrés en scène, comme l'a montré l'équipe de Cash Investigation. Ma question est simple : peut-on continuer à fournir sans produire ? Vous l'avez reconnu vous-même, monsieur Lecerf, l'effet de la concurrence sur la production a été marginal, moins de 1 %. En réalité, si les fournisseurs alternatifs disparaissaient demain, cela ne changerait rien, si ce n'est pour vous, car vous perdriez vos marges...

Enfin, dernière question, quelle est la différence entre coût de production, tarif et prix ? Avant on avait des coûts de production et un tarif réglementé qui s'en approchait. Aujourd'hui, on s'aligne sur le prix du marché. Or cela ne peut pas fonctionner pour l'électricité.

M. Stéphane Piednoir. - Je suis en partie d'accord avec Fabien Gay, ce qui n'arrive pas très souvent, excepté sur les sujets relatifs à l'énergie. Le bouclier tarifaire a effectivement été payé par les Français.

M. Franck Montaugé, président. - Pas encore, c'est inscrit dans la dette que paieront les générations futures...

M. Stéphane Piednoir. - Quoi qu'il en soit, c'est sur les taxes que l'on a joué. Bruno Le Maire a d'ailleurs récemment annoncé une réévaluation du prix de l'électricité de l'ordre de 10 %, mais c'est la moitié du chemin ! À aucun moment, on ne parle de prix de production tout simplement parce que ce tarif réglementé n'est pas assis sur des coûts de production. Va-t-on arrêter de mentir aux Français en leur disant que tout va bien en France, que nous sommes suffisamment robustes grâce au nucléaire et que nous pouvons proposer une offre de tarifs mettant à l'abri les foyers les plus modestes de variations ou de ruptures brutales ? Ce tarif réglementé n'est assis que sur une légende. En réalité, si l'on veut vraiment ajuster les prix, il faut une capacité de production. Nous avons institué une croyance erronée au sujet du tarif réglementé, mais tout cela ne repose pas sur de bons principes économiques.

M. Franck Montaugé, président. - En lien avec la question importante posée par Fabien Gay sur la participation des fournisseurs alternatifs à la production, seriez-vous prêts à participer au financement du nucléaire existant et nouveau ?

M. Géry Lecerf. - Tout d'abord, l'Afieg n'a pas la prétention de représenter tous les fournisseurs alternatifs, nous ne représentons qu'une dizaine d'entre eux.

Nous participons déjà au financement du nucléaire, avec à peu près 1,5 gigawatt de droits de tirage sur le nucléaire français. Mes collègues d'Engie en font partie, des acteurs suisses ont contribué au financement initial de Fessenheim, de Cattenom, tout comme des acteurs allemands. Cette participation a donc eu lieu, mais la porte a ensuite été refermée. J'ai le souvenir d'une audition de M. Jean-Bernard Lévy devant le Sénat, en commission d'enquête, qui excluait toute participation financière autre que celle d'EDF.

Par ailleurs, si l'on prend les contrats d'allocation de production nucléaire (CAPN), mentionnés dans l'annonce de novembre dernier, plusieurs fournisseurs alternatifs ont toqué à la porte de l'opérateur pour pouvoir nouer ce type de contrat. On veut à tout le moins pouvoir regarder les conditions d'accès à de tels contrats. Ces négociations sont complexes, mais nous sommes déjà fournisseurs d'un certain nombre de ces acteurs électro-intensifs. Il est naturel que nous nous intéressions à un tel approvisionnement : pour un électro-intensif, l'accès à cette base est essentiel.

En tout état de cause, à votre question sur notre participation aux financements, la réponse est oui, mais tout dépend aussi des conditions. Plusieurs membres de l'Afieg ont participé au projet de développement des premiers EPR, avec des accords de financement. Les déboires sur ces projets ont distendu les relations, voire y ont mis fin. Mais l'appétence est bien réelle, même si elle varie au gré des contextes politiques et économiques. De nombreux opérateurs actifs sur la fourniture aimeraient pouvoir investir davantage dans la production en France, mais on ne peut pas leur reprocher leur manque d'engagement, car les portes de cet investissement sont en général fermées.

M. Franck Montaugé, président. - Je ne vous reprochais rien...

M. Fabien Gay. - Moi non plus, c'était juste une question.

M. Géry Lecerf. - Nous vous transmettrons bien volontiers l'étude scientifique Is more competition better ? Retail electricity prices and switching rates in the European Union, réalisée en 2022.

Concernant le bouclier tarifaire et amortisseur, l'ensemble des fournisseurs, y compris l'opérateur historique, ont bénéficié de ces outils d'action. Les fournisseurs alternatifs ne sont pas responsables de la hausse des prix, dont on connaît bien les ressorts : une indisponibilité du nucléaire dans un contexte de quasi-économie de guerre, etc. Nous avons peut-être été porteurs de mauvaises nouvelles, mais nous ne sommes pas responsables de cette hausse.

La CP1 - nous en avons discuté avec M. Gay dans le cadre de son rapport rédigé avec Mme Estrosi Sassone - est un élément de neutralisation. Ce complément de prix est destiné à éviter que des fournisseurs fassent une surcommande d'Arenh. Elle vient neutraliser le gain éventuellement réalisé. Ces 1,6 milliard d'euros sont le produit de cette sous-consommation et de cette explosion des prix. Le CP1 n'est donc pas une pénalité, mais une neutralisation. La pénalité, c'est le deuxième complément de prix qui vient de se surajouter en cas de demande excessive. Cette CP1 2022 fait l'objet d'une redistribution sous l'égide de la CRE. Les offres des fournisseurs ont intégré ces éléments potentiels de redistribution pour baisser les prix de leurs offres. Sur le haut de portefeuille, une redistribution se fait également en direction des consommateurs industriels. Vous pouvez interroger la CRE, vous verrez.

M. Fabien Gay. - J'ai demandé, je n'ai toujours pas de réponse...

M. Géry Lecerf. - Est-il possible de fournir sans produire ? La réponse est oui. Depuis le début des années 2000, les fournisseurs alternatifs fournissent bien de l'électricité à des clients en France. Est-ce soutenable ? Ma réponse, encore une fois, est oui. Le rapport Champsaur défendait l'idée d'un modèle intégré. Mon sentiment est que cette intégration est impossible au vu de la structure du parc de production, mais on peut tenter de le faire. C'est d'ailleurs notre métier à l'étranger. Le rapport Champsaur n'excluait pas l'émergence de commercialisateurs purs. C'est un métier qui existe dans bien d'autres secteurs ; je pense, par exemple, aux supermarchés. Eux non plus ne produisent pas ce qu'ils vendent.

Si l'on veut mettre en place un segment sur la fourniture avec uniquement des opérateurs en production, dont acte. Si tel est le souhait des pouvoirs publics, allons-y, mais dans ce cas soyons cohérents. Prenons le cas des renouvellements des concessions. Elles ont été intégrées dans le cadre du rapport Champsaur comme étant une réponse au désir d'intégration des pouvoirs publics, sauf que tout cela est resté lettre morte. Si vous fermez les portes, comment voulez-vous qu'on s'intègre sur la partie pilotable ? Si votre question était : est-ce qu'on peut fournir en produisant avec uniquement des actifs intermittents non pilotables ? La réponse serait effectivement non, car il faudra toujours un complément de marché. Le développement des Power Purchase Agreement (PPA) est très souhaitable, il est d'ailleurs massif en Europe, contrairement à la France où le marché est encore balbutiant. Mais le PPA ne répondra jamais à l'intégralité des besoins d'un consommateur. Il faudra toujours qu'il soit traité par le fournisseur. C'est donc une forme de réponse à votre question.

M. Fabien Choné. - J'ai juré de dire la vérité : Direct Énergie, en 2006 ou en 2007, a proposé à EDF d'investir 600 millions d'euros dans le nouvel EPR de Flamanville. À l'époque, Direct Énergie avait comme actionnaire de référence le groupe Louis-Dreyfus. Nous avions donc les moyens. Or on nous a refusé cette possibilité. Par conséquent, oui, nous voulions investir dans les moyens de production ; c'est ce qu'on a fait d'ailleurs par la suite. Les moyens d'effacement sont très importants de mon point de vue. Ce sont des moyens de production de pointe qui permettent d'équilibrer l'offre et la demande. C'est la raison pour laquelle, alors même que Direct Énergie est un fournisseur pur, nous avions proposé, dès 2004, de mettre en place un mécanisme de capacité. Je reste persuadé que, pour avoir un marché sain, il faut un mécanisme de capacité qui rémunère la capacité et l'énergie.

Je vais abonder dans votre sens, monsieur Gay. Vous me demandez si la libéralisation est satisfaisante. La réponse est effectivement non ! Le mécanisme de capacité a été mis en oeuvre très tard et de très mauvaise manière. On envisage de le faire évoluer, car il ne répond pas du tout aux objectifs. Mais quand je change ma voiture diesel pour une voiture électrique, si la voiture électrique ne fonctionne pas, je ne condamne pas toutes les voitures électriques pour autant. Je pense simplement que celle-ci ne fonctionne pas et je la fais réparer ! La libéralisation n'a pas fonctionné : ce n'est pas le principe de la concurrence qui est en cause, c'est la manière dont elle a été mise en oeuvre.

Quand on se pose la question de ce qui fonctionne et de ce qui ne fonctionne pas, il faut toujours faire la distinction entre la production et la commercialisation. Il s'agit de deux activités différentes. Il n'y a aucune raison réelle pour dire qu'il faut absolument faire l'un et l'autre. Compte tenu des spécificités de l'électricité, s'il y a un métier difficile à mettre en concurrence, c'est bien la production et non la fourniture. Cela rejoint une question qui a été posée tout à l'heure. On pourrait très bien avoir un acheteur unique qui règle la totalité des problématiques de production et des fournisseurs qui s'approvisionnent uniquement auprès de cet acheteur pour bénéficier de la concurrence sur la partie aval.

Je suis persuadé que là où la concurrence a le plus apporté, c'est sur la fourniture. Il faut absolument que les fournisseurs, qui sont en lien avec les consommateurs, les fassent participer aux enjeux de la transition énergétique, leur fassent acheter des véhicules électriques et des bornes de recharge, mais en les gérant intelligemment au regard du système électrique. Idem pour les panneaux photovoltaïques ou le chauffage bas-carbone intelligent qu'il va falloir piloter.

Autrefois, c'était l'offre, la production, qui s'adaptait à la consommation. Demain, ça sera l'inverse. Or c'est bien le fournisseur qui est en relation avec le client. En l'occurrence, la concurrence, si elle doit apporter quelque chose, c'est non pas tant sur la question du prix que sur celle des services et des nouveaux services liés à la transition énergétique. Quand nous avons créé Direct Énergie, un consommateur multisites était facturé site par site, impossible d'émettre une facture d'ensemble. Nous avons développé ce service. Il n'y avait pas non plus d'offre verte ; il y en a aujourd'hui. On a aussi été les premiers à proposer des ristournes à nos clients s'ils réduisaient leur consommation - c'est un point important. Direct Énergie a aussi été le premier à développer un émetteur radio Linky en wifi. À l'époque, on nous avait dit que ce n'était pas possible. Nous avons réussi à le faire grâce à un laboratoire breton. Nous étions également les premiers à être agréés par RTE pour faire du réglage primaire avec des radiateurs résidentiels. On mesurait la fréquence en temps réel et en moins de 20 secondes on arrivait à arrêter ou à redémarrer des radiateurs résidentiels. Tout cela, ce sont des offres et des services qui doivent se développer grâce à la concurrence. Je ne dis pas qu'EDF n'est pas capable de le faire, mais je dis que l'émulation entre les concurrents fournisseurs doit permettre de développer ce type de services.

Ce que vous dites sur la dette d'EDF est intéressant. Les chiffres, notamment ceux qui ont été publiés par la Cour des comptes, montrent ainsi que la dette d'EDF est restée relativement stable à partir de la création de l'Arenh - aux alentours de 40 milliards d'euros - jusqu'en 2022, avant d'augmenter de près de 20 milliards.

En parallèle, EDF explique avoir perdu près de 30 milliards d'euros en 2022 à cause de l'indisponibilité des moyens de production nucléaire, sans aucun lien avec la libéralisation du marché ni avec l'Arenh. D'ailleurs, EDF a réduit son endettement de 10 milliards d'euros en 2023, grâce à l'écrêtement que j'ai mentionné précédemment.

À vous écouter, l'Arenh+ a coûté 8 milliards d'euros à EDF. Mais pourquoi pensez-vous que le Gouvernement s'est permis de prélever cette somme dans la poche d'EDF ? Les chiffres du tableau que je vous ai présenté montrent qu'avant l'instauration de ces 20 térawattheures additionnels, les droits d'Arenh vendus par EDF s'élevaient à 124 euros par mégawattheure. Cela représentait un effet d'aubaine de 14 milliards d'euros, rien que pour les seuls clients d'EDF ! Le Gouvernement s'est contenté de prendre 8 milliards ou 9 milliards de ce total, laissant tout de même 5 milliards à EDF, loin de créer une forme d'endettement, comme je persiste à le dire.

Faut-il imposer aux fournisseurs de produire de l'électricité ? Une telle mesure risquerait de désoptimiser le système. Cela ne réglera pas le problème central, à savoir l'organisation de la concurrence dans la production. Selon moi, ce n'est pas une bonne solution.

Je vous rejoins partiellement sur les compléments de prix de 1,6 milliard d'euros appliqués aux fournisseurs alternatifs. Comme l'expliquait M. Lecerf, il s'agit d'une neutralisation et non d'une pénalité. En revanche, il est totalement anormal que ce montant ait été redistribué aux fournisseurs alternatifs. Mais pourquoi cela a-t-il été le cas ? À cause de l'écrêtement ! Ce plafonnement, je le répète, est une aberration. Les fournisseurs qui ont payé cette somme et ceux qui l'ont récupéré ne sont pas les mêmes...

M. Fabien Gay- C'est le secret des affaires !

M. Fabien Choné. - Soyons clairs : beaucoup d'entre eux étaient les mêmes.

M. Franck Montaugé, président. - Nous allons donner la parole à Mme Waysand.

M. Fabien Choné. - On a pris 1,6 milliard aux fournisseurs qui avaient demandé une quantité excédentaire d'Arenh, que l'on a rendu à ceux qui avaient subi un écrêtement. Il faut désormais espérer que ces derniers aient bien répercuté cet argent auprès de leurs consommateurs. Et pour cela, la condition est d'intégrer l'écrêtement dans les tarifs réglementés, parce qu'EDF en a aussi bénéficié, et, par le jeu de la concurrence, EDF sera conduite à faire de même.

- Présidence de M. Fabien Gay, vice-président -

Mme Claire Waysand. - Mes deux collègues se sont montrés intarissables et ont déjà couvert un grand nombre de sujets. Je tiens néanmoins à ajouter quelques éléments de réponse.

En ce qui concerne la manière de gérer la pointe, j'ai évoqué les CCGT et la nécessité de garantir leur bon fonctionnement. Par ailleurs, nous devons rester vigilants quant à la vitesse d'électrification. Pour le chauffage, notamment, la vitesse d'électrification, la capacité à rénover thermiquement et la quantité d'électricité nécessaire forment un triangle, qui permet de définir une vitesse critique. Si vous rénovez beaucoup plus vite, vous pouvez électrifier plus rapidement. Mais face à la difficulté d'opérer des rénovations thermiques efficaces et suffisantes, nous devons faire attention à la sensibilité du système aux pointes de froid, sachant que la France est déjà plus thermosensible que ses voisins.

J'en viens à la question plus générale du fonctionnement du système. Gardons en tête qu'il existe un marché de gros et un marché de détail. Le marché de gros doit fonctionner, plus particulièrement dans une perspective européenne. Cela paraît désormais évident pour tout le monde, et le graphique qui vous a été présenté le rappelait : la France a été importatrice nette d'électricité. Certes, la situation, exceptionnelle, était liée à sécheresse et à l'indisponibilité d'un nombre important de centrales nucléaires ; néanmoins, cela arrive chaque année. L'ancien président de la CRE, Jean-François Carenco, avait l'habitude de dire que si l'on ne pouvait pas échanger d'électricité à l'échelle européenne, nous devrions éteindre la lumière quarante jours par an !

Soyons donc vigilants envers toute idée de fermeture qui pourrait découler de la notion de souveraineté. In fine, le système doit rester compatible avec un marché électrique qui fonctionne sur l'ensemble de la plaque européenne. Sans cela, nous risquerions de désoptimiser complètement notre système. En raisonnant à la seule échelle de la France, nous aurions besoin de beaucoup plus de moyens de production sur le territoire national, ce qui serait synonyme d'une forte augmentation des coûts. Ne cassons pas le fonctionnement du marché de gros en amont.

En aval, nous voudrions produire plus en France, et nous investissons d'ailleurs en ce sens. La France est l'un des pays dans lesquels nous cherchons à déployer des capacités, notamment renouvelables. Faut-il y voir une nécessité d'acheter ou de vendre ? Dans tous les cas, nous sommes contraints de nous fournir très largement sur le marché, en raison de la structure de celui-ci, puisqu'une très grande partie de l'électricité reste produite par un seul grand acteur.

Pour assurer le bon fonctionnement du marché, la concurrence doit être garantie sur les prix, mais aussi sur la nature des offres. Cette concurrence crée, en effet, de l'innovation dans la capacité à répondre aux demandes, et des conditions de proximité. Ainsi, pendant la crise, nous avons été en contact avec certains de nos clients pour répondre à la particularité de leurs besoins et les aider à réduire leur consommation en la reportant à des heures où l'électricité était moins chère. Je pense notamment au cas de groupements de boulangers ou à celui d'une fonderie. La concurrence stimule notre agilité et notre capacité à innover et à proposer des services.

Il est donc nécessaire d'assurer un niveau de concurrence satisfaisant sur le marché aval. Pour cela, il faut veiller à la manière dont l'accord se met en place en assurant une forme de level playing field - des conditions de concurrence équitables - entre EDF et les autres fournisseurs. Sans cela, nous risquerions d'être confrontés à une intégration verticale qui assécherait totalement le marché, tuerait la concurrence et, in fine, nuirait aux consommateurs, qu'il s'agisse des particuliers ou des entreprises.

M. Fabien Gay, président. - Je donne la parole au rapporteur pour une dernière série de questions. Je vous invite à compléter vos réponses par un mot de conclusion.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Premièrement, je souhaite revenir sur le système post-Arenh. M. Choné a mentionné les contrats pour différence, une solution avec laquelle les autres intervenants semblaient d'accord. Nous avons en effet obtenu de Bruxelles la possibilité de mettre en place ces contrats. Comme cela fonctionnerait-il concrètement ? Entre quelles parties ce contrat est-il conclu ? À quel prix ? Que se passe-t-il si le marché est inférieur ou supérieur ? Comment les compensations sont-elles assurées ?

Deuxièmement, quelle est la proportion de contrats de fournisseurs alternatifs couverte par des contrats à terme sur les marchés de gros ? Le pourcentage est-il significatif ? C'est une question que l'on nous pose souvent. Lorsque les prix ont augmenté en 2022, de nombreux fournisseurs ont abandonné leurs clients et les ont invités à se tourner vers EDF. Cette situation n'est pas souhaitable. Comment pensez-vous pouvoir l'éviter ?

Troisièmement, l'objectif est généralement d'obtenir le prix le plus bas possible tout en produisant davantage d'électricité. À ce titre, permettez-moi de revenir sur le cadre européen : vos propos m'ont, en effet, fait grimacer, car il ne s'agit certainement pas de se fermer de l'Europe. La question est de savoir s'il faut construire ou non de nouvelles interconnexions, alors que ces infrastructures sont très coûteuses et qu'elles peuvent être nuisibles à la France, notamment lorsque nous importons de l'électricité intermittente non pilotable, produite en grande quantité par l'Allemagne, par exemple. Faut-il donc renforcer les interconnexions ? Il n'est pas question de fermer les interconnexions : ce serait une erreur. Néanmoins, nous devons nous interroger sur l'intérêt pour la France - un intérêt qui me paraît avoir été mal défendu auprès de Bruxelles - de les développer.

Chercher à obtenir le prix le plus bas a néanmoins pour inconvénient de détourner le client, moins regardant envers sa consommation, des impératifs de sobriété et d'efficacité énergétiques. Le contrepoison à cela, c'est l'incitation. M. Choné l'a évoqué : comment développer au maximum les offres incitatives ? J'étais très surpris des augmentations tarifaires d'EDF sur son option Tempo, qui est l'offre la plus incitative du fournisseur, et, pourtant, celle qui augmente le plus... Cela me paraît difficilement compréhensible.

M. Fabien Gay, président. - Je vous propose de répondre aux trois questions de notre rapporteur en quelques minutes chacun.

M. Géry Lecerf. - Les contrats pour différence existent déjà, notamment pour les énergies renouvelables : nous avons établi des mécanismes de soutien aux énergies renouvelables, qui ont basculé depuis sept ou huit ans sur des schémas de contrats pour différence. Ces contrats définissent le strike price - le prix de référence - auquel le producteur pourra se rémunérer. S'il gagne davantage, il doit reverser une partie du surplus à l'organisme qui le soutient, en l'occurrence l'État.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - C'est donc l'État qui assure l'équilibre ?

M. Géry Lecerf. - Pour ces schémas d'énergie renouvelable, oui.

Par ailleurs, le CFD prévu dans l'architecture réformée du marché européen vise à établir un prix de référence. Le producteur valorise son électricité sur le marché, ce qui est très positif au regard des autorités européennes en matière d'alimentation et de liquidité des marchés de gros. Et si le revenu touché par le producteur est inférieur au prix de référence, les consommateurs lui permettent de l'atteindre. Ainsi, le consommateur contribue à la couverture des coûts totaux par l'opérateur. En revanche, si l'opérateur dépasse ce prix de référence, il reverse le surplus au consommateur : on a donc un mécanisme de redistribution.

Ensuite, le diable se cache dans les détails : comment cette redistribution s'opère-t-elle ? La Commission européenne a établi un certain nombre de critères. La redistribution peut être modulée en fonction du profil de consommation. L'Europe a également défini des critères d'incitation à la consommation dans le CFD. La redistribution doit aussi inciter à consommer moins sur certaines heures. C'était d'ailleurs le cas de l'Arenh, qui suivait un mécanisme d'heures pleines et creuses : les heures creuses définissaient le droit d'accès à l'électricité nucléaire. Ainsi, les consommateurs électro-intensifs avaient plus droit à cette électricité nucléaire, qui devait représenter une part plus importante de leur consommation. C'est un mécanisme complexe.

Par ailleurs, le cadre du CFD prévoit également que le producteur respecte une formule de vente, dont la principale vertu est d'inciter ce dernier à produire davantage. C'est un sujet qui a préoccupé le Gouvernement pendant la crise, et qui continue à susciter sa vigilance.

Enfin, comment le fournisseur couvre-t-il son énergie ? Au moment de la signature d'une offre de fourniture, le fournisseur couvre 100 % de l'approvisionnement. Il couvre ainsi la majorité de l'approvisionnement sur des produits à terme, tandis qu'un complément est appliqué en cours d'année sur des produits de maturité plus courte, par exemple semestriels. Cela peut aussi se faire directement avec les producteurs.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Mais c'est un principe, non une obligation : tout le monde ne le fait pas.

M. Géry Lecerf. - C'est un principe : ceux qui ne le font pas se plantent et plantent les consommateurs. Ainsi, la direction des achats de l'État a fortement regretté d'avoir signé un contrat avec un fournisseur qui ne s'était pas couvert. Ce cas a fait émerger la question des règles prudentielles, qui ont été intégrées à la nouvelle architecture des marchés de l'électricité ainsi qu'au projet de loi sur la souveraineté énergétique.

Ces règles répondent aux éventuels frottements que vous mentionnez en matière de couverture. La crise a soulevé la question de l'accès au marché de gros, qui est liée à celle des appels de marge. Pour faire simple, il fallait avoir une très grande quantité de liquidités financières disponibles pour pouvoir opérer sur ces marchés, ce qui a amené un certain nombre de fournisseurs à réduire la voilure. Le problème des appels de marge devrait aussi être traité.

Il faut également prévoir un schéma de fournisseur de dernier recours. Si ce schéma est prévu dans l'architecture du marché européen, il n'existe pas en France. En tant que législateur, vous devriez vous pencher sur ce sujet. Il y a un fournisseur de dernier recours en gaz, mais pas en électricité ! Le fournisseur de secours - qui existe - joue un rôle différent : il compense les défaillances et garantit une offre à chaque consommateur. La charte des fournisseurs qui a été signée en fin d'année 2022 visait d'ailleurs cet objectif. L'État a demandé aux fournisseurs de faire des offres à l'ensemble des consommateurs. Cela a d'ailleurs eu des effets pervers, car nous étions au pire moment de la crise. Or, en signant une offre à prix fixe en pleine crise de volatilité des prix, le consommateur s'est retrouvé bloqué à un prix élevé pendant plusieurs mois. Cette situation a conduit certains fournisseurs à proposer des offres hybrides plus complexes, adaptées aux consommateurs plus chevronnés. Il s'agissait d'indexer une partie de l'offre sur le prix spot, et pas seulement sur un prix fixe. Ces clients ont été les premiers à avoir bénéficié de la baisse des prix. Cela reste un sport de haut niveau, qui n'est, bien entendu, pas destiné aux consommateurs résidentiels ou aux petites entreprises ; néanmoins, ces offres ont permis de faire passer ce signal prix plus rapidement au consommateur.

Enfin, pour ce qui concerne les incitations, la France souffre d'un manque d'alignement des planètes en matière de signaux tarifaires. Les signaux incitatifs sont nombreux - mécanisme de capacité, tarif d'utilisation des réseaux publics d'électricité (Turpe), tarifs, marché - mais ils ne sont pas alignés.

M. Fabien Choné. - Les CFD existent déjà sur l'obligation d'achat.

L'obligation d'achat d'énergies renouvelables et les compléments de rémunération passent par l'État. Est-ce une bonne chose ? Je ne le pense pas, car cela crée de l'imprévisibilité, un manque de visibilité et de l'incompréhension pour les consommateurs.

L'État a récupéré de l'argent pendant la crise des prix grâce aux renouvelables, qui a ensuite été reversé aux consommateurs dans le cadre du bouclier tarifaire. Encore une fois, le prix visible n'a pas reflété la réalité de la compétitivité des énergies renouvelables lors de cette crise. Cette solution n'est donc pas la bonne, et elle ne le sera pas davantage pour le nucléaire.

Pour ma part, je suis plutôt favorable à la mise en place de contrats pour différence directs entre le producteur nucléaire et les fournisseurs. C'est la raison pour laquelle j'évoque une symétrisation de l'Arenh, qui correspond à ce modèle de contrat direct entre le producteur nucléaire et les fournisseurs.

La question des obligations d'achat devra également se poser si nous voulons que le prix payé par le consommateur reflète la réalité du parc de production.

M. Lecerf est revenu sur la couverture des clients de taille importante. Pour les petits clients, nous procédons de manière plus statistique. Prenons le cas de Direct Énergie, dont le portefeuille de clients évolue très rapidement, étant donné que ceux-ci ne sont pas liés par un engagement. Direct Énergie doit donc faire des prévisions statistiques d'évolution de son portefeuille pour assurer sa couverture en fonction d'un élément crucial, la thermosensibilité.

Or, ce facteur est difficile à évaluer pour le fournisseur de clients résidentiels : s'il fait froid, les clients consomment plus et les prix sont beaucoup plus élevés ; au contraire, s'il fait chaud, les clients consomment beaucoup moins et les prix s'effondrent. La couverture est donc compliquée. Chez Direct Énergie, nous calculions un optimum pour minimiser le risque vis-à-vis de l'aléa climatique et des marchés. Cet optimum nous conduisait à nous fournir en une quantité 3 % à 5 % supérieure au niveau prévisionnel de consommation, pour éviter de prendre un risque. Le fournisseur n'est pas un trader : il n'occupe pas une position spéculative sur les marchés, ce n'est pas son métier. Je qualifie les fournisseurs qui tentent de jouer ce rôle de brebis galeuses : ou bien ils disparaissent mécaniquement quand les prix de marché s'inversent, ou bien, je l'espère, ceux qui auront joué avec l'Arenh seront condamnés.

Votre question sur l'augmentation des interconnexions est cruciale, mais elle nécessiterait de longs développements. Vous me demandez finalement - comme vous l'avez fait au cours de précédentes auditions - quels sont les bénéfices du marché européen pour la France. Le chiffre de 34 milliards a en effet circulé : mais il correspond à ce qu'a rapporté le marché européen à l'ensemble des Européens. On ignore ce qu'il a rapporté à la France, notamment en fonction des différentes périodes, car nous sommes parfois bénéficiaires, parfois perdants. La question est donc complexe.

Je dirais néanmoins que cela n'est pas grave, car je reste persuadé que la construction européenne dans sa globalité est intéressante. Si la France est perdante dans le domaine de l'électricité, tant pis ! Nous serons gagnants dans d'autres domaines, mais à une condition, qui n'est pas remplie : que nous soyons d'accord avec nos voisins européens sur la politique énergétique. De même que nous avons instauré la monnaie unique en nous appuyant sur nos partenaires européens qui ont accepté des critères de convergences, organisons un système d'interconnexion complètement fluide avec nos voisins qui ont la même politique énergétique que nous. Cela ne sera pas simple. Vous me posez donc une question très compliquée. Je vous invite à vous pencher sur le cas de la Suisse, qui se trouve entre deux eaux, puisque cet État est à la fois très interconnecté et extérieur à l'Union européenne.

Vous soulignez à juste titre le problème du prix : la question, en réalité, est celle de la facture, c'est-à-dire la structure des prix et de la consommation, en fonction des différentes périodes. Nous devons réduire au maximum le montant de la facture tout en veillant à la légitimité de la structuration des prix, quitte à atteindre des niveaux de prix parfois très élevés, notamment pendant les pointes de consommation. En 2009, dans le cadre du groupe de travail sur la maîtrise de la pointe électrique, présidé par le sénateur Bruno Sido et le député Serge Poignant, j'avais souligné qu'il était totalement aberrant de continuer à réglementer les tarifs de 20 millions de foyers avec un prix unique toute l'année alors que les compteurs Linky étaient en cours de développement. Ce compteur communiquant est capable de mesurer très précisément, chaque demi-heure, la consommation d'électricité : pourquoi, alors, continuer à réguler des tarifs qui ne donnent aucun signal de consommation au cours de l'année ? C'est absurde, et pourtant c'est toujours ce qui se passe !

J'ai réitéré la proposition que j'avais émise, à l'époque, dans le cadre d'un groupe de travail du comité prospectif de la CRE, en 2018 ou 2019. J'ai appris l'année dernière que la CRE avait repris ma proposition. Nous devons absolument travailler à une structuration du prix qui transmette les bons signaux.

J'aurais souhaité évoquer beaucoup d'autres questions : aussi, je me tiens à votre disposition pour tout autre renseignement. Le sujet que vous traitez est crucial pour l'avenir du pouvoir d'achat des Français et pour la réindustrialisation de la France. Il est donc important de prendre le temps d'approfondir l'ensemble de ces problématiques qui sont très complexes.

M. Fabien Gay, président. - Nous sommes, en effet, contraints par le temps ; néanmoins, la commission vous invite, si vous le souhaitez, à compléter le questionnaire qui vous a été transmis. Cela nous aidera à élaborer notre rapport.

Mme Claire Waysand. - Il me semble que le projet de loi sur la souveraineté énergétique prévoit des CFD appliqués au nucléaire.

L'avantage du CFD, c'est qu'il règle la question des prix bas. En effet, nous avons besoin d'un système qui permette à EDF de poursuivre ses activités et de continuer à investir. Dans l'accord, le mécanisme d'écrêtement qui a été prévu règle la question des prix élevés en organisant de la redistribution vers le consommateur ; mais une situation de baisse durable des prix soulèverait un problème d'équilibre financier pour EDF, sans qu'une réponse y soit apportée. Tel est l'avantage du CFD.

En revanche, du point de vue d'EDF en particulier, le CFD a pour inconvénient d'être considéré comme une aide d'État, étant donné qu'il garantit un prix plancher. Ce dispositif nécessite par conséquent une négociation spécifique avec la Commission européenne. Toutefois, le CFD garantit la pérennité du système, quel que soit le niveau des prix.

Nous couvrons la quantité prévisionnelle d'électricité que le client va consommer sur l'ensemble de la durée du contrat. Durant la crise, cela nous a permis de faire des offres à prix fixe. Ainsi, certains de nos clients, ayant souscrit des contrats de longue durée avant le début de la hausse des prix, ont été soumis à un prix fixe et n'ont pas subi les effets de la crise énergétique ; nous n'avons pas non plus essuyé de pertes, étant donné que nous avions prévu un approvisionnement en énergie suffisant, correspondant à l'ensemble de la durée de leur contrat. Ce faisant, nous avons évité une importante dépense d'argent public : selon notre estimation, si tous ces clients avaient été soumis à un mécanisme répliquant le TRV de l'électricité, 2 milliards d'euros de bouclier tarifaire leur auraient été versés, au lieu de 700 millions, comme cela a été le cas. Nous avons donc évité 1,3 milliard de dépenses publiques grâce à ces offres.

Malheureusement, le débranchement du dispositif de bouclier tarifaire, le 1er février 2024, a placé certains de nos clients, soumis à une offre à prix fixe et désormais sans bouclier tarifaire, en difficulté. Nous étudions les possibilités pour leur apporter une solution spécifique.

Pour ce qui a trait aux interconnexions et à l'Europe de l'énergie, le chiffre de 34 milliards d'euros a été rappelé. Je suis convaincue de l'intérêt économique de l'optimisation des moyens de production sur un plus vaste espace. Néanmoins, la question doit également se poser d'un point de vue national : elle gagnerait à être creusée par les administrations. En tout état de cause, c'est un jeu collectivement gagnant, qui ne devrait pas être réservé aux seuls pays qui ont la même politique énergétique que nous. D'ailleurs, ce n'est le cas d'aucun de nos voisins ! Vous connaissez la devise de l'Union européenne : « Unie dans la diversité ». En matière énergétique, la diversité est maximale !

Les stratégies de nos voisins sont complètement différentes, mais cela ne fait rien : en revanche, il importe de se demander si le développement des échanges nous permettrait de bénéficier de prix plus bas. Cette question doit être étudiée de manière sérieuse et objective : il ne s'agit en rien de réunir tous ceux qui pensent la même chose !

Enfin, il est évident que les offres ont un rôle à jouer pour inciter les consommateurs et pour transmettre les signaux prix. Néanmoins, prenons garde de mettre des consommateurs en difficulté. Si certains d'entre eux ont la possibilité de moduler leur consommation, ce n'est pas le cas de tous.

Engie s'appuie notamment sur des offres spécifiques telles que « Mon Pilotage Elec », qui permettent aux consommateurs qui le souhaitent d'optimiser et de baisser le montant de leur facture, avec des résultats très significatifs.

Je me tiens également à votre disposition pour répondre à d'éventuelles interrogations ultérieures.

M. Fabien Gay, président. - Je vous remercie de votre participation à cette table ronde. Nos conclusions seront rendues dans plusieurs semaines : le rapporteur et le président veilleront à vous les adresser. Si vous souhaitez nous préciser des éléments complémentaires, n'hésitez pas à le faire par le biais du questionnaire.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 16 h 35.