Lundi 26 février 2024

- Présidence de M. Jérôme Durain, président -

La réunion est ouverte à 14 h 00.

Audition de M. Roberto Saviano, journaliste, auteur du livre intitulé Extra pure : Voyage dans l'économie de la cocaïne (en téléconférence)

M. Jérôme Durain, président. - Nous nous entretenons cet après-midi en téléconférence avec M. Roberto Saviano, auteur des livres Gomorra : Dans l'empire de la Camorra, et Extra pure : Voyage dans l'économie de la cocaïne.

Monsieur, je vous donne la parole pour un propos liminaire à l'issue duquel nous vous poserons des questions.

M. Roberto Saviano, journaliste, auteur du livre intitulé Extra pure : Voyage dans l'économie de la cocaïne. - La question du narcotrafic est l'un des thèmes les plus ignorés dans le débat public international. L'Europe est pourtant traversée par les capitaux du narcotrafic et par la présence militaire des groupes mafieux, le narcotrafic étant en quelque sorte la « levure » qui permet à ces derniers d'accélérer leurs profits.

Les organisations criminelles complexes que sont les mafias sont très différentes des organisations criminelles ordinaires, telles que les gangs. Le criminel ordinaire, ou commun, agit en effet pour gagner de l'argent, tandis que le mafieux agit pour commander. L'objectif des organisations mafieuses est le pouvoir sous ses différents aspects : politique, économique, territorial.

Si l'on investit 1 000 euros dans des actions, par exemple Apple, on peut escompter récupérer 1 100, voire 1 200 euros au bout d'un an, tandis que 1 000 euros investis dans le marché de la cocaïne rapporteront, selon les autorités de lutte contre la mafia en Italie, 182 000 euros au bout d'un an. Autrement dit, 5 000 euros investis dans le marché de la cocaïne rapportent près de 1 million d'euros. Si ce marché est réservé à une poignée de happy few, nombreux sont ceux qui tentent de changer de vie en investissant 5 000 euros. Le monde politique ne se rend pas compte que ce que l'on propose à un jeune de la banlieue de Naples, d'Athènes, de Sofia, de Belgrade ou de Varsovie qui veut sortir de la misère est beaucoup moins attrayant.

La France étant très touchée par le narcotrafic, il est incroyable qu'aucune formation politique n'ait fait de ce thème son cheval de bataille prioritaire.

Toute l'Afrique qui a été colonisée par la France est depuis de longues années au centre des trafics. La cocaïne provient d'Amérique du Sud, les grands producteurs étant situés au Pérou, en Colombie et en Bolivie, d'où elle est envoyée en Afrique équatoriale. Elle transite ensuite par le Mali jusqu'aux côtes du Maghreb, d'où elle est expédiée dans différents grands ports - Vado Ligure en Italie, Rotterdam, Hambourg ou les ports anglais.

Si les ports européens sont des gruyères, c'est moins en raison de la corruption, qui existe mais n'atteint pas le niveau des ports sud-américains ou asiatiques, où elle est massive, que des procédures de dédouanement rapides, qui laissent moins de temps aux contrôles.

Comment expliquer la demande gigantesque de cocaïne ? Dans les démocraties occidentales, cette question est hélas ! ignorée du débat démocratique. Jusqu'aux années 1980-1990, la cocaïne était réservée aux riches. Aujourd'hui, cette drogue est consommée par toutes les classes sociales, même s'il va de soi qu'elle est de meilleure qualité quand on y met le prix.

Les grandes organisations criminelles françaises sont les organisations criminelles corses qui ont un code d'affiliation et de structuration interne très complexe que l'on peut comparer aux mafias les plus anciennes du monde, à savoir les mafias italiennes. Aucun affilié mafieux corse n'est chargé de la distribution sur le territoire, celle-ci étant confiée aux organisations maghrébines. En France, l'organisation la plus importante est tunisienne. Elle regroupe plusieurs familles qui entretiennent d'excellents rapports avec des groupes maliens et gambiens et de très mauvaises relations avec les groupes nigériens et marocains.

Les mauvaises relations entre les Marocains et les Tunisiens expliquent du reste la position dominante de la mafia marocaine, dite Mocro Maffia, aux Pays-Bas, car celle-ci est parvenue à conquérir Marseille, qui lui donne une base. L'hégémonie de cette organisation est telle qu'elle a mis en danger les institutions hollandaises. Il y a trois ans, un journaliste de l'un des plus grands titres néerlandais a été éliminé en plein centre-ville lors d'un attentat à la bombe commandité par la mafia marocaine.

Quant à la Suède, elle est le pays européen qui compte le nombre le plus élevé de morts dans le cadre du narcotrafic.

Tout cela est passé sous silence. La presse évoque ces faits sous l'angle de guerres entre clans, mais jamais sous celui de l'économie considérable, que l'on peut comparer à celle du pétrole, qu'emporte le narcotrafic. Le débat public se concentre sur les problèmes de sécurité et d'immigration, sans jamais s'attarder sur la quantité considérable d'argent en liquide qui est injectée dans la société européenne. Or si des clans maghrébins s'entretuent en France, si des clans slaves et moyen-orientaux s'entretuent en Suède, c'est parce que l'économie locale est poreuse, c'est-à-dire qu'elle permet que cet argent soit réinjecté dans l'économie légale. Sans la complicité du système économique et financier dans tous les pays européens, il n'y aurait pas les organisations criminelles.

L'argent de la Mocro Maffia hollandaise est par exemple blanchi dans les Caraïbes hollandaises. Aux côtés du Luxembourg, du Liechtenstein et d'Andorre, Londres est la capitale mondiale du blanchiment d'argent sale. Les organisations criminelles utilisent ces espaces pour cacher, protéger et activer leurs capitaux.

Sans une police antimafia européenne qui soit en mesure d'enquêter sur le système financier, on ne pourra pas s'attaquer à ce pouvoir criminel.

Au-delà des opérations de police, les politiques de légalisation sont le seul moyen d'interrompre ce trafic. Les drogues légères, qui seraient seules concernées - car il serait impensable de légaliser toutes les drogues -, pèsent pour 40 % des revenus des mafias italiennes. Cela provoquerait évidemment une crise, mais l'exemple de la cigarette montre qu'avec des politiques nationales strictes, la contrebande peut être éliminée. Les États-Unis, l'Uruguay, et désormais l'Allemagne l'ont fait.

Il faut distinguer la libéralisation, qui permet que la drogue soit vendue et consommée dans certains lieux et que les producteurs ne soient plus poursuivis pénalement, de la légalisation, qui emporte le contrôle de l'État sur toute la chaîne de production et de distribution.

Les Pays-Bas, eux, ont expérimenté la légalisation du cannabis, ce qui a eu un effet positif sans entraîner de conflit avec les organisations criminelles.

Les cartels mexicains qui géraient le trafic de marijuana en Uruguay ont disparu dès que l'Uruguay a légalisé cette drogue. En Arizona, aux États-Unis, la consommation de marijuana a enregistré une forte diminution après la légalisation de celle-ci.

La légalisation est un outil très concret qui permet à un État de contrôler l'intégralité de la filière, de la production à la consommation, mais aussi les prix et la qualité de la substance. Elle prive les organisations criminelles de recettes, mais également d'espace. Les consommateurs qui passent de la marijuana à la cocaïne et de la cocaïne à l'héroïne le peuvent parce que leur dealer propose ces différentes substances. La légalisation permet d'éviter ce risque.

J'en viens à la géographie de l'influence des organisations criminelles. Personne n'en parle dans la sphère politique, mais la guerre en Ukraine a déséquilibré les forces mafieuses en Europe de l'Est. La mafia russe est une structure invasive et complexe dont on sait très peu chose, car les tribunaux russes ne sont pas très enclins à collaborer avec les parquets et les polices d'autres États. Nos informations sont donc issues des dissidents et des intellectuels russes.

Selon Kasparov, le chef du cercle des frères, organisation mafieuse située à Saint-Pétersbourg, est l'Ukrainien Semion Moguilevitch, dit The Brain - le cerveau. Les organisations mafieuses russes dépendraient toutes de Vladimir Poutine.

Nous savons également, grâce à des transmissions par câble en provenance d'Ukraine découvertes par M. Assange, qu'il existe des liens entre Gazprom et le gouvernement ukrainien. Apparemment, Moguilevitch serait derrière les affaires du gaz en Ukraine.

Après l'invasion russe, la mafia ukrainienne, qui était très liée à Moscou, a été coupée en deux, certains mafieux restant philo-russes et d'autres devenant philo-européens. Les personnes qui ont été placées à la tête du Donbass par Poutine sont des mafieux.

À l'heure actuelle, les rapports de la mafia russe implantée en Pologne, en Allemagne et en Espagne avec Moscou ne sont pas clairs : restent-ils au service de Moscou ou essaient-ils de se délivrer de son étau ?

Nous savons toutefois que le déserteur russe Maxime Kouzminov a été assassiné en Espagne par la criminalité organisée russe sur des ordres venant de Moscou. Si sa dépouille, retrouvée dans la rue, dans un quartier malfamé, a été identifiée comme étant celle d'un Ukrainien, car il détenait un passeport ukrainien, il s'agissait bien d'un Russe.

La mafia serbe est très présente en Allemagne, et la mafia albanaise, très puissante au Royaume-Uni, l'est également en Allemagne ainsi qu'en Italie, où elle est unie aux mafias italiennes, Albanais et Italiens ne formant plus qu'une structure.

Les organisations géorgiennes et tchétchènes sont très fortes, surtout en Espagne.

Pour quelle raison n'y a-t-il pas d'organisation allemande, française ou espagnole ? De fait, des organisations françaises existent bel et bien, mais à l'intérieur des cartels corses. Elles sont, du reste, opérationnelles sur le plan militaire.

La mafia corse s'inspire de la mafia italienne, qui est la plus ancienne et qui a imposé les règles du jeu au niveau international.

Depuis toujours, la mafia italienne discute avec la quasi-totalité des autres organisations criminelles et dispose d'une véritable emprise sur ce monde.

Dans les années 1990, la Drug Enforcement Administration (DEA) américaine ne parvenait pas à comprendre par quels moyens les mafias blanchissaient leurs revenus, car aucune banque ne collaborait véritablement à ses enquêtes. La DEA avait alors organisé l'opération Dinero, qui consistait à créer une banque installée à Anguilla, dans les Caraïbes, mais les policiers s'étaient rendu compte que les cartels ne donnaient que peu d'argent à cet établissement en raison de l'absence des mafias italiennes. Par conséquent, la DEA avait sollicité des policiers italiens afin d'attirer ces fonds criminels, d'où l'intervention de la policière infiltrée sous le nom de Maria Monti, avec laquelle j'ai réalisé une interview que vous pourrez trouver en ligne. Cet épisode démontre l'importance d'une interface avec les organisations italiennes, qui légitiment un circuit financier, un trafic de stupéfiants ou un trafic d'influence politique donné. La présence des mafias italiennes est considérée, en quelque sorte, comme le synonyme d'un travail accompli avec davantage de soin que d'autres organisations criminelles, ce qui renforce la confiance.

Cet aspect est lié à l'expérience des mafias italiennes, les plus anciennes au monde avec les mafias chinoises dans leurs structures et dans leurs règles.

J'avais d'ailleurs préparé une émission de télévision intitulée « Insider » pour la RAI. Les quatre épisodes évoquaient les menaces faites aux journalistes et l'assassinat du prêtre Don Peppe Diana par la mafia, et comprenaient l'interview d'un tueur de la Cosa Nostra. La diffusion de l'émission a été bloquée, car le sujet était sans doute trop sensible.

De manière plus globale, les organisations criminelles ont des spécialités : en Allemagne par exemple, le blanchiment d'argent prédomine, avec une proximité entre les Allemands, les Turcs, les Italiens et les Albanais qui travaillent dans différentes organisations. La puissance des organisations criminelles est telle qu'à l'annonce du choix de Bruxelles comme siège du Parlement européen, une famille de la mafia calabraise - la Ndrangheta - avait décidé d'acheter une série d'immeubles dans la ville, anticipant une augmentation du coût de l'immobilier due à l'arrivée d'hommes politiques, de journalistes et de fonctionnaires européens. Ces organisations disposent d'une réelle capacité d'anticipation afin d'être présentes sur les nouveaux marchés, en investissant continuellement, dans l'immobilier comme dans le domaine politique, en nouant des relations dans le système financier et bancaire. Leurs renseignements proviennent de ces milieux.

En outre, ces organisations peuvent compter sur une réticence politique liée à des préjugés ethniques. Comme je l'indiquais précédemment, les Allemands ont tendance à considérer que les mafias sont un problème italien, serbe ou albanais ; pour les Français, la problématique est avant tout corse ou italienne ; selon les Suédois, la mafia concerne les Kurdes, les Irakiens et les Albanais, etc. Or associer ainsi une communauté entière à la criminalité me semble être une erreur capitale, qui ne fait que renforcer la criminalité : en postulant que tous les Albanais de Londres sont des mafieux, par exemple, on ne fait qu'inciter les membres de cette communauté à se rapprocher du crime organisé.

Seules les communautés saines et honnêtes peuvent véritablement faire face aux criminels et il faut éviter de répandre des soupçons ou des préjugés visant telle ou telle communauté, car elle finit alors par se sentir abandonnée.

Parallèlement, les prisons représentent une véritable usine qui produit de nouveaux affiliés aux organisations mafieuses. Celles-ci peuvent en effet y recruter des personnes condamnées pour des délits mineurs, mais qui, par peur d'être battues ou violées, fourniront des informations ou d'autres services. Si les conditions de détention sont dégradées, le prisonnier se hâtera d'adhérer à une organisation criminelle capable de le protéger ; à l'inverse, une prison qui respecte les droits des détenus permet de contrecarrer cette logique et de lutter contre la mafia.

Les relations des organisations criminelles avec le monde politique restent quant à elles ambiguës. Certes, la situation a changé depuis les années 1980 durant lesquelles elles achetaient directement les hommes politiques. La pratique perdure au niveau local, mais les postes de ministre sont désormais davantage surveillés et peuvent faire l'objet d'enquêtes. Les mafias recherchent plutôt des personnes disposant d'une formation technique, loyales et qui restent au pouvoir indépendamment des changements de gouvernement ou de majorité.

Les hommes politiques sont parfois manipulés sans le savoir par des mafias qui peuvent contrôler les électeurs, connaissant fort bien le prix de chaque vote. Des enquêtes ont ainsi été menées en Italie sur le vote d'échange mafieux, un travail qui n'a hélas pas été conduit en France. En Italie, le coût d'un vote aux élections européennes est ainsi compris entre 25 euros et 30 euros, alors qu'il peut aller de 50 euros à 100 euros pour un vote à caractère national. Le montant correspondant peut être versé en espèces ou sous forme de bons d'achat valables pour du carburant ou des courses alimentaires. Cette dévaluation du vote, l'un des aspects les plus critiques de la démocratie contemporaine, peut être constatée dans les mots d'ordre de la Camorra : si elle promettait, en 1985, un travail en échange d'un vote, elle offre aujourd'hui 100 euros pour ce même vote. Une véritable organisation a pu être mise en place par la mafia, avec des bus qui accompagnent les personnes âgées au bureau de vote : l'un des chefs de la mafia m'avait expliqué qu'il prenait les femmes âgées dans ses bras à cette occasion et qu'il faisait en sorte que les intéressées passent une belle journée.

S'y ajoute une forme de garantie : si un vote est donné à tel homme politique sur demande d'une mafia, l'électeur saura qu'il pourra la solliciter en cas de manquement de l'homme politique à tel ou tel engagement de campagne.

Les mafias deviennent d'ailleurs très souvent une garantie pour les banques. En Italie du Sud, dans le cadre de la construction d'un grand centre commercial - structure souvent utilisée pour blanchir les capitaux des mafias, même si les entreprises gestionnaires n'ont aucun lien avec elles à l'origine -, un camorriste, Di Caterino, s'est présenté à la banque : soucieuse de s'assurer qu'il faisait bien partie de la mafia, celle-ci a demandé à un homme politique sous les verrous pour faits mafieux de confirmer son identité avant de lui accorder un prêt, ce qui montre bien à quel point la mafia est considérée comme une garantie solide. Les organisations criminelles, de leur côté, ont besoin de structures permettant de blanchir leurs revenus : pour reprendre l'exemple de la construction du centre commercial, elles doivent obtenir un prêt pour justifier l'opération, même si elles disposent déjà des moyens financiers nécessaires.

Ce Di Caterino était d'ailleurs lié au clan des Casalesi qui a mis ma tête un prix, d'où le procès qui m'oppose à eux : celui-ci dure depuis maintenant dix-sept ans, pour vous donner une idée du rythme de la justice italienne.

Pour prendre un autre exemple, la société Parmalat, qui souhaitait augmenter ses ventes, s'est adressée à la mafia pour imposer ses produits aux magasins et aux supermarchés. Les agents de la mafia se sont acquittés de cette tâche en n'imposant pas ces produits par des menaces, mais en faisant baisser leurs prix grâce à leurs moyens logistiques. Parallèlement, une société concurrente avait décidé d'abaisser ses prix, mais la Camorra a immédiatement réagi en crevant les pneus de ses camions. La mafia gagne donc toujours, car elle peut proposer des produits à prix bas. Vous n'imaginez pas le nombre de restaurants, d'hôtels et d'entreprises de transport qu'elle contrôle, sans oublier des pompes à essence « blanches » : non liées à des grands groupes pétroliers, celles-ci sont approvisionnées par du pétrole en provenance d'Europe de l'Est, via des camions censés transporter du lait. Toutes ces pratiques ne donnent qu'occasionnellement lieu à des condamnations, le sujet n'étant pas une priorité politique.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Merci pour ce descriptif très complet des dispositifs permettant de blanchir l'argent provenant du narcotrafic. Selon vous, la justice et la police italienne disposent-elles de moyens suffisants pour lutter contre ces pratiques ?

M. Roberto Saviano. - Des lois d'importance ont été votées pour lutter contre la mafia et leur qualité opérationnelle est à noter au regard d'autres démocraties, mais les temps de réponse judiciaire restent extrêmement longs. Imaginez un enfant qui, à huit ans, casserait un vase précieux, et que sa mère ne giflerait qu'à environ trente ans en guise de punition, et vous aurez une image assez nette de la rapidité de la justice italienne.

Très professionnelles et efficaces, les forces de l'ordre italiennes souffrent d'un manque chronique de moyens, qu'il s'agisse des interceptions ou plus simplement du carburant pour les véhicules. De surcroît, les enquêtes sur la mafia nécessitent des années d'investigation et ne suscitent plus, à la longue, l'intérêt du monde politique.

La question des ressources devrait être portée au niveau du continent en renforçant un parquet européen qui, pour l'instant, ne dispose pas des moyens nécessaires à la lutte contre les délits et les crimes mafieux. Les frontières demeurent un obstacle à ce combat : les polices coopèrent, mais sans disposer d'une vision d'ensemble. Il faudrait que des formations et des échanges soient organisés, afin que des policiers français viennent observer la situation calabraise par exemple, et que des policiers italiens viennent analyser le cas marseillais.

Le gouvernement italien a beaucoup donné dans la rhétorique s'agissant de la lutte contre la mafia, mais n'a pas réellement investi dans ce combat contre les organisations criminelles et l'économie mafieuse. Les gouvernements précédents n'ont pas fait mieux en n'érigeant pas cette lutte au rang de priorité. Il s'agit, selon moi, d'une énorme erreur, car les mafias ne posent pas qu'un problème d'ordre : si elles recourent à la violence lorsque c'est nécessaire, elles obtiennent leurs meilleurs résultats lorsqu'elles ne font pas parler d'elles.

Mme Marie-Arlette Carlotti. - L'ambiguïté des relations avec le monde politique, l'achat de voix et les pompes « blanches » sont autant d'éléments familiers pour la sénatrice de Marseille que je suis. Pourriez-vous nous en dire davantage sur la manière dont ces mafias, à la recherche du pouvoir, prennent en charge les économies locales ?

Par ailleurs, plusieurs intervenants ont souligné devant notre commission les sérieuses difficultés que pose l'infiltration. Jugez-vous cette technique efficace ?

Enfin, à l'approche des élections européennes, comment les femmes et les hommes politiques pourraient-ils être moins timides sur cette question de la lutte contre les mafias ? Comment pourrions-nous renforcer la collaboration européenne ?

M. Roberto Saviano. - Les organisations criminelles imposent leur domination sur l'économie en proposant des prix concurrentiels grâce aux capitaux du narcotrafic. Une entreprise du bâtiment, par exemple, peut se permettre d'offrir de meilleurs prix - parfois même une meilleure qualité - que d'autres entreprises, parce qu'elle est soutenue financièrement par le trafic de cocaïne ou d'héroïne, ou parce qu'elle pratique l'évasion fiscale.

La plupart des entreprises mafieuses italiennes qui investissent dans le bâtiment sont très attentives au paiement de leurs impôts. Dans une région d'Italie, un enquêteur s'est ainsi intéressé aux sociétés payant leurs impôts. Ces sociétés tirent leur force du narcotrafic. Grâce à l'argent que ce dernier leur procure, elles peuvent acheter légalement leur ciment au prix du marché. L'entrepreneur honnête, lui, ne peut agir sur les prix. Il ne peut pas attaquer le concurrent, qui paie ses impôts, tout comme son personnel. De plus, les sociétés mafieuses sont très bien informées. Prenons l'exemple d'une société française qui voudrait répondre à un appel d'offres en Italie : elle devra affronter un nombre insensé de règles bureaucratiques quand les organisations mafieuses maîtrisent les procédures, grâce à des personnes clés placées dans les bureaux techniques où se traitent les appels d'offres.

Les organisations criminelles s'appuient aussi sur l'argent sale qu'elles font entrer dans le pays d'une façon assez simple. À Rome, par exemple, une famille de la Camorra a acquis, pour 1 million d'euros, le glacier situé face au Panthéon, l'une des attractions touristiques les plus importantes au monde. Elle a ensuite créé une société au Liechtenstein pour y injecter de l'argent sale. Au bout d'un an et par l'intermédiaire de cette société, la famille a racheté le glacier, qui lui appartenait déjà, pour un montant de 3 millions d'euros. Et voilà comment 2 millions d'euros ont été recyclés et réinjectés dans le circuit légal. Les organisations criminelles utilisent donc les paradis fiscaux et la finance offshore au sein même du système bancaire européen. L'achat d'un glacier en face du Panthéon présente l'avantage de n'éveiller aucun soupçon. Le lieu étant assiégé chaque jour par des milliers de touristes, l'activité n'attire pas l'attention. Il en irait différemment dans un endroit non touristique.

Les organisations mafieuses créent ainsi de nombreuses sociétés, qu'elles revendent ensuite. Les enquêtes n'ayant pas réussi à le démontrer, je ne pourrai vous citer toutes les marques dont l'origine est criminelle, mais je vous assure, par expérience, que de nombreuses chaînes ont une origine criminelle. La Camorra ou la Ndrangheta y ont injecté de l'argent pendant un ou deux ans, avant de revendre les structures, les murs des restaurants ou des magasins. La société est restée, mais la mafia est partie. C'est ainsi, par la création de sociétés, par le travail, par l'injection de capitaux ou par le tourisme que la mafia conditionne l'économie, la politique et l'activité publique.

Pendant la pandémie de covid - elle a été une aubaine pour les mafias -, les mafieux rachetaient les entreprises, les boutiques et les bureaux qui fermaient les uns après les autres. Des écoutes téléphoniques réalisées par le ministère public de Milan ont révélé que les mafieux de Vibo Valentia, une ville de Calabre, se disaient entre eux qu'ils devaient arrêter d'acheter tous ces restaurants, qu'il n'y avait aucun sens à en acheter autant. Le même phénomène a été constaté à Rimini, sur l'Adriatique : les mafias ont voulu acheter les hôtels en crise. Heureusement, les hôteliers concernés ont été aidés par des collègues et ont pu éviter l'infiltration mafieuse. Voilà comment est bâti le pouvoir des mafias.

Les méthodes employées pour le blanchiment sont relativement simples, mais il est très difficile de s'y opposer, dès lors qu'une structure peut obtenir des financements sans qu'aucune autorité ne lui pose la question de leur origine. On n'a jamais retrouvé, d'ailleurs, le trésor des mafias. On a bien retrouvé des comptes courants, des voitures de luxe, des maisons et des villas par milliers, ou encore des éoliennes et des pompes à essence. La prison de Santa Maria Capua Vetere a été bâtie par des Camorristes emprisonnés, qui, même dans cette situation, ont su se livrer à de la spéculation ! En revanche, on n'a jamais retrouvé le patrimoine ni les centaines de millions d'euros des organisations criminelles.

L'explication est simple : le système financier est complice des mafias, très souvent sans le savoir. Parfois, les organisations criminelles elles-mêmes ne savent pas où a fini leur argent. Mon livre Extra pure a été retrouvé à l'endroit même où El Chapo Guzmán se réfugiait. Les cols blancs à qui il confiait son argent ne lui disaient pas où ce dernier était investi. Si jamais El Chapo Guzmán devait se repentir, il ne serait pas en mesure de dire à quel endroit se trouve son argent. Au mieux, il pourra dire qu'il l'a confié à tel ou tel cabinet financier.

L'investissement mafieux est garanti avec la vie. À Gibraltar, à Chypre ou à Malte, il y a des banques qui reçoivent de l'argent de toute part sans en connaître l'origine. Elles ne voient passer que des codes alphanumériques et la provenance des revenus leur est inconnue. Malheureusement, l'Europe et les partis politiques n'en parlent pas. Non seulement ce sujet ne passionne pas l'opinion publique, mais il n'apporte aucune voix. Il est très facile en effet d'acheter des votes et de contrôler les élections dans les quartiers difficiles, où les habitants ont perdu toute confiance dans les institutions. Dans ces quartiers, on ne vote pas pour les personnes qui garantissent une gestion honnête, mais pour celles qui promettent des avantages individuels, qu'il s'agisse d'une place dans une école ou de la délivrance d'un permis de construire. Les gens agissent par intérêt personnel. Ils ne font aucune différence entre une tendance politique et une autre.

Par ailleurs, il faut préciser que si les centres-villes de Paris, Milan ou Berlin sont très différents, les banlieues sont les mêmes partout en Europe. La logique est la même, les hiérarchies, les drogues sont les mêmes. La périphérie du Caire ressemble ainsi incroyablement à la banlieue de Marseille. Cela permet aux organisations criminelles mafieuses de disposer des clefs d'accès à ces espaces.

Il est impossible d'arrêter le blanchiment d'argent en agissant uniquement dans un État. Certains États européens aspirent à devenir des sièges du blanchiment d'argent. C'est le cas des Pays-Bas ou de la Roumanie, dont l'ambition est de créer un espace offshore. Lorsque les entreprises souhaitent être présentes à la fois à Londres et dans l'Union européenne, elles ouvrent un guichet à Malte - un État membre du Commonwealth, mais aussi de l'Union européenne - et les jeux sont faits. Au sein de l'Union européenne, des contradictions incroyables permettent malheureusement aux financements illicites de gagner la bataille. C'est un drame, une tragédie.

M. Jérôme Durain, président. - Vous avez évoqué la réponse institutionnelle et l'absence ou le défaut de réponse politique. Existe-t-il une réponse citoyenne ? En France, à Saint-Ouen, non loin de Paris, des habitants se sont mobilisés sur une place pour éviter le deal. Nous étions à Lyon la semaine dernière : dans un quartier d'une ville voisine, une mobilisation citoyenne a quelque peu mis le trafic en échec. Ce type d'expérience existe-t-il aussi en Italie ?

M. Roberto Saviano. - Il peut y avoir des réponses très fortes de ce type, en particulier à la suite d'une effusion de sang, lorsque des innocents sont tués. C'est la raison pour laquelle les mafias essaient de ne pas faire trop de remous. Très récemment, le gouvernement italien a tenté une action que l'on peut qualifier de propagande à Parco Verde, dans la banlieue napolitaine. Une personne a menacé de dénoncer un chef de zone, qui avait organisé un lieu de deal. Ce chef de zone avait déjà rempli une baignoire avec de l'acide dans l'intention de dissoudre le corps de cette personne après l'avoir tuée lorsque les Carabiniers sont intervenus.

Très souvent, le niveau de violence des organisations est tel que les gens ont peur. Pour dépasser cette peur, il faut un engagement massif des citoyens. Il faut que les organisations aient à faire face non pas à des individus esseulés, mais à un groupe de personnes. Alors, si elles tentent de se venger, elles finiront par perdre leur territoire.

Les exemples que vous avez cités sont très intéressants : lorsque la société civile se sent unie, elle peut intervenir pour tenter de transformer le territoire dans lequel elle vit. Pour que ces actions réussissent, il faut que les politiques les soutiennent et que le pouvoir protège les citoyens. La démocratie finit par mourir lorsqu'elle contraint les individus à des actes héroïques, lorsqu'elle les pousse au sacrifice. Cela n'est pas juste. La peur est un droit. On a le droit d'avoir peur. En même temps, les citoyens ont le droit de s'adresser aux institutions pour dépasser leurs peurs. On ne peut pas risquer sa vie.

Moi-même, j'ai brûlé ma vie. À l'époque, je n'étais pas conscient de mes actes. J'étais romantique ; peut-être ai-je été bête ? J'avais 26 ans lorsque je me suis retrouvé dans cette situation. Aujourd'hui, à 44 ans, j'y suis toujours. Ma vie n'a fait qu'empirer. Ce n'est pas juste. Il n'est pas juste de demander cela aux individus. Ce qui est juste en revanche, c'est de protéger la communauté lorsqu'elle agit. La communauté doit être protégée non seulement par la police, mais aussi par le monde politique. À l'heure actuelle, la société civile, tout comme le monde politique, est en crise : elle agit peu, elle parle peu. Ceux qui agissent le font sur la base d'initiatives individuelles.

M. Jérôme Durain, président. - Je vous remercie. Nous essaierons de trouver l'énergie collective pour mobiliser la politique, les institutions et les citoyens, afin de combattre et de vaincre ce fléau qu'est le narcotrafic.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Émile Diaz, dit « Milou », ancienne figure de la French Connection, auteur, avec Thierry Colombié, de Truand : Mes 50 ans dans le milieu corso-marseillais

M. Jérôme Durain, président. - Nous recevons à présent M. Émile Diaz, ancienne figure de la French Connection, auteur, avec Thierry Colombié, de Truand : Mes 50 ans dans le milieu corso-marseillais. Monsieur Diaz, merci de votre présence.

Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Émile Diaz prête serment.

M. Jérôme Durain, président. - Monsieur Diaz, vous êtes venu, ès qualités, bon connaisseur des sujets dont traite cette commission d'enquête, dans une perspective de mise en relation de votre expérience personnelle et des trafics actuels. Nous vous proposons de commencer par un propos introductif. Nous vous poserons ensuite des questions.

M. Émile Diaz, dit « Milou », ancienne figure de la French Connection. - En préambule, je préfère le dire : je parlerai avec mes mots. Je suis né à la Belle de Mai. Je n'ai pas un grand niveau d'études et je parle comme dans la rue, comme je sais le faire.

J'ai tout arrêté il y a dix-huit ans, le jour où je suis sorti de ma prison corse. Malheureusement, j'ai presque soixante ans de banditisme derrière moi. J'ai commencé à 8 ans, à la Belle de Mai. Pourquoi ? C'était comme ça. Nous étions trente-cinq dans la classe ; parmi nous, trente sont allés en prison. Chez nous, il y avait ou les communistes ou les voyous. Parfois, les communistes étaient un peu voyous aussi. Nous ne savions pas faire autre chose.

J'ai donc arrêté il y a dix-huit ans et j'ai accepté de venir devant votre commission avec plaisir. J'aurais pu refuser - un certificat médical ou autre -, mais j'ai accepté, parce que je m'aperçois que l'avenir est sombre. La situation tourne mal en Europe. Cela va mal finir, très mal même, et je vais vous dire pourquoi.

On nous a accusés de tous les péchés d'Israël, en raison de toute l'héroïne partie aux États-Unis. C'est vrai que nous ne sommes pas des anges : nous avons fait des choses pas bien. C'était sale, c'était la French Connection, dont je suis le dernier représentant. Ce n'est pas moi qui le dis, mais les Américains. Les journalistes américains m'appellent et me disent : « Vous êtes le dernier. »

Mais je veux vous parler de l'avenir. Au Liban, dans ses laboratoires, le Hezbollah produit du captagon. Au départ, c'était pour les émirs, pour la fête, pour les danseuses... Ils ont accéléré. Ils ont drogué tout Israël. En Israël, ça tape à tout va, les jeunes se droguent tous ou presque. Je caricature, mais en tout cas il y a beaucoup de drogue qui circule. Ce captagon va venir à Marseille. Il va venir en Europe. Il est déjà présent en Hollande et en Belgique. Il y en a pas mal ici, à Paris et il arrive à Marseille. Croyez-moi, les gens, à Marseille, sont excessifs. Quand un type de Paris reçoit 10 000 pilules, nous, à Marseille, on en reçoit 50 000 ! Voyez le haschich : on vend plus de haschich à Marseille qu'à Paris, alors que la population n'est pas comparable.

Une autre menace arrive. Avec la guerre en Ukraine et les livraisons d'armes par l'Occident, les armes rentrent à tout va. Tous les voyous, sans exception, attendent que les Roumains leur livrent des armes. Il faut connaître les armes. La kalachnikov, c'est comme un arc et des flèches. C'est une arme bidon : vous tirez là, ça va là. Ce n'est pas une bonne arme. Demain, des armes sophistiquées vont rentrer. L'Ukraine étant frontalière de la Roumanie, elles vont rentrer comme dans du beurre. La Belgique est un grand pays exportateur d'armes illicites. Nous, les Marseillais, nous irons en Belgique chercher ces armes. Il y aura des lance-roquettes. Savez-vous ce qu'est un lance-roquettes ? Ce n'est pas une kalachnikov, je vous le dis. S'il passe un fourgon blindé, croyez-moi, ça fait mal.

Entre le captagon et les armes, l'avenir est sombre. Je vous le dis tout net : je ne vois pas d'issue. Tout cela ne m'intéresse pas. Je suis un bandit, un voyou, mais je ne suis pas n'importe quoi. Je ne veux pas que mon pays devienne anarchique. Si demain il y a la guerre, je prendrai les armes pour la France. Ce que je vous dis peut vous sembler bizarre, mais c'est comme ça. J'ai peur de l'avenir, comme vous. Je ne vois pas de remède à court terme. À long terme, il y a peut-être de petites solutions.

M. Jérôme Durain, président. - Lesquelles ?

M. Émile Diaz. - Je préconise le modèle américain. En Amérique, le mec qui tombe, on lui dit en garde à vue : « Voilà, c'est simple : c'est ou cinq ans ou trente ans. Il va falloir que tu nous dises qui sont tes employeurs, tes amis, d'où vient l'argent, comment tu l'as touché. » En bref, on lui pose toutes les questions que le juge d'instruction ou la police savent poser.

Ensuite, la jeunesse est très importante. Les jeunes de 15 à 17 ans sont les plus dangereux. J'ai fait un reportage pour TF1 sur la Belle de Mai. Moi-même, j'étais effrayé. J'ai parlé à une vingtaine de jeunes - le producteur, un Corse, m'a d'ailleurs dit : « C'est merveilleux ce que tu as fait, Milou » -, eh bien, sur ces vingt jeunes, deux se sont déjà fait tuer.

Quand un jeune tombe, quand il va en prison pour la première fois, il faut lui dire : « Voilà, tu vas prendre cinq ou six ans et tu vas les faire. Il n'y aura pas de grâce. » Aujourd'hui, le jeune qui tombe croit qu'il va faire trois mois et qu'il va sortir. Si c'est le cas, il continuera. À sa sortie, il sera un héros. Il pourra se vanter de ne pas avoir parlé à la police, il pourra se créer une image. Il faut lui dire : « Tu vas prendre cinq ans, on va te donner une quinzaine de livres - des livres faciles à lire, du Victor Hugo, du Marcel Pagnol, du Jules Verne ou du Pierre Loti, des livres que vous pouvez lire en diagonale - et on va t'interroger au bout de trois mois. On prendra un livre au hasard et tu vas nous le raconter. »

Le mec, on l'oblige à lire ! Si on l'oblige à lire, il se cultive. Et s'il se cultive, il sera moins violent, moins fou. Il faut faire ces petits trucs avec les jeunes. Il faut les éduquer. Il faut leur faire comprendre que la vie, c'est autre chose que ce qu'ils connaissent.

Enfin, il y a l'infiltration. Je ne veux pas critiquer la police, étant mal placé pour le faire, puisque j'ai effectué dix-sept ans de prison, mais la police s'est fonctionnarisée. Avant, elle était beaucoup plus accrocheuse. Je ne fais pas de passéisme, mais le policier de l'époque passait la nuit s'il le fallait ; il ne calculait pas ses heures supplémentaires. Aujourd'hui, le policier lit son journal et boit son café au commissariat. La dernière fois que j'ai été levé, je me suis demandé si les jeunes policiers sortaient du Club Méditerranée. Ils me disaient : « Tu vois Milou, lui, il vend de la drogue. On va le lever, mais pas maintenant, car on a trop de travail. » Tous les policiers ne sont pas ainsi, mais quand je vois les syndicats de policiers à la télévision, je dis : « Change de chaîne ! »

Je connais toute la chaîne : de petit voleur, je suis devenu grand trafiquant. J'ai même été arrêté avec des Palermitains - ce n'est pas un titre de gloire, mais je connais tout.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Monsieur Diaz, une des méthodes que vous préconisez, c'est une transaction entre la justice et le mis en cause. Pour améliorer ce système, il faudrait mettre en place une véritable protection des personnes qui reconnaissent les faits et donnent tout un réseau. Quelle est votre opinion sur ce sujet ? Le système de protection est-il suffisant ?

M. Émile Diaz. - Vous n'avez pas besoin de protection. Vous pouvez obtenir le même résultat en écrivant dans le procès-verbal que le mis en cause n'a pas parlé. Par exemple, si je suis arrêté et que je vous dis tout, vous me dicterez une déclaration selon laquelle je n'ai pas parlé et vous direz que je suis têtu et que je n'ai pas balancé mes complices. Pour le banditisme, je serai clean. Mes associés diront : « Bravo Milou, tu n'as pas parlé. »

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Une condamnation à cinq ans au lieu de trente fait naître la suspicion.

M. Émile Diaz. - Il faut une peine intermédiaire, de six ans au lieu de quatorze ans, par exemple, avec une note en faveur d'une libération conditionnelle.

François Scapula avait balancé les auteurs du meurtre du juge Michel. Il était tombé avec Francis le Belge. Pour expliquer sa peine, la première fois qu'il a balancé, il a dit : « On m'a arrêté deux heures avant que la loi fasse passer la peine de cinq à dix ans. » C'est la police qui le lui avait dicté. Quand il est sorti de prison, il a été accueilli à bras ouverts et on lui a dit : « Bravo, tu n'as pas balancé ! »

Même si vous faites naître la suspicion, le milieu, qui, de toute façon, est paranoïaque, dira : « Peut-être qu'il a balancé, parce qu'il n'a pas pris cher, mais on ne peut pas le tuer, parce qu'il y a le doute. » On n'assassine pas quelqu'un dont on n'est pas certain qu'il ait balancé, sinon c'est qu'on est une crapule et non un brave homme.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - On trafique de la drogue parce qu'on en tire un profit. C'est l'objectif. Elle est payée en petites coupures par le consommateur. En France, entre 4 milliards et 6 milliards d'euros sont issus de la drogue. Comment expliquez-vous que l'on ne parvienne pas mieux à lutter contre le blanchiment, alors qu'il s'agit de petites coupures ?

M. Émile Diaz. - Qu'entendez-vous par « petites coupures » ?

M. Étienne Blanc, rapporteur. - La plupart des consommateurs achètent pour 20 euros ou 50 euros de drogue.

M. Émile Diaz. - S'il n'y avait pas de consommateurs, il n'y aurait pas de trafiquants. On dit toujours : « Le trafiquant, le trafiquant... » Cela commence à bien faire. Moi, si j'ai un bar et que personne ne boit, je tire le rideau. Si j'ai un bureau de tabac et que personne ne fume, je tire le rideau.

Je vois des couples de bobos dans les cités, le vendredi soir. Ils se font traiter de tous les noms ; ils sont avilis ; on leur dit les pires horreurs. Pourquoi ? Parce que l'on sait qu'ils reviendront et parce qu'ils ont une consommation régulière. Ils font des nuits blanches avec de la cocaïne - en Italie, on l'appelle « le champagne de la drogue ». C'est le contraire de l'héroïne. C'est festif. Les gens se font un délire. Vous et moi, quand on a bien mangé et bien bu, on a sommeil. Eux, avec la cocaïne, ils vont manger des huîtres à 8 heures du matin sur le Vieux-Port. Ils font l'after.

Les trafiquants d'aujourd'hui jettent l'argent liquide par les fenêtres. À Marseille, on aime le liquide. J'ai vu des gens dépenser 30 000 euros dans la soirée, en boîte de nuit. Le liquide, c'est facile à noyer. Vous allez voir un garagiste pour acheter une Porsche Cayenne et vous dites que vous n'avez que du liquide. À Marseille, le garagiste vous répondra : « Ne t'inquiète pas, je vais m'arranger ! »

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Quel est l'arrangement ? On paie tout en liquide ?

M. Émile Diaz. - Le garagiste lave l'argent comme il veut.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Le paiement en liquide est limité en France. Pourquoi est-ce que cela ne fonctionne pas ?

M. Émile Diaz. - Cela ne marche pas et ne marchera jamais.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Le garagiste a une comptabilité. Il faut passer par une banque.

M. Émile Diaz. - Là, vous me racontez la loi.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - On la fabrique, au Sénat ! Mais on peut parfois avoir des déceptions...

Nous voulons comprendre la mécanique. Vous évoquez un exemple dans lequel on achète une voiture en espèces à une entreprise qui a pignon sur rue. Comment le blanchiment fonctionne-t-il ?

M. Émile Diaz. - À Marseille, une question revient souvent : « As-tu un bon comptable ? » Le bon comptable, on lui donne l'argent et il se débrouille pour le laver - et il se débrouillera toujours.

Si demain, je monte un trafic et que je gagne 10 millions d'euros en liquide, je me ferai des fiches de paie à 9 000 euros, ce qui me fera déjà 100 000 euros par an. Les Maghrébins ont des grandes familles, avec huit à dix enfants par fratrie et cinquante cousins ou cousines. Ils fondent des sociétés, établissent des fiches de paie bidon à leurs cousins et lavent ainsi l'argent. Les sous de France passent par un chibani, qui les encaisse, puis l'argent - un autre argent - est redistribué au Maroc. Les Marocains utilisent beaucoup ce système.

Si vous me donnez 10 millions d'euros, en deux mois, ils seront clean. Le comptable se gave sur nous mais il trouve la solution.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Le produit du trafic de drogue de la French Connection a-t-il été confisqué ?

M. Émile Diaz. - Très peu. On payait beaucoup en espèces à l'époque.

La French Connection, ce n'était pas Lucky Luciano et Santo Trafficante. Elle était composée d'anciens navigateurs des Messageries maritimes. Ils ont commencé à trafiquer au Vietnam avec l'accord tacite du gouvernement français. Beaucoup étaient des Corses. Je le sais : je suis de mère corse. À l'indépendance, ils ont trafiqué des cigarettes, mais comme cela rapportait peu, un chimiste est arrivé et ils sont passés à l'héroïne à 98 %, la fleur des pois. Mais c'étaient toujours des navigateurs à la retraite, et non pas des grands bandits comme les journalistes ont voulu le faire croire. Un trafiquant, ce n'est pas un voyou.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Ils ne se sont pas enrichis ?

M. Émile Diaz. - Seulement 5 % à 8 % d'entre eux, d'origine italienne et non corse. Leurs petits-enfants sont des notables.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Et les autres ?

M. Émile Diaz. - Les autres ont flambé. Ils ont perdu leur argent dans les casinos. L'un d'eux allait au Martinez à Cannes et payait à l'année en liquide. C'étaient des bambochards, des gens bizarres. En prison, je leur disais : « Toi au moins quand tu sors, tu as de quoi. » Ils me répondaient : « Tu es fou, on m'a tout pris ! » La police a quand même confisqué de l'argent. Mais 5 % à 8 % d'entre eux sont bien.

M. Jérôme Durain, président. - Monsieur Diaz, vous évoquiez votre inquiétude pour l'avenir. Lors des auditions, on nous a parlé de phénomènes nouveaux : davantage de corruption, une jeunesse perdue, la perte d'un code moral ou encore la violence maximale... Mais à votre époque, il n'y avait pas que des enfants de choeur. Ne se fait-on pas un peu peur ?

M. Émile Diaz. - Je suis complètement effrayé aujourd'hui.

Je suis né voyou et je mourrai voyou, même si je ne commettrai jamais plus rien d'illicite. C'est ma mentalité de fond car j'ai grandi comme ça. Un communiste qui applaudit Staline a tort, mais il mourra communiste.

Nous, nous avions des codes. Nous étions 10 000. Eux, ils sont 100 000 et n'ont pas les codes. Les vieux nous éduquaient, nous disaient ce qu'il fallait faire et ne pas faire. Il y avait une graduation. Aujourd'hui, ils ont 16 ans et ils tuent des gens. Nous, à 16 ans, on calculait comment voler trois blue jeans. Avec le Belge, on s'accrochait aux wagons des trains et on envoyait des colis sur la voie ferrée : des poêles à frire, du cassoulet. Nous, on commençait comme simples soldats. Le jeune d'aujourd'hui n'a pas les codes. Il veut devenir calife à la place du calife, donc il prend une kalachnikov et il tire. Aujourd'hui, celui qui tue est brave alors que pour nous, il fallait une bonne raison de tuer. Quand celui qui devait mourir sortait à 6 heures du matin avec sa femme et ses enfants, le tueur repartait en se disant qu'il reviendrait plus tard. Aujourd'hui, ils tuent la femme et les enfants. Il n'y a plus - je vais employer un mot qui va peut-être vous choquer - aucune éthique ni déontologie. Ce sont des Apaches qui tuent tout le monde dans la diligence pour un bracelet. Ce sont des malades. Nous, nous n'étions pas des malades, nous cherchions l'argent. Moi qui vous parle, j'ai 81 ans et je n'ai pas de sang sur les mains - pas de sang innocent.

Aujourd'hui à Marseille, on tue pour un regard et l'on va s'en vanter. C'est bien d'avoir tué.

Mme Marie-Arlette Carlotti. - Ce ne sont pas seulement les bobos qui prennent de la coke, malheureusement. Son prix a baissé et elle s'est démocratisée - même si ce mot est mal adapté. Ceux qui consomment ne sont pas que des richards qui viennent dans les quartiers nord de Marseille chercher leur coke. D'ailleurs, j'ai l'impression qu'ils peuvent en trouver dans leur propre quartier.

M. Émile Diaz. - Oui, il y en a partout !

Mme Marie-Arlette Carlotti. - Monsieur Diaz, vous avez dit que les trafiquants n'étaient pas des voyous. Or ils le sont et ce sont même de gros voyous !

Ce qui nous intéresse, c'est de casser le trafic. Vous avez parlé de l'infiltration. J'avais l'impression que ce n'était que dans les films : est-ce que cela existe vraiment ? Avez-vous des exemples d'infiltrations réussies ?

M. Émile Diaz. - L'infiltration existe et a toujours existé. Les plus forts, ce sont les Américains et aussi les Italiens.

Je me suis mal exprimé quand j'ai dit que les trafiquants n'étaient pas des voyous, mais il y a des catégories. Les trafiquants sont plutôt du côté du commerce que des attaques de banque et des enlèvements. J'ai tout connu, donc je peux faire la différence. Un trafiquant est un voyou, mais il sera beaucoup plus adroit et intelligent que d'autres.

Pour en revenir à l'infiltration, j'ai vu des flics entrer en prison et être mis en cellule avec des trafiquants. Cela s'est su après coup. Il y a même un type sur lequel on a fait un feuilleton, Serpico. Cet Italo-américain a été en Suisse pour acheter de la marchandise en tout bien tout honneur, puis il l'a fait fondre dans des laboratoires et a été voir le plus gros trafiquant de France, dont je tairai le nom par prudence. Il lui a été présenté par des gens dignes de foi. C'était de la belle infiltration. Ils ont négocié. Mais au dernier moment, les Corses, même s'ils étaient fâchés entre eux, ont dit, par correction banditesque : « Attention, ce type est un infiltré. » Alors au Fouquet's, quand le type a dit au plus gros trafiquant de France : « Ça y est, j'ai la marchandise », l'autre a répondu : « De quoi parlez-vous, monsieur ? Moi, je souhaite la peine de mort pour les trafiquants de drogue. » Il avait été averti par Antoine Guérini.

Si l'infiltration n'avait pas été dénoncée, la marchandise serait partie et les flics auraient fait un coup de filet de toute beauté, mais cela n'a pas été le cas.

Or, il faut savoir que pour les Américains, en matière de drogue, l'intention vaut le délit. Par conséquent, si l'on décide de faire entrer deux tonnes de cocaïne et que l'on est pris, on ira en prison, même si l'opération a échoué. À l'époque, les Américains en ont donc voulu à la France qu'aucune sanction ne soit prise et ont laissé entendre que les politiques français étaient tous des vendus. C'était sous la présidence de Nixon.

L'affaire a été révélée dans le journal Le Monde. Le plus gros trafiquant de France a porté plainte pour diffamation, mais il a été débouté, ce qui signifie que les révélations du journal étaient exactes et que, par conséquent, il y a bien eu complicité de la part du monde politique français, ce que les Américains n'ont pas du tout apprécié. Les affaires de ce genre sont légion. Rappelez-vous le RPR...

M. Jérôme Durain, président. - Vous parlez des rapports entre la puissance publique et le trafic. Nous tentons de qualifier le phénomène de la corruption, qui serait plus importante qu'auparavant, notamment celle dite « de basse intensité ». Ce sujet est-il nouveau selon vous ou bien les ripoux ont-ils toujours existé ? Avez-vous été confronté à ce phénomène ?

M. Émile Diaz.  - Je vous le dit tout net : sans la corruption, il n'y a pas de trafic. Le trafic est basé sur la corruption. Celle-ci est naturelle. Si vous n'allez pas vers le corrompu, le corrompu viendra à vous. Imaginez un Marseillais, un Corse ou un Italien qui brille de mille feux, qui paie à boire et à manger à tout le monde, qui aide tel ou tel cantonnier à régler ses dettes de jeu pour lui éviter les reproches de sa femme... Tout cela crée un climat corrupteur qui s'étendra forcément jusqu'à vous, un jour ou l'autre.

Quand un gars en cavale est recherché par la police, où choisira-t-il de se cacher ? Certainement pas chez un voyou, mais plutôt chez la personne qui sera la plus clean possible. Quand un gars prend un coup de mitraillette, le médecin le soigne sans appeler la police. C'est arrivé à l'un de mes amis qui a tiré sur sa femme sans faire exprès. Le médecin l'a soignée sans prévenir la police.

La corruption est à tous les niveaux. Elle s'exerce dans l'administration pénitentiaire, car vous savez bien qu'il y a plus de drogue en prison qu'à l'extérieur. Elle s'exerce aussi au niveau de la douane, car on ne peut rien faire entrer sans l'aide d'un douanier ou d'un policier. Le trafic a besoin de la corruption et les corrompus sont partout.

En 1983, j'étais en prison où j'avais pris quinze ans dans le cadre de l'affaire de la Sicilian Connection. Un jour, j'ai vu arriver une quarantaine de nouveaux prisonniers qui étaient tous de la mairie de Marseille. Gaston Defferre avait mis tout le monde en prison : architecte, patron des taxis de Marseille ou autre, ils étaient tous corrompus. Marseille c'est Naples et Naples c'est Marseille.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Pouvez-vous nous dire un mot sur les dockers ?

M. Émile Diaz. - Il n'y a plus de dockers. La CGT a ruiné le port de Marseille. Nous étions 11500.

Mme Marie-Arlette Carlotti. - Vous étiez docker ?

M. Émile Diaz. - Oui, mais je n'ai jamais travaillé. J'avais simplement le tampon sur ma carte de docker pour avoir une fiche de paie.

Quand je suis sorti de prison en 1987, les Italiens de la mouvance Zampa, tous des napolitains, m'ont proposé une carte de docker - j'étais même chef d'équipe - à faire tamponner chaque jour pour avoir une fiche de paie sans avoir besoin de travailler. Ils me demandaient 20 millions d'anciens francs pour cette carte. Je me suis mis en colère et j'ai refusé ; ils m'ont fait la carte gratuitement et je n'ai jamais travaillé. Au lieu de cela, j'allais voler des conteneurs sur le port de Marseille. Grâce à la carte de docker, je gagnais 60 euros par jour, mais elle me servait surtout pour la fiche de paie et je vivais du vol. J'adorais le vol à cause de l'adrénaline. J'ai fini par être balancé et j'ai pris deux ans de prison, ce qui n'était pas grand-chose. En effet, bizarrement, à Marseille, voler sur les quais, ce n'est pas grave, même si on vole une voiture. En revanche, si l'on vole en dehors des grilles, on va en prison.

Par conséquent, le procureur qui a fait le réquisitoire a été plutôt indulgent. J'ai pris deux ans parce que j'étais fiché au grand banditisme. Le procureur se faisait presque mon avocat, considérant que c'était normal pour un docker de voler sur le port. C'est un truc marseillais, sans trop caricaturer.

M. Jérôme Durain, président. - Il ne faudrait pas non plus que le jeune public qui visionnerait cette audition prenne ce que vous dites comme un encouragement à certaines pratiques.

M. Émile Diaz. - Je parle d'un temps passé. Aujourd'hui, il y a 740 dockers, mais je ne connais pas leur situation.

M. Jérôme Durain, président. - Qu'en est-il du rapport entre la corruption et la criminalité forcée ? Il semble que la frontière soit étroite entre l'appât du gain et la menace. Considérez-vous que la situation a évolué et que de plus en plus d'individus sont désormais enrôlés contre leur gré ?

M. Émile Diaz. - Je ne connais aucun exemple qui confirmerait ce que vous dites. C'est une légende. Cela fait dix-huit ans que je n'ai pas volé, ne serait-ce qu'une épingle. Pourtant, j'ai eu beaucoup de propositions de la part des Maghrébins, des Corses, de Italiens ou des Espagnols. Mais, tout le monde me laisse tranquille. Ce que vous décrivez n'existe que dans les films.

Comment imaginer qu'un voyou puisse obliger quelqu'un à prendre la marchandise et à traverser l'Atlantique pour la livrer à Montréal ou à Québec ? Il se mettrait en danger car la personne aura peur. Il faut que l'affaire se fasse en tout bien tout honneur, tranquillement. Forcer quelqu'un, cela n'existe pas. Même sur un braquage, on ne peut pas prendre un type qui aurait peur, car cela mettrait l'affaire en danger. S'il arrive une catastrophe, il vous balancera.

Mme Marie-Arlette Carlotti- Mais, il peut arriver qu'un bandit veuille se retirer. Et la menace peut intervenir à ce moment-là.

M. Émile Diaz. - Je n'ai jamais vu ce genre de situation se produire. Si un type veut arrêter, il arrête. Encore une fois, ce que vous décrivez n'existe que dans les films. Celui qui « ne le sent pas », qui a peur ou qui a de bonnes raisons d'arrêter, on ne le recrute pas. Il y a mille autres types à recruter, qui voudront travailler et qui n'auront pas peur. Pourquoi se mettre en danger ? De toute façon, celui qui a peur décidera au dernier moment de ne pas venir.

Peut-être que certains ont déclaré à la police qu'on leur avait fait peur et qu'ils avaient agi sous la contrainte. Mais les voyous sont de grands comédiens.

M. Jérôme Durain, président. - Merci pour votre franchise.

M. Émile Diaz. - J'ai encore une chose à vous dire. Pour ce qui est de l'avenir, j'entends dire à la télévision qu'il faut recruter plus de policiers, encore et encore. Je vous le dis tout net : cela ne sert à rien. Que les policiers soient quatre, huit ou neuf, ils arriveront toujours à arrêter celui qu'ils veulent arrêter. La seule catégorie où il faut embaucher, c'est la douane. Les douaniers sont plus intelligents que les policiers. Ils sont patients et instruits. À notre époque, nous montions des sociétés qui exportaient du poulpe depuis le Brésil et nous utilisions le transport réfrigéré pour faire entrer de la cocaïne : c'était facile. Aujourd'hui, les douaniers examinent attentivement la situation de chaque société, qui l'a montée et depuis combien de temps.

La coordination entre les douaniers en Europe est un autre enjeu. Il faut que les douaniers français, belges, néerlandais, espagnols et, surtout, italiens s'entendent entre eux. Les Italiens sont les plus forts. L'Italie est le seul pays où l'on a éradiqué la mafia : Palerme et Naples, c'est fini. Les enlèvements et les brigades rouges aussi. Sans coordination en Europe, attendez-vous à des lendemains difficiles. Il y a déjà des narco-États, comme par exemple la Belgique. En Hollande et en Belgique, les Marocains font entrer des tonnes et des tonnes de drogue et on ne peut rien contre eux car ils sont protégés par le roi. On ne peut rien faire contre le Rif.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Selon vous, qu'est-ce qu'un narco-État ?

M. Émile Diaz. - C'est un État où les lois n'ont plus cours, où tout est corrompu et gangréné. Par exemple, en Algérie, il y a un trafic de voitures qui se fait à partir de Marseille, où l'on vole des Mercedes ou des Porsche. En Algérie, les généraux, les colonels et autres sont tous complices et roulent avec des voitures volées en France. Un jour, le propriétaire d'une de ces voitures volées reconnaît la sienne et va voir la police algérienne. Qui a-t-on mis en prison ? Pas le voleur, mais le propriétaire qui a ensuite été expulsé. Voilà ce que c'est qu'un narco-État : c'est un État où la police et la justice sont corrompues.

M. Jérôme Durain, président. - Nous vous remercions pour votre intervention et vous souhaitons un bon retour à Marseille.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 16 h 35.

mardi 27 février 2024

- Présidence de M. Jérôme Durain, président -

La réunion est ouverte à 8 h 35.

Audition de M. Nicolas Namias, président, et Mme Maya Atig, directrice générale, de la Fédération bancaire française (ne sera pas publié)

Cette audition s'est déroulée à huis clos. Le compte rendu ne sera pas publié.

La réunion est close à 9 h 40.

Jeudi 29 février 2024

- Présidence de M. Jérôme Durain, président -

La réunion est ouverte à 10 h 35.

Associations de maires ruraux - Audition de l'Association des maires de France et des présidents d'intercommunalité (AMF), de l'Association des petites villes de France (APVF) et de l'Association des maires ruraux de France (AMRF)

M. Jérôme Durain, président. - Nous recevons des représentants des associations de maires ruraux - Association des maires de France et des présidents d'intercommunalité (AMF), Association des petites villes de France (APVF) et Association des maires ruraux de France (AMRF). Merci d'avoir répondu à notre invitation. Nous souhaitons votre avis d'élus sur ce sujet qui concerne tous les territoires de la République.

Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. J'invite chacun d'entre vous à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Yves Asseline, Denis Mottier, Hervé Chérubini et Michel Fournier prêtent serment.

M. Jérôme Durain, président. - Je vous propose de faire une courte présentation liminaire sur le sujet avant des questions-réponses.

M. Yves Asseline, maire de Réville, vice-président de la communauté d'agglomération du Cotentin, membre du conseil d'administration de l'Association des maires de la Manche. - Je suis le maire de Réville, petite commune littorale de l'est du Cotentin, entre Barfleur et Saint-Vaast-la-Hougue. Nous avons 7,5 kilomètres de côtes, et sommes exposés aux différents vents - en particulier le vent de Nord-Est, ce qui nous a valu, en février 2023, de voir arriver un dimanche matin 800 kg de sacs de cocaïne. Le trafic de cocaïne utilise toutes les grandes routes de navigation. Chacun sait que le rail est l'une des plus importantes routes de navigation. Quand il y a un fort vent d'ouest, les sacs vont sur les côtes anglaises ; en cas de fort vent d'est, ils arrivent sur les côtes normandes.

M. Michel Fournier, maire des Voivres, président de l'Association des maires ruraux de France (AMRF). - Je suis maire d'une commune des Vosges, où l'influence de la mer est différente... Heureusement, nous n'avons pas ce genre de réception à gérer mais dans les milieux ruraux, je peux vous dire, en tant que président de l'AMRF, qu'il n'y a plus aucun territoire exclu de potentiels trafics. Bien entendu, en fonction des situations, et selon les régions de France, ce n'est pas à la même échelle.

Dans l'Est, les circuits semblent venir exclusivement de la Hollande et nous sommes sur les itinéraires habituels partant de Hollande et de Belgique pour descendre dans la vallée du Rhône. Nous pouvons aussi voir un impact des circuits venant d'Allemagne, mais tous ces impacts sont difficiles à mesurer - et je ne suis pas qualifié pour le faire. Maire d'une commune de 300 habitants sur un territoire de 5 000 habitants, donc peu peuplé, je suis pourtant à même de constater qu'il y a des pratiques régulières.

M. Hervé Chérubini, maire de Saint-Rémy-de-Provence, membre du bureau de l'Association des petites villes de France (APVF) - J'ai le plaisir de représenter l'APVF, qui rassemble les communes entre 2 500 et 25 000 habitants. Notre association en regroupe 1 200 sur les 4 000 communes de cette strate. Cette strate de villes représente un peu plus de 40 % des habitants de notre pays, soit 26 millions d'habitants. Je suis le maire d'une commune de 10 000 habitants dans le nord des Bouches-du-Rhône, à 90 kilomètres au nord de Marseille.

Les petites villes de France sont, après les grands centres urbains et leurs périphéries, les communes les plus touchées par l'ensemble des narcotrafics. Ce sont essentiellement les communes qui sont sur les grands axes, les communes frontalières, et les communes accueillant de grandes infrastructures comme un aéroport, un port ou une gare, qui sont facteurs de trafic. Et puis il y a aussi les communes touristiques, comme la mienne : nous passons de 10 000 habitants à l'année à environ 40 000 l'été. Quand vous attirez beaucoup de monde, vous attirez du bon et du moins bon, et notamment des trafiquants ou des consommateurs.

Il est important de parler des consommateurs et de les pénaliser ou d'essayer de les responsabiliser pour qu'ils évitent de consommer. La base du trafic, évidemment, ce sont les consommateurs.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Cette commission d'enquête a pour objet de mieux comprendre l'importance et le fonctionnement du narcotrafic en France. Nos travaux sont placés sous le signe d'une inquiétude : nous voyons certains pays européens, que l'on ne peut pas qualifier de narco-États, présenter un certain nombre d'indices de corruption, de violence et qui s'acheminent vers un narco-État : je pense notamment à la Belgique et à la Hollande. Prévenir ce phénomène et anticiper, tel est notre but.

Première observation : longtemps, le narcotrafic a été localisé sur les régions métropolitaines, sur les grandes métropoles et les grandes villes de France. Aujourd'hui, ce trafic irrigue l'ensemble du territoire national. Nous avons constaté cette mutation importante lors de plusieurs déplacements sur le terrain. Quels constats avez-vous pu former sur la mutation de ce trafic en zone rurale, avec quelles conséquences pour vos communes petites et moyennes ? Nous verrons dans un deuxième temps les moyens que vous avez pu mettre en place pour y remédier.

M. Michel Fournier. - Vous avez raison de souligner l'importance de deux pays, la Belgique et la Hollande. Dans l'Est, c'est devenu une banalité locale. Dans chaque village, on a à peu près la connaissance des consommateurs possibles. Dans mon village, on le voit aux conséquences financières : ces personnes qui consomment ont généralement de petits moyens. En donnant la priorité à leur consommation, elles se retrouvent avec des problèmes pour payer leur loyer ou des choses essentielles. Sans faire de généralités, elles sont malheureusement souvent pauvres. Le pouvoir d'achat est déjà souvent très faible dans beaucoup de nos communes, et dans ce cas-là, il est plus orienté vers cette consommation que vers l'alimentation. On peut retrouver facilement un certain nombre de personnes « clientes » aux Restos du coeur et dans d'autres associations. L'appauvrissement de la population est aussi lié aux nouvelles consommations.

Je n'évoque même pas le tabac, car nous sommes dans une région ou le Luxembourg et la Belgique permettent d'avoir des conditions d'achat de tabac très intéressantes. C'est assez facile de faire des allers et retours réguliers pour réaliser des achats groupés de tabac.

Les circuits de drogue sont un peu plus discrets, mais nous voyons souvent arriver de grosses voitures - la BMW est la principale voiture - avec deux personnes dedans. Parfois, nous arrivons même à voir les étapes de la livraison... Beaucoup de gens le soupçonnent et le constatent.

M. Étienne Blanc, rapporteur - Au sein de l'AMRF, avez-vous créé un groupe de réflexion ou d'observation sur ce sujet particulier ?

M. Michel Fournier - Je vous remercie de poser la question, mais la réponse est non. Nous regroupons un peu plus de 12 000 communes rurales. Autant nous sommes très impliqués dans la lutte contre les violences intrafamiliales, autant personne n'a pris ou n'a souhaité prendre ce sujet à bras-le-corps.

M. Jérôme Durain, président. - Un des attendus de cette commission est la situation du narcotrafic en France, devenue extrêmement préoccupante. Quelle serait la place de ce sujet sur une échelle de priorités ? Ferait-il partie de vos quatre à six sujets les plus prioritaires, ou est-ce préoccupant mais pas si grave ? C'est important pour nous de le savoir afin d'éviter un effet d'amplification - par exemple quand tout le monde raconte la même histoire en se disant que c'est très grave...

M. Michel Fournier - En avouant qu'effectivement notre association n'avait pas encore pris en charge ce sujet, je peux aussi vous dire que nous allons l'étudier. Il est difficile de l'évaluer. Malgré un travail régulier localement avec les brigades de gendarmerie, et un excellent partenariat avec elles, nous pensons que cela reste diffus. Alors que si chacun réfléchit à l'échelle de son village et réalise un point précis pour savoir ce qui se passe, et qu'on partage les résultats, on serait surpris à l'arrivée de voir que tout village est concerné. Mais cela ne crée pas un désordre tel que cela en ferait une priorité... Je suis très gêné pour vous répondre. Cela ne fait pas partie, aujourd'hui, d'une priorité de réflexion des maires ruraux, sauf cas exceptionnels.

M. Jérôme Durain, président. - Merci pour la qualité de votre réponse, très intéressante.

M. Yves Asseline. - Ce sujet ne figurerait pas parmi nos trois premières priorités, mais dans les six premières.

Sur la diffusion de la consommation, nous sommes confrontés au risque épisodique de voir de la marchandise arriver en grande quantité, mais surtout au risque permanent de la consommation. Je travaille en étroite relation avec la gendarmerie, et on voit bien une évolution. La consommation ne concerne pas que les gens les plus malheureux ou déshérités.

Notre village compte 1 056 habitants l'hiver et 4 000 l'été, car nous sommes sur la côte. En volume, la consommation augmente, mais pas en pourcentage. Jusqu'à présent, dans la consommation permanente, été comme hiver, et principalement l'hiver, les habitants consomment du cannabis pour 80 % et le deuxième produit, c'est l'héroïne.

Depuis peu de temps, on voit la cocaïne monter en puissance, avec une plus grande diffusion - je parle pour mon territoire. C'est dû, selon la gendarmerie, à différents phénomènes : les fournisseurs, principalement d'Amérique latine, ont baissé les prix. Auparavant, la cocaïne coûtait 60 euros le gramme. Désormais, ils font du dumping à 45 euros. Cela donne du pouvoir d'achat à un plus grand nombre de personnes, et la cocaïne prend de l'ampleur alors qu'elle n'était pas là auparavant.

Les consommateurs locaux sont approvisionnés par les circuits habituels qui viennent de Paris, de Rouen, de Caen. Ils ne se fournissent pas directement à la mer. L'échouage que j'ai mentionné était purement accidentel.

M. Hervé Chérubini. - Effectivement, localement, il y a une consommation habituelle classique de cannabis depuis des années - gamins, consommateurs réguliers -, mais on constate depuis quelque temps une progression exponentielle de la cocaïne. Des personnalités nationales résident ou viennent en vacances à Saint-Rémy-de-Provence : l'été, la consommation monte en flèche. Cela ne génère cependant pas de problèmes locaux : nous parlons de livraisons Uber et d'une consommation à domicile ou lors de soirées festives, mais qui augmente fortement. Le problème est extrêmement difficile à appréhender, car il n'y a pas de point de deal : cela saute moins à la figure. Pour autant, la forte consommation de cocaïne en soirée privée - certains s'affichent avec la « farine sur la table » - est notoire. Il faut le prendre en compte, mais le phénomène est très difficile à enrayer.

Bien sûr, nous collaborons avec la gendarmerie, qui a récemment démantelé un point de deal de cannabis, mais le phénomène de la consommation de cocaïne en milieu mondain est très difficilement maîtrisable. Toutefois, nous faisons passer des messages : d'une certaine manière, les consommateurs sont complices de la mort de 49 gamins l'an dernier à Marseille. Il faut marteler ce message : nous sommes tous coresponsables, les consommateurs en particulier.

Mme Valérie Boyer. - Monsieur Asseline, quelles sont vos cinq autres priorités parmi les six que vous mentionnez ?

Un maire a évoqué les violences intrafamiliales. Quelle est la part de la consommation de drogue dans ces violences ? La gendarmerie et les maires donnent des chiffres précis sur ce sujet : tout est su.

Pourquoi, compte tenu de vos forts liens avec la gendarmerie et la police, cette affaire n'est-elle pas en haut de l'échelle des priorités ?

Enfin, pour les écoles, collèges et lycées, cette problématique est-elle évoquée avec les collectivités ? L'effet sur l'échec scolaire est fort, et une population de plus en plus jeune est actrice de la consommation et du trafic. La consommation de drogue est-elle dans la typologie des thèmes du harcèlement scolaire ?

M. Laurent Burgoa. - Je salue Michel Fournier, présent dans le Gard il y a quelques jours.

En tant que représentants des associations d'élus, envisagez-vous des ateliers de formation des élus sur ce point ? De nouveaux maires ou adjoints en manquent.

Ensuite, depuis le début de nos travaux, on voit que trafic et corruption sont liés. Avez-vous eu des remontées de corruption ou de pressions sur des élus ou des fonctionnaires ?

M. Yves Asseline. - Je laisserai Denis Mottier répondre à certaines questions.

Sur la liste des priorités, ma première, en tant que maire, c'est de tout faire pour que les élèves aient la meilleure éducation possible.

La deuxième, c'est l'habitat, le logement. Ma commune est littorale : vous savez ce qu'y représentent la construction et la loi de l'offre et la demande. Qui dit bord de mer dit attractivité, donc montée des prix sur un territoire où l'on ne peut pratiquement plus construire. Lorsqu'un notaire peut vendre à des Parisiens - ou autres - qui paient en cash ou à un jeune ménage avec une clause suspensive pour obtention d'emprunt, les héritiers ont vite choisi...

La troisième est la simplification des normes, au sujet de laquelle l'AMF va lancer un chantier. Vous connaissez le refrain...

La quatrième est la disparition de l'autorité. La fameuse police du maire doit être mise en application, mais ce n'est pas si facile. Quand vous venez d'être élu, vous n'êtes pas formé. Heureusement, la gendarmerie est là : elle est un partenaire précieux. Plus elle sera présente sur le terrain, mieux nous nous porterons. Les petites communes comme la mienne - 1 050 habitants l'hiver, 4 000 l'été - n'ont pas les moyens d'avoir des policiers municipaux : même en nous groupant à trois ou quatre communes, nous n'en avons pas trouvé un, car trop peu sont formés. Avec un garde champêtre, je pourrais faire respecter des autorisations de construire, par exemple. Il y a donc une perte d'autorité, et la gendarmerie ne peut pas être partout. Je pourrais continuer la liste des priorités, mais je propose d'arrêter là la démonstration...

M. Denis Mottier, chargé de mission sécurité et prévention de la délinquance à l'Association des maires de France et des présidents d'intercommunalité. - La commission sécurité et prévention de la délinquance de l'AMF est coprésidée par MM. Jean-Paul Jeandon, maire de Cergy, et Frédéric Masquelier, maire de Saint-Raphaël. Entre 100 et 150 élus se réunissent, tous les deux ou trois mois, sur certaines thématiques.

Nous nous attachons à trouver les solutions. Le trafic de stupéfiants revient dans plusieurs thématiques, principalement celles des métropoles, mais aussi, depuis deux ou trois ans, des maires ruraux et des élus des outre-mer, non représentés aujourd'hui, mais qui sont un point d'entrée et renvoient à la souveraineté de la France sur ses eaux et approches maritimes.

Madame Boyer, nous traitons aussi des conséquences indirectes de la consommation. La lutte contre le trafic n'est pas le travail des élus, mais de l'État, de la police nationale, de la gendarmerie nationale, des douanes. Les liens entre la gendarmerie et le maire permettent une lutte répressive efficace. Les parquets suivent sur ce volet.

Sur les conséquences indirectes, les maires ont un rôle de prévention - avant - et d'accompagnement - après. Les consommateurs et les victimes de violences intrafamiliales sont indirectement couverts par les pouvoirs du maire en matière de sécurité.

Sur les violences intrafamiliales, je vous renvoie à l'étude annuelle sur les féminicides du ministère de l'intérieur, qui documente, pour chaque cas, la présence de drogue. Il n'y a pas à ma connaissance d'étude globale du ministère - cela relève plutôt de certaines associations - sur le lien entre addictions et violences, même s'il y a un lien entre addictions et féminicides. Les maires en sont les premiers capteurs. L'AMF et l'AMRF travaillent sur ces questions : l'addiction et les drogues concernent le maire par ce biais.

Il n'y a pas, à notre niveau, d'étude faisant le lien entre drogues et harcèlement. Le harcèlement scolaire arrive de plus en plus tôt, à l'école primaire ou chez de très jeunes collégiens, souvent avant la consommation de drogue, qui intervient généralement à partir de 12 ou 13 ans, au milieu du collège.

Pour la prévention, nous collaborons avec deux partenaires étatiques. Le premier est le comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR), qui travaille sur la nouvelle stratégie nationale de prévention de la délinquance. L'AMF formulera des propositions au CIPDR.

Deuxième partenaire, souvent méconnu des maires : la mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca), qui mène des projets à leur intention, mais mal connus. Une amélioration serait l'accessibilité les outils du CIPDR, de la Mildeca et de l'État en général, notamment pour les maires ruraux, idéalement gratuitement.

Enfin, souvent, la commission « sécurité et prévention de la délinquance » doit se réunir avec la commission « santé », car la lutte contre les addictions rejoint la problématique des déserts médicaux, de médecins comme d'infirmiers, acteurs majeurs avec lesquels les maires pourraient faire tête pour lutter contre ce phénomène.

M. Michel Fournier. - Si l'on reprend les priorités évoquées par Mme Boyer, la première, dans le milieu rural, est la sécurité médicale. La deuxième, c'est l'économie, donc la capacité à demeurer dans nos ruralités. Cela entraîne la priorité du logement, notamment la réhabilitation des centres-villes.

Sur les violences intrafamiliales, le programme Élu rural relais de l'égalité (Erre), depuis trois ans, a permis de créer un partenariat avec la gendarmerie et la justice. Cependant, nous manquons de données.

J'aimerais que Catherine Leone, chargée des questions de sécurité au niveau du siège, à Lyon, qui assiste à cette réunion en visioconférence, puisse apporter des compléments. Est-ce possible ?

M. Jérôme Durain, président. - Bien sûr. Madame Leone, je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Catherine Leone prête serment.

Mme Catherine Leone, responsable juridique, chargée de mission auprès de l'exécutif de l'Association des maires ruraux de France. - La commission « sécurité et justice » de l'AMRF a été mise en place il y a quatre ans. Elle est présidée par Jean-Paul Carteret, premier vice-président de l'AMRF, et composée d'une quinzaine d'élus.

Les travaux de cette commission ont d'abord permis de créer davantage de liens avec la gendarmerie au plan national. Nous avons notamment mis en place des webinaires sur des thèmes, tels que les cyberattaques, avec beaucoup d'informations diffusées auprès des mairies rurales.

Les sujets qui émergent au sein de cette commission sont en lien avec la sécurité des élus locaux et les agressions qu'ils subissent. Il s'agit de les informer sur les textes et de les soutenir dans leurs relations avec les parquets. En effet, Jean-Paul Carteret a souhaité que cette commission s'appelle « sécurité et justice » dans le cadre du continuum de la sécurité, ce qui implique d'intégrer le volet justice dans ses travaux.

D'autres sujets remontent régulièrement : la police de l'environnement, avec tout ce qui concerne les dépôts sauvages de déchets, ainsi que les délits routiers. Bref, nous sommes dans la gestion du quotidien des maires ruraux, en répondant très concrètement aux problèmes qu'ils rencontrent au quotidien.

Enfin, dernier point déjà évoqué par le président Michel Fournier, les violences intrafamiliales, avec le dispositif « Élu rural relais de l'égalité » qui a été mis en place par l'association des maires ruraux de France et propose un maillage serré du territoire, avec des référents départementaux pour faire lien avec la gendarmerie.

Tels sont les sujets traités par la commission « sécurité et justice ». Effectivement, le narcotrafic n'y figure pas en tant que tel.

M. Michel Fournier. - Cela me ramène au statut de l'élu local, sujet que vous connaissez bien au Sénat, et qui est très important pour les élus ruraux en particulier, qui sont confrontés à quantité de problèmes et seuls en première ligne.

Je me rends compte - et je fais mon mea culpa sur ce point - que nous n'avons pas véritablement abordé encore l'objet de vos travaux, à savoir le narcotrafic, auquel nous sommes aussi confrontés, ne serait-ce qu'à travers le fléau des violences intrafamiliales ou des troubles susceptibles d'intervenir dans nos établissements d'enseignement, même si j'ai la faiblesse de penser que nos écoles à deux ou trois classes sont relativement préservées. Mais est-ce vraiment le cas ?

Aussi, nous sommes attentifs à toutes les informations que vous pourrez récolter dans le cadre de vos travaux et qui pourront nous aider dans notre mission de régulation des rapports sociaux sur nos territoires.

M. Laurent Burgoa. - Pardonnez-moi, mais je n'ai pas eu de réponses à mes questions initiales : avez-vous des remontées d'informations sur des phénomènes de corruption, ou, à tout le moins, de pressions touchant les élus locaux ou les fonctionnaires communaux ? Avez-vous des dispositifs de formation ou des ateliers de sensibilisation sur la délinquance ?

M. Yves Asseline. - À l'AMF, c'est justement le colonel Mottier qui est en charge de ces questions.

M. Denis Mottier. - Sur la corruption, nous n'avons pas de remontées qui nous feraient craindre un phénomène important, même s'il y a bien évidemment des cas ponctuels, comme au niveau de l'État, qui sont traités judiciairement.

Il n'y a pas de formations à proprement parler, mais des sensibilisations d'élus au plan local, notamment sur les moyens de prévention que les forces de sécurité peuvent mettre en oeuvre sur le volet de la drogue. Je ne sais pas si vous avez entendu parler des Frad, les formateurs relais anti-drogue, qui vont dans les écoles pour sensibiliser aux dangers de la drogue avec une mallette dédiée. C'est un peu la même chose.

Il y a des formations un peu plus poussées dans certaines zones plus particulièrement touchées, notamment sur les types de produits. J'insiste, c'est plus une sensibilisation qu'une formation. Il s'agit de développer une culture commune sur ces sujets.

L'AMF peut également se faire le relais des formations opérées par le CIPDR, notamment sur la radicalisation, mais pas uniquement. Cependant, elle ne dispense pas en son nom de formations spécifiques sur ces thèmes.

M. Hervé Chérubini. - Permettez-moi de vous rapporter l'histoire du maire d'une commune voisine de la mienne dans les Bouches-du-Rhône, Sénas pour ne pas la nommer. Il a voulu s'attaquer au trafic de drogue et il a retrouvé sa voiture incendiée, a subi des menaces et des pressions physiques.

Pour rebondir sur les propos de Mme Boyer, je dirai que nous n'avons pas de problèmes dans les collèges en milieu semi-rural ou péri-urbain. Il y a des caméras, ce qui permet de dissuader les fauteurs de troubles.

Pour ce qui est de nos priorités, je mettrai sur le même plan éducation, logement et sécurité.

J'en viens plus précisément au problème de la drogue. Il faut savoir que les deux derniers arrêtés d'hospitalisation d'office que j'ai été amené à signer en tant que maire concernaient des consommateurs de drogue - cannabis, cocaïne -, avec de l'alcool par-dessus. Il s'agissait de personnes extrêmement violentes et dangereuses tant pour elles-mêmes que pour leur entourage.

J'ai interrogé le chef de la gendarmerie de ma commune pour savoir s'il avait des éléments à me faire remonter sur le sujet. Il estime que l'amende forfaitaire délictuelle, qui vise directement les consommateurs pris en flagrant délit sur la voie publique, est une bonne chose, mais il pense que le montant de 200 euros est trop bas. Il préférerait que celui-ci passe à 500 euros ou 1 000 euros.

Ensuite, il juge que le taux de recouvrement n'est pas assez élevé et que le suivi n'est pas très efficace. En gros, les personnes ne paient pas et il ne se passe rien derrière.

Pour le reste, il m'a fait savoir que les relations avec le parquet et les services de police municipale étaient bonnes, notamment quand ces derniers venaient en renfort sur des opérations importantes, comme le démantèlement du point de deal récemment intervenu à Ceyreste.

M. Denis Mottier. - Les amendes forfaitaires délictuelles fonctionnent effectivement très bien. Vous regrettez que le montant soit trop faible, mais il faut savoir que ce sont les consommateurs qui sont ciblés. Au-delà d'une certaine quantité en possession de l'individu, on passe sur une procédure judiciaire classique, avec garde à vue, etc.

S'agissant du recouvrement, l'Agence nationale de traitement automatisé des infractions (Antai) va expérimenter le paiement direct et immédiat de l'amende auprès de l'agent verbalisateur au moyen d'un terminal mobile.

M. Yves Asseline. - Je veux apporter un complément sur le ressenti de la population grâce à une anecdote qui concerne une personne que je connais bien, dont l'enfant est addict. Elle a pris de gros risques pour mener sa propre enquête et remonter au fournisseur, puis s'est rendue à la gendarmerie afin de partager ses informations. À sa grande surprise, on lui a répondu que ces éléments étaient déjà connus. Certes, il y a des impératifs liés au déroulement d'une enquête et il est clair qu'il faut parfois accepter de laisser les « petits poissons » en liberté pour mieux attraper les « gros ». En d'autres termes, on préfère couper l'artère que les petites veines, mais tout cela crée de l'incompréhension parmi la population, qui voit sa jeunesse s'intoxiquer. Je décèle parfois une forme de désarroi dans la population. On me rapporte que des professeurs de troisième sont aux prises avec des adolescents incapables de se concentrer à cause de la drogue.

Dernière anecdote, j'ai dû participer à un stage de récupération de points de la sécurité routière. On m'avait dit que les participants avaient le plus souvent rencontré des problèmes avec l'alcool. À ma grande surprise, j'ai pu constater qu'il y avait plus de problèmes de consommation d'ecstasy ou de cannabis.

On assiste vraiment à la banalisation de la consommation de drogues et nos concitoyens se demandent comment on a pu en arriver là.

Mme Karine Daniel. - Comment ces phénomènes se répercutent-ils sur les services publics dans nos territoires ? Est-ce que la gendarmerie est amenée à prioriser la lutte contre le trafic de drogue par rapport à d'autres activités ? Les services sociaux en milieu rural sont-ils suffisamment armés pour appréhender les problèmes liés à la drogue ? Comment les centres communaux d'action sociale (CCAS) s'adaptent-ils ? Faut-il augmenter la présence de médecins addictologues en zone rurale ?

M. Michel Fournier. - Je suis maire depuis 1989 et j'ai pu assister à une évolution très importante de la fonction de maire. C'est aussi pour cela que nous réclamons un statut de l'élu. Le niveau d'engagement n'a plus rien à voir avec ce qu'il était voilà quelques années. Nous sommes amenés à régler de nombreuses urgences du quotidien, bien souvent aidés par le seul secrétaire de mairie. Un de nos collègues a expliqué tout à l'heure toutes les difficultés qu'il avait pu rencontrer pour recruter un garde-champêtre. On essaie de faire au mieux avec les moyens que l'on a. Je pense que l'AMF ne prend pas toute la mesure du problème. Les intercommunalités ne sont pas la solution à tout.

Moi aussi, j'ai de bons rapports avec la gendarmerie, mais, comme l'a dit M. Asseline, il y a parfois un déficit de communication. Les informations qu'on leur transmet sont souvent déjà connues. Il ne faut pas oublier que le maire est officier de police judiciaire. Nous devons sans doute travailler sur cet aspect.

M. Hervé Chérubini. - Si nous sommes confrontés à un cas lourd lié à la drogue, je ne suis pas sûr que notre CCAS soit bien armé pour y répondre. Nous serons obligés d'orienter le dossier sur Arles ou Avignon. Ce n'est pas un sujet de fierté, mais il faut reconnaître nos limites.

Il nous faut faire un travail de pédagogie auprès de nos administrés, qui ont parfois l'impression qu'il se passe un temps très long, par exemple entre le signalement d'un point de deal à la gendarmerie et l'intervention de celle-ci, alors que ce temps est nécessaire pour le repérage, l'identification, etc. Nous sommes en quelque sorte pris entre le marteau et l'enclume car dans l'intervalle, la population subit la situation, même si généralement, lorsque l'intervention arrive, elle permet de résoudre le problème.

Mme Valérie Boyer. - On a beaucoup évoqué l'école et le collège, qui correspond à l'âge de tous les dangers, car c'est en général à ce moment que tout peut basculer, mais pas la médecine scolaire. Ne pensez-vous pas qu'il s'agit d'un axe très important, ou du moins un début de solution ?

M. Jérôme Durain, président. - Les élus disposent-ils de procédures en cas de suspicion de trafic de la part de l'un de leurs administrés ? Vos associations ont-elles évoqué auprès de vous la possibilité pour les maires de faire une déclaration de soupçon auprès de Tracfin ?

M. Michel Fournier. - On ne peut hélas ! pas parler de médecine scolaire, car elle n'existe pratiquement plus.

Par ailleurs, les maires méconnaissent largement les possibilités de signalement, car ils ne peuvent pas tout faire !

M. Hervé Chérubini. - La médecine scolaire serait une très bonne piste pour améliorer la prévention. Il faut renforcer ce service, en particulier dans les collèges, car c'est effectivement l'âge de la bascule, mais aussi dans les lycées.

En ce qui concerne Tracfin, j'ai eu l'occasion de faire un signalement à l'occasion de l'achat d'un établissement hôtelier dans ma commune. La vente n'a finalement pas été conclue, et j'ai appris par la suite que les acheteurs étaient liés à la mafia russe.

En tout état de cause, il convient certainement de renforcer la circulation de l'information au sein de nos associations à ce sujet.

M. Yves Asseline. - Pour ma part, je ne connaissais pas cette passerelle entre Tracfin et les maires.

M. Denis Mottier. - Si la consommation n'est absolument pas quotidienne dans les territoires ruraux, il importe que nos maires puissent agir, dans le périmètre de leurs prérogatives, sur un phénomène que nous voyons arriver des zones urbaines, en particulier sur les conséquences indirectes de celui-ci, sur les mesures de prévention qu'ils peuvent mettre en oeuvre et sur l'accompagnement des personnes victimes de trafics vers un retour à la normale.

La consommation de drogue dans les territoires ruraux ou semi-ruraux présentant un caractère saisonnier, il conviendrait de mettre en oeuvre des mesures de prévention spécifiques à destination des saisonniers, des établissements de nuits et des événements festifs de types « teufs » et rave party. On constate en effet que l'arrivée de « teufeurs » est en général suivie d'une consommation de drogue dans des territoires qui peuvent par ailleurs en être exempts. Il faut donc que les services de l'État puissent accompagner les maires dans ces mesures de prévention.

On constate également que les marins pêcheurs, qui consommaient historiquement plutôt du tabac et de l'alcool, consomment désormais des drogues plus dures. Il en est de même dans le milieu agricole. Des actions de prévention pourraient également être menées à destination de ces professions.

Des campagnes de prévention et des projets sont effectivement mis en oeuvre par la Mildeca, mais ils ne sont pas forcément relayés jusque dans les petites communes, qui en ont pourtant besoin.

Il faut également travailler sur l'accompagnement. L'accompagnement des consommateurs, sortis de l'addiction et de la consommation, se fait par un certain nombre de volets qui relèvent notamment de l'accompagnement social et du logement.

Cela passe par un volontarisme et un retour des organismes de santé, mais surtout par une concertation locale dont il conviendrait de définir le niveau. En effet, entre le département des Bouches-du-Rhône et celui de la Manche, la focale est différente. Dans les Bouches-du-Rhône, on ne pourra pas raisonner de manière très fine à l'échelon départemental, il faudra plutôt jouer sur une intercommunalité, sur des métropoles ou sur des structures administratives plus petites pour cibler les problèmes. En revanche, dans un département dit rural, pour le dire grossièrement, une concertation sur l'addiction à l'échelle départementale pourra être intéressante, afin que l'ensemble des services qui concourent indirectement à cette lutte puissent être mobilisés.

Pour le dire de façon synthétique, les maires ne peuvent pas agir directement sur la lutte parce qu'ils n'ont pas les mandats pour le faire, mais ils peuvent agir indirectement sur les différents linéaments qui alimentent ces gros trafics et sur ce phénomène qui touche de plus en plus la ruralité.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - La lutte contre le trafic s'appuie essentiellement sur le renseignement.

Vos associations insistent sur la proximité des maires avec leur population et sur la facilité de ceux-ci à obtenir des informations précises sur ces sujets. Ces informations remontent-elles facilement vers la gendarmerie, vers le préfet, etc. ? Inversement, lorsque les services de l'État décident d'une politique, les maires en sont-ils informés ?

Les flux « bottom up » et « top down » fonctionnent-ils bien ? Les remontées et les descentes d'informations sont-elles bonnes ?

La seule force du maire, qui n'est pas celle de l'État, puisqu'il a peu de moyens, c'est sa proximité avec la population et sa connaissance de sujets qui peuvent être très graves.

M. Yves Asseline. - Dans les petites communes rurales comme la mienne, le partenariat permanent avec la gendarmerie est essentiel et il est très satisfaisant. Évidemment, les gendarmes ne demandent pas aux maires l'autorisation d'intervenir. C'est leur territoire.

Très souvent, je reçois un coup de fil de l'adjudant local ou du lieutenant m'informant d'une intervention pour un blessé grave ou autre. Je suis informé en permanence de ce qui se passe. Il existe donc bien un véritable partenariat entre nos communes et la gendarmerie. Je souhaiterais même que cette présence soit plus importante. Je suis très content que les réservistes viennent en renfort l'été - ils n'ont pas toujours les moyens, ils cherchent quelquefois des logements, et les communes se débrouillent pour leur trouver des logements gratuits.

Il faudrait une prégnance de la gendarmerie, parce qu'elle est notre partenaire, notre bras armé, si je peux employer l'expression dans ce sens. Pour nous, c'est véritablement nécessaire.

En résumé, cela marche bien, mais on pourrait encore faire mieux !

M. Denis Mottier. - Je formulerai deux remarques.

La communication montante est très bonne. La communication descendante est en revanche gênée par plusieurs points. Quand on dénonce des trafics ou autres et que l'on entre dans le domaine judiciaire, la communication ne peut plus être réciproque : le gendarme dit « on s'en occupe », mais il est tenu et l'on n'entre pas dans le détail.

Le sujet sous-jacent, c'est la communication d'informations sensibles entre l'élu, le maire et les forces de sécurité intérieure. C'est un véritable sujet aujourd'hui, qui revient très régulièrement dans notre commission, car nous sommes gênés par différentes dispositions, par exemple celles du code de procédure pénale en matière de secret de l'enquête ou celles sur les données personnelles, notamment pour le suivi de cas individuels.

C'est valable pour les violences intrafamiliales plus encore que pour le trafic de stupéfiants. Aujourd'hui, le cadre d'échanges d'informations à portée confidentielle n'est pas suffisamment protecteur pour le service de l'État ou pour le maire. Par conséquent, comment organise-t-on la communication d'informations sensibles entre l'élu, le maire et les forces de sécurité ?

Sur les politiques publiques de sécurité, en général - et les maires peuvent en témoigner - , les priorités de l'État sont aujourd'hui parfaitement connues. En revanche, la mise en oeuvre à l'échelle très locale et dans la ruralité, tout comme les conséquences de l'action publique sur ces territoires, peut parfois poser une plus grande difficulté. De manière générale, la communication est faite.

M. Jérôme Durain, président. - En matière de communication d'informations sensibles, vous ne souhaitez donc pas davantage d'informations sur des dossiers en cours, qu'il s'agisse des drogues ou autres.

M. Denis Mottier. - Cela dépend, il faudrait entrer dans le détail.

La question qui se pose est la suivante : jusqu'où le maire doit-il en connaître, notamment pour préserver sa propre sécurité ? C'est valable pour le trafic de drogue, pour les violences intrafamiliales, pour le risque terroriste. Certains maires veulent savoir, d'autres non et ceux-ci sont libres de ne pas vouloir savoir, c'est leur choix.

Il n'y a pas de demande particulière très précise.

M. Jérôme Durain, président. - C'est une vraie question, qui se pose notamment pour le terrorisme. D'ailleurs, est-il opportun que tout le monde sache tout ? Cela crée une exposition et une mise en danger. Est-ce même utile à la procédure ?

M. Denis Mottier. - Je reviens sur les questions de sécurité. Il faut savoir distinguer entre les postes sensibles dans des mairies, pour lesquels il est nécessaire que la police ou la gendarmerie mène une enquête avant de délivrer un « vert » pour l'embauche, et les autres. Tous les postes ne sont pas soumis légalement à ce type de procédure.

M. Hervé Chérubini. - Chez nous, cela se passe très bien avec les services de gendarmerie. Pour ma part, je fais confiance au chef de brigade de gendarmerie pour me communiquer les informations qu'il juge nécessaires. Je comprends tout à fait qu'à certains moments il ne puisse pas me communiquer certaines informations.

Nous avons une police municipale composée d'une dizaine de policiers municipaux. Nous sommes donc rapidement informés quand il y a un point de deal sur la commune. Évidemment, cette information remonte et le chef de brigade nous dit ce qu'il peut nous dire et ce qu'il nous est utile de savoir. Tout cela repose sur les bonnes relations, la confiance, le partenariat, les relations humaines.

J'en viens à la redescente des informations. Je considère que l'on est correctement informé, même si, évidemment, on peut toujours améliorer les choses.

Cette année auront lieu les jeux Olympiques ; il y aura donc une forte concentration des forces de l'ordre sur les sites olympiques. Pour ma part, je tiens à faire passer un message et à lancer cette alerte : il ne faudra pas déshabiller Pierre pour habiller Paul ! Je souhaite que, dans nos communes où nous sommes habitués à avoir tous les ans des renforts de gendarmerie, parce que ce sont des communes attractives, touristiques ou autres, ce soit encore le cas en 2024 malgré les Jeux. Sinon, les zones qui seraient oubliées risquent d'avoir des soucis.

Je profite de cette commission pour faire passer ce message général sur la sécurité, qui ne concerne pas seulement le narcotrafic.

M. Jérôme Durain, président. - Nous prenons bonne note de cette observation et de cette inquiétude. Une mission d'information sur la sécurité des jeux Olympiques a été lancée par la commission des lois du Sénat et est en cours.

M. Yves Asseline. - L'AMF a déjà un point de vigilance sur ce sujet particulier.

Au regard de ce que j'ai entendu ce matin, je souhaite vous faire part d'un grand sentiment de tristesse. Je constate que la drogue est partout. Comme je l'ai dit, je suis né en bord de mer, en Normandie, et cette année, nous allons fêter le 80e anniversaire du Débarquement. Beaucoup de jeunes soldats sont venus par la mer pour nous libérer. Quand j'étais gamin, le jeudi, jour de congés scolaires, avec mes copains, j'allais jouer sur une plage située à environ vingt-cinq kilomètres d'Utah Beach plage, et il arrivait qu'après certaines tempêtes nous retrouvions des casques et ce, quinze ans après 1944. Cela signifiait que beaucoup de jeunes gens étaient morts pour nous libérer.

Aujourd'hui, sur les mêmes plages, on trouve une tonne de cocaïne et l'on nous dit dans les médias que cela représente un infime pourcentage de ce qui est consommé en Europe. Il y a donc des millions de gens qui sont intoxiqués sur notre continent.

J'éprouve une tristesse à constater que, si la mer peut nous apporter des casques, symbole de délivrance, elle est aussi capable de nous apporter des ballots, symbole de dépendance : tantôt libération, tantôt aliénation...

M. Jérôme Durain, président. - Messieurs, je vous remercie.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 12 heures.