Mardi 19 mars 2024

- Présidence de M. Laurent Lafon, président -

La réunion est ouverte à 14 h 00.

Proposition de loi, adoptée par l'Assemblée nationale, visant à pérenniser les jardins d'enfants gérés par une collectivité publique ou bénéficiant de financements publics - Examen des amendements au texte de la commission

M. Laurent Lafon, président. - Mes chers collègues, notre ordre du jour appelle l'examen de l'unique amendement de séance déposé sur la proposition de loi visant à pérenniser les jardins d'enfants gérés par une collectivité publique ou bénéficiant de financements publics.

EXAMEN DE L'AMENDEMENT AU TEXTE DE LA COMMISSION

Article 1er

Mme Agnès Evren, rapporteure. - L'amendement n°  1 vise à prolonger le dispositif dérogatoire applicable aux jardins d'enfants. En raison de l'urgence de la situation, ce texte doit être adopté conforme. Par ailleurs, ce modèle a démontré qu'il était complémentaire de l'école maternelle. Il fonctionne bien depuis cent ans et est plébiscité par les familles. Pour toutes ces raisons, un vote conforme est indispensable pour sauver ces structures. Avis défavorable.

La commission émet un avis défavorable à l'amendement n° 1.

La commission donne l'avis suivant sur l'amendement de séance :

Article 1er

Auteur

Objet

Avis de la commission

Mme HAVET

1

Allongement jusqu'à 2026 de la dérogation pour les jardins d'enfants.

Défavorable

La réunion est close à 14 h 05.

Mercredi 20 mars 2024

- Présidence de M. Laurent Lafon, président -

La réunion est ouverte à 9 h 30.

Proposition de loi visant à soutenir l'engagement bénévole et à simplifier la vie associative - Désignation des candidats pour faire partie de la commission mixte paritaire

La commission soumet au Sénat la nomination de M. Laurent Lafon, M. Yan Chantrel, Mme Catherine Belrhiti, Mme Anne Ventalon, M. Cédric Vial, Mme Marie-Pierre Monier et M. Martin Lévrier comme membres titulaires, et de Mme Béatrice Gosselin, Mme Agnès Evren, M. Pierre-Antoine Levi, Mme Karine Daniel, M. Gérard Lahellec, Mme Laure Darcos et Mme Mathilde Ollivier comme membres suppléants de la commission mixte paritaire visant à soutenir l'engagement bénévole et à simplifier la vie associative.

Audition de M. Paul de Sinety, délégué général à la langue française et aux langues de France

M. Laurent Lafon, président. - Mes chers collègues, nous avons le plaisir d'accueillir ce matin Paul de Sinety, délégué général à la langue française et aux langues de France.

Monsieur le délégué général, vous m'avez proposé voilà quelques semaines de présenter devant notre commission la nouvelle édition de votre rapport au Parlement sur la langue française. Votre initiative m'a semblé tout à fait opportune, alors que notre commission vient de lancer une mission d'information sur la situation de la francophonie - dont les rapporteurs sont Catherine Belrhiti, Yan Chantrel et Pierre-Antoine Levi -, à l'aube du trentième anniversaire de l'adoption de la loi du 4 août 1994 relative à l'emploi de la langue française, dite loi Toubon.

Cet anniversaire interviendra au moment où notre pays accueillera les jeux Olympiques et Paralympiques, événement qui constitue une belle opportunité de faire vivre notre langue sur le plan international, mais qui n'est pas non plus sans risque pour celle-ci - j'en veux pour preuve l'usage croissant du « franglais » dans le domaine sportif par les médias et par certains responsables politiques.

Cette audition est l'occasion de connaître l'état des lieux que vous dressez de la situation de la langue française en France et dans le monde.

Notre cadre légal est-il encore adapté aux grands enjeux actuels, qu'ils soient internationaux ou technologiques ? Comment sensibiliser et mobiliser davantage nos concitoyens autour de la langue ? Quels devraient être, selon vous, les contours d'une politique publique linguistique ambitieuse ?

Avant de vous céder la parole, je me permets de vous rappeler, monsieur le délégué général, que cette audition est captée et diffusée en direct sur le site internet du Sénat.

M. Paul de Sinety, délégué général à la langue française et aux langues de France. - C'est un très grand plaisir de me trouver devant vous pour présenter cette nouvelle édition du rapport au Parlement sur la langue française, paru aujourd'hui même, le 20 mars, journée mondiale de la francophonie.

Ce rapport présente les grands axes de notre politique linguistique, dont la délégation générale à la langue française et aux langues de France a la responsabilité, sous l'autorité énergique et active de notre ministre de la culture.

Comme vous l'avez souligné, monsieur le président, nous allons célébrer cette année les trente ans de l'adoption de la loi Toubon, ce qui nous amène à dresser un état des lieux de ce cadre légal et à nous interroger sur ses perspectives d'évolution.

Ce rapport vise trois objectifs : sensibiliser le grand public au patrimoine commun qu'est notre langue ; susciter une prise de conscience générale sur le rôle majeur que joue le français dans notre société ; encourager de nouvelles dynamiques pour une mobilisation renforcée en faveur de la langue française et du plurilinguisme.

En nous appuyant sur de nouvelles données et analyses et en donnant la parole aux acteurs concernés, dont les élus - je remercie à cet égard le président Laurent Lafon et le sénateur Pierre Ouzoulias de leurs contributions -, ce rapport apporte des éclairages sur les grands enjeux de notre époque et fait état des avancées déjà réalisées, au premier rang desquelles figure l'inauguration de la Cité internationale de la langue française, à Villers-Cotterêts.

Il s'agit d'un établissement unique au monde, qui incarne une politique renouvelée de la langue. Preuve du succès de cette réalisation formidable, nous avons enregistré plus de 70 000 visiteurs depuis le 30 octobre dernier, date de l'inauguration de la Cité par le Président de la République.

L'un des premiers enjeux que se doit d'incarner cette Cité est celui de l'innovation et de l'intelligence artificielle. Nous allons donc installer en son coeur un centre de référence des technologies de la langue, qui permettra à l'ensemble des acteurs du monde industriel, du monde académique et du monde scientifique de travailler ensemble pour la promotion de la langue française et des langues de l'Union européenne au travers de l'innovation, et notamment de l'intelligence artificielle. Ce centre de référence disposera d'un budget de 50 millions d'euros, dont la moitié sera financée par la Commission européenne.

Il comportera également un espace consacré à la langue française et à la francophonie, qui sera inauguré par le Président de la République lors du sommet de la francophonie des 4 et 5 octobre prochains.

Les enjeux du numérique sont essentiels ; ils conditionnent fortement l'avenir de la langue française et de notre souveraineté. Si le français est aujourd'hui la seconde langue la plus utilisée sur internet, c'est la quatrième en termes de contenu. Il n'en demeure pas moins qu'une part croissante desdits contenus sont produits par des machines. L'avenir des langues se joue donc en grande partie sur les investissements dans ces technologies.

La France entend jouer un rôle moteur dans cette stratégie. La délégation générale à la langue française et aux langues de France en assure le pilotage en s'appuyant sur un certain nombre d'acteurs, en lien constant avec la direction générale des entreprises (DGE) et le secrétariat d'État chargé du numérique.

Les travaux lancés pour une découvrabilité des contenus culturels et francophones en ligne sont une illustration de ce sursaut nécessaire que nous devons entreprendre, aux côtés de partenaires internationaux - européens et francophones. Une mission sur la découvrabilité des contenus scientifiques en français devrait être lancée lors des prochaines rencontres alternées des deux Premiers ministres français et québécois du 11 au 13 avril prochains, à Québec.

À ce défi, s'ajoute celui de la mise en oeuvre effective de la loi Toubon. Je tiens à rappeler l'importance de ce texte, véritable loi sociale qui traduit la volonté du législateur d'appliquer concrètement l'article 2 de la Constitution, selon lequel la langue de la République est le français, à tous les secteurs de notre société, de notre quotidien. N'oublions pas que cet article suit directement l'article 1er, qui dispose que la France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Il s'agit en quelque sorte d'une traduction linguistique de cette vision de la République française, de cette vision nationale.

La loi Toubon a démontré son efficacité. Sans elle, nous n'aurions pas d'informations en français pour nos achats de consommation courante, nous ne pourrions pas non plus accéder nécessairement, dans notre langue, à l'éducation non plus qu'aux soins ou aux services de santé.

Comme le souligne Jean-Marc Sauvé dans sa contribution : « La langue française est une composante de notre cohésion sociale. [...] Une nation, c'est la capacité à se projeter ensemble dans un avenir commun. Or nous ne pouvons construire celui-ci qu'avec une langue que nous partageons ».

Les obstacles que nous constatons çà et là ne nous empêchent pas d'agir en faveur du cadre légal. Tout d'abord, au travers d'une action interministérielle et institutionnelle renforcée, en nous appuyant sur un réseau de hauts fonctionnaires à la langue française, mobilisés dans chaque ministère, pour mieux faire connaître ce dispositif, favoriser l'intelligibilité et un langage simple à l'intention de nos concitoyens.

Ensuite, par un effort de sensibilisation au respect des principes de la loi Toubon, notamment à l'occasion des grands événements que vous avez évoqués, monsieur le président, dont les jeux Olympiques et Paralympiques.

Il y a certainement des lacunes. Nous avons commencé à identifier les points de difficulté, probablement liés à la rédaction du cadre légal et à l'ancienneté de ce texte : en 1994, le numérique et internet n'existaient pas... Si la représentation nationale le souhaite, nous pouvons accompagner les parlementaires dans ce travail de réflexion.

Autre enjeu, celui de l'enrichissement de la langue française pour lui permettre d'exprimer les réalités du monde le plus contemporain. Grâce à nos efforts de terminologie, d'enrichissement de la langue, les services de l'État peuvent faire preuve de cette nécessaire exemplarité. Si tel n'est pas le cas, c'est qu'ils n'ont pas forcément conscience de cette exigence ou qu'ils ne la désirent pas...

Nous développons d'autres axes importants de réflexion dans ce rapport.

La langue française doit faire l'objet d'une politique ancrée dans les territoires pour en favoriser la maîtrise, condition indispensable pour l'inclusion de chaque individu au sein de notre société et l'exercice de sa pleine citoyenneté. Nous avons mis en place des pactes linguistiques avec un certain nombre de territoires, qui permettent d'accompagner les acteurs engagés pour mieux maîtriser la langue et lutter contre l'illettrisme.

Autre axe important, celui de la promotion des langues régionales. Cette question est essentielle aux yeux de la ministre de la culture. La France est dotée d'un patrimoine unique au monde avec plus de soixante-quinze langues régionales encore employées dans les territoires, dont plus des deux tiers dans les outre-mer.

Nous constatons des réalités contrastées quant à la promotion et l'emploi de ces langues. C'est la raison pour laquelle le Conseil national des langues et cultures régionales (CNLCR), présidé par la ministre de la culture, a été installé en 2022. Très concrètement, il s'agit d'accompagner les acteurs qui oeuvrent à la promotion des langues régionales à travers la réalisation d'outils numériques de promotion et de sensibilisation, mais aussi de guides pour informer sur les aides publiques en faveur desdites langues. Nous allons lancer prochainement une plateforme, Langues de France, consacrée à leur promotion.

Tout cela contribuera, je l'espère, à faire en sorte que notre politique linguistique soit perçue comme une politique apaisée, réparatrice, qui prenne en compte les réalités des territoires et de leurs habitants. La loi relative à la protection patrimoniale des langues régionales et à leur promotion, dite loi Molac, a constitué une étape importante en faveur d'une plus grande reconnaissance de ces langues. Il y va du respect des identités et de la diversité des habitants de notre pays.

Il ne peut y avoir de politique de la langue en France sans politique de la langue sur le plan international. Ces deux dimensions sont intimement liées. J'ai évoqué les très grands défis que constituent le numérique et l'innovation pour l'avenir de notre langue. Ils ne pourront être relevés sans l'aide des autres pays francophones ni sans l'instauration d'un dialogue avec les pays membres de l'Union européenne. Ce combat pour la langue française est aussi un combat pour la diversité linguistique, pour le plurilinguisme.

Depuis le discours du Président de la République du 20 mars 2018 sous la coupole de l'Institut de France, ces nouveaux paradigmes ont été pleinement assimilés par les pouvoirs publics. Cette politique renouvelée de la promotion de la francophonie sera mise à l'honneur à l'occasion du dix-neuvième sommet de la francophonie, qui ancrera celle-ci dans la modernité au travers du thème « Créer, innover et entreprendre en français ». Le numérique, champ sur lequel la délégation et le ministère de la culture sont particulièrement investis, en sera naturellement une priorité forte.

M. Yan Chantrel, président du groupe d'études sur la francophonie. - Comme vous l'avez souligné, monsieur le délégué général, il s'agit d'une année particulière, riche en événements.

Avec 321 millions de locuteurs dans le monde, dont un quart qui l'ont pour langue première, le français reste la cinquième langue la plus utilisée dans le monde. Elle est aussi apprise comme seconde langue par 132 millions de personnes.

En tant que sénateur représentant nos compatriotes établis hors de France, je me dois de saluer le rôle de nos 96 instituts français et de nos 829 alliances françaises, mais aussi celui du dispositif Flam (français langue maternelle) qui permet aux enfants scolarisés dans un système éducatif à l'étranger de garder un contact avec la langue française.

Votre délégation réalise un travail remarquable pour promouvoir la langue française et valoriser les langues de France, pour enrichir notre langue, pour défendre le plurilinguisme et sensibiliser à la diversité du français. Comment mieux faire connaître votre institution et vos analyses, qui s'appuient sur les travaux de sociolinguistes, d'anthropologues, de lexicographes et d'autres chercheurs, dont on a besoin qu'ils pèsent davantage dans le débat public ?

Catherine Belrhiti, Pierre-Antoine Levi et moi-même sommes corapporteurs d'une mission d'information sur la francophonie, qui traitera de sujets aussi divers que la place de la langue française dans la recherche internationale ou la question de l'intelligence artificielle et des algorithmes. En cette année particulière, nous souhaiterions aussi pouvoir dresser le bilan de la loi Toubon.

Nous accueillons cette année les jeux Olympiques et Paralympiques, dont la langue officielle est le français. Votre délégation a-t-elle été associée à l'organisation des Jeux ? Aurez-vous un rôle à jouer pour vous assurer que la langue française reste en usage permanent et qu'elle ne soit pas noyée dans l'anglo-américain ?

Pouvez-vous nous faire un premier retour sur la fréquentation de la Cité internationale de la langue française ? Comment éviter qu'elle ne devienne un musée ? Vous en êtes l'opérateur, quel rôle souhaitez-vous lui confier ?

Parmi les activités proposées par la Cité, le parcours L'Aventure du français retrace l'histoire de notre langue. Ne pensez-vous pas que l'histoire de la langue est une dimension qui manque à l'enseignement de la langue française dans le primaire et le secondaire ?

M. Paul de Sinety. - Comment mieux faire connaître la délégation ? Cette audition est un premier pas et je suis très sensible à cet accueil. La chambre haute a parfaitement conscience que la langue est un objet politique.

Pour répondre à votre dernière question, je pense en effet que l'histoire de la langue n'est pas assez étudiée. À cette fin, il convient de mobiliser l'Académie française, dont la mission première est de défendre la langue française.

Une première réflexion pourrait être menée dans le cadre d'un colloque que nous allons organiser à la fin de l'année pour célébrer les trente ans de la loi Toubon. Il s'agira de nous interroger sur une histoire politique de la langue de 1539 à nos jours.

Pour ne pas faire de notre langue un objet de musée, il faut s'ouvrir à la francophonie. Celle-ci est l'incarnation, la manifestation de la diversité linguistique. La France est le seul pays francophone monolingue ; tous les autres pays de la francophonie sont plurilingues, notamment les pays africains. Il est donc très important de promouvoir aussi l'ensemble des langues employées sur les territoires de la francophonie. Mais ne nous empêchons pas non plus de mener un travail actif sur le territoire de la République pour promouvoir les langues employées par les populations issues de l'immigration et des diasporas.

Le président du comité d'organisation des jeux Olympiques et Paralympiques (Cojo) de Paris 2024 et la secrétaire générale de la francophonie ont signé une convention sur l'usage et la promotion de la langue française et de la francophonie durant les jeux Olympiques et Paralympiques. Nous sommes également vigilants ; nous avons d'ailleurs exprimé notre préoccupation en constatant que certains termes employés n'étaient pas français ou que certaines communications n'étaient pas faites en langue française, notamment au sein du Cojo. Avec le préfet de région, Marc Guillaume, nous sommes très attentifs à ce que le cadre légal soit pleinement respecté.

Enfin, nous avons mobilisé des groupes thématiques de travail depuis plus d'un an avec le délégué à la francophonie du ministère des sports, Daniel Zielinski, pour proposer des termes français adaptés aux nouvelles disciplines comme le surf, le break ou d'autres sports urbains. Nous avons aussi fortement mobilisé les élus, les maires, la société civile pour promouvoir l'Olympiade culturelle.

Vous le voyez, monsieur Chantrel, nous sommes très mobilisés sur la question des jeux Olympiques, notamment au travers d'applications numériques plurilingues, qui illustrent que la politique de la langue est une politique d'hospitalité, y compris à l'égard des non francophones et non anglophones.

Mme Catherine Morin-Desailly. - Nous sommes très sensibles à la question de la diversité linguistique et culturelle. Dresser le bilan de la loi Toubon en cette année particulière fait sens.

Bien souvent, je pense notamment à nos amis canadiens, les autres pays de la francophonie défendent ce patrimoine commun beaucoup plus fortement que nous ne le faisons. Leur législation est plus stricte et comporte davantage de sanctions en cas de manquement à l'usage de la langue française.

Pensez-vous, monsieur le délégué général, que nous pourrions utilement compléter la loi Toubon ? C'est un combat permanent. J'ai été très sensible à la brochure que vous avez publiée sur les 100 termes utiles aux collectivités locales, parce que tout commence par l'application de la loi dans nos collectivités. Partout dans les villes et les villages, les anglicismes fleurissent. C'est le cas dans ma ville de Rouen. Avez-vous pris contact avec les associations d'élus pour les sensibiliser à ce sujet ?

Nous sommes nombreux, depuis le Brexit, à militer pour que le français redevienne réellement langue officielle de l'Europe. Louis-Jean de Nicolay et moi-même avons rédigé un rapport intitulé Nouveaux défis, nouveaux enjeux : une stratégie européenne ambitieuse pour le patrimoine, dans le cadre des travaux de la commission des affaires européennes. Nous nous étions alors aperçus que la plupart des sites d'information et des guides pour bénéficier des subventions et autres fonds européens étaient exclusivement rédigés en anglais. Comment la France peut-elle pousser Bruxelles à appliquer ce qui devrait être la règle et à promouvoir l'usage du français ?

M. Jacques Grosperrin. - À mon tour, monsieur le délégué général, je voudrais vous remercier de votre présence parmi nous, en cette journée de la francophonie.

Lors de la parution du classement Pisa, le 5 décembre dernier, le Premier ministre avait évoqué les difficultés de la France, classée à la vingt-neuvième position de l'OCDE, pour ce qui concerne la compréhension écrite de ses jeunes élèves. Il avait alors proposé un choc des savoirs et la mise en place de groupes de niveaux afin de rééquilibrer ces différences. Pensez-vous que cette mesure puisse permettre de réduire les écarts de niveau constatés ?

Vous avez évoqué l'importante dimension linguistique du français dans le numérique. Or les modèles d'intelligence artificielle sont plus entraînés en anglais qu'en français. Certes, de jeunes entreprises à forte croissance comme Mistral AI, par exemple, permettent d'avoir accès à un système d'intelligence artificielle franco-français, mais la langue de référence reste l'anglais. Comment pouvez-vous, en tant que délégué général à la langue française et aux langues de France, contribuer à ce que ces systèmes d'intelligence artificielle puissent atteindre le même degré d'apprentissage en français qu'en anglais ?

M. Pierre Ouzoulias. - Merci, monsieur le délégué général, d'avoir tenu un discours aussi fort.

Il nous faut toujours garder en tête votre analyse juridique : l'usage du français est ce qui rend possible l'égalité des droits sur tout le territoire national. C'est l'un des fondements de notre République. Notre langue française est le socle de l'indivisibilité de la Nation.

D'un point de vue plus philosophique, le français n'est pas qu'un vecteur de communication, c'est aussi un mode de pensée. On pense dans une langue, et c'est un aspect fondamental de l'expression : une traduction presque automatique des propos ne rendra jamais la finesse de l'expression en ce que celle-ci renvoie à un mode de pensée.

Je veux bien évidemment en venir, et c'est d'ailleurs le sujet de ma contribution à votre rapport, sur la difficulté du français comme mode d'expression de la pensée scientifique. En tant que chercheur, j'ai vécu des moments où l'obligation de publier en anglais faisait partie de l'évaluation scientifique. Lors des débats sur la loi de programmation de la recherche (LPR), Laure Darcos et moi-même avions demandé au Haut Conseil de l'évaluation de la recherche et de l'enseignement supérieur (Hcéres) de défendre l'utilisation du français - on ne peut pas dire qu'il ait beaucoup oeuvré en ce sens...

Au contraire, l'évaluation scientifique se fonde toujours davantage sur des revues anglo-saxonnes qui ne publient qu'en anglais, ce qui pose un problème majeur. Il ne s'agit pas d'une question de compréhension linguistique : un article rédigé en anglais sur les mathématiques conserverait rigoureusement le même sens s'il était publié en français. Cette situation résulte tout simplement de la captation de l'édition scientifique par des entreprises monopolisatrices, qui considèrent que la seule langue d'expression doit être l'anglais.

Comme vous, je suis intimement persuadé qu'une langue reste vivante tant qu'elle est utilisée dans toutes les activités humaines. Dès lors, il est essentiel que l'activité scientifique ne sorte pas du champ d'expression du français.

Vous avez raison de souligner que l'utilisation de l'intelligence artificielle nous pose des problèmes considérables.

J'ai grand plaisir à souligner que le Bureau du Sénat s'est emparé du sujet et va utiliser l'intelligence artificielle pour faciliter la prise de notes des fonctionnaires des comptes rendus. Pour autant, la direction des comptes rendus - dont je salue les personnels de façon particulièrement appuyée - va faire en sorte de maintenir le niveau de langue. Si vous consultez les débats de la loi de 1905, au Sénat, et les débats actuels, vous avez l'impression qu'il s'agit du même français, ce qui n'est pourtant pas le cas. C'est le fruit du travail des rédacteurs, qui assurent ainsi une grande intelligibilité de la langue sur la très longue durée. Un siècle plus tard, la qualité du français employé permet de parfaitement comprendre les intentions du législateur.

Je nourris quelques inquiétudes pour la période à venir. La réforme du collège risque en effet d'entraîner la disparition de l'enseignement des langues anciennes - latin et grec. Or l'on ne peut parler correctement français sans avoir au moins quelques notions de latin. L'enseignement des langues anciennes est fondamental pour la réappropriation du français.

Monsieur le délégué général, dans ma contribution à votre rapport, j'ai proposé que votre organisme soit directement rattaché au Premier ministre pour mieux coordonner l'action interministérielle, à l'image de l'Office québécois de la langue française, qui chapeaute l'intégralité des administrations. Que pensez-vous de cette proposition ? Ce nouveau statut serait-il susceptible de vous apporter des moyens supplémentaires ?

Mme Mathilde Ollivier. - Je voudrais également revenir sur la promotion du français à l'étranger.

La politique de promotion de la francophonie passe avant tout par les instituts français, les alliances françaises, les conseils culturels, mais aussi par les nombreuses initiatives citoyennes dans les pays d'accueil. À côté du dispositif Flam, de nombreux festivals et événements sont organisés par les communautés françaises à l'étranger. Toutefois, ces dernières années, on note un recul de l'apprentissage du français dans les écoles, au profit d'autres langues dont l'apprentissage est considéré comme plus facile.

Que pensez-vous de ces évolutions et de quels leviers disposez-vous pour continuer à faire du français une langue attractive à l'étranger ? Que pensez-vous de l'annulation de plus de 28 millions d'euros de crédits du programme 185 « Diplomatie culturelle et d'influence » ? Quelles seront les conséquences ce ces coupes budgétaires sur la francophonie ?

Il est aujourd'hui démontré que la protection des langues régionales et de la diversité linguistique est intimement liée à la compréhension de nos environnements naturels et contribue à leur protection. Menez-vous des analyses spécifiques associant langue et protection de l'environnement ?

Voilà quelques semaines, j'ai rencontré à l'université de Vienne, en Autriche, des linguistes spécialisés en sciences de l'éducation. Ils ont évoqué des programmes d'apprentissage très développés dans les écoles de langue maternelle des enfants allophones qui permettent de renforcer la maîtrise de l'allemand. Quel regard portez-vous sur ce type de politique ?

M. Bernard Fialaire. - Monsieur le délégué général, page 28 de votre rapport, je lis que « La plupart des établissements d'enseignement supérieur ont déjà élargi leur offre de masters en anglais dans de nombreuses disciplines. » Il me semble que nous avons déjà perdu la maîtrise de la dénomination des différents niveaux universitaires...

L'intelligence artificielle devrait permettre, demain, de réaliser une traduction instantanée. Quelles actions menez-vous pour que le français qui sera utilisé dans le cadre de ces traductions soit celui du dictionnaire de l'Académie française plutôt que celui du langage courant ?

M. Jean-Gérard Paumier. - Je regrette la perte d'influence de la France en Afrique, qui affectera inévitablement la langue française, laquelle n'est en effet pas seulement un mode de communication, mais aussi un mode de pensée.

Une autre de mes préoccupations porte sur la montée de la culture de l'effacement, qui se manifeste par des appels à la réécriture des plus grands chefs-d'oeuvre de notre littérature, jugés obsolètes par les tenants de cette idéologie, au mépris de l'histoire et des modes de pensée distincts qui l'ont marquée. Ne devrions-nous pas envisager un cadre juridique renforcé pour garantir la pérennité de ces oeuvres contre toute tentative de réécriture ?

M. Gérard Lahellec. - Je suis sénateur des Côtes-d'Armor et je dois à l'école et à la langue française ce que je suis aujourd'hui. Le français est en effet un bien commun, qui a notamment permis aux Bretons de se comprendre entre eux.

Toutefois, bien que le français soit un facteur d'intégration, la République a souvent forcé son enseignement au détriment de nos cultures minoritaires, une problématique qui dépasse les frontières régionales et concerne toute la France. La diversité culturelle, incluant en effet la toponymie, est une part intégrante de notre grande culture. J'ai à l'esprit le discours de Jean-Marie Gustave Le Clézio lors de la réception de son prix Nobel, dédiant son discours à Elvira, artiste ivrognesse de la forêt amazonienne, qu'il tient pour la forme la plus élaborée de l'art, tout en la célébrant en français.

L'article 2 de notre Constitution, bien qu'important, peut parfois apparaître comme un obstacle : la loi Molac prône ainsi l'enseignement immersif des langues régionales, lequel est actuellement jugé inconstitutionnel. Si cette pratique n'a pas fait l'objet de recours, la situation est source de précarité pour l'enseignement desdites langues régionales.

En outre, la question de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires reste en suspens. Nous ne devons pas permettre que l'article 2 ou le sort de cette Charte conduise à ne pas avancer dans ce domaine. Rappelons que la Bretagne est devenue française avant même l'ordonnance de Villers-Cotterêts. Dès lors, comment avancer, malgré l'article 2 de la Constitution et le destin de la Charte ?

Mme Annick Billon. - Je souhaite obtenir quelques précisions sur la Cité internationale de la langue française et ses 70 000 visiteurs. Qui sont ces visiteurs et quels sont leurs centres d'intérêt ? Le site parvient-il à attirer un public diversifié ?

Concernant les 50 millions d'euros alloués à l'innovation et à l'intelligence artificielle, sur quelle ligne budgétaire sont-ils imputés ? Une partie de cette somme sera-t-elle consacrée à combattre l'illettrisme, qui reste un défi majeur pour notre pays ?

Quelles évolutions souhaitez-vous pour combler les lacunes de la loi Toubon et dans quels délais ?

Vous évoquez l'irrigation des territoires par les politiques publiques. Pourriez-vous décliner les budgets dont vous disposez à cette fin et les interlocuteurs que vous avez identifiés ? En outre, qu'en est-il des pactes linguistiques que vous avez établis avec certaines entités ?

Pour terminer, j'aborderai le sujet du livret sur les termes clefs utiles aux collectivités locales dans la perspective des jeux Olympiques. En tant qu'élue de Vendée, l'utilisation de termes comme « surf » ou « skate park » ne me pose pas de problème, car ils font partie de l'histoire des sports concernés. Cela n'a rien à voir à mon sens avec un arbitrage entre « aire de jeu » et « playground ». Il semble anecdotique de se concentrer sur ces aspects au regard de problèmes plus pressants comme le niveau de français des jeunes et l'illettrisme dans notre pays.

Mme Béatrice Gosselin. - Notre influence culturelle ne se limite pas à nos frontières. La fermeture d'instituts français, comme ceux de Valence et de Vienne, ainsi que de la maison Descartes aux Pays-Bas, interroge, tant ces institutions étaient des piliers de notre rayonnement international.

Il me semble essentiel de ne pas négliger notre présence à l'étranger, laquelle contribue à l'ancrage de notre Nation et à la diffusion de la langue française. Notre politique intérieure est certes remarquable, mais elle doit s'accompagner d'une stratégie d'influence extérieure tout aussi vigoureuse.

M. Paul de Sinety. - Je suis impressionné de la qualité de vos questions. Cela fait chaud au coeur de voir que les parlementaires sont attachés à la langue française. Sachez que j'y suis très sensible.

Concernant l'application du cadre légal de la loi Toubon et son érosion, ce texte a été voté en 1994 et réaménagé en 2013, concernant l'enseignement supérieur et l'introduction de l'anglais. Il me semble très important de prendre en compte l'attente de nos concitoyens. Des enquêtes que nous avons confiées au Centre de recherche pour l'étude et l'observation des conditions de vie (Crédoc) montrent que deux Français sur trois considèrent qu'une loi garantissant l'emploi de la langue commune est très importante, que le recours systématique au français par les services publics est une évidence pour neuf personnes sur dix et que l'utilisation du français est jugée centrale dans d'autres domaines de la vie sociale : santé, éducation, consommation, sécurité au travail ou cohésion sociale. Plus de la moitié des personnes interrogées se sentent gênées, voire rejetées, lorsque l'on s'adresse à elles dans une autre langue que le français dans la communication institutionnelle et dans la sphère publique. La loi Toubon est donc une loi de cohésion sociale.

Concernant la terminologie dans les disciplines sportives, notamment le surf, vous avez parfaitement raison, madame la sénatrice, d'employer ce terme, car il appartient en effet à l'histoire de ce sport. Nos travaux de terminologie visent à trouver des termes français pour les nouveaux sports et les disciplines urbaines, afin que les commentateurs sportifs puissent les décrire de manière intelligible à la télévision, en s'adressant à toutes les générations. C'est pourquoi ce travail est mené avec les fédérations sportives.

Revenons au cadre légal. Un pan entier y échappe, car il n'était pas d'actualité en 1994 : la communication sur internet et dans les espaces numériques, où il n'y a pas d'obligation d'employer le français.

Le sujet des associations d'élus est très important. Nous poursuivons notre travail de diffusion et de sensibilisation, notamment grâce à la brochure que vous avez évoquée ainsi que les pactes linguistiques visant à faire travailler ensemble les acteurs engagés pour la langue française et les langues régionales en fonction des réalités de chaque territoire.

Pour ce qui est de la Cité internationale de la langue française, nous travaillons depuis 2018, en particulier par le biais d'un pacte linguistique signé entre le ministère de la culture, la région Hauts-de-France et les territoires, afin qu'elle soit pleinement admise par les habitants. Nous avons ainsi renforcé nos actions de lutte contre l'illettrisme, qui touche particulièrement ces territoires, notamment l'Aisne. Le pacte linguistique vise ainsi à faire travailler ensemble les différents acteurs des champs social et culturel, qui n'ont pas l'habitude de collaborer, en nous appuyant sur les directions régionales des affaires culturelles (Drac) et les préfets de région.

Nous avons poursuivi ce dialogue avec les territoires au travers des pactes linguistiques que nous avons signés avec les Hauts-de-France, La Réunion, la Seine-Saint-Denis et la région Grand Est. De tels outils contribuent à faire de la maîtrise de la langue française une cause pleinement partagée.

La première difficulté scolaire tient à la maîtrise de la langue. L'engagement de l'ensemble des acteurs publics en faveur de cette grande cause permettrait notamment de concevoir des programmes d'accompagnement pour les publics en situation d'insécurité linguistique.

J'ai volontairement fait de l'intelligence artificielle et des technologies de la langue le premier objectif de la feuille de route qu'esquisse le rapport. Une langue qui n'est plus capable d'exprimer les réalités, même les plus pointues, même les plus scientifiques, est menacée de disparition. Aux Pays-Bas et dans les pays d'Europe du Nord, qui ont sacrifié leur langue nationale au profit d'un anglais systématisé, on observe une « folklorisation » de la langue vernaculaire.

Dans le cadre du dialogue franco-québécois que nous menons en lien avec l'Organisation internationale de la francophonie (OIF) et l'Agence universitaire de la francophonie (AUF), nous oeuvrons à la découvrabilité des contenus culturels et scientifiques en français sur internet. Une mission sur le thème de la découvrabilité des contenus scientifiques devrait prochainement être lancée, avec comme chefs de file le scientifique Rémi Quirion pour le Québec, et le mathématicien et secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences Étienne Ghys pour la France.

Les scientifiques prennent notamment conscience de l'importance de proposer des plateformes rédactionnelles, des outils conversationnels et des outils de traduction automatique pour les communautés scientifiques francophones. La traduction automatique, sous réserve que les données soient gérées de manière souveraine, est une chance pour la diversité de nos langues.

Le centre de référence des technologies de la langue et l'innovation ne coûtera pas un centime au contribuable. Il sera financé à parité par les vingt pays membres de l'Union européenne qui ont souhaité y participer, en sus des revenus tirés de la valorisation, par exemple, du supercalculateur Jean Zay, qui a déjà été utilisé durant des centaines de milliers d'heures de calcul, et des financements de Bruxelles. Quelque 25 millions d'euros seront apportés par Bruxelles au consortium européen que constitue l'Alliance des technologies des langues.

Cette dimension européenne est fondamentale, car la France ne pourra relever ces défis seule. Elle doit le faire avec d'autres pays européens et avec ses partenaires francophones.

Comme Pierre Judet de la Combe l'indique dans le rapport, j'estime qu'on ne pense bien que dans sa langue. Le français est un vecteur d'intégration, mais il nous faut changer de paradigme en matière d'ouverture au plurilinguisme. Nous avons trop souvent opposé langue française et langues régionales et, sur le plan international, langue française et langue vernaculaire des pays francophones. C'est non pas seulement inutile, mais contre-productif ; cela crée de la division.

J'estime donc qu'il serait très utile d'introduire des références, un peu à la manière de béquilles, aux langues vernaculaires des personnes allophones dans les méthodes d'apprentissage de la langue nationale.

Sur l'île de La Réunion, dont les deux tiers de la population parlent créole à la maison, des progrès notables ont été réalisés, notamment auprès des publics les plus fragiles, depuis que l'on propose un enseignement du français comprenant des références au créole. Il existe à mes yeux une corrélation évidente entre échec scolaire, taux de chômage, difficultés d'accès à la citoyenneté et de participation au débat public et non reconnaissance de la langue créole, notamment à l'école.

Il faut cesser de considérer que les langues parlées à la maison par les personnes allophones sont des obstacles à l'apprentissage de la langue française. Elles constituent au contraire un véritable enrichissement, et leur partage, notamment au sein du système scolaire, est une grande chance.

Le prix Nobel de littérature Le Clézio, qui est l'un des plus grands génies de la littérature d'expression française, est un Mauricien qui revendique sa nationalité mauricienne. J'estime qu'il devrait parrainer toute notre politique de la langue, qui se veut ouverte au plurilinguisme et à la pluralité des langues.

Si notre politique de rayonnement sur le plan international relève du ministère des affaires étrangères, je crois, comme Richelieu, qu'il ne peut y avoir de politique internationale sans politique nationale ni de politique nationale sans politique internationale. Il me paraît donc judicieux, dans le cadre de la mission d'information que vous avez lancée, que vous interrogiez nos politiques, non pas seulement en France, mais aussi à l'étranger.

Je me satisfais enfin pleinement du rattachement de la délégation générale à la langue française et aux langues de France au ministère de la culture. S'il vous plaît, ne nous laissez pas aller ailleurs ! Au sein de ce ministère, qui est par définition transversal, nous touchons toutes les générations, tous les publics et tous les territoires. Tel est du reste le voeu de Jacques Toubon, ancien ministre de la culture et de la francophonie, que vous avez reçu voilà quelques mois.

Il me paraît en revanche très important de veiller au renforcement de l'interministérialité des missions de la délégation, ce qui n'est pas forcément complètement compris ni entendu par l'ensemble des ministères.

M. Laurent Lafon, président- Votre message est bien reçu !

Je note qu'il est tout de même paradoxal que le ministre chargé de la francophonie soit, lui, rattaché aux affaires étrangères et qu'il s'occupe du commerce extérieur...

Je vous remercie pour vos réponses à nos questions, monsieur le délégué général.

La réunion est close à 10 h 50.

Audition de Mme Laurence Bertrand Dorléac, présidente de la Fondation nationale des sciences politiques (FNSP)

La réunion est ouverte à 16 h 30.

M. Laurent Lafon, président. - Nous accueillons cet après-midi Laurence Bertrand Dorléac, présidente de la Fondation nationale des sciences politiques. Madame la présidente, je vous remercie d'avoir bien voulu vous rendre disponible pour nous aider à mieux appréhender, avec quelques jours de recul par rapport à l'emballement médiatique, les différents événements qui ont récemment fait grand bruit au sein de l'Institut d'études politiques (IEP) de Paris.

Nous nous interrogeons tout d'abord sur les incidents survenus la semaine dernière à l'occasion d'une manifestation étudiante pro palestinienne. À la lecture de la presse, il semble que le déroulé exact des événements soit encore à établir, dans la mesure où les récits des différentes parties impliquées apparaissent contradictoires. S'ils étaient avérés, les comportements de certains étudiants seraient en tout état de cause de nature à poser la question du respect des principes républicains, voire du maintien de l'ordre au sein de votre établissement - puisque je comprends que la manifestation concernée n'avait pas été déclarée. Madame la présidente, vous aurez certainement à coeur de nous faire part de vos éclairages sur ce sujet, et de nous présenter la manière dont votre institution entend prévenir à l'avenir tout nouveau débordement sur l'ensemble de ses campus.

Je relève par ailleurs que plusieurs membres des équipes de direction de Sciences Po, et notamment certains doyens et directeurs de centres de recherche, ont collectivement fait part de leur inquiétude au sujet de la participation du Premier ministre au conseil d'administration de la FNSP, qu'ils estiment incompatible avec le principe de liberté académique. Quelle appréciation portez-vous sur cette visite, et comment avez-vous reçu les propos du Premier ministre ?

L'Institut d'études politiques de Paris traverse par ailleurs une période de troubles en ce qui concerne sa gouvernance : pour la deuxième fois en trois ans, son directeur a en effet été contraint de démissionner, pour des faits qui n'ont rien à avoir avec ceux que j'ai mentionnés au début de mon propos. Comment envisagez-vous, madame la présidente, la période de transition qui s'ouvre aujourd'hui, puis la mise en place d'une nouvelle direction, espérons-le enfin stable à la tête de cet institut emblématique ?

Vous avez pointé lundi dans les médias l'intérêt « peut-être déraisonnable » suscité au cours des derniers jours par la situation à Sciences Po Paris. Il me semble pour ma part que les événements survenant au sein de cet établissement prestigieux, qui apparaît bien souvent comme étant à la pointe des débats sociétaux et de la formation des cadres, notamment ceux de la fonction publique, rencontrent une résonance particulière au sein de la société française. Il me paraît donc légitime que notre commission s'intéresse aux voies de sortie des différentes crises que je viens d'évoquer.

Madame la présidente, je vous laisse la parole pour un propos liminaire d'une dizaine de minutes, après quoi mes collègues, et notamment notre rapporteur budgétaire pour l'enseignement supérieur Stéphane Piednoir, souhaiteront sans nul doute vous interroger. Je vous rappelle que cette audition est captée et diffusée en direct sur le site Internet du Sénat.

Mme Laurence Bertrand Dorléac, présidente de la Fondation nationale des sciences politiques. - Monsieur le président, mesdames les sénatrices et messieurs les sénateurs, merci de me recevoir. Je voudrais vous assurer de l'attachement sans faille de Sciences Po aux principes républicains. Je m'efforcerai de répondre à toutes vos questions en vous rappelant toutefois que ma position de présidente de la Fondation nationale des sciences politiques, pour être importante, n'est pas une fonction exécutive et qu'elle n'est pas équivalente à celle d'une présidente d'université classique. En d'autres circonstances, vous auriez sans doute reçu notre directeur administrateur.

Permettez-moi de commencer par une mise en perspective. Sciences Po est un établissement d'enseignement supérieur et de recherche singulier. Notre mission est triple : former nos étudiants de la première année d'enseignement après le bac jusqu'au doctorat ; nourrir ces enseignements par le fruit des meilleurs travaux de recherche en sciences humaines et sociales ; préparer la jeune génération à l'exercice de professions très variées et d'une citoyenneté la plus exemplaire possible.

Nous avons près de 15 000 étudiants, qui présentent, comme ceux de tout autre établissement, quelques-unes des caractéristiques communes de cette population : la jeunesse d'abord, une diversité sociale et géographique bien plus forte que par le passé ensuite, et enfin des engagements, qui accompagnent souvent cet âge de la vie ; c'est une constante depuis que l'université existe.

Nous sommes un établissement d'enseignement supérieur et de recherche, ce qui signifie que nos missions reposent sur les principes fondateurs de l'université : l'approfondissement de la connaissance, l'esprit critique et constructeur, le besoin de questionner, le désir de comprendre et de dialoguer. En dépit de sommations provenant de toutes parts, qui nous enjoignent de sortir de notre rôle en prenant tel ou tel parti, nous nous efforçons de maintenir ce cap vertueux.

Mais Sciences Po est aussi un établissement universitaire singulier pour plusieurs raisons, d'abord historiques et statutaires.

Nous étions initialement un établissement privé : l'École libre des sciences politiques, fondée en 1872 par Émile Boutmy sous l'impulsion d'Hippolyte Taine et d'Ernest Renan. Deux singularités de cette École libre marquent encore profondément notre identité : cet établissement privé se mit d'emblée au service du public et du bien commun ; son corps enseignant n'était pas constitué de professeurs universitaires permanents, mais de praticiens venus de tous les horizons - l'université, mais aussi la fonction publique, l'entreprise ou les professions libérales. Aujourd'hui encore, 93 % des cours dispensés à Sciences Po sont assurés par plus de 4 500 chargés d'enseignement non-titulaires. Aucune institution universitaire de premier plan, en France et dans le monde, ne présente une telle particularité.

En 1944, deux structures juridiques furent créées par l'ordonnance à caractère législatif du 9 octobre 1945 signée par le général De Gaulle : une entité privée, la Fondation nationale des sciences politiques, et un établissement public d'enseignement supérieur, l'Institut d'études politiques, la première portant le second. Cette organisation est encore aujourd'hui le fondement institutionnel de Sciences Po, constamment soutenue et fermement réaffirmée par le législateur et le gouvernement à chaque réforme de nos statuts. Ne vous méprenez pas, en mettant l'accent sur l'autonomie de Sciences Po, je ne fais nullement l'apologie de l'isolationnisme ; j'entends souligner l'importance de la liberté de penser, d'agir et d'expérimenter en matière d'enseignement et de recherche, car c'est bien la liberté d'expérimentation, la souplesse en matière d'organisation des études, de recrutement et de sélection des étudiants, c'est bien le libre choix d'enseignants compétents, de grandes capacités d'adaptation ou de changement des maquettes d'enseignement, le renouvellement constant des contenus des cours grâce à la recherche et l'excellence professionnelle qui les inspirent, qui ont été et qui demeurent la plus grande force de Sciences Po.

C'est cette même liberté qui nous a permis d'engager, au tournant des années 2000, une politique ambitieuse et fructueuse de diversification sociale, d'ouverture internationale et de recrutement de chercheurs et de chercheuses de haut niveau. Notre politique d'ouverture sociale nous permet d'accueillir 30 % d'étudiants boursiers, et nous avons conclu près de deux cents partenariats avec des lycées relevant de l'éducation prioritaire en France métropolitaine et en outre-mer. Nous sommes fiers de l'internationalisation que certains nous reprochent parfois : comment ne pas se réjouir qu'un établissement français attire et compte 50 % d'étudiants venus de plus de cent cinquante pays, parmi les plus brillants de leur génération ? Enfin, pour augmenter encore le niveau des enseignements dispensés à Sciences Po ainsi que leur reconnaissance par le monde académique international, nous avons recruté 122 enseignants-chercheurs du monde entier entre 2007 et 2022, soit un accroissement de 86 % de notre faculté permanente. En profitent onze centres de recherche et tous nos enseignements, ce qui nous vaut des classements internationaux remarquables.

L'originalité du positionnement de Sciences Po résulte aussi de motifs que je qualifierais de politiques et symboliques. Je vous épargne la liste des formules constamment recyclées qui accompagne de nombreux articles consacrés à Sciences Po - « l'école des élites », « l'école du pouvoir », « l'école de l'entre-soi ». Certes, nous nous honorons d'avoir formé six des huit présidents de la Ve République, seize de ses vingt-quatre premiers ministres, nombre de hauts fonctionnaires et de chefs d'entreprise, mais aussi de grands professeurs, de grands chercheurs, des juristes, des écrivains, des artistes, des journalistes. Nous sommes également heureux de savoir que, à l'échelle internationale, le Premier ministre norvégien a suivi les cours de Sciences Po, tout comme l'ancienne présidente du Sri Lanka et l'actuelle présidente de Géorgie. La liste de nos anciens élèves assumant de hautes responsabilités est longue ! Nous sommes heureux d'avoir cent mille alumni qui occupent des postes importants partout dans le monde. Nous ne sommes bien entendu pas les seuls, et bien des grandes écoles affichent de brillants palmarès. Mais nous sommes sans doute singuliers quand nous pratiquons une formation pluridisciplinaire, fondée sur les grandes disciplines en sciences humaines et sociales autant que sur l'apport de l'expérience professionnelle, ce qui vaut à 87 % de nos étudiants d'être recrutés dans les six mois suivant l'obtention de leur diplôme.

Malgré cela, nous sommes depuis toujours observés et critiqués. Dans les années 1930 comme en 1945, l'École libre des sciences politiques était stigmatisée comme étant « l'école d'une élite et l'école d'une caste », qui nuisait à la démocratisation de la haute fonction publique voulue par le gouvernement du Front populaire puis les mouvements politiques issus de la Résistance. Dans les années 1960 et 1970, Sciences Po était encore accusée de contribuer à la reproduction de la noblesse d'État, pour reprendre une célèbre formule du sociologue Pierre Bourdieu. Puis ce furent les accusations de rupture avec les principes de la méritocratie républicaine lors de la création des conventions d'éducation prioritaire, le spectre de l'américanisation, avec l'ouverture internationale, puis d'autres accusations encore.

Ce déplacement de la critique est bien sûr intéressant à observer pour l'historienne que je suis ; il témoigne surtout de l'intérêt très particulier et peut-être, en effet, excessif que nous portent les médias et par conséquent l'opinion publique, que ce soit au regard de nos faiblesses supposées ou de nos qualités. Aucun autre établissement universitaire français n'a suscité autant d'articles de presse et de tweets. Nous y avons assurément pris notre part, mais il semble que d'autres institutions comparables à la nôtre ont connu des succès, des difficultés, des remous qui n'ont pas attiré à ce point l'attention.

Après ce détour historique qui me paraissait opportun pour aborder les sujets graves qui nous occupent, pourquoi ai-je aujourd'hui l'honneur d'être devant vous ? Vous souhaitez m'entendre à propos de la gouvernance de Sciences Po à la suite de la démission de notre directeur Mathias Vicherat, ainsi que, je cite le courrier de votre invitation, des récents incidents survenus dans notre établissement.

Je commencerai par la question de la gouvernance. À la suite de la démission de Mathias Vicherat, nos statuts et nos procédures sont très clairs. En tant que présidente de la FNSP, j'en suis la garante, avec la présidente du Conseil de l'Institut d'études politiques Dina Waked, professeur de droit. Dans les prochains jours, la ministre de l'Enseignement supérieur et de la Recherche, avec laquelle je suis en contact étroit depuis plusieurs mois, nommera une administratrice ou un administrateur provisoire chargé de la direction de l'IEP et de l'administration de la FNSP. Pour la suite, les conditions de nomination de la prochaine administration de la FNSP et de la prochaine direction de l'IEP de Paris sont fixées par nos décrets statutaires. J'y reviendrai plus techniquement si vous le souhaitez.

Pour ce qui a trait aux faits du 12 mars ainsi qu'à leur suite, je tiens à rappeler avec une certaine solennité que nous sommes un établissement où les positions peuvent et même doivent s'exprimer dans le cadre strict de la loi commune et du règlement de Sciences Po. Ce cadre est celui du respect des valeurs républicaines, du pluralisme des idées et de la libre expression du débat démocratique. Nous avons toujours été, nous sommes et nous serons intransigeants envers tous ceux et toutes celles qui sortiront de ce cadre. Nous avons toujours été, nous sommes et nous serons intraitables à l'égard de tout acte et de tout propos antisémite ou raciste. C'est pourquoi des enquêtes administratives et judiciaires ont été ouvertes dès le lendemain des événements, un amphithéâtre ayant été occupé par des étudiants voulant s'exprimer sur le conflit au Moyen-Orient selon des méthodes provoquant des tensions avec des étudiants de l'Union des étudiants juifs de France de Sciences Po et aboutissant à la suppression d'un cours.

Je me tiens, ainsi que notre secrétaire général, à votre disposition pour vous donner toutes les précisions concernant les actions nous avons menées immédiatement, pendant et après les événements. Je note que l'institution que je préside est en proie à des accusations injustes et blessantes : injustes parce qu'elles reposent sur des informations généralement incomplètes, incertaines voire fallacieuses, parce qu'elles méconnaissent plus de 150 ans d'histoire de notre établissement, et ignorent les actions que nous menons contre toutes les formes de discrimination ; blessantes pour nos 15 000 étudiants, les 280 membres de notre faculté permanente, les 4 500 chargés d'enseignement et les 1 200 salariés qui font vivre Sciences Po, qui y sont attachés et qui ne se reconnaissent absolument pas dans la caricature grossière que l'on fait d'eux dans les médias. Je note d'ailleurs que ces attaques passées et présentes n'ont pas dissuadé 15 398 élèves d'exprimer cette année sur Parcours Sup leur souhait de présenter leur candidature d'entrée en première année, un nombre supérieur à celui de l'an passé.

Parlons ouvertement. Est-ce que l'antisémitisme règne à Sciences Po comme on a pu le voir écrit ou proclamé ? Ma réponse est clairement et fermement : non ! Nous ne chercherons jamais à nier que tel ou tel étudiant de Sciences Po ait pu tenir des propos antisémites. Chaque fois qu'un fait de cette nature nous est rapporté, nous enquêtons et nous sanctionnons. Nous n'acceptons pas davantage toute autre forme de racisme et de discrimination, de quelle que nature qu'elle soit. L'intolérance, voire la haine qui prospèrent sur des idées malsaines, n'ont pas leur place dans notre établissement, de même que la science qui nous anime est inconciliable avec le registre militant à l'intérieur des cours.

Notre époque est riche en conflits, en tragédies, qui suscitent des débats et des dissensions. Les réseaux sociaux aggravent ces maux en les amplifiant tout en les réduisant à la plus médiocre et la plus nuisible des formes d'expression. La jeune génération qui étudie à Sciences Po, comme celle de tous les établissements universitaires dans le monde, est exposée aux tensions et aux excès. Notre rôle est d'abord de l'aider, en tenant fermement sur nos bases et nos principes de respect de la science et des libertés académiques : étudier, apprendre, chercher, s'interroger, raisonner, dialoguer dans les règles de l'art.

Sciences Po est une institution où se croisent quotidiennement des étudiantes et des étudiants du monde entier. On y accueille toutes les pensées parce que nous savons que l'ouverture et l'altérité les aident à se construire, comme des femmes et des hommes capables de relever les grands défis de leur temps, de la variété aussi de leur temps.

M. Laurent Lafon, président. - Merci, madame la présidente.

Vous nous avez rappelé tout ce qui fait la spécificité de Sciences Po et sa notoriété ; depuis une semaine malheureusement, ce sont des éléments beaucoup plus négatifs que nous entendons dans les médias. Il me semble nécessaire de rétablir les faits pour que nous comprenions exactement ce qu'il s'est passé. La manifestation du 12 mars était-elle autorisée par la direction ? Est-ce que seuls des étudiants de Sciences Po étaient présents dans l'amphithéâtre Boutmy ? Quelles sont les procédures disciplinaires engagées par l'IEP ?

Mme Laurence Bertrand Dorléac. - Je laisserai le soin à notre secrétaire général de vous expliquer très précisément ce qui s'est passé le 12 mars. Je peux d'ores et déjà vous dire que cette manifestation n'était pas autorisée. Le règlement de la vie étudiante, qui est très strict, prévoit que la demande d'autorisation d'organiser un événement doit être envoyée à l'administration un mois à l'avance au moins. En cas d'actualité pressante, il est possible de réduire ce délai et d'obtenir l'autorisation d'occuper un local, qui est généralement l'amphithéâtre Jean Moulin.

Toutes les personnes présentes dans l'amphithéâtre Boutmy étaient des étudiants de Sciences Po et, dès le 13 mars, nous avons engagé une procédure interne et transmis un signalement au procureur de la République.

Vous avez vous-même observé, monsieur le président, que les témoignages apportés sur l'événement étaient contradictoires. Il ne nous appartient pas d'en juger. La justice, à la fois à l'intérieur et à l'extérieur de Sciences Po, fera son travail et, si des manquements sont avérés, les sanctions seront extrêmement sévères. Il serait inadmissible que des étudiants puissent se sentir non bienvenus dans un amphithéâtre au motif qu'ils appartiennent à l'Union des étudiants juifs de France (UEJF).

Je note cependant que, depuis ces événements, une réunion informelle a eu lieu pour reprendre le dialogue ; une rencontre s'est déroulée entre des étudiants de l'UEJF qui soutiennent Israël et des étudiants d'associations pro-palestiniennes de Sciences Po. Je m'en réjouis et j'y vois le début de la résolution d'une tension entre des étudiants qui, ne l'oublions pas, sont là pour étudier ensemble.

M. Laurent Lafon, président. - Est-ce qu'il est fréquent que des manifestations non autorisées se tiennent dans l'amphithéâtre Boutmy ou était-ce la première fois ?

Mme Laurence Bertrand Dorléac. - Ce n'était pas la première fois, mais ce n'est absolument pas fréquent. Chaque année, les étudiants transmettent à l'administration environ 2 700 demandes d'activités ou de manifestations. Ces dernières se déroulent généralement très bien, puisqu'elles sont visées par l'administration et que les associations qui les organisent sont responsables de ce qui s'y passe.

Nous avons une règle d'or : toute personne qui étudie à Sciences Po peut participer à ces événements. C'est peut-être une spécificité de notre établissement ; je remarque d'ailleurs que les femmes et les hommes politiques y ont souvent aiguisé leurs premières armes de militant, dans les règles.

M. Stéphane Piednoir. - Je vous remercie, madame la présidente, d'avoir répondu à l'invitation du président de notre commission et pour les précisions que vous nous avez apportées. J'espère comme vous un retour à la normale des conditions d'enseignement dans les meilleurs délais, à Paris et sur les autres sites. Les IEP français ont défrayé la chronique à d'autres reprises.

J'ai bien conscience des missions non exécutives qui sont les vôtres en tant que présidente de la FNSP. À ce titre, vous êtes chargée de fixer les grandes orientations de l'IEP.

Je souhaite revenir sur le respect des principes républicains, dans un contexte de polarisation croissante dans le monde universitaire et en dehors. Vous avez vous-même eu une carrière universitaire en dehors de Sciences Po. Selon vous, existe-t-il une spécificité de cet établissement en termes de politisation et d'engagement des étudiants, qui sont l'essence même de la formation dispensée, et la survenue d'incidents mettant en cause le respect des principes républicains et de la laïcité ? Avez-vous observé une évolution de cette tendance depuis les derniers mois ou les dernières années à Paris ou ailleurs ? Enfin, quelles sont, selon vous, les mesures à prendre pour apaiser la situation au coeur des campus concernés par ces tensions et les prévenir ?

Pouvez-vous préciser le cadre dans lequel s'inscrit l'action des associations étudiantes ? Existe-t-il des procédures d'autorisation et de suivi des activités ? Quelles sont les sanctions prévues en cas de débordements, à titre collectif pour l'ensemble de l'association ou à titre individuel quand certains individus sont identifiés comme fauteurs de troubles ?

Je m'interroge également sur les contours du plan d'actions pour Sciences Po récemment évoqué par la ministre de l'Enseignement supérieur Sylvie Retailleau. Avez-vous des précisions sur l'organisation de ces travaux et sur les grandes orientations envisagées ?

Mme Laurence Bertrand Dorléac. - Avant de répondre à vos questions, je souhaite faire une petite mise au point sur les IEP. Nous n'avons pas déposé la marque Sciences Po et il y a en France des IEP qui ne dépendent pas de Sciences Po. Nous avons sept campus dédiés à des zones géographiques, et la confusion entre ces campus et les autres IEP est fréquente.

On observe en effet une tendance générale à la polarisation des débats, dans les cercles académiques comme dans le monde. La violence et la radicalisation montent incontestablement. Nous ne pouvons pas nier que les étudiants sont beaucoup plus engagés, une enquête récente de Martial Foucault et d'Anne Muxel en fait état. Cependant, nous avons toujours des règles.

Je ne cherche pas à relativiser ce qui s'est passé le 12 mars mais, quand j'étais étudiante, j'ai été témoin de rixes permanentes. Des cours étaient très souvent supprimés, et très souvent des étudiants se battaient. En 1968, l'amphi Boutmy s'appelait l'amphi Guevara ! Ces dernières années, je n'ai jamais eu connaissance de violences physiques sur les campus de Sciences Po.

Quant aux mesures à prendre, nous devons avant tout appliquer nos règles, continuer à enseigner, à croire à notre coeur de métier, continuer à former les étudiants et à leur faire comprendre que la vie étudiante n'est pas la vie militante. Ils doivent apprendre à croiser les sources pour connaître ce dont ils parlent et à adopter un langage de raison, qui admet la discussion et le dialogue dans un cadre scientifique, qui n'est pas le cadre militant.

Les autorisations de créer une association sont données par le Conseil de la vie étudiante et de la formation ; les demandeurs doivent préalablement expliquer les raisons de cette création ainsi que les principes qui guideront leur action. En cas de manquement aux règles, les sanctions peuvent aller jusqu'à l'exclusion pour les cas les plus graves - cela s'est déjà produit.

Vous m'interrogez sur le plan d'action de notre ministre, avec laquelle je travaille en très bonne intelligence. Je ne vous cache pas que nous attendons l'arrivée d'une administratrice ou d'un administrateur provisoire pour savoir où nous allons. En attendant, nous avons néanmoins réussi à fonctionner sans direction. Les cours ont eu lieu grâce à l'extraordinaire implication de nos salariés et de nos enseignants. Nos étudiants sont dans leur très grande majorité responsables et la vie a continué. Une administration provisoire permettra de stabiliser la situation et de nous laisser travailler pour recruter un nouveau directeur. Ce recrutement sera piloté par une commission composée de douze personnes : quatre membres du Bureau du Conseil d'administration, quatre membres du Bureau du Conseil de l'Institut et quatre personnalités extérieures à Sciences Po - dont deux élues par le Conseil d'administration et deux élues par le Conseil de l'Institut. Dès cette semaine, j'ai tenu, avec Dina Waked, à donner un calendrier précis et des procédures précises sur ces élections. Ce cadre sera à même de rassurer toutes nos parties prenantes.

M. Alban Hautier, secrétaire général de la Fondation nationale des sciences politiques. - Pour répondre au sénateur Piednoir sur les sanctions, le règlement de la vie étudiante détaille les règles permettant à l'administration de confier une salle à une association pour un événement. Il précise qu'en cas de manquement, l'établissement cessera de reconnaître l'association, retirera son financement et pourra même en exiger le remboursement.

Je rappelle qu'aucune association reconnue n'est à l'origine de l'occupation de l'amphithéâtre Boutmy le 12 mars. Les organisateurs ont revendiqué n'appartenir à aucune association reconnue.

M. Laurent Lafon, président. - Je crois me souvenir qu'une société de gardiennage privée est très présente rue Saint Guillaume. Est-elle intervenue le 12 mars quand elle a constaté qu'une manifestation non autorisée se tenait dans les locaux de l'IEP ?

M. Alban Hautier. - Cette société est postée sur la voie publique, à l'entrée de l'établissement. Elle contrôle les accès, c'est pourquoi nous pouvons affirmer que seuls des étudiants de Sciences Po ont participé à la manifestation non autorisée. En revanche, elle n'intervient pas à l'intérieur des locaux. Comme pour les autres établissements d'enseignement supérieur, le recours à la force publique est décidé par le directeur.

Des membres de l'équipe de direction sont intervenus dans l'amphithéâtre, et en moins de vingt-quatre heures, une enquête administrative a été ouverte et un signalement a été transmis au parquet. Deux heures après le début de la manifestation, la directrice de la vie étudiante a pris la parole pour dire que des lignes rouges avaient été franchies. Les micros ont été coupés, la rétroprojection interrompue, les drapeaux accrochés aux balcons enlevés, les portes ont été ouvertes au moment où certains étudiants ont voulu filtrer l'accès.

La manifestation a commencé vers huit heures, avec soixante étudiants, au moment où l'amphithéâtre était ouvert pour être nettoyé. À dix heures, des membres de l'équipe de direction ont demandé aux deux cents étudiants présents d'évacuer la salle pour que puisse se tenir le cours prévu. Il n'a pas pu être dispensé.

Nous avons estimé qu'il n'était pas nécessaire de recourir à la force publique. L'intervention de la force publique dans un établissement d'enseignement supérieur est exceptionnelle et a pour but premier de garantir la sécurité des personnes ; or l'amphithéâtre n'a pas été dégradé, et il n'y a pas eu de violences physiques. Recourir à la force publique, alors que les étudiants avaient annoncé qu'ils libéreraient l'amphithéâtre à midi, nous a semblé trop risqué.

M. Adel Ziane. - Je vous remercie d'avoir répondu à l'invitation de notre commission dans des délais extrêmement courts, pour évoquer des événements qui ont eu un impact important dans le contexte international que nous connaissons. S'il me paraît important de ne pas céder à l'émotion parfois induite par l'actualité, je pense que chacun comprend tout l'intérêt de pouvoir discuter de ces événements avec Mme Laurence Bertrand Dorléac.

Nous avons énormément de versions divergentes des événements du 12 mars, comme l'ont montré les différents articles de presse qui y ont été consacrés. L'enquête administrative que vous avez évoquée a été ouverte le 18 mars, et à ma connaissance, elle n'a pas encore rendu ses conclusions. Il me paraît donc important de ne pas tirer de conclusions prématurées. Vous avez déjà apporté un certain nombre de précisions sur les questions de sécurité. Je constate également que Sciences Po semble avoir réagi de manière adéquate, même si un certain nombre d'éléments doivent être précisés. Vous avez affirmé, lors de votre intervention sur France Inter, que s'il était établi que des actes antisémites ont effectivement eu lieu, Sciences Po serait intraitable. Je salue vos propos, d'autant plus que je connais votre engagement - le président Lafon a évoqué votre parcours d'historienne de l'art spécialiste de la Seconde Guerre mondiale.

Nous sommes nombreux ici à avoir étudié ou enseigné à Sciences Po. Je peux témoigner de l'ouverture de l'établissement sur le monde depuis les années 2000, mais aussi de son excellence académique dans une période de déclinisme et de repli sur soi. Vous avez rappelé ce qu'était l'esprit Sciences Po ; j'insiste pour ma part sur la nécessité de faire vivre la diversité des opinions, le dialogue, le débat d'idées.

Nous nous sommes également interrogés sur la venue du Premier ministre au conseil d'administration de la FNSP, auquel assistent des représentants de l'État, au lendemain des événements. Je n'attends pas forcément de réaction de votre part, mais j'ai constaté la réaction d'un certain nombre de membres de ce Conseil et de professeurs de Sciences Po. Je rappelle que la liberté académique garantit le droit d'enseigner et de mener des recherches en toute indépendance. Dans une démocratie libérale, la défense de la liberté universitaire doit être une priorité absolue.

Pouvez-vous nous rappeler la chronologie des événements du 12 mars et partager avec nous votre lecture de ces événements à la lumière des premiers éléments dont vous disposez ? Quel rôle les enseignants ont-ils joué pour apaiser la situation et créer du dialogue entre les étudiants ? Enfin, que fait Sciences Po en matière de prévention des actes antisémites, racistes, homophobes et xénophobes ? Comment les enquêtes internes sont-elles diligentées et comment les sanctions sont-elles mises en oeuvre en cas d'antisémitisme avéré ?

Mme Laurence Bertrand Dorléac. - Je vous remercie pour votre témoignage d'ancien étudiant de Sciences Po.

Je n'ai pas à commenter la venue du Premier ministre, qui est d'ailleurs un ancien de Sciences Po ; il est toujours le bienvenu dans la maison. Nous sommes en effet très attachés aux libertés académiques et à la conception libérale de l'enseignement et du fonctionnement de notre institution.

Les événements ont commencé le mardi 12 mars à huit heures. Une soixantaine d'étudiants sont entrés sans autorisation dans l'amphithéâtre Boutmy et l'ont occupé. Les interventions qui ont suivi ont été émaillées de discours agressifs, y compris vis-à-vis de la direction, accusée d'être « complice du génocide en cours ». Une étudiante de l'UEJF dit qu'elle a été empêchée d'accéder à l'amphithéâtre. Les versions diffèrent mais il est certain que l'enquête devra faire la lumière sur les raisons pour lesquelles cette jeune femme n'a pas pu entrer. Une manifestation a eu lieu dans le hall et dans la rue, qui a été bloquée.

La direction a appelé le commissariat pour sécuriser la voie publique, mais il n'a pas eu à intervenir. Elle a également immédiatement pris des mesures, en ouvrant les portes de force pour permettre à tous les étudiants d'entrer - c'est une règle d'or dans notre établissement -, en coupant les micros et la visio, et en retirant les banderoles. La directrice de l'engagement a pris la parole pour rappeler que le rassemblement était interdit et souligner que des pratiques et des propos inacceptables avaient été identifiés. Un tweet dénonçant fermement les faits a été publié dès l'après-midi et les étudiants de l'UEJF ont été reçus dès midi pour donner leurs témoignages. La cellule d'enquête de l'établissement a été saisie et une enquête administrative ouverte le 13 mars. Les premières auditions, sur une vingtaine prévue, ont eu lieu vendredi dernier. Enfin, le 13 mars au soir un signalement a été transmis au procureur de la République de Paris au titre de l'article 40 à la suite d'un signalement de l'UEJF.

Nous avons déjà procédé à des actions d'apaisement et de dialogue pour continuer à mener notre rôle d'université en sciences humaines et sociales. Des réunions ont été organisées pour renouer le dialogue avec et entre les étudiants, et les centres de recherche ont organisé des événements académiques. Je pourrais lister un certain nombre d'événements qui n'ont pas été mentionnés par les médias : le lundi 11 mars s'est par exemple tenue une conférence de notre programme interreligieux sur « La place du religieux dans le conflit Israël/Hamas », avec un évêque, un rabbin, un imam et notre philosophe de la faculté permanente Frédéric Gros. Le lendemain, nous avons accueilli une conférence sur les 15 ans de l'Union pour la Méditerranée, avec son secrétaire général Nasser Kamel, Jean-Noël Barrot, Gassan Salamé et Arancha González. Je peux lister au moins une dizaine de manifestations, de conférences qui se sont déroulées dans le calme et le respect, avec des représentants des différentes parties, des différentes religions et des différentes positions.

N'essayons pas d'opposer les étudiants les uns aux autres. J'espère que nous trouverons un cadre pour que s'exprime une véritable compassion pour les victimes de ce terrible conflit au Proche-Orient. Nous savons que les populations civiles souffrent dans les guerres et il est normal que nous ayons un moment de recueillement comme celui que nous avons organisé dès que nous avons appris la mort après le 7 octobre d'un étudiant israélien en échange. Nous lui avons rendu un hommage auquel des représentants des différents partis ont assisté.

Nous essayons d'équilibrer nos positions, toujours dans le cadre de notre mission et non pas dans la précipitation, l'emballement ou une prise de position politique qui serait à la fois déplacée et dangereuse.

M. Pierre Ouzoulias. - Je tiens en préambule à rappeler que l'antisémitisme n'est pas un racisme comme les autres. C'est un racisme bimillénaire, qui puise ses racines dans la constitution de notre identité occidentale ; on voit dans les formes d'antisémitisme actuel des résurgences de l'antisémitisme médiéval, moderne ou contemporain. Je ne suis pas sûr que le conflit entre Israël et la Palestine ajoute une nouvelle dimension aux formes de l'antisémitisme. Je pense qu'elles restent fondamentalement les mêmes.

Je ne veux pas revenir sur l'enquête en cours, vous avez été extrêmement précise. Ce qui me choque, comme vous, c'est l'absence de dialogue respectueux et raisonné. On observe de plus en plus souvent, dans le débat en général et en particulier dans le débat politique, des échanges d'anathèmes, des affirmations de pensée orthodoxe et des désignations d'hérésies qu'il faudrait exterminer. Pour emprunter l'expression de David Khalfa, on a le sentiment qu'il s'agit très souvent de définir des catégories morales, binaires et hypostasiées. Je pense que, dans ce qui s'est passé, nous sommes face à ce type de caractérisation.

J'aimerais demander à mes collègues sénateurs et sénatrices si nous montrons toujours l'exemple dans l'hémicycle d'un débat rationnel, apaisé et raisonnable. Je trouve que les formes de débat à l'intérieur de l'hémicycle empruntent parfois un peu à ce que nous reprochons à ces étudiants. Il faut faire attention à ne pas trop leur donner de leçons et commencer à nous appliquer à nous-mêmes des recettes de rationalité.

Je suis moi aussi un peu historien. Dans les années soixante, Sciences Po était envahi par les marxistes, et dans les années soixante-dix par les maoïstes ; pour autant, les élites formées à cette époque n'ont pas engendré de sociétés marxistes ou maoïstes. Il y a un décalage entre ce que font les étudiants sur un campus et ce qu'ils font une fois entrés dans les sphères de l'administration publique.

Lorsque j'étais étudiant à Nanterre, on passait entre les portraits de Che Guevara et de Mao ; lorsque j'y ai enseigné, j'ai trouvé que les étudiants étaient bien moins politisés qu'à l'époque où j'y étudiais. Il y a une baisse de culture politique, ce qui ne veut pas dire qu'il n'y a jamais de revendications sectaires et radicales d'un point de vue politique. Je distingue les deux éléments et je trouve qu'il y a une perte de réflexion politique chez les étudiants, peut-être pas à Sciences Po, mais à Nanterre ou à Paris I, où j'ai également enseigné.

Je tiens surtout à vous interroger sur la façon dont le Premier ministre s'est invité dans votre Conseil d'administration. C'est arrivé à un moment ou France Universités a confié à M. Vicherat une mission sur les libertés académiques et la façon de les renforcer. Je pense qu'il ne rendra pas son rapport et je le regrette parce que ce sujet est fondamental. Dans d'autres pays qui ont vécu des pages encore plus douloureuses que le nôtre, je pense à l'Allemagne, les libertés académiques sont d'ordre constitutionnel.

Le Premier ministre de la République française se serait-il invité au conseil d'administration de l'université Paris X Nanterre ? Je ne crois pas. Je m'interroge sur la relation si particulière qui existe entre les hommes politiques au sommet de l'État et Sciences Po. Est-il possible de trouver une forme d'apaisement pour que vous puissiez, comme les autres universités, jouir à peu près de la même liberté académique ?

M. Laurent Lafon, président. - Sous forme de boutade avant de vous laisser la parole, Madame la présidente, j'ai été moi-même étudiant à Nanterre et à Sciences Po ; j'ai vu à Nanterre les affiches de Che Guevara et de Mao, mais pas à Sciences Po.

Mme Laurence Bertrand Dorléac. - Comme vous, monsieur le sénateur, je suis inquiète au sujet de l'antisémitisme. Nous le sommes tous. C'est une vieille histoire avec la France. J'avoue avoir ressenti un malaise lorsque j'ai rédigé, avec un sentiment étrange, la postface de mon ouvrage L'art de la défaite, qui porte sur la vie artistique pendant l'occupation et sortira en poche au mois d'avril - même si l'histoire ne se répète jamais de la même façon.

Je n'ai pas été suffisamment précise sur les actions menées à Sciences Po contre l'antisémitisme. Nous imposons à tous les responsables associatifs étudiants une sensibilisation à la lutte contre le racisme et l'antisémitisme assurée par la LICRA. Depuis le mois d'avril 2023, nous avons noué un partenariat avec le Mémorial de la Shoah pour renforcer notre action de sensibilisation. À partir de juillet 2024, les étudiants, les enseignants, les chercheurs et les salariés suivront un module obligatoire de formation en ligne contre toutes les formes de discrimination. Nous mettons également une psychologue à la disposition des étudiants touchés par les attentats du 7 octobre 2023. François Heilbronn donne par ailleurs un cours sur l'histoire des Juifs sur le campus de Menton, et ce sujet est abordé dans plusieurs des 3 000 cours qui ont lieu chaque année à Sciences Po - même la présidente, et peut-être surtout la présidente n'étant pas au courant de tout ce qui se passe dans l'établissement.

Sur les débats politiques, je vous laisse juge ; j'ai une trop haute estime du Sénat, des sénateurs et des sénatrices pour avoir le moindre doute sur le fait que cet hémicycle est gouverné par la raison.

Vous avez raison de rappeler qu'un rapport a été commandé à Mathias Vicherat sur les libertés académiques. Ce rapport a été rédigé ; il compte plusieurs centaines de pages. Que devons-nous en faire ? Devons-nous l'enterrer sous prétexte que notre directeur a démissionné ? Il pourrait être porté par l'une des directrices qui y a travaillé, Stéphanie Balme. Je pense qu'il devra, à un moment donné, être porté à la connaissance du public et des autorités.

En ce qui concerne l'intérêt de notre Premier ministre, peut-être ne serait-il pas allé à Nanterre ou à la Sorbonne, mais je n'en sais rien et ne puis parler à sa place. Je constate qu'il est venu à Sciences Po.

Après avoir été classée première à la Sorbonne et avoir créé un département à l'université d'Amiens, c'est Sciences Po que j'ai voulu rejoindre - non parce que je n'aime pas ces universités, mais parce que l'approche extrêmement variée de Sciences Po, qui vit selon les règles de l'université mais où l'on croise une multitude de professions, fabrique une ouverture à nulle autre pareille. Il y a parfois des conflits, des débats houleux, mais nous représentons une forme de symbole politique de la France ; et la présence de 50 % d'étudiants étrangers assure que nous aurons des ambassadeurs de la France dans le monde entier.

M. Max Brisson. - Je ne crois pas, au regard de la gravité des faits dont nous parlons ce soir, que l'heure soit à l'arbitrage des élégances entre l'université et les grandes écoles. Nous savons que les élites de ce pays, depuis la Révolution et Bonaparte, ont choisi les grandes écoles contre les universités ; nous aurons d'autres occasions de réfléchir à ce sujet d'importance pour notre pays.

Je remercie le président Lafon d'avoir organisé cette audition et je vous remercie d'avoir répondu à son invitation. S'il ne faut pas agir sous l'émotion, nous ne pouvons pas laisser passer des faits d'une si extrême gravité. La ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche a parlé de faits gravissimes d'antisémitisme. Dans le prolongement de ce que vient de dire Pierre Ouzoulias, je rappelle que l'antisémitisme n'est pas une opinion mais un délit, et que la justice doit passer.

Le premier communiqué de Sciences Po ne nommait pas les choses. Ne pas les nommer, c'est ne pas combattre le mal. S'il n'y avait pas eu d'émotion, si les politiques n'avaient pas réagi, est-ce que l'établissement serait sorti d'un communiqué qui ne nommait pas les choses, qui n'utilisait pas le mot « juif » ? La direction de Sciences Po en serait-elle restée à cette eau tiède ? L'émotion a poussé les dirigeants de cette institution, à laquelle je n'ai jamais appartenu, à réagir avec plus de force et d'adéquation avec la gravité des faits. Il appartient désormais à la justice de poser définitivement les choses.

Je ne commenterai pas la réaction du Premier ministre, on peut peut-être discuter de la méthode. Ce n'est pas le gouvernement ni les politiques qui menacent aujourd'hui les libertés académiques dans le pays. Si les libertés académiques sont un principe extrêmement important dans une démocratie, la confrontation des idées et leur expression plurielle sont aussi essentiels. Je pense que le pays est en droit de demander à ses grands établissements d'enseignement supérieur comme à ses universités, à travers son chef de gouvernement, comment leurs directions y font appliquer ces principes, sans que les universitaires se drapent dans je ne sais quelle dignité mal placée.

À l'époque où Pierre Ouzoulias et moi naviguions entre les portraits de Che Guevara, de Trotski et de Mao, l'antisémitisme n'avait aucune place. Je veux bien que l'antisémitisme soit la résurgence d'un mal profond de l'Europe, mais il y a aussi de nouvelles formes d'antisémitisme. Les établissements d'enseignement supérieur sont peut-être moins à l'aise avec ces nouvelles formes qu'ils ne l'étaient avec les anciennes, qui doivent bien sûr toutes être combattues.

Mme Laurence Bertrand Dorléac. - Vous avez raison, notre première communication était imparfaite mais il ne faut pas confondre cette communication, peut-être précipitée, et les actions qui ont été menées.

Je vous suis également sur la nécessité absolue du pluralisme. Les personnalités politiques invitées à Sciences Po par les associations sont très diverses. Les personnalités politiques invitées dans nos locaux vont de Sébastien Chenu à Manon Aubry, en passant par François Hollande ou Clément Beaune. Nous assurons leur sécurité et nous leur offrons un cadre d'expression.

Quant à la caractérisation de l'antisémitisme, je suis restée une chercheuse, même à la gouvernance de Sciences Po ; et si je souscris à l'idée qu'il faut s'interroger sur la nature de l'antisémitisme, en tant que présidente de la FNSP, il me revient de veiller au respect de loi au sein de l'établissement. L'antisémitisme constitue un délit, quelle que soit son origine.

M. Alban Hautier. - Il faut distinguer les événements académiques et scientifiques organisés par Sciences Po et qui font partie de la formation, des événements organisés à l'initiative des associations. À partir du moment où ils respectent le règlement de la vie étudiante, les événements sont autorisés ; un membre de l'association est alors responsable de leur bonne tenue, et leurs invités ne sont pas considérés comme des invités de Sciences Po.

M. Laurent Lafon, président. - Je vous remercie pour vos réponses très précises à nos questions et je rappelle, madame la présidente, que vous n'exercez pas de fonctions exécutives au sein de l'établissement. Nous avons d'autant plus apprécié que vous ayez répondu rapidement à notre invitation. J'espère que nous aurons d'autres occasions de parler de ce qui se fait à Sciences Po sur les plans pédagogique et éducatif.

Mme Laurence Bertrand Dorléac. - Je vous remercie pour vos questions et pour la qualité de vos remarques.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 17 h 40.