Mercredi 27 mars 2024

- Présidence de M. Philippe Mouiller, président -

La réunion est ouverte à 9 heures.

Les conditions d'accès à l'interruption volontaire de grossesse - Audition de Mmes Sarah Durocher, présidente, et Albane Gaillot, chargée de plaidoyer, de la Confédération nationale du Planning familial

M. Philippe Mouiller, président. - Nous recevons ce matin Mme Sarah Durocher, présidente, et Mme Albane Gaillot, chargée de plaidoyer, de la Confédération nationale du Planning familial, afin d'aborder les conditions d'accès à l'interruption volontaire de grossesse (IVG).

Cette audition fait l'objet d'une captation vidéo retransmise en direct sur le site du Sénat et disponible en vidéo à la demande.

Elle s'inscrit dans le cadre de la mission d'information que notre commission a lancée juste après l'adoption par le Parlement réuni en Congrès du projet de loi constitutionnelle relative à la liberté de recourir à l'interruption volontaire de grossesse. Il s'agit de voir, au-delà de l'affirmation des principes, quelles sont les conditions concrètes d'accès à l'IVG aujourd'hui en France.

Nos rapporteurs Alain Milon, Brigitte Devésa et Cathy Apourceau-Poly ont déjà commencé leurs travaux, mais cette audition plénière permettra à l'ensemble des membres de la commission d'y participer.

Mesdames Durocher et Gaillot, je vais vous donner la parole pour un propos liminaire au cours duquel vous pourrez nous donner la vision de la Confédération nationale du Planning familial sur ce sujet et, le cas échéant, sur les évolutions que vous avez pu observer au cours des dernières années. Les membres de la commission pourront ensuite vous interroger, en commençant par nos trois rapporteurs.

Mme Sarah Durocher, présidente de la Confédération nationale du Planning familial. - Je suis la présidente confédérale du Planning familial, et je ne vous cacherai pas mon émotion de revenir au Parlement après le vote sur la constitutionnalisation de l'IVG - nous étions présentes lors du Congrès. Nous sommes très heureuses d'être à nouveau au Sénat pour continuer à parler d'avortement, et très fières de cette victoire.

Le Planning familial est une association féministe d'éducation populaire qui a presque 70 ans. Elle dispose de 80 antennes sur l'ensemble de l'Hexagone et dans les départements d'outre-mer. Nous accueillons à peu près 450 000 personnes par an pour répondre à des questions sur la contraception, l'avortement, mais aussi à celles liées aux violences et aux droits des personnes LGBTQIA+. Nous intervenons aussi énormément vers le public, car pousser la porte du planning, ce n'est pas si simple pour toutes et tous : il faut avoir l'information, déjà. Nous menons donc beaucoup d'actions à l'extérieur, ce qu'on appelle l'« aller vers », pour faire en sorte que toutes les personnes aient accès à leurs droits sexuels et reproductifs. Le planning se définit comme un lieu d'accueil inconditionnel, où toutes et tous peuvent venir échanger et obtenir une information. Parmi les publics accueillis, beaucoup de personnes viennent nous voir sur les questions d'avortement, car nous sommes bien identifiés sur ce sujet.

À l'occasion des 40 ans de la loi Veil, le Gouvernement avait mis en place un dispositif d'appel, le numéro vert national IVG Contraception Sexualités, au 0 800 08 11 11. Depuis dix ans, ce numéro est porté par le Planning familial, qui reçoit quelque 40 000 appels par an. Grâce au maillage du territoire par les associations départementales, on nous appelle pour demander une information, par exemple trouver un lieu où avorter. Grâce au travail de nos associations, nous disposons d'un annuaire pour orienter les femmes qui sont en demande d'avortement.

Soyons claires : nous avons été très heureuses, pendant les débats sur la constitutionnalisation, de voir une prise de conscience des difficultés d'accès et du manque de moyens, qui ont été nommés à plusieurs reprises. Cela fait des années que nous alertons sur ces difficultés, qui tiennent essentiellement à deux gros obstacles.

D'abord, aujourd'hui en France, quand vous êtes enceinte et que vous tapez sur internet « je suis enceinte, je veux avorter », vous avez une chance sur deux de tomber sur un site anti-choix, anti-droit. Ce n'est pas une question d'opinion, il s'agit simplement de pouvoir obtenir une vraie information concernant ses droits et son accès. Je ne nommerai pas les sites en question, mais nous savons par des témoignages qu'ils existent. Nous savons qu'il y a de la désinformation. Or la première étape importante est que les femmes puissent avoir une bonne information. Je rappelle tout de même que l'avortement concerne une femme sur trois, dans toutes les classes sociales. Certaines femmes viennent au planning à 19 ans, à 20 ans, d'autres à 45 ans... Nous observons une très grande diversité de profils.

Ensuite, la loi de 2001 relative à l'interruption volontaire de grossesse et à la contraception, qui prévoyait une éducation à la sexualité, n'est pas appliquée. Le Planning familial, avec SOS homophobie et Sidaction, a attaqué l'État l'année dernière pour demander des comptes sur la mise en oeuvre de cette loi. L'éducation à la sexualité comporte la connaissance de son corps, mais doit aussi conduire à savoir comment on se protège d'une grossesse non désirée. Pour nous, le problème, ce n'est pas l'avortement, c'est la grossesse non désirée. L'avortement est une solution à une grossesse qui n'est pas choisie, qui n'est pas voulue, qui n'est pas programmée. Il est essentiel de connaître ses droits, cela fait aussi partie de l'éducation à la sexualité, surtout quand on pense aux combats que les féministes ont menés, avec l'aide de parlementaires aussi.

Ensuite, nous assistons à une multiplication des fermetures de centres d'IVG. En quelques années, 130 d'entre eux auraient fermé. D'après la direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (Drees), 20 % des femmes souhaitant avorter sont obligées de se déplacer dans un autre département pour le faire. Souvent, il n'y a que quelques professionnels sur certains territoires. Je sais que vous allez auditionner des associations locales. Elles pourront vous expliciter les difficultés dans leurs propres territoires. Aujourd'hui, un grand nombre de femmes sont obligées de faire parfois 80 kilomètres pour avorter. Or un avortement requiert trois rendez-vous...

D'après la loi française, on devrait avoir le choix entre la méthode par aspiration et la voie médicamenteuse. Depuis quelques années, on constate une hausse de la proportion d'IVG médicamenteuses, qui atteint quasiment 73 %. Vos auditions vous en apprendront peut-être davantage, mais est-ce là réellement le choix des femmes concernées ? Sur certains territoires, les femmes n'ont pas le choix, elles sont obligées d'avorter à douze semaines par voie médicamenteuse. Nous souhaitons que les femmes aient réellement le choix de la méthode, et du lieu : à l'hôpital, dans un centre, auprès d'une sage-femme ou d'un médecin... Par ailleurs, l'avortement doit rester à l'hôpital : nous défendons fermement le service public, qui ne doit pas mettre de côté la santé des femmes.

M. Alain Milon, rapporteur. - Nous avons constaté que, dans certaines cliniques, la pratique de l'IVG avait diminué parce que cet acte médical est sous-rémunéré. Par conséquent, les hôpitaux doivent augmenter leur offre d'IVG, sans avoir les ressources financières suffisantes pour cela.

Hier, en audition, des représentants de l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), nous ont indiqué que l'IVG médicamenteuse était principalement faite en libéral et que l'IVG instrumentale devait être faite en milieu hospitalier. Pour eux, c'est une bonne solution. Je constate que vous ne partagez pas cet avis. Pourquoi ?

Existe-t-il une cartographie de l'offre d'IVG ? Celle-ci est-elle suffisante ?

Mme Brigitte Devésa, rapporteure. - Mesdames, je m'associe à tout ce que vous venez de dire. Les auditions nous ont montré qu'il existait une grande disparité sur le territoire, et nous avons trouvé difficile d'entendre que certains départements ne favorisaient pas la pratique de l'IVG dans les centres de santé sexuelle quand les femmes venaient chercher de l'aide en la matière. L'AP-HP, en revanche, nous a paru très bien organisée sur la question.

Dans certains lieux, des anesthésistes refusent la pratique de l'IVG. Est-ce leur liberté de conscience ?

Des tentatives de désinformation visent, en France, à dissuader les femmes de recourir à l'avortement. Pour lutter contre ces manoeuvres, un numéro vert a été mis en place, et vous avez récemment lancé le site d'information « IVG Contraception Sexualités ». Quelle est l'ampleur, en France, de ces tentatives de désinformation ? Ont-elles progressé ces dernières années ? Le dispositif d'information mis en place par l'État et les associations vous semble-t-il suffisant ?

Je terminerai par l'accès au droit. Nous avons le sentiment que toutes les femmes ne savent pas exactement ce qu'il faut faire et comment il faut le faire. Qu'en dites-vous ? De quelle nature - sociale, territoriale, etc. - vous semblent être les inégalités d'accès à l'IVG ?

Mme Cathy Apourceau-Poly, rapporteure. - Merci pour vos propos, qui comportaient des rappels importants. Nous avons tout de même vu, dans ce pays, 130 centres fermer au cours des quinze dernières années. Ce n'est pas rien. Vous avez mentionné le rapport de la Drees, selon lequel 17 % des femmes souhaitant avoir recours à l'IVG doivent pour cela se rendre dans un autre département.

Ceux et celles qui jouent un rôle primordial auprès de nos jeunes générations - je pense aux médecins scolaires, aux infirmières scolaires, aux assistantes sociales - ne sont pas en nombre suffisant dans les établissements scolaires pour apporter toute la prévention nécessaire. Vous avez récemment co-signé un communiqué de presse dénonçant les attaques contre l'IVG instrumentale et mentionnant le récent décret permettant aux sages-femmes de la pratiquer. Vous y dénoncez le caractère restrictif des conditions fixées par ce texte à une telle pratique, notamment la présence nécessaire de plusieurs médecins. Le ministre de la santé a récemment indiqué qu'il allait revenir sur le décret. Dans quelles mesures et à quelles conditions les sages-femmes pourraient-elles davantage contribuer, selon vous, à l'offre d'IVG dans les territoires ? Leur formation à l'IVG doit-elle être renforcée ?

Mme Sarah Durocher. - Paris est un exemple très spécifique en matière d'IVG. Dans les zones rurales, là où il y a des déserts médicaux, on voit que l'accès à l'avortement est très fragilisé.

La faible valorisation de l'acte est l'une des raisons pour laquelle les médecins le pratiquent moins. Pour les 40 ans de la loi Veil, Marisol Touraine avait lancé un plan d'amélioration de l'accès à l'avortement, qui prévoyait que chaque département compte un centre d'IVG. Comme nous fêterons les 50 ans de la loi Veil en janvier prochain, nous pourrons regarder s'il y a réellement un centre dans chaque département. Clairement, ce n'est pas le cas. Des associations vous en parleront sûrement : certains centres n'ont même pas de secrétariat pour assurer la prise de rendez-vous.

Certaines associations départementales pratiquent des IVG par aspiration. Vous avez, je crois, auditionné le Planning familial d'Orléans : c'est l'un des premiers centres à avoir pratiqué des aspirations en dehors de l'hôpital. Au niveau confédéral, nous n'affirmons pas qu'une pratique est meilleure que l'autre - hôpital ou hors hôpital - ; chaque situation est différente. Mais, indépendamment du territoire, les femmes qui souhaitent avorter doivent avoir le choix. Il faut donc réduire les disparités territoriales en la matière.

Nous travaillons, avec le soutien de la Fondation des femmes, à un baromètre qui sera publié le 28 septembre prochain. En effet, quand les agences régionales de santé établissent des cartographies pour analyser les disparités, la société civile et les associations ne sont pas systématiquement associées à ce travail. En conséquence, certaines cartographies sont inexactes, au regard des données que nous, qui orientons concrètement les femmes, disposons.

Vous avez évoqué les anesthésistes. Il faut un bloc opératoire pour pratiquer une aspiration et, parfois, il n'y a pas de place parce que l'hôpital privilégie un acte qui rapporte davantage. Telle est la réalité de terrain !

Les centres de planification et les centres de santé sexuelle relèvent de la compétence des conseils départementaux. Certains s'y investissent, en y consacrant des enveloppes globales comprenant la question de l'avortement. D'autres bloquent le conventionnement pour faire des IVG médicamenteuses. Les 37 centres de santé sexuelle du Planning familial ont beau se mobiliser, cela peut bloquer politiquement au niveau du département.

La désinformation a des conséquences importantes sur l'avortement.

Il faut savoir que les femmes parlent très peu, voire pas du tout, du sujet ; il y a une culture du silence sur l'IVG et sur le parcours qu'il implique. Les anti-choix, les anti-droits, eux, sont bien présents. Ils attaquent régulièrement le Planning familial : on a dénombré trois attaques en une semaine dans nos antennes pendant le vote de la constitutionnalisation.

Lorsque nous avons instauré le numéro vert, un site a été créé pour le contrer. Nous avons voulu ouvrir un système de dialogue numérique (chat). Nous n'avons pas réussi à le faire financer pendant deux ans. C'est grâce à la Fondation des femmes et à la venue de la Première ministre au Planning familial, à la suite des événements aux États-Unis, que nous y sommes parvenues. Mais le financement demeure insuffisant, ce qui est très grave.

Lorsque nous avons ouvert ce chat, il n'a fallu que deux mois aux anti-choix et aux anti-droits pour créer le leur. Il nous a fallu deux ans, il leur a fallu deux mois ! Ils disposent de beaucoup de financements, ils peuvent acheter un grand nombre de domaines sur internet. La mairie de Paris a réussi à faire fermer le site des Survivants, qui est un mouvement anti-choix. Ils ont recréé un site nommé moncorpsmonchoix.org, parce qu'ils avaient acheté le nom de domaine. Il y a une vraie bataille numérique et sur les réseaux.

Qu'ils nous attaquent sur nos positions, ou qu'ils attaquent des parlementaires sur les leurs, c'est une chose. Mais ils vont là où les femmes cherchent des informations, ce qui est plus grave.

Mme Albane Gaillot, chargée de plaidoyer de la Confédération nationale du Planning familial. - Tous les jours, nos écoutantes, nos écoutants, les personnes qui tiennent les permanences sur le terrain sont au contact des réalités. Nous avons fait une enquête auprès de nos associations départementales pour comprendre ce qui se passait l'été. C'est évidemment une période où les médecins partent en vacances, c'est bien normal, mais il faut assurer une permanence. Durant l'été, il est plus compliqué d'obtenir un rendez-vous, les délais s'allongent, les interlocuteurs et interlocutrices manquent dans certains départements. La situation est vraiment compliquée.

Selon cette même enquête, le refus de certains médecins à pratiquer l'IVG est aussi un frein. La clause de conscience le leur permet. L'avortement, en France, est encore un acte à part, face auquel certaines femmes sont culpabilisées, infantilisées. Certaines entendent des propos culpabilisants lors des rendez-vous - c'est un peu de leur faute, elles ont loupé leur contraception, elles n'ont pas fait attention... Or il faut savoir que 72 % des femmes qui avortent prennent une contraception. Il ne s'agit pas seulement de jeunes qui seraient complètement écervelés. Toutes les femmes sont concernées, indépendamment de leur âge ou de leur statut.

Il faut donc des moyens pour lutter efficacement, en termes de prévention et d'éducation à la sexualité, mais la loi de 2001 n'est pas appliquée, alors qu'elle serait le meilleur outil pour faire de la prévention, pour expliquer, pour rendre autonomes les femmes et les hommes dans le choix de leur contraception.

Il y a aussi un problème avec la formation des professionnels de santé à la pratique de l'IVG instrumentale. En France, le cursus universitaire, en formation initiale comme continue, est assez faible sur ce point. Nous devons mieux former nos médecins pour démocratiser encore plus cet acte, et pour leur donner envie de le pratiquer.

La loi de 2022 visant à renforcer le droit à l'avortement prévoyait de faciliter et d'améliorer l'accès des sages-femmes à l'IVG instrumentale, afin d'accroître le nombre de professionnels pouvant pratiquer cet acte. Son esprit est bien de dire que la sage-femme, après formation, aura les compétences pour le faire, au même titre que les médecins et les gynécologues-obstétriciens. Le décret qui a été publié va à l'encontre de cet esprit, puisqu'il prévoit l'encadrement par trois ou quatre médecins, dont un médecin embolisateur. Dans certains hôpitaux, c'est impossible.

Nous avons interpellé maintes fois le ministre, avec d'autres associations et collectifs, et celui-ci s'est engagé à revoir le décret, afin de permettre aux sages-femmes de pratiquer les IVG instrumentales jusqu'à 14 semaines de grossesse, dans les mêmes conditions qu'un médecin généraliste ou un gynécologue-obstétricien, et sans infantiliser ou dévaloriser celles-ci dans leurs fonctions. Ce sont des professionnelles compétentes, formées et volontaires - un test mené pendant plusieurs mois s'est avéré très concluant - et je sais qu'elles sont impatientes de se déployer sur tout le territoire, notamment dans les territoires les plus ruraux, où il n'y a pas forcément de médecin. Ce serait une réelle amélioration !

M. Dominique Théophile. - En Guadeloupe, 21 % des femmes de moins de 45 ans n'utilisent aucune contraception. C'est la deuxième région de France comptant le plus de recours à l'avortement, avec 3 203 IVG réalisées en 2022. La situation est similaire en Guyane, où le taux d'avortement est de 48 pour 1 000 femmes, contre 15 pour la moyenne nationale. Que préconisez-vous en termes de renforcement de la communication et de la prévention locale ? Qu'attendez-vous des autres acteurs pour permettre un meilleur accès à la contraception en Guadeloupe et en Guyane, mais aussi dans les territoires les plus en difficulté sur ce sujet ?

Mme Corinne Imbert. - Merci, mesdames, pour vos interventions. Je m'inquiétais tout à l'heure en vous écoutant, même si j'avais déjà entendu parler de ces sites anti-choix. J'ai fait une recherche sur internet avec les mots « enceinte » et « avortement ». Heureusement, ce qui apparaît en premier, c'est l'IVG instrumentale et l'IVG médicamenteuse, et on trouve d'abord les sites publics comme ameli.fr ou ivg.gouv.fr, puis le site du Planning familial. Il faut faire en sorte, en effet, que les sites anti-choix n'apparaissent pas en premier.

Que dites-vous aux jeunes filles qui, aujourd'hui, ne veulent pas assumer la contraception et disent que c'est à leur partenaire de le faire ? C'est un mouvement qui prend de l'ampleur, et la pilule du lendemain deviendrait presque un moyen de contraception... Ces phénomènes entraînent-ils une augmentation du nombre de demandes d'IVG ?

M. Bernard Jomier. - Merci à toutes les deux pour vos explications, et merci aux rapporteurs. Vous avez décrit les différents obstacles compromettant l'accès à l'IVG. Inversement, certains facteurs ont, au cours de la dernière décennie, amélioré l'accès à l'avortement. Je pense, par exemple, à l'émergence de la profession de sage-femme dans la réalisation des IVG. La démographie de cette profession est très dynamique, on en dénombre environ 25 000 en France. La majorité travaille encore à l'hôpital, mais la croissance de leur effectif s'observe surtout en ville. De plus, les techniques ont évolué : l'IVG médicamenteuse est désormais très majoritaire, même si elle n'atteindra jamais les 100 %.

Tous ces éléments pris en compte, diriez-vous que l'accès à l'IVG est plus simple aujourd'hui, qu'il s'est amélioré, ou qu'il s'est dégradé depuis une dizaine d'années ? Vous avez rappelé que la règle sur les IVG instrumentales va changer. De fait, Frédéric Valletoux a été très clair dans ses propos, nous allons vers un développement du rôle des sages-femmes. Ce sont là encore des facteurs positifs... Certaines sages-femmes invoquent-elles la clause de conscience pour refuser la réalisation d'une IVG ?

Mme Sarah Durocher. - Outre-mer, nos associations départementales, notamment en Guadeloupe, nous alertent de manière régulière. Elles ont publié un rapport sur la santé sexuelle des départements d'outre-mer, signalant des difficultés dans ces départements en termes d'offre et de service public de la santé. Pour se rendre dans un centre du Planning familial ou dans un centre d'IVG, il faut parfois parcourir de très grandes distances. Nous vous enverrons ce rapport.

Vous avez eu de la chance, madame la sénatrice Imbert, de tomber aujourd'hui sur les sites du Gouvernement. Tant mieux ! Cela dépend toutefois des jours et des mots saisis dans la barre de recherche. Nous regardons régulièrement, et il nous arrive de voir remonter un site anti-choix dans le classement des résultats. Mme Aurore Berger a déclaré vouloir avancer sur ce problème, et nous la rencontrons la semaine prochaine.

Les réseaux sociaux nous inquiètent aussi. La Fondation des femmes a publié un rapport sur la place des anti-choix dans les réseaux sociaux. Nous le savons, ceux-ci sont très mobilisés et disposent de puissants moyens financiers. Si vous tapez « avortement » sur TikTok - je l'ai fait -, vous tomberez sur tous les sites anti-choix et anti-droits. Sur Instagram, même chose, avec en plus de la publicité et du sponsoring.

Nous constatons que, là où il y avait des difficultés d'accès à l'IVG, la situation ne s'est pas améliorée, malgré la volonté politique et les lois adoptées. Certains débats politiques, aussi, ont remis le sujet de l'avortement au coeur de la société. On voit que l'offre de soins se dégrade énormément, et que l'avortement et la santé des femmes figurent parmi les domaines régulièrement sacrifiés. Parfois, même pour un suivi de grossesse, les femmes sont obligées d'aller dans un autre département.

Des combats de parlementaires et de la société civile ont permis une prise en charge complète de l'avortement et de tous les soins qui y sont associés - une échographie est souvent requise, même si ce n'est pas obligatoire. Mais certaines femmes sont obligées de se rendre dans des cabinets privés pour obtenir une datation : imaginez le tarif qui peut leur être demandé en supplément...

Outre les difficultés en matière d'information, les propos culpabilisants sont très nombreux. En France, de nos jours, on continue à faire écouter le battement du coeur ! Malgré les avancées politiques, l'avortement reste, au niveau culturel, un peu à part. Notre défi, auquel nous espérons que vous vous associerez, est de faire en sorte que la parole se libère, que les femmes parlent de l'IVG et du parcours que cela représente. Or une femme qui souhaite avorter sera prête à faire des kilomètres sans se plaindre, sans rien dire. Elle n'osera s'exprimer qu'au Planning familial, mais nous ne recevons pas les 220 000 femmes qui avortent.

En Italie, plus de 75 % des médecins invoquent leur clause de conscience. Chez nous, les femmes vont rarement voir leur médecin traitant pour avoir des informations. Certaines passent de médecin en médecin pour trouver celui qui fera l'IVG, car on se sait pas a priori lequel invoque la clause de conscience. D'autres se voient prescrire tout le bilan pour commencer et poursuivre une grossesse, mais on leur refuse l'avortement, voire même une réelle information sur le sujet. L'obligation, c'est d'orienter. Or tous les médecins ne le font pas.

Je pense qu'il existe des sages-femmes invoquant leur clause de conscience, mais nous n'y voyons pas plus clair pour ces professionnelles que pour les médecins.

Mme Albane Gaillot. - La loi de 2022 prévoyait deux mesures supplémentaires.

Un répertoire des professionnels de santé pratiquant les IVG devait être créé. Ce répertoire n'existe toujours pas. Pourtant, ce serait une vraie réponse à la problématique qui vient d'être soulevée. En France, il n'y a aucune obligation de déclarer qu'on est objecteur de conscience, contrairement à la norme en Italie. Une telle obligation faciliterait grandement la vie des femmes et le travail des associations qui les orientent. Les agences régionales de santé, avec lesquels nous sommes en contact, rencontrent des difficultés pour créer ce répertoire.

La loi prévoyait aussi la remise d'un rapport au Parlement, après un an, sur l'accès à l'avortement. C'est très bien que tout le monde se mobilise, mais il faudrait déjà se replonger dans le plan d'amélioration de l'accès à l'IVG qui avait été élaboré : il contenait plusieurs préconisations très intéressantes.

M. Philippe Mouiller, président. - Nous avons, au Sénat, une certaine culture des rapports... (Sourires.) Vous n'avez pas répondu à la question de Corinne Imbert sur la contraception.

Mme Corinne Imbert. - Je me permets de poser à nouveau ma question. Certaines jeunes filles refusent de prendre toute contraception et font plutôt confiance à leur partenaire, ou considèrent la pilule du lendemain comme une contraception régulière. Quel est le discours du Planning familial sur ces postures de plus en plus répandues ?

Mme Sarah Durocher. - Je ne sais pas quantifier cette évolution, mais je vous remercie pour vos observations. L'une des revendications du Planning familial est le lancement d'une campagne nationale sur les droits sexuels et reproductifs, sur l'avortement et la contraception. Voilà dix ans qu'il n'y en a pas eu.

Une campagne sur la contraception disait : « La meilleure contraception, c'est celle qu'on choisit. » Encore faut-il pour cela avoir accès à un échantillon des différents contraceptifs ! Tous les moyens de contraception ne sont pas proposés chez le gynécologue ou le médecin. Les femmes doivent avoir accès à l'information

Ce sujet fait d'ailleurs partie de la désinformation : anti-choix et anti-droits attaquent énormément sur la contraception. Un exemple concret est à trouver dans le discours selon lequel les hormones ne seraient pas bonnes pour le corps, construit autour d'informations peu fiables, visant à répandre une forme de panique autour de la contraception, et donc de provoquer des arrêts brutaux de contraceptifs.

Pour nous, au Planning familial, la contraception doit être inclusive. Les garçons doivent se sentir concernés et, dans les séances d'éducation à la sexualité, nous constatons qu'ils sont intéressés.

Nous pensons effectivement que la bonne contraception, c'est celle que l'on choisit. C'est pourquoi nous informons sur les différents moyens et n'imposons aucune contraception particulière. Nous décrivons ce qui existe, et indiquons qu'il est possible de changer de moyen de contraception si on le souhaite.

Certaines femmes viennent chercher une contraception d'urgence. Je ne sais pas si elles considèrent cela comme un moyen de contraception ordinaire. En tout cas, c'est une stratégie de réduction du risque de grossesse non désirée retenue par certaines femmes, sur laquelle nous n'avons rien à dire et dont nous n'observons pas un développement particulier.

Il y a de réelles difficultés d'accès à la contraception d'urgence, avec de la désinformation. On entend de tout ! Par exemple, on peut lire que si vous prenez deux contraceptions d'urgence dans le même mois, vous risquez un cancer, ou de ne plus avoir d'enfant. Certains pharmaciens sont des alliés et prennent du temps pour donner l'information ; d'autres peuvent faire beaucoup de désinformation.

D'ailleurs, l'ensemble des moyens de contraception ne sont pas remboursés par la sécurité sociale. On constate des arrêts de contraceptifs qui fonctionnaient très bien, comme les anneaux vaginaux ou les patchs, qui ne sont pas remboursés. Notre objectif est d'étendre au maximum l'accès à ces méthodes pour toutes et tous. Nous oeuvrons donc, au travers de l'éducation à la sexualité, à faire connaître les droits en termes de contraception ; très peu de femmes, qu'elles soient mineures ou majeures, connaissent leurs droits en la matière.

Mme Anne-Sophie Romagny. - Je souhaite souligner l'effort de l'éducation nationale en la matière. Une de mes filles est en quatrième : elle y étudie les moyens de contraception de manière adéquate, et je trouve c'est le bon moment pour le faire.

On constate en 2022 une augmentation du nombre d'IVG réalisées, qui est à son plus haut niveau depuis 1990. La territorialité des chiffres est cruciale, car l'accès à l'IVG ne semble pas compromis en général.

L'étude de la Drees de 2019 montre que les femmes aux revenus les plus modestes ont eu plus souvent recours à l'IVG. Un croisement avec les données fiscales des femmes ayant réalisé une IVG en 2016 mettait également en évidence une corrélation nette avec le niveau de vie. Est-ce toujours vrai aujourd'hui ? Ces chiffres s'expliquent-ils par des difficultés d'accès à la contraception ou par la crainte d'avoir à assurer financièrement la venue d'un enfant ?

Mme Laurence Rossignol. - Corinne Imbert a parlé des sites ministériels sur l'accès à l'IVG. C'est un travail quotidien que j'ai vu faire : il faut que quelqu'un, toute la journée, fasse remonter le référencement des sites gouvernementaux ou de ceux du Planning familial.

La loi de 2017 relative à l'extension du délit d'entrave à l'interruption volontaire de grossesse n'a pas donné lieu à des actions judiciaires ou à des condamnations. Elle a tout de même insécurisé certains sites et les a amenés à se méfier. Mais il faut continuellement s'adapter à ces mouvements, qui sont eux-mêmes très souples et très modernes dans l'usage des technologies.

Vous plaidez pour l'éducation à la vie affective et sexuelle. Comment expliquez-vous les difficultés rencontrées depuis vingt ans en la matière, alors que l'État n'y est pas hostile ? Les choses n'avancent pas beaucoup... Voyez-vous des perspectives dans les engagements pris par les nouveaux ministres concernés ?

M. Daniel Chasseing - Vous dites que 20 % des femmes souhaitant une IVG doivent se déplacer dans un autre département. On peut espérer que le nouveau décret du Gouvernement améliorera les choses, puisque les sages-femmes pourront plus facilement pratiquer l'IVG instrumentale. Pour autant, on sait très bien que l'avortement est un acte traumatisant, et un échec de la contraception. Vous avez dit que 70 % des femmes utilisaient un moyen contraceptif. Voilà le gros problème : l'échec de la contraception et de l'information ! Comment améliorer les choses ? Il faut intervenir fréquemment dans les collèges et les lycées, peut-être après la classe de quatrième, en troisième et ensuite, pour informer vraiment sur la contraception et son innocuité, et aussi sur la contraception d'urgence, qui peut maintenant être délivrée par les pharmacies.

Mme Sarah Durocher. - Tous les 28 septembre, nous sommes appelées par les journalistes, que les chiffres soient en augmentation ou en baisse. En fait, le nombre d'IVG est stable depuis des années, en dépit de ces variations haussières ou baissières. Il n'y a donc peut-être pas tant de difficultés d'accès à l'avortement, nous fait-on remarquer... Il faut tout de même savoir qu'une femme qui souhaite avorter est capable de parcourir des kilomètres, ou même de se rendre dans un autre pays si elle a dépassé le délai légal en France. L'idée est vraiment : « Quoi qu'il en soit, j'avorterai. » La question, pour nous, est donc celle des conditions dans lesquelles l'avortement se fait et de la manière dont ce parcours est vécu. C'est à nous de porter ce débat, car les femmes concernées ne prennent pas la parole pour se plaindre.

Pendant le covid-19, le numéro vert national a enregistré une augmentation de 130 % du nombre d'appels, du fait de la fermeture des associations et des difficultés pour se déplacer. Les femmes s'excusaient d'« appeler pour cela ». Or, ce dont on parle, c'est d'une grossesse non souhaitée ! Cela montre bien le caractère tabou du sujet et le travail culturel qui reste à faire.

Éviter les grossesses non désirées requiert de l'éducation et une meilleure information sur la contraception. Mais des avortements, il y en aura toujours, car ils résultent de multiples raisons.

Se pose aussi la question de la responsabilité. On a longtemps considéré que la grossesse concernait uniquement les femmes, qui devaient porter cette charge mentale. Les choses sont en train d'évoluer, et c'est positif !

Pour nous, ce qui est alarmant, ce sont, non pas les fluctuations du nombre d'IVG, mais les difficultés d'accès. Le problème, j'y insiste, c'est la grossesse non désirée, pas l'avortement !

Les femmes les plus pauvres sont en effet celles qui sont les plus éloignées du droit et de l'information, celles qui vivent le plus de grossesses non désirées. Ces chiffres ne nous étonnent pas. Quand on est plus pauvre, se déplacer est aussi plus difficile, par exemple pour se rendre dans une association et avoir accès à la santé.

La France a accueilli le Forum Génération Égalité voilà quelques années. Ce fut l'occasion d'interpeller Emmanuel Macron sur l'éducation à la sexualité. Il nous avait répondu que les choses se feraient, qu'il allait doubler les financements du Planning familial et que cela résoudrait le problème. Nous avons donc travaillé avec les services du ministère chargé des droits des femmes pour mesurer combien cela pourrait coûter d'organiser trois séances d'éducation à la sexualité. Rien n'en est sorti : il y a eu une parole politique, mais la vraie volonté politique manque, tout comme le courage d'aller sur ce sujet. Nous avons attaqué l'État, avec SOS homophobie et Sidaction, simplement pour rappeler que la loi est votée depuis vingt ans. Que fait le Gouvernement pour qu'il y ait des séances d'éducation à la sexualité ?

Des rapports montrent que seuls 15 % de jeunes ont eu accès à l'éducation à la sexualité. Souvent, cela se fait à partir de la quatrième. Il faut traiter toutes les questions de stéréotypes, de consentement, de violence... C'est bien qu'il y ait des séances en quatrième et en troisième, mais nous pensons que cela doit être fait beaucoup plus tôt - et la loi le dit aussi. Nous ne souhaitons pas changer celle-ci : elle est assez complète. Nous voulons simplement qu'elle soit appliquée. Sur ce point, nous déplorons un manque de courage et de moyens.

Combien coûte l'éducation à la sexualité aujourd'hui ? Nous ne le savons pas. Nous examinerons les prochains PLF et PLFSS, et nous vous alerterons sûrement, parce qu'il y a vraiment un manque de moyens. On ne peut pas déplorer une hausse de 30 % des infections sexuellement transmissibles (IST) et de la LGBT-phobie, vouloir parler de consentement, d'inceste, et ne rien faire sur ce point.

Nous avons la chance, en France, d'avoir adopté une loi que des féministes réclament dans le monde entier. Il reste à l'appliquer ! Nous avons donc demandé à rencontrer la nouvelle ministre, comme nous avions demandé des rencontres avec les ministres précédents. Nous n'avons jamais été reçues à ce jour, si ce n'est par le cabinet de Gabriel Attal. Nous n'avons jamais rencontré M. Pap Ndiaye, non plus que M. Blanquer. Il est tout de même curieux, pour le Planning familial, de ne pas rencontrer le ministre de l'éducation nationale... Nous espérons donc voir Mme Belloubet assez rapidement.

En parallèle, la société civile s'organise. Nous avons présenté au Sénat, en novembre dernier, un Livre blanc de l'éducation à la sexualité, qui est disponible sur notre site, et qui rassemble 46 recommandations formulées par une dizaine d'associations. Nous travaillons aussi avec le syndicat des infirmières scolaires, et sommes en lien avec les parents d'élèves. Mais, encore une fois, les anti-choix et anti-droits sont bien là : des mouvements comme Parents vigilants ou SOS Éducation font de la désinformation sur le travail des associations de terrain et les opposants à l'éducation complète à la sexualité sont bien présents.

Nous, nous fondons notre action sur la loi, sur un travail de longue haleine, un savoir-faire, un agrément ancien avec l'éducation nationale. Cela fonctionne, mais intervenir en quatrième et en terminale, sans rien faire entre les deux, ne suffit pas. Il faut une vraie construction, avec par exemple une heure d'éducation à la sexualité chaque année. Cela a des conséquences, en termes d'informations et de droits, quand on est plus âgé.

Mme Pascale Gruny. - Les parents sont assez absents de votre discours. Vous avez parlé d'un sujet tabou, alors que l'éducation se fait d'abord à la maison. L'accompagnement à la parentalité s'organise dans les communes - le conseil départemental où je siège s'en préoccupe également -, mais je pense que ce sujet n'est pas évoqué dans cet accompagnement.

Je suis d'accord, la quatrième, c'est trop tard. La sexualité arrivant plus tôt, la sixième serait plus adaptée.

Mme Sarah Durocher. - Il existe de nombreux outils, très bien faits, pour aider les parents à aborder la question de la sexualité avec leurs enfants. Mais l'école est un bon lieu pour avoir une information, car tout le monde ne peut pas non plus parler de ce sujet dans sa famille, qui est parfois, aussi, un lieu de violences. C'est donc à ce niveau, à l'école, que l'information sur le consentement et les lieux ressources doit être partagée.

Au niveau de l'éducation nationale, parfois, l'intervention du Planning familial ou d'autres associations est bloquée. Nous expliquons notre démarche aux parents, car on observe de nombreuses interrogations sur les propos qui sont tenus aux enfants de quatrième. Nous sommes une association d'éducation populaire. Nous partons de la parole des personnes pour répondre en toute transparence, et nous avons la volonté de travailler avec les parents, qui parfois proposent eux-mêmes l'intervention d'associations. Pour le livre blanc, nous avons d'ailleurs travaillé avec les parents d'élèves et des plaquettes leur sont destinées. Nous ne les oublions pas - les anti-choix non plus, d'ailleurs...

Si vous avez une antenne du Planning familial sur votre territoire, n'hésitez pas à vous faire présenter les outils que nous utilisons. Nous sommes très créatifs en la matière !

En tout cas, l'enjeu de l'éducation à la sexualité et de l'accès à l'information nous concerne tous et toutes. Les associations doivent continuer à s'adresser aux personnes concernées, aux parents, mais aussi aux équipes éducatives - pour ces dernières, sans outillage, un signalement n'est pas facile... N'hésitez pas à nous interpeller, nous sommes aussi une ressource pour les parlementaires ; nos antennes sont prêtes à vous accueillir.

M. Philippe Mouiller, président. - Je vous remercie de ces informations, qui éclaireront et conforteront nos travaux.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La prévention et le traitement du cancer colorectal - Audition du docteur Thierry Ponchon, gastro-entérologue et hépatologue au centre de lutte contre le cancer Léon Bérard à Lyon

M. Philippe Mouiller, président. - Nous allons maintenant entendre le docteur Thierry Ponchon, gastro-entérologue et hépatologue au centre de lutte contre le cancer Léon Bérard de Lyon, sur la prévention et le traitement du cancer colorectal.

Docteur Ponchon, nous sommes heureux de vous accueillir alors que s'achève Mars bleu, mois consacré au cancer colorectal. Avec 47 000 nouveaux cas chaque année, ce cancer est le troisième en termes de fréquence et, avec 17 000 décès par an, il est le deuxième cancer le plus mortel. Il s'agit donc d'un enjeu lourd en termes de santé publique.

Cette audition nous permettra de faire le point sur les actions entreprises au cours de Mars bleu et, plus généralement, en termes de détection et de prévention du cancer colorectal.

Nous pourrons, bien sûr, évoquer le traitement du cancer colorectal et les avancées de la recherche en la matière.

Peut-être pourriez-vous focaliser votre propos introductif sur la question du dépistage, à partir du constat selon lequel trois cancers font aujourd'hui l'objet de campagnes de dépistages organisés : le cancer du sein, celui du col de l'utérus et le cancer colorectal. Or à peine un tiers de la population concernée par le dépistage du cancer colorectal fait le test alors que l'adhésion au dépistage des cancers du sein et du col de l'utérus est meilleure. Comment expliquez-vous cette différence ?

L'adhésion en France est également bien moins bonne que dans d'autres pays européens : là aussi, quels facteurs peuvent l'expliquer ?

M. Thierry Ponchon, gastro-entérologue et hépatologue au centre de lutte contre le cancer Léon Bérard de Lyon. - Professeur de gastro-entérologie, j'ai travaillé au centre Herriot et, désormais, j'officie au centre de recherche en cancérologie Léon Bérard de Lyon. J'ai aussi une mission européenne visant à installer la société européenne d'endoscopie digestive. J'ai rédigé de nombreuses publications scientifiques sur le sujet.

Organiser le dépistage du cancer est une mission de santé publique, qui consiste à aller chercher les personnes pour leur faire effectuer des tests. Il est inexact de dire que cela fonctionne bien pour le cancer du sein ou du col de l'utérus. Certes, le dépistage est meilleur que pour le cancer du côlon, mais la participation est de 48 % pour le cancer du sein, contre un taux européen recommandé de 70 %, avec un taux de 75 % aux Pays-Bas ou au Royaume-Uni, et de 65 % en Espagne. Il en est de même pour celui du col de l'utérus, qui associe dépistage organisé et individuel, avec un taux de couverture de 56 % en France, contre 80 % en Europe ! C'est encore plus catastrophique pour le cancer colorectal, avec une participation de 35 %, alors que la recommandation européenne est de 65 %, et le taux acceptable de 45 %. Nous faisons partie des mauvais élèves de l'Europe, contrairement aux Pays-Bas, avec un taux de 75 %, au Royaume-Uni et à l'Italie, avec des taux supérieurs à 50 %. Le caractère latin de la population n'explique donc pas tout. Il s'agit donc effectivement d'un constat d'échec.

Je ne participe pas aux instances nationales de santé publique, mais, ayant travaillé sur le dépistage organisé, je considère que cela fonctionne mal, alors que le dépistage organisé du cancer, dans un pays moderne, ne devrait pas pouvoir échouer ! Et l'on ne peut pas en accuser la population : la vaccination contre le covid-19 a fonctionné. Simplement, on n'a pas mis en place les moyens permettant de bien dépister en France.

Pour illustrer mon propos par une métaphore sportive, vous savez qu'en patinage artistique, on doit réussir l'exercice imposé avant de faire quoi que ce soit d'autre. S'agissant du cancer, le dépistage est un excellent marqueur de la politique de santé en France, car on sait exactement ce qu'il faut faire, de A à Z. Si tout est en place, cela ne peut que fonctionner. Or ce n'est pas le cas.

En France, sur ce sujet, nous sommes dans l'amateurisme. Parmi les acteurs, on trouve les centres régionaux de coordination des dépistages des cancers (CRCDC). Je m'occupe du CRCDC de la région Auvergne-Rhône-Alpes, ou CRCDC AuRA, association loi 1901 regroupant 100 équivalents temps plein (ETP), dans lequel j'exerce comme bénévole. Mais plutôt que des associations loi 1901, issues d'associations départementales, ne vaudrait-il pas mieux créer des agences ? Il y a une inadéquation entre le bénévolat et la charge de travail de ces structures, mais ce ne sont pas elles qui sont en cause. Le problème est plutôt l'amateurisme du pilotage.

Je l'ai déjà écrit : il n'y a pas de pilote. Le pilote stratégique devrait être la direction générale de la santé (DGS), mais elle ne s'intéresse pas au dépistage organisé : elle n'en a ni les compétences ni les moyens. Un pilotage du dépistage organisé supposerait de nombreuses réunions organisées, mais on a deux réunions par an, qui ne sont pas des réunions d'échange.

Le pilote opérationnel devrait être l'Institut national du cancer (INCa), excellente structure d'expertise scientifique, mais qui n'est pas une instance de pilotage opérationnel. Ce n'est pas une mise en accusation, mais l'instance n'est pas faite pour cela. Ainsi, selon son président actuel, l'INCa ne pilote pas le dépistage.

Sur le financement du dépistage organisé, aucun travail n'est fait pour évaluer les économies qu'il permettrait en évitant des formes avancées de cancer, ou les moyens à y attribuer, alors que cela se fait dans les autres pays. La direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (Drees) ou la caisse nationale d'assurance maladie (Cnam) pourraient s'en charger. Le financement reste donc approximatif.

Le premier exemple de ce manque de pilotage est le financement. Au CRCDC AuRA, j'ai beaucoup investi avec mes fonds propres, par exemple pour dématérialiser les clichés de mammographie. Autant d'actions approuvées, de manière officieuse, par l'agence régionale de santé (ARS). Théoriquement, fin avril, je serai en banqueroute parce que le financement n'est pas à la hauteur, parce qu'il n'est pas calculé selon les besoins... mais on sauve des patients et on évite des formes avancées, aux traitements très coûteux : 100 000 euros par an, selon une évaluation personnelle qui remonte à dix ans. On devrait connaître le coût annuel de ces formes avancées, mais aussi du dépistage, qui est beaucoup moins coûteux, et la rentabilité d'une campagne de promotion. Mais il n'y a rien ! Le financement du dépistage est donc négocié « à la louche », comme une négociation syndicale...

Par ailleurs, nous avons d'importants fichiers de données. Les CRCDC s'apparentent à des établissements de soins - nous nous sommes d'ailleurs battus pour obtenir cette qualification. Elles comptent des médecins - une dizaine pour la mienne - et accueillent toutes les personnes ayant besoin d'un dépistage. Le règlement général sur la protection des données (RGPD) s'applique. Il faut donc des logiciels métiers, très sensibles dans un établissement de soins - je rappelle les récentes attaques. Mais nous sommes contraints dans nos choix entre deux éditeurs, qui sont à la fois mauvais et fragiles. L'INCa ou la DGS s'en sont-ils inquiétés ? Non ! Et nous devons négocier avec ces petits éditeurs, que l'on peut soupçonner de facturer deux fois la même chose à deux CRCDC différents...

Je prendrai un autre exemple, la mammographie, désormais numérique, comme le prévoient les textes. Les CRCDC sont chargés de la seconde lecture pour identifier des cancers passés inaperçus à la première, les faux positifs et les faux négatifs. Or j'ai 9 antennes départementales équipées de négatoscopes, qui n'existent plus dans les cabinets de radiologie, alors que le cahier des charges n'a pas changé ! On le signale à l'INCa depuis quinze ans, mais rien ne change... je viens à peine de recevoir une dérogation pour passer au numérique. Sans cela, le radiologue, qui part du numérique, doit tirer des clichés, conserver un négatoscope pour s'assurer de leur qualité. Nous devons ensuite faire livrer les films par camionnette, avec le montage des radios sur ces énormes négatoscopes et les troubles musculaires que cela implique. En Auvergne, l'examen était déjà en partie dématérialisé, hors du cahier des charges, ce que j'ai avalisé, avec l'accord officieux de l'ARS...

Enfin, les invitations au dépistage vont être reprises par la Cnam, alors que les missions des CRCDC comprenaient l'invitation, le suivi, l'évaluation et la promotion. La Cnam souhaite, depuis longtemps, reprendre la compétence du dépistage, afin d'améliorer les résultats, mais elle est en grande partie responsable du financement inadapté. C'est une situation de conflit d'intérêts majeur. Je ne suis pas certain qu'ils réussissent. J'ai personnellement bénéficié du dépistage, avec un test positif, suivi d'une coloscopie, puis du retrait d'un polype cancéreux. Je ne relève donc plus du dépistage organisé. Or la Cnam vient de m'envoyer une invitation à passer le test de recherche de sang dans les selles... Environ 20 % des patients, dont je fais partie, sont à risque et relèvent de la coloscopie. Ce tri est important, mais il est mal réalisé par la Cnam : inviter au mauvais type de dépistage est aberrant !

Voilà pourquoi le dépistage organisé du cancer colorectal est plus complexe que le dépistage du cancer du col de l'utérus ou du sein. Il faut donc des fichiers solides ! Mais ce n'est pas le cas des fichiers de la Cnam. Paradoxalement, celle-ci va encourager à pratiquer des coloscopies, alors qu'il faudrait en limiter le nombre pour des raisons de coût... On augmente les dépenses, sans forcément de résultat.

Mme Florence Lassarade. - À une certaine période, on a manqué de kits de dépistage. Je suis mon propre médecin traitant, mais je n'ai pu en obtenir un : on m'a renvoyée vers le laboratoire. Il semble, toutefois, que la situation s'améliore.

Actuellement, il y a des recherches sur le dépistage par une prise de sang, pour détecter l'ADN des cellules tumorales, par exemple. Est-ce applicable au cancer colorectal, sachant qu'une prise de sang est plus simple qu'un examen de selles ?

Quelles sont les répercussions du retard pris dans le dépistage à la suite de l'épidémie de covid-19 ? La surmortalité de 5 % dans la décennie à venir est-elle une estimation raisonnable ? Selon certains, elle serait presque gommées désormais.

Y a-t-il des innovations thérapeutiques autour du cancer colorectal ? Les vaccins antitumoraux peuvent-ils s'y appliquer ? Comme vous l'avez dit, il cause 17 000 décès par an, bien plus que pour le cancer du sein ou du pancréas.

M. Thierry Ponchon. - Concernant les limites de dépistage, un défaut d'instruction a conduit à l'échec du renouvellement du marché des tests par la Cnam en 2019.

De plus, initialement, le médecin traitant distribuait les tests, mais on en voit les limites : de nombreux Français n'en ont pas, et les médecins n'ont pas toujours le temps, l'appétence ou l'organisation nécessaire pour procéder à leur distribution. Les Pays-Bas et le Royaume-Uni ont estimé qu'on ne pouvait se reposer sur les seuls médecins généralistes. J'ai constaté que certains, pour la même patientèle, distribuent 100 tests par an, d'autres moins de 10 - mais bien souvent, les médecins sont débordés.

La commande en ligne et la distribution en pharmacie sont donc, désormais, en place, mais on peut craindre que la substitution n'ait lieu que pour les personnes qui participaient déjà aux campagnes de dépistage. En AuRA, la commande en ligne représente 4 à 5 % des tests distribués. Dans certains départements, les médecins n'apprécient pas la distribution par les pharmaciens, et le taux de participation baisse...

La meilleure façon de diffuser le test, c'est de l'envoyer aux patients. C'est ce que font la majorité des États européens, certes au prix de tests inutilisés, mais cela fonctionne - avec, par exemple, un courrier préalable à l'envoi du test. J'ai défendu cette solution face à l'INCa, mais celui-ci a voulu refaire des études - cela se comprend, c'est une instance d'expertise scientifique... Dans la région Grand Est, avec la distribution, on est passé de 18 % à 26 % des tests réalisés, mais quid de la suite ?

Les tests sanguins sont un espoir, mais il faut prêter attention à leur coût. Le test de recherche de sang dans les selles est peu coûteux et il n'est plus colorimétrique, ce qui simplifie son examen. Il faudra du temps avant les tests sanguins, même si l'accessibilité sera peut-être meilleure.

L'effet covid-19 a été gommé, même s'il a bien eu lieu. En revanche, je constate des effets qui se prolongent sur la disponibilité du personnel médical et paramédical. Le délai entre le test et la coloscopie ne cesse de s'allonger, et se compte désormais en mois. Des établissements en arrivent à ne plus pouvoir accepter de coloscopies !

Les traitements connaissent une évolution impressionnante, mais ils sont aussi de plus en plus coûteux. Rien ne vaut donc le dépistage. Si la France doit faire un effort, c'est sur ce point.

Mme Élisabeth Doineau, rapporteure générale. - Je vous remercie pour votre engagement et votre franchise. Il faut avancer sur le dépistage. Chaque année, nous arrivons aux mêmes conclusions : il faut donner un coup de pied dans la fourmilière.

Vous avez mentionné les invitations et votre scepticisme quant à l'objectif recherché.

Au sein de la mission d'évaluation et de contrôle de la sécurité sociale (Mecss), présidée par Alain Milon, je suis rapporteure, avec Cathy Apourceau-Poly, des travaux sur la fiscalité comportementale. L'alcool, le tabagisme, la mauvaise alimentation participent de ces cancers. Que faudrait-il faire à ce sujet ?

M. Thierry Ponchon. - Les structures de dépistage disposent de nombreuses données personnelles, la Cnam également. Mais dès le départ, il aurait fallu un fichier commun, ce que la Cnam a refusé, malgré mes demandes. Il manque un pilote, qui aurait dû l'imposer.

Le dépistage relève de la prévention secondaire. La prévention primaire - alimentation, alcool, etc. - est bien plus complexe à mettre en oeuvre : la prévention secondaire devrait donc être irréprochable !

L'incidence du cancer augmente fortement entre 45 et 50 ans, alors que, globalement, elle baisse légèrement en France grâce au dépistage - certes moins qu'en Allemagne, où l'on effectue 3 millions de coloscopies par an, et aux États-Unis. Mais l'incidence augmente, entre 20 ans et 29 ans, de 7 % par an ; entre 29 ans et 39 ans, elle augmente de 5 % ; et de 2 % à 3 % entre 40 et 50 ans. N'oublions pas, toutefois, que ces populations ont quinze fois moins de risque d'avoir un cancer que ceux qui sont âgés de plus de 75 ans.

La population entre 45 et 49 ans est très touchée, du fait de la malbouffe, de la sédentarité... Ne faudrait-il pas les intégrer au dépistage ?

Mme Corinne Imbert. - Dans la vraie vie, la distribution de kits prend du temps aux pharmaciens. Tous les patients recevant un courrier ne sont pas éligibles au test : on ne fait que reporter sur les pharmaciens le problème que vous avez constaté pour les médecins.

La loi de financement de la sécurité sociale de 2023 a créé les rendez-vous de prévention : favoriseront-ils l'adhésion au dépistage, notamment au regard de l'expérimentation en cours en Auvergne-Rhône-Alpes ? Les professionnels de santé en auront-ils le temps ?

Faudrait-il expérimenter la distribution automatique des kits dans quelques régions ?

Le dépistage du cancer colorectal pourrait-il être amélioré par l'utilisation des données de santé ? L'adhésion des patients ayant un proche dépisté positif est-elle meilleure ?

M. Thierry Ponchon. - Sur l'éligibilité et le point de vue des pharmaciens, je rappelle mon exemple : je n'aurais jamais dû recevoir d'invitation au dépistage... un fichier national aurait été utile, mais les données de la Cnam restent incomplètes. De telles invitations sont regrettables, mais ne sont donc pas étonnantes.

On ne peut pas encore tirer de conclusions sur l'efficacité des rendez-vous de prévention, mais il faudrait une consultation sur le dépistage, sans quoi il risque d'être noyé dans les autres mesures de prévention, plus floues.

J'ai rappelé les proportions : 80 % de personnes relèvent des tests et 20 % d'une coloscopie. Paradoxalement, les structures chargées du dépistage ne s'occupent pas de ces 20 % : personne ne les encourage à passer des coloscopies de contrôle. Dans le Rhône et dans la métropole lyonnaise, grâce à l'INCa, nous l'avons fait. On passe de 50 % de personnes effectuant leur coloscopie dans les délais à 80 % avec une nouvelle convocation. Ainsi, curieusement, les patients à haut risque ne sont pas pris en charge, mais cela fonctionnerait s'ils l'étaient.

Dans les familles, la personne index a souvent du mal convaincre celles qui l'entourent.

Mme Véronique Guillotin. - Je rejoins votre constat : nous n'avons jamais les chiffres sur l'équation économique de la prévention.

Une association m'avait sollicitée sur la question de la journée de prévention spécifique aux cancers : cette piste semble recueillir votre accord.

Entre les CRCDC et la sécurité sociale, il n'y a pas de croisement de fichiers. Une solution ne serait-elle pas de tout transférer, par exemple, aux centres régionaux ?

L'incidence chez les personnes de 45 à 50 ans justifierait-elle de commencer le dépistage dès 45 ans, et non 50 ans ?

M. Thierry Ponchon. - L'évaluation des coûts et des économies liés au dépistage devrait avoir lieu chaque année : c'est évident. C'est différent pour la prévention, aux effets très tardifs.

J'ai mis mon ruban bleu : le mois de la prévention est bienvenu pour le dépistage. Mais si Octobre rose fonctionne très bien, c'est beaucoup moins vrai pour Mars bleu ! Quoiqu'il en soit, je plaide pour une consultation dédiée au dépistage du cancer.

Concernant les fichiers, vous avez raison : soit il y a un fichier commun, soit les deux ont des fichiers solides. Mais la Cnam refuse de nous envoyer les fichiers des personnes qu'ils invitent et ne veut pas recevoir les nôtres.

Il faut se poser la question du dépistage pour les personnes de 40 à 50 ans. Quelques instances, aux États-Unis, recommandent déjà de leur étendre le dépistage.

M. Olivier Henno. - Ayant vécu cette question du triage, j'ai moi-même trouvé cela aberrant.

Je vous remercie de vos propos sur le coût complet : tant que l'on considère la prévention comme un coût, elle sera freinée.

En matière de pilotage, aux Pays-Bas, les pouvoirs locaux sont très concernés par la prévention et le dépistage. La vaccination contre le covid-19, en France, a fonctionné, avec une extrême mobilisation des pouvoirs locaux. Le dépistage pourrait-il être piloté encore plus près du terrain ?

M. Thierry Ponchon. - Les instances ont d'abord été départementales, pour que les acteurs locaux y adhèrent, mais la dimension régionale n'est pas mauvaise non plus : elle peut créer une forme de compétition entre les instances. Il faut laisser beaucoup de place aux initiatives locales et régionales. Mais, puisque le dépistage est très encadré, il faut un pilotage national fort, par exemple pour les systèmes d'information, le financement, le cahier des charges. Il convient de combiner les deux.

Actuellement, on ne peut presque plus faire de recherches sur le sujet : puisque tout est envoyé par la Cnam, on ne peut plus travailler sur les invitations et la manière de les diffuser, ce qui est regrettable. Nous travaillons avec l'ARS, avec parfois des frictions ; eux sont contraints, mais ils ne comprennent pas que nous n'avons aucune marge de manoeuvre ! Et les ARS sont victimes des décisions nationales sans avoir les moyens nécessaires pour agir. Elles nous contrôlent, mais nous ne tenons pas les rênes. Si une chose doit changer, c'est ce billard à trois bandes entre les CRCDC, les ARS et la DGS.

M. Alain Milon. - Quelle comparaison faites-vous entre Octobre rose et Mars bleu ? Pour Octobre rose, les départements et les caisses primaires d'assurance maladie (CPAM) travaillent ensemble au dépistage du cancer du sein, mais les résultats ont demandé du temps. Les collectivités locales - régions, départements - devraient-elles s'investir davantage dans le dépistage du cancer colorectal ?

M. Thierry Ponchon. - Nous travaillons avec les conseils départementaux, qui nous avaient abandonnés à la régionalisation. Nous nous sommes rapprochés d'eux, et avons signé des conventions, par exemple avec la Métropole de Lyon et le département du Rhône. Nous leur consacrons des moyens. Il est sain de laisser la place aux initiatives locales, qui organisent une compétition et valorisent les structures locales.

De plus, le rendu est facile : ils savent exactement ce qu'on fait - un salarié s'occupe de l'instance locale. Il faut un cadre national clair, et laisser faire les initiatives locales, y compris en termes de financement complémentaire, ce qui valorise les départements méritants. L'ARS l'accepte, d'ailleurs...

Mme Jocelyne Guidez. - Les cancers augmentent chez les jeunes, sans doute du fait de la malbouffe. Peut-être ne faut-il pas attendre quinze ans de plus, comme pour la deuxième lecture de la mammographie. La France a du mal à décider rapidement.

M. Thierry Ponchon. - En effet, le débat devrait déjà être sur la table. La seule manière de sauver cette population, c'est de bien les dépister. Et les personnes qui l'ont été sont pratiquement guéries du cancer. Après 74 ans, quand on a quinze fois plus de risques d'avoir un cancer, on se tourne davantage vers un dépistage individuel. Mais ceux qui ont suivi un dépistage entre 50 et 74 ans sont, en quelque sorte, « vaccinés » du cancer du côlon.

Mme Nadia Sollogoub. - J'ai été rapporteure d'un texte où était mentionnée l'opportunité de créer un registre national des cancers. Serait-ce pertinent ? Les données de dépistage pourraient-elles l'alimenter ?

M. Thierry Ponchon. - Dans ma région, un très bon registre, par exemple, est celui de l'Isère.

Mme Frédérique Puissat. - Je le confirme !

M. Thierry Ponchon. - Cette structure, basée à Meylan, travaille bien. Pour le dépistage du cancer du col de l'utérus, c'est le meilleur département de France.

La question du registre national, en partie alimenté par les CRCDC, se pose vraiment. Santé publique France pourrait en être chargée. Un registre national permettrait de mettre l'accent sur les départements les plus à risque. Certes, ce serait coûteux, mais ce serait utile et rentable.

M. Philippe Mouiller, président. - Je vous remercie pour ces explications passionnantes.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat

Questions diverses

M. Philippe Mouiller, président. - Le Sénat doit examiner cet après-midi le texte établi par la commission mixte paritaire sur la proposition de loi portant mesures pour bâtir la société du bien-vieillir et de l'autonomie.

Ce texte a déjà été adopté par l'Assemblée nationale le 19 mars dernier en intégrant deux amendements déposés par le Gouvernement sur lesquels nous aurons, nous aussi, à nous prononcer. Je vous rappelle toutefois que si les deux assemblées n'adoptaient pas le texte dans les mêmes termes, la navette reprendrait par une nouvelle lecture à l'Assemblée nationale.

M. Jean Sol, rapporteur. - L'amendement n° 1, à l'article 1er bis A, est de coordination. Je rappelle que les deux assemblées doivent voter le même texte. Je propose un avis favorable.

La commission émet un avis favorable à l'amendement n° 1.

M. Jean Sol, rapporteur. - Je propose un avis favorable à l'amendement n° 2, rédactionnel, à l'article 12 quater.

La commission émet un avis favorable à l'amendement n° 2.

Proposition de loi portant statut de personne morale de droit public à statut particulier à l'Académie nationale de chirurgie - Désignation d'un rapporteur

La commission désigne M. Khalifé Khalifé rapporteur sur la proposition de loi n° 359 (2022-2023) portant statut de personne morale de droit public à statut particulier à l'Académie nationale de chirurgie, présentée par Mme Pascale Gruny et M. Alain Milon.

La réunion est close à 11 h 40.