Jeudi 27 mars 2025

- Présidence de M. Raphaël Daubet, président -

La réunion est ouverte à 10 h 30.

Audition de Mme Marie-Anne Barbat-Layani, présidente de l'Autorité des marché financiers et de M. Sébastien Raspiller, secrétaire général de l'Autorité des marchés financiers

M. Raphaël Daubet, président. - Nous commençons nos travaux du jour par l'audition de Mme Marie-Anne Barbat-Layani, présidente de l'Autorité des marchés financiers (AMF) et de M. Sébastien Raspiller, secrétaire général de l'AMF.

La lutte contre le blanchiment est l'une des priorités de l'AMF, dont la mission est de superviser le système financier français. L'Autorité a revu ses lignes directrices en la matière en 2019. Votre compétence s'étend à tous les acteurs du système financier, établis et émergents.

Les professions du secteur financier sont assujetties aux obligations de lutte contre le blanchiment. À ce titre, elles doivent transmettre à Tracfin les déclarations de soupçons. C'est facile lorsqu'il existe un contrôle sur la circulation de l'argent, comme c'est le cas des transferts bancaires. Cela l'est beaucoup moins lorsque l'argent en circulation est liquide ou lorsque les transactions financières se font sans intermédiaire, comme pour les cryptoactifs.

Ainsi, il nous semble important de comprendre le rôle du régulateur, alors même qu'il fait face à des enjeux nouveaux et que les anciens persistent en matière de lutte contre le blanchiment.

Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Marie-Anne Barbat-Layani, M. Sébastien Raspiller, Mme Marianick Darnis Lorca et M. Sylvain Aubert prêtent serment.

Mme Marie-Anne Barbat-Layani, présidente de l'Autorité des marchés financiers. - Je vous remercie de nous donner l'occasion de présenter le rôle de notre institution, ainsi que les constats susceptibles d'intéresser votre commission d'enquête.

Je suis accompagnée par M. Sébastien Raspiller, secrétaire général, notamment doté par la loi du pouvoir d'ouverture des enquêtes, de Mme Marianick Darnis Lorca, directrice des enquêtes, de M. Sylvain Aubert, conseiller expert en matière de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme, ainsi que de Mme Laure Tertrais, directrice de cabinet et conseillère parlementaire.

L'AMF assure la surveillance des marchés financiers au sens large, ainsi que celle de certaines entités réglementées, dont je préciserai les contours. Nous exerçons également un contrôle sur la communication financière et nous veillons à la licéité des offres émises sur les marchés financiers par des entités non régulées, que nous désignons sous le terme d'« émetteurs », c'est-à-dire les entreprises recourant aux marchés pour se financer.

Trois constats majeurs émergent de nos travaux.

Le premier concerne la protection des investisseurs et, plus largement, celle des épargnants, mission essentielle confiée à l'AMF par la loi et qui constitue notre priorité stratégique. Cette protection s'exerce contre des acteurs illicites, car le secteur financier est un domaine extrêmement réglementé. Nul ne peut y exercer d'activité sans obtenir un agrément, délivré soit par l'AMF, soit par l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR), qui supervise les secteurs bancaire et assurantiel. Nous collaborons étroitement avec cette autorité, en particulier sur les questions de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme (LCB-FT).

Cette régulation est justifiée par des impératifs systémiques. La crise financière l'a montré, la faillite d'acteurs financiers entraîne l'arrêt de l'économie et de son financement. C'est pourquoi notre action a un volet prudentiel, qui vise à garantir la solidité de ces acteurs, mais ce n'est pas l'objet de cette audition.

Par ailleurs, nous veillons à ce que la protection des investisseurs soit bien assurée par les acteurs réglementés. À ce titre, nous exerçons un contrôle rigoureux sur deux aspects essentiels. D'une part, nous vérifions que ceux qui proposent des offres financières aux Français soient habilités à le faire. Nous identifions et luttons contre ceux qui, sans y être autorisés, font des offres financières ou parafinancières ; l'essor des cryptoactifs relève désormais de notre compétence. C'est le premier rideau de défense des Français contre les escroqueries financières, dont le nombre a explosé ; c'est l'un des constats majeurs que nous dressons. Elles sont très souvent le fait d'acteurs non autorisés. Ces derniers sollicitent des investisseurs pour des offres mal encadrées, voire frauduleuses, en utilisant massivement les réseaux sociaux, mais pas seulement : récemment des journaux classiques ont été trompés et ont diffusé de fausses publicités pour des produits inexistants.

Les arnaques et escroqueries financières sont d'une ampleur considérable. Nos études révèlent que 15 % de nos concitoyens estiment avoir été victimes d'une arnaque financière, proportion qui atteint 35 % chez les moins de 35 ans. Il s'agit d'un véritable problème de société, contre lequel nous ne luttons évidemment pas seuls, puisque l'écosystème de la lutte contre ces arnaques implique la justice. Cette lutte passe également par des actions de prévention et d'éducation financière. À la fin de l'année dernière, nous avons d'ailleurs uni nos forces avec le parquet de Paris, l'ACPR et la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) pour alerter, une fois encore, sur l'explosion de ces arnaques dans des domaines multiples. Nous disposons d'ailleurs d'un service que nos concitoyens peuvent directement contacter pour signaler des arnaques ou escroqueries.

Confrontés à une telle explosion d'arnaques, nous mobilisons des moyens considérables, mais nous aurions besoin de voir nos pouvoirs et nos compétences renforcés. Ce sujet est pour nous une priorité absolue, au regard du nombre de citoyens qui se déclarent victimes d'une escroquerie. Plus précisément, nos enquêtes montrent qu'en affinant les données, environ 3 % des Français ont réellement été victimes d'une arnaque avérée, au sens strict. Mais, pour ces personnes, la situation est épouvantable : elles ont envoyé des sommes parfois considérables à des interlocuteurs avec lesquels elles n'ont plus du tout de contact. Ce taux a doublé en deux ou trois ans. Les statistiques du parquet de Paris, de l'ACPR et les nôtres montrent qu'il s'agit d'un phénomène massif de délinquance financière qui touche directement nos concitoyens. Selon nos estimations, le montant moyen dérobé s'élève à 29 500 euros. Chaque jour, nous recevons des signalements ou des demandes d'aide de victimes désemparées, qui ont perdu l'épargne qu'ils avaient mise de côté, qui s'inquiètent pour leur retraite ou pour leurs enfants...

Cette réalité remet en question la confiance des investisseurs et des épargnants, ce qui est préoccupant pour le bon fonctionnement de l'économie et de son financement. Nous avons besoin que les Français mobilisent, aujourd'hui plus que jamais, leur épargne pour investir dans de nombreux domaines, notamment dans le secteur de la défense.

Ainsi, notre premier défi est de protéger les investisseurs, non seulement contre les acteurs non réglementés intervenant sur le marché, mais aussi contre les arnaques, qui peuvent provenir de divers canaux. Nous constatons évidemment que l'intelligence artificielle potentialise ces arnaques, avec une explosion des usurpations d'identité, de plus en plus fréquentes.

Vous avez peut-être eu connaissance de tentatives d'escroquerie impliquant des membres de l'AMF, dont moi-même. Ces arnaques deviennent de plus en plus sophistiquées, avec l'utilisation d'images et de voix artificielles susceptibles de duper nos concitoyens. C'est particulièrement le cas pour les faux conseillers financiers ou bancaires : un individu peut recevoir un appel de son supposé banquier, qui, en réalité, est un fraudeur souvent très habile. J'ai récemment été visée par une telle tentative, mais sensibilisée à ces risques, j'ai pu éviter le piège. Cela dit, j'ai réalisé à quel point ces fraudes sont raffinées, bien construites et ciblées. Je n'hésite pas à le dire : autour de cette table, nous pourrions toutes et tous en être victimes.

Nos travaux montrent que certaines catégories de la population sont particulièrement vulnérables à ces pratiques, notamment les jeunes. Nos nombreux travaux sur le profil des jeunes investisseurs montrent qu'ils présentent une plus grande appétence pour le risque, qu'ils ont tendance à s'informer principalement sur internet, via les réseaux sociaux et les influenceurs.

D'ailleurs, nous avons pris des mesures pour développer la professionnalisation des influenceurs dans le domaine financier. Avec l'Autorité de régulation professionnelle de la publicité (ARPP), nous avons ajouté une option « publicité financière » au certificat de l'influence responsable. Bien que le succès en reste modéré, cela permet d'identifier une soixantaine d'influenceurs qualifiés et de respecter la loi de 2023 visant à encadrer l'influence commerciale et à lutter contre les dérives des influenceurs sur les réseaux sociaux.

Pour autant, nous observons une montée en puissance et une sophistication croissante des arnaques.

Outre les jeunes, les personnes âgées et vulnérables sont également des cibles privilégiées des fraudeurs. Nous travaillons conjointement avec l'ACPR sur les dispositifs de protection, et nous constatons qu'il est nécessaire de les renforcer. Nous menons également des actions de prévention et d'éducation financière, via des campagnes de communication.

Nous avons également besoin d'un arsenal répressif qui nous permette de taper vite et fort, ce qui suppose d'autoriser nos enquêteurs à recourir au webscraping, à utiliser des identités d'emprunt, afin d'interagir directement avec les fraudeurs et de révéler leurs stratagèmes. Ce sont des évolutions législatives que nous appelons de nos voeux.

Le deuxième enjeu concerne la vérification du respect des obligations en matière de lutte contre le blanchiment d'argent et le financement du terrorisme par les acteurs réglementés relevant de notre supervision. Nous avons agréé et supervisons ces entités, et nous nous assurons, tant lors de l'agrément que tout au long de leur activité, qu'elles mettent en place des dispositifs de prévention efficaces contre le blanchiment d'argent et le financement du terrorisme.

Un point n'est pas négligeable : nous sanctionnons les manquements. Pour le dire plus précisément, c'est la commission des sanctions, indépendante, qui prend les décisions en la matière, après que les services ont identifié les problèmes et que le collège a décidé de notifier des griefs. Cette démarche est essentielle pour assurer la crédibilité de notre action et dissuader les acteurs de contourner la réglementation ; ils s'exposent à des sanctions pécuniaires. Au sein de l'Union européenne, l'Autorité des marchés financiers est l'une des autorités qui sanctionnent le plus ; cela ne vaut pas uniquement pour les manquements des acteurs réglementés ou en matière de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme. Le premier rapport de l'Autorité européenne des marchés financiers (AEMF) sur les sanctions a montré que nos sanctions représentent une part non négligeable, parfois jusqu'à 90 %, du montant total des sanctions prononcées en Europe. Cela tient à l'efficacité de notre action, qui peut toujours être renforcée, mais aussi à la taille de notre place financière. La place de Paris est aujourd'hui la première place financière de l'Union européenne et rivalise avec Londres en matière de capitalisation boursière. Nous sommes donc le régulateur de la première place boursière européenne. De plus, nous supervisons un grand nombre d'acteurs réglementés. Les sociétés de gestion d'actifs sont les plus nombreuses : nous en supervisons 700, et nous agréons également les fonds qu'elles proposent. Nous co-supervisons avec l'ACPR les entreprises d'investissement ; nous sommes également responsables, depuis la loi de 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises (Pacte), de l'enregistrement et de la supervision des prestataires de services sur actifs numériques (Psan), c'est-à-dire les plateformes d'échange de cryptoactifs. Pour ces acteurs, le volet relatif à la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme relève de l'ACPR, ce qui a déjà conduit à la radiation d'au moins un acteur après un contrôle approfondi.

Le cadre régissant les acteurs du monde des cryptoactifs a été modifié par l'entrée en vigueur, à la fin de l'année 2024, du règlement européen Markets in Crypto-Assets (Mica). Ces acteurs bénéficient notamment du passeport européen, à l'instar des acteurs financiers traditionnels. Auparavant, tout acteur souhaitant vendre des cryptoactifs à des citoyens français devait être enregistré ou agréé par l'AMF, soit une centaine jusqu'à la fin de l'année dernière. Désormais, ces acteurs peuvent être agréés dans d'autres pays de l'Union européenne. Ce changement représente un enjeu majeur en matière de coordination entre les régulateurs européens, afin de garantir un niveau de vigilance et d'exigence suffisant. L'AMF milite pour que la supervision de ces acteurs soit centralisée au sein de l'Autorité européenne, afin d'éviter le phénomène du « shopping réglementaire », par lequel certains acteurs choisissent de se faire agréer dans les pays où il est le plus facile d'obtenir un agrément.

Les prestataires de services de financement participatif, communément appelé crowdfunding, sont également encadrés par un nouveau règlement européen. Nous avions agréé un certain nombre d'acteurs lorsque la réglementation était nationale. Toutefois, une lacune majeure de la réglementation européenne a été identifiée : l'absence de dispositions relatives à la prévention du blanchiment des capitaux et du financement du terrorisme. Cette faille devrait être corrigée par une directive prévue pour 2027. En attendant, l'AMF devra faire preuve d'une vigilance sans base légale ; c'est embêtant. Bien que ces acteurs ne soient pas toujours de grande envergure, ils peuvent causer beaucoup de dégâts, en raison de la facilité avec laquelle ils peuvent mettre en place leurs actions, qui ne nécessitent pas beaucoup de capital ou de salariés.

Le troisième domaine, particulièrement préoccupant en matière de criminalité financière et organisée, est le développement des réseaux d'initiés. Ces réseaux regroupent des individus qui, par divers moyens, obtiennent des informations d'initiés et les exploitent pour réaliser des opérations financières, générant des gains significatifs, sur le fondement d'informations non publiques, c'est-à-dire en commettant des délits d'initiés. Ce phénomène représente une menace majeure pour l'intégrité de notre place boursière et fait l'objet d'une attention particulière de l'AMF en collaboration avec ses homologues britanniques et américains.

Les personnes impliquées dans ces réseaux sont souvent très organisées, disposent de moyens financiers importants et usent de diverses méthodes, y compris la corruption, pour obtenir des informations d'initiés. De plus, elles sont extrêmement mobiles sur le plan géographique. L'AMF s'appuie sur un accord multilatéral visant à faciliter l'échange rapide d'informations entre régulateurs, qui a été mis en place au sein de l'Organisation internationale des commissions de valeurs (Iosco).

Nous constatons que, depuis deux ans à trois ans, les montants en jeu dans ces réseaux d'initiés ont explosé. De plus, nos enquêtes ont établi des liens entre certains réseaux d'initiés et des acteurs du narcotrafic. Ces réseaux sont devenus des acteurs du blanchiment de capitaux, offrant un double bénéfice aux criminels, puisqu'ils permettent également de gagner de l'argent !

L'AMF travaille en étroite collaboration avec le parquet national financier (PNF) sur ce sujet. En matière d'abus de marché, un dispositif spécifique permet d'orienter les affaires soit vers la commission des sanctions de l'AMF, soit vers le PNF. Dans le cas des réseaux d'initiés liés à la criminalité organisée, la décision a été prise de privilégier la transmission au PNF, qui dispose de moyens d'investigation plus étendus que les nôtres - nous plaidons d'ailleurs pour que la loi les renforce -, tels que les écoutes téléphoniques et les gardes à vue. Néanmoins, les enquêtes restent longues et complexes en raison de leur dimension internationale. L'objectif est de parvenir à des sanctions exemplaires contre ces pratiques, qui compromettent l'intégrité des marchés financiers et profitent directement aux organisations criminelles.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Vous avez évoqué la coopération internationale. Comment se déroule la coopération avec vos collègues de l'Autorité de surveillance indépendante de surveillance des marchés financiers suisses (Finma) ? Par ailleurs, quelles difficultés le Brexit a-t-il engendrées dans votre coopération avec vos homologues britanniques ?

Vous avez également abordé la question des plateformes de financement participatif. Quelle est votre appréciation du fonctionnement d'Orias ?

Les divergences législatives entre les États membres représentent-elles, selon vous, une fragilité ?

Mme Marie-Anne Barbat-Layani. - La coopération internationale en matière d'abus de marché, notamment les délits d'initiés et les informations trompeuses, se fonde sur un puissant outil, le Multilateral Memorandum of Understanding (MMoU) Concerning Consultation and Cooperation and the Exchange of Information, une initiative lancée par la France, qui rassemble plus de cent trente autorités de marché de l'Organisation internationale des commissions de valeurs. Cet accord multilatéral est fondamental pour notre travail, et nous veillons attentivement à ce qu'il reste efficace, avec des discussions régulières pour assurer la bonne volonté de tous les signataires, et ainsi encourager les plus réticents à respecter leurs engagements. La France, aux côtés des autorités américaines et britanniques, fait partie des pays qui demandent le plus, et à qui l'on demande le plus, d'informations au travers du MMoU. Je mentionne au passage qu'une évolution législative est nécessaire pour que nous puissions signer la version révisée de cet accord, qui s'intitule désormais Enhanced Multilateral Memorandum of Understanding Concerning Consultation and Cooperation and the Exchange of Information (EMMoU).

À l'échelle européenne, tous les régulateurs de l'Union sont réunis au sein de l'Autorité européenne des marchés financiers (Esma), qui siège à Paris. Cette autorité organise régulièrement des réunions, notamment un forum des superviseurs, permettant des échanges sur des cas concrets de supervision. L'Esma est actuellement très impliquée dans la mise en oeuvre du règlement Markets in Crypto-Assets (Mica), afin de garantir une régulation stricte et cohérente dans ce domaine.

Quant aux divergences législatives entre les États membres, il convient de noter que les textes européens sont généralement harmonisés dans le domaine financier. Le véritable problème réside dans les divergences de pratiques et de régulations. Si certains textes nationaux peuvent apporter des variations, c'est bien la mise en oeuvre des textes communs qui soulève des difficultés. C'est pourquoi nous militons activement pour un transfert maximal de compétences à l'AEMF, afin d'éviter les divergences entre les pratiques des régulateurs, dont les conséquences peuvent être majeures : parfois des produits agréés trop rapidement dans certains pays sont introduits sur le marché français. D'ailleurs, l'Esma a récemment recouru au dispositif de revue par les pairs urgente à propos d'un régulateur qui a délivré des agréments à des produits qui ne nous paraissent pas totalement sûrs. Même si ce genre d'outils de convergence existent, ils sont limités. L'Autorité européenne doit être en mesure d'imposer ses décisions en cas de défaillances, mais il ne s'agit pas de centraliser l'ensemble des décisions. C'est urgent, car nous constatons les ravages des divergences de pratique des régulateurs.

Cela n'est d'ailleurs pas sans lien avec la difficulté à simplifier la réglementation européenne. En effet, l'unique rempart trouvé contre ces divergences de pratique a été de publier des textes européens de plus en plus détaillés et prescriptifs, pour limiter le plus possible la marge de manoeuvre des régulateurs. Or cela a conduit à adopter une réglementation lourde et souvent critiquée. Soyons clairs : aussi longtemps que l'Autorité européenne n'aura pas de responsabilités clairement définies, chaque régulateur sera tenté d'adopter ses propres pratiques - et parfois pour de bonnes raisons. Dans un pays comme la France, où l'épargne est particulièrement abondante, il est crucial d'éviter l'introduction de produits financiers risqués pouvant nuire aux investisseurs. Or certains de ces produits entrent sur le marché français par le biais du passeport européen, ce qui limite considérablement les capacités d'intervention de l'AMF. Cette situation est source de frustration, car elle empêche de répondre efficacement aux difficultés rencontrées par les investisseurs.

De plus, les moyens d'action à disposition des régulateurs nationaux restent limités et ne permettent pas toujours de garantir une harmonisation rapide des pratiques au sein de l'Union européenne. C'est pourquoi l'AMF concentre une part importante de ses efforts sur cette question à l'échelle européenne.

Avec la Suisse, qui est membre de l'Iosco et signataire du MMoU, comme avec le Royaume-Uni nous avons des échanges fréquents et une coopération étroite.

L'autorité britannique n'a pas de difficultés particulières. Elle est confrontée aux mêmes problématiques de réseaux d'initiés que les autres grandes places financières, et l'AMF collabore régulièrement avec les autorités britanniques pour lutter contre ces infractions.

Mme Marianick Darnis Lorca, directrice des enquêtes de l'Autorité des marchés financiers. - Nous coopérons très étroitement avec notre homologue suisse et entretenons d'excellentes relations avec lui. La particularité de la Suisse réside dans le principe de notification du client lorsqu'une autorité souhaite accéder à ses données bancaires. Nos demandes concernent à la fois les comptes-titres, pour suivre les opérations réalisées, et les comptes-espèces, pour identifier l'origine des fonds investis et leur destination après réalisation des profits.

Toutefois, une exception à ce principe existe si cette notification risque d'entraîner une destruction de preuves, elle peut être suspendue. Nous avons donc travaillé avec nos homologues pour présenter des justifications solides, au cas par cas, en expliquant pourquoi il n'est pas souhaitable que le client soit informé immédiatement. Un suivi rigoureux et précis est ensuite effectué avec notre homologue suisse, passant régulièrement en revue la liste des personnes concernées, afin de justifier la nécessité de garder le secret et d'identifier le moment opportun pour notifier le client.

Nos homologues suisses sont extrêmement prudents, car ils encourent un risque pénal personnel en cas de non-respect de la réglementation. Ce processus contraignant nous oblige à fournir des justifications détaillées et à mettre constamment à jour nos données, mais il fonctionne.

Une fois que le client est notifié, il dispose de possibilités de recours contre la décision, ce qui peut ralentir considérablement les investigations. Si un recours est déposé, un tribunal administratif doit statuer sur la légitimité de la communication des données bancaires. Cela rallonge les délais des enquêtes, mais nous finissons généralement par obtenir les informations nécessaires.

En ce qui concerne le Royaume-Uni, nous avons également une coopération très étroite avec nos homologues britanniques, notamment sur les réseaux d'initiés. Nos échanges sont très réguliers, sur le plan aussi bien administratif que judiciaire.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Et quid des risques liés au Brexit, qui sont évoqués dans votre excellent rapport annuel du mois de juin 2024 ?

Mme Marie-Anne Barbat-Layani. - Je ne sais plus exactement quels sont les risques évoqués dans notre rapport annuel, mais il est certain que le premier risque est celui de la divergence réglementaire. Lors du Brexit, les textes applicables au Royaume-Uni étaient, par construction, identiques à ceux qui étaient en vigueur dans l'Union européenne. Toutefois, depuis lors, le Royaume-Uni est libre de maintenir ou non ces réglementations et, surtout, de suivre ou non les évolutions normatives adoptées par l'Union. Ainsi, en matière de lutte contre le blanchiment d'argent, un nouveau texte entrera en vigueur en 2027. À ce stade, il est difficile de déterminer si une équivalence complète existera avec la réglementation britannique. Ce risque de divergence réglementaire est donc bien réel.

Par ailleurs, sur le plan opérationnel, il existe un risque de perte de proximité avec notre autorité soeur. Au sein de l'Esma, nous entretenons des échanges réguliers avec nos homologues européens. Le conseil des autorités de surveillance se réunit quatre fois par an, et nos travaux se déroulent en continu au sein de commissions spécialisées, où les services collaborent de manière étroite.

Sur les 500 collaborateurs de l'AMF - c'est trop peu, d'ailleurs -, près de 70 personnes travaillent en permanence sur des sujets européens, ce qui signifie qu'elles interagissent quotidiennement avec leurs homologues.

M. Sébastien Raspiller, secrétaire général de l'Autorité des marchés financiers. - Je pense qu'il y a également un risque lié à la surveillance. La sortie du Royaume-Uni de l'Union européenne l'a libéré des obligations imposées par la législation européenne, notamment en matière de partage d'informations et de transmission des données de transactions. Or des entreprises françaises voient leurs actions ou obligations échangées sur des plateformes situées au Royaume-Uni. Nous avons donc conclu un accord avec notre homologue britannique, afin de conserver l'accès à ces données, qui sont essentielles pour détecter et caractériser les abus de marché. Cet accès nous permet ainsi de fonder nos enquêtes sur des éléments solides. Le Royaume-Uni n'était en rien tenu de conclure un tel accord, et il ne l'a d'ailleurs pas fait avec l'ensemble des États membres de l'Union. Toutefois, grâce à l'excellente coopération qui existe entre nos deux autorités, nous avons pu maintenir ces échanges d'informations.

Le Royaume-Uni est d'ailleurs l'un des trois pays, avec les États-Unis et la France, qui recourent le plus à l'accord de coopération internationale. Nos échanges sont donc particulièrement denses et se déroulent dans les deux sens : nous transmettons également, sur demande, des informations concernant des transactions impliquant des entités britanniques opérant sur des plateformes françaises.

Ainsi, malgré le Brexit, nous avons su, par un accord bilatéral, compenser la perte d'un mécanisme automatique d'échange d'informations. Cela représente des volumes considérables de données, et nous avons souligné, dans le rapport annuel que vous mentionnez, la réussite de cette coopération.

Mme Marie-Anne Barbat-Layani. - Nous avons préparé plus d'une vingtaine de textes législatifs visant à renforcer l'efficacité de notre action répressive. À cela pourrait s'ajouter, dans un scénario idéal, un texte financier spécifique pour l'AMF, intégrant des dispositions améliorant la protection des investisseurs.

D'abord, nous avons élaboré un texte permettant à nos agents d'utiliser le webscraping, notamment pour la détection des arnaques, à l'instar de ce qui existe déjà pour l'administration fiscale. De même, nous souhaitons que nos enquêteurs puissent recourir à des identités d'emprunt afin d'infiltrer des échanges privés dans lesquels des offres frauduleuses sont proposées sur les réseaux sociaux.

Un autre axe majeur concerne la mise en place d'un dispositif de clémence, inspiré de ce qui est en vigueur au sein de l'Autorité de la concurrence (ADLC). Dans les affaires de réseaux d'initiés, la possibilité de proposer des sanctions allégées à certains membres nous permettrait d'obtenir des informations cruciales sur l'ensemble du réseau, y compris sur les donneurs d'ordres. Cependant, cela nécessiterait une base législative spécifique, que nous avons préparée après un rappel de notre collège sur l'impossibilité actuelle d'appliquer un tel mécanisme.

Par ailleurs, nous proposons que les enquêteurs de l'AMF puissent être saisis directement par le PNF ou par les juges sur commission rogatoire, ce qui n'est pas possible actuellement. Ce changement impliquerait que certains de nos enquêteurs soient mobilisés pour des affaires judiciaires indépendamment de nos décisions internes. Nous avons néanmoins jugé cette évolution nécessaire, compte tenu de la complexité croissante des affaires financières et de l'importance de renforcer l'efficacité collective. Nos enquêteurs possèdent une expertise pointue sur les marchés, ce qui pourrait être un atout majeur pour les enquêtes pénales.

Nous souhaitons également élargir notre capacité à échanger des informations avec tous les parquets, et non plus uniquement avec le parquet national financier. Par exemple, il nous paraît indispensable de pouvoir coopérer avec le futur parquet national anti-criminalité organisée (Pnaco), que vise à instituer la proposition de loi visant à sortir la France du piège du narcotrafic, ainsi qu'avec d'autres juridictions comme le parquet de Paris, qui traite des affaires ayant des implications financières majeures.

Sur le plan des ressources humaines, nous devons optimiser nos moyens, qui restent limités dans un cadre budgétaire contraint. C'est pourquoi nous demandons la mise en place d'une transaction simplifiée pour les manquements aux obligations de reporting des entités sous notre supervision. Actuellement, environ 20 % des informations que nous recevons sont erronées ou en retard, ce qui nous fait perdre un temps considérable. Or activer la très lourde procédure répressive - enquête, notification des griefs par le collègue, décision de la commission des sanctions - dans ces cas-là est disproportionné et inefficace. Lorsque les données transmises sont erronées, la qualité de notre supervision par les risques est amoindrie, ce qui peut nous empêcher de détecter certains problèmes. Une sanction administrative plus légère, sous forme de contravention, constituerait un levier incitatif sans alourdir notre dispositif.

Enfin, nous avons besoin d'une adaptation législative à propos du manquement d'entrave, afin de pouvoir signer le EMMoU de l'Iosco. C'est un point technique, mais crucial.

D'autres textes sont en préparation, mais je pense avoir présenté les principales mesures qui peuvent intéresser les travaux de votre commission d'enquête.

M. Sébastien Raspiller. - Un enjeu important pour l'AMF réside dans l'efficacité et la rapidité des actions engagées. Actuellement, nous disposons de pouvoirs d'injonction administrative, mais sans astreinte associée, limitant leurs effets. L'injonction judiciaire doit être utilisée avec parcimonie en raison des nombreuses sollicitations dont la justice fait l'objet.

Un renforcement des pouvoirs d'injonction permettrait d'accélérer l'accès aux informations nécessaires à notre mission de supervision et de régulation, tout en améliorant la protection des investisseurs, qui est notre première mission. En matière d'information financière, il est crucial d'obtenir des réponses rapides, en quelques jours, plutôt que de mener des enquêtes ou contrôles nécessitant plusieurs mois, voire années.

Mme Marie-Anne Barbat-Layani. - Nous avons également préparé des textes stricto sensu liés au blanchiment d'argent, afin de nous conformer aux recommandations du Groupe d'action financière (Gafi), à la suite de son évaluation des mesures en matière de LCB-FT en vigueur en France.

Mme Nadine Bellurot. - J'ai compris que vous aviez besoin de moyens supplémentaires. Vous êtes 700, n'est-ce pas ?

Mme Marie-Anne Barbat-Layani. - J'aurais bien aimé, mais nous ne sommes que 500, hélas !

Nous ne sommes pas une petite autorité, nous disposons de moyens d'action, mais nous devons faire face à de nouvelles missions notamment avec l'entrée en vigueur de plusieurs textes européens cette année : le règlement Mica, la directive sur la publication d'informations en matière de durabilité par les entreprises (CSRD), et le Digital Operational Resilience Act (Dora), qui renforce la résilience opérationnelle numérique des acteurs financiers sous notre supervision. Ce dernier implique pour nous l'acquisition de nouvelles compétences et le recrutement de spécialistes en cybersécurité.

Malgré nos efforts de réallocation interne, nous restons plus petits que plusieurs de nos homologues européens, alors même que nous supervisons une place financière de premier plan. Le rapport de la Cour des comptes de 2024 a souligné de manière très claire la nécessité d'un renforcement progressif et pluriannuel des moyens de l'AMF. Nous sommes bien conscients des contraintes budgétaires qui pèsent sur les entités publiques ; c'est pourquoi nos demandes sont formulées avec parcimonie et justifiées de manière précise. C'est dans cet esprit que nous avons travaillé lors de la dernière loi de finances.

Je rappelle également que l'AMF est financée non par des subventions budgétaires, mais par les contributions de la place financière. Il est donc essentiel que nous puissions continuer à assurer nos missions avec les ressources nécessaires, non seulement pour faire face aux évolutions réglementaires, mais aussi pour tenir notre rang face à nos homologues internationaux.

Un exemple frappant illustre cet enjeu : dans le cadre de la mise en oeuvre du règlement Mica, nous avons obtenu quelques ETPT supplémentaires, mais nos homologues néerlandais, eux, ont obtenu 25 ETPT rien que pour cette mission. Cette situation démontre la vigilance dont nous devons faire preuve pour préserver notre capacité d'action et un degré élevé de coopération avec nos partenaires européens.

Enfin, maintenir un haut niveau de compétence au sein de l'AMF est fondamental. Notre rôle est non seulement de superviser une place financière dynamique, mais aussi de l'accompagner dans son développement, ce qui suppose d'être capable de comprendre les évolutions du secteur, tout en évitant les risques financiers majeurs et les conséquences négatives pour les investisseurs français.

Nous avons fait le choix d'être un acteur exigeant ; contrairement à d'autres, nous sanctionnons beaucoup. Cette exigence s'applique aussi à nous-mêmes : nous voulons être compétents et comprendre le fonctionnement des acteurs que nous régulons.

M. Dominique Théophile. - Est-ce qu'un dispositif de contrôle spécifique s'applique à la zone des pays de l'Organisation des États de la Caraïbe orientale (OECO) ?

M. Sébastien Raspiller. - L'AMF n'est pas présente en dehors de Paris, où se situe son siège. Toutefois, nous travaillons en étroite collaboration avec le réseau de la Banque de France, et notamment, en outre-mer, avec l'Institut d'émission des départements d'outre-mer (Iedom) et l'Institut d'émission d'outre-mer (IEOM). Des accords de coopération nous permettent de mobiliser du personnel issu de ces entités, afin de mener, par exemple, des contrôles sur place.

Dans ces territoires, notre action porte notamment sur les conseillers en investissements financiers. Nous les supervisons directement, au travers de contrôles réguliers qui peuvent, dans certains cas, aboutir à des sanctions, mais aussi indirectement, par l'intermédiaire des associations de conseillers en investissements financiers, au nombre de quatre, auxquelles chaque conseiller doit obligatoirement adhérer.

Notre surveillance s'exerce donc par ces deux canaux et sur place, des accords de coopération avec le réseau de la Banque de France et ses filiales.

M. Grégory Blanc. - Au fil de nos auditions, les autorités de régulation et les services d'enquête nous ont fait part de leur difficulté à réunir suffisamment de compétences spécialisées pour faire face à l'évolution du crime organisé. Vous heurtez-vous à ce type de problèmes au sein de l'AMF ? Si oui, dans quels métiers en particulier ? Pour quelles raisons ? Quels moyens permettraient d'y remédier ?

Quelles mesures envisagez-vous pour mieux encadrer le crowdfunding ?

Pourriez-vous nous donner quelques exemples concrets de réseaux d'initiés - sans compromettre la confidentialité des dossiers, bien entendu -, afin de comprendre comment ces schémas ont évolué ?

Mme Marie-Anne Barbat-Layani. - La question des compétences est intrinsèquement liée à celle des moyens, qui restent insuffisants face à la montée en puissance des arnaques et de la criminalité organisée dans le secteur financier. Néanmoins, l'AMF dispose de compétences fortes et spécialisées, en matière d'usages des marchés financiers à des fins de blanchiment ou de délits d'initiés. C'est pourquoi nous avons formulé plusieurs propositions législatives pour mieux lutter contre ces phénomènes et avons également suggéré la mise en place d'une task force qui réunirait d'autres autorités, à l'instar de ce qui existe déjà avec le parquet national financier, et dans laquelle nous apporterions également nos compétences et notre expertise. Nous avons également proposé que nos enquêteurs spécialisés puissent être mobilisés sur des enquêtes diligentées par d'autres autorités que l'AMF. C'est une décision lourde pour l'AMF, car nos effectifs dédiés aux enquêtes restent limités : quelques dizaines de personnes seulement. Cela dit, selon nous, leur mobilisation sur des enquêtes diligentées par le parquet renforcera l'efficacité collective des autorités.

Par ailleurs, nous devons également développer de nouvelles compétences, notamment dans le domaine de la cybersécurité. Les cyberattaques peuvent être utilisées pour obtenir des informations privilégiées ; c'est une évolution dans le mode opératoire des réseaux d'initiés pour obtenir des informations privilégiées.

Nous avons également identifié d'autres modes opératoires.

Le premier, ce sont des tentatives de corruption. Nous avons alerté les professions concernées : il s'agit souvent d'obtenir des informations via des jeunes qui travaillent dans des cabinets d'avocats d'affaires, dans des banques d'investissement et, dans une moindre mesure, dans des cabinets d'audit. Les jeunes, qui sont souvent moins bien rémunérés et donc particulièrement ciblés, peuvent être directement sollicités par des personnes qui veulent obtenir des informations confidentielles sur des opérations en cours.

Le deuxième, c'est le hacking pour pénétrer les systèmes d'information des entités concernées. Les cabinets d'avocats ne sont pas soumis au règlement Dora, contrairement aux banques d'affaires. Nous devons nous assurer que les systèmes d'information de ces entités sont bien protégés et robustes. Cela suppose que l'AMF développe des compétences en cybersécurité, domaine dans lequel il y a une forte demande. Or, s'agissant d'une entité publique, l'AMF a les niveaux de rémunération qui s'appliquent au secteur public.

D'ailleurs, le modèle de ressources humaines de l'AMF est très particulier. Près de 90 % de nos collaborateurs sont des contractuels de droit privé recrutés pour leur connaissance approfondie du secteur, qu'ils soient issus de cabinets d'avocats ou d'audit.

Notre principal atout est notre mission d'intérêt général, qui motive nos collaborateurs, ainsi que la perspective d'avoir un « impact » fort, pour reprendre le terme de notre plan stratégique, sur l'intégrité des marchés financiers, au travers de métiers passionnants ; j'espère l'avoir démontré. Cependant, le défi reste permanent pour continuer à attirer des profils spécialisés, qu'ils soient experts en marchés financiers, en droit ou en finance durable.

Enfin, sur le sujet du crowdfunding, bien que ce marché soit encore modeste, il comporte des risques spécifiques, et ce d'autant plus qu'un bug dans la réglementation européenne nous empêche, jusqu'en 2027, de contrôler directement les problèmes de blanchiment et de financement du terrorisme dans ce secteur, ce qui nous préoccupe particulièrement.

M. Sylvain Aubert, conseiller expert en matière de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme. - Avant l'entrée en vigueur du règlement de 2020 relatif aux prestataires européens de services de financement participatif pour les entrepreneurs, la France disposait d'un régime national structuré autour de deux statuts distincts : les conseillers en investissement participatif (CIP), sous la supervision de l'AMF, qui intervenaient pour les financements sous forme de titres financiers ; les intermédiaires en financement participatif (IFP), qui concernaient principalement le don et le prêt, et relevaient de la supervision de l'ACPR.

Le règlement européen a harmonisé le statut prestataire de services de financement participatif (PFSP), qui permet aux plateformes de proposer simultanément des financements sous forme de titres ou de prêts avec une seule casquette. Toutefois, le statut national d'IFP subsiste pour certains types de prêts et pour le don, restant sous la supervision de l'ACPR.

En réponse à la question sur la tenue des registres et sur l'Orias, je souhaite indiquer que les PSFP européens doivent s'inscrire dans un registre commun à l'échelle de l'Union européenne, maintenu par l'Esma. Ce registre est référencé sur le site de l'AMF. Contrairement aux CIP et aux IFP auparavant, les PSFP n'ont plus l'obligation de s'inscrire à l'Orias.

Enfin, le choix initial du règlement européen était de ne pas assujettir les PSFP aux obligations relatives à la LCB-FT, considérant qu'il s'agissait d'acteurs de petite taille interagissant principalement avec des prestataires de services de paiement déjà assujettis. Cependant, le futur cadre européen remet en cause ce choix, ce qui nous semble nécessaire et bienvenu pour combler une lacune réglementaire préoccupante.

Mme Marie-Anne Barbat-Layani. - Je laisse Mme Marianick Darnis Lorca vous donner des exemples illustrant les modes opératoires des réseaux d'initiés, mais nous les décrirons sans citer de noms, puisque nous sommes tenus au secret professionnel.

Mme Marianick Darnis Lorca. - Nous avons constaté que certains acteurs sont liés à des individus impliqués dans la fraude à la taxe carbone. Ces derniers ont généré des profits considérables - ils sont toujours dus à l'État français - et les ont réinvestis dans divers financements proposés. Ces individus, en contact avec des émetteurs, ont ainsi pu accéder à des informations privilégiées et utiliser ces fonds détournés pour les réinvestir sur les marchés. C'est une manne considérable qui a pu être investie.

Autre exemple : nous avons pu établir, grâce à une coopération avec l'autorité judiciaire et nos homologues à l'étranger, des liens avec des personnes impliquées dans des détournements de fonds par des officiels en Amérique du Sud, notamment en lien avec le trafic d'or. Ces fonds sont ensuite investis en France, que ce soit sur les marchés financiers ou dans le secteur immobilier. Ces exemples illustrent l'interpénétration de différentes formes de criminalité et l'ampleur des sommes en jeu.

Par ailleurs, nous avons constaté des cas de piratage informatique. Par exemple, aux États-Unis, certaines personnes ont été sanctionnées voilà quelques années pour avoir fait appel à des hackers, qu'ils ont rémunérés, afin d'accéder à des dizaines d'informations privilégiées, utilisées ensuite pour mener des opérations très lucratives sur les marchés.

Dans d'autres cas, certains acteurs approchent ce que l'on appelle des « sources », c'est-à-dire des collaborateurs ayant accès à des informations confidentielles au sein des émetteurs, des banques ou des cabinets d'avocats. Ces sources se voient proposer divers avantages, ce qui relève de la corruption privée au sens pénal, tels que des sommes en espèces, des montres de luxe, ou encore des paiements en cryptomonnaies. C'est pourquoi notre direction des enquêtes, qui a besoin de compétences spécifiques sur ces sujets, bénéficie par exemple du détachement d'un agent de la cyberdouane.

Les méthodes employées, criminelles, sont particulièrement sophistiquées, notamment pour le transfert de flux : sociétés-écrans, hommes de paille à l'étranger, utilisation de téléphones prépayés et de messageries cryptées. C'est pourquoi nous nous sommes dotés d'une cellule d'investigation numérique, qui exploite les données issues des téléphones.

Au fur et à mesure des évolutions, nous devons développer les compétences qui nous permettent de comprendre et d'identifier les infractions liées, notamment, aux réseaux d'initiés.

M. Raphaël Daubet, président. - Pourquoi avez-vous récemment intégré les organisations à but non lucratif parmi les facteurs de risque de blanchiment ?

M. Sylvain Aubert. - Effectivement, l'AMF a publié des éléments de doctrine, qui visent à intégrer dans le corpus réglementaire de l'AMF les orientations de l'Autorité bancaire européenne (EBA), lesquelles précisent les obligations des assujettis à l'égard des organisations à but non lucratif, qui présentent parfois des risques spécifiques ; c'est le cas de certaines associations qui interviennent dans des zones de conflit.

L'objectif de ces orientations est d'indiquer que ces associations peuvent, sous certains aspects, présenter un risque en matière de LCB-FT. Elles rappellent aussi aux assujettis qu'ils doivent non pas se livrer à du derisking, c'est-à-dire refuser systématiquement d'entrer en relation avec certaines entités, mais simplement adapter leur niveau de vigilance en fonction du risque observé vis-à-vis de leurs clients.

Mme Marie-Anne Barbat-Layani. - Nous vous transmettrons les réponses au questionnaire que vous nous avez adressé et nous y joindrons les propositions législatives que j'ai mentionnées.

M. Raphaël Daubet, président. - Je vous en remercie, madame la présidente.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de Mme Evelyne Massé, première secrétaire générale adjointe de l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR) et M. Marc Baran, directeur de la lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme à l'ACPR (À huis clos. Le compte rendu ne sera pas publié)

Aucun compte rendu ne sera pas publié.

La réunion est close à 13 h 00.

La réunion est ouverte à 14 h 00.

Audition de MM. Bertrand Monnet, professeur à l'EDHEC Business School et spécialiste de l'économie du crime et Nicolas Bellion, président de l'association LCB-FT

M. Raphaël Daubet, président. - Nous poursuivons nos travaux en entendant M. Bertrand Monnet, professeur à l'Edhec Business School, spécialiste de l'économie du crime, et M. Nicolas Bellion, président de l'association LCB-FT (Lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme).

Messieurs, nous vous avons sollicités pour comprendre comment agir préventivement contre le blanchiment d'argent, notamment à travers les règles connues sous le nom de dispositif français de lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme (LCB-FT).

Vous avez tous deux une expérience concrète du sujet. Monsieur Monnet, vous avez notamment mené plusieurs études de terrain.

Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat ; un compte rendu en sera publié.

Pour la forme, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Bertrand Monnet et M. Nicolas Bellion prêtent serment.

M. Raphaël Daubet, président. - Je vous remercie de bien vouloir vous présenter.

M. Bertrand Monnet, professeur à l'Edhec Business School. - Je suis heureux et honoré d'être devant vous.

J'ai effectivement une compréhension assez précise de certains des enjeux qui vous intéressent. L'approche que je suis dans le cadre de mes recherches et de publications que je réalise avec Le Monde consiste à documenter l'économie criminelle au contact de certaines organisations qui réalisent des trafics et blanchissent le bénéfice de leurs crimes. Ces organisations sont un clan du cartel mexicain de Sinaloa, deux narco-organisations colombiennes établies à Cali et à Bogotá, un groupe criminel brésilien, le Primeiro Comando da Capital (PCC), qui travaille à la fois à São Paulo et en Amazonie, un groupe appartenant au clan Di Lauro de la Camorra, un groupe de pirates nigérians et une entité liée aux organisations colombiennes qui travaille en France. Voilà pour l'amont.

Pour ce qui est du blanchiment, je travaille sur les trois phases constitutives de ce processus en interrogeant ses parties prenantes sur les techniques qu'elles utilisent pour réaliser le placement, le layering ou empilage et l'intégration et en essayant d'identifier la priorité de leurs investissements et à quelles techniques, quels supports et quels moyens elles recourent, notamment à l'étranger.

Voilà le cadre des recherches que je mène et l'origine des informations que je vais essayer de partager avec vous.

M. Nicolas Bellion, président de l'association LCB-FT. - Je me dois de commencer par un exercice de transparence. Si vous me recevez au titre de mes activités associatives, j'exerce deux activités professionnelles principales : une activité d'enseignement sur les thématiques de conformité et de droit bancaire au sein de quelques écoles et universités franciliennes ; à titre principal, une activité de responsable groupe de la sécurité financière au sein de l'Ubaf (Union de banques arabes et françaises), filiale du Crédit agricole spécialisée dans le financement du commerce international. Auparavant, j'ai travaillé pendant un peu moins de six ans au sein de l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR), comme superviseur bancaire sur les thématiques de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme. J'exerce donc aujourd'hui pour le compte d'un établissement qui est lui-même assujetti à la réglementation LCB-FT et qui est à ce titre contrôlé par l'ACPR ; mais ce n'est pas au titre de cette fonction que je parlerai devant vous.

Autre clarification : cette table ronde est censée rassembler des spécialistes de l'économie du crime, comme l'est certainement M. Monnet. L'association que je représente, en revanche, travaille sur les dispositifs nationaux de lutte contre la criminalité financière plus que sur la criminalité elle-même. Je ne pourrai donc vous parler que de la dimension préventive, non de la dimension répressive. J'ai bien noté que vous aviez déjà auditionné plusieurs universitaires à ce sujet : j'essaierai donc de ne pas trop répéter ce qu'ils vous ont déjà indiqué.

Quelques mots sur l'association que je représente. Il existe plusieurs associations anciennes et structurées sur l'éthique des affaires, mais qui sont surtout spécialisées dans la lutte contre la corruption : Anticor, Sherpa, Transparency International que vous recevez juste après. LCB-FT France est une association à but non lucratif qui se consacre à d'autres formes de lutte contre la criminalité financière, à savoir la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme - les lettres LCB-FT, que vous connaissez bien -, et plus largement à la lutte contre les fraudes fiscales, sociales et douanières.

L'association a été créée de facto il y a environ cinq ans, et ses statuts formellement déposés il y a deux ans. Nous comptons aujourd'hui une communauté de quelques milliers de membres, surtout composés de professionnels de la conformité au sein d'entreprises assujetties. Notre lectorat compte également des juristes, des notaires, quelques policiers et douaniers.

Notre association a une mission principale : sensibiliser le grand public aux enjeux de la sécurité financière. Cela passe surtout par l'animation d'un média en ligne gratuit qui propose des publications d'actualité, des analyses et des interviews d'experts, mais aussi des travaux issus de partenariats avec des institutions telles que l'Agence française anticorruption (AFA), l'Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (Agrasc) ou la Direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED).

Nous essayons de toucher un lectorat le plus large possible afin de contribuer à diffuser la culture de la sécurité financière et, plus largement, de l'éthique des affaires. Nous sommes aussi susceptibles d'apporter notre expertise à d'autres associations qui peuvent indirectement travailler sur ces thématiques, voire à des institutions - certains de nos travaux ont été utilisés par la Commission européenne.

Cette mission de sensibilisation nous semble indispensable, dès lors que l'on voit encore très régulièrement sur les réseaux sociaux des commentaires de gens qui se plaignent des demandes qui leur sont faites par leur banque sur l'origine des sommes qu'ils déposent, sur leurs revenus, leur patrimoine, autant de questions qu'elles doivent poser pour répondre à leurs obligations de connaissance de leur clientèle. Nombre de citoyens trouvent encore ces questions intrusives, s'en méfient, voire refusent d'y répondre, alors que la transparence financière à tous les niveaux est essentielle. Plus largement, on constate encore une grande tolérance à l'égard de la fraude fiscale, de la corruption de faible intensité et des conflits d'intérêts.

Outre cette mission principale de sensibilisation, LCB-FT France s'est fixé depuis deux ans une mission secondaire : promouvoir la lutte contre la criminalité financière et contribuer aux travaux académiques en la matière. Nous sommes donc régulièrement sollicités pour intervenir sur des mémoires, des enquêtes, des travaux de recherche...

M. Raphaël Daubet, président. - Je vous invite maintenant à présenter vos constats principaux.

M. Bertrand Monnet. - Je m'appuierai sur mes réponses au questionnaire qui m'a été transmis.

Votre première question est assez générale et particulièrement ardue : est-t-il complexe ou facile de blanchir sur le territoire national ou international ? Je ne pense pas être le plus autorisé à vous parler du cadre, mais je vous présenterai la vision qu'en ont les quelques blanchisseurs que je dois côtoyer dans le cadre de mes travaux.

Si l'on se réfère aux trois phases que j'ai mentionnée, celle du placement, c'est-à-dire la transformation du cash en argent bancarisé, semble assez problématique sur le territoire national, y compris en outre-mer. Dans mes échanges, je ne sens pas d'aisance particulière, surtout par comparaison avec celle que mes interlocuteurs trouvent dans d'autres pays. Cela m'amènera à parler tout à l'heure de la hawala, c'est-à-dire du transfert de cash dans des pays où il est plus facilement « bancarisable », si vous me permettez ce néologisme. Pour cette phase de placement, il n'y a donc pas de vulnérabilité particulière en France - même si Tracfin en parlerait mieux que moi.

En revanche, pour la phase d'empilage et surtout pour celle d'intégration, il y a - ce qui m'a beaucoup surpris - un attrait pour le territoire français. Cela apparaît clairement dans mes interviews, qui ont été diffusées pour certaines ou qui le seront pour les autres. Des narco-organisations étrangères investissent ici en utilisant des prête-noms, grâce à la complicité d'organisations françaises qui le font depuis longtemps. Cela pourrait indiquer une faiblesse des dispositifs de détection.

Cette première phase est la plus sensible, d'après ce que décrivent les narcotrafiquants, la plus dangereuse pour eux et pour les blanchisseurs, la plus coûteuse aussi.

Deuxième question : la culture de la vigilance est-elle suffisamment développée ? Pour le secteur bancaire et, globalement, de l'industrie financière, oui. Le rempart est suffisamment haut et il est très clair, mais M. Bellion en parlera avec plus d'autorité. Je pense que les banques vont même au-delà de leurs obligations, parfaitement conscientes du risque réputationnel et pénal qui pèse sur elles.

En revanche, d'autres fonctions assujetties aux lois anti-blanchiment ne vont pas assez loin, à mon sens. C'est un facilitateur très net des opérations, notamment dans la phase d'empilage.

Ainsi, on constate une conscience très faible des experts-comptables. Vous connaissez les techniques utilisées pour le placement : l'injection de cash dans la trésorerie de commerces fondés à faire un usage massif et intensif de cash est une technique vieille comme le monde ; elle est détectable au premier chef par l'auditeur et par l'expert-comptable. Force est de constater qu'elle existe toujours et que le nombre de déclarations de soupçons à Tracfin par ces fonctions-là est très faible. Il y a donc des fonctions qui pourraient être utilisées pour détecter et qui ont un niveau de vigilance faible, au premier rang desquelles ceux qui auditent et ceux qui certifient les comptes des entreprises utilisées comme lessiveuses.

Je pense aussi aux agents immobiliers, qui voient passer énormément d'opérations relatives aux phases d'empilage et d'intégration et qui, pour certaines, peuvent paraître suspectes. Ce ne sont pas les seuls : le placement peut prendre la forme d'une acquisition d'oeuvres d'art et de valeurs, quelles qu'elles soient. Ce sont des techniques anciennes, qui continuent à être utilisées.

C'est vrai en France, mais surtout à l'étranger : j'attire votre attention sur l'utilisation très régulière de ports francs, comme celui de Genève, pour acheter tout ce qu'on peut acheter en cash avec une revente à plus ou moins courte ou moyenne échéance. Cela révèle une vigilance assez faible de ces fonctions-là.

J'ai sans doute des éléments de réponse intéressants à votre question sur les techniques de blanchiment utilisant directement les entreprises. Celles-ci peuvent être utilisées dans plusieurs dimensions. Pour la phase de placement, il y a l'utilisation de la trésorerie d'entreprises qui sont fondées à utiliser du cash, dont j'ai parlé. Mais, très vite, on passe à des schémas d'empilage que j'ai commencé à identifier au Brésil et que j'ai constatés au Mexique, mais qui sont utilisés ici également : il s'agit de mouvementer de l'argent de compte professionnel à compte professionnel sans éveiller l'attention du banquier. Pour cela, il faut évidemment utiliser des flux financiers a priori légitimes.

Le premier flux financier systématiquement utilisé par les organisations sur lesquelles je travaille est l'achat. Ces organisations sont déjà au capital des entreprises concernées - c'est essentiel pour anesthésier totalement leur direction financière, leur direction comptable, leur direction des achats, qui pourraient tirer la sonnette d'alarme quand elles voient des schémas tels que celui que je vais vous décrire. Les entreprises font des achats généralement réels à un fournisseur qui appartient à la même organisation. On fait alors payer par l'entreprise des factures aux fournisseurs incriminés qui ne correspondent à aucune livraison. C'est un schéma classique de fausses factures, mais qui ne sont pas isolées : elles sont immergées dans un flot de factures qui correspondent à des livraisons tout à fait réelles. Pour prendre un exemple archétypique, un supermarché appartenant à un clan du cartel de Sinaloa paie une fausse facture pour une tonne de tomates immergée dans un flot de vrais achats de tonnes de tomates.

C'est très difficile à démasquer, mais parfaitement possible à identifier par un auditeur. Pour l'éviter, il y a deux solutions, je pense observables en France. La première est la corruption de l'auditeur - il y a eu des cas documentés et jugés au sein même des Big Four, des grands cabinets de conseil. Mais dans les schémas qui me sont décrits, ce n'est pas ainsi que cela fonctionne. Les entreprises dont il s'agit ne sont pas de petits restaurants, mais des chaînes de supermarchés, des conglomérats d'entreprises fondées à utiliser du cash, des malls par exemple ; dans ces entreprises, la direction financière, la direction comptable, toutes les fonctions qui pourraient voir quelque chose d'anormal débranchent tout simplement toutes les alarmes automatiques qui pourraient le leur faire remonter, de manière à ce qu'elles puissent présenter à l'auditeur des livres de comptes faux, tout simplement. L'auditeur est en dupe ou pas, mais je pense que, quand on audite une entreprise qui brasse du cash dans le Mezzogiorno, on sait qu'il y a un fort risque qu'elle soit utilisée pour cela. Mais l'auditeur n'est pas un policier et, généralement, il ne va pas au-delà de ses obligations : si on lui présente une comptabilité fausse, il ne va pas forcément l'interroger.

Le second flux est l'investissement. Pour rester sur l'exemple du supermarché, il est fondé à vouloir accroître sa surface, donc à acheter du foncier. Cela représente des sommes bien plus importantes que pour une tonne de tomates : on parle de millions d'euros pour acheter un terrain à une foncière qui appartiendra évidemment à la même organisation criminelle. C'est une façon assez facile, simple et rapide de mouvementer des millions de dollars d'une entreprise à une autre au sein d'une même organisation criminelle, via de multiples structures juridiques, au premier rang desquelles les trusts - mais je reviendrai sur l'autre structure juridique qui est massivement utilisée, depuis quelques semaines seulement, par ces organisations.

Le troisième flux financier intégrant l'utilisation frauduleuse d'entreprises, c'est la consolidation financière. À partir du moment où ces organisations ont pris une empreinte dans l'économie réelle, elles agrègent leurs entreprises dans des holdings immatriculées dans des pays très différents, qui n'ont pas l'habitude de coopérer - sans parler des paradis bancaires, que j'évoquerai plus tard. Les bénéfices, si bénéfices il y a, remontent dans les comptes de la holding, dont certaines filiales sont à refinancer, pour redescendre ensuite dans ces dernières, dont la défaillance est généralement organisée à cette fin.

Ce schéma est parfaitement connu des magistrats et des policiers spécialisés en criminalité financière, mais, lorsqu'il est dupliqué des dizaines de fois, il nécessite des dizaines d'années d'enquête. J'ai l'honneur d'intervenir à l'École nationale de la magistrature (ENM) dans le cadre d'une session de formation continue des magistrats instructeurs sur le blanchiment d'argent : en échangeant de façon informelle avec des magistrats, j'ai pu constater qu'ils connaissaient parfaitement toutes ces techniques. La difficulté est celle du temps et des ressources.

Tels sont donc les schémas que j'observe à l'étranger et qui me sont également rapportés ici, à moindre échelle.

Une autre utilisation immédiate, potentiellement frauduleuse, de certaines entreprises a trait non à leur usage, mais à leur forme même. Je parle évidemment du trust - si l'on peut considérer ce dernier comme une entreprise, sachant qu'il s'agit plutôt d'un contrat. Le trust permet, de fait, de masquer son bénéficiaire effectif. Les rares organisations que je rencontre connaissent toutes parfaitement ce système, et, si elles ne le connaissent pas elles-mêmes, elles utilisent la connaissance de gens qui les conseillent.

Aux États-Unis, l'abrogation par le président Trump, il y a deux ou trois semaines, de la loi mise en place par l'administration Biden sur l'identification du bénéficiaire effectif est un aspirateur à blanchiment, qui a immédiatement été détecté par les organisations mexicaines comme colombiennes. Je rentre de Cali. À Cali, dans le sud de la Colombie, elles en avaient entendu parler ! Pourquoi ? Toutes ces organisations ont une empreinte américaine ancienne, et une telle décision leur simplifie évidemment le travail. Elles utilisent pour l'instant Panama et Dubaï comme hubs pour blanchir leur argent. Or elles savent très bien que la question n'est pas de savoir si, mais quand elles seront exposées là-bas à une insécurité financière. Nul besoin désormais de s'y rendre, puisqu'elles peuvent de façon assez aisée masquer le bénéficiaire effectif d'entreprises qu'il leur suffit d'incorporer aux États-Unis.

Nous sommes loin du territoire national, mais, si nous devions en tirer une leçon, ce serait la nécessité de garder une exigence de traçabilité et d'identification des bénéficiaires effectifs. Certes, la société fiduciaire française n'est pas le trust, mais il est essentiel de figer cette nécessité de transparence définitivement, car c'est un élément immédiatement identifié par les narcotrafiquants. Dès qu'ils peuvent simplifier l'ingénierie juridique nécessaire pour construire leurs schémas de blanchiment, ils foncent.

J'en viens à la question suivante, relative à la part des cryptoactifs dans les flux blanchis. Les cryptoactifs sont systématiquement utilisés à chacune des phases du blanchiment, et ce n'est pas récent. La très grande opacité garantie par la technologie sous-tendant les cryptoactifs, la blockchain, est un aimant pour qui veut commettre des opérations d'empilage. Pour ce qui est de l'investissement de l'argent blanchi, dans les organisations que nous rencontrons, y compris ici, nous relevons un intérêt spéculatif pour les cryptomonnaies, la cryptomonnaie étant considérée comme une destination potentiellement rentable pour l'argent blanchi, moyennant quelques risques. Quand je demande aux trafiquants si la versatilité du cours du bitcoin leur fait peur, leur réponse est systématiquement négative. C'est pourquoi je pars toujours, dans ma méthodologie de recherche, de la production pour identifier la rentabilité avec laquelle l'argent qu'ils blanchissent est gagné. Je travaille sur la cocaïne, le fentanyl et l'héroïne. Les organisations qui trafiquent de la cocaïne réalisent des marges qui varient entre 1 000 % et 6 000 %. Il n'y a aucun équivalent possible dans l'économie légale. Perdre 40 % de la valeur d'un investissement en raison d'une chute subite du bitcoin ne leur pose donc pas de problème particulier. La cryptomonnaie est ainsi massivement utilisée dans les phases d'empilage et d'intégration.

Ma surprise a été de constater que les cryptomonnaies sont aussi utilisées dans la phase initiale de blanchiment et de transformation. Je l'ai compris il y a un peu plus d'un an lors de l'interview d'un narcotrafiquant mexicain à Culiacán, capitale de l'État de Sinaloa, sanctuaire du cartel éponyme.

Les organisations sud-américaines qui produisent, ou leurs premiers transitaires, ont annulé les risques qu'elles prennent à se faire payer par leurs clients, non pas nord-américains, mais européens, l'Europe étant devenue la priorité de leurs activités criminelles. Nous ne parlons pas ici de trafic, mais de blanchiment. Néanmoins, il est nécessaire de comprendre l'origine de l'argent blanchi.

Le risque pour elles était le transfert d'argent. Pendant des années, elles se faisaient payer en cash, puis opéraient des transferts bancaires suivant des circuits compliqués, avec des saisies, donc des risques. Aujourd'hui, elles se font de plus en plus payer en cryptomonnaies : non pas en bitcoin, je ne sais pas pourquoi, mais essentiellement en ethereum. Les paiements de ces vendeurs à leurs clients grossistes européens - je ne parle pas des détaillants comme la DZ Mafia et d'autres, mais des fournisseurs de ces narco-organisations, que l'on trouve notamment en France - sont réalisés d'abord en cryptomonnaies. Je leur demande alors comment ces clients peuvent acheter des cryptomonnaies, l'argent qu'ils gagnent étant sous forme de cash. D'autres personnes plus autorisées que moi vous ont sans doute déjà répondu à ce sujet. Parmi les schémas qui me sont décrits, deux ressortent. Le premier est l'utilisation de mules, exactement comme pour le schtroumpfage, c'est-à-dire le placement de petites quantités de cash sur des comptes en banque, qui sont consolidées ensuite. Il s'agit de faire acheter des cryptomonnaies par des centaines de complices, puis d'en récupérer les deux clés personnelles pour en prendre possession. Cette technique est, à mon sens, assez artisanale. Le vrai sujet est l'achat de cryptomonnaies par ces mêmes mules, au moyen de cartes prépayées.

Il y a une action à conduire sur ce dernier point. La carte prépayée est un trou noir, un secteur qui n'est pas assez régulé. Les distributeurs de cartes prépayées font l'objet d'un contrôle aléatoire. Je ne parle pas du plafond de chargement de ces cartes, qui est impossible à dépasser, mais du nombre de cartes qu'il est possible d'acheter. Visiblement, les narcotrafiquants qui utilisent cette technique de blanchiment savent convaincre certains commerces qui vendent ces cartes de dépasser la limite autorisée. Ils utilisent cette technique massivement, via la corruption privée de ces acteurs. C'est un élément rapporté par les personnes concernées.

Je reviens sur l'utilisation frauduleuse d'entreprises. Il y a une capillarité entre les techniques de paiement innovantes employées entre les fournisseurs sud-américains et leurs clients grossistes européens. Certaines organisations sud-américaines - mexicaines, mais aussi brésiliennes - se font payer en parts d'entreprises, en equity, immatriculées, pour les cas sur lesquels j'ai travaillé, non pas au sein de l'Union européenne, mais à Dubaï. Toutefois, cela ne tient pas à la nature de paradis bancaire de Dubaï. Il s'agit d'organisations qui achètent de la drogue en vendant à un prix tout à fait modique des parts d'entreprises qu'elles possèdent, probablement des entreprises du secteur immobilier, qu'il est aisé de diviser en parts et de valoriser. Cette forme d'utilisation d'entreprises peut tout à fait se retrouver en France. La capacité à suivre les flux financiers est ici fortement diminuée.

Une autre question portait sur la vulnérabilité particulière du secteur de l'import-export. J'en ai une vision très parcellaire, toutefois ce point est revenu plusieurs fois dans mes recherches récentes. Ce secteur permet de mobiliser la maîtrise capitalistique de différents acteurs qui y sont impliqués. Cependant, cela est réservé à des mafias financièrement puissantes, déjà très bien intégrées à l'économie légale. L'utilisation de la filière de l'import-export permet de mettre en oeuvre des techniques de blanchiment dites de trade-based money laundering, que vous devez connaître. Il s'agit de schémas de facturation entre deux entités qui commercent dans lesquels on gonfle artificiellement le prix d'une cargaison livrée par l'exportateur à l'importateur ou on diminue frauduleusement la quantité délivrée vendue au prix du marché. Ces techniques sont vieilles comme le monde, mais sont très utilisées à des fins de paiement et de blanchiment. Elles sont utilisées par des organisations européennes et sud-américaines pour commercer et par des organisations qui, au sein de leur galaxie économique, blanchissent l'argent de cette façon via plusieurs entreprises qu'elles possèdent.

Il existe une capillarité profonde entre certaines organisations criminelles et la filière de l'import-export qu'elles utilisent pour le blanchiment, qui tient à leur utilisation ancienne de cette filière pour transporter des marchandises. C'est une évidence. Sans avoir un focus précis sur le narcotrafic, il est intéressant de noter que le transport de grosses quantités nécessite des conteneurs. Deux options se présentent : soit les organisations arrivent à intégrer illicitement la supply chain d'entreprises qui commercent - avec la complicité de dockers pour mettre des cargaisons dans des conteneurs qui ne sont pas légitimement utilisables par les entreprises -, soit elles sont légitimes à « charter » un conteneur sur un cargo. Pour cela, il n'y a pas cinquante solutions : il faut posséder l'entreprise qui exporte et celle qui importe pour pouvoir légitimement placer 500 ou 600 kilos de cocaïne dans un conteneur d'une tonne de produits licites. Il existe donc une capillarité ancienne, qui fait que l'import-export est un secteur bien connu des narco-organisations qui blanchissent de l'argent.

Au-delà du secteur bancaire et de l'import-export, les entreprises soumises à un risque élevé de blanchiment international sont nombreuses. Celles que j'identifie sont essentiellement utilisées pour la troisième phase du blanchiment, l'intégration.

Je travaille depuis longtemps à cartographier les cibles de l'argent blanchi selon les types d'organisation sur lesquels nous travaillons. Malheureusement, cette cartographie est assez similaire dans bien des pays, y compris ici.

La première cible - nous sommes très loin du secteur bancaire -, ce sont toutes les entreprises légitimes à avoir un usage massif et intensif de cash, ce qui leur permet de réaliser la phase de placement le plus discrètement possible. Il s'agit évidemment de la restauration et de tout le secteur du divertissement - bars, discothèques - avec un attrait particulier pour ces dernières, car on peut y expliquer des comportements de caisse irrationnels. Si une bouteille de champagne n'a pas été achetée au même prix le 14 juillet que le 12 février à Saint-Tropez, on peut expliquer à l'auditeur qu'il y a eu beaucoup de cash dans la caisse ce jour-là parce qu'un concours de champagne a été organisé entre deux oligarques russes, alors que ce n'était pas le cas. Le secteur du divertissement offre donc la possibilité de justifier des flux de cash a priori illégitimes, mais qui n'éveilleront pas forcément l'attention de l'auditeur ni de l'expert-comptable. Ces secteurs attirent de façon ancienne les blanchisseurs.

Le secteur des jeux auxquels on peut participer en cash est aussi évidemment visé. En France, nous sommes tout de même très protégés - il est nécessaire de le souligner - grâce à la structure et au monopole de la Française des jeux et, comme j'ai pu l'observer récemment, grâce à la qualité des procédures mises en oeuvre en son sein. Nous sommes donc protégés en France de tous les schémas de blanchiment par les tickets gagnants qui sont observables dans bien des pays, au premier rang desquels l'Italie, à condition que le monopole demeure et que le devoir de vigilance qui est massivement respecté à la Française des jeux perdure.

La deuxième cible, ce sont les secteurs économiques qui permettent aux organisations criminelles de valoriser le contrôle qu'elles ont de l'agent public ou administratif de haut niveau à des fins de captation illicite de marchés publics. C'est ce qui explique la priorité systématique donnée par les organisations criminelles à l'investissement dans des secteurs comme le bâtiment et les travaux publics, la construction en général, le traitement des déchets, le transport ou la sécurité privée - de façon générale, toutes les entreprises légitimes à travailler sur des marchés publics ou des délégations de service public. Ces secteurs attirent massivement les investissements blanchis. Les exemples pullulent, de Taïwan à Montréal - vous connaissez les travaux de la commission Charbonneau -, de piratage de marchés publics par des organisations mafieuses qui sont parvenues, de façon très simple, à faire réaliser l'adjudication d'un marché public au bénéfice d'une entreprise de travaux publics qu'elles possèdent depuis des décennies en éliminant frauduleusement la concurrence et en captant frauduleusement les milliards de dollars qui financent ces marchés. Il s'agit pour ces organisations d'être éligibles à ces marchés, donc de posséder depuis longtemps des entreprises éligibles, capables de réaliser les travaux demandés.

La troisième cible, ce sont les entreprises qui permettent aux organisations criminelles maîtrisant un territoire de développer une empreinte économique dans des secteurs leur donnant la possibilité de valoriser ce contrôle territorial. Ce phénomène se développe malheureusement ici. Ces secteurs sont les marchés agricoles ou encore les marchés d'intérêt régional ou national. C'est très utile, car le fait de prendre le contrôle de ces marchés est un outil extraordinairement puissant pour réaliser l'extorsion et la contrefaçon - qui ne sont pas dans notre champ de travail aujourd'hui.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - La contrefaçon, si.

M. Bertrand Monnet. - Le secteur agricole est donc toujours une cible. Par extension, nous pouvons aussi parler de l'activité de pêche. J'ai observé ce phénomène au Japon, mais nous pourrions tout à fait l'imaginer ici.

Pour revenir au trafic, les ports ne sont pas les seules voies maritimes utilisées. Les organisations sur lesquelles je travaille font de plus en plus décharger la drogue avant d'arriver dans le port. Cela s'appelle le drop off. Elles larguent des quantités de drogue dotées de balises GPS à proximité des côtes. Qui les récupère ? Pas un plaisancier ou un zodiac, mais un pêcheur. Il y a donc un intérêt de plus en plus fort pour ces secteurs. Malheureusement, ils ne vont pas bien et la trésorerie des entreprises est en difficulté : il y a donc une porosité potentielle.

Enfin, même si tout secteur est intéressant pour ces organisations, l'économie du sport suscite un attrait particulier. C'est très important dans le contexte actuel de cette économie. Les clubs de football sont notamment intéressants pour l'instrumentalisation des paris ou l'utilisation frauduleuse des transferts de joueurs - exactement selon le schéma du trade-based money laundering - entre deux clubs appartenant à la même personne, mais pas seulement. Nous voyons aussi des organisations criminelles qui investissent dans le secteur sportif, notamment le football, mais pas uniquement, à des fins d'accroissement non pas de leur popularité, mais de leur emprise sociale. Il y a une vigilance à avoir pour ne pas considérer ces exemples comme exotiques. L'exemple de Naples est ancien, mais cela se retrouve ailleurs. Ce n'est pas forcément vrai dans des clubs de premier rang, mais cela peut permettre à une organisation mafieuse de favoriser son acceptation par une population locale. C'est une instrumentalisation qui intervient in fine, à la fin de la fin du blanchiment. Ces business ne rapportent pas d'argent, mais permettent un blanchiment de réputation, si vous me permettez l'expression.

Ai-je identifié des montages complexes conçus par des professionnels du droit et de la finance ? Oui, mais pas ici. J'ai travaillé sur ce sujet à Dubaï, dans le cadre d'un documentaire que j'ai réalisé pour Le Monde. J'ai pu alors réaliser la captation sonore d'un entretien entre un narcotrafiquant mexicain et trois conseillers financiers travaillant pour une société fiduciaire établie à Dubaï. Ces trois personnes donnaient à ce narcotrafiquant, qu'elles savaient être tel, des conseils qui constituaient tout à fait ce que vous décrivez. C'était une action de conseil technique pour savoir comment transformer de l'argent sale en argent propre à Dubaï - phase de placement -, puis comment faire en sorte que cet argent échappe à tout contrôle - phase d'empilage - au moyen de kits existants et, enfin, où l'investir. À la fin de l'entretien, ces conseillers financiers ont proposé au narcotrafiquant d'investir dans un complexe immobilier qu'ils avaient en portefeuille, dont le volume était de 400 millions de dollars. Je n'ai pas assisté aux entretiens suivants, mais je sais qu'il a investi dans ce mall.

Le drame est qu'à Dubaï, ce n'est pas illégal. Les gens que j'ai enregistrés ne commettent aucune infraction aux yeux de la loi émiratie. D'abord, parce que les informations exigibles en matière de KYC (Know Your Customer) dans ce pays sont quasi nulles. Comme tous les paradis bancaires, Dubaï garantit un secret bancaire très fort, sinon absolu. Le secret imposé aux banquiers, lui, est absolu. Briser ce secret, pour un banquier, ce n'est pas une fraude, ce n'est pas un délit : c'est un crime. Il y a donc cette solidité-là.

L'autre facteur d'attractivité est la non-coopération des autorités judiciaires de ces États, seules à même d'exiger du banquier l'information requise par un État tiers relative aux mouvements sur les comptes d'un narcotrafiquant suspecté d'avoir des activités à Dubaï. Les autorités émiraties peuvent évidemment imposer aux banquiers de partager avec elles ces informations, puis elles-mêmes les partager avec l'État français, mais, dans les faits, je ne crois pas que de telles informations aient jamais été transmises à des magistrats français.

Certes, les autorités émiraties peuvent procéder à l'arrestation de narcotrafiquants français. Mais elles ne mènent pas d'action judiciaire dans le domaine financier, parce que toucher au secret bancaire mettrait en danger le modèle économique de ces États, qui repose sur leur attractivité pour les personnes, physiques et morales, qui pratiquent l'optimisation fiscale. Je vous renvoie aux écrits du regretté juge Renaud Van Ruymbeke, qui a parfaitement décrit l'outil que ces paradis bancaires représentent pour des fraudeurs fiscaux mais aussi, à la marge, pour certains criminels.

Outre cette attractivité, partagée par nombre de paradis bancaires, Dubaï présente l'atout additionnel d'être l'un des centres immobiliers les plus dynamiques au monde. C'est-à-dire qu'une fois l'argent arrivé à Dubaï, il peut être transformé en pierre. Si par malheur, un jour, les autorités émiraties décidaient d'appliquer les accords de coopération judiciaire internationale qu'elles ont signés et saisissaient les comptes de personnes suspectées de narcotrafic, par exemple, l'argent serait en danger. Il est à l'abri s'il est investi dans un actif immobilier, d'abord parce que la possession d'actifs immobiliers ne rentre pas dans les accords de coopération judiciaire internationaux, ensuite parce que ces investissements ne sont jamais faits en nom propre, mais au travers de sociétés, de trusts, dont il est très difficile d'identifier le bénéficiaire. Dubaï présente donc cette double attractivité.

Mais un blanchisseur avisé ne s'arrête pas là. Les conseillers financiers des narcos leur proposent des kits bien plus sophistiqués. Le schéma que j'ai observé consiste à investir dans un actif immobilier à Dubaï, le revendre, placer l'argent de la vente sur des comptes à Dubaï, l'utiliser pour acheter une assurance vie dans un autre paradis bancaire, Hong Kong, puis faire voyager cette assurance vie d'Hong Kong dans un autre paradis bancaire aux Caraïbes. C'est un schéma inextricable pour tout enquêteur financier. Les schémas qui impliquent Dubaï ne s'arrêtent généralement pas à Dubaï.

Aujourd'hui, le paradis bancaire privilégié par les organisations criminelles n'est plus Dubaï, mais Hong Kong. Alors que la situation géopolitique se tend entre les États-Unis et la Chine, Hong Kong présente une sécurité additionnelle pour eux, car on peut penser que les autorités chinoises ne transmettront jamais d'informations financières, a fortiori aux États-Unis et aux pays de l'Union européenne. C'est un facteur d'attractivité supplémentaire de Hong Kong.

Je pense que la solidité de notre système de LCB-FT est avérée et que le cadre juridique est clair et efficace. Ce qui manque, ce sont des ressources, spécialisées et permanentes. Il est impensable qu'un enquêteur de police judiciaire doive lâcher une affaire de blanchiment pendant plusieurs mois pour se consacrer à autre chose. La technologie évolue vite, notamment avec les cryptomonnaies ; cela impose de fidéliser.

Enfin, le meilleur outil de LCB-FT au monde n'aura aucun effet s'il n'est pas complété par une action internationale. Il faut une implication du ministère de la justice et du ministère de l'intérieur, mais aussi des acteurs diplomatiques. Je plaide pour une coopération internationale effective, sur deux sujets : réglementation des cryptomonnaies et des plateformes d'échange qui les réinjectent en monnaie fiduciaire ; pression exercée sur les paradis bancaires, par une action concertée d'États - qui ont été capables d'imposer en quelques semaines de lourdes sanctions économiques et financières à la Russie, pays autrement plus puissant que les confettis géopolitiques que sont les paradis bancaires.

M. Raphaël Daubet, président. - Merci. Nous allons écouter maintenant M. Bellion - la transition est toute faite sur la LCB-FT.

M. Nicolas Bellion, président de l'association LCB-FT. - Je souscris à tout ce qu'a dit M. Monnet, mais commencerai par un propos plus général.

En France, la criminalité financière n'est pas marginalisée, secrète, lointaine : elle est intégrée à notre économie, à notre société. Un rapport d'Europol publié l'an dernier indiquait que, parmi les grands réseaux criminels européens, près de neuf sur dix avaient recours à des sociétés légales à des fins de blanchiment. Outre ces structures et ces outils, la criminalité financière trouve également dans la société des complices, par la corruption.

Je veux relayer un message global. Au-delà des réformes techniques, ciblées, l'État doit se montrer absolument intraitable envers toute forme de corruption, de prise illégale d'intérêts, de favoritisme, de fraude.

Mes étudiants citent souvent cette ministre scandinave contrainte de démissionner pour avoir acheté une barre chocolatée sur les fonds de son ministère. C'était dans les années 1990, en Suède et concernait non une ministre, mais une candidate ; mais l'anecdote illustre bien à quel point des mesures fortes, la tolérance zéro, peuvent marquer durablement les esprits.

Nous aurions vu d'un bon oeil la nomination d'un ministre ou d'un secrétaire d'État chargé de la lutte contre la corruption et la criminalité financière - mais j'imagine que les représentants de la société civile réclament toujours un ministère dévolu à la thématique qui leur est chère...

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Les parlementaires aussi !

M. Nicolas Bellion. - La France a chuté à la vingt-deuxième place du classement de la perception de la corruption publié par Transparency International. Les alertes sur le développement de la corruption de faible intensité se multiplient. Le manque de transparence sur certaines affaires impliquant l'usage d'argent public par des formations politiques est désastreux pour l'opinion publique. Je pense, en vrac, aux dîners de la présidence de la région Auvergne-Rhône-Alpes, côté Les Républicains ; à l'interminable bras de fer pour obtenir les notes de frais de la mairie de Paris, côté socialiste ; aux surfacturations des frais de la campagne de M. Jean-Luc Mélenchon en 2017 ; à l'aberrante affaire du fonds Marianne, côté Gouvernement ; et bien sûr aux innombrables affaires touchant le Rassemblement national. Autant d'affaires qui soulignent l'importance du parquet national financier, créé en 2014.

La grande délinquance financière repose sur deux jambes : le blanchiment et la corruption. Notre dispositif de lutte contre le blanchiment est solide, même s'il est perfectible, mais notre dispositif de lutte contre la corruption est plutôt fragile. Pour sensibiliser les citoyens, il faut des directives claires : dans les entreprises, on parle de tone at the top. Personne ne comprendrait, par exemple, que l'on revienne sur la suppression de la réserve parlementaire ou sur le non-cumul des mandats.

Sans cette impulsion politique, il est vain d'espérer embarquer les citoyens dans l'appréhension des sujets de sécurité financière ; sans adhésion citoyenne, il est impossible de renforcer les exigences de transparence au quotidien. M. Monnet en conviendra : s'il y a bien un adversaire commun au blanchiment, au financement du terrorisme, à la fraude fiscale et sociale et au contournement des sanctions, c'est encore et toujours la transparence.

Notre association a travaillé sur trois pistes pour faire évoluer le dispositif national de LCB-FT. Le cadre juridique en vigueur, qui repose surtout sur le code pénal et le code monétaire et financier, me semble solide, complet et mature. Nous n'avons pas identifié d'angle mort juridique dans les textes réglementaires, et plusieurs dispositions récentes ont démontré leur pertinence, comme la notion de présomption de blanchiment.

Reste la mise en oeuvre effective de cet arsenal juridique. Je pense à l'Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (Agrasc), créée il y a bientôt quinze ans, qui a eu des résultats spectaculaires et dont l'action est très utile et dissuasive, mais qui n'est pas encore systématiquement sollicitée dans les affaires. Ou à l'Agence française anticorruption (AFA), censée compter soixante-dix agents mais qui n'en a qu'une cinquantaine.

Il en va de même pour l'assujettissement aux obligations de LCB-FT. Un grand nombre de secteurs, de professionnels, de personnes sont assujettis à cette réglementation par le code monétaire et financier, qui leur impose de collecter des informations sur leurs clients, d'appliquer des mesures de vigilance, de s'assurer de la cohérence économique des opérations et, le cas échéant, de déclarer à Tracfin les opérations suspectes. La couverture et les exigences de la réglementation sont très complètes. Mais, dans les faits, son appropriation est très hétérogène selon les secteurs. Les commissaires aux comptes, les opérateurs de ventes volontaires, les avocats, les antiquaires sont encore timides dans leur activité déclarative - et les agents sportifs, totalement muets.

Nous faisons trois propositions. La première concerne l'utilisation des espèces - car le plus grand dénominateur commun entre toutes les formes de criminalité, le premier vecteur de blanchiment, ce ne sont pas les cryptoactifs, mais l'argent liquide. Le cash, c'est encore et toujours le principal produit du crime. Et c'est grâce aux flux bancarisés que l'on peut surveiller, relier les personnes et identifier des opérations suspectes.

Comme parlementaires, vous êtes des personnes politiquement exposées, des PPE, car vous êtes davantage exposés à des risques de corruption : vous faites donc l'objet d'une surveillance renforcée de la part de votre banque. C'est possible parce que la majorité des flux sont numérisés. A contrario, on ne peut pas pister l'argent physique, s'assurer qu'il provienne d'une activité légitime. L'argent liquide favorise l'opacité.

D'où ma proposition radicale : aller vers la suppression des espèces.

On a supprimé les billets de 500 euros, qui étaient surtout utilisés par les trafiquants. En France, les transactions en liquide sont limitées à 1 000 euros. En 2024, pour la première fois, les paiements par carte dans les commerces ont dépassé les paiements en espèces. Nous sommes donc sur la bonne voie. Mais pour aller encore plus loin, il faut préparer les esprits - nombre de citoyens sont encore très attachés au liquide, souvent de façon irrationnelle. Là encore, le travail de sensibilisation est essentiel. Il faut faire comprendre que l'objectif n'est pas de surveiller la population, mais de créer un environnement économique plus sain ; qu'il ne s'agit pas de contrôler les citoyens, mais les criminels. Cela pose des questions d'inclusion financière, de frais bancaires, d'habitudes de consommation, mais je plaide pour qu'on avance vers la réduction de l'usage des espèces.

Une autre proposition, de plus court terme, porte sur le dispositif national de sanction des secteurs assujettis à la réglementation de LCB-FT.

Le dispositif national de LCB-FT prévoit pour chacun de ces secteurs un organe de contrôle et un organe de sanction. Parmi ceux-ci, il y a l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR) et l'Autorité des marchés financiers (AMF) pour le secteur financier, mais aussi la direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED), la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), l'Autorité nationale des jeux (ANJ), etc. Cette multiplicité d'organes de contrôle est justifiée, car les activités, les risques, les populations ne sont pas les mêmes.

En cas de manquement, les organes de contrôle saisissent les instances de sanction indépendantes. Il en existe trois : la commission des sanctions de l'ACPR, la commission des sanctions de l'AMF et la Commission nationale des sanctions (CNS), créée en 2014. Cette dernière prononce des sanctions disciplinaires ou pécuniaires à l'encontre de professionnels issus du secteur non financier, notamment immobilier. À nos yeux, la CNS dispose de peu de moyens pour accomplir son immense mission. La publicité des sanctions contribue à sensibiliser le secteur. Il est capital de développer la notoriété de la CNS et de lui donner les moyens de ses missions.

Les commissions des sanctions de l'ACPR et de l'AMF sont davantage connues. Elles se prononcent notamment sur les obligations d'information au consommateur, mais aussi sur les manquements à la LCB-FT. Nous plaidons pour que la compétence de sanction des manquements à la LCB-FT leur soit retirée pour être confiée à la CNS, qui deviendrait de fait l'organe de sanction unique en matière de LCB-FT, avec des moyens et des effectifs accrus.

J'y vois plusieurs avantages. Cela permettrait de gagner en lisibilité. Tous les professionnels assujettis seraient soumis à un organe de sanction unique et indépendant. Les sanctions seraient référencées, constituant ainsi une forme de jurisprudence. Les décisions seraient harmonisées. Surtout, on éviterait un risque qui me semble réel et sous-estimé. Les commissions des sanctions de l'ACPR et de l'AMF sont certes indépendantes, mais dans les esprits, elles sont liées à leur autorité respective, ne serait-ce que par leur nom. Si une décision de la commission des sanctions de l'ACPR ne retient pas les griefs identifiés par l'ACPR dans le cadre de ses contrôles, cela serait interprété par la place comme un désaveu de l'ACPR. Le risque est donc que l'ACPR se censure dans ses saisines. Avec une commission unique, tous les organes de contrôle pourraient faire remonter les manquements sans craindre de tels désaccords. Une commission des sanctions unique, nationale, compétente pour l'ensemble des assujettis - la future autorité européenne de la LCB-FT aura son propre périmètre - serait bénéfique. Les évolutions réglementaires requises sont minimes, pour un résultat très positif à moyen terme.

Dernière idée, assez novatrice : la mise en place d'un registre partagé KYC. Le dispositif national de LCB-FT prévoit que les assujettis procèdent à des mesures de connaissance de leur clientèle, pour mettre en oeuvre leurs obligations de vigilance et respecter les mesures de gel et autres sanctions internationales.

La connaissance de la clientèle est décisive pour la LCB-FT, mais c'est un défi pour les assujettis. D'une part, parce que déployer un dispositif KYC prend du temps, coûte de l'argent et soulève de nombreuses contraintes opérationnelles ; d'autre part, parce que les citoyens sont peu enclins à donner des informations, surtout lorsqu'ils sont sollicités régulièrement et par des interlocuteurs différents. Les établissements financiers ont mis en place des dispositifs de connaissance de la clientèle solides, c'est aujourd'hui assez mature. C'est en revanche très compliqué pour les secteurs non financiers. On imagine les difficultés d'un antiquaire à collecter des informations sur les revenus et le patrimoine de ses clients, les difficultés d'un agent sportif pour contrôler des justificatifs de domicile... Sans compter que ces secteurs ne communiquent pas entre eux et ne peuvent donc pas relever des contradictions dans les informations qui leur sont communiquées par leurs clients.

Une piste ambitieuse, mais prometteuse, serait d'envisager un registre KYC national, accessible sur demande à tous les professionnels assujettis. Il existe déjà en France un certain nombre de registres nationaux, parfois publics, parfois à accès restreint. On pourrait imaginer un registre KYC mutualisé, alimenté par les citoyens eux-mêmes et accessible à tous les assujettis. Les professionnels pourraient plus facilement vérifier les informations et donc déclarer plus systématiquement des situations inhabituelles, incohérentes et potentiellement liées à des activités illicites. Les clients seraient par ailleurs moins sollicités et les informations, plus fiables. L'altération des informations serait plus difficile. Cela faciliterait aussi la lutte contre l'usurpation d'identité. Une telle initiative se heurte néanmoins à un obstacle de taille : la protection des données. Il faudrait intégrer la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil) à la réflexion, mais c'est une piste intéressante.

Pour le reste, je partage tout ce qui a été dit sur les Émirats arabes unis. Je rejoins le président de la commission d'enquête sur le narcotrafic qui a qualifié Dubaï de « grande lessiveuse ». Je n'ai rien à ajouter non plus sur le contournement des sanctions internationales.

Les structures de détention immobilières à des fins de blanchiment ont fait l'objet d'un rapport de Transparency International, publié hier ; nul doute que les collègues de Transparency International France vous en parleront.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Merci beaucoup, c'était passionnant.

Nous sommes impliqués sur ces sujets depuis plusieurs années, avec un succès mitigé. Nous avons du mal à faire avancer les sujets de lutte contre la fraude et l'évasion fiscales. Difficile de travailler sur le blanchiment sans évoquer les ports francs, les territoires non coopératifs, les paradis fiscaux, l'évasion fiscale - les circuits de criminalité sont les mêmes.

Monsieur Monnet, pouvez-vous nous parler du trafic d'or et de pierres précieuses, qui est un vrai problème - et où l'on retrouve, là encore, Dubaï ? Y a-t-il des mécanismes particuliers ?

M. Bertrand Monnet. - Oui, c'est intimement lié à la hawala. L'or est un outil qui permet le placement, l'empilage, ainsi que l'investissement d'argent blanchi. C'est un secteur très régulé en France, mais accessible aux organisations sur lesquelles je travaille via la hawala. Elles n'essaient pas d'acheter ici ou dans des pays où l'achat d'or en espèces est très régulé, mais la hawala permet d'acheter de l'or dans le monde entier - à Dubaï beaucoup, mais pas seulement. Il y a aussi différents comptoirs en Afrique subsaharienne, mais qui, in fine, sont liés à Dubaï.

Très clairement, au regard de mes observations, l'accès à l'or est totalement lié à la hawala ; toutes les personnes que j'ai rencontrées m'en parlent et l'utilisent en même temps que d'autres procédés.

S'agissant du placement de l'or, nombre de techniques consistent à transférer du cash vers des pays où la bancarisation de ce dernier pose moins de questions ou au sein desquels il est plus facile d'acheter des entreprises en cash, notamment dans le secteur agricole. La hawala est massivement utilisée. D'après ce que je comprends, le nombre de commerces permettant d'y recourir augmente, y compris parfois à travers une forme de contrefaçon du logo de certaines entreprises de transfert de fonds. Cette industrie se développe fortement, notamment pour acheter de l'or.

J'observe également un phénomène récent que je souhaite étudier en me rendant sur place en juin prochain : l'implication croissante de narco-organisations dans le commerce des pierres précieuses, notamment des émeraudes. Dans ce cas, deux schémas existent : le premier consiste simplement en l'achat de pierres ; le second, également ancien, consiste à acquérir des parts d'entreprises légales, payées en cash, dans un secteur faiblement régulé, à savoir des mines ou des entreprises de transformation. Enfin, différentes organisations de narcotrafiquants présentes depuis longtemps à Anvers et connaissant parfaitement ce secteur m'ont déclaré investir dans les pierres précieuses à travers de joint-ventures montées avec des organisations européennes et de la corruption de certains acteurs locaux. Ce sont leurs mots, issus de conversations que j'ai pu avoir avec eux, mais je n'ai absolument pas vérifié ni documenté ce phénomène ; ce schéma aurait toutefois du sens.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Lors de notre déplacement à La Haye, on nous a parlé de la même chose.

M. Nicolas Bellion. - J'ignore si l'or est massivement utilisé en France ; j'aurais tendance à penser que non. En revanche, je sais analyser l'activité déclarative des commerçants de métaux et de pierres précieuses. En 2023, on dénombrait onze déclarations de soupçon (DS), ce qui semble peu, mais c'est plus de trois fois plus que l'année précédente, où l'on ne comptait que trois DS. À l'évidence, c'est très peu pour une bonne raison : dans les bijouteries, le dispositif national de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme (LCB-FT) est très peu connu des vendeurs et des acheteurs. En outre, si un marchand d'or tentait de poser des questions, la personne malintentionnée s'adresserait à quelqu'un d'autre ; cela ne l'empêcherait pas d'écouler son or.

Cela dit, en dehors de la place d'Anvers, qui est bien connue, je ne suis pas certain que cette technique soit généralisée, car il faut connaître le secteur et les personnes qui y travaillent, mais aussi prendre le risque d'acheter de l'or pour le revendre ensuite. Un fraudeur fiscal, un chef d'entreprise un peu véreux ou encore un trafiquant ne prendrait pas ce risque. Cette pratique est peu documentée, car relativement fantasmée, à mon sens.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Le Soudan et l'Afrique de l'Ouest sont des zones de conflit où le trafic d'or est massif. Pardonnez-moi, c'est donc un peu documenté.

M. Nicolas Bellion. - Mes propos se limitaient à la France.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Oui, mais nous évoluons dans un contexte international. De mon point de vue, et en faisant preuve de modestie, à la lumière des auditions mais aussi au regard de la réalité des faits, en particulier dans des zones névralgiques, ce sujet apparaît extrêmement sensible compte tenu de la fiabilité du métal considéré.

M. Nicolas Bellion. - Vous avez absolument raison. S'agissant de la situation française, l'or ne me semble pas être un vecteur de blanchiment.

M. Grégory Blanc. - Monsieur Monnet, nous avons beaucoup évoqué les mouvements financiers internationaux, qui sont un élément important de notre travail. Selon plusieurs personnes auditionnées, 96 % du blanchiment serait de l'autoblanchiment, effectué dans un cadre de proximité, notamment en recourant au travail au noir. Vous étudiez des organisations internationales, retrouve-t-on ces schémas ?

Monsieur Bellion, j'ai été étonné d'apprendre, notamment pour ce qui concerne l'immobilier, que les banques réalisent 94 % des déclarations de soupçon. Selon les notaires, en tout cas ceux de mon département, elles font ces déclarations à partir des informations qu'ils leurs fournissent. En termes de sensibilisation, des différences existent entre les territoires : dans certains territoires, les notaires s'engagent dans des démarches de prévention, alors que des lenteurs peuvent exister dans d'autres zones où les trafics seraient plus importants. Qu'en pensez-vous ?

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Monsieur Monnet, vous aviez un complément à apporter.

M. Bertrand Monnet. - Dans le même type de zones, on observe un investissement non seulement dans l'or, mais aussi dans les forêts et le trafic de bois. Au Brésil, le groupe que j'étudie se diversifie. Selon ses membres, la cocaïne leur rapporterait autant d'argent que l'exploitation illicite de bois en Amazonie, mais aussi de ressources minières.

Pour répondre à M. Blanc, je travaille aussi sur des organisations situées en France, mais n'ayant rien publié sur ce sujet pour l'instant. J'utilise très peu ce matériau de recherche. Toutefois, j'observe le même schéma d'autoblanchiment à l'étranger comme en France.

En ce qui concerne le secteur de la construction, sa première vocation est la captation illicite de marchés publics. La deuxième, que j'aurais dû mentionner, est liée à l'économie informelle qui y est massivement développée, notamment à travers le paiement illicite en cash d'une partie de la masse salariale et des fournisseurs, comme dans d'autres secteurs d'activité ciblés pour les mêmes raisons. Les secteurs de la construction et de la rénovation sont, eux aussi, très fortement priorisés, car on peut acquérir un bien à rénover de façon légale, dont les travaux non déclarés sont ensuite financés par des flux d'argent illicites, sous forme de cash. Le blanchiment résulte alors de la différence entre le prix d'achat et le prix de revente. Je l'observe à l'étranger, et beaucoup en France et en Espagne ; en particulier, ce schéma est massivement utilisé par les narcos colombiens dans le sud de l'Espagne.

M. Nicolas Bellion. - Les banques émettent environ la moitié des DS, voire 94 % si l'on prend en compte l'ensemble des professions financières, car elles ont fait l'objet de supervisions depuis plusieurs années avec des montants élevés de sanction. Par conséquent, toutes les banques ont déployé un dispositif LCB-FT assez solide, si bien qu'il n'existe pas véritablement de risque de concurrence déloyale entre banques. Encore une fois, il s'agit des banques situées en France. Le dispositif est plutôt solide.

Pour ce qui est des notaires, comme des autres professions non financières qui ont des organes de supervision autogérés ou ne disposant pas des mêmes moyens que l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR) et l'Autorité des marchés financiers (AMF) ou de la même visibilité pour des populations bien plus nombreuses, on en revient aux questions de compréhension de la réglementation et d'adhésion à celle-ci, auxquelles s'ajoute la connaissance de la clientèle. En général, les notaires comme les professionnels du droit et du chiffre sont tout de même un peu plus au fait que ceux des professions non financières. Toutefois, une marge de progression significative existe. Je ne dis pas que les notaires font mal leur travail, mais ils pourraient se montrer plus proactifs s'agissant des campagnes de contrôles et de la diffusion des sanctions.

M. Raphaël Daubet, président. - Monsieur Monnet, nous vous remercions pour la précision de vos propos et le courage dont vous faites preuve. Monsieur Bellion, nous vous remercions également et serons peut-être amenés à vous poser d'autres questions par écrit.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 16 h 30.

La réunion est ouverte à 14 h 00.

Audition de M. Patrick Lefas, président de Transparency International France, Mmes Sara Brimbeuf, responsable du pôle flux financiers illicites (FFI) et Charlotte Palmieri, chargée de plaidoyer et contentieux au sein du pôle FFI

M. Raphaël Daubet, président. - Nous concluons nos travaux de ce jour en entendant M. Patrick Lefas, président de Transparency International France, ainsi que Mmes Sara Brimbeuf, responsable du pôle flux financiers illicites (FFI), et Charlotte Palmieri, chargée de plaidoyer et contentieux au sein de ce pôle.

L'organisation Transparency International est connue pour son évaluation annuelle de la perception de la corruption dans chaque pays. Dans la dernière édition, la France est classée derrière les Émirats arabes unis, ce qui pose question. Mais cette organisation est aussi en pointe dans l'évolution des législations et la mise en place de mesures concrètes contre la criminalité financière et le blanchiment. Votre analyse de la situation, monsieur le président, nous intéresse donc particulièrement dans le cadre de cette commission d'enquête.

Cette audition sera diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié. Je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Patrick Lefas, Mme Sara Brimbeuf et Mme Charlotte Palmieri prêtent serment.

M. Patrick Lefas, président de Transparency International France. - Merci de nous donner l'occasion de témoigner devant votre commission d'enquête. Votre sujet, l'évaluation des outils de lutte contre la délinquance financière, la criminalité organisée et le contournement des sanctions internationales, est fondamental. Ce thème est au coeur de notre démarche et nous y consacrons une partie importante de nos activités, à travers nos actions de plaidoyer, nos publications bilingues - en français et en anglais - et nos interventions auprès des entreprises et des collectivités territoriales engagées dans cette lutte.

Vous nous avez adressé un questionnaire préparatoire. Si vous le permettez, nous allons structurer notre intervention autour des questions que vous y avez formulées. Nous restons bien entendu à votre disposition pour tout complément d'information ou pour vous transmettre ultérieurement des documents détaillés.

Transparency International France est une association qui lutte contre la corruption sous toutes ses formes. Nous appartenons au mouvement Transparency International, présent dans cent quinze pays. Ce mouvement repose sur un modèle décentralisé, qui garantit l'indépendance des sections nationales dans leurs actions et moyens de financement.

Notre association existe en France depuis trente ans. J'insiste sur l'importance de l'agrément qui nous est accordé par le ministère de la justice et renouvelé tous les trois ans. Cet agrément nous permet de nous constituer partie civile, ce qui nous donne la possibilité de déclencher l'action publique lorsqu'une enquête préliminaire est classée sans suite. Nous avons recours à cet outil de manière sélective et stratégique, en nous concentrant sur des dossiers emblématiques, comme l'affaire des biens mal acquis.

Un problème récurrent est l'exécution des décisions de justice. Pour illustrer cette difficulté, prenons l'exemple d'une décision récente de la Cour de cassation, rendue en 2021 et définitive, concernant un immeuble situé avenue Foch, à Paris, où sont logés des diplomates de Guinée équatoriale. Ce pays refuse de s'y conformer et l'État français doit assumer les frais d'entretien de ce bien. Cela illustre les obstacles que peuvent rencontrer les décisions de justice, notamment lorsqu'interviennent des considérations diplomatiques ou politiques.

La criminalité organisée, dominée par le trafic de stupéfiants, connaît une expansion préoccupante. Elle prend aujourd'hui des formes diverses en France, telles que la traite des êtres humains, le trafic d'armes ou le trafic d'espèces protégées. Ces marchés illicites sont contrôlés par des groupes mafieux, des réseaux criminels ou des acteurs isolés qui, dans certains cas, n'hésitent plus à recourir à la violence, allant jusqu'à commettre des assassinats.

Dans ce contexte, la protection des lanceurs d'alerte est un enjeu majeur. Nous avons été récemment témoins d'un drame qui illustre les risques encourus par ceux qui osent dénoncer des pratiques frauduleuses. En Corse, le 17 mars, un lanceur d'alerte exploitant une distillerie a été assassiné après avoir dénoncé des comportements illégaux.

Nous observons par ailleurs que la corruption contribue à creuser les inégalités sociales, lesquelles incitent en retour à la corruption, le tout dans un contexte de prédation des ressources naturelles, qui est bien souvent la résultante de pratiques corruptrices. Une enquête de l'Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) a montré que la corruption était un facteur-clé dans 75 % des cas de déforestation illégale qui affectent la biodiversité. C'est un sujet qui nous concerne très directement en Guyane.

Un troisième élément de contexte est la défiance accrue vis-à-vis de la promesse démocratique. La corruption mine la confiance des citoyens envers les institutions et les décideurs. Les résultats du baromètre du Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof) publiés le 11 février 2025 sont très inquiétants : 74 % des Français interrogés indiquent ne pas avoir confiance dans la politique et la même proportion estime que le personnel politique est corrompu. Cela se retrouve dans l'indice de perception de la corruption. Si nous avons plongé dans le classement mondial en 2024, puisque nous perdons cinq places et occupons désormais le vingt-cinquième rang, c'est à cause d'un climat de défiance à l'égard du personnel politique, de l'efficacité de l'action publique et des relations entre les secteurs public et privé.

Le quatrième élément de contexte, c'est le développement d'une criminalité transnationale organisée, qui est alimentée par les pratiques corruptrices : 60 % des réseaux criminels opérants dans l'Union européenne utilisent des méthodes de corruption pour atteindre leurs objectifs illicites.

Enfin, nous sommes dans un contexte de pression renforcée sur les ressources publiques. Là où il y a ressources publiques, il y a tentation. Vous êtes bien placés pour problématiser tout ce qui est lié à la fraude : j'étais auditionné il y a deux jours par la commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants, dont le rapporteur rappelait le nombre de dispositifs d'aide aux entreprises. Il y en a plus de deux mille deux cents... Et ils n'ont jamais fait l'objet d'aucune évaluation avant d'être pérennisés.

Là où beaucoup d'argent se déverse, il y a la tentation du détournement. L'exemple typique est MaPrimeRénov', qui a occasionné un détournement de fonds publics considérable. Ces actes sont souvent le fait d'entreprises éphémères, qui tirent le crédit d'impôt, mais ne paient jamais le débit correspondant. Le contexte de maîtrise des dépenses publiques nous conduit à rappeler qu'une des clés est sans doute d'être plus regardant dans les conditions d'attribution des aides.

Vous nous demandez comment le mouvement Transparency se documente sur les sujets qu'il étudie et quelles sont ses capacités d'investigation. Sur les activités de contentieux, nous intervenons dans la détection des infractions d'atteinte à la probité. Nous disposons d'un certain nombre de moyens d'analyse et de recueil de signalements pour les affaires nationales et transnationales. Et si nous estimons que les conditions sont réunies, nous utilisons le bénéfice de l'agrément prévu à l'article 2-23 du code de procédure pénale. Le plus souvent, le signalement donne lieu à une ouverture d'enquête. Sur les affaires caractéristiques, nous nous constituons partie civile, à des stades différents de la procédure. Ainsi, sur les biens mal acquis, nous nous sommes constitués partie civile en 2008 dans les affaires relatives au Gabon et au Congo.

Nous recevons des signalements des lanceurs d'alerte, grâce à notre centre d'assistance juridique et d'action citoyenne. Des informations nous arrivent aussi des sections soeurs du mouvement Transparency International ou d'autres grandes ONG. Nous avons ainsi reçu des informations très précises du Mémorial Navalny, sans doute parce que nous avions acquis une certaine notoriété sur les affaires de biens mal acquis. Nous examinons chaque cas, en vérifiant qu'ils relèvent de la compétence des tribunaux nationaux et en examinant si les infractions sont avérées et documentées.

En matière de délinquance financière, les moyens sont rares. Cette rareté s'est encore aggravée récemment : le parquet national financier (PNF) doit traiter sept cent soixante affaires avec dix-neuf magistrats. Son problème principal est la disponibilité des enquêteurs. Ce qui se passe au niveau des offices centraux du fait de la réforme de la police judiciaire est un élément de vive inquiétude. Sans enquêteurs pour faire les diligences policières nécessaires, le juge d'instruction, ou le procureur de la République, est quasiment aveugle. Dans le procès des financements libyens, nous nous sommes constitués partie civile à l'audience. Le commandant Vidal, qui a conduit toutes les enquêtes pour le compte du PNF, était tout seul - et à temps partiel. Et la réforme de la police judiciaire a aggravé les choses.

Le Gouvernement donne la priorité, ce qui est sans doute légitime, à la lutte contre la criminalité organisée et le trafic de stupéfiants. Du coup, le futur parquet national anticriminalité organisée (Pnaco) accaparera des moyens d'enquête au détriment de la lutte contre la délinquance économique et financière. Il y a un point d'équilibre à trouver. Cela implique de revoir la carrière des agents : il faut leur offrir des perspectives, des primes. Sinon, il est plus facile d'aller à la direction de la sécurité départementale, surtout qu'en avançant en âge, on peut être muté vers des lieux ensoleillés... Cette problématique doit être au coeur de vos préoccupations.

Nous travaillons avec des journalistes d'investigation, mais une fois que nous avons déposé une plainte, nous ne communiquons pas. Les informations qui circulent émanent du procureur de la République. Nous sommes dépositaires des éléments de preuve, de l'ensemble des indices que nous estimons concordants, que nous mettons à la disposition du procureur de la République. Cela n'interdit pas d'échanger des informations. Nous travaillons beaucoup avec l'Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP), un réseau de journalistes très actif, qui a notamment publié les Panama Papers et révélé plusieurs scandales que vous connaissez bien.

Nous avons besoin d'avoir accès à un certain nombre de registres qui sont cruciaux.

Le registre des bénéficiaires effectifs (RBE), d'abord. L'article 4 du projet de loi portant diverses dispositions d'adaptation au droit de l'Union européenne en matière économique, financière, environnementale, énergétique, de transport, de santé et de circulation des personnes (Ddadue) nous y donnera accès dans des conditions sécurisées. Encore faut-il que ce registre soit renseigné convenablement. Actuellement, il y a des trous dans le gruyère. Il faut donc prévoir des sanctions administratives, à tout le moins, qui fassent que, si l'on ne renseigne pas les bénéficiaires effectifs, au bout d'un certain temps, le greffe des tribunaux de commerce puisse fermer la structure, et donc le compte bancaire.

Le service de la publicité foncière (SPF), lui, s'est modernisé, et c'est heureux. Cet outil nous permet de croiser les données du RBE avec les données cadastrales. Cela a nourri toute une série de plaintes que nous avons déposées.

Nous travaillons aussi beaucoup dans une logique d'expertise. Il s'agit de comparer des rapports d'expertise, ce qui donne lieu à des publications régulières. En 2023, nous avons fait une enquête sur les propriétaires réels des sociétés et des biens immobiliers en France. Nous venons de publier l'index Oreo, sur l'opacité en matière immobilière. Ce travail d'expertise répond à des appels à projets, ce qui est une bonne manière de faire.

Nous avons ainsi procédé à une comparaison des cellules de renseignement financier. Au départ, Tracfin était un peu réticent, mais ce service a finalement trouvé un intérêt à se comparer aux autres. Ce type d'expertise est très important pour nous, puisqu'il nous permet d'appréhender de manière documentée les raisons pour lesquelles il faut faire évoluer la législation sur tel ou tel aspect. Il fait partie de l'excellence que nous revendiquons dans l'action de notre association. Nous ne sommes pas nombreux, puisque l'équipe ne compte que dix personnes.

Vous nous demandez aussi comment la coopération entre les différentes sections nationales de Transparency est structurée et quels sont les interlocuteurs avec lesquelles la section française travaille. Transparency International est une structure de droit allemand et son système d'accréditation des sections est renouvelé tous les trois ans. Il comporte un critère d'indépendance, de neutralité politique, qui a notamment conduit à exclure la Chine, qui voulait imposer ses commissaires politiques à la section. Nous avons aussi exclu le Japon, dont la section était inactive. Nous espérons que les États-Unis vont revenir... Sans doute la nouvelle administration Trump va-t-elle y accélérer la recomposition d'une section.

Nous travaillons en bonne intelligence avec ces sections, nous échangeons des informations. J'étais hier avec le directeur exécutif de Transparency International d'Ukraine, qui était très désireux d'une véritable coopération. Son inquiétude était surtout la levée des sanctions. Je lui ai dit que nous avions la capacité d'intervenir auprès des différentes administrations. Nous communiquons régulièrement avec la direction générale du Trésor, notamment, mais aussi avec les services chargés de la lutte contre le blanchiment et la corruption ou ceux qui mènent la négociation au G20. Nous avons également des échanges avec le Quai d'Orsay et l'Agence française anticorruption (AFA).

Nous sommes aussi régulièrement auditionnés, avec nos homologues, par le Groupe d'action financière (Gafi) ou la Commission européenne. Nous avons été auditionnés hier avec nos collègues d'Anticor par la Commission européenne, qui finalise son rapport sur l'État de droit en France.

Votre quatrième question portait sur l'efficacité des règles de compliance.

Nous ne croyons pas à la checklist, mais à un état d'esprit et à un engagement direct des dirigeants d'entreprises. Si le sujet n'est pas porté au plus haut niveau de l'entreprise, cela ne fonctionne pas. Dans le forum des entreprises engagées, nous partageons de bonnes pratiques, nous invitons un certain nombre d'intervenants de qualité. Nous menons des actions de sensibilisation avec le management, surtout intermédiaire. La loi relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, dite loi Sapin 2, est fondamentale et son champ d'application devrait s'étendre aussi aux grandes collectivités territoriales. Il y est question de formation, de la culture de l'alerte et de l'importance des systèmes qui permettent d'appréhender ce qui se passe dans l'ensemble des filiales.

Alstom a sombré, par exemple, parce qu'une sombre petite filiale en Indonésie était considérée comme n'ayant pas respecté les règles américaines. Comme des opérations avaient été dénouées en dollars, on a vu se mobiliser tout l'attirail de l'extraterritorialité du droit américain. Grâce à la convention judiciaire d'intérêt public (CJIP), au PNF et aux plans de remédiation supervisés par l'AFA, on a pu avoir une reconnaissance des faits sans l'opprobre du casier judiciaire, qui aurait interdit à l'entreprise de répondre à tout appel d'offres international.

Ces instruments nous mettent dans une situation qui est relativement équilibrée. Les nouvelles lignes directrices publiées en janvier 2023 par le PNF définissent bien les conditions dans lesquelles se font les négociations, sous la foi du palais, avec des facteurs aggravants et des facteurs diminuants. Nous souhaitons que ces CJIP ne soient pas dévoyées. Elles doivent être réservées aux affaires complexes, transnationales, et ne pas être mobilisées pour régler les petits problèmes de LVMH avec François Ruffin, par exemple. Nous sommes assez inquiets de la tentation que pourraient avoir les entreprises de passer par le biais d'une transaction pénale, certes à la discrétion du PNF - ou de tout autre procureur de la République, puisque cet instrument est à la disposition de tous les procureurs de la République en ce qui concerne l'environnement.

Il ne faut pas dévoyer cet instrument et il faut toujours avoir en tête l'intérêt public : ce n'est pas une convention judiciaire d'intérêt privé. L'intérêt public s'apprécie en fonction d'un certain nombre de critères : il faut que l'entreprise coopère, qu'elle ait pris des mesures de remédiation, qu'elle soit attentive aux victimes, souvent oubliées.

La justice négociée est donc bienvenue, à condition d'être placée dans un cadre qui ne permette pas aux entreprises de faire tout simplement une provision dans leurs comptes pour réduire leur risque pénal. Sinon, l'ensemble de l'esprit et de la lettre de la loi Sapin 2 se trouverait complètement remis en cause. C'est bien un engagement des dirigeants au plus haut niveau qui doit caractériser la détermination à respecter des dispositions qui sont désormais des dispositions conventionnelles - en l'occurrence, la convention de l'OCDE sur la corruption d'agents publics étrangers.

Vous nous interrogez sur l'évolution de la criminalité, les volumes impliqués et l'interpénétration entre économie légale et économie souterraine. C'est un domaine où les chiffres ne sont pas d'une fiabilité totale. En matière de stupéfiants, on est entre 4 milliards et 6 milliards d'euros. Mais quand on voit ce que rapportent certains points de deal, on se dit que c'est un chiffre sans doute très sous-estimé.

Dans l'Union européenne, 4,1 milliards d'euros d'actifs d'origine criminelle ont été saisis en moyenne par an en 2020 et 2021. Même si ce chiffre est en augmentation, on peut en déduire plus de 98 % des profits criminels échappent à la saisie et à la confiscation et restent à la disposition des criminels. Ces derniers trouvent refuge à Singapour ou à Dubaï, les Émirats arabes unis étant de hauts lieux de protection pour les oligarques russes qui cherchent à échapper aux sanctions européennes ou pour les grands réseaux criminels français qui peuvent y faire leurs affaires en toute tranquillité tout en prospérant et en s'enrichissant.

Le contexte est difficile et nous avons souvent affaire à des montages très sophistiqués. Nous disposons tout de même d'un atout essentiel en matière de lutte contre le blanchiment au travers des dispositions législatives qui prévoient que, lorsque le schéma est compliqué, la charge de la preuve s'inverse : c'est au mis en cause de démontrer qu'il n'a pas abusé du droit qui lui était offert. Il faut prendre pleinement en compte cet aspect.

Je le répète : les moyens d'enquête doivent être renforcés. La coopération interservices est aussi très importante et, de ce point de vue, nous attendons toujours, tel Godot, le plan pluriannuel de lutte contre la corruption. Le précédent s'est terminé en 2022 et, depuis, on est au point mort, quand bien même la directrice de l'Agence française anticorruption (AFA) nous dit que les arbitrages interministériels suivent leur cours. Le seul moment de frémissement a été lorsque Didier Migaud, alors garde des sceaux, s'est engagé solennellement sur cette question lors d'un colloque organisé par l'AFA à Bercy. Depuis, je n'ai pas senti que son successeur en faisait une priorité.

Cette dimension est pourtant essentielle : il faut que l'information circule entre les acteurs, que nous puissions saisir Tracfin au bon moment ou encore identifier des zones de vulnérabilité. Si les banques ont des obligations très fortes en matière de lutte anti-blanchiment et sont contrôlées régulièrement à ce titre par l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR), ce n'est pas le cas de toutes les professions réglementées ni a fortiori de celles qui ne le sont pas. Je pense notamment aux agences immobilières.

Mme Sara Brimbeuf, responsable du pôle flux financiers illicites (FFI) de Transparency International France. - Les différents trafics - stupéfiants, êtres humains, déchets ou encore le proxénétisme - ont pour point commun la recherche du profit. Qui dit criminalité organisée dit donc criminalité économique et financière. Nous ne sommes sûrement pas les premiers à vous le dire dans le cadre de cette commission d'enquête : il faut suivre la trace du profit, c'est-à-dire l'argent.

Comme le soulignait le président Patrick Lefas, nous avons un besoin urgent de moyens et d'outils performants. Quelques chiffres illustrent notre marge de progression. Selon une récente publication d'Europol, l'agence européenne qui coordonne les forces de police, 2 % seulement des produits du crime, tous crimes confondus - fraude fiscale, atteinte à la probité, trafic de stupéfiants, trafic d'êtres humains, etc. -, sont saisis dans l'Union européenne. Cela signifie que 98 % restent entre les mains des criminels. C'est donc extrêmement lucratif, puisque ces derniers n'ont que 2 % de chances de se faire prendre. En outre, sur les 2 % saisis, moins de 1 % des produits sont définitivement confisqués.

Ces chiffres très alarmants montrent combien ces activités continuent de prospérer et restent largement impunies. Pour les combattre, il faut s'attaquer franchement à la corruption et au blanchiment, point commun de cette criminalité multiforme. Ainsi, 60 % des réseaux criminels qui opèrent dans l'Union européenne utilisent des méthodes de corruption pour atteindre leurs objectifs illicites et 68 % utilisent des méthodes de blanchiment d'argent de base, telles que la réinjection de l'argent sale dans l'immobilier, dans le circuit bancaire ou encore dans les cryptoactifs, un domaine encore très peu régulé.

Le registre des bénéficiaires effectifs est au coeur de nos plaidoyers et nous avons des propositions très concrètes à formuler à ce sujet.

Mme Charlotte Palmieri, chargée de plaidoyer et contentieux au sein du pôle FFI de Transparency International France. - Les réseaux criminels prospèrent au moyen d'outils d'une extrême complexité et ont recours à des montages financiers d'une sophistication inouïe. Nous avons l'occasion de nous en rendre compte dans le cadre de nos dépôts de plaintes : il est souvent extrêmement complexe de remonter les chaînes de propriété. C'est pour cette raison que nous avons développé ces dernières années un plaidoyer en matière de transparence des bénéficiaires effectifs.

Deux chiffres sont particulièrement parlants : d'une part, 70 % des affaires de corruption impliquent des sociétés qui sont détenues de manière anonyme ; d'autre part, selon l'étude que nous avons conduite en 2023, seulement 69 % des personnes morales en France ont déclaré leurs bénéficiaires effectifs. Cela signifie que 30 % d'entre elles ne l'ont pas fait, une proportion colossale quand on sait qu'il s'agit d'une obligation légale assortie d'une sanction pénale.

Ces constats ont donné lieu à des recommandations que nous avons publiées avec le Conseil national des greffiers des tribunaux de commerce dans un livre blanc en juin 2024. Nous y soulignions la nécessité d'avoir, dans le registre des bénéficiaires effectifs, des données exhaustives, complètes et de qualité. À cet égard, nous avons demandé à plusieurs reprises que soit restaurée l'obligation de déclaration des chaînes de détention, ainsi que des données historiques. Il semble que le projet de loi Ddadue prenne cette direction, ou en tout cas réintègre ces deux dispositions, conformément à nos préconisations, dans le champ du RBE. Son adoption serait donc une excellente nouvelle.

Sur la question de l'accès au RBE, la législation française est en train de prendre acte de la décision de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) et de la sixième directive anti-blanchiment, qui ont fermé au public la consultation du registre des bénéficiaires effectifs. Chez Transparency International, nous le déplorons évidemment, compte tenu du recours assez extensif au registre que nous avons toujours eu.

Cela étant, la manière dont la directive est transposée dans le projet de loi Ddadue nous paraît pour l'heure assurer une interprétation suffisamment large de l'intérêt légitime, à condition bien sûr que cet intérêt légitime soit interprété également de manière extensive par l'Institut national de la propriété intellectuelle (Inpi), qui est en charge de la gestion du registre. À cet égard, nous recommandons que l'Inpi publie régulièrement des statistiques sur le taux d'acceptation et de refus, ainsi que sur les motifs de refus en matière d'octroi de l'intérêt légitime. Il nous semble en effet important d'assurer une transparence sur ce sujet.

La question du renforcement des sanctions en cas de non-déclaration des bénéficiaires effectifs a été évoquée très rapidement. Depuis la création du RBE, plusieurs enquêtes ont été menées et quasiment aucune condamnation n'a été prononcée. Cette infraction est pourtant passible d'une peine d'emprisonnement et d'amendes qui sont toutefois très peu dissuasives. Nous l'avons dit, 69 % seulement des personnes morales en France ont déclaré leurs bénéficiaires effectifs. Il faut donc renforcer les sanctions et le projet de loi de simplification de la vie économique semble aller dans le bon sens, en prévoyant d'augmenter considérablement les amendes en cas de non-déclaration, de 7 500 euros à 200 000 euros pour les personnes physiques et de 37 000 euros à près d'un million d'euros pour les personnes morales. Cette fois, les amendes seraient réellement dissuasives et leur application permettrait d'améliorer grandement le niveau de complétude du registre.

Enfin, il est nécessaire de croiser l'analyse entre plusieurs registres. En menant l'étude qui nous a permis d'identifier des lacunes en matière de déclaration des bénéficiaires effectifs et de détention de biens immobiliers, nous avons pu croiser le cadastre avec les informations contenues dans le RBE. Cette pratique devrait être selon nous développée davantage. Nous conduisons actuellement dans plusieurs sections du mouvement un projet piloté par le siège de Transparency International et soutenu par la Commission européenne, qui vise à documenter l'accès pratique à certaines données clés sur des avoirs que nous savons être des véhicules privilégiés du blanchiment. Dans ce cadre, nous nous intéressons plus particulièrement au fichier national des comptes bancaires et assimilés (Ficoba), aux registres des trusts et fiducies, mais aussi à des registres qui n'existent pas encore, comme ceux sur les yachts, les bateaux de luxe ou les oeuvres d'art. Il nous faut combler rapidement cette lacune.

M. Patrick Lefas. - Pour rebondir sur l'actualité, je signale que l'administration américaine vient de mettre entre parenthèses le registre des bénéficiaires effectifs. C'est inquiétant dans la mesure où de nombreuses actions se font de manière transnationale. L'interconnexion des registres au sein de l'Union européenne est essentielle, mais elle doit être renforcée également au niveau international. Lorsque nous souhaitons accéder, au travers d'une commission rogatoire, à certaines informations, nous devons pouvoir sans coup férir interroger ce type de registre.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Monsieur le président, je voudrais rendre hommage à votre prédécesseur, M. Lebègue, avec lequel nous avions travaillé, avec mes collègues Éric Bocquet et Sophie Taillé-Polian, devenue députée depuis. Nous avions avec lui un rendez-vous quasi mensuel.

C'est pour moi le moment de rappeler que le président Bel comme le président Larcher ont tous deux refusé la création d'une délégation permanente à la lutte contre la fraude et l'évasion fiscales. Cette initiative parlementaire, que nous soutenons, est pourtant utile, tant nous peinons à suivre ces sujets.

En la matière, nous ne faisons pas vraiment recette. Un texte sur la fraude sera discuté la semaine prochaine au Sénat et un certain nombre d'amendements, proposés notamment par le Conseil national des greffes, qui visent à renforcer la transparence, la vérification de l'identité ou encore l'accès au cadastre, ont d'ores et déjà été soit rejetés, soit considérés comme des cavaliers sans rapport avec le texte sur le fondement de l'article 45 de la Constitution. C'est proprement incompréhensible : les mesures envisagées sont pourtant liées à la prévention des entreprises éphémères, dont nous savons à quel point elles peuvent être nuisibles. J'espère que le rapporteur m'écoute et qu'il comprendra à quel point ces amendements sont importants.

J'aimerais connaître votre appréciation sur l'évolution de deux procédures importantes en matière de lutte contre la corruption, la fraude et l'évasion fiscales. Avec Mme Meyer, j'avais beaucoup travaillé sur les lanceurs d'alerte et sur l'harmonisation des procédures qui les concernent. Les dispositifs n'étaient pas encore totalement aboutis. Où en est-on ? Par ailleurs, quelle est votre opinion sur les actions de groupes, qui me semblent permettre une meilleure judiciarisation d'un certain nombre de problèmes ?

Monsieur le président, je n'ai pas les yeux de Chimène pour les conventions judiciaires d'intérêt public. En réalité, pour des entreprises qui provisionnent, ces conventions finissent par être indolores pour les dirigeants qui ont fauté et par être payées par la personne morale. Nous devons être vigilants sur leur utilisation : elles peuvent être bénéfiques et présentent l'avantage de la rapidité, mais je crains que l'on détourne ces conventions de leur objet du fait de l'impunité de la personne physique qui a tenu le crayon à un moment ou à un autre dans le dispositif. J'aimerais que nous en parlions.

Enfin, menez-vous une action européenne ? S'il n'existe pas de Ficoba européen, la dernière directive prévoit des points de contact qui en feraient plus ou moins office dans un certain nombre de pays, sachant que la moitié des pays européens ne disposent pas de fichier des comptes bancaires. Comment imaginez-vous améliorer les dispositifs ? Le registre des bénéficiaires effectifs est important, mais les comptes bancaires le sont tout autant. En la matière, le dispositif de contrôle est encore bien trop insuffisant. Et je ne vous parle pas d'un fichier des contrats de capitalisation et d'assurance vie (Ficovie), mais simplement d'un Ficoba européen. Vos partenaires et institutions soeurs dans le reste de l'Europe travaillent-ils sur un fichier des comptes bancaires ? Cela me semble de la plus haute importance.

M. Patrick Lefas. - Je vous remercie d'avoir mentionné Daniel Lebègue, qui a conduit aux destinées de l'association pendant une bonne quinzaine d'années. Il est notamment à l'origine de la première plainte sur les biens mal acquis, ce qui était loin d'être évident. À l'époque, nous n'avions pas d'agrément et avons été contestés à tous les étages par l'ensemble du barreau de Paris, qui défendait les clans dont nous mettions en cause la probité. Il sera tout à fait sensible à vos propos lorsque je lui en rendrai compte.

Sur la convention judiciaire d'intérêt public, nous avons fait des propositions assez précises à la suite de la publication des lignes directrices. Premièrement, il faudrait que la chancellerie - elle seule peut le faire - produise en matière environnementale l'équivalent des lignes directrices afin de définir les conditions dans lesquelles les associations peuvent être parties prenantes dans la procédure. Pour le moment, elles en sont exclues.

Deuxièmement, il y a un enjeu autour de l'articulation entre, d'une part, la responsabilité pénale de la personne morale - cette caractéristique française, calquée sur les systèmes anglais et américain, est absente en Allemagne et présente incontestablement un caractère vertueux - et la responsabilité des personnes qui ont fauté. Le plus souvent, il faut remonter au niveau des dirigeants, au moins pour négligence. Cela s'appelle la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC).

Il se trouve que dans une affaire récente que je ne nommerai pas, il y a eu homologation d'une convention judiciaire d'intérêt public, mais rejet de l'homologation de la CRPC, qui conduit automatiquement au procès. Le dirigeant en question, qui avait pignon sur rue, s'en était étonné. Ayant reconnu les faits, il considérait qu'il y avait une atteinte aux droits de la défense. J'en tire deux enseignements. Le premier est que l'homologation doit se faire sur une base collégiale. Le second est l'intérêt, dans ce cadre, d'auditionner les parties prenantes. Par ailleurs, il faudrait que les motivations de la convention judiciaire d'intérêt public soient précisées, de même que ses critères d'homologation. Par rapport à un procès pénal, où l'ensemble des éléments du dispositif sont précisés, nous avons là un écart relativement important.

Quant aux critères ouvrant la voie à transaction, ils doivent tenir compte de la participation effective et de la volonté de réformer des dirigeants. L'absence de volonté doit conduire, les conditions n'étant pas réunies pour une convention, à la tenue d'un procès.

Nous devons travailler sur la convention judiciaire d'intérêt public de manière à ce qu'elle ne soit pas dévoyée et que nous puissions articuler les responsabilités individuelles avec la responsabilité de la personne morale. Le PNF a tout de même bien progressé dans la compréhension des mécanismes financiers. Le fait d'avoir des assistants qui apportent leur expertise sur la comptabilité des grandes entreprises est évidemment tout à fait précieux. Sur ce point, nous notons donc des progrès et des points de vigilance.

Sur les lanceurs d'alerte, la loi du 21 mars 2022 visant à améliorer leur protection, dite loi Waserman, est un progrès incontestable. Il reste tout de même un très grand champ de secrets protégés par la loi. Le plus souvent, le lanceur d'alerte est livré à lui-même, dans des conditions parfois dramatiques. Je siège au bureau de la Maison des lanceurs d'alerte et je peux vous assurer que certains cas individuels sont très préoccupants. Nous avons des personnes qui ont perdu leur emploi, dont le couple a éclaté, qui n'ont plus de ressources. Lorsqu'il s'agit d'un policier, l'omerta fait qu'il est absolument disqualifié. Et dans les grandes entreprises publiques, c'est en réalité la même chose.

Il faut travailler sur un statut pénal du lanceur d'alerte. Ce dernier doit bénéficier d'un soutien financier et psychologique. Ces personnes sont souvent dans le déni : nombre d'entre elles sont atteintes psychologiquement et ont besoin d'être accompagnées. Certes, la Maison des lanceurs d'alerte agit avec ses faibles moyens, mais cette responsabilité relève éminemment de la puissance publique. C'est d'ailleurs écrit noir sur blanc dans le rapport bisannuel du Défenseur des droits. Avec le décret d'application de la loi Waserman, qui listait quarante-quatre autorités pouvant être saisies, nous avons cru détenir le nec plus ultra de la protection du lanceur d'alerte. En réalité, sur ces quarante-quatre autorités, une quarantaine n'ont jamais vu un lanceur d'alerte et le décret date déjà de deux ans et demi. Nous avons là un véritable sujet.

Mme Sara Brimbeuf. - La question des actions de groupe est très intéressante. Une action de groupe est une procédure par laquelle des victimes se rassemblent pour obtenir plus facilement réparation de leurs préjudices individuels. Sans être experts en la matière en France, nous constatons que le processus peut être amélioré : il est peu utilisé et les freins restent nombreux.

Transparency se rapproche en ce moment d'associations de consommateurs pour interroger le coût de la corruption. En effet, la corruption a toujours un coût. Par exemple, lorsque des pots-de-vin sont versés pour obtenir un marché public dans la construction, cela peut se traduire par des matériaux de mauvaise qualité et, finalement, par un risque accru pour l'usager, qui peut le payer de sa vie.

Un cas très intéressant aux États-Unis fait d'ailleurs l'objet d'une action de groupe. Dans le cadre d'un pacte de corruption, une entreprise du secteur de l'électricité a versé des pots-de-vin aux autorités locales pour obtenir un marché public. Elle a reconnu les faits dans le cadre d'une CJIP à l'américaine et les consommateurs qui ont vu leur facture flamber durant la période concernée par ce pacte de corruption se sont réunis en action de groupe pour obtenir réparation de leur préjudice, estimé à plusieurs centaines de millions de dollars.

Cela fonctionne donc, même si les grands succès à l'étranger dont nous pourrions nous inspirer en France restent peu nombreux. Dans les pays anglo-saxons, les actions de groupe commencent à être appréhendées, et plus seulement par les entreprises. Les premières actions que nous avons vu prospérer dans le domaine anticorruption concernaient des plaignants actionnaires ou acteurs économiques, qui avaient perdu un marché dans le cadre de procédures de candidature ou d'appels d'offres de marchés publics. Le fait est que, désormais, le consommateur, la personne privée, le citoyen, l'usager se saisissent de cet outil, aux États-Unis notamment. Cela nous intéresse.

Nous travaillons donc sur la question. Nous devons expertiser et déterminer si notre action de groupe à la française permet d'obtenir ce type de résultats. En l'état, je ne le pense pas, mais nous réfléchissons à une éventuelle réforme. Je le répète, la corruption a un coût pour le consommateur, pour l'usager et pour le citoyen tout simplement.

Enfin, sur les Ficoba, l'étude qu'a mentionnée ma collègue et que nous menons sur l'accès des différentes autorités européennes aux registres de différents actifs, dont les actifs bancaires, est un exemple d'initiatives que nous prenons au sein du mouvement pour inciter les autorités étrangères à se rendre compte des bonnes pratiques. En France, le Ficoba est une bonne pratique. Il est utile de la présenter à l'étranger de manière synthétique, afin de montrer qu'il est possible de changer la donne en matière de lutte contre la criminalité économique et financière.

Mme Charlotte Palmieri. - Oui, plusieurs pays de l'Union européenne n'ont pas de fichier. Nous essayons actuellement de cartographier la situation pour toute une série d'avoirs, parmi lesquels les comptes bancaires. Y a-t-il des registres ? Quel accès pouvons-nous y avoir ? Les données sont-elles complètes ? Nous y travaillons avec plusieurs pays de l'Union européenne dans le cadre d'une cellule localisée à Bruxelles. Nous allons publier très prochainement les premiers résultats de cette étude. Malheureusement, elle ne porte pas sur tous les pays de l'Union européenne, sur quelques-uns seulement, dont la France. Elle montre les lacunes qui existent et signale des opportunités d'amélioration. Nous vous communiquerons ces premiers résultats d'ici deux mois, je pense. Ce type d'étude vise à asseoir un plaidoyer pour renforcer l'interconnexion entre les registres au niveau européen.

M. Patrick Lefas. - Le Conseil constitutionnel a reconnu un intérêt public à la lutte contre la fraude fiscale. Il ne l'a pas reconnu à la lutte contre la corruption et le blanchiment.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Pas encore...

M. Patrick Lefas. - Il y a là une marge de progression. Le Conseil a également exclu que nous ayons accès au registre des trusts. Il en ira de même, sans doute, d'un registre des oeuvres d'art ou des navires.

Pourtant, les sanctions ont montré qu'il était parfois impossible de savoir où sont les navires. Les chantiers navals qui réparent ou qui développent les bâtiments sont tenus par la plus stricte confidentialité. Il faut pourtant appréhender cette réalité si nous voulons nous donner les moyens de lutter efficacement contre la délinquance financière, la criminalité organisée et le contournement des sanctions internationales.

Cela implique de reconnaître dans notre droit un intérêt supérieur aux autres libertés, aux droits de la propriété, de la personne, etc. Ce serait une construction différente de celle qui, jusqu'à présent, a prévalu en droit constitutionnel.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - La volonté politique doit être au rendez-vous. Au stade où nous en sommes de nos auditions, des marges de progrès extrêmement importantes se dégagent. Il y a plusieurs dispositifs à améliorer, si toutefois des contingences diplomatiques ne viennent pas nous empêcher de titiller des territoires non coopératifs, des ports francs et un certain nombre d'outils de détournement, pourtant bien identifiés... Il faut arrêter de penser que la fraude ou l'évasion fiscale est un crime sans victimes.

M. Raphaël Daubet, président. - Merci à tous.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 16 h 30.