Lundi 14 avril 2025

- Présidence de M. Raphaël Daubet, président -

La réunion est ouverte à 15 h 00.

Audition de Mme Bernadette Pinet-Cuoq, présidente exécutive de l'Union Française de la Bijouterie, Joaillerie, Orfèvrerie, des Pierres et des Perles (UFBJOP), et M. Joey Lager, directeur des achats et du développement commercial de la société Rubel & Ménasché

M. Raphaël Daubet, président. - Nous commençons nos travaux de ce jour par l'audition commune de Mme Bernadette Pinet-Cuoq, présidente exécutive de l'Union française de la bijouterie, joaillerie, orfèvrerie, des pierres et des perles (UFBJOP), et de M. Joey Lager, directeur des achats et du développement commercial de la société Rubel & Ménasché.

Madame la présidente, monsieur, les métiers que vous représentez, à savoir le travail des métaux précieux et des pierres précieuses, ont toujours attiré les convoitises des criminels. Nous vous avons sollicités aujourd'hui, car vous faites partie des professions assujetties à la déclaration de soupçon en matière de blanchiment, tant lors de l'acquisition de vos matières premières que dans le cadre des achats, par les clients de vos créations, de métaux précieux ou de pierres précieuses. Nous sommes aussi très intéressés par votre vision de la situation sur la mise en oeuvre des sanctions internationales.

Je vous indique, madame la présidente, monsieur, que cette audition fera l'objet d'une captation et d'une diffusion en direct sur le site internet du Sénat et qu'un compte rendu sera publié.

Enfin, je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Bernadette Pinet-Cuoq et M. Joey Lager prêtent serment.

M. Raphaël Daubet, président. - Je vous propose d'intervenir pour une présentation liminaire, après quoi Mme le rapporteur, puis ceux de nos collègues commissaires qui le souhaitent, vous poseront leurs questions.

Mme Bernadette Pinet-Cuoq, présidente exécutive de l'Union française de la bijouterie, joaillerie, orfèvrerie, des pierres et des perles (UFBJOP). - L'UFBJOP est l'unique organisation professionnelle qui regroupe les acteurs de toute la chaîne de valeur de la bijouterie-joaillerie : créateurs, concepteurs, négociants en métaux précieux ou en pierres précieuses, ainsi que les ateliers cotraitants des maisons et groupes de luxe, qui interviennent à la fois en amont, en tant que donneurs d'ordre auprès de leurs fournisseurs, et en aval, en tant que distributeurs.

Elle compte 200 adhérents et représente près de 80 % du marché.

Cette filière est spécifique en ce qu'elle reste, en 2024, une filière de production. La production française de bijoux précieux représente 20 000 salariés pour un chiffre d'affaires de 5,1 milliards d'euros, soit une hausse de 8 % par rapport à 2023, dont 1 milliard d'euros pour la sous-traitance.

Arrimée au développement des maisons de la place Vendôme, cette production a été multipliée par 3,3 en dix ans ; elle est quasiment entièrement dédiée à l'exportation, qui s'élève à 8,4 milliards d'euros, également en hausse de 8 % par rapport à 2023. Cette dynamique a permis d'améliorer le solde commercial de 2 milliards d'euros, avec un taux de couverture des importations de 168 %.

Mon exposé portera sur les outils dont disposent les professionnels, assujettis au dispositif de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme (LCB-FT) tout au long de cette supply chain spécifique, sur leur évaluation ainsi que sur les propositions d'amélioration, en réponse aux préoccupations du Sénat : comment le dispositif s'applique-t-il aujourd'hui et comment peut-on l'améliorer, notamment face à la menace de la délinquance financière en général, et du narcotrafic en particulier ?

Concernant le dispositif légal, nous dépendons de l'article L. 561-2 du code monétaire et financier, qui impose un seuil de vigilance fixé à 10 000 euros. Sont concernés : les négociants en métaux précieux ou en pierres précieuses, opérant en business to business (B to B), et les joailliers détaillants des groupes de luxe, intervenant en business to consumer (B to C).

Je signale que notre organisation professionnelle représente le secteur de la joaillerie, à l'exception de l'horlogerie, des arts de la table, des salles des ventes et des marchands d'art.

Pour ce qui est des sanctions économiques internationales, depuis le 24 février 2022, l'Union européenne (UE) a adopté seize paquets de sanctions à l'encontre de la Russie, comportant des mesures individuelles, des gels d'avoirs, des interdictions de visa, des mesures sectorielles et des mesures diplomatiques.

Le douzième paquet de sanctions de l'UE contre la Russie, adopté le 18 décembre 2023, a instauré plusieurs restrictions concernant les importations de diamants russes, applicables selon deux modalités : à compter du 1er janvier 2024, interdiction d'acheter, d'importer ou de transférer directement des diamants bruts non industriels - naturels et synthétiques - originaires de Russie ; à compter du 1er mars 2024, l'interdiction est étendue aux diamants russes transformés dans des pays tiers.

Nous en sommes aujourd'hui au seizième paquet de sanctions, qui a été adopté en février 2025. Il renforce les restrictions sur les diamants russes, en introduisant deux ajustements pour améliorer la traçabilité et l'efficacité des sanctions précédentes.

Pour les importations de diamants bruts, un certificat conforme au règlement du Conseil, indiquant clairement le ou les pays d'extraction d'origine des diamants bruts, est désormais requis. Cette procédure doit être effectuée auprès du Diamond Office d'Anvers.

Pour les diamants polis, l'obligation de fournir des preuves de traçabilité attestant qu'ils n'ont pas été extraits, transformés ou produits en Russie est maintenue, avec un renforcement de cette obligation au 1er janvier 2026.

Il convient de souligner le rôle majeur de notre organisation professionnelle dans la mise en oeuvre du dispositif de LCB-FT.

Nous organisons régulièrement des réunions d'information. Nous avons notamment participé, dans le cadre de l'évaluation de la France, aux travaux du groupe d'action financière (Gafi). Nous entretenons des échanges fréquents avec la direction générale du Trésor, la direction de Tracfin et la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), qui est l'autorité de contrôle des professionnels détaillants.

De plus, nous collaborons avec la direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED), qui est l'autorité de contrôle des professionnels négociants en métaux précieux et en pierres précieuses.

Nous contribuons également à l'interopérabilité du dispositif au niveau de notre secteur. Nous avons participé à l'analyse sectorielle des risques de blanchiment de capitaux et de financement du terrorisme pour les négociants en métaux précieux et en pierres précieuses, ainsi qu'à l'élaboration du mémo, c'est-à-dire du mode opératoire, et des principes d'application sectoriels (PAS) relatifs aux opérations sur les métaux précieux.

Enfin, nous venons de recevoir ce matin, de la part de la direction générale des douanes et droits indirects (DGDDI), les résultats du questionnaire d'auto-évaluation que nous avons largement diffusé auprès de nos membres négociants en métaux précieux et pierres précieuses, permettant à chaque professionnel d'évaluer ses connaissances en matière de LCB-FT, ainsi que la conformité de son dispositif.

La DGDDI constate une mobilisation des professionnels, avec une augmentation de 55 % du nombre de répondants. Les dispositifs de LCB-FT sont en constante amélioration : 49 % des répondants ont actualisé leur classification des risques, tandis que 41 % ont mis à jour leur corpus procédural. De plus, 82 % d'entre eux conservent une copie de la pièce d'identité et 70 % refusent les opérations atypiques.

Concernant les sanctions, à la suite de la décision du G7, prise en 2023, d'imposer un embargo sur les diamants russes, notre industrie, sous l'égide de l'UFBJOP, a activement participé à la construction du dispositif de sanctions, de façon à le rendre « implémentable » dans les process des opérateurs et les flux mondiaux. Depuis l'adoption du douzième paquet de sanctions, nous avons tenu des réunions régulières avec les autorités et les professionnels concernés pour proposer des mesures opérables et réalistes.

Dans une note de position du 6 octobre 2023, nous avons rappelé que l'industrie du diamant est pleinement engagée dans la mise en oeuvre des sanctions du G7 visant les diamants russes, tout en proposant des améliorations des standards en matière de traçabilité. Cela implique une approche sans compromis pour garantir l'origine minière des diamants, étendre cette exigence à tous les diamants ronds supérieurs à 0,5 carat et inclure la déclaration du pays d'origine. Nous avons fourni des lignes directrices et des préconisations pour chaque niveau de la chaîne de valeur du diamant, tant auprès des autorités que de l'Union européenne, couvrant la mine, le midstream, les tailleries de diamants, le négoce et le contrôle des tailleurs d'office.

La prochaine étape, qui sera décisive, consistera à poursuivre les réunions de concertation pour l'application du seizième paquet de sanctions. Comme je le signalais précédemment, à partir du 1er janvier 2026, un mécanisme de certification fondé sur la traçabilité sera mis en place pour les diamants polis, l'objectif étant de passer d'une traçabilité déclarative à une traçabilité documentée et prouvable, en concertation avec la place d'Anvers.

La cotation du risque, qui guide l'assujettissement de nos professionnels, résulte d'une analyse des menaces et des vulnérabilités. Concernant le commerce de détail en horlogerie, bijouterie, joaillerie et orfèvrerie, le risque global en matière de blanchiment de capitaux et de financement du terrorisme est jugé modéré. À l'échelle nationale, le risque lié à l'or est considéré comme élevé en termes de blanchiment de capitaux, tandis que celui des autres métaux précieux et pierres précieuses est jugé modéré. Le risque de contournement des sanctions est également modéré et celui du financement du terrorisme est jugé faible.

La mesure du risque est effectuée selon la méthodologie suivante : le risque est égal à la somme des menaces et des vulnérabilités, diminuée par les mesures d'atténuation.

Les menaces sont bien établies et très déterminées, notamment les réseaux de blanchiment professionnels, la fraude fiscale et le recel liés à l'or, ainsi que le recel et l'intégration de pierres précieuses d'origine illicite. Il convient également de souligner les mesures transversales telles que le recours à des professionnels complices ou encore l'utilisation de ces actifs comme avoirs criminels.

Les vulnérabilités sont liées aux produits. Pour l'or, elles tiennent à l'existence d'un marché mondial parfois perçu comme insuffisamment régulé. Pour ce qui concerne les diamants, le marché international présente également des risques en raison de leur fonction de réserve de valeur et de substitut à la monnaie. La proximité géographique de certains pays considérés comme attractifs est un facteur aggravant.

D'autres vulnérabilités relèvent des pratiques commerciales, comme les ventes en ligne, et des difficultés dans la mise en oeuvre de la réglementation, dont l'appropriation par certains opérateurs est limitée. Enfin, les sanctions internationales sont elles aussi une source de fragilité.

Les menaces et les vulnérabilités constituent un état de fait. Ces risques peuvent être modérés ou nuancés, mais le secteur dispose, comme l'ont reconnu les différentes instances concernées, de mesures d'atténuation et de surveillance extrêmement solides. Le Gafi a d'ailleurs souligné que la France disposait d'un dispositif réglementaire « robuste, sophistiqué et très efficace » à plusieurs titres dans la LCB-FT.

Depuis vingt ans, l'industrie s'est dotée de standards très exigeants régissant les pratiques des professionnels tout au long de la chaîne de valeur de la bijouterie-joaillerie, depuis l'extraction minière jusqu'à la vente au détail. Ces standards se concentrent sur la conformité et la transparence et sont portés par le Responsible Jewellery Council (RJC), qui compte 2 000 membres à travers le monde.

Depuis 2001, les négociants en métaux précieux et pierres précieuses sont assujettis à la réglementation LCB-FT, qui impose le seuil de vigilance de 10 000 euros. La réglementation sur la garantie des métaux précieux, qui date du XIIIe siècle, inclut des poinçons de titre, de maître et de responsabilité, ainsi que des bureaux de garantie, qui forment un véritable arsenal de traçabilité et de contrôle.

Les professionnels doivent également tenir un livre de police indiquant la nature, les caractéristiques et la provenance des biens vendus.

De plus, des seuils de paiement en espèces sont définis pour les résidents français et étrangers, et le paiement en espèces est interdit pour le rachat d'or.

Quant à la réglementation douanière, elle impose deux exigences : d'une part, la déclaration des mouvements de fonds, le cash control, pour les transactions impliquant de l'or ; d'autre part, l'obligation, en vertu de l'article 215 du code des douanes, de détenir et de pouvoir présenter à tout moment les preuves de l'importation légale des bijoux, perles ou pierres précieuses.

En ce qui concerne les mesures sectorielles, il convient de mentionner le « processus de Kimberley », qui vise à mettre un terme au commerce des « diamants de la guerre », aussi appelés les « diamants de conflits », afin d'empêcher que le profit issu de leur vente ne soit utilisé pour financer des guerres ou des mouvements de rébellion contre les gouvernements.

Soutenu par un mandat des Nations unies, ce processus regroupe quatre-vingt-deux pays, représentant la quasi-totalité de la production mondiale de diamants - je citerai le Botswana, l'Angola, l'Afrique du Sud ou encore le Canada. Juridiquement, en l'absence de bureau et de secrétariat permanent, il s'agit non pas d'un accord international à proprement parler, mais plutôt d'une réglementation. Le certificat KP, délivré dans ce cadre, accompagne les ventes de diamants bruts et atteste qu'ils ne sont pas utilisés pour soutenir des conflits armés. De plus, les participants doivent fournir un rapport annuel et mettre en place des législations et des contrôles concernant l'exportation, l'importation et le commerce intérieur des produits.

J'en viens au RJC.

Le secteur de la joaillerie s'est doté d'outils visant à maîtriser sa chaîne de valeur, à travers des dispositifs normatifs et dans une logique d'amélioration continue pour élever les niveaux de standards. Il y a vingt ans, la profession a anticipé les enjeux d'éthique et de traçabilité des bonnes pratiques, en créant un standard unique à l'échelle internationale. Ce standard repose sur des audits réalisés tous les trois ans par des tiers indépendants internationaux et est constamment renforcé par les due diligences des donneurs d'ordre.

Aujourd'hui, tous les opérateurs travaillant pour les maisons de la place Vendôme ont l'obligation d'être certifiés par le RJC. Celui-ci a intégré les exigences liées à la LCB-FT dans deux de ses standards.

Le premier, le code des pratiques (COP), prévoit une connaissance approfondie du client. Cela implique l'identification formelle des parties prenantes, la vérification que la contrepartie et, le cas échéant, les bénéficiaires effectifs ne figurent sur aucune liste gouvernementale, ainsi que l'obligation, pour le supplier, de s'assurer de la nature et de la légitimité de leurs activités.

Le second, le Chain of Custody (COC), est une certification volontaire qui s'applique à la chaîne d'approvisionnement des métaux précieux. Les pratiques sont auditées à chaque étape de la transformation de l'or par un tiers indépendant. Ce standard constitue une référence solide pour la mise en place des due diligences en matière de traçabilité. Révisé en 2024, il a renforcé ces exigences, y compris pour permettre le retour des matériaux dans les stocks admissibles au COC - la demande de la filière luxe est ciblée sur l'or COC, qui est de l'or tracé.

Notre organisation siège au conseil d'administration du RJC, contribue à l'évolution et au renforcement de ses standards. Les priorités définies en comité stratégique incluent notamment l'élaboration d'un nouveau standard dédié à la traçabilité de la chaîne d'approvisionnement des diamants. Pour rappel, le RJC fonde ses principes de due diligence sur ceux de l'OCDE, en particulier le Guide sur le devoir de diligence pour des chaînes d'approvisionnement responsables en minerais provenant des zones de conflit ou à haut risque.

Comment le dispositif est-il mis en oeuvre de manière opérationnelle ?

Les opérateurs assujettis, à savoir les détaillants et les négociants en métaux précieux ou en pierres précieuses, respectent les procédures décrites dans le mémo par le pôle d'analyse sectorielle. L'approche par le risque est très implémentée : elle consiste à identifier, évaluer et réduire le risque.

L'identification commence par l'analyse du client. Le pays est-il sous embargo ? Y a-t-il des signaux d'alerte tels que le montant de l'opération, la provenance des fonds ? Le client est-il politiquement exposé ?

Ensuite, l'évaluation implique de croiser les vulnérabilités du client par rapport à la transaction et au canal de distribution. Est-ce un client occasionnel ? Le montant est-il inférieur au seuil fixé ? La transaction est-elle effectuée en présentiel ? Lorsqu'il s'agit d'une personne politiquement exposée, il convient également d'examiner s'il existe un lien avec une société complexe, un fonds provenant d'un État à risque ou l'intervention d'un tiers.

Après l'évaluation, des actions sont mises en place pour réduire le risque, conformément au principe du KYC - know your customer -, visant à connaître son fournisseur, son interlocuteur. Ensuite, les paiements sont contrôlés et, bien entendu, les opérations sont suivies, ce qui peut mener à une déclaration de soupçon.

Voici quelques exemples de cette cotation du risque, qui peut être faible, modérée ou élevée : un client occasionnel qui se présente en personne pour un montant inférieur à 10 000 euros représente un risque faible, avec une vigilance allégée ; une relation d'affaires à distance pour un montant supérieur au seuil fixé est un risque modéré, avec une vigilance standard ; une personne politiquement exposée, associée à une société complexe et un montant important impliquant plusieurs parties, est considérée comme un risque élevé, ce qui entraîne une vigilance renforcée.

Je signalerai aussi le renforcement des exigences sur l'initiative des entreprises. Les PAS précisent qu'un client qui exécute moins de trois opérations ponctuelles sur une année glissante, ou quatre opérations sur deux ans, n'est pas une relation d'affaires. Toutefois, certains opérateurs choisissent de réduire cette fréquence, renforçant ainsi leur devoir de vigilance permanent envers les relations d'affaires.

Par ailleurs, certains se sont dotés d'un comité de risque, chargé d'examiner les profils critiques en vue de décider d'une éventuelle déclaration de soupçon, ainsi que d'un droit d'alerte pour les employés en contact avec la clientèle. D'autres ont même développé des applications digitales à destination des vendeurs, permettant ainsi de qualifier le risque et d'ajuster le niveau de vigilance au fur et à mesure de la saisie des données.

En ce qui concerne le secteur du diamant, les entreprises membres de notre organisation appliquent le dispositif légal ainsi que des diligences spécifiques renforcées. À titre d'exemple, des audits et des visites sont menés par des collaborateurs, qui s'appuient sur une cartographie des flux de production, tant physiques qu'informatiques, afin de valider la traçabilité des pierres. Des audits complémentaires sont également réalisés par des auditeurs mandatés par leurs clients. Ces contrôles comportent des tests de réconciliation entre les factures d'achat de brut et celles de vente de diamants taillés, et l'examen des fichiers mensuels.

En matière de sanctions, nous effectuons des due diligences et une traçabilité renforcée. Dès l'introduction des diamants dans les paquets de sanctions à l'égard de la Russie, notre organisation s'est mobilisée avec les professionnels pour contribuer à la bonne opérabilité des mesures restrictives. Nous avons également porté la vision de l'industrie en faveur d'un objectif à plus long terme : instaurer une traçabilité des diamants, du brut au poli, soutenue par une solution technologique robuste et éprouvée.

Dans le cadre de ces sanctions internationales, et plus particulièrement de celles qui sont imposées par l'UE, les diamants bruts doivent être accompagnés de preuves solides attestant qu'ils ne proviennent pas de Russie ou qu'ils n'y ont pas transité. La note de la DGDDI détaille les éléments de preuve documentaires nécessaires, notamment le certificat du « processus de Kimberley », qui accompagne le diamant tout au long de son cycle de vie. S'y ajoutent les documents de traçabilité, tels que les factures commerciales et les déclarations d'origine précises, et les justificatifs de la chaîne d'approvisionnement démontrant que les diamants ont été extraits, taillés ou négociés en dehors de la Russie, avec l'horodatage des étapes et la garantie de l'absence de liens avec les entités sanctionnées.

En résumé, le « processus de Kimberley » et le certificat G7 représentent des outils puissants pour la traçabilité des diamants bruts. Ils sont ainsi la pierre angulaire dans l'application des sanctions. À cet égard, le centre d'Anvers est le seul habilité à certifier les diamants bruts entrant sur le territoire de l'UE.

J'exposerai maintenant les propositions d'amélioration du dispositif.

Je commencerai par évoquer l'actuelle réforme de la garantie des métaux précieux dans le cadre des travaux de modernisation et de simplification administrative.

La suppression des taxes perçues par les bureaux de garantie pour le poinçonnage des titres a entraîné la transposition des articles du code général des impôts (CGI) relatifs à la réglementation des métaux précieux dans le code de commerce. Cela a eu pour effet de faire disparaître la finalité fiscale de cette réglementation, les activités concernées étant désormais régies par le droit commun.

Nous nous réjouissons de cette évolution et appelons de nos voeux un engagement de l'État en faveur de la modernisation et de la simplification du dispositif actuel, en étroite collaboration avec les services de la garantie et des douanes. Il est nécessaire d'adapter les outils déjà implémentés par l'État, afin de permettre des contrôles efficients, ciblés soit sur les flux, soit sur les titres de métaux précieux, et issus d'une analyse des risques à laquelle nous pourrions contribuer activement.

Nous visons quatre chantiers principaux : la modernisation des outils de suivi à disposition de l'administration ; la déclaration des opérateurs ; le contrôle des délégations de poinçons, qui devrait être digitalisé ; enfin, la reconnaissance européenne du poinçon de garantie et de la convention de Vienne, afin de faciliter les flux entre pays contractants et de renforcer la traçabilité.

Il est également nécessaire de réfléchir à la finalité du livre de police et, a minima, à une accréditation des logiciels permettant d'assurer la traçabilité des flux. Il s'agit de renforcer les contrôles sur les opérateurs de faible maturité qui seraient jugés à risque. Enfin, nous sommes favorables à un reporting des contrôles rendus aux organisations professionnelles.

Deuxième point : le niveau de paiement en espèces.

Pour être efficace, tout dispositif de LCB-FT doit s'appuyer sur une harmonisation des seuils de paiement au niveau européen, ainsi que sur la cohérence des plafonds entre les pays voisins, en tenant compte des vulnérabilités transfrontalières liées au marché du luxe.

Les mesures de vigilance actuellement reconnues au niveau européen reposent sur un seuil de paiement de 10 000 euros. Il s'agit de cibler de manière plus efficace les opérations à risque, qu'elles proviennent de pays tiers ou de résidents de l'UE, dès lors qu'elles dépassent un seuil significatif.

La directive européenne de janvier 2024, que nous avons d'ailleurs portée au sein de notre association européenne, a pour objectif d'harmoniser les plafonds de paiement en espèces au sein des États membres. Une limite commune de 10 000 euros a ainsi été fixée pour lutter contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme et pour uniformiser des réglementations qui étaient et qui restent encore disparates parmi les vingt-sept pays de l'UE.

Les États membres sont tenus de transposer cette directive dans leur législation nationale. Les pays n'ayant pas de limitation devront introduire ce plafond de 10 000 euros, tandis que les autres devront ajuster leur réglementation en conséquence. Selon nous, ces transpositions seront propices à un renforcement du dispositif LCB-FT.

Troisième point : la traçabilité des diamants avec le seizième paquet de sanctions.

Au niveau européen, la filière du luxe a totalement banni les diamants russes, appliquant strictement les sanctions et s'engageant à mettre en place des dispositifs en collaboration avec l'UE. Cette démarche est renforcée par la centralisation de la délivrance du certificat G7 par le Diamond Office à Anvers, garantissant que les diamants bruts ne sont pas russes. Les certificats du « processus de Kimberley » mentionnant des mixed origins ne sont plus acceptés : les pays d'origine doivent être clairement indiqués sur le certificat G7. Ce système de contrôle des diamants bruts peut être qualifié de waterproof - pardonnez-moi cet anglicisme !

Pour les diamants taillés, dont la chaîne d'approvisionnement est beaucoup plus longue et complexe, l'UE a demandé la mise en place d'un système de full traceability auquel notre industrie contribuera, dans le prolongement des relations que nous avons engagées depuis 2023 lors de la mise en place des sanctions. Ce dispositif sera applicable à compter du 1er janvier 2026.

Notons également l'alignement des pratiques des États membres avec celles des autres pays du G7. L'autodéclaration de l'importateur, certifiant que les diamants ne sont pas russes, est corroborée par une inspection au Diamond Office.

En résumé, l'enjeu de traçabilité prescrite par l'Union européenne est donc crucial non seulement pour assurer l'application des sanctions, mais aussi pour conforter la transparence et la traçabilité de la chaîne d'approvisionnement. Cet objectif est clairement affirmé par notre industrie.

Pour conclure, notre filière, qui s'appuie sur un corpus législatif et réglementaire extrêmement solide, adopte une stratégie d'amélioration continue, en élevant les pratiques conduites au niveau mondial, notamment grâce au RJC. Cette position est confortée par les exigences de due diligence des donneurs d'ordre à l'égard de leurs fournisseurs.

Il s'agit donc d'un modèle systémique, ordonnancé entre les dispositifs légaux et réglementaires, les standards sectoriels que l'industrie a volontairement adoptés, audités par des tiers indépendants, et les due diligences additionnelles.

Je crois pouvoir dire que notre industrie va au-delà de ses engagements. En imposant des standards exigeants et évolutifs en matière de bonnes pratiques et de traçabilité, elle exerce une action significative sur toute la supply chain. Cet alignement sur des standards élevés induit en effet l'exclusion économique des opérateurs aux pratiques ambiguës.

Sur ce point, notre filière est en parfaite cohérence avec les objectifs de lutte contre la délinquance financière sous toutes ses formes. Il existe une convergence totale entre les objectifs éthiques irréprochables du secteur du luxe, la préservation de l'intégrité de la chaîne de valeur, la confiance du consommateur et, bien sûr, les objectifs de lutte contre le blanchiment des capitaux et l'application des sanctions.

Notre organisation et ses adhérents sont des parties prenantes actives dans la mise en oeuvre du dispositif LCB-FT et l'application des sanctions. Nous contribuons également à son amélioration, en collaboration avec les instances de gouvernance, sur deux sujets spécifiques : d'une part, développer un dispositif de traçabilité robuste permettant à terme de s'affranchir des flux de diamants et d'aller au-delà des sanctions ; d'autre part, dans le cadre du plan d'action national de 2021 concernant le dispositif de LCB-FT, poursuivre la rationalisation du cadre de supervision, mener des actions de communication et de sensibilisation et améliorer les outils.

Ainsi, la lutte contre le blanchiment de capitaux et le respect des sanctions sont étroitement liés, afin que l'ensemble de la filière s'acquitte pleinement de ses obligations économiques, sociales, environnementales et citoyennes. Ces enjeux constituent une priorité de son action.

M. Joey Lager, directeur des achats et du développement commercial de la société Rubel & Ménasché. - Nous sommes diamantaires historiques des grandes maisons de la place Vendôme. S'agissant de la traçabilité, mon rôle est d'accompagner et de répondre à toutes les exigences des maisons, qui dépassent les sanctions instaurées depuis le début de la guerre en Ukraine en 2022.

Toutes les maisons avec lesquelles nous travaillons ont déjà mis en place des interdictions concernant les diamants russes, ainsi que des audits et des rapports de traçabilité pour vérifier toutes les informations. Je vous expliquerai comment ces mesures ont été concrètement déployées sur le terrain, ainsi que la manière dont nous parvenons à les documenter et les prouver.

M. Raphaël Daubet, président. - Qu'observez-vous concrètement sur le terrain ? Pouvez-vous citer des cas de blanchiment ou de contournement des sanctions internationales dont vous avez connaissance ?

Mme Bernadette Pinet-Cuoq. - Concernant les cas de blanchiment, nous en avons très peu connaissance, car notre organisation intervient sur la prévention et non sur l'aspect répressif. Les seules informations dont nous disposons proviennent des excellents rapports de Tracfin, bien que ceux-ci restent génériques.

M. Raphaël Daubet, président. - Avez-vous connaissance du nombre de déclarations de soupçon ?

Mme Bernadette Pinet-Cuoq. - Nous en comptons entre dix et quinze par an. Les autorités déplorent qu'il n'y en ait pas davantage. Cependant, il faut considérer l'implémentation de l'ensemble du dispositif en amont, qui conditionne l'existence de la déclaration de soupçon. À cet égard, nous venons tout juste de prendre connaissance des résultats de la consultation menée auprès des opérateurs. Il en ressort qu'ils ont structuré les corpus et leur analyse des risques ; et 70 % des répondants ne suivaient pas les opérations à risque. C'est un point d'attention.

M. Raphaël Daubet, président. - Comment évaluez-vous la procédure de la Commission nationale des sanctions (CNS) ?

Mme Bernadette Pinet-Cuoq. - Nous la suivons en tiers extérieur, puisque nous ne sommes pas associés au volet répressif.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Ce n'est pas tant le nombre de déclarations de soupçon qui importe, que leur qualité. Cela étant dit, il est important d'entrer dans le processus, puisque vous êtes désormais assujettis à la réglementation sur la LCB-FT.

J'aurai deux questions.

La première concerne le livre de police : comment fonctionne-t-il ? Comment pourrait-on l'améliorer et le consolider ?

La seconde porte sur le marché de l'occasion, ou second-hand. Êtes-vous en contact avec ce secteur de la revente ?

Mme Bernadette Pinet-Cuoq. -  Non, nous ne sommes en contact que de façon très éloignée avec le marché de la revente de bijoux précieux.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - En réalité, vous êtes sur le haut du spectre.

Mme Bernadette Pinet-Cuoq. - Absolument.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Le blanchiment se fait souvent par le biais du marché d'occasion, avec vos produits ou ceux de vos membres.

Mme Bernadette Pinet-Cuoq. - Le marché de seconde main ne fait pas partie de notre périmètre.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Outre le fonctionnement du livre de police, sa consolidation et les éventuelles incohérences, j'aimerais aborder la politique du « jumeau numérique » et des certificats pour le traçage des diamants.

Mme Bernadette Pinet-Cuoq. - Le livre de police est un dispositif très ancien, qui vise à assurer la traçabilité des achats et des sorties de métaux précieux. Ce registre retrace toutes les opérations entre distributeurs aux particuliers ; il sert aussi à suivre l'or qui rentre dans l'atelier de production du sous-traitant et celui qui en sort. Au travers de cet outil, l'administration des douanes peut mener des contrôles sur place.

La question se pose de la modernisation du livre de police, de même que celle de son utilité et de sa finalité, notamment pour les sous-traitants qui ont intégré tous les flux d'or entrant et sortant dans leurs ERP (Enterprise Resource Planning). C'est un travail que nous conduisons aujourd'hui avec les services des douanes.

Nous cherchons donc à moderniser cet outil, dont la version papier devient obsolète.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Pour assurer correctement la traçabilité, il faudra de toute façon reprendre les éléments du livre papier avant de passer au numérique. Vos adhérents gèrent des pièces importantes, que l'on ne voit pas couramment.

Mme Bernadette Pinet-Cuoq. - Tous les produits sont poinçonnés avec un numéro de série et tout est incrémenté par informatique pour ce qui concerne tant les sous-traitants que les distributeurs. L'ensemble des éléments qui servent à assurer la traçabilité de l'or à l'entrée et à la sortie se retrouvent, comme pour tout manufacturier, dans les ERP et dans les outils informatiques.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Si je comprends bien, tout ce qui concerne la revente de produits de seconde main n'est pas du tout de votre compétence ; or c'est surtout sur ce secteur que nous avons des interrogations.

Mme Bernadette Pinet-Cuoq. - Effectivement, cette filière ne relève pas de ma compétence.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Sans dévoiler aucun grand secret, il est arrivé à tout un chacun de voir de grosses limousines garées rue de la Paix, devant des boutiques fermées... Ces clients particuliers sont-ils soumis aux mêmes obligations, notamment pour ce qui concerne les transactions en liquide, par exemple ?

Mme Bernadette Pinet-Cuoq. - Les maisons de la place Vendôme ont parfaitement intégré la gestion du risque dans leurs systèmes de vente. Leur personnel est formé, des responsables internes ont été désignés... Peu importe l'apparence du client, celui-ci est soumis à une analyse de la gestion du risque dès lors qu'il franchit la porte du magasin.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Cette procédure me semble parfaitement en place et bien maîtrisée, tout du moins pour ce qui concerne l'appréciation du risque et la mise en place de dispositifs de contrôle.

A priori, je ne pense pas que les enjeux de blanchiment concernent vos adhérents. Le problème viendrait plutôt de l'étage inférieur, avec ceux des professionnels qui n'adhèrent pas à votre syndicat ou ceux qui pratiquent des ventes d'occasion.

Mme Bernadette Pinet-Cuoq. - Le secteur du luxe se doit d'être vertueux sur l'ensemble de la chaîne de valeur, surtout dans cette nouvelle ère. Il a intégré des normes extrêmement élevées, en cohérence avec les objectifs du Gouvernement. Tout est toujours perfectible, mais, j'y insiste, les pratiques mises en place sont particulièrement vertueuses.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Pensez-vous que la centralisation à l'envers soit une bonne pratique ? En voyez-vous une autre qui pourrait être meilleure ?

M. Joey Lager. - C'est une question qui revient souvent dans notre industrie. Le flux de diamants bruts qui passe par Anvers ne représente pas l'entièreté des flux.

Depuis que ce dispositif a été mis en place, on réfléchit à ce que des pays comme le Botswana ou le Canada, par exemple, puissent aussi délivrer un certificat « G7 ». C'est une question de logistique : un lot de diamants bruts en provenance du Botswana est aujourd'hui obligé de passer par Anvers pour être ensuite envoyé en Inde, où les diamants seront taillés.

Dans un cadre très simple, sans intermédiaires, l'idée serait de simplifier cette chaîne et d'autoriser certains pays extracteurs à délivrer ce certificat G7, que seul Anvers peut établir aujourd'hui.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Mais quid de la sécurité ?

M. Joey Lager. - À partir du moment où les pratiques sont équivalentes en termes de vérification, tout cela peut fonctionner. Si l'on arrive à mettre en place un système similaire pour ces quelques pays extracteurs, reconnus par le G7, ce serait tout à fait viable. Cela nous permettrait de simplifier les chaînes de valeur et la logistique.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - À ma connaissance, il existe déjà plusieurs émetteurs de certificats.

M. Joey Lager. - Il me semble qu'Anvers est seul à même de délivrer des certificats G7. Des discussions ont débuté l'année dernière pour que le Botswana y soit également autorisé.

Mme Bernadette Pinet-Cuoq. - C'est ce que prévoit le seizième paquet de sanctions : Anvers est le point central de délivrance des certificats G7 pour tout diamant entrant sur le sol européen.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Quelle quantité de diamants cela représente-t-il ?

M. Joey Lager. - Je ne connais pas les chiffres d'importation de diamants bruts en Europe.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Connaissez-vous le chiffre d'affaires de la branche que vous représentez ?

Mme Bernadette Pinet-Cuoq. - Pour ce qui est de la production, c'est quelque 5,1 milliards d'euros ; pour ce qui est de l'exportation, c'est plus de 8 milliards d'euros. C'est une belle filière, qui se développe en France.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Il est donc d'autant plus important de fixer des règles de lutte contre le blanchiment, afin de protéger la filière elle-même.

Mme Bernadette Pinet-Cuoq. - Absolument, c'est un intérêt partagé.

M. Raphaël Daubet, président. - Je m'étonne tout de même que vous contribuiez à l'analyse sectorielle des risques sans avoir eu connaissance de cas de malversations. Comment arrivez-vous à identifier les risques sans cette connaissance du tissu réel ?

Mme Bernadette Pinet-Cuoq. - Pour ce qui est de l'analyse sectorielle, les menaces et les vulnérabilités sont intangibles. Nous intervenons surtout sur la sensibilisation et sur le mode opératoire, sur le déroulé du dispositif. Nous ne rentrons pas à un niveau de détail qui nous ferait entrer dans le secret des affaires. Nous contribuons simplement à établir et relayer un dispositif opérable.

M. Raphaël Daubet, président. - Avez-vous eu connaissance du contenu des dix ou quinze déclarations de soupçon ?

Mme Bernadette Pinet-Cuoq. - Non.

M. Raphaël Daubet, président. - Ce qui serait intéressant, ce serait justement d'identifier les failles des modes opératoires.

Mme Bernadette Pinet-Cuoq. - Il faut effectivement regarder la robustesse du dispositif, qui semble véritablement opérant en amont. Il y a sans doute un sujet sur le fait que nous n'ayons pas accès aux déclarations de soupçon...

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Si vous déminez le terrain avant, il n'y a pas besoin de déclaration de soupçon... sauf à ce que vous déclariez le soupçon du soupçon, c'est-à-dire l'intention ou la tentative.

Mme Bernadette Pinet-Cuoq. - Ce qui serait très compliqué... Tout repose sur la robustesse en amont.

M. Raphaël Daubet, président. - Madame, monsieur, je vous remercie des éléments que vous avez apportés à notre commission d'enquête.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est ouverte à 15 h 00.

Audition de M. Vincent Michel, professeur des Universités en archéologie de l'Antiquité classique d'Orient à l'université de Poitiers (HeRMA-CelTrac), et Mme Marie-Charlotte Pillon, commissaire-priseur, qualifiée commissaire de justice, expert judiciaire près de la cour d'appel de Colmar

M. Raphaël Daubet, président. - Nous poursuivons nos travaux en entendant M. Vincent Michel, professeur des universités en archéologie de l'antiquité classique d'Orient à l'université de Poitiers, et Mme Marie-Charlotte Pillon, commissaire-priseur, qualifiée commissaire de justice, expert judiciaire près la cour d'appel de Colmar.

Madame, monsieur, nous vous remercions de vous être rendus disponibles pour nous parler du trafic d'art et de ses liens avec le blanchiment et le financement de la criminalité organisée. Nous vous remercions d'autant plus que, si l'on nous a souvent mentionné les ventes d'objets d'art, notamment d'art contemporain, comme des mécanismes de blanchiment, nous avons noté que les professionnels et les experts font souvent preuve d'une réelle timidité lorsqu'il s'agit d'en parler.

Monsieur Michel, vous êtes professeur des universités, expert reconnu en matière de trafic de pièces antiques, sujet sur lequel vous assurez un cours à l'École du Louvre.

Maître Pillon, votre expérience personnelle en tant que commissaire de justice nous intéresse pour comprendre concrètement la situation actuelle. Nous vous remercions d'apporter votre témoignage à cette commission d'enquête.

Madame, monsieur, cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Enfin, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Vincent Michel et Mme Marie-Charlotte Pillon prêtent serment.

M. Vincent Michel, professeur des universités en archéologie de l'antiquité classique d'Orient à l'université de Poitiers (Herma/Celtrac). - Depuis trente ans, je suis un archéologue spécialisé dans les antiquités d'Orient. Il s'agit d'une zone très riche d'un point de vue patrimonial et culturel, marquée en particulier par la naissance de l'écriture, qui est malheureusement devenue une zone de conflits. On y observe une symbiose maléfique, où lors des conflits le patrimoine devient systématiquement l'objet de destructions, de pillages, de vols et de déplacements. C'est en raison de ma connaissance de ce terrain que je me présente devant cette commission d'enquête.

Lors de mon propos liminaire, je souhaite expliquer en quoi le phénomène que l'on observe actuellement est en réalité assez ancien. De très nombreuses affaires touchent ce que je propose d'appeler « les mondes de l'art », à l'intérieur desquels se trouvent les deux mondes du marché de l'art et des musées, qui sont interconnectés. Ces pillages ou ces vols sont anciens, mais la prise de conscience en est récente. On observe une forme d'accélération : pas une semaine ne s'écoule sans que des affaires de trafic de biens culturels n'apparaissent dans ces deux mondes. À chaque fois, la problématique concerne la provenance et l'on doit donc se demander si l'enquête de provenance a été faite en toute diligence. Il s'agit d'une vulnérabilité tant pour le marché de l'art que pour les musées. Les acteurs doivent en prendre conscience pour éviter que cette vulnérabilité ne se transforme en complicité.

Nous sommes dans une phase de sensibilisation, voire, pour certains métiers, dans une phase de formation. Le trafic de biens culturels est aujourd'hui une préoccupation qui concerne tous les ministères, lesquels prennent désormais fait et cause pour lutter contre cette criminalité.

Sans chercher à faire un cours magistral, je souhaite montrer les deux temps qui marquent la vie des objets illégaux. (L'intervenant projette une présentation PowerPoint en complément de son propos.) Le premier temps, c'est la naissance de l'objet illégal par le vol et le pillage, cette dernière notion intéressant plus spécifiquement l'archéologie et non l'art moderne et contemporain. La deuxième vie de l'objet commence avec sa circulation et la phase de blanchiment, durant laquelle l'objet est doté d'une apparence de légalité, que cela soit en le modifiant ou en l'accompagnant de documents qui attesteront d'une origine bien plus saine que la réalité.

Souvent, on entend que le trafic de biens culturels est le troisième trafic illégal à l'échelle mondiale, après les trafics de stupéfiants et d'armes, et qu'il représenterait un marché d'environ 10 milliards d'euros. En réalité, nous n'en savons rien. Comment évaluer, de façon certaine et implacable, l'ampleur du trafic de biens culturels ?

On peut d'abord mesurer les pillages, c'est-à-dire les soustractions, les trous creusés, qui font souvent entre deux et six mètres de diamètre, entre deux et quatre mètres de profondeur. Des centaines de milliers de mètres cubes de terre sont ainsi tamisés à la recherche d'objets, défigurant définitivement des sites archéologiques, car on ne peut plus fouiller un site pillé. Certains cas sont bien connus : Apamée en Syrie, Manisa en Turquie ou encore de nombreux sites en Irak. Cela fait trente ans que je mène des fouilles en Orient et je peux vous assurer que, depuis les printemps arabes et l'apparition de Daech, nous sommes passés d'un stade artisanal à une industrialisation du pillage, ceux-ci étant bien souvent menés à l'aide de pelles mécaniques. Les pillages peuvent nous sembler des faits lointains, qui ne nous concernent pas, mais ils existent aussi dans l'Hexagone, comme deux exemples récents le prouvent : en Corse et à Saint-Romain-de-Jalionas.

Que deviennent les objets pillés ? Circulent-ils déjà, ont-ils déjà été acquis, sont-ils déjà exposés ? Peut-on les identifier lorsqu'ils arrivent sur le marché de l'art légal ? Tout commence souvent par un pillage. Je reçois chaque semaine des photos de sites pillés, que m'envoient mes homologues syriens, libyens ou yéménites.

Le deuxième critère permettant de mesurer objectivement le trafic de biens culturels est de regarder les ventes sur internet. Le nombre d'objets vendus s'accroît, non seulement sur les plateformes traditionnelles, mais aussi sur de nouvelles plateformes qui se créent spécifiquement pour vendre ce type d'objets, en réponse à une demande.

Le troisième critère qui permet de cartographier les objets volés est constitué par les saisies. Les faits sont disponibles librement : Interpol fait état de plus de 854 742 biens culturels saisis en 2020. Le phénomène, loin de ne concerner que quelques objets, est donc massif.

J'utilise un quatrième critère pour mesurer l'ampleur du phénomène, qui consiste à étudier les restitutions d'objets. Qui restitue et quels objets sont restitués ? Encore une fois, ces questions permettent de dresser une cartographie du trafic illicite des biens culturels.

En réalité, il y a deux mauvaises nouvelles : si rien n'est plus simple que de piller, rien n'est plus simple non plus que de blanchir. On trouve très facilement sur internet des moyens de piller, comme des détecteurs de métaux, dont certains ne coûtent que 54 euros, mais d'autres 29 000 euros - je vous laisse imaginer la précision de tels instruments. Les armes fatales de l'archéologue, truelles ou piochons, se trouvent aisément dans le commerce. Pour ce qui est de la méthode, tout est également très facilement accessible, en librairie ou sur internet. On peut se procurer un Guide des trésors enfouis de France ou encore se rendre sur un site qui propose un « guide complet » pour « devenir chercheur de trésor », même si cela tombe sous le coup de la loi du 27 septembre 1941 relative à la réglementation des fouilles archéologiques, dite loi Carcopino. Sur YouTube ou Dailymotion, des vidéos expliquent où trouver des sites archéologiques, comment déterrer des objets, les nettoyer, se faire une idée de leur valeur, puis les vendre. Il est toujours difficile de rendre précisément compte de la quantité d'objets qui circulent et nous en restons bien souvent à l'identification du point de départ de la vie de l'objet, le pillage.

Le trafic des biens culturels est une question d'argent, qui concerne tout le spectre criminel, de la petite délinquance aux groupes terroristes. Ce n'est pas une exagération : Mohamed Atta, l'un des cerveaux des attentats du 11 septembre 2001, a voulu, en 1999, vendre des antiquités à Hambourg pour acheter un avion. Sans revenir sur la prise de conscience et le traumatisme que cela a causé, en popularisant les pillages, en faisant comprendre aux Syriens la valeur de ce qui se trouvait sous leurs pieds, Daech a ouvert une boîte de Pandore en utilisant ce moyen de financement, que les fouilles soient menées directement par lui-même ou par des intermédiaires, dont le travail était facilité. Khalid el Bakraoui, l'un des cerveaux du double attentat de Zaventem et de Maelbeek, était connu pour des faits en lien avec le trafic d'antiquités. La Stampa s'inquiète du rôle de la mafia en la matière, la `Ndrangheta et la mafia chinoise échangeant des armes contre des biens culturels pillés.

Plus récemment, il faut citer l'Afghanistan, où la réinstallation des talibans conduit à une augmentation du nombre des pillages de trésors archéologiques ou encore le blanchiment utilisé par le Hezbollah. Dès qu'il y a un conflit, en plus des casernes ou des institutions étatiques, les musées sont immédiatement visés, car ils sont identifiés comme des zones où les antiquités sont concentrées. En très peu de temps, les sites archéologiques sont pillés, les musées sont volés et l'on retrouve ces objets pillés à vendre sur internet. La contemporanéité de ces faits est très inquiétante.

Il faut bien dissocier le pillage du vol, pour lequel une plainte a été déposée, où l'on sait ce que l'on cherche, même si l'objet peut être maquillé. La grande vulnérabilité du marché de l'art et des musées, ce sont les objets « orphelins », qui ne sont pas inventoriés, qui ne sont connus de personne et qui pourront circuler avec une apparente légalité.

Au-delà de l'infraction, il y a une privation de connaissance : dès que les objets sont soustraits à leur contexte, on est privés de leur histoire. Interpol met à disposition de tous une base de données des objets volés. Il existe une application, ID-Art, qui permet à chacun d'accéder à cette base de données, qui compte 54 426 objets déclarés volés. En France, on estime le nombre d'objets pillés à 520 000. Tous les pays ne sont pas concernés de la même manière par les pillages, mais je vous laisse imaginer où nous en sommes : énormément d'objets pillés ne sont pas répertoriés.

Ce week-end, un chercheur m'a dit avoir remarqué qu'un objet est passé lors d'une vente de la galerie Zacke, en Autriche, alors qu'il avait été répertorié comme volé depuis 1980 dans un ouvrage connu de tous les sachants, Stolen images of Nepal, et qu'il était répertorié sur la base de données d'Interpol. Le minimum, vérifier la présence de l'objet sur la base de données, n'a pas été fait. Il n'y a parfois pas besoin de grand-chose : il suffirait d'utiliser les outils à disposition.

Bien évidemment, on ne peut pas utiliser cette base de données pour un objet pillé non répertorié, mais on peut utiliser les listes rouges du Conseil international des musées, conçues pour les policiers, les douaniers et les marchands de l'art. D'un seul coup d'oeil, sur trois pages, on peut identifier les biens culturels dans chaque pays menacé par les pillages. S'il est amené à contrôler un objet de ce type et s'il est particulièrement vigilant, un douanier ou un policier peut l'identifier au moyen de cette typologie. Toutefois, qui connaît réellement ces listes rouges ? La dernière vient d'être publiée, le 16 mars 2025 - je la garde à votre disposition.

Un autre problème est posé par le blanchiment, qui représente un défi majeur. L'article 324-1 du code pénal définit le blanchiment comme « le fait de faciliter, par tout moyen, la justification mensongère de l'origine des biens ou des revenus de l'auteur d'un crime ou d'un délit ayant procuré à celui-ci un profit direct ou indirect. » J'ai repris cette définition en tant qu'archéologue, et non juriste, en insistant sur l'idée que le blanchiment consiste à conférer une apparence de légalité, en falsifiant ou en transformant l'objet ou les documents qui lui sont attachés. Depuis douze ans que je travaille sur ces phénomènes, la liste des différents types de blanchiment ne fait que s'allonger.

Il est ainsi possible de porter atteinte à l'objet lui-même, en le transformant, en l'estropiant, par exemple en enlevant un bras à une statue, ou encore en modifiant les documents accompagnant l'objet. Les trafiquants partent souvent du principe que personne n'ira vérifier la provenance des objets. Les policiers et les douaniers doivent faire face à une incroyable ingéniosité des trafiquants, à une créativité faite pour empêcher de remonter à l'origine des objets. Sans chercher à abuser de votre temps, mesdames, messieurs les sénateurs, je vous propose plusieurs exemples.

Parfois, on maquille un objet pour en faciliter la circulation. La loi égyptienne n° 117 de 1983 interdit l'exportation d'objets archéologiques authentiques. Le trafiquant va maquiller l'objet, en le faisant baigner dans un bain translucide, qui permet de former une coque de protection, puis le barbouiller de couleurs criardes et d'or. Les douaniers estimeront bien évidemment que l'objet n'est pas authentique, ils le laisseront quitter l'Égypte. Puis les trafiquants le démaquilleront et le mettront en vente aux États-Unis en le présentant comme issu de la collection d'un certain Thomas Alcock. Personne n'est allé vérifier l'existence de cette collection, qui est bien fictive, ni la provenance de l'objet. Le trafiquant en question est tout de même parvenu à vendre ainsi 3 000 objets...

Il est également possible de démembrer un objet pour faciliter sa revente. Les cas sont alors très difficiles à identifier. Pour passer entre les mailles du filet, les trafiquants découpent une oeuvre en plusieurs morceaux. Il est alors très difficile de recontextualiser et de retrouver l'oeuvre originale.

Les trafiquants peuvent aussi partiellement transformer l'aspect de l'objet, en en masquant l'aspect originel, en enlevant la patine, en gommant des traces résiduelles afin de rendre l'objet plus facilement commercialisable. Souvent, on ne connaît que la fin de l'histoire : une tête de statue est vendue en 2015 en Angleterre, avec pour provenance la collection d'un M. S., de Zurich, depuis 1990, après avoir fait partie de la collection privée de Mme M.T. entre 1972 et 1987. L'acheteur comprend qu'on ne puisse en savoir plus et n'a aucune raison de se méfier. Malheureusement pour le trafiquant, les enquêteurs disposaient de photos de l'objet, prises par le trafiquant libyen qui l'avait pillé et cherchait à s'en défaire. On constate alors qu'entre le pillage et le moment de la vente, une partie de l'objet a été supprimée pour brouiller les pistes et ne pas identifier l'objet.

Dans une affaire très récente, une statue volée dans un musée sous les Khmers rouges, au Cambodge, réapparaît cinquante ans plus tard, vendue à New York, mais avec un bout de bras et un pied en moins. Nous avons identifié l'objet et envoyé un rapport à Matthew Bogdanos, vice-procureur du parquet de Manhattan, pour appliquer la loi américaine : « once stolen, always stolen », un bien volé reste toujours volé et il ne peut y avoir de transfert de propriété. Une semaine plus tard, l'objet était saisi et il a été restitué au Cambodge il y a deux semaines. Il n'est pas question d'intelligence artificielle dans ce domaine : nous connaissons les objets et, grâce aux bases d'objets volés, il est plus aisé d'établir les corrélations.

Il y a encore le blanchiment par transformation irrémédiable : l'or des monnaies est fondu puis vendu en lingots : le kilo d'or s'échange à 90 000 euros.

Le blanchiment peut également avoir lieu par l'établissement d'un faux certificat d'exportation. L'Unesco, le Conseil international des musées et Interpol disent pourtant ne jamais délivrer d'autorisations de circulation, mais la méconnaissance de ce domaine permet toujours des abus. Nous devons lutter contre l'ignorance et il y a encore beaucoup de travail en la matière...

Il peut aussi y avoir de fausses attestations d'experts. Pour alléger sa peine et peut-être son âme, un expert confie ainsi aux enquêteurs : « Cette expertise m'a donné tout le loisir de réécrire un historique pour cet objet, qui devait provenir de feu Suleiman Aboutaam, mais qui ne disposait en fait d'aucune provenance. Par la suite, incité que j'étais, j'ai rédigé un document dans lequel j'ai reconstitué, sur la base d'éléments véritables et vérifiables, une fausse provenance. »

Le blanchiment peut également avoir lieu par intégration dans une grande collection. J'ai préféré anonymiser ces affaires, mais je tiens à votre disposition les noms des personnes concernées. Un objet volé dans le dépôt archéologique de Cyrène, inscrit dans la base de données des objets volés d'Interpol, a été vendu une première fois, puis une deuxième fois comme ayant appartenu à un grand collectionneur, puis une troisième et une quatrième fois. À chaque vente, personne n'a songé à vérifier si l'objet figurait dans la base d'Interpol. Un objet volé peut aussi être prêté à un musée, ce qui lui apportera une provenance et renforcera son pedigree, surtout s'il est exposé dans un grand musée comme le British Museum ou le Getty Center.

Encore un autre motif : un objet découvert légalement en Lybie en 1969, appartenant à une collection familiale européenne dans les années 1970, a été volé, signalé à Interpol et inscrit dans la base de données, mais il a été revendu quelques années plus tard comme issu d'une collection familiale européenne depuis 1970. Or la date de 1970 est celle de la convention de l'Unesco, qui invite les États parties à lutter contre le trafic de biens culturels.

Je travaille beaucoup sur la Libye. Au lieu de dire que l'on vend un objet libyen, irakien ou syrien, parce que c'est interdit, on dit qu'il est originaire de l'une des provinces romaines d'Afrique du Nord. Des portraits funéraires d'inconnus sont vendus comme étant des portraits de César, d'Auguste ou de Domitien, pour en augmenter le prix.

Je me rends souvent dans les souks de Jérusalem. J'y trouve de nombreux portraits funéraires libyens, vendus comme des reliques de Terre sainte par des personnes qui en connaissent pertinemment l'origine - je le sais, car je les entends l'avouer en arabe entre eux. Si je ne connaissais pas l'arabe, j'aurais pu devenir receleur d'objets volés.

Il y a aussi le blanchiment par recel en cascade : une statue volée, répertoriée, est vendue restaurée à Londres sans que la restauration fasse l'objet de publicité. À Paris, on la falsifie en lui ajoutant une tête. Puis on la vend à New York en prétendant qu'il s'agit d'une statue d'Aphrodite, toujours pour en augmenter le prix. Puis elle revient à Londres, où elle est présentée comme issue de la collection d'une certaine famille Hinzer, originaire d'Allemagne, que nous ne sommes jamais parvenus à retrouver... Ce qui est particulièrement étonnant, c'est que la statue a été vendue deux fois par la même maison de vente à Londres, en 2009 puis en 2013. Entre temps, on lui a ajouté une tête, mais dans la description de la statue ses dimensions ne changent pas : la maison de vente savait qu'elle vendait un objet qui, au départ, avait perdu sa tête. On perd ensuite la trace de cet objet à Bâle.

On doit une autre histoire aux douanes françaises. En 2016, un objet provenant du Liban à destination de Bangkok est contrôlé. Il s'agirait, selon la déclaration, d'une pierre d'ornement pour décoration de jardin, de 108 kilos. Il s'agissait en réalité de deux plaques qui sont des unicum, des objets jamais vus.

Une dernière manière de blanchir un objet culturel est de le faire apparaître dans un ancien catalogue sans photographie. On peut ainsi vendre dix lampes à huile correspondant à un même descriptif, et ainsi blanchir à l'infini.

L'idée, c'est de réfléchir sur les objets, les routes et les réseaux. À qui profite le crime ? La grande difficulté, c'est que l'on fait face à une polymorphie criminelle, du petit délinquant, qui parfois s'ignore - ce dont je doute -, jusqu'au crime organisé.

Je l'ai bien constaté en travaillant avec l'Office central de lutte contre le trafic des biens culturels (OCBC) et la justice, ces phénomènes connaissent une accélération. Pour le dire simplement, jusqu'en 2011, le trafic de biens culturels n'était qu'une atteinte au patrimoine. Lorsque le trafic de biens culturels, à partir de ce moment, a été relié à la criminalité organisée, tout a changé. Cette criminalité a été prise au sérieux. Lors des saisies, on ne trouve pas que des stupéfiants chez les trafiquants, mais aussi des biens culturels, parce qu'ils ont beaucoup de valeur.

Mme Marie-Charlotte Pillon, commissaire-priseur, qualifiée commissaire de justice, expert judiciaire près la cour d'appel de Colmar. - J'ai été présentée selon mes diplômes, comme commissaire-priseur, qualifiée commissaire de justice par l'effet de la loi depuis une réforme de 2020, experte près la cour d'appel de Colmar, mais je suis aujourd'hui installée comme courtier en oeuvre d'art et j'exerce donc une profession indépendante dans laquelle je ne gère pas, à proprement parler, une maison de vente. À l'instar de M. Michel, mes propos n'engagent que moi et je n'entends pas représenter mon ordre, à savoir le reste des commissaires-priseurs. Je ferai état des expériences que j'ai faites lors de ma carrière, en un peu plus de dix ans.

J'ai travaillé de façon classique dans les maisons de vente, au coeur du marché de l'art, et de façon un peu plus atypique, au sein d'une banque privée parisienne pluricentenaire, qui compte un département d'art. Cette banque jouait le rôle d'intermédiaire sur le marché de l'art, recueillant les biens et les introduisant sur le marché de l'art auprès d'acheteurs privés ou de maisons de vente aux enchères, rôle que j'ai aujourd'hui.

Je me trouve donc au coeur d'une intermédiation et je dois faire attention, comme l'a indiqué M. Michel, à deux éléments en particulier. Le premier est la provenance de l'objet, parce qu'il s'agit du premier vecteur de lutte contre le trafic illicite de biens : savoir d'où vient l'objet, son historique, ses propriétaires successifs permet d'éviter d'avoir à faire état d'un recel ou à remettre sur le marché un bien de provenance illicite. Le deuxième vecteur consiste à savoir qui achète et d'où viennent les fonds engagés pour l'achat du bien.

Le marché de l'art fait intervenir des acteurs très divers. Au-delà des commissaires-priseurs, il y a aussi les marchands, les galeristes et les courtiers indépendants comme moi. Ces divers acteurs ne sont pas soumis aux mêmes réglementations. La profession de commissaire-priseur est aujourd'hui la seule réglementée du marché de l'art, en raison de son histoire pluricentenaire et du statut d'officier ministériel qui lui est associé. Mes confrères et consoeurs installés en maisons de vente et en tant que commissaires de justice ont historiquement un statut de percepteur et de collecteur d'impôts et doivent notamment prêter serment auprès de la Chancellerie. Les autres professions du marché de l'art, les marchands et les galeristes, ne sont pas du tout dans la même situation, ce qui peut induire des comportements différents sur le marché. Certaines obligations sont néanmoins communes à ces professions, comme la tenue d'un livre de police, sur lequel les acteurs chargés de la revente de biens culturels doivent inscrire les biens en dépôt chez eux. Ce livre de police doit contenir une description de l'objet ainsi qu'une mention de l'identité du vendeur, afin d'identifier l'objet et de garantir aux autorités, si elles le demandent, la possibilité de vérifier la circulation du bien.

Aujourd'hui, d'autres réglementations s'imposent aux marchands, aux commissaires-priseurs et à toute personne réalisant une transaction sur le marché de l'art, notamment la directive relative à la prévention de l'utilisation du système financier aux fins du blanchiment de capitaux ou du financement du terrorisme, dite directive LCB-FT. Cette directive n'est pas considérée de la même façon par tous les acteurs et leurs représentants, parce qu'il est difficile aujourd'hui de l'intégrer dans la pratique quotidienne des métiers. Chacun fait de son mieux, mais cela prend du temps, et chaque profession avancera des excuses pour justifier ses manquements. Les commissaires-priseurs, notamment ceux qui ont la double casquette de commissaires de justice, doivent assurer une double charge administrative et réglementaire depuis la réforme les concernant. Chaque maison de vente, chaque ex-commissaire-priseur judiciaire, doit intégrer la nouvelle réglementation de la profession, en plus de celle de la directive LCB-FT. Pour intégrer tout cela, il faut du temps.

Les instances de représentation des métiers sont actuellement en pourparlers afin d'établir des méthodes, notamment avec les douanes. Les maisons de vente ont aujourd'hui conscience de l'importance d'adopter des process internes. Toutefois, d'une maison de vente à l'autre, l'intégration de ces réglementations sera très différente, les maisons de vente ayant des typologies très différentes selon qu'il s'agit d'une maison anglo-saxonne, française, parisienne ou provinciale. En province, les équipes sont souvent réduites, alors que dans les grosses maisons de vente, plus aisées financièrement, les équipes sont réparties en services dont certains sont dédiés à l'application des méthodes de lutte contre le blanchiment et le trafic illicite.

Historiquement, depuis une vingtaine d'années, tous les acteurs du marché de l'art sont sensibilisés aux flux sortants. Depuis l'adoption de la convention de l'Unesco, dont l'idée est de protéger les patrimoines nationaux, nous faisons très attention à la provenance des biens qui passent entre nos mains pour faire en sorte que des trésors qui pourraient intégrer les collections des musées français ne quittent pas le territoire national. En outre, la directive LCB-FT nous oblige aujourd'hui à vérifier les flux entrants, c'est-à-dire à faire attention à tous les objets qui passent entre nos mains.

Pour rebondir sur les propos de M. Michel au sujet des enquêtes de provenance, même si mes propos n'engagent que moi, il est clair que la provenance a longtemps été un argument marketing dans les catalogues des maisons de vente - c'était encore le cas il y a dix ans. Effectivement, les recherches n'étaient pas poussées très loin : associer un objet à une grande collection ou faire état d'une provenance était un argument de vente.

Depuis une dizaine d'années, nous sommes sensibilisés à cette question essentielle. Ce qui est difficile, c'est que les recherches de provenance demandent du temps. Il faut délimiter des critères pour savoir quels objets doivent faire l'objet d'une enquête. Forcément, en pratique, il y aura un critère de valeur, car on ne pourra pas rechercher la provenance de tous les objets valant 5 000 euros, et il faudra se concentrer sur ceux qui valent plus de 10 000 euros, voire plus de 100 000 euros. La méthode de recherche est propre à chacun, au cas par cas.

La difficulté des recherches de provenance, c'est que tous les acteurs ne sont pas sensibilisés à l'existence des différentes bases évoquées par M. Michel. Il n'y a pas de formation idoine. Depuis un an ou deux, un diplôme universitaire est proposé à Paris ; l'École du Louvre propose aussi le sien depuis un peu moins d'un an. Mais ces nouvelles formations, qui sont plutôt destinées aux chercheurs, n'intègrent pas une donnée importante du marché, à savoir la nécessaire rapidité des transactions. Nous restons tout de même dans une logique de transaction, une logique marchande, et nous ne pouvons pas nous permettre de mener des recherches pour un temps indéfini : pour la survie économique de nos structures, nous devons assurer à nos vendeurs la mise sur le marché de leurs objets. De plus, le marché étant extrêmement compétitif, si nous n'accomplissons pas nos recherches de provenance dans un temps délimité, l'objet risque de partir chez un concurrent peut-être moins regardant ou plus rapide, qui utilisera une autre méthodologie. Telles sont les limites du système pour les études de provenance.

En matière de lutte contre le blanchiment, les choses se structurent un peu plus rapidement du fait du contrôle et de l'encadrement des douanes, qui diffusent de nombreuses circulaires et recommandations auprès des acteurs du marché, qu'il s'agisse des maisons de vente, des antiquaires, des galeristes ou d'autres types d'acteurs. De ce point de vue, nous sommes assez soutenus, bien qu'il n'y ait pas encore de méthode proprement définie. Une liste de critères nous est confiée, devant nous alerter et nous permettre d'enclencher des déclarations de soupçon auprès de Tracfin.

Cela suppose, au moment où nous recueillons un bien ou que nous jouons le rôle d'intermédiaire lors de la vente, d'avoir bien identifié toutes les parties, dont nous devons obligatoirement détenir les pièces d'identité, les relevés d'identité bancaire (RIB) et, idéalement, l'attestation de domiciliation fiscale, autre que de simples attestations sur l'honneur si l'on est en présence de ressortissants de l'Union européenne ou de pays tiers. S'il s'agit de sociétés, il faut disposer des extraits Kbis, pour établir une logique, une cohérence, entre l'objet social de la société et la raison de l'achat. Dès lors que nous avons le moindre soupçon, nous devons enquêter, mais nous sommes alors un peu livrés à nous-mêmes : chacun fera du mieux qu'il le peut, pourvu qu'il satisfasse à son obligation de vigilance, qui est aujourd'hui portée par un code de déontologie ne valant que pour la seule profession des commissaires-priseurs.

J'ai été confrontée à certains cas concrets d'incohérences : il y a quelques années, dans le cadre de mon expérience au sein de la banque, déjà soumise et sensibilisée aux problématiques de lutte contre le blanchiment, nous avions servi d'intermédiaire dans une vente privée concernant un tableau d'une valeur d'environ 50 000 euros, qui devait être acquis par une conseillère en art de nationalité suisse. Au moment du paiement, les fonds sont arrivés depuis un compte joint au Brésil, dont le libellé était au nom des deux époux. Cela soulève une incohérence : pourquoi madame, professionnelle du marché de l'art de nationalité suisse, ne paie-t-elle pas avec un compte de société établi en Suisse, conforme au document qu'elle nous avait transmis ? Pourquoi les fonds proviennent-ils du Brésil, pays qui, sans figurer dans les listes noires ou grises du Groupe d'action financière (Gafi), reste l'objet d'une petite alerte ? Cette incohérence soulevée en interne au sein de la banque a conduit au dépôt d'une déclaration de soupçon auprès des autorités compétentes.

Pour terminer, je rejoins M. Michel pour insister sur la grande vulnérabilité du marché de l'art. Les acteurs sont sensibilisés et une partie d'entre eux sont soumis à une obligation de moyen et de vigilance très importante, mais nous n'avons pas de méthode propre qui permette de mener à bien les enquêtes. L'appréhension de la lutte contre le trafic sera différente en fonction des acteurs, comme je l'ai indiqué.

Il ne faut pas non plus minorer un problème de génération : sur le marché de l'art, certains sont un peu rétifs à appliquer des obligations, notamment celles qui sont issues de la directive LCB-FT, au motif qu'elles iraient à l'encontre de la liberté du commerce et de la circulation des biens culturels.

Il y a surtout un problème de moyens : on nous demande d'appliquer cette directive sans nous préciser quels moyens lui attribuer. Faut-il que chaque équipe dispose de personnels dédiés, tant pour le blanchiment avec Tracfin que pour les enquêtes de provenance ? Des innovations technologiques sur le marché de l'art, par exemple la multiplication de plateformes favorisant l'anonymat des acheteurs et des vendeurs, peuvent également compliquer ces enquêtes. En outre, des acteurs acceptent aujourd'hui les paiements en cryptomonnaie, ce qui rend les choses compliquées à appréhender pour la plupart des acteurs.

M. Raphaël Daubet, président. - Monsieur Michel, vous décrivez un phénomène massif qui porte préjudice non seulement au monde de l'art, mais aussi à la recherche archéologique, dont les implications sont bien plus larges que la délinquance financière. Quelles sont vos recommandations pour entraver le trafic des biens culturels ?

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Monsieur Michel, je profite de cette audition éclairante pour saluer mon amie Bariza Khiari, ancienne sénatrice, qui préside désormais l'Alliance internationale pour la protection du patrimoine dans les zones en conflit (Aliph), laquelle s'occupe de la protection des biens culturels en temps de guerre, réalisant un travail remarquable, dont on ne parle pas assez.

Monsieur le professeur, comment expliquez-vous le début d'affaire autour d'un trafic d'antiquités au Louvre Abu Dhabi ? En l'espèce, le manque de vigilance me paraît assez stupéfiant...

Par ailleurs, formez-vous suffisamment de gens aussi passionnés que vous pour les motiver à la lutte contre la criminalité organisée autour des oeuvres d'art ? Pour les archéologues, mais aussi les douaniers et les agents des diverses instances que vous avez mentionnées, la question de la formation est centrale. Comment coopérez-vous avec ces acteurs, en sachant que même le réflexe le plus élémentaire, celui de vérifier si les objets figurent dans la liste des objets volés, n'existe pas ?

M. Vincent Michel. - Ce matin, j'évoquais justement avec Mme Bariza Khiari la situation de Gaza, en lien avec le déplacement de Mme la ministre de la culture en Égypte.

Face à la créativité des trafiquants, il faut être très attentif et mettre une casquette d'archéo-enquêteur. Étymologiquement, le mot « histoire » signifie « enquête ». Je fais en réalité le même métier que celui d'un enquêteur : je raconte une histoire à partir d'un faisceau d'indices.

On me demande souvent quels leviers mobiliser pour lutter contre le trafic de biens culturels. J'en parle d'autant plus facilement que c'est progressivement, au fur et à mesure des enquêtes que j'ai menées, des relations que j'ai nouées, que des process se sont construits. Je n'avais jamais eu à faire avec les douanes, la police ou la justice avant 2012, année où j'ai mené une expertise pour l'OCBC. Dans cette affaire, la magistrate avait prononcé un non-lieu, mais nous étions parvenus à maintenir les scellés après la constatation d'une infraction douanière. J'ai alors appris que le travail de l'OCBC et des douanes était complémentaire.

J'ai également découvert à cette occasion qu'il n'y avait pas de magistrats spécialisés dans le trafic des biens culturels. Par provocation, je dis souvent qu'alors que la seule affaire Cahuzac a conduit à la création du parquet national financier (PNF), il y a suffisamment d'affaires où le trafic de biens culturels et le financement du terrorisme sont liés pour conduire à la création d'un parquet national des biens culturels. On me répond qu'on pourrait déjà créer des juridictions interrégionales spécialisées (Jirs) dédiées. En tout cas, ce ne sont pas les deux semaines annuelles de formation continue coordonnées par l'OCBC et l'École nationale de la magistrature (ENM) qui permettront de progresser. Le sujet concerne des dispositions du code pénal, du code civil, mais aussi du code des douanes et du code du patrimoine. Il y a une méconnaissance de la discipline.

On me dit parfois qu'il n'y a pas suffisamment d'affaires. En Italie, 300 carabiniers sont spécialisés dans ce trafic et ils examinent 200 affaires par an. Grâce au colonel Percie du Sert, il n'y a plus seulement 26, mais 34 gendarmes et policiers qui travaillent à l'OCBC, il y a un peu moins de douaniers et nous découvrons une trentaine d'affaires par an. Les chiffres sont proportionnels : plus le nombre de personnes bien formées luttant contre ce trafic est important, plus le nombre d'affaires jugées sera important.

Il faut donc renforcer les formations. Je suis très proactif et je propose toujours mes services auprès de la police ou des douanes - je ne coûte pas grand-chose, car je suis fonctionnaire. Avec le référent des biens culturels à Roissy, nous avons ainsi formé 250 douaniers ; nous en formons également à Orly, mais toujours dans le cadre de la formation continue, jamais dans celui de la formation initiale.

J'ai commencé mes études par du droit, ce qui me sert tous les jours. Comment sensibiliser à la question ? À chacun de mes cours, je présente au moins un objet issu du trafic, en vente sur une plateforme ou restitué. Cela fait partie de mon enseignement. À Poitiers, j'ai perçu l'importance d'un enseignement à part que je poursuis à l'École du Louvre, à l'Institut catholique de Paris, mais également à Science-Po Menton, spécialisé dans le Moyen-Orient, où j'assure un enseignement de vingt-quatre heures sur le trafic de biens culturels : il s'agit non plus de sensibilisation, mais vraiment de formation.

Pour aider mes étudiants à réaliser un travail sur le trafic de biens culturels, je demande à l'OCBC ou aux douanes ce dont ils ont besoin, s'ils ont des demandes pour une typologie d'objets, un pays ou un cas particulier ; cela oriente nos recherches. Ce qui fonctionne systématiquement, c'est de renforcer le binôme entre le sachant et l'enquêteur. En réalité, les choses ne sont pas très compliquées : il faut que le policier et le douanier aient l'appui d'un sachant capable d'identifier un bien culturel, qui est donc dérogatoire à la liberté de circulation. Cela permet facilement d'inverser la charge de la preuve.

Je travaille aussi pour identifier le réseau de sachants, issus du sérail de l'enseignement supérieur et de la recherche, qu'il ne faut pas confondre avec les experts - je ne maîtrise pas cette dernière catégorie. Le recours aux nouvelles technologies peut aussi faciliter certaines enquêtes : l'application ID-Art permet de vérifier rapidement si un objet figure dans une base de données d'objets pillés. En France a été développé un outil, Artefact, que l'OCBC a acheté, qui utilise l'intelligence artificielle pour aider à reconnaître un objet qui risque d'avoir été pillé et aider à contacter un expert.

Pour mener à bien ces tâches d'enseignement et de recherche, encore faut-il avoir de l'argent. À Poitiers, j'ai créé une cellule de recherche sur le trafic de biens culturels, la Celtrac, dont le but est de fournir des données à l'OCBC, aux douanes et à la justice. Je réoriente les travaux de mes étudiants pour qu'ils servent à ces trois institutions. Cela fonctionne et nous permettons de nombreuses prises, voire des restitutions.

Il faut lutter contre l'ignorance. Il y a beaucoup de pistes à explorer. La lutte contre le trafic des objets culturels passe par les sachants, mais surtout par les enquêteurs. Il faut agir sur tous les acteurs de cette lutte, qui sont interconnectés. Il faut aussi travailler sur la sensibilisation. J'avais été à l'origine de la première exposition sur le trafic de biens culturels au Louvre, en 2021-2022. Je n'avais qu'un espace de trente-cinq mètres carrés, mais potentiellement 7 millions de visiteurs, et j'étais très content. Je souhaitais scénariser l'exposition, la présenter comme une scène de crime, pour sensibiliser à l'idée que derrière une antiquité peut se cacher une infraction : n'en soyons pas coupables ou complices.

Je cherche encore aujourd'hui à développer ce réflexe à l'école des douanes et avec les magistrats : lors d'une visite domiciliaire ou d'une perquisition, il faut que les agents aient le réflexe de regarder les statues sur les cheminées, qui peuvent être liées à du blanchiment.

On me répond souvent qu'il n'y a pas assez d'argent pour recruter des douaniers ou des policiers spécialisés. Mais cela ne pose pas de problème : il suffit de réorienter les compétences, d'étendre les recherches aux biens culturels volés pour en trouver.

Il y a donc quatre piliers : enseignement, recherche, sensibilisation, répression. Il faut nouer des relations, non seulement avec les conservateurs de musée, mais aussi avec les enseignants-chercheurs. Toute une communauté d'archéologues existe : entre l'Institut national de recherches archéologiques préventives (Inrap), les autres missions archéologiques qui dépendent de la direction générale de la mondialisation, de nombreuses personnes peuvent être réorientées pour identifier les objets suspects et nourrir les bases de données.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Vous n'avez pas répondu en ce qui concerne le Louvre Abu Dhabi.

M. Vincent Michel. - L'instruction étant en cours, je préfère ne pas faire de commentaire sur ce sujet.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Nos travaux portent sur la criminalité organisée. Le sujet dont vous avez parlé est donc pleinement au centre de nos préoccupations, le narcotrafic n'étant qu'un élément de la délinquance financière. Le Sénat a voté la création d'un parquet national anti-criminalité organisée, qui sera, je le pense, à même de lutter plus efficacement contre le trafic d'oeuvres d'art. En revanche, il me semble difficile d'envisager la création d'un autre parquet spécialisé, alors que celui-ci doit déjà être mis en route.

Monsieur le professeur, nous avons bien pris note de vos conseils. La formation apparaît en effet comme un élément essentiel.

M. Vincent Michel. - La formation et la recherche sont essentielles. Nous travaillons beaucoup avec les douanes. La simple atteinte au patrimoine ne suffit malheureusement pas, c'est lorsqu'on la relie à la criminalité organisée que le sujet intéresse d'autres corps.

À l'échelle internationale, cela rejoint d'autres questions, comme le trafic de migrants, les objets pouvant servir de viatique pour payer les passeurs et franchir des frontières. Un bien culturel, c'est une marchandise. Il y a une méconnaissance du sujet et donc une certaine impunité : on passe à travers les mailles du filet. De plus, à la différence du trafic de drogue - je le dis, mais je reste un amoureux du marché de l'art -, l'existence d'un marché légal renforce les vulnérabilités.

M. Raphaël Daubet, président. - Madame Pillon, un objet d'art est une marchandise unique, originale, et le marché de l'art est largement constitué de connaisseurs. Je m'étonne que l'on rencontre autant de difficultés pour assurer le suivi et la traçabilité de ces objets.

Mme Marie-Charlotte Pillon. - Tous les acteurs du marché de l'art sont certes des connaisseurs, mais les formations ne sont pas régies de la même manière. Les commissaires-priseurs sont la seule profession réglementée, pour laquelle une formation est obligatoire. Le titre d'expert n'est pas un titre protégé en France, tout un chacun pouvant se déclarer expert dans le domaine de son choix. Les professions de marchand et d'antiquaire ne sont pas non plus protégées ; elles reposent sur la réputation, l'expérience... Les commissaires-priseurs sont souvent mis en avant, car ils jouent un rôle de garant de par leur formation, qui est aujourd'hui la plus aboutie.

La difficulté du marché de l'art vient aussi du fait qu'il n'existe pas de recensement national des professionnels faisant état de transactions de biens culturels. Il y a une pluralité de syndicats pour les antiquaires, les galeristes et les marchands d'article. Le Conseil des maisons de vente représente les commissaires-priseurs, la chambre nationale des commissaires de justice représentera ceux qui ont la double casquette, et il y a aussi des indépendants, comme moi, qui n'apparaissent nulle part.

Je fais état de mon diplôme pour rassurer les acheteurs et les vendeurs qui me confient des biens, mais l'une des difficultés de ce marché réside dans le fait que nous n'avons pas tous bénéficié de la même formation, nous ne sommes pas tous soumis aux mêmes obligations de formation professionnelle.

M. Raphaël Daubet, président. - Les chiffres donnés par M. Michel reflètent un phénomène massif. Avez-vous le sentiment que de très nombreux objets volés ou pillés traversent ce marché, que cela soit dans les salles de vente ou dans le secteur marchand classique ?

Mme Marie-Charlotte Pillon. - Bien entendu, d'autant que ces problématiques ne sont prises en considération que depuis une vingtaine d'années : auparavant, on ne s'embarrassait pas d'étudier la provenance des biens.

Il y a en outre un tassement du marché de l'art sur les objets archéologiques : cela dépend parfois des lois de chaque pays et de la typologie des biens, mais des biens qui étaient liquides il y a dix ans peuvent ne plus l'être aujourd'hui, que cela soit dans de grandes maisons de vente ou sur le marché international, car des lois ont renforcé les contrôles sur la provenance. Une documentation considérée comme licite voilà quelques années, ne le serait plus aujourd'hui : il faudrait des attestations plus récentes.

La valeur des biens a également parfois baissé en raison de la prudence des collectionneurs, qui savent que les provenances sont peut-être falsifiées ou mauvaises. Comme pour l'ivoire, où les régulations ont limité la circulation des objets, cela pourrait favoriser l'existence d'un marché noir.

M. Raphaël Daubet, président. - Des règles spécifiques s'appliquent-elles pour le collectionneur qui a acquis un bien ayant transité par plusieurs personnes ? Il s'agit d'un connaisseur, en général : il peut parfois soupçonner la provenance...

Mme Marie-Charlotte Pillon. - Rien n'oblige l'acquéreur à documenter sa collection. Sur le marché de l'art, la confidentialité a une place importante. De nombreux collectionneurs, qui maîtrisent leur collection, ont parfois prêté des biens à des musées avec la mention « collection particulière ». Le marché de l'art n'est pas prêt aujourd'hui à une transparence absolue, qui va à l'encontre des usages historiques. Documenter ses biens est une opération qui reste à la main de chaque collectionneur. Le Graal des collectionneurs est de toujours mieux valoriser les biens de sa collection, dans l'idée de la revendre ou de la transmettre.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - La responsabilité des commissaires-priseurs est-elle suffisante ? Vous avez regretté que les commissaires-priseurs soient laissés à eux-mêmes en matière de formation et ne disposent pas d'un guide de formation sur l'application de la directive LCB-FT.

En outre, quelle est la responsabilité des commissaires-priseurs en cas de faux ou d'objets acquis de manière illicite ? Vous le savez, le législateur est intervenu à plusieurs reprises pour régler le problème des spoliations, en favorisant notamment le name and shame, qui fonctionne dans votre profession.

Mme Marie-Charlotte Pillon. - En ce qui concerne les commissaires-priseurs, une formation à la directive LCB-FT est prévue, mais elle fait partie de la formation continue. Le conseil des ventes tente de la faire intervenir lors de la formation initiale, avant l'obtention du diplôme. La loi assujettit le reste des acteurs du marché de l'art à la directive LCB-FT, mais la sensibilisation aux méthodes et aux outils tirés de cette directive reste à la main des syndicats, chaque indépendant devant s'emparer à sa manière des nouvelles obligations.

Il faut différencier la problématique de la provenance de l'objet de celle de l'argent, encadré par la directive LCB-FT. Nous sommes tout de même assez bien encadrés par les douanes sur ce dernier point : elles délivrent des circulaires et énoncent seize critères pour déterminer s'il y a ou non matière à soupçon, auquel cas les structures sont dans l'obligation de déclarer la situation auprès de Tracfin. Il y a une méthode, mais son application reste subjective, à la main des acteurs, ceux-ci restant maîtres de leurs impressions quant à leur diligence, à la cohérence des opérations et à leurs soupçons. Les opérations ne doivent être déclarées que si les acteurs estiment qu'il persiste un soupçon de blanchiment. En outre, ils sont exonérés de leur responsabilité.

C'est en matière d'enquête de provenance que l'on manque de méthode : le métier de chercheur de provenance n'existe que depuis quelques années, voire quelques mois. Il est encore en gestation. Les bases de données disponibles, celles d'Interpol, d'ID-Art ou de l'International Council of Museums (Icom) sont très diverses. En Allemagne, une grande pluralité de bases de biens spoliés existe, mais tous les acteurs ni même tous les commissaires-priseurs ne les connaissent pas. C'est là qu'il manque aujourd'hui une formation idoine. Paris-Nanterre en délivre une, mais elle est plutôt dirigée vers les chercheurs et n'est pas orientée vers les problématiques spécifiques du marché. La formation de l'École du Louvre est apparue il y a à peine un an et je ne sais pas encore si elle prend en compte les demandes du marché.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - La déclaration de soupçon exonère de responsabilité son auteur ?

Mme Marie-Charlotte Pillon. - Oui. Des agents de Tracfin apprécient la déclaration de soupçon : si elle est correctement étayée et justifiée, si elle n'est pas incomplète, l'opérateur est exonéré de sa responsabilité par Tracfin.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Vous avez donc un retour de Tracfin à la suite d'une déclaration de soupçon ?

Mme Marie-Charlotte Pillon. - Oui.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Vous avez décrit une profession éclatée, mais il reste en bout de ligne l'assureur professionnel. Les compagnies d'assurance pourraient-elles demander à tous les acteurs du marché de l'art - agents, intermédiaires, courtiers, etc. - un certificat de formation à l'application de la directive LCB-FT, que cette formation soit continue ou initiale ?

Mme Marie-Charlotte Pillon. - Tout à fait, ce serait un bon vecteur. Aujourd'hui, le conseil des ventes formule une offre de formation continue. Il peut être envisageable de passer par le biais des assurances pour toucher tous les acteurs du monde de l'art.

M. Raphaël Daubet, président. - Imaginons un narcotrafiquant qui voudrait blanchir des espèces en achetant un objet d'art à un antiquaire en liquide.

Mme Marie-Charlotte Pillon. - Dans le marché de l'art, les paiements en espèces sont limités à 1 000 euros pour les particuliers et les professionnels résidents français et à 15 000 euros pour les particuliers non professionnels et ne résidant pas en France.

M. Raphaël Daubet, président. - On peut toutefois imaginer qu'il y ait du « schtroumpfage », comme le disent les trafiquants. Lorsque les objets sont portés dans une maison de vente, que demandera-t-on au vendeur ?

Mme Marie-Charlotte Pillon. - On lui demandera la provenance de ses objets. C'est là toute la difficulté : l'appréciation dépendra de chaque acteur, au cas par cas.

Pour vous donner un exemple concret, il y a quelques mois, pour examiner la provenance d'une stèle khmère, dont on me disait qu'elle était issue d'une grande collection, j'ai consulté un inventaire de succession conservé aux Archives nationales, établi par un commissaire-priseur. Ainsi que M. Michel l'indiquait, ce type de document ne comporte souvent pas de photos. Il y était fait mention d'une stèle, potentiellement identique. Je me suis alors adressée à une maison de vente internationale qui a accès à des sachants, qui a documenté l'existence de cette stèle. L'objet provient d'un ancien ambassadeur de France en Mésopotamie, devenu ministre des affaires étrangères de Napoléon III. La provenance est donc connue : la stèle a été extraite lors d'une mission archéologique documentée par des dessins conservés dans un musée anglais. Nous avons retrouvé ainsi le dessin de la stèle, ce qui a permis de valider la provenance de l'objet, de son extraction sur le site archéologique jusqu'à son arrivée dans le patrimoine du vendeur.

M. Raphaël Daubet, président. - Il n'y a sûrement pas beaucoup d'histoires comme celle-là... En particulier, cela ne concerne pas les objets de petite valeur, qui doivent passer sous les radars.

Mme Marie-Charlotte Pillon. - Il faut effectivement du temps pour mener ce genre d'enquête et le critère de la valeur entre alors dans l'équation. S'il s'agit de petits objets de provenance douteuse, la mesure de prudence des acteurs du marché est de refuser l'objet, mais on ne peut s'assurer qu'un autre intermédiaire en fera de même et que l'objet ne se retrouve pas sur le marché.

M. Raphaël Daubet, président. - Nous vous remercions de ces échanges.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 17 h 30.

Mardi 15 avril 2025

- Présidence de M. Raphaël Daubet, président -

La réunion est ouverte à 10 h 30.

Audition de M. Philippe Vincent, président de la Compagnie nationale des commissaires aux comptes (CNCC) (Cette audition se déroulera à huis clos. Aucun compte rendu ne sera publié)

Aucun compte rendu ne sera publié.

La réunion est close à 11 h 45.

La réunion est ouverte à 14 h 00.

Audition de M. François-Louis Michaud, directeur exécutif de l'Autorité bancaire européenne, et Mme Solène Rochefort, expert dans la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme

M. Raphaël Daubet, président. - Nous poursuivons nos travaux en entendant M. François-Louis Michaud, directeur exécutif de l'Autorité bancaire européenne, et Mme Solène Rochefort, experte dans la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme.

Madame, monsieur, nous vous remercions de vous être rendus disponibles pour nous parler du rôle des instances européennes dans la régulation bancaire et la lutte contre le blanchiment de capitaux.

Il nous a été plusieurs fois signalé que les différences de pratiques bancaires, concernant notamment l'argent liquide, favorisaient les pratiques de blanchiment et orientaient les flux d'argent illicite vers les pays et les établissements les moins exigeants en la matière.

Votre analyse de la situation européenne, et éventuellement extra-européenne, est donc importante pour nous.

Je vous indique, madame, monsieur, que cette audition fera l'objet d'une captation et d'une diffusion en direct sur le site internet du Sénat et qu'un compte rendu sera publié.

Vous êtes tous deux représentants d'une instance européenne et, à ce titre, il n'est pas nécessaire de vous faire prêter serment.

Si vous le voulez bien, monsieur le directeur, madame, vous pourriez faire une présentation liminaire, après laquelle je passerai la parole à Mme le rapporteur puis à Mmes et MM. les commissaires pour vous poser des questions.

M. François-Louis Michaud, directeur exécutif de l'Autorité bancaire européenne. - Monsieur le président, madame le rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, je vous remercie de cette opportunité de présenter les travaux de l'Autorité bancaire européenne en matière de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme. Comme vous le mentionniez, nous sommes une agence décentralisée de l'Union européenne, installée à Paris depuis le mois de juillet 2019, après avoir été à Londres.

Nous nous occupons de créer un cadre pour des établissements financiers, qui sont très largement bancaires, mais pas exclusivement. Il s'agit d'un cadre prudentiel, qui établit des règles non seulement pour ces établissements, mais aussi pour les autorités qui les contrôlent. Il vise également à identifier des fragilités qui seraient source de risques pour la stabilité du secteur financier de l'Union européenne.

Nous sommes l'une des trois agences européennes décentralisées compétentes en matière financière, avec l'autorité de régulation des marchés financiers (European Securities and Markets Authority ou Esma), et l'autorité de régulation des assurances (European Insurance and Occupational Pensions Authority ou Eiopa). En 2019, à la suite d'une série de scandales en matière de lutte contre le blanchiment, nous avons reçu une mission élargie pour l'ensemble du secteur financier en matière de lutte contre le blanchiment et de financement du terrorisme. Cette mission consiste à renforcer la capacité des autorités nationales dans ces deux domaines et, d'une certaine manière, à préparer une transition vers la mise en place, qui est en cours, d'une agence européenne intégrée : l'autorité européenne de lutte contre le blanchiment (Authority for Anti-Money Laundering and Countering the Financing of Terrorism ou Amla).

Ce nouveau mandat, reçu en 2019, a évidemment représenté une étape importante dans l'évolution de nos missions. La lutte dans ces domaines restait fondée sur une série de cinq générations de directives d'harmonisation minimale. En 2018, lorsque le scandale de la petite banque lettonne ABLV s'est déclenché, la cinquième directive venait juste d'être adoptée au niveau européen. Compte tenu de la gravité du problème et de la fragilité de certaines institutions, les autorités européennes ont rouvert le dossier pour aboutir à l'adoption d'un règlement et à la création d'une autorité dédiée, qui va commencer ses travaux dans les prochains mois.

Notre rôle, de 2019 à aujourd'hui, a consisté à diriger, à coordonner, à surveiller la lutte contre la criminalité financière à l'échelle de l'Union dans le secteur financier. Cela couvre un très grand nombre d'institutions : environ 1 600 institutions financières et 60 autorités de surveillance, qui oeuvrent dans les États membres dans ce domaine.

Notre rôle est non pas de nous substituer à l'action de ces autorités, mais de les accompagner dans le développement de leurs capacités, et ce dans une logique de convergence.

Nos activités s'articulent autour de trois axes.

Le premier vise à établir un cadre réglementaire, au moyen d'orientations et de normes communes, destiné tant aux établissements financiers qu'aux autorités en charge de leur supervision. Il s'agit de fixer des règles de fonctionnement, de rappeler les exigences applicables aux établissements et de guider concrètement l'action des autorités de contrôle sur le terrain. Nous élaborons ainsi des règles directes, sous forme de lignes directrices ou de standards techniques, qui s'imposent aux autorités. Nous émettons également des avis, afin de recommander les meilleures pratiques.

Le deuxième axe de notre action repose sur la collecte d'informations auprès des autorités nationales compétentes. Nous nous intéressons aux difficultés qu'elles rencontrent dans l'exercice de leur mission de contrôle des établissements financiers opérant sur le territoire de l'Union européenne. Ces informations sont partagées à l'échelle de l'Union afin d'éclairer les travaux d'analyse des risques. Ce travail poursuit un double objectif : alerter les autres autorités susceptibles d'être confrontées à des problématiques similaires et, dans certains cas, mener directement une investigation dans certains domaines.

Le troisième axe concerne la coordination des actions menées par les autorités nationales. À cette fin, nous avons mis en place une base de données, dénommée EuReCA, qui recense les manquements identifiés par les autorités, ainsi que les mesures prises en réponse. Cet outil permet de mutualiser l'information au bénéfice de l'ensemble des autorités concernées. À ce jour, la base EuReCa contient environ 3 000 éléments d'information relatifs à près de 600 établissements financiers, accessibles à toutes les autorités concernées.

Ces trois modalités d'action structurent notre intervention. Nous avons travaillé en étroite collaboration avec les autorités de l'Union européenne à la mise en place d'une capacité renforcée de surveillance. Dans ce cadre, nous avons conduit des revues sur le terrain dans chacun des États membres. Nos équipes se sont rendues sur place, ont passé du temps au sein des autorités compétentes, ont consulté leur documentation et analysé leurs procédures, ont interrogé leurs représentants sur leurs pratiques, afin d'évaluer concrètement la mise en oeuvre du cadre réglementaire existant.

Sur la base des constats relevés d'un État à l'autre, nous avons adressé à chaque autorité un rapport confidentiel, non destiné à la publication, mais riche d'enseignements sur leur dispositif local, tant au regard des normes européennes qu'à celui des meilleures pratiques observées ailleurs dans l'Union. Ces travaux ont donné lieu à la publication de rapports successifs, permettant de diffuser plus largement l'information, au bénéfice des autorités elles-mêmes, mais aussi des législateurs.

Nous préparons actuellement le dernier de ces rapports, qui sera publié d'ici à la fin de l'année, à l'issue de notre mission en tant qu'organe de coordination. Cette mission prendra fin avec l'entrée en fonction de l'Autorité européenne de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme (Amla).

M. Raphaël Daubet, président. - Quel est votre constat sur l'ampleur du phénomène du blanchiment de capitaux ? Comment jugez-vous l'arsenal juridique européen à votre disposition ? Comment appréhendez-vous la disparité des législations nationales ? Sommes-nous loin de l'harmonisation qui serait sans doute souhaitable ?

M. François-Louis Michaud. - Depuis 2018-2019, les choses ont énormément progressé. Aujourd'hui, la situation n'est pas parfaite, tant s'en faut, mais il y a eu une prise de conscience et le caractère intrusif des pratiques des autorités s'est complètement transformé. Il faut se souvenir qu'il n'y avait alors que des directives d'harmonisation minimum et qu'il n'existait, à l'échelle européenne, ni coordination ni coopération, à la différence de ce que nous pouvions voir alors dans le domaine bancaire ou dans d'autres domaines financiers depuis trente ou quarante ans.

La situation a radicalement changé. Nous avons mis en place des collèges de supervision, nous avons créé des instances de coordination, qui se réunissent régulièrement dans nos locaux ou à distance pour évoquer les problèmes et les risques rencontrés. C'est précisément dans cette optique qu'a été mise en place la base de données EuReCA, destinée à recenser les défaillances identifiées, ainsi que les mesures correctrices adoptées. Cette base permet également de remonter des problématiques plus générales : problèmes d'organisation, difficultés d'interprétation, pratiques divergentes ou inadéquates.

J'y insiste, nous avons connu des progrès notables en l'espace de quatre à cinq ans et la situation est appelée à évoluer encore davantage avec la mise en oeuvre du règlement Anti-Money Laundering (AML) et l'entrée en activité de la nouvelle autorité européenne dédiée à la lutte contre le blanchiment. Nous nous trouvons, à cet égard, à un véritable point de bascule : la situation s'est nettement améliorée, mais de nouvelles mutations sont en cours.

En ce qui concerne la nature ou l'ampleur du risque à l'échelle européenne, il convient de préciser que nous ne sommes pas directement en charge du contrôle. À l'Autorité bancaire européenne, notre rôle consiste à faciliter l'émergence d'une capacité de supervision au niveau européen, mais non à mener nous-mêmes des investigations dans les institutions financières ni à recueillir une information exhaustive sur la nature précise du risque AML dans chaque État membre.

Cela étant, les évaluations nationales font apparaître une nette amélioration de la situation. De nouvelles tendances émergent, et peut-être Solène Rochefort pourra-t-elle compléter sur ce point. Ces évolutions tiennent notamment à l'essor des instruments de type crypto-assets, des cryptomonnaies et de nouveaux modes de transaction. Certaines sont également liées à la transition environnementale ou à l'utilisation des revenus engendrés dans ce contexte.

Quoi qu'il en soit, les progrès réalisés dans le traitement de ce risque sont considérables. Depuis la période 2018-2020, les autorités nationales ont pleinement intégré la question du blanchiment comme un enjeu éminemment stratégique.

Nous avons observé, au sein des établissements financiers - et des banques en particulier - un changement d'attitude radical. Des équipes entières ont été constituées, parfois qualifiées de véritables bataillons, pour garantir la conformité aux exigences réglementaires. Ce mouvement s'est accompagné d'une volonté affirmée de se mettre en conformité avec les attentes des autorités.

Des sanctions ont été prononcées, dont certaines très lourdes. L'exemple de cette banque lettonne contrainte de cesser ses activités en quelques jours illustre bien la sévérité du cadre. Il est désormais acquis qu'un tel risque affecte directement la réputation des établissements. Aucune banque, aucun acteur financier ne peut aujourd'hui se permettre de traiter ces questions à la légère.

Cette prise de conscience, d'une intensité remarquable, s'est traduite à la fois par des moyens renforcés, déployés par les établissements eux-mêmes, et par un net durcissement de la vigilance des autorités de contrôle.

Mme Solène Rochefort, experte dans la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme. - Il convient de rappeler que, tous les deux ans, l'Autorité bancaire européenne publie un avis sur l'état des risques pesant sur le secteur financier dans l'Union européenne. Cet avis s'appuie désormais sur les données recueillies dans la base de données EuReCA, mais aussi, et surtout, sur les remontées d'informations des autorités nationales de surveillance, ainsi que sur les constats tirés du suivi des travaux des collèges de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme.

Nous veillons ainsi à disposer d'un panel d'informations aussi large que possible. Le dernier avis, publié en 2023 - le prochain devrait paraître fin juin 2025, les analyses sont encore en cours... - faisait apparaître des risques globalement similaires à ceux qui ont été observés lors de la période précédente. La corruption, les infractions fiscales, l'usage d'argent liquide dans l'ensemble des secteurs financiers demeurent des préoccupations majeures.

Cependant, deux évolutions majeures ont marqué une rupture dans l'appréhension des risques : l'exposition accrue aux événements géopolitiques et le recours croissant aux innovations technologiques.

Pour ce qui concerne les événements géopolitiques, l'invasion de l'Ukraine par la Russie en 2022 a déclenché l'adoption de mesures restrictives sans précédent par leur ampleur et leur portée. Cette situation a exercé une pression considérable sur les services de conformité de nombreuses institutions financières, qui ont réorienté leurs ressources, jusqu'alors mobilisées pour la lutte contre le blanchiment de capitaux, vers la mise en oeuvre des sanctions.

Aujourd'hui, cette pression commence à se résorber, grâce à une amélioration des systèmes et à un renforcement des effectifs, notamment par des recrutements ciblés.

Entre-temps, nous avons publié des orientations relatives aux dispositifs de contrôle interne, à la gouvernance, ainsi qu'au filtrage des clients et des transactions. L'objectif était d'accompagner les institutions financières et leurs autorités de supervision dans l'amélioration de leurs dispositifs.

Sur le volet géopolitique, la question du financement du terrorisme reste également d'actualité. Mme Goulet le sait, les formes de ce risque évoluent à mesure que la situation politique et géopolitique change. La montée du terrorisme d'ultra-droite en est un exemple frappant. Il est donc impératif que les institutions financières et les autorités de surveillance continuent d'évaluer ces risques avec rigueur, sans jamais relâcher leur vigilance ni s'installer dans une routine.

Concernant les avancées technologiques, nous restons fermement attachés à l'innovation, que nous soutenons pleinement. Il s'agit toutefois de préserver un équilibre. Certaines institutions financières pourraient être tentées d'adopter massivement des solutions technologiques sans en comprendre les mécanismes ni mesurer précisément les risques associés. Un tel usage incontrôlé pourrait aboutir à la mise en place de systèmes de surveillance des transactions totalement inadéquats, passant à côté de leur finalité.

La fiabilité de ces outils technologiques doit donc encore faire l'objet de travaux approfondis. Ce facteur demeure, cette année encore, l'un des risques identifiés.

M. François-Louis Michaud. - Permettez-moi d'ajouter un mot sur cette dimension technologique. Comme le disait Solène Rochefort, ces outils doivent certes être paramétrés de manière adéquate. Malgré tout, l'irruption de la technologie dans le domaine de la conformité est un atout fantastique pour les établissements financiers. Cela change la donne : nous disposons d'un capteur de meilleure qualité et d'une capacité de réaction plus rapide grâce à ces outils, qui améliorent la remontée de l'information et évitent la dilution du message dans une grande masse d'informations. Aujourd'hui, il est possible de paramétrer des instruments qui détectent rapidement des comportements anormaux ou établissent des parallèles et des passerelles entre différents types d'acteurs. Il faut que les autorités se saisissent de cet atout technologique.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Quels sont vos rapports avec la Commission européenne ?

En 2018, vous indiquiez que des progrès notables avaient été réalisés. Pourtant, à cette même époque, 90 % des grandes banques européennes avaient déjà fait l'objet de sanctions pour des faits de blanchiment. Les choses ne pouvaient que s'améliorer...

Je souhaiterais obtenir quelques précisions sur vos prérogatives. Disposez-vous de pouvoirs d'enquête et, si oui, dans quelle mesure ? Quelle est votre appréciation des disparités existant entre les différents États membres ? Il n'existe pas de fichier des comptes bancaires (Ficoba) européen. Au mieux, une telle structure ne verrait le jour qu'en 2027 ou 2029, si la directive est effectivement transposée. D'ici là, seuls des points de contact sont prévus dans les pays qui ne disposent pas de fichier bancaire centralisé, ce qui constitue à mes yeux une difficulté majeure.

Comment évaluez-vous les écarts entre les différents États européens et la coordination entre superviseurs ?

À ce stade de nos travaux, il apparaît clairement que le dispositif anti-blanchiment comporte de nombreuses failles, notamment en ce qui concerne l'utilisation des espèces, qui constitue souvent un vecteur privilégié de dissimulation.

Enfin, j'aimerais connaître votre appréciation sur l'euro numérique.

M. François-Louis Michaud. - Je commence par la fin. L'euro numérique est un sujet qui n'est pas dans le périmètre de compétence de l'Autorité bancaire européenne. C'est un sujet de banques centrales. Nous sommes compétents en matière de services de paiement jusqu'à la frontière des moyens mis en oeuvre et mis à disposition par les banques centrales. Cependant, j'entends les interrogations de la part des associations de consommateurs en ce qui concerne la protection de la confidentialité des transactions.

Je reviens à votre première question. Notre rôle vis-à-vis de la Commission est celui d'une agence décentralisée de l'Union. Nous sommes en amont et en aval de ce que fait la Commission et de ce que fait le législateur européen. Nous conseillons la Commission en amont, pendant la période de développement de ses propositions législatives, sur la base de l'information que nous collectons et de notre travail avec les autorités compétentes nationales. Nous pouvons répondre à des demandes de travaux de sa part : rapports, collectes d'informations, analyses plus techniques ou plus juridiques.

In fine, lorsque les textes sont adoptés, nous sommes là pour préciser certaines des règles au travers de nos standards techniques, ce que nous appelons les textes de niveau 2 et de niveau 3. Le texte de niveau 1 est la directive ou le règlement ; le texte de niveau 2 ou de niveau 3 est le standard technique, la ligne directrice ou les manuels que nous pouvons mettre à disposition des autorités pour accompagner leur action. Nous sommes là pour faire des décrets d'application, pour le dire un petit peu plus simplement.

Plus spécifiquement, nous aidons la Commission dans la phase de mise en place de l'Amla : informatique, recrutements, préparation de ses travaux avec nos méthodes d'analyse des risques, transfert de la base de données EuReCa... Il s'agit de faire en sorte que la nouvelle agence soit opérationnelle dès le début de l'année prochaine.

Nous avons également un rôle de coordination de l'action des autorités nationales et de renforcement de leur convergence vers le standard européen. À cette fin, nous menons des revues de pairs pour voir comment ils se situent par rapport à cette convergence ou des investigations pour vérifier si la loi européenne a été enfreinte. J'y insiste, nous n'avons pas de pouvoir d'action directe sur les établissements eux-mêmes, ce qui est du ressort des autorités nationales.

Mme Solène Rochefort. - Nous avons dans notre périmètre soixante autorités de surveillance en matière de lutte anti-blanchiment et de financement du terrorisme pour l'ensemble du secteur financier, réparties sur les vingt-sept États membres et les trois États de l'Association européenne de libre-échange (AELE).

M. François-Louis Michaud. - Effectivement, les dispositifs nationaux ne sont pas harmonisés. Selon les pays, il peut y avoir une ou plusieurs agences compétentes.

Le dispositif de lutte contre le blanchiment a, jusqu'à présent, été extrêmement atomisé. Il ne revient pas nécessairement aux autorités de contrôle prudentiel d'en assumer la responsabilité : il peut s'agir d'une autorité totalement distincte.

À l'échelle européenne, depuis la mise en place du mécanisme de surveillance unique, la Banque centrale européenne, qui exerce depuis 2014 un contrôle direct et indirect sur les établissements de crédit de la zone euro, n'est pas investie d'une mission spécifique de lutte contre le blanchiment. Il est même expressément dit qu'elle ne doit pas se préoccuper de lutte contre le blanchiment. Son action prudentielle vise à garantir la solvabilité des établissements. Elle doit donc s'interroger : dans quelle mesure les déficiences observées dans les dispositifs de contrôle interne d'un établissement, et susceptibles de faciliter, voire d'encourager des pratiques de blanchiment, ne viennent-elles pas fragiliser cet établissement sous d'autres angles, qu'il s'agisse de sa réputation ou de sa politique d'allocation de son capital ?

Cette ambiguïté est problématique. C'est précisément pourquoi la création de l'Autorité de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme revêt une importance capitale.

En ce qui concerner le Ficoba, deux règlements européens prévoient la création de fichiers à l'échelon national, ainsi que leur interconnexion. Cette mesure, bien qu'elle se situe à la limite de nos compétences, semble particulièrement utile et pertinente pour les autorités.

Quant au rôle des espèces, il convient de rappeler que les pratiques diffèrent considérablement d'un État membre à l'autre, selon des ancrages culturels profonds. Certains pays y recourent encore largement, parce que la population y reste attachée ; d'autres y ont presque entièrement renoncé. Le blanchiment peut certes s'appuyer sur l'utilisation des espèces, mais il prospère également grâce à des technologies bien plus avancées, à l'instar des cryptoactifs. Il n'existe donc pas de recette idéale.

L'enjeu, aujourd'hui, consiste à s'assurer que les points de contrôle, les gatekeepers, pour reprendre une expression anglo-saxonne, c'est-à-dire ceux qui régulent l'accès au système financier, accomplissent pleinement leur mission. Il leur revient d'établir le profil des clients, qu'ils recourent à des instruments dématérialisés ou à des supports matériels. Le système compte suffisamment de points de contact - établissements financiers, banques, places de marché ou encore investisseurs institutionnels - pour instaurer des barrages efficaces et enrayer le recyclage de fonds d'origine illicite.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Il est évident que si l'on veut lutter contre le blanchiment, il faut pouvoir avoir accès aux données financières. Quel est votre avis sur la directive en préparation à ce sujet ?

M. François-Louis Michaud. - La directive Financial Data Access (FIDA) nous paraît très intéressante, mais elle doit être mise en place de manière prudente. Je fais référence à notre rôle en matière à la fois de protection du consommateur et de surveillance ou de réduction des risques dans le système.

Cette directive est très intéressante en ce qu'elle propose de mettre à disposition des consommateurs un ensemble d'informations qui leur permettent de gérer leur situation financière de façon sophistiquée. Actuellement, il est très difficile pour un particulier d'avoir accès à des données financières précises sur l'ensemble de sa situation et de pouvoir modéliser ses choix d'investissement, les types d'emprunts, d'établir en quelque sorte un bilan et un compte de résultat personnels.

La mise en place des instruments que prévoit la directive FIDA permettrait aux particuliers d'apprécier l'ensemble de leur position financière et donc de se projeter de manière beaucoup plus rationnelle sur vingt à trente ans.

En revanche, ces instruments vont mettre de nouveaux acteurs au centre du jeu : fournisseurs d'informations, sous-traitants informatiques... Cela suppose que les agents eux-mêmes puissent garder le contrôle des informations qu'ils souhaitent partager : c'est la notion de tableau de bord. Cette approche nous paraît compliquée à gérer.

La directive prévoit également que les acteurs du marché devront se mettre d'accord entre eux sur le niveau de protection fourni aux consommateurs, ce qui est sans doute un peu risqué, compte tenu des conflits d'intérêts.

Se pose également la question de l'inclusion ou de l'exclusion des acteurs qui décideraient de participer à ces schémas. Il ne faut pas que ces informations puissent emporter des décisions dommageables de la part des fournisseurs de services financiers qui seraient tentés de « profiler » de manière négative certaines personnes, notamment celles qui ne souhaitent pas intégrer ce système holistique ou qui n'ont pas les moyens technologiques d'y accéder.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Ce texte devrait arriver fin juin. Nous y serons extrêmement attentifs.

M. Raphaël Daubet, président. - Comment jugez-vous la robustesse du dispositif français ?

M. François-Louis Michaud. - Nous ne communiquons pas spécialement sur la solidité de tel ou tel système en particulier. Nous menons des revues transversales, qui donnent un certain nombre d'éléments. Cependant, je peux dire que la France a une tradition ancienne de lutte contre le blanchiment et des capacités solides en la matière. Elle a de surcroît de bonnes pratiques de coordination entre ses différentes autorités.

Mme Solène Rochefort. - Nous considérons de toute façon qu'un système robuste doit suivre l'évolution des risques.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Quelles sont vos relations avec les pays peu coopératifs en matière de lutte contre le blanchiment ? Je pense à la Suisse ou aux pays du Golfe, par exemple.

Quelle est votre appréciation sur la mécanique des listes comme celles que produisent le Groupe d'action financière (Gafi) ou le Parlement européen ?

M. François-Louis Michaud. - Nous travaillons sur les dispositifs prudentiels de pays tiers. Nous rendons un avis à la Commission, qui doit ensuite déterminer si ces pays disposent d'un cadre équivalent à celui de l'Union européenne. Ensuite, nous sommes chargés d'assurer une sorte de surveillance régulière de ce cadre, dans lequel s'inscrit la lutte contre le blanchiment.

Mme Solène Rochefort. - Dans le nouveau cycle d'évaluation, nous nous intéressons justement aux aspects de confidentialité pour l'échange d'informations en matière de lutte anti-blanchiment. C'est très important pour nous, car nous avons 260 collèges liés à des institutions financières transfrontalières dans l'Union européenne qui ont parfois des branches ou même des maisons mères situées dans des États tiers. Nous avons donc besoin, dans le cadre de ces collèges, d'inviter ces autorités de surveillance pour partager leur analyse des risques et les mesures de supervision qu'elles mettent en oeuvre. Nous aidons les autorités de surveillance européennes à évaluer si elles peuvent vraiment travailler avec ces États tiers.

M. François-Louis Michaud. - En fonction du degré d'équivalence, ils peuvent participer à des discussions plus ou moins avancées. Il y a aussi des agendas restreints pour évoquer certains aspects.

Je n'ai pas d'appréciation à donner sur la mécanique des listes. Celles-ci ont tout de même le mérite de focaliser l'attention et de contribuer à faire progresser la lutte contre le blanchiment.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Vous parliez tout à l'heure de bataillons. L'ABE, combien de divisions ?

M. François-Louis Michaud. - Nous avons 250 agents, mais seulement onze personnes se consacrent exclusivement à la lutte contre le blanchiment. Ces moyens me sont alloués chaque année par le Parlement européen sur proposition de la Commission européenne.

Avec les réponses au questionnaire écrit, nous allons également vous fournir une liste des standards, des avis et des rapports que nous avons pu rendre et publier depuis quatre à cinq ans. Vous trouverez certainement cette liste pertinente, compte tenu de la taille de nos effectifs.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - La question des effectifs se pose, même si je ne conteste pas vos résultats.

M. François-Louis Michaud. - Un petit rappel historique s'impose : nos autorités sectorielles ont été créées en 2008, à la suite du rapport de Jacques de Larosière, qui faisait lui-même suite à celui d'Alexandre Lamfalussy. L'objectif principal était de foncer un lien entre les autorités nationales et les législateurs européens et non de mettre en place une vaste bureaucratie européenne. L'idée était d'assembler des équipes par projet pour travailler sur la mise en place de normes. Dans ce contexte, l'agilité et la versatilité de l'approche se sont avérées utiles. L'Amla va évoluer dans une autre dimension, avec 450 à 460 personnes de façon permanente.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Les questions de coordination et de périmètre se poseront forcément à un moment ou à un autre. Il faut que l'Amla se mette en ordre de marche rapidement.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est ouverte à 14 h 00.

Audition de Mmes Carole Étienne, procureure de la République près le tribunal judiciaire de Lille, Virginie Girard, procureure adjointe près le tribunal judiciaire de Lille, MM. Bertrand Rouède, premier vice-procureur de la République près la juridiction interrégionale spécialisée de Bordeaux, et Vincent Raffray, vice-président chargé de l'instruction JIRS de Bordeaux

M. Raphaël Daubet, président. - Nous concluons nos travaux de la semaine en entendant des représentants du parquet et de l'instruction : Mme Carole Étienne, procureure de la République près le tribunal judiciaire de Lille, Mme Virginie Girard, procureure adjointe près le tribunal judiciaire de Lille, ainsi que M. Bertrand Rouède, premier vice-procureur de la République près la juridiction interrégionale spécialisée (Jirs) de Bordeaux, et M. Vincent Raffray, vice-président chargé de l'instruction Jirs de Bordeaux.

Mesdames, messieurs, merci pour le temps que vous nous accordez. Nos auditions ont souligné le défi que représente l'enquête en matière de lutte contre le blanchiment et le financement de la criminalité organisée, notamment au regard des moyens disponibles. Cette question vous affecte directement, de même que celle des moyens accordés à la justice. Mais il a aussi été indiqué que le droit français, au travers notamment de la présomption de blanchiment, dispose de moyens importants pour lutter contre ce phénomène. Enfin il nous a été suggéré qu'une approche par réseaux criminels serait plus utile qu'une approche par infraction ou par marché.

Voici donc plusieurs sujets sur lesquels nous souhaitons avoir votre point de vue au regard de votre pratique quotidienne.

Avant de vous céder la parole, je vous indique que cette audition fera l'objet d'une captation et d'une diffusion en direct sur le site internet du Sénat et qu'un compte rendu sera publié.

Enfin, je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Carole Étienne, Mme Virginie Girard, M. Bertrand Rouède et M. Vincent Raffray prêtent serment.

Je vous laisse la parole pour une présentation liminaire, après laquelle je passerai la parole à Mme le rapporteur puis à ceux des commissaires qui le souhaiteraient.

Mme Carole Étienne, procureure de la République près le tribunal judiciaire de Lille. - Je vais commencer par vous présenter brièvement notre Jirs, qui est compétente sur le ressort de quatre cours d'appel et vingt-cinq tribunaux judiciaires. Elle se caractérise par une forte activité, en hausse constante depuis 2016, notamment en matière de trafic de stupéfiants, ce dernier étant fortement marqué par des importations massives par voies maritime et terrestre. Cette section Jirs du parquet est composée de huit magistrats depuis septembre 2024. Elle n'a cessé de devoir être abondée et deux de ses magistrats sont affectés au traitement de la délinquance économique et financière.

Un point sur la situation géographique de Lille et de la métropole européenne de Lille : frontalières de la Belgique, elles sont proches des Pays-Bas et des grands ports internationaux. Elles sont traversées par de nombreux axes autoroutiers, ce qui en fait un espace privilégié non seulement pour le transit, mais aussi pour le stockage et pour la redistribution, notamment des drogues. C'est en tout cas un espace privilégié pour l'implantation et l'activité sur notre ressort de réseaux criminels spécialisés tant dans le transport international de produits stupéfiants que dans le trafic à destination du marché de l'interrégion et de l'ensemble du territoire national.

Le poids du contentieux du trafic de stupéfiants sur le ressort laisse apparaître des organisations criminelles polyvalentes, tant du point de vue des produits stupéfiants trafiqués que des compétences logistiques qui sont utilisées. La criminalité du haut du spectre, qui relève de la compétence Jirs, montre une imbrication d'activités délinquantes distinctes les unes des autres, mais qui coopèrent par opportunisme. À titre d'exemple, nous nous sommes intéressés notamment, en matière de blanchiment, aux garages clandestins ou aux garages fantômes, dont les implantations sont très nombreuses et qui offrent des supports logistiques particulièrement précieux aux réseaux criminels.

La lutte contre la criminalité organisée passe par la lutte contre le blanchiment et la saisie des avoirs criminels. Nous y sommes, magistrats comme enquêteurs, particulièrement sensibilisés. Cependant, sommes-nous tous bien formés ? J'oserais répondre que ce n'est pas forcément le cas. Il est vrai que nous sommes aussi confrontés à une complexité croissante des affaires, aussi bien sur le plan des volumes que de la technicité. Mais je pense que les principaux freins résident dans l'insuffisance des moyens consacrés à la lutte contre le blanchiment, que ce soit au niveau des services d'enquête ou de la réponse pénale apportée.

Améliorer les saisies et confiscations des avoirs criminels implique forcément de bien identifier et de bien localiser les avoirs criminels : en France, mais aussi, et surtout, à l'étranger. Il est donc nécessaire de faire procéder à des enquêtes patrimoniales approfondies, ainsi qu'à des enquêtes sur le recyclage des produits du crime. Cela passe bien sûr par la qualité des procédures, mais aussi par des enquêtes assez longues, assez complexes et assez approfondies. Or les services d'enquête sont sous-dimensionnés en effectifs, sous-dotés en matériels et équipements informatiques et ne sont plus en capacité de traiter le volet financier des enquêtes.

Nous pourrons en reparler, mais je pense que le plus nécessaire aux magistrats n'est pas un appui en matière de saisie : les magistrats savent maintenant comment procéder pour saisir les avoirs criminels - ils peuvent notamment s'appuyer sur l'Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (Agrasc). Ce dont ils ont besoin, c'est de véritables enquêtes financières et patrimoniales et aussi de procéder à des échanges d'informations entre services d'enquête, de faire des vérifications auprès des services fiscaux et douaniers, de procéder à des réquisitions auprès de l'administration fiscale ou encore d'identifier les bénéficiaires économiques.

Face à cette insuffisance en termes d'enquêtes patrimoniales approfondies, les solutions passent par un changement de stratégie et par le partage de l'information. À titre d'exemple, la Jirs de Lille s'est saisie, le 31 octobre 2024, d'une procédure préliminaire qui a été engagée du seul chef de blanchiment, à la faveur de renseignements convergents obtenus notamment par le truchement d'un officier de liaison à Dubaï. Cette procédure a permis de cibler un individu du ressort de la Jirs.

Compte tenu des risques de fuite à l'étranger et au regard de la qualification des faits, il a été décidé d'emblée d'aborder les investigations dans une perspective de court terme. Celles-ci ont donné lieu à une opération de police judiciaire dès le 11 septembre 2024.

C'est une stratégie d'enquête quelque peu atypique, mais que nous entendons renouveler. Elle se fonde sur le blanchiment non comme infraction accessoire, mais comme infraction principale. Et cette stratégie s'est révélée fructueuse, car nous avons évité le dépérissement des preuves. En outre, elle a pu conduire à la saisie d'une somme assez importante, de plus de 150 000 euros, de devises étrangères, de bijoux et de plusieurs biens immobiliers. Cette enquête se poursuit avec des demandes d'entraide pénale internationale.

Mme Girard pourra parler de ce type d'enquête plus précisément, si vous le souhaitez. La Jirs de Lille porte une attention très particulière aux différents mécanismes de blanchiment. Nous souhaitons trouver de nouvelles stratégies et donner de nouvelles orientations aux procédures qui nous sont confiées, pour encourager l'initiative des services sur ce type de qualification.

La pratique du circuit court et le recours à la présomption de l'article 324-1-1 du code pénal sont des choix que nous pourrons évoquer, sachant que nous sommes aussi confrontés à la détection de sociétés fictives, qui jouent un rôle non négligeable dans le cadre du blanchiment - Mme Girard pourra vous reparler de tout cela.

Le recours à la présomption de blanchiment entraîne une réponse pénale rapide, mais nécessite tout de même d'investir de manière efficiente tant les magistrats que les services enquêteurs. C'est un dispositif plus rapide, moins exigeant également en matière probatoire : grâce à la présomption de blanchiment, l'action répressive du parquet est libérée de la nécessité d'identifier l'infraction d'origine, dès lors que le mis en cause n'apporte aucune justification plausible à l'opération, ce qui facilite les choses.

Concernant les différentes formes de la menace en matière de blanchiment, l'essentiel des techniques que nous avons pu rencontrer dans les dossiers de trafic de stupéfiants que connaît la Jirs sont relativement basiques. Mme Girard vous présentera un inventaire anonymisé des grandes typologies que nous avons rencontrées en matière de dissimulation de fonds. Il s'agit aussi bien de virements en espèces sur les comptes des proches que d'investissements dans des effets vestimentaires, dans de la maroquinerie, dans des bijoux ou dans des véhicules de grosse cylindrée. L'envoi massif de cash à l'étranger est également souvent observé. Il existe aussi, bien sûr, la technique de la hawala. Nous nous posons beaucoup de questions sur le système des collecteurs, sur des sociétés taxis, ainsi que sur une bancarisation effectuée via des banques grises à l'étranger. Nous relevons également des acquisitions de cryptomonnaies ou encore de biens immobiliers - notamment à Dubaï, dans le cadre du démantèlement d'un trafic de stupéfiants.

Un autre moyen d'investiguer, dont l'utilité a été particulièrement démontrée au travers de l'important dossier EncroChat, réside dans l'exploitation des messageries cryptées. Il faut mentionner aussi, bien sûr, la coopération internationale. Mme Girard est très à même d'en parler, aussi bien pour les demandes d'entraide que pour les certificats de gel, qui ont montré une certaine efficacité.

Nous pouvons déplorer en revanche une pratique insuffisante de la cosaisine des unités qui luttent contre la criminalité organisée. Il existe des services spécialisés en matière financière, notamment en matière de criminalité organisée, mais l'on s'aperçoit que les cosaisines, par exemple entre l'Office anti-stupéfiants (Ofast) et l'Office national anti-fraude (Onaf), nous ont vraiment permis d'appréhender le phénomène de manière globale et systémique.

Il faut peut-être évoquer par ailleurs une structuration un peu dépassée des services d'enquête, marquée par une division traditionnelle, archaïque, entre des missions spécifiques à la lutte contre les stupéfiants et au trafic de migrants - nous sommes confrontés à une criminalité organisée en matière de trafic migratoire : trafic illicite de migrants, traite d'êtres humains - et des missions dévolues à la criminalité financière. Vous me direz que l'on a fait exactement la même division au sein de la Jirs, mais ce n'est pas tout à fait le cas : deux magistrats dans l'équipe du parquet Jirs sont vraiment en appui pour appréhender de manière très technique et très approfondie tout l'aspect financier des dossiers de criminalité organisée.

Nous constatons aussi que certaines administrations, qui ont un peu leur pré carré, pourraient remonter plus d'informations via les signalements. C'est un peu ce que nous avons cherché à faire au sein de mon parquet, depuis 2021. J'ai en effet engagé la création d'un comité opérationnel de détection des flux financiers suspects (Codef), qui n' a pas encore produit tous les effets escomptés, mais qui a le mérite de réunir le directeur régional des finances publiques des Hauts-de-France et du département du Nord, le préfet, le président du tribunal de commerce de Lille Métropole, le directeur régional de l'Urssaf du Nord-Pas-de-Calais, le président de la compagnie régionale des commissaires aux comptes (CRCC), ainsi que le président du conseil régional de l'ordre des experts-comptables. Au besoin, en fonction des thèmes abordés, nous pouvons tout à fait faire intervenir d'autres personnes qualifiées. Cela nous permet, dans le périmètre de la délinquance économique et financière, d'identifier déjà les difficultés qui peuvent être liées au signalement de flux financiers suspects, d'améliorer le dialogue avec les différentes instances participantes, notamment pour leur permettre de mieux appréhender l'action de la justice et ce qu'elle peut faire, et d'apporter une réponse opérationnelle adaptée en favorisant l'information de l'autorité judiciaire et de l'administration fiscale sur les activités économiques, financières et commerciales suspectes.

Si l'objectif était de parvenir à une proactivité, les infractions particulièrement prises en considération sont le blanchiment, la fraude fiscale, et l'abus de biens sociaux. Ce Codef a donc pour but de partager l'information.

Nous nous sommes d'ailleurs rendu compte que, grâce à l'expérience acquise au travers des comités opérationnels départementaux anti-fraude (Codaf), qui ont succédé aux comités opérationnels de lutte contre le travail illégal (Colti), le secret est bien partagé et l'échange d'informations assez fluide. L'idée est de parvenir à cet échange d'informations et à cette fluidité avec toutes les administrations et tous les organismes qui travaillent sur ces sujets.

Ma collègue pourra vous parler de la coopération internationale, même si elle est encore un peu anecdotique en matière de blanchiment. Puis nous pourrons reparler des outils ou des évolutions possibles à l'occasion de vos questions.

Mme Virginie Girard, procureure adjointe près le tribunal judiciaire de Lille. - Je vais insister sur trois points : la nécessité de renouveler nos approches judiciaires dans le traitement du blanchiment, la nécessité d'adopter des mécanismes d'enquête renouvelés et enfin la nécessité de repenser nos fonctionnements judiciaires.

Je commence donc par la nécessité de renouveler nos approches. Madame la procureure l'a déjà évoqué, il y a deux modes de fonctionnement que nous avons essayé d'adopter au sein du parquet de Lille : d'une part, le circuit court ; de l'autre, le Codef.

Le circuit court part du constat de la multiplication des garages fantômes à la faveur de la dématérialisation des procédures de délivrance des certificats d'immatriculation. C'est un phénomène tout à fait endémique qui a fortement affecté le ressort. Concrètement, qu'avons-nous ? Soit des inscriptions au système d'immatriculation des véhicules (SIV) pour le compte de sociétés frauduleuses, soit des habilitations accordées à des sociétés éphémères pour leur permettre d'accéder directement au SIV. Des achats et des reventes de véhicules se font donc par ces garages fantômes, avec pour conséquence une dilution de la responsabilité de ces personnes morales et, in fine, des propriétaires de bonne foi mis dans l'incapacité de procéder à l'immatriculation de leurs véhicules. Il y a donc comme effet induit la totale impunité des délinquants qui circulent avec ces véhicules, qui échappent à une responsabilité civile et pénale et qui vont pouvoir agir sous couvert de la présomption de l'existence de la personnalité juridique de la société qui a pu réaliser ces immatriculations, ou dans le cadre de sociétés qui déclarent faire du négoce automobile, qui n'ont aucun fonds propre et aucun siège social utile et qui fonctionnent sous un prête-nom, sous des identités fictives. Il existe donc des possibilités de trafic absolument infinies : revente de véhicules volés, immatriculation au nom de garages fictifs, fraude à la TVA, notamment sur des véhicules haut de gamme et, bien évidemment, blanchiment d'argent.

Les objectifs du circuit court sont effectivement de favoriser la détection la plus précoce possible de ces garages fantômes par le recueil à la fois des signalements Tracfin, mais aussi d'informations et de signaux faibles qui nous sont communiqués par le tribunal de commerce de Lille Métropole, par le service fraude de la préfecture du Nord et, le cas échéant, par les services fiscaux. Le but est de mettre fin à l'impunité et de déstabiliser les organisations de fraude.

Notre objectif était de travailler sur les garages fantômes, mais le dispositif a évidemment vocation à s'appliquer aux signalements qui concerneraient d'autres secteurs d'activité, notamment ce qui nous est transmis par Tracfin dans le cadre de son droit d'opposition. Tout cela repose sur l'utilisation intensive de la présomption de blanchiment de l'article 324-1-1 du code pénal, ce qui nous permet d'aller extrêmement rapidement. Le recours à cette présomption de blanchiment est justifié par le fait que, lorsqu'elles sont caractérisées, les conditions frauduleuses de constitution et de fonctionnement de ces garages fantômes et de ces sociétés éphémères laissent évidemment présumer l'origine illicite des fonds qui transitent sur les comptes bancaires. Nous avons élaboré des critères de détection des sociétés sur lesquels je pourrais revenir.

Nous avons donc plusieurs sources d'information : Tracfin, essentiellement, mais aussi le tribunal de commerce et le service fraude de la préfecture. Le but est d'aller opérer une saisie pénale et, surtout, de fonctionner de manière totalement autonome, sans avoir recours à un quelconque service enquêteur. L'enjeu est en effet de mobiliser une assistante spécialisée qui va pouvoir identifier les comptes, procéder à la saisie pénale et adresser les requêtes au juge des libertés et de la détention qui va pouvoir valider la saisie. Le but est donc d'assurer une réponse pénale rapide et efficace et de saisir la totalité des sommes qui sont inscrites au compte des sociétés concernées, en utilisant de manière intensive la présomption de blanchiment. L'idée est de gagner en efficacité, compte tenu de l'embolisation des services enquêteurs et de travailler en totale autonomie.

Le deuxième dispositif que Mme la procureure a évoqué, c'est cette initiative locale de comité opérationnel de détection des flux financiers suspects, mis en oeuvre à compter de mars 2021. Il s'agit d'une instance de partage d'informations à visée opérationnelle, l'objectif étant de cibler et de contrôler des activités économiques et financières et commerciales suspectes et d'améliorer la saisie des avoirs.

Pour le moment, nous nous attachons principalement au traitement des infractions de blanchiment, mais aussi d'abus de biens sociaux et de fraude fiscale. Nous avons pu dégager plusieurs axes de travail : au départ, les garages fantômes, mais également d'autres thématiques comme les clubs sportifs, les sociétés d'ambulance ou les pompes funèbres. L'idée est de dépasser le seul objectif de faciliter un engagement précoce des contrôles par les administrations, pour aller jusqu'à favoriser un décloisonnement entre les administrations et un changement stratégique pour que nous puissions travailler à l'appréhension de ces avoirs criminels.

À l'instar de ce qui a été fait pour les Codaf, je pense qu'il serait tout à fait possible d'institutionnaliser cette instance et de constituer dans chaque ressort une instance similaire qui permettrait une transmission la plus précoce possible des informations dont dispose chaque administration de contrôle, dès lors qu'un intérêt pénal est identifié, pour viser des cibles communes.

J'en viens à mon troisième point : le renouvellement de nos mécanismes d'enquête. Tout le monde fait le même constat : l'organisation des services enquêteurs est structurellement dépassée. En matière de criminalité organisée, lesdits services ne sont pas suffisamment armés pour travailler de manière parallèle et concomitante au démantèlement des trafics de stupéfiants, des dossiers d'aide au séjour en bande organisée ou encore des trafics de déchets, et au démantèlement des filières de blanchiment.

Cela tient à deux raisons, la première étant la faiblesse structurelle des effectifs économiques et financiers, due notamment - nous l'avons suffisamment répété - à un manque d'attractivité de la filière enquêteur et, plus spécifiquement, de la matière économique et financière. La deuxième raison est la structuration dépassée des services reposant sur une division traditionnelle, selon moi archaïque, des missions : grands contentieux, lutte contre les stupéfiants, lutte contre la traite des êtres humains, etc. Ce fonctionnement en silos est inadapté à l'imbrication des phénomènes criminels. Or le but est bien de considérer que l'ensemble de cette criminalité, quelle qu'elle soit, a pour objectif de dégager des profits. C'est bien l'appât du gain qui sous-tend la constitution de ces organisations criminelles. Peut-être faudrait-il envisager une réflexion sur l'organisation de ces services...

Il y a également une réflexion à mener sur la pratique insuffisante, voire nulle, de la cosaisine entre les unités de lutte contre la criminalité organisée et les services spécialisés en matière financière. Quelques cosaisines se font bien au niveau de la Jirs de Lille entre l'Ofast et l'Onaf, mais cela reste sporadique, alors même que la cosaisine devrait être un principe.

Par ailleurs, comme Mme la procureure l'a évoqué, des questions se posent aussi concernant nos investigations, qui demeurent principalement axées sur une photographie des patrimoines et insuffisamment sur l'enquête financière. Pour ma part, je considère qu'il y a une inadéquation de l'offre de services pour ce qui concerne les enquêtes patrimoniales. Comme nous l'avons souligné, les magistrats ont développé un savoir-faire en matière de saisie ; ils peuvent aussi s'appuyer sur l'expérience de l'Agrasc. Ils sont formés à la technique des saisies. Ce qui leur manque, ce n'est donc pas un appui en matière de saisie. Il en va d'ailleurs trop souvent de même pour les groupes interministériels de recherche (GIR), qui ont développé eux aussi ce savoir-faire en matière de saisie, peut-être au détriment de leur vocation initiale, qui consistait à diligenter des enquêtes patrimoniales.

Ce qui nous intéresse, c'est de disposer d'une offre de services et d'un débouché en matière de services enquêteurs pour réaliser de véritables enquêtes financières et patrimoniales, avec des échanges utiles entre les services enquêteurs et les réquisitions.

Le recours - encore trop insuffisant - aux outils de l'entraide pénale internationale est indispensable. Nous mobilisons ces derniers au niveau de la Jirs et utilisons largement les certificats de gel. C'est assez efficace et cela permet une réponse rapide. Les demandes d'entraide sont également largement utilisées, mais parfois avec des résultats aléatoires, en tout cas dans des délais d'exécution qui sont extrêmement longs. Ce qui fait peut-être encore trop souvent défaut chez nous, c'est que les services enquêteurs n'ont pas suffisamment la maîtrise ou le réflexe de se dire que plus aucun mécanisme de blanchiment ne peut se concevoir à l'heure actuelle sans le recours à des mécanismes de placement, de dissimulation ou de conversion à l'étranger. Dans ces hypothèses-là, il faut avoir des réflexes pavloviens, notamment le recours à la plateforme Siena (Secure Information Exchange Network Application, ou application sécurisée d'échange d'informations) ou à Europol. Or c'est encore loin d'être le cas pour les services de police judiciaire. Les magistrats doivent aussi avoir le réflexe de se tourner vers Eurojust.

Le recours aux demandes d'entraide, aux demandes d'entraide pénale internationale, aux certificats de gel, est évidemment à pratiquer sans réserve, mais aussi avec une certaine forme de sagacité et de discernement. Il faudrait peut-être aussi se saisir davantage encore, au-delà de l'outil que constituent les équipes communes d'enquête qui sont tout à fait intéressantes pour le blanchiment, de l'outil qu'est la réalisation d'enquêtes miroirs, soit sur la base de décisions d'enquête européennes entrantes, soit sur le fondement de la transmission spontanée d'informations. Nous avons pu nous en saisir tant à la Jirs de Lille que dans la section de la criminalité organisée.

L'usage des transmissions spontanées d'informations est enfin un outil informel assez efficace, qui permet de poursuivre, d'une part, une enquête dans l'État saisi, par exemple sur du trafic de stupéfiants, et de communiquer à un autre État, par exemple la France, des informations utiles, notamment pour poursuivre du chef de blanchiment.

Un autre point mérite, à mon sens, un investissement majeur et une véritable révolution dans les esprits, c'est le recours aux outils d'analyse numérique. Dans votre questionnaire, vous nous interrogiez sur les moyens techniques qui sont actuellement mis à disposition de la justice et des services enquêteurs. Je ne vais pas dire qu'ils sont notoirement insuffisants, je vais dire qu'ils sont nuls en matière judiciaire. Nous n'avons pas de recours à l'intelligence artificielle. Nous n'avons pas les moyens de procéder à une analyse de données de masse. Or nous sommes dans une situation où il faut s'adapter à un contexte de globalisation des phénomènes et opter pour un traitement en masse de la data. Il ne suffit donc plus de faire des enquêtes financières, il faut aussi et surtout faire des enquêtes numériques. En l'état, nous ne disposons pas des moyens de le faire.

Je pense que nous aurions tout lieu de nous inspirer des capacités de traitement et d'analyse dont dispose Europol, et des capacités d'analyse que nous pourrions utiliser au titre du traitement de la donnée en Open Source Intelligence (Osint). Il nous faut donc des outils techniques bien plus performants. Mme la procureure a rappelé que nous avions eu à connaître des procédures EncroChat. Nous avons eu notamment à traiter des volumes absolument colossaux de data, moyennant un traitement qui est à la fois juridiquement et techniquement compliqué. Il faut évidemment être en mesure de développer ces possibilités techniques et juridiques d'exploitation de la donnée. Il faut aussi pouvoir mutualiser le renseignement. Il faut que nous puissions être dotés de spécialistes, analystes ou assistants spécialisés en matière d'analyse criminelle. Mais les moyens humains ne suffiront pas, il faudra évidemment des moyens techniques et un accès aux bases de données. C'est sous cette seule condition que nous pourrons avoir une plus-value dans la détection des phénomènes et dans le démantèlement des réseaux.

Enfin, je pense que certains fonctionnements ou certains modes d'organisation judiciaire doivent être repensés pour permettre un décloisonnement au sein de l'institution. Je pense, par exemple, à l'organisation et aux méthodes de travail au sein des Jirs : cibler, certes, les individus, mais aussi envisager le démantèlement des infrastructures criminelles, ce qui est tout de même le but originel de création des Jirs. Il faut l'envisager aussi au regard d'écosystèmes de plus en plus mouvants, de plus en plus agiles en ce qui concerne le blanchiment. Là aussi, il est important de réfléchir à l'actuelle césure qui se fait entre les magistrats affectés à la criminalité organisée et les magistrats plus spécifiquement dévolus à la lutte contre la délinquance financière.

Il faudra peut-être envisager - c'est, là aussi, une question de moyens - des cosaisines de magistrats instructeurs avec un chef de file à déterminer en fonction de l'option et de la coloration que l'on souhaite donner au dossier - criminalité organisée ou délinquance financière. Il faudra aussi définir des stratégies d'enquête plus ciblées, en choisissant d'ouvrir des enquêtes du chef de blanchiment en parallèle de certains dossiers de criminalité organisée de type « infractions à la législation sur les stupéfiants (ILS) » qui le méritent, et donc d'ouvrir des dossiers sur le seul fondement du blanchiment ou de la présomption de blanchiment.

L'idée est en tout cas de définir des stratégies plus fines et des objectifs par auteur ciblés, afin de mieux appréhender un écosystème criminel dont on a pu avoir conscience par le passé, tout cela dans un contexte marqué par une saturation des services enquêteurs. Ces derniers n'ont plus que de faibles moyens et de faibles marges de manoeuvre pour travailler d'initiative. À nous d'être proactifs, imaginatifs, pour essayer de renouveler nos méthodes et nos stratégies de travail.

M. Bertrand Rouède, premier vice-procureur de la République près la Jirs de Bordeaux. - Nous avions déjà été entendus dans le cadre de la réforme des outils de lutte contre la criminalité organisée, notamment les réflexions autour de la création du parquet national anti-criminalité organisée (Pnaco).

Nous nous réjouissons toujours que la représentation nationale s'intéresse un peu plus dans le détail aux actions que l'on mène, aux difficultés que l'on rencontre et aux thématiques qui sont le quotidien des Jirs, auxquelles nous consacrons une partie de nos activités professionnelles, voire de nos vies.

Nous essaierons, avec mon collègue, d'être relativement brefs, pour deux raisons. Tout d'abord, nous voudrions favoriser le plus rapidement possible les échanges, en contradiction, entre vous et nous. C'est l'objectif de notre convocation. De plus, les représentantes du tribunal judiciaire de Lille ont dit beaucoup de choses : nous rejoignons à 99,9 % leurs constats ainsi que les difficultés et pistes d'amélioration évoquées. Ce n'est pas une surprise, mais ce n'est jamais une mauvaise nouvelle de constater que, sans qu'il y ait eu de concertation préalable, les professionnels d'un même champ font les mêmes constats, alors même que des différences peuvent exister entre la Jirs de Lille et celle de Bordeaux. Nous n'avons pas la même taille.

Pour planter un peu le cadre, je rappelle qu'à Bordeaux nous avons quatre magistrats au parquet Jirs, qui traitent indifféremment la criminalité organisée et la délinquance économique et financière ; en parallèle, quatre juges d'instruction spécialisés Jirs, dont deux et demi ne font que de la criminalité organisée, avec un cabinet d'instruction spécifique au traitement de la criminalité économique et financière et un autre cabinet mixte, censé gérer un peu les deux dimensions.

Je crois utile de rappeler que cette division entre la criminalité organisée classique, pure, qui est essentiellement composée de dossiers de lutte contre le trafic de stupéfiants - à Bordeaux, comme ailleurs - et les affaires économiques et financières s'apparente à un jeu de miroirs. C'est comme cela qu'ont été pensées les compétences matérielles des Jirs. Dans toutes ces juridictions ou presque, on retrouve donc une division entre « éco-fi » et « criminalité organisée ». Je note d'ailleurs que ces termes ne correspondent pas tout à fait à l'intitulé de votre commission d'enquête, qui fait référence à la délinquance financière. Cette dernière formulation n'est pas vraiment un terme juridique et appelle une première observation : il faut tout de suite distinguer ce dont on parle.

Les représentantes de la Jirs de Lille l'ont expliqué, exemples à l'appui : il y a une distinction assez nette à faire entre ce que l'on appelle la délinquance économique et financière de grande ou très grande complexité et des formes nouvelles ou approches nouvelles d'une délinquance financière qui se rapprocherait davantage de ce qu'on appelle aussi parfois l'écocrime, c'est-à-dire le traitement des flux financiers générés par des criminels organisés. Ce n'est pas du tout la même chose. Or, au travers des questions de votre questionnaire, nous voyons que l'approche de la commission d'enquête est plutôt celle du traitement financier de dossiers de criminalité organisée. C'est une matière très vivante, sur laquelle nous aurons quelques observations à faire.

Je pense utile aussi de rappeler que, pour ce qui concerne la délinquance économique et financière classique, ce domaine est en déshérence, tout du moins à Bordeaux. Nous rencontrons de multiples difficultés pour le traitement de nos dossiers. Ce sont des enquêtes très longues, dans lesquelles il y a souvent peu de détentions provisoires, ce qui allonge les délais de traitement.

Ce sont des dossiers très complexes, lourds à gérer en termes d'enquête, qui ont des perspectives de jugement très lointaines. La Jirs de Bordeaux - et je pense que nous ne sommes pas les seuls dans ce cas - a donc des dossiers économiques et financiers, parfois très substantiels et complexes, qui ne sortent pas, qui embolisent un peu le fonctionnement judiciaire et qui constituent une part importante de notre stock. On pourrait croire qu'ils constituent par conséquent une part importante de notre activité. C'est en réalité un trompe-l'oeil : la matière économique et financière n'est pas extrêmement vivante dans notre Jirs ; elle stagne et alourdit le fonctionnement des juridictions - nous peinons à en voir le bout.

Je précise aussi - et il ne s'agit ni d'un reproche ni d'une critique - que la création du parquet national financier (PNF) et de la section J2 de la Jirs-juridiction nationale chargée de la lutte contre la criminalité organisée (Junalco) du parquet de Paris a également retiré de la matière aux Jirs de province sur le traitement de gros dossiers de criminalité organisée classique. C'est en tout cas ce qui s'est produit dans l'exemple bordelais. Nous pourrons y venir quand nous évoquerons quelques pistes d'évolution de l'arsenal juridique.

À Bordeaux, en matière de criminalité économique et financière, nous traitons désormais beaucoup de dossiers d'escroquerie en bande organisée, sous toutes ses formes, dans des domaines assez variés. Tel est le gros du contingent de la délinquance économique et financière.

Après ce rappel des limites du traitement de la lutte contre la criminalité organisée en lien avec la délinquance économique et financière, le deuxième constat sur lequel nous pourrons revenir, mais que vous connaissez déjà, est celui d'un manque abyssal de moyens humains, pas tant au niveau des Jirs qu'au niveau des services d'enquête, pour mener à bien des investigations lourdes en matière économique et financière ou pour enclencher tout simplement des enquêtes en la matière. Il n'y a pas du tout d'initiatives en matière économique et financière.

J'en viens à l'écocrime, sujet sur lequel l'actualité pèse. Un constat fait l'unanimité, tant chez les enquêteurs, les magistrats et la représentation nationale, souvent résumé par la formule suivante : le crime ne doit pas payer.

Je souhaite apporter à ce sujet deux explications complémentaires par rapport aux exposés des représentantes de Lille. La lutte actuelle contre l'écocrime se heurte à une difficulté et à un paradoxe. La difficulté - je tiens à y insister - est celle de l'organisation interne : faire travailler ensemble des enquêteurs qui n'ont ni les mêmes logiques, ni les mêmes objectifs, ni les mêmes méthodes de travail, n'est pas aisé. Si l'on veut avoir une approche financière des dossiers de criminalité organisée, il faut faire travailler des enquêteurs qui traitaient hier des dossiers de délinquance économique et financière avec des enquêteurs qui géraient précédemment du trafic du stupéfiants. Or les méthodes d'investigation et les techniques spéciales d'enquête qui sont mises en oeuvre ne correspondent pas aux mêmes logiques. C'est une nouveauté pour nos services, qui implique de mettre en oeuvre un important travail d'acculturation à l'occasion des dossiers qui sont ouverts. Si le constat est partagé, la mise en musique du traitement de ces dossiers reste donc à perfectionner.

Les circuits de réinvestissement d'argent générés par une activité comme le trafic de stupéfiants sont encore trop abordés de manière secondaire, comme un volet complémentaire d'un traitement qui a d'abord été engagé sur le démantèlement du réseau, de la filière d'importation de produits, des circuits de revente, des points de deal, etc. Le circuit d'argent, le blanchiment de manière générale, n'est traité que comme un complément et n'entre pas toujours dans la stratégie initiale des enquêteurs.

L'une des raisons de cette situation est qu'à l'origine de ces dossiers de criminalité organisée nous n'avons pas assez d'enquêteurs financiers qui participent, dès le départ, à la définition de la stratégie d'enquête. Cela pose un vrai problème, raison pour laquelle j'ai pris un peu de temps pour expliquer la distinction entre criminalité organisée et dossiers économiques et financiers. Les choses n'avaient pas été imaginées comme cela au départ. Il y a là un axe de modification et d'amélioration majeur des pratiques et des organisations.

Je souhaite à présent insister sur un autre paradoxe, flagrant à Bordeaux, mais dont je ne sais pas si d'autres Jirs y sont confrontées. Nous sommes tous convaincus que le crime ne paie pas et nous voyons dans tous nos dossiers la démonstration que certains criminels un peu organisés peuvent se livrer à des activités très lucratives. Beaucoup d'argent apparaît donc dans nos dossiers ; or nous en saisissons très peu. C'est déjà vrai, de manière générale, pour la justice, mais c'est particulièrement le cas en Jirs. À Bordeaux, le parquet de la Jirs saisit moins que le parquet de droit commun ! Certains collègues, qui ne sont pas en Jirs, traitent des dossiers de délinquance économique et financière d'importance moindre, mais vont davantage saisir, pour des montants plus significatifs, que ce que je suis en capacité de faire.

De deux choses l'une : soit cela tient au fait que nous sommes vraiment très mauvais au sein du parquet Jirs de Bordeaux, soit il y a peut-être d'autres raisons.

Arrivée à un certain niveau d'implantation dans la criminalité organisée, l'organisation se retrouve aussi dans la dissimulation des patrimoines. Une bonne part du public que l'on traite, composé de criminels plutôt aguerris, n'a plus ou pas de patrimoine en France. Les capitaux sont exfiltrés et les mis en cause n'ont pas de patrimoine à leur nom. À partir de ce moment-là, nous entrons dans des difficultés importantes pour identifier les patrimoines et les saisir, car ils se trouvent soit à l'étranger, soit enregistrés aux noms de tiers, ce qui entraîne une difficulté probatoire assez lourde, puisque la règle du tiers de bonne foi peut nous être opposée. Charge à nous de démontrer que tous les tiers qui ont été mis à contribution par les criminels sont complices... C'est évidemment un problème majeur, non sur le plan des techniques de saisie, mais sur celui de notre capacité à réellement saisir.

Lille a donc mis en place un Codef, qui a été évoqué par Mme la procureure. Nous savons aussi, de manière encore plus ancienne, qu'à Marseille un comité opérationnel de lutte contre le blanchiment et les avoirs criminels (Colbac) « S » (pour « stupéfiants ») avait été constitué sur des thématiques proches pour le traitement du blanchiment, dans l'idée de réunir toutes les intelligences, tous les services de l'État, judiciaires comme administratifs, pour partager de l'information et du renseignement et essayer de définir des cibles communes : modes opératoires, familles ou clans.

L'enjeu était donc de rationaliser un peu le travail et de déterminer, au vu des moyens disponibles, les priorités que nous allions nous assigner. Bordeaux n'échappe pas à la règle. Nous avons aussi le projet, qui rencontre d'ailleurs une adhésion réelle des services d'enquête comme des pouvoirs publics, de mettre en oeuvre un comité similaire qui aura vraiment vocation à être un comité opérationnel.

Le constat que nous faisons à Bordeaux - c'est l'autre point sur lequel je souhaite insister -, c'est que nous avons déjà beaucoup de matière à traiter. L'une des difficultés que nous rencontrons dans les dossiers judiciaires est qu'à l'occasion d'un dossier de trafic de stupéfiants - je prends l'exemple le plus courant - on choisit une stratégie, on privilégie un axe d'enquête, puis les investigations révèlent la complicité, parfois relativement marginale, d'individus qui vont récupérer une partie de l'argent du crime, le transformer et participer aux méthodes de blanchiment. Quand les personnes sont détenues, on assiste ensuite à des projets de sortie. Ces personnes bénéficient de promesses d'embauche dans des sociétés que l'on retrouve régulièrement dans différents dossiers et dont on s'aperçoit qu'il s'agit de structures créées pour offrir une justification à ces criminels. L'enjeu est de blanchir par des bulletins de paie, voire de proposer des garanties pour faire sortir les criminels de détention.

Or, toute cette matière, que nous voyons passer dans les dossiers, n'est pas toujours traitée, parce que trop périphérique, trop lointaine de l'axe de stratégie initiale ou non cohérente avec le timing de l'enquête. C'est qu'il faut que le dossier avance pour pouvoir être jugé...

Il existe donc une masse d'informations en intra-judiciaire, qui n'est pas toujours traitée de manière satisfaisante. Elle est traitée dans le cadre du dossier initial, et finalement l'information se perd un peu. C'est aussi un objectif important pour nous que de voir, par rapport à ces éléments, qui est le mieux placé, entre l'administratif et le judiciaire, pour travailler. Nous sommes convaincus pour notre part qu'il y a du travail à faire pour l'administration fiscale, la préfecture ou encore l'autorité judiciaire. Il faut seulement que l'on se mette d'accord et que l'on se coordonne. Pour cela, à Bordeaux comme ailleurs, nous manquions effectivement d'instances de coopération et de coordination, d'un point de vue très opérationnel, sur de la matière vivante.

M. Vincent Raffray, vice-président chargé de l'instruction Jirs de Bordeaux. - Je suis vice-président chargé de l'instruction à la Jirs de Bordeaux depuis trois ans et demi. Cela fait vingt-cinq ans que je suis juge d'instruction. J'ai été chargé pendant cinq ans, de 2008 à 2013, du pôle économique et financier de Bastia, qui regroupait toutes les affaires économiques et financières importantes de Corse. Je suis actuellement chargé du cabinet qui traite à la fois des affaires de criminalité organisée et des affaires économiques et financières, même si je dois reconnaître que les premières m'occupent bien plus que les secondes.

Comme mon collègue, je vous remercie de cette opportunité de discuter avec vous et d'exposer notre pratique. Nous avons été auditionnés assez longuement dans le cadre de la commission d'enquête sur le narcotrafic et nous avons eu le plaisir de voir que nous avions été entendus sur certains points dans le cadre de la proposition de loi qui en a découlé. J'espère que ce sera également le cas aujourd'hui.

Je rappellerai tout d'abord ce qui va bien dans la lutte contre la délinquance financière. Car il y a tout de même des choses qui vont bien ou qui, à tout le moins, se sont améliorées ces dernières années.

En premier lieu, la création du délit de présomption de blanchiment nous aide grandement, très concrètement, dans nos dossiers. Sans la création de ce délit, nombre de dossiers se seraient terminés par des non-lieux ou des relaxes. Ce délit a permis d'obtenir des condamnations, c'est clairement la piste vers laquelle il faut tendre.

Serait-il possible d'aller encore plus loin ? Je l'ignore. Il serait peut-être possible de modifier l'infraction de non-justification de ressources, qui est assez peu utilisée dans les dossiers et n'est pas simple à caractériser. En ce qui concerne la répression de la délinquance financière, l'objectif est en tout cas de pouvoir obliger toute personne à justifier de l'utilisation d'une voiture ou encore de la perception ou de l'utilisation de certaines sommes. Je comprends néanmoins que d'autres enjeux ou d'autres paramètres entrent ici en ligne de compte.

La création du délit de présomption de blanchiment nous a apporté, concrètement, une grande aide. Nombre de dispositifs sur lesquels nous nous appuyons ont d'ailleurs été créés ces dernières années : l'Agrasc, Tracfin - outil formidable, à l'origine de nombreux dossiers économiques et financiers d'envergure dans les Jirs - ou encore les GIR. Concernant ces derniers, je partage toutefois ce qui a été dit : il est regrettable qu'ils se contentent de faire des photographies de patrimoine sans conduire réellement des investigations qui nous permettraient de confisquer les biens des trafiquants. Ce genre de chose n'en est pas moins à pérenniser, notamment Tracfin.

J'en viens à ce qui ne va pas. Malheureusement, ce sont des choses que j'aurais pu vous dire il y a cinq, dix ou quinze ans. Il s'agit du manque de moyens, pas tant au niveau des magistrats que des services d'enquête. Depuis que je suis juge d'instruction, chaque fois que je vais dans un nouveau ressort ou dans une section économique et financière en gendarmerie ou un groupe financier en police, on me dit que l'on a perdu un ou deux effectifs et que l'on est moins nombreux qu'avant. La réforme de la police judiciaire n'a pas du tout arrangé les choses.

Pour vous donner un exemple qui m'a été rapporté par l'un de mes collègues : à Bordeaux, la brigade de la criminalité financière comprenait vingt-trois personnels avant la réforme, ils ne sont plus que quinze aujourd'hui. Je ne pense pas qu'il soit nécessaire d'en dire davantage. Il reste que le problème des moyens, que l'on relève régulièrement dans beaucoup de secteurs, est particulièrement criant dans les domaines économique et financier.

Il manque aussi des signalements, c'est-à-dire des remontées d'informations pour nous permettre d'ouvrir des dossiers uniquement sur l'infraction du blanchiment. Comme l'ont dit mes collègues, le blanchiment est trop souvent une infraction annexe à un trafic de stupéfiants ou de cigarettes ou à des escroqueries. Je n'ai jamais vu de service de police ou de gendarmerie venir trouver un procureur pour lui dire qu'il soupçonnait tel ou tel réseau de ne faire que du blanchiment. La plupart de nos dossiers sont générés par Tracfin ou par l'utilisation de l'article 40 du code de procédure pénale par diverses administrations. C'était particulièrement criant en Corse, où nous n'avions presque pas de dossiers ouverts - Dieu sait qu'il y aurait pu y avoir des enquêtes pour blanchiment en Corse...

Il existe plusieurs obstacles, notamment à l'échelle internationale. Il est très difficile de lutter contre la rapidité des transactions financières et d'établir en temps et en heure un certificat de gel, une demande d'entraide ou une commission rogatoire internationale (CRI). On ne peut pas suivre. Nous nous heurtons très souvent aux mêmes obstacles dans les dossiers de blanchiment à l'international : avec la communauté chinoise, par exemple, l'argent part en Chine. L'argent part aussi en Israël. Certains auteurs se trouvent en Israël et il nous est difficile de les atteindre. Pour les pays du Golfe, c'est la même chose. Il y a donc des obstacles en matière de coopération internationale. Pourtant, les outils sont là : Eurojust, Europol, le développement des demandes d'entraide... Nous faisons ce que nous pouvons, mais nous ne sommes pas armés face à certaines situations.

Pour ce qui concerne la France, je pense aussi au blanchiment au sein de la communauté chinoise, qui représente une énorme part du blanchiment en France. Ces enquêtes sont, concrètement, très compliquées à mener. Il est difficile d'obtenir des preuves par les moyens classiques et habituels que nous utilisons dans ce domaine.

Que faire ? Que vous proposer ? Revenir à des gardes à vue potentielles de 96 heures en matière d'escroquerie en bande organisée pourrait nous aider. Avec une garde à vue de 48 heures pour des escroqueries en bande organisée, commises par des gens qui en commettent des centaines et qui ne font que cela, nous n'avons sincèrement pas le temps de faire grand-chose. C'est une réforme législative que je pourrais proposer.

Développer les moyens est évidemment nécessaire. Nos collègues ont parlé d'acculturation et du fait de changer les mentalités. Je regrette que l'utilisation des informateurs et des repentis ne soit pas suffisamment développée dans les dossiers de blanchiment et de délinquance économique et financière. En matière de stupéfiants, c'est ainsi que les enquêteurs travaillent, mais en matière économique et financière, cela demeure très marginal, voire complètement inexistant. En outre, les délinquants, en matière économique et financière, ne sont pas forcément autant aguerris que ceux de la criminalité organisée classique. Ils pourraient donc être accessibles à certaines possibilités de remontées d'informations.

M. Raphaël Daubet, président. - Mme le rapporteur et moi-même avons déposé voilà quelques jours un amendement concernant la garde à vue de 96 heures, qui a été adopté, mais après avoir été sous-amendé. Nous nous heurtons encore à des difficultés pour obtenir cette modification.

L'argent circule, mais est assez peu saisi à Bordeaux par la Jirs, à cause de la dissimulation des patrimoines des criminels. Le même phénomène se produit-il à Lille ?

Mme Carole Étienne. - Nous essayons d'appréhender tout l'écosystème criminel. Nous avons saisi un peu moins de 16 millions d'euros l'année dernière. Par rapport à ce que nous pourrions saisir, nous pensons que nous sommes passés à côté de beaucoup de choses. Mais nous avons fait en sorte d'identifier et de localiser tout ce que nous pouvions, avec les moyens dont nous disposions. Nous pourrions saisir davantage. Mais nous essayons en tout cas d'utiliser tous les leviers pour identifier des avoirs criminels. Chaque fois que nous avons pu en identifier, nous les avons saisis. Il faut faire attention toutefois, car il existe deux étapes : la saisie et la confiscation.

Mme Virginie Girard. - Je partage le sentiment de Vincent Raffray. Le ressort de l'interrégion lilloise est marqué par les importations massives de stupéfiants par fret conteneurisé. Des volumétries monstrueuses de stupéfiants circulent. On arrive à démanteler des organisations criminelles, mais nous constatons souvent que l'argent issu de ces trafics est dissipé à l'étranger, notamment dans les pays du Golfe. Nous nous cassons les dents pour arriver à identifier et essayer de saisir - nous ne parlons même pas de confiscation - ces avoirs à l'étranger.

Nous suivons une politique systématique : nous n'ouvrons pas un dossier de trafic de stupéfiants sans viser également le blanchiment. Nous avons une vision très proactive et nous entendons systématiquement ne pas laisser de côté le blanchiment. Mais nous nous heurtons à un principe de réalité. Les réseaux criminels organisés, qui sont parfaitement structurés, ont les moyens non seulement d'acheter un immeuble en Belgique, que l'on retrouve, identifie, saisit et confisque très facilement - nous le faisons tous les jours à la section économique et financière du parquet de Lille -, mais aussi de s'expatrier ou d'utiliser des moyens plus difficiles à appréhender comme la hawala ou le recours aux saraf, le passage par des banques grises en Europe de l'Est ou encore des montages impliquant des sociétés offshore.

Ces dossiers prennent beaucoup plus de temps, voire sont voués à l'échec. Nous essayons de faire le plus possible, mais nous nous heurtons à la réalité de l'extraterritorialité et au fait que ces organisations sont extrêmement puissantes et disposent des moyens d'échapper aux foudres de la loi pénale française.

M. Bertrand Rouède. - D'un point de vue juridique, aux étapes de la saisie et de la confiscation s'ajoute l'étape de l'exécution des confiscations, qui est finalement la seule qui compte. À Bordeaux, sans disposer d'un chiffre précis, je souligne que le taux de conversion des saisies en confiscations est excellent. Les juges, devant le tribunal ou la cour d'appel, n'ont pas de problème pour réellement confisquer ce qui a été saisi. Certains tribunaux peuvent même confisquer, plus rarement, sans saisie antérieure. La question est parfaitement appréhendée par les magistrats ; nous effectuons aussi des saisies à Bordeaux, à hauteur de plusieurs millions d'euros.

En France, dans le cas d'un réseau d'importateurs de stupéfiants, avec des patrimoines identifiés au Maghreb, notamment au Maroc, malgré des demandes d'entraide qui permettent d'obtenir des références cadastrales précises, malgré des exploitations de téléphone qui montrent des opérations d'achat, à Marrakech ou ailleurs, et des investissements immobiliers caractérisés, quand on obtient, au terme de ces investigations internationales, des saisies et des confiscations - je parlerai sous le contrôle de ce que pourrait en dire l'Agrasc - il n'y a pas de confiscation. Je n'ai pas eu connaissance, à titre personnel, d'une confiscation ordonnée par la justice française ayant donné lieu à une exécution au Maroc. Cela n'est jamais arrivé dans un dossier bordelais, et je pense que ce problème dépasse Bordeaux.

Bref, au-delà de la saisie et de la confiscation, l'exécution par un État étranger de mesures prises par la France rencontre des limites problématiques, comprises depuis longtemps par les trafiquants.

Une dernière observation : il y a quelques années, certains trafiquants soit utilisaient leur véhicule pour réaliser des importations soit achetaient des véhicules. Aujourd'hui, la grande majorité d'entre eux utilisent des véhicules de location, dont la saisie est vaine, sauf à démontrer que les loueurs sont eux-mêmes impliqués, ce qui n'est pas toujours le cas. Il est donc impossible de saisir ces véhicules, instruments de l'infraction : cela occasionne des frais et finalement ne rapporte rien à l'État.

Voilà en quoi consistent les vraies limites opérationnelles, très frustrantes pour nous.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Je tiens tous à vous remercier pour votre implication dans ces sujets essentiels. Concernant notre commission d'enquête, le narcotrafic n'est qu'un élément de la criminalité organisée. La masse d'informations que vous venez de nous livrer corrobore ce que nous avions déjà appréhendé. Les problèmes que vous soulevez sont bien évidemment connus - nous avons lu attentivement vos interventions dans le rapport de la commission d'enquête sur le narcotrafic -, mais nous visons ici la criminalité organisée en général.

Quel est votre avis sur la création du Pnaco ? Ne craignez-vous pas que l'on déshabille Pierre pour habiller Paul ?

Sur la coopération internationale, problématique, avez-vous des préconisations afin de vaincre certaines barrières, qui semblent plus diplomatiques que juridiques ?

Sur le fond des procédures, constatez-vous des améliorations ? Vos avis ont été entendus dans le cadre de la première commission d'enquête et de la proposition de loi qui a suivi. Notre proposition de loi vient en complément de ce qui a été déjà voté. Concernant la criminalité organisée, nous avions déposé un amendement sur la fraude aux aides publiques en bande organisée pour proposer un délai de 96 heures pour les gardes à vue ; cet amendement a été sous-amendé par le ministre, qui demandait que l'on revienne au délai normal. Toutefois, la CMP n'est pas encore intervenue ; peut-être obtiendrons-nous satisfaction... Avez-vous des préconisations ?

Mme Carole Étienne. - Je suis favorable à ce parquet national, mais sa compétence doit s'étendre au-delà des trafics de stupéfiants. Les réseaux criminels s'imbriquent. Il existe des trafics de déchets en bande organisée, des trafics de migrants en bande organisée. Pour lutter contre cette criminalité organisée, ne devrions-nous pas créer un parquet national spécifique ? La crainte est de trop se focaliser sur le trafic de stupéfiants, alors que ces réseaux criminels n'ont qu'un objectif, le profit, de n'importe quelle manière. Ces réseaux savent s'étendre, sont de plus en plus polyvalents et disposent d'une logistique de plus en plus complexe.

Mme Virginie Girard. - Je suis aussi très favorable à la création du Pnaco. Nous avons besoin d'une vision générale des phénomènes, ainsi que d'une vision opérationnelle, pour décliner des priorités d'action dans chaque interrégion.

Je me prends à rêver d'une juridiction nationale spécialisée, dans laquelle nous pourrions intégrer une dimension de jugement, en poursuivant un effort d'homogénéisation de la jurisprudence. Un tel parquet représenterait une force de frappe sans pareille.

Concernant la gestion de la détention et le contrôle judiciaire, j'inclurais volontiers une réflexion sur la notion de juge d'application des peines (JAP) Jirs.

Faire émerger une structure telle que le Pnaco ne peut se concevoir sans doter et renforcer les Jirs non pas tant en matière de ressources humaines que dans leur capacité à produire de manière autonome leur propre analyse criminelle, que l'on doit pouvoir partager avec nos collègues de l'interrégion, avec les parquets territorialisés et le réseau des Jirs.

Les interactions entre groupes criminels organisés sont majeures, en matière de trafics de stupéfiants ou autres, notamment dans les réseaux de blanchiment. Ces réseaux de coopération et d'alliances justifient un travail transverse. Partager de la donnée avec les services de renseignement, voilà un levier majeur de connaissance des organisations criminelles - il faudrait ouvrir ou élargir l'article 706-105-1 du code de procédure pénale au profit des Jirs.

Je ne suis pas inquiète quant à la création d'un Pnaco. C'est une fenêtre de tir absolument indispensable pour que l'on dispose de ces outils d'analyse criminelle qui nous font défaut depuis la création des Jirs. Nous ne pouvons travailler que de manière empirique et artisanale, ce qui n'est pas concevable face à la sophistication des moyens développés par les organisations criminelles.

M. Bertrand Rouède. - Sur la pertinence et l'utilisation du Pnaco, le constat est assez partagé. Vous avez dit avoir pris connaissance de la contribution des Jirs à la réflexion pour lutter contre le narcotrafic : les Jirs disent bien que cette nouvelle entité n'est pas une mauvaise idée, loin de là. J'ai toutefois deux craintes.

Premièrement, le Pnaco est un parquet, non une juridiction. Je trouve dommage de restreindre ou limiter l'approche à la seule action d'un parquet. Cela rejoint les propos de Mme Girard. La lutte contre la criminalité organisée est une problématique de toute la chaîne judiciaire. En nous focalisant sur le seul parquet, nous risquons d'oublier que toute la chaîne - juge d'instruction, phase correctionnelle, juge d'application des peines - doit être abondée. Ce fut l'erreur qui a été commise lors de la création des Jirs, juridictions interrégionales qui ne sont pas des parquets interrégionaux. À Bordeaux, comme dans tous les Jirs, nous payons le fait de ne pas avoir anticipé les besoins de jugement liés aux dossiers générés par les Jirs. Ces juridictions sont montées en puissance depuis des années et alimentent les tribunaux correctionnels, qui n'ont pas la capacité de traiter les dossiers que nous instruisons et préparons. Or ce qui compte, c'est bien d'atteindre le bout du chemin, pas d'instruire un dossier sans pouvoir le juger ni l'exécuter. La difficulté est réelle.

Ma deuxième crainte concerne le renseignement. Il serait séduisant de penser que des méthodes qui fonctionnent en matière de lutte contre le terrorisme puissent trouver leur pendant dans une rationalisation des services, afin de mieux traiter le renseignement et de mieux partager l'information. Cette coordination de l'information est au coeur de la mission des Jirs, dès le départ.

Or, en 2014, dix ans après la création des Jirs, une circulaire avait été publiée : on ne parlait plus de compétence matérielle, mais bien, déjà, d'un problème de coordination et de circulation de l'information. On insistait sur une circulation montante et descendante de l'information. La Junalco a été créée en 2019 : idem, la circulaire évoquait à nouveau, à de nombreuses reprises, un rôle de coordination et de partage du renseignement. En 2025, à l'heure de la création du Pnaco, on en revient au même sujet. Ce qui n'a fonctionné ni en 2014 ni en 2019 ne fonctionnera pas mieux en 2025 si l'on ne change rien.

La raison de fond est une vision très verticale : l'échange d'information ne peut être vu que de manière descendante, avec un Pnaco supercalculateur national qui ferait redescendre l'information de manière très verticale et centralisée. La criminalité organisée n'est pas constituée ainsi, elle a des ramifications très nombreuses à travers tout le pays. Les filières sont innombrables et multiples, ce qui requiert une connaissance très fine des territoires. Comment une entité centralisée pourra-t-elle élaborer une stratégie sans disposer d'une cartographie claire ? Ainsi, quand ma collègue vous dit que les Jirs doivent être en mesure de faire remonter des analyses déjà un peu digérées vers le Pnaco, elle a entièrement raison.

J'irai même plus loin en disant qu'il doit en aller ainsi pour les juridictions infra-Jirs elles-mêmes. Dans le ressort de Bordeaux, il se passe des choses à Bayonne, à Angoulême ou à Limoges : si les services de terrain de ces juridictions n'ont pas la capacité de faire remonter le matériau à la Jirs pour que cette dernière puisse produire un début d'analyse, nous serons à sec pour faire remonter une matière vivante et structurée au Pnaco. Cette logique innerve toute la chaîne judiciaire. Ma crainte est que nous ayons une réflexion très centralisée, en mettant la lumière sur le Pnaco, et que la coordination des informations et les remontées du terrain pêchent. Sans essence pour faire tourner le moteur, celui-ci calera rapidement.

M. Grégory Blanc. - En matière de blanchiment, le travail illicite ou dissimulé est un vecteur important. Vos interventions ont souligné l'importance de frapper au coeur ces organisations très complexes. L'intrication internationale des réseaux est l'une des difficultés majeures. Mais il existe aussi des maillons plus faibles. Se pose alors la question de savoir par où attaquer la chaîne. Quid du blanchiment de basse intensité ?

Je reviens donc sur le travail illégal ou dissimulé. Des inspecteurs du travail m'ont indiqué qu'ils ne dressent plus de procès-verbaux pour travail dissimulé, car ils ne sont pas suivis par les parquets et n'entraînent aucune sanction pénale. De facto, ils ont arrêté de lancer ces procédures. Quand ils ont à traiter du travail dissimulé, ils sont dans un rapport direct avec les entreprises et les juridictions ne sont pas sollicitées.

J'ai donc trois questions. Comment appréhendez-vous cette réalité ? Quelles réformes ou directives jugez-vous nécessaires à l'échelon ministériel ? Quelle articulation imaginez-vous avec l'inspection du travail ?

Mme Carole Étienne. - Ce n'est pas du tout ce que nous observons à Lille, bien au contraire. Nous suscitons beaucoup d'informations de la part de l'administration. En matière de travail dissimulé, notre Codaf restreint de Lille est énergique et rythmé pour engranger des informations et organiser autour d'un chef de file des opérations conjointes.

D'autre part, même si le Codaf travaille de manière autonome, nous engageons un grand nombre d'enquêtes via d'autres sections que la Jirs - section d'enquêtes de droit commun et de petite criminalité, section économique et financière de base, qui s'occupe du travail dissimulé. La lutte est constante. Nous suscitons l'information.

Mme Virginie Girard. - Je suis présente au sein du Codaf restreint et assiste régulièrement aux audiences économiques et financières. Je ne partage pas ce constat des services de l'inspection du travail. Le travail dissimulé fait partie de notre quotidien.

Mme Carole Étienne. - Ces dossiers nous permettent même d'aller plus loin sur la qualification pénale. L'article 78-2-1 du code de procédure pénale représente un cheval de Troie pour aller plus loin dans l'analyse de la comptabilité et la recherche d'infractions telles que le blanchiment. Le travail dissimulé est utilisé comme un point de départ.

M. Grégory Blanc. - Je ne vous parle pas des dossiers qui passent en Codaf ; je parle de tous les autres.

Mme Carole Étienne. - Au contraire, tous les autres dossiers alimentent le Codaf, tous les autres dossiers sont suivis. Jamais nous n'avons laissé un dossier sans réponse. À l'heure actuelle, nous demandons une judiciarisation maximale des dossiers ! Le Codaf suscite davantage d'informations, car il n'est pas suffisamment alimenté.

M. Vincent Raffray. - En tant que juge d'instruction, ce sujet me concerne assez peu. Cependant, je siège comme assesseur des audiences économiques et financières, où nous avons affaire de temps en temps à des questions de travail dissimulé. J'observe que les délais de traitement judiciaire sont parfois très longs, pour de nombreuses raisons. À la suite de l'utilisation de l'article 40 de procédure pénale ou d'un signalement de l'inspection du travail, très souvent le dossier n'est pas en état d'être poursuivi ou jugé si les infractions sont contestées. Le dossier doit repartir dans les services de police ou de gendarmerie, souvent non spécialisés en la matière. On perd beaucoup de temps, parce que les dossiers ne sont pas complètement ficelés à l'audience.

Ensuite, je ne pense pas que l'autorité judiciaire soit dimensionnée pour traiter tous les dossiers de travail dissimulé en France. Cela semble une évidence, à mon humble avis de juge d'instruction.

M. Grégory Blanc. - Pourrions-nous traiter les choses différemment, pour qu'il y ait des traces pénales ?

M. Vincent Raffray. - Pour certains contentieux, une transaction ou une sanction de l'administration des douanes ou de l'administration fiscale est préférable au lancement d'une procédure judiciaire. C'est parfois beaucoup plus efficace et rapide. Quant à laisser des traces, je dirais que les seules traces possibles sont des condamnations ou des imputations dans des fichiers de police ou de gendarmerie, qui cependant ne peuvent être utilisées comme antécédents judiciaires.

M. Bertrand Rouède. - J'ai la charge du parquet de la Jirs, et non du parquet de Bordeaux. Ce travail dissimulé de basse, voire de très basse intensité n'est pas dans le viseur de la Jirs. Je n'ai donc pas d'avis à vous donner, je ne suis pas procureur de Bordeaux et je ne gère pas le service économique et financier de droit commun. Comme à Lille, le travail dissimulé n'est pas délaissé pour alimenter une juridiction spécialisée, mais je ne peux vous dire s'il faut traiter différemment le travail dissimulé de basse intensité.

En revanche, voilà tout l'intérêt de mettre en place un Codef, comme à Lille ou à Marseille : échanger le renseignement que contient l'infraction, quelle que soit la réponse donnée à cette infraction de basse intensité. Ce qui intéresse une Jirs, ce n'est pas le travail dissimulé en tant que tel, mais, par exemple, les liens mis en lumière entre des entreprises du BTP, qui se livrent à du travail dissimulé et qui ont besoin de cash pour rémunérer les ouvriers non déclarés. Derrière ces faits, on trouve forcément un système de fausses facturations. Derrière la fausse facture et le cash se trouvent les trafics, car ce qui génère du cash, ce sont bien les trafics de stupéfiants.

Ainsi, le travail dissimulé peut nous intéresser pour mettre en évidence un circuit, qui peut ne pas être détectable, car de basse intensité. Analyser les choses à travers ce prisme peut donc être beaucoup plus intéressant. Ainsi, à la Jirs de Bordeaux, nous avons connu de dossiers qui ont commencé par de banals contrôles de l'inspection du travail, sans réponse judiciaire immédiate, mais qui ont alimenté une analyse révélant l'existence d'un réseau commun entre BTP, blanchiment et trafic de stupéfiants, tout ce petit monde trouvant un intérêt commun à travailler ensemble. Cet aspect des affaires est bien étudié par les Jirs et c'est souvent un très bon vecteur pour croiser des renseignements et monter des dossiers propres aux Jirs.

Mme Carole Étienne. - Concernant l'articulation entre les services judiciaires et l'inspection du travail, nous oeuvrons pour que les services d'inspection aient des procédures de la plus grande qualité possible et pour qu'ils recourent le moins possible aux services d'enquête, qui sont engorgés et qui vont donc « déprioriser » ce type d'enquête. Sur les dossiers de travail dissimulé de basse intensité, nous favorisons la constitution de dossiers quasiment finalisés par les services de l'inspection du travail, pour les traiter le plus rapidement possible. C'est le sens de notre politique locale. N'ayons pas une vision archaïque de ces dossiers, qui sembleraient ne pas mériter une réponse pénale rapide et qui prendraient du temps à traiter. Au contraire, plus les dossiers montés par l'inspection du travail sont de bonne qualité, moins l'on recourt aux services enquêteurs, et plus rapidement on les traite. Voilà la politique que nous menons localement.

M. Raphaël Daubet, président. - Concernant la coordination entre le futur Pnaco et les Jirs, je souhaiterais donner la parole à M. Raffray.

M. Vincent Raffray. - Le Pnaco est une bonne chose, mais il faut aussi des juridictions de jugement affiliées et, pourquoi pas, des juges d'application des peines spécialisés. Le problème principal des Jirs, ce sont les dossiers que nous n'arrivons pas à amener en audience. Nous manquons de juges d'instruction et de parquetiers, mais nous manquons aussi cruellement de juridictions de jugement Jirs.

S'il l'on estime que le Pnaco doit s'occuper des dossiers de blanchiment, il faudra veiller à l'articulation avec le PNF. Il faudra bien identifier qui fait quoi.

En matière internationale, les outils ont beaucoup progressé. Récemment, j'ai envoyé pendant un week-end une décision d'enquête européenne (DEE) qui a été immédiatement réceptionnée par un parquetier belge, qui l'a ensuite transmise aux enquêteurs pour géolocaliser une voiture en urgence. Les outils existent. Les barrières sont plus diplomatiques que juridiques. Je pense aux raisons pour lesquelles le Maroc n'extrade pas certains trafiquants pourtant bien identifiés ou aux raisons pour lesquelles la Chine ne coopère pas : cela relève d'une question politique et non juridique.

Nous espérerions des améliorations en matière de paradis fiscaux. Nous n'envoyons pas de commission rogatoire internationale dans certains pays, car nous savons que nous n'obtiendrons pas de réponse. Idem, le problème est aussi plus politique que juridique.

En matière de partage d'informations, il y aurait beaucoup à dire. Depuis quelque temps nous essayons de mettre en place le logiciel Sirocco, qui est une usine à gaz sans nom. Nous assistons à des réunions à ne plus savoir qu'en faire pour savoir qui va saisir les informations. Sur le principe, cela est très bien : il serait excellent que chaque Jirs sache sur quoi les autres Jirs travaillent - mes dossiers ont des connexions avec d'autres dossiers Jirs à Paris, Rennes ou Nancy -, mais il faudrait tout revoir de A à Z, avec de vrais moyens.

M. Bertrand Rouède. - Concernant la coopération entre pays, je précise que nous avons la chance, au sein des Jirs, d'avoir la présence très précieuse d'assistants spécialisés, notamment en matière de finances publiques. Ce sont souvent des inspecteurs des finances mis à disposition, qui ont accès aux dossiers fiscaux, dans lesquels on trouve des éléments très précieux pour alimenter nos dossiers. En France, le fichier national des comptes bancaires et assimilés (Ficoba) permet de disposer rapidement d'un panorama complet des comptes ouverts au nom d'un individu. Cependant, un tel système n'est pas du tout répandu, et quand il existe dans un pays tiers, il n'est pas forcément rendu accessible à la coopération judiciaire.

Un tel fichier centralisé existe au Maroc, mais il n'est pas accessible aux officiers de liaison ni aux fonctionnaires détachés par la France. Les attachés fiscaux qui résident au Maroc ne peuvent fournir ce type d'information si le dossier est autre que fiscal. Pourtant, cette donnée simple nous serait très utile. À l'instar des antécédents judiciaires pour les ressortissants de l'Union européenne, nous devrions pouvoir disposer rapidement des données bancaires des individus quand les fichiers centralisés existent ; or ce n'est toujours pas le cas.

M. Raphaël Daubet, président. - Monsieur Rouède, vous avez fait une distinction entre délinquance économique et financière classique et écocrime. Quelles conséquences concrètes devons-nous tirer de cette distinction ? Comment pourrions-nous la traduire en réformes organisationnelles, par exemple ?

M. Bertrand Rouède. - D'un point de vue judiciaire, il faudrait sans doute revenir sur un fonctionnement étanche entre les magistrats qui gèrent la criminalité organisée et ceux qui gèrent les dossiers économiques et financiers. La Jirs de Bordeaux est petite, ce qui rend les choses assez simples. Il en va autrement à Paris, Lille, Marseille ou Lyon : les magistrats sont plus nombreux et les fonctionnements plus étanches. Les services ont été organisés ainsi. Il n'existe pas de service qui traite de l'écocrime ou de toutes les problématiques en même temps.

Cela est d'autant plus vrai pour les services d'enquête. Si vous ouvrez un dossier d'escroquerie en bande organisée ou de blanchiment de fraude fiscale, un dossier aux faux ordres de virement, vous allez nécessairement désigner des services d'enquête qui ont un prisme financier. S'il s'agit d'un office, vous vous tournerez vers l'Office central pour la répression de la grande délinquance financière (OCRGDF) ou vers l'ex-brigade financière d'une police judiciaire. Ces services ont l'habitude de traiter des dossiers financiers et n'ont pas l'habitude d'appliquer dans leurs dossiers des méthodes de travail classiques, celles d'une brigade anti-stupéfiants ou d'un service qui s'intéresse à la traite des êtres humains - je pense aux techniques spéciales d'enquête, à la sonorisation, à la captation, à la surveillance ou au balisage de véhicules. Le problème relève véritablement des méthodes de travail. Ce fonctionnement en silos fait que les services commencent l'étude d'un dossier selon des logiques qui ne sont pas les mêmes. Les enquêteurs n'ont pas le même profil ni la même manière de travailler. Ce phénomène peut se retrouver chez les magistrats eux-mêmes : ce ne sont parfois pas les mêmes chambres qui gèrent les dossiers en question. Les conséquences se répercutent tout le long de la chaîne judiciaire.

La notion d'écocrime implique que l'on puisse traiter d'un dossier de trafic de stupéfiants ou de cigarettes, de proxénétisme aggravé ou de vol organisé en y intégrant des éléments financiers dès le départ, dès l'élaboration de la stratégie.

On peut imaginer traiter un dossier de trafic de stupéfiants en effectuant les surveillances et les balisages adéquats, en effectuant des interpellations et en saisissant des produits. L'aspect financier consistera en seulement trois ou quatre vérifications patrimoniales sur les cibles principales, qui conduiront à perquisitionner tout ce qui est possible. Voilà comment l'affaire sera jugée.

On pourrait aussi traiter le dossier en se disant que le trafic de stupéfiants génère un cash énorme : partons alors des réseaux de blanchiment, et donc des réseaux de collecteurs. Jusque dans un passé relativement récent, les dossiers liés à des réseaux de collecteurs - ceux qui sont seulement chargés de récupérer l'argent des trafics - étaient traités, notamment quand il y avait un volet parisien, par l'OCRGDF et non par l'Ofast. Pourtant, l'organisation incriminée fait aussi bien du trafic de stupéfiants que du blanchiment : elle génère son produit puis gère ses flux financiers.

La question n'est donc pas de choisir l'une ou l'autre des approches - produit ou argent -, mais de les mutualiser en rapprochant les services d'enquête, en exploitant les deux volets en même temps, grâce à des enquêteurs qui connaissent les deux approches. Ces personnes sont difficiles à trouver, car telle n'était pas la culture des enquêtes jusqu'à présent.

M. Raphaël Daubet, président. - Pourrions-nous imaginer une formation « écocrime » pour un enquêteur anti-stupéfiants ?

M. Bertrand Rouède. - Oui, voire une création de service.

Voici un exemple concret : la direction interdépartementale de la police nationale (DIPN) de Bordeaux - nous avons des échanges nourris avec elle sur ce sujet, car notre Jirs pousse à ce changement d'organisation - souhaite créer une cellule en partie consacrée au blanchiment. Cette cellule sera rattachée à la sous-direction de lutte contre la criminalité organisée et de la délinquance spécialisée (SDLCODS), avec des enquêteurs qui viennent de l'Ofast, un effectif qui viendrait de la Jirs, un effectif ou deux qui viendraient d'un service économique et financier et, peut-être, un effectif qui aurait une expérience d'office, par exemple un ancien de l'OCRGDF. Il s'agit non pas de monter une organisation pour un seul dossier, mais de créer de manière pérenne un service à la croisée des chemins, entre un ancien service anti-stupéfiants et un service financier.

Je ne sais pas si former des enquêteurs avec la double casquette est possible rapidement. Nous pourrions néanmoins créer un service ou les enquêteurs travaillent ensemble, selon un objectif bien déterminé dès le départ. Voilà une première piste.

M. Raphaël Daubet, président. - La Jirs de Lille partage-t-elle ce constat ?

Mme Virginie Girard. - Cette volonté est partagée. Nous sommes au-delà du stade de l'expérimentation. Je pense aux antennes de l'Ofast, qui disposent d'ores et déjà d'appuis économiques et financiers pour aller au-delà du démantèlement des réseaux de trafic de stupéfiants et donc s'intéresser aux réseaux de blanchiment adossés.

Cela participe de la volonté de décloisonnement que j'évoquais ; elle doit être l'oeuvre des services judiciaires comme des services enquêteurs. Nous devons être plus agiles, pour embrasser de manière large les phénomènes, sans nous dire que le blanchiment n'est qu'anecdotique au sein des dossiers de criminalité organisée.

Notre frustration est réelle. Alors que nous avons la volonté ferme et avérée de travailler sur le blanchiment et que l'on ouvre des dossiers, force est de constater que cet aspect reste peu travaillé. Je souscris aux propos de Bertrand Rouède.

Nous avons parlé des obstacles qui existent à l'international, mais nous pourrions aussi balayer devant notre porte. Des obstacles existent aussi en France, qui nous empêchent de bien percevoir les phénomènes.

Par exemple, de nombreuses aides étatiques dématérialisées et confiées au secteur privé constituent des vecteurs privilégiés de blanchiment. Je l'évoquais tout à l'heure avec la fraude au système d'immatriculation des véhicules (SIV). Les enjeux sont importants. L'État engage des processus de dématérialisation sans avoir mesuré les conséquences en matière de fraude ou de blanchiment. Nous devons ensuite « ramer » pour diligenter des enquêtes pénales, car chaque nouvelle aide ou chaque nouveau dispositif apporte son lot d'attaques et de fraudes massives, avec des sociétés constituées à dessein.

Autre sujet de réflexion : l'interconnexion des greffes des tribunaux de commerce français. Nous parlions tout à l'heure des sociétés taxis, ces sociétés lessiveuses, vraies ou fausses sociétés qui ont vocation à faire se rencontrer ceux qui ont besoin de blanchir et ceux qui ont besoin de cash. Si nous avions une véritable interconnexion et un dispositif robuste de détection de la fraude documentaire, nous pourrions identifier ceux qui créent des sociétés fictives devant tous les tribunaux de commerce de France et de Navarre, et nous éviterions que l'autorité judiciaire ait à intervenir a posteriori, avec ses petits moyens, pour démanteler des structures de fraude qui ont essaimé dans tout le territoire national.

Voilà les pistes de réflexion que je souhaitais aussi soumettre à votre sagacité. Franchement, nous sommes parfois révoltés devant le préjudice pour les finances publiques et devant les moyens dérisoires à notre disposition. D'entrée de jeu, nous aurions pu envisager les fraudes à venir.

Mme Carole Étienne. - En matière d'interconnexion des greffes des tribunaux de commerce, je constate un premier progrès, avec le système centralisé d'immatriculation des sociétés à l'Institut national de la propriété industrielle (Inpi). Néanmoins, on ne détecte pas encore suffisamment le faux document.

Mme Virginie Girard. - En effet, car le système est totalement dématérialisé. Il est possible de créer une société sur le fondement d'une simple copie d'un document, de manière totalement éthérée. Le risque de fraude est massif et majeur.

M. Raphaël Daubet, président. - Mesdames, messieurs, je vous remercie pour ces avis et ces préconisations. Vous pourrez aussi répondre au questionnaire que vous avez reçu. Nous essaierons de profiter au mieux de ce riche entretien.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 17 h 30.