Mardi 29 avril 2025

- Présidence de Mme Nadine Bellurot, vice-présidente -

La réunion est ouverte à 9 heures.

Audition de MM. Frédéric Baab, procureur européen, Emmanuel Chirat, et Mme Anaïs Taïbi-Lecoeur, procureurs européens délégués

Mme Nadine Bellurot, présidente. - Nous commençons nos travaux de ce jour par l'audition de M. Frédéric Baab, procureur européen, ainsi que de M. Emmanuel Chirat et Mme Anaïs Taïbi-Lecoeur, procureurs européens délégués.

Monsieur le procureur européen, madame, monsieur les procureurs européens délégués, l'institution à laquelle vous appartenez est récente, puisque le Parquet européen a commencé ses activités le 1er juin 2021.

Les atteintes aux intérêts financiers de l'Union européenne (UE) sont au coeur de vos compétences. La lutte contre la criminalité financière, la fraude et les détournements sont donc vos préoccupations quotidiennes. Nous vous avons sollicités afin d'obtenir votre appréciation sur la situation ainsi que sur la mise en oeuvre des normes concernant la lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme (LCB-FT) en France et en Europe.

Nous sommes convaincus que la coopération judiciaire est essentielle en cette matière, et votre institution est particulièrement bien placée pour voir l'intérêt, et peut-être aussi les limites, de l'articulation avec les systèmes judiciaires nationaux des membres de l'Union et la coopération avec les États étrangers.

Je vous indique, monsieur le procureur, madame, monsieur les procureurs délégués, que cette audition fera l'objet d'une captation et d'une diffusion en direct sur le site internet du Sénat et qu'un compte rendu sera publié.

Dans la mesure où vous représentez une instance européenne, il n'est pas nécessaire de vous faire prêter serment.

M. Frédéric Baab, procureur européen. - Merci beaucoup, madame la présidente, madame le rapporteur, de nous avoir invités à cette audition de votre commission d'enquête sur la délinquance financière. Le Parquet européen est un nouvel acteur : les faits de fraude aux intérêts financiers de l'UE relevaient auparavant de la compétence des juridictions nationales, qui leur accordaient toute l'attention possible au regard de leurs autres priorités d'action publique.

Comme vous l'avez rappelé, madame la présidente, le Parquet européen est entré en fonction le 1er juin 2021. Or lorsqu'un parquet spécialisé est créé dans un domaine, cela crée de fait une nouvelle priorité d'action publique, comme cela s'était produit avec le Parquet national financier (PNF). Après avoir repris quatre dossiers en France, nous en avons aujourd'hui 114 en cours, sans compter ceux que nous avons déjà traités. La création du Parquet européen a donc fait de la lutte contre la fraude aux intérêts financiers de l'UE une priorité d'action publique à part entière, qui s'inscrit naturellement dans le cadre judiciaire des États membres participants. Nos affaires sont jugées par le tribunal judiciaire de Paris.

Je suis accompagné de deux procureurs européens délégués : Emmanuel Chirat est ancien douanier et ancien vice-procureur au PNF ; Anaïs Taïbi-Lecoeur est ancienne vice-procureure à la juridiction interrégionale spécialisée (Jirs) de Lyon. Ils vous décriront précisément les schémas de fraude aux intérêts financiers auxquels nous sommes aujourd'hui confrontés, qui sont une expression parmi d'autres de cette criminalité organisée qui se développe en France et en Europe.

Au 1er janvier 2025, l'activité globale du Parquet européen recouvre 2 666 enquêtes en cours, pour un préjudice global au budget européen estimé à près de 25 milliards d'euros. En 2024, nous avons procédé à des gels d'avoirs à hauteur de 2,4 milliards d'euros. Ce parquet, désormais pleinement installé dans sa compétence, commence à produire des résultats opérationnels.

Voici le premier message que je souhaitais vous adresser : le Parquet européen fonctionne, en dépit des quelques doutes initiaux liés à son organisation un peu complexe et à sa collégialité. Aujourd'hui, ce sont 24 États membres qui y participent, représentés par 24 procureurs européens, travaillant ensemble au sein de 15 chambres permanentes qui constituent les cellules décisionnelles du Parquet.

Les dossiers ouverts par les procureurs européens délégués sont attribués, à tour de rôle, aux chambres permanentes, lesquelles prennent les principales décisions d'action publique. Bien que les enquêtes soient conduites sur le terrain par les procureurs européens délégués, ceux-ci doivent régulièrement - tous les six ou neuf mois, selon l'importance ou la sensibilité du dossier - remettre un rapport d'action publique à la chambre permanente saisie. Ce mécanisme assure un contrôle effectif, depuis le niveau central à Luxembourg, sur les enquêtes locales.

Malgré les craintes concernant la complexité et la diversité des systèmes juridiques représentés par les procureurs européens, ce modèle fonctionne très bien. L'anglais est la langue de travail commune, mais nous avons su maintenir l'usage du français dans nos échanges avec la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE). Sur le plan procédural, une enquête pénale n'est pas si compliquée : les procureurs se comprennent entre eux. Ce qui devient plus difficile, c'est la conduite concrète des enquêtes, mais des actes comme une notification de charge, c'est-à-dire une mise en examen, une détention provisoire ou une interception téléphonique sont universellement compris. Ces actes d'enquête sont les mêmes partout et ne posent aucune difficulté de compréhension lors de l'évaluation des dossiers présentés par les procureurs européens délégués.

Deuxième point essentiel : la création du Parquet européen a permis de faire émerger une nouvelle priorité d'action publique. Cela se reflète dans l'évolution de notre activité : en France, nous avons repris un nombre limité de dossiers, mais ce volume a fortement augmenté depuis. S'agissant de la violation des mesures restrictives et des sanctions de l'UE, si vous souhaitez en faire une nouvelle priorité d'action publique, il conviendra peut-être d'envisager le transfert de cette compétence au Parquet européen.

Troisième point : nous sommes aujourd'hui confrontés à un phénomène de criminalité organisée qui n'était pas évident au départ. En effet, nous n'avions pas une idée très nette de cette fraude aux intérêts financiers de l'UE : quelques grands dossiers, comme la fraude à la taxe carbone en France, avaient été traités au niveau national. La présence très forte de la criminalité organisée est désormais manifeste, en particulier dans le volet des recettes de l'UE. Elle se révèle surtout dans les fraudes à la TVA et aux droits de douane. À notre sens, la criminalité organisée est beaucoup plus enracinée dans ces mécanismes de fraude aux recettes que dans ceux qui portent sur les dépenses.

Certes, des situations spécifiques existent : en Italie, par exemple, on observe également la présence significative de la mafia dans la fraude aux dépenses, domaine dans lequel elle s'est spécialisée de longue date à travers le détournement de subventions européennes. Cependant, c'est le volet des fraudes aux recettes qui semble vraiment marquer son ancrage profond.

Mon collègue Emmanuel Chirat vous présentera les principaux schémas de fraude aux intérêts financiers, puis Anaïs Taïbi-Lecoeur illustrera, à travers un exemple concret, la manière dont cette criminalité organisée en tire profit.

M. Emmanuel Chirat, procureur européen délégué. - L'objectif de cette brève intervention est de vous présenter un état des lieux de la menace, de clarifier la position du Parquet européen, depuis sa création, et de montrer notre volonté d'avoir une perspective européenne sur ce qui constitue pour nous une priorité : lutter contre les fraudes aux recettes de l'UE, principalement la fraude à la TVA et aux droits de douane, tout en combattant l'intervention du crime organisé et des réseaux de délinquance bien établis.

En ce qui concerne les recettes de l'Union, le Parquet européen est compétent pour enquêter et poursuivre dès qu'un comportement frauduleux porte atteinte aux ressources propres de l'UE. Parmi celles-ci, les droits de douane, qui constituent une source traditionnelle de financement de l'UE depuis le marché unique, sont concernés dès lors que le préjudice financier de la fraude est égal ou supérieur à 10 000 euros.

Nous sommes également compétents lorsque le comportement frauduleux porte atteinte au système commun de la TVA tel qu'établi par la directive du 28 novembre 2006. Toutefois, cette compétence ne peut être exercée que si la fraude porte sur un montant minimum de 10 millions d'euros de TVA, estimé dès l'ouverture de l'enquête, et si cette fraude est connectée au territoire d'au moins deux États membres. De plus, pour lancer une enquête, le Parquet européen doit recevoir un signalement.

Concernant la fraude à la TVA, nous nous appuyons sur les données consolidées des institutions européennes, qui s'accordent à dire qu'en 2023 les revenus issus de la TVA ont rapporté 22,5 milliards d'euros à l'UE, soit 12,45 % des recettes totales de l'Union. Les droits de douane, quant à eux, atteignent environ 12,1 % du montant annuel des recettes de l'UE.

La Commission européenne, ainsi que des organismes nationaux comme la direction générale des finances publiques (DGFiP) ont estimé le « gap TVA » à 89 milliards d'euros. Le chiffre noir de la fraude douanière est plus difficile à établir à partir des études, des sources ouvertes ou données publiques. Toutefois, en 2023, la Commission européenne a estimé à 478 millions d'euros les irrégularités liées aux ressources propres traditionnelles de l'Union, principalement les droits de douane, constatées par les administrations nationales.

Ces enjeux financiers nous ont permis de découvrir, selon les mots de notre procureure en chef, Mme Kövesi, un « nouveau continent du crime ». Nous avons identifié des mécanismes de fraude distincts, en matière tant de fraude aux droits de douane que de fraude à la TVA, qui unissent les organisations criminelles.

La fraude aux droits de douane concerne essentiellement la minoration des valeurs déclarées à l'importation. Nous travaillons également sur des fraudes à l'origine, qui visent à contourner les mesures de protection commerciale mises en place par l'Union : droits antidumping, droits compensateurs, droits additionnels, ainsi que l'ensemble des dispositifs de protection du commerce et de l'économie européens. Ces fraudes incluent aussi des opérations de contrebande, notamment les importations en dehors des bureaux.

À l'échelle de l'Union, la typologie des fraudes à la TVA est beaucoup plus vaste. Le crime organisé utilise depuis longtemps les opérateurs dits « défaillants », les fameux missing traders. Or ce type de fraude classique tend à être supplanté par d'autres méthodes. Quant à la « fraude carrousel » des années 1990, elle existe encore, mais elle est devancée par de nouvelles constructions frauduleuses qui exploitent les importations dans l'UE via l'économie numérique, notamment le e-commerce, les plateformes de vente et les sites web marchands.

Je souhaiterais, à ce titre, vous exposer brièvement les procédures douanières simplifiées applicables aux importations dans l'Union, en m'appuyant sur un rapport récent de la Cour des comptes européenne.

La première procédure, appelée mise en libre pratique, est un régime douanier d'importation codifié sous le chiffre 42. Ce mécanisme suspensif, instauré dès 1993, permet aux importateurs d'introduire des marchandises dans l'Union, de payer les droits de douane à l'entrée et de les faire circuler jusqu'à leur destination finale dans un autre État membre, le tout en suspendant la TVA. Les organisations frauduleuses utilisent un importateur dit « en tête de gondole », qui déclare l'importation, paie les droits de douane - éventuellement en les minorant -, puis disparaît. La marchandise tombe alors dans le marché gris de l'économie et échappe ainsi à l'assujettissement à la TVA.

Un autre dispositif, de plus en plus répandu, suscite de vives inquiétudes : il s'agit du guichet unique à l'importation, ou Import OneStop-Shop (IOSS). Mis en place en 2021 par les institutions européennes et les États membres, ce système vise à simplifier la déclaration de TVA pour les ventes à distance en business to consumer (« B to C »), notamment celles qui sont effectuées via le e-commerce par des opérateurs non européens, pour des biens d'une valeur inférieure à 150 euros.

Malheureusement, ce système est aujourd'hui détourné à des fins frauduleuses. Parmi les pratiques observées, l'usurpation de numéro IOSS est en forte augmentation : des exportateurs, souvent basés en Asie, envoient massivement de petites quantités de marchandises par le fret express ou le groupage de conteneurs - maritimes ou aériens - et utilisent le numéro IOSS d'un autre opérateur - parfois celui de grandes plateformes - pour déclarer l'importation.

On constate également des stratégies de fractionnement d'envois, pour essayer d'échapper aux contrôles douaniers et fiscaux, qu'il s'agisse de l'application de la TVA sur l'importation et la revente des marchandises en France, ou des obligations déclaratives liées à leur valeur réelle, souvent minorée.

En tant que procureur, j'y vois un véritable boulevard pour la fraude ! Le constat de la Cour des comptes européenne est à cet égard très clair : « Nous concluons que les mesures existantes ne permettent pas de prévenir, ni de détecter efficacement la fraude à la TVA sur les importations dans le cadre de ces procédures, ni de maintenir un équilibre entre la facilitation des échanges et la protection des intérêts financiers de l'Union. » C'est une manière explicite de dire que nous avons un vrai problème...

Un autre sujet nous préoccupe : la fraude à la TVA sur les prestations de services en ligne. Elle concerne notamment les services numériques fournis par des opérateurs étrangers, installés sur des plateformes offshore ou dans des pays hors de l'UE, qui cherchent à échapper à leurs obligations de collecte et de paiement de la TVA. Parmi les services visés figurent les plateformes de streaming, les jeux vidéo, le cloud, les formations numériques, etc.

Les organisations criminelles ont bien saisi les enjeux et ont développé des formes de fraude massive, en constante évolution. Nous observons également des phénomènes de polycriminalité et de forum shopping au sein de l'Union européenne, les organisations criminelles choisissant le pays où ils opèrent. Il nous revient donc de renforcer notre coopération, en utilisant pleinement les mécanismes du Parquet européen, afin de les identifier et les poursuivre efficacement.

Les fraudes aux recettes sont polymorphes, notamment en matière de TVA, et touchent de nombreux secteurs : téléphonie, produits informatiques, carburants, métaux précieux, services digitaux, etc. Les fraudeurs, qu'il s'agisse de douane ou de TVA, n'hésitent pas à utiliser les arcanes des systèmes réglementaires pour contourner la loi, au détriment des ressources de l'UE et de ses États membres.

Mme Anaïs Taïbi-Lecoeur, procureure européenne déléguée. - La criminalité organisée est évidemment impliquée dans la délinquance économique et financière ; elle est donc extrêmement présente dans les infractions relevant du champ de compétences du Parquet européen. Afin d'appréhender l'intégralité de la chaîne délinquante, les textes de 2017 qui ont défini ce champ de compétences lui ont intégré les notions de blanchiment et de participation à une organisation criminelle tendant à nuire aux intérêts financiers de l'Union européenne. Nous bénéficions aussi de l'article 324-1-1 du code pénal, dispositif communément appelé « présomption de blanchiment », qui peut s'appliquer dans nos dossiers sous la condition d'un lien avec une infraction relevant de la compétence du Parquet européen.

Le blanchiment auquel nous sommes confrontés dans nos dossiers porte surtout sur les produits de la fraude à la TVA et des infractions douanières. On constate aussi quelques cas de blanchiment d'appropriations organisées des fonds et subventions de l'Union européenne. Les modalités de ce blanchiment suivent des schémas nationaux et internationaux qui vous sont sans doute déjà familiers après vos auditions de services enquêteurs et de magistrats spécialisés. Les acteurs du blanchiment sont très insérés dans l'économie licite ou paralicite. L'intérêt du Parquet européen en la matière, notre réelle force de frappe, est que nous pouvons mener des enquêtes totalement intégrées et simultanées, ainsi que des saisies, dans différents États membres. Ainsi, pour un dossier mené par la délégation française du Parquet européen en 2024, nous avons pu saisir le même jour dans sept pays européens près de 13 millions d'euros issus du blanchiment international d'une fraude massive à la TVA qui avait occasionné un préjudice majeur pour les finances publiques, notamment françaises.

Pour illustrer l'activité du Parquet européen, je veux vous exposer un cas de fraude à la TVA par l'importation intracommunautaire de véhicules haut de gamme. Les enquêtes supranationales du Parquet européen mettent au jour l'écosystème frauduleux dans lequel s'inscrivent les fraudes constatées à l'échelle nationale. En l'occurrence, des courtiers automobiles aux pratiques fiscales frauduleuses, notamment allemands et belges, vendent de nombreux véhicules en bénéficiant du dispositif d'affranchissement de la TVA des livraisons intracommunautaires. Ils les vendent à des opérateurs défaillants, des sociétés éphémères françaises, enregistrées sous des identités fictives et hébergées par des sociétés de domiciliation, dont le chiffre d'affaires augmente très rapidement avant une fermeture tout aussi rapide et l'ouverture d'une nouvelle société.

Ces sociétés revendent les véhicules sur le territoire français sans jamais reverser la TVA due à l'État ; elles fournissent de faux documents pour masquer ce contournement et obtenir l'immatriculation du véhicule. Vous connaissez sans doute les sociétés fraudeuses qui profitent de la libéralisation et de la dématérialisation du système d'immatriculation des véhicules (SIV) ; elles apportent leur complicité à ces entreprises criminelles.

Ce commerce frauduleux offre à ceux qui s'y livrent de multiples possibilités de blanchiment, notamment du produit de trafics de stupéfiants et d'autres activités délictueuses et criminelles. L'acquisition de ces véhicules permet de réutiliser et de blanchir de grandes quantités d'argent liquide ou déjà bancarisé issues de ces trafics. C'est ainsi que de grandes quantités d'argent liquide peuvent ensuite être utilisées auprès des courtiers automobiles que j'ai cités, d'autant que l'Allemagne offre beaucoup plus de facilités aux mouvements d'argent liquide.

On constate aussi un blanchiment du produit de la fraude à la TVA elle-même. Le réemploi des bénéfices ainsi générés permet aux auteurs de ces infractions de financer leur train de vie. Ces fonds sont aussi réinvestis dans les cryptomonnaies, l'immobilier, mais aussi des commerces, notamment des boîtes de nuit, qui offrent de nouvelles occasions de blanchir de l'argent liquide. Ces investissements sont souvent à l'étranger, ce qui rend particulièrement intéressantes nos facultés d'enquête supranationale.

Les auteurs de ces infractions ont souvent des liens avec la criminalité organisée et notamment le trafic de stupéfiants. Il s'agit régulièrement, pour ainsi dire, de retraités du trafic de stupéfiants, qui voient dans ces activités financières frauduleuses transnationales une source de bénéfices moins risqués pénalement, qui leur permettent l'obtention facile de signes extérieurs de richesse.

Les enquêtes du Parquet européen permettent ainsi de matérialiser l'ensemble de la chaîne frauduleuse et de mieux la comprendre économiquement, du fournisseur étranger jusqu'au client final, avec les possibilités annexes de blanchiment multiple que j'ai évoquées.

Ces enquêtes démontrent aussi la polyvalence des groupes criminels organisés qui interviennent dans notre domaine de compétences. On constate une intrication entre les structures de fraude et les structures de blanchiment. Ainsi, des sociétés impliquées dans des schémas de blanchiment destinés à générer de l'argent liquide pour des sociétés de BTP ou de sécurité peuvent également se livrer, à l'échelle européenne, à des carrousels de TVA et à des fraudes douanières de minoration de valeur. Ces schémas de blanchiment sont souvent des services fournis par ces acteurs à d'autres sociétés, mais les fraudes qui intéressent le Parquet européen sont aussi propices à de l'autoblanchiment, car elles donnent souvent lieu à des bénéfices bancarisés.

Face au constat de cette polyvalence, il convient de faire montre de beaucoup d'agilité et de réfléchir au-delà des catégories juridiques d'infractions existantes. Les outils de détection précoce sont cruciaux. Il est surtout nécessaire de développer une analyse criminelle décloisonnée et de travailler en commun entre administrations et systèmes judiciaires, aux échelles tant nationale que supranationale.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Votre audition montre toute l'importance des travaux de notre commission d'enquête. Nous évaluons les outils de lutte contre la criminalité organisée. Manifestement, le Parquet européen est l'un de ces outils.

J'ai lu avec beaucoup d'attention votre rapport d'activité. J'y relève des fraudes portant sur les subventions de l'Union européenne à l'agriculture et au développement rural, sujets auxquels le Sénat est très sensible. Le volume de ces fraudes semble important ; ce serait le deuxième plus important. Je souhaiterais savoir de quel type de fraudes il s'agit. Auriez-vous des exemples ?

Pourriez-vous nous exposer le fonctionnement et les enjeux de votre coopération avec l'Office européen de lutte antifraude (Olaf), Europol et Eurojust ?

M. Frédéric Baab. - Concernant les fraudes affectant les fonds de la politique agricole commune (PAC), il s'agit simplement de détournements de subventions fondés sur des déclarations mensongères. Ce phénomène a une dimension particulière en France du fait de l'ampleur des aides PAC qui y sont distribuées, il touche en particulier la Corse et les départements et territoires d'outre-mer, mais il n'est pas lié à la criminalité organisée : il s'agit généralement d'agriculteurs qui, à un moment donné, vont essayer de tirer parti du système. Il convient néanmoins de s'y intéresser, car, si les montants en jeu sont généralement modestes, entre 100 000 et 200 000 euros, ils s'additionnent... Il s'agit en tout cas d'une délinquance assez traditionnelle, à l'inverse des nouveaux phénomènes de délinquance financière qui vous intéressent.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Nous voilà rassurés !

M. Frédéric Baab. - J'en viens à nos relations avec nos partenaires européens.

Celles que nous avons avec l'Olaf pourraient être encore développées. La création du Parquet européen a obligé celui-ci à réfléchir à ses pratiques, afin de rendre plus efficaces les enquêtes administratives qu'il mène. Son cadre d'action est limité, et je ne pense pas qu'il serait adapté d'offrir à ses enquêteurs des pouvoirs de police judiciaire. Selon nous, il doit avant tout avoir un rôle de détection de la fraude. Ses moyens restent limités : en simplifiant quelque peu, on pourrait dire que, dans nos rapports d'activité respectifs, l'Olaf compte en millions et nous en milliards. L'Olaf est un acteur incontournable, la Commission a besoin d'un tel service administratif spécialisé, mais ce service doit accepter les conséquences de la création du Parquet européen, autorité judiciaire ayant vocation à reprendre ses dossiers et à leur donner un prolongement pénal. Il s'y fait peu à peu !

Quant à Eurojust, je peux en parler en connaissance de cause, ayant été membre national français de cette institution à l'époque des attentats de 2015, qui ont donné lieu à une coordination judiciaire intense dans le domaine du terrorisme. De fait, Eurojust n'est presque plus, à l'heure actuelle, un partenaire du Parquet européen, parce que nous assurons nous-mêmes la coopération judiciaire et la coordination des enquêtes. Le dispositif opérationnel mis en place avec le Parquet européen sort complètement du schéma d'espace judiciaire européen, où des décisions d'enquête européenne sont adressées d'un pays à l'autre : le partage de preuves est désormais immédiat et permanent. Les procureurs européens délégués adressent à leurs collègues d'autres pays des demandes d'assistance, ils assurent eux-mêmes la coordination des enquêtes ; quand ces demandes ne suffisent plus, ils ouvrent eux-mêmes des enquêtes, plusieurs peuvent être menées en parallèle, de manière coordonnée par les procureurs européens délégués concernés, avant une décision finale prise par les procureurs européens, en coordination avec les chambres permanentes qui suivent les dossiers, sur la juridiction pertinente qu'il convient de saisir, dans tel ou tel pays.

Un bon exemple de cette nouvelle coordination est le dossier Amiral, une affaire de fraude à la TVA sur des appareils électroniques, qui concerne plusieurs pays, dont notamment la France. Ce seul dossier porte sur 2 milliards d'euros ! Pour cette affaire comme pour d'autres, le système du Parquet européen est totalement intégré : c'est un bureau unique. Les 166 procureurs européens délégués travaillent pour la même institution, ils défendent le même intérêt européen : cela change tout !

A contrario, j'ai eu à connaître, à l'époque où j'étais membre national français d'Eurojust, du « Dieselgate », la fraude aux régulations des moteurs diesel organisée par la firme Volkswagen. Ses véhicules étant vendus dans l'Europe entière, cette affaire concernait évidemment tous les États membres de l'UE. Mais nous avons vite constaté les limites de l'exercice d'Eurojust quand l'on est confronté à des intérêts économiques faramineux et, surtout, que les intérêts nationaux de chaque pays peuvent diverger. En l'occurrence, on a eu bien du mal à coopérer avec l'Allemagne, attachée à protéger son champion industriel. Voilà une limite majeure de ce système intergouvernemental. Si, dans les affaires de terrorisme, en revanche, la solidarité est très forte pour venir en aide au pays victime, en revanche les affaires économiques et financières voient les intérêts nationaux ressurgir ; la coopération judiciaire en pâtit. Le Parquet européen évite cet écueil, puisqu'il s'agit par définition d'un système intégré.

Europol est un partenaire majeur du Parquet européen ; la coopération entre ces deux institutions doit se développer, en exprimant à l'échelon européen le binôme justice-police. Europol a des capacités d'analyse criminelle sans commune mesure avec ce que chaque État peut proposer ; ses équipes d'analystes, dotées de forts moyens techniques, apportent une plus-value immensément précieuse aux enquêtes judiciaires. Il n'aurait aucun sens de se mettre en concurrence avec eux.

Pour autant, nous avons également besoin de développer nos propres compétences d'enquête ; à cette fin, l'intelligence artificielle (IA) est un outil crucial. Les affaires que nous traitons sont complexes, on découvre petit à petit les ramifications de chacune. Pour voir clair dans nos dossiers, dans la masse d'information que nous accumulons, nous avons besoin de dispositifs d'IA.

Ceux-ci doivent d'abord nous aider à structurer les données. C'est indispensable pour faire des recoupements et y voir clair dans une affaire complexe. Il existe aujourd'hui des systèmes d'IA capable de localiser des photographies, de repérer une plaque d'immatriculation pertinente, d'analyser un compte bancaire. On a beaucoup parlé récemment des messageries cryptées ; pour analyser ces conversations, il faut identifier ce qui est intéressant et le structurer.

Ensuite, une fois les recoupements faits, on peut passer à des étapes où l'intelligence artificielle générative peut jouer un rôle. Les procureurs européens délégués gagneraient beaucoup de temps si une partie du travail de rédaction qu'ils doivent assumer pouvait être réalisé, en synthétisant les données recueillies, par une IA. Je pense notamment aux rapports d'action publique qu'ils doivent fournir tous les six mois à la chambre permanente qui suit chaque dossier, mais aussi à la préparation d'interrogatoires.

Le sujet de l'intelligence artificielle est beaucoup plus large encore. J'ai proposé au Club des juristes de lancer un groupe de travail chargé de réfléchir aux différents points que son application aux enquêtes économiques et financières exigera de traiter. Quel impact cette mutation aura-t-elle sur la procédure pénale, et quel peut être le statut d'une preuve pénale acquise grâce à un système d'IA ? Une telle preuve est-elle indiscutable ? Un avocat pourrait demander à avoir accès à la base de données sous-jacente, pour lui appliquer son propre système d'analyse par IA. La performance des enquêtes pénales s'en trouvera démultipliée, mais cela imposera de revoir les grands équilibres de la procédure pénale, bien au-delà des questions techniques.

Par ailleurs, le cadre européen posé, notamment, par la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) relative à la conservation et à la protection des données personnelles est-il tout à fait adapté aux nouveaux systèmes d'intelligence artificielle ? Les contraintes de ce cadre normatif apparaissent de plus en plus décalées par rapport à la réalité. Les voyous utilisent l'IA sans ambages, la défense y a aussi recours ; nous seuls, procureurs, devrions-nous rester corsetés ?

J'ai invité diverses institutions européennes, de la Commission à Europol et Eurojust, à participer à ce groupe de travail. La Commission réfléchit actuellement à un programme général relatif au droit pénal en Europe ; cela doit être l'occasion de discuter des nécessaires adaptations de ce cadre normatif.

Enfin, le recours aux systèmes d'IA pose des problèmes de souveraineté. Il faut savoir où les serveurs sont localisés et comment l'on protège ces données personnelles extrêmement sensibles, comment l'on garantit que seuls les services judiciaires concernés y ont accès. Une protection renforcée de toutes ces données devra être mise en oeuvre d'une manière ou d'une autre. À ce propos, n'oublions pas que les enquêtes internes aux entreprises vont, elles aussi, avoir recours à l'IA.

M. Dominique Théophile. - Dans quel délai ce groupe de travail sur l'intelligence artificielle pourrait-il aboutir ? Ces mutations s'accélèrent de jour en jour ; il ne faudrait pas tarder. La hiérarchisation de la protection des données est aussi un sujet sensible.

Le Parquet européen a constaté en 2024 une forte augmentation de la fraude à la TVA ; les pertes sont estimées à quelque 13 milliards d'euros. Pour la limiter, certains pays, comme l'Allemagne, ont rendu obligatoire la facturation électronique pour toutes les transactions interentreprises, dites B to B. La France prévoit un tel régime à compter de septembre 2026. La généralisation de la facturation électronique à l'échelle européenne pourrait-elle réduire l'ampleur de la fraude à la TVA ? Recommandez-vous d'étendre certaines bonnes pratiques nationales à l'échelle de l'Union ?

M. Hervé Reynaud. - Les organisations frauduleuses font preuve de créativité, mais certains modes opératoires perdurent : en dépit du recours accru au numérique, l'utilisation d'argent liquide est encore le moyen le plus sûr de passer sous les radars. A-t-on une notion de l'ampleur des flux de cash ? Vous avez évoqué la nécessité de décloisonner le travail d'enquête. Pouvez-vous faire des recommandations explicites en ce sens ?

M. Frédéric Baab. - Oui, en matière d'intelligence artificielle, nous devons nous dépêcher. Les systèmes évoluent en permanence. Nous entendons rendre notre rapport sur ce sujet au plus tard à la fin de l'année.

M. Emmanuel Chirat. - La facturation électronique est une attente très forte du Parquet européen, des enquêteurs et des analystes. Nous souhaitons surtout que le système soit généralisé en Europe, car cela offrira un gain de temps énorme dans l'accès à l'information. Aujourd'hui, quand on cherche une facture, on doit se tourner d'abord vers l'entreprise qui la détient, qui peut être défaillante, frauduleuse ou inexistante, puis vers un éventuel comptable, enfin, en cas d'importation, vers le déclarant en douane, qui a pu conserver des copies.

Vous nous demandez quelles bonnes pratiques, au-delà de la facturation électronique, peuvent être utiles à nos investigations. Depuis 2023, il existe un nouveau dispositif européen, le système électronique central concernant les informations sur les paiements (Cesop). Sont ainsi regroupés dans une base de données européenne l'ensemble des paiements transfrontaliers de payeurs des États membres de l'Union européenne. Par exemple, si vous envoyez de l'argent en Allemagne, cette transaction est enregistrée dans le Cesop et conservée un certain temps. Le Parquet européen n'a cependant pas un accès direct à ces informations : nous devons en faire la requête, soit en France à la DGFiP, soit depuis le bureau central via la plateforme Eurofisc, ce qui retarde nos enquêtes. Il serait utile de nous offrir un accès direct au Cesop, comme aux données de la facturation électronique par la suite.

Mme Anaïs Taïbi-Lecoeur. - Nous vous apporterons par écrit des éléments de réponse supplémentaires concernant l'argent liquide et les mécanismes mis en pratique au travers du paquet anti-blanchiment.

Pour ce qui est du décloisonnement, les sujets dont nous avons à traiter étant extrêmement techniques, les enquêteurs sont amenés à se spécialiser, à acquérir une très grande expertise chacun dans son domaine. Les enquêteurs douaniers sont les mieux à même de traiter des fraudes aux droits de douane ; certains services de police ont une connaissance fine de certains réseaux de blanchiment, des acteurs et des communautés impliqués. Quand on rassemble ces enquêteurs, on peut aboutir à des analyses globales des phénomènes étudiés. Il faut donc favoriser toute initiative permettant de rassembler ces expertises, car la polyvalence de chaque enquêteur est forcément limitée. C'est pourquoi il est régulièrement fait recours à la co-saisine, y compris à l'échelle supranationale ; je pense à des dossiers où l'administration fiscale allemande et l'Office national anti-fraude (Onaf) français travaillent ensemble.

M. Frédéric Baab. - Je veux revenir un instant sur le cadre des enquêtes douanières. Nous avons à notre disposition l'Onaf, qui dispose de prérogatives de police judiciaire complètes, et la direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED), qui peut prendre l'initiative d'une enquête et dispose d'un service de renseignement, mais dont les pouvoirs d'enquête sont limités, notamment en ce qui concerne les techniques spéciales d'enquête comme les interceptions téléphoniques. Il serait intéressant de réfléchir à l'évolution de ce cadre pour les enquêtes du Parquet européen, afin que nous puissions profiter de la compétence propre des enquêteurs douaniers, qui nous est très précieuse, tout au long de nos enquêtes. Le système évolue, mais par petites touches ; certaines tentatives de réforme échouent. Il faut avoir une réflexion d'ensemble et faire de l'évolution de ce cadre une question politique, en tout cas pour ce qui concerne les enquêtes du Parquet européen.

Un autre sujet à creuser est la violation des mesures restrictives et le contournement des sanctions de l'UE. C'est un champ d'investigation auquel on s'est peu attaqué à ce jour. Il serait à notre sens efficace d'élargir les compétences du Parquet européen à ces infractions, comme l'avaient d'ailleurs proposé en novembre 2022 le garde des sceaux alors en fonctions, Éric Dupond-Moretti, et son homologue allemand, Marco Buschmann. Il s'agit par définition de dossiers transnationaux, que le Parquet européen, spécialisé dans des infractions financières assez similaires, comme les fraudes aux droits de douane, et doté d'une grande agilité transnationale grâce à son caractère intégré, pourrait traiter de manière satisfaisante. Enfin, il serait logique de confier au Parquet européen la poursuite d'infractions à des mesures décidées à l'échelle européenne.

Mme Nadine Bellurot, présidente. -Certaines évolutions de la législation pénale française vous seraient-elles utiles ?

M. Frédéric Baab. - La France est plutôt bien placée en la matière par rapport à d'autres pays. La transposition des textes européens a été bien faite, en nous permettant notamment d'éviter le recours à un juge d'instruction : les procureurs délégués qui m'entourent peuvent exercer les prérogatives de celui-ci quand ils ouvrent une information judiciaire. Notre système est très souple à la fin de l'enquête, au moment des poursuites : nous pouvons utiliser la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC) ou encore les transactions douanières, dispositifs qui n'existent pas dans tous les pays européens. La CRPC nous permet d'apporter une réponse pénale efficace et comprise de tous, tout en évitant un procès devant le tribunal judiciaire de Paris. Le cadre procédural de nos enquêtes en France est donc très satisfaisant. Je le redis, nous demandons surtout que soient donnés plus de pouvoirs aux enquêteurs de la DNRED.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Cette audition est particulièrement importante au vu des montants en jeu dans les enquêtes menées par votre institution : des dizaines de milliards d'euros sont distraits à des finances publiques, nationales ou européennes, dont l'état est déjà préoccupant. C'est un crime économique, mais surtout démocratique !

Un logiciel de détection précoce de la fraude à la TVA est utilisé par certains pays, mais pas par d'autres. Auriez-vous des informations sur une éventuelle généralisation de son emploi ? Ce sujet avait été abordé il y a plusieurs années ; est-il toujours d'actualité ? Faut-il pousser à l'uniformisation de ces pratiques ?

À vous entendre, la Cour des comptes européenne a une délicatesse de sylphide dans son travail. Auriez-vous des préconisations à faire en la matière ?

Vous avez mentionné une possible extension de votre compétence aux violations des sanctions internationales. Cela serait sans doute bienvenu.

M. Emmanuel Chirat. - La détection en amont de la fraude ne relève pas vraiment de notre compétence ; nous ne pouvons enquêter que lorsque nous sommes saisis d'un signalement ; c'est l'auteur de celui-ci qui doit avoir mis des mesures de veille et de prévention, et être capable de saisir des signaux faibles. Certaines administrations fiscales et douanières disposent d'outils à cette fin, mais je ne saurais vous les exposer dans le détail.

Je précise seulement que nous avons su, non sans difficultés d'ailleurs, créer un pont entre le Parquet européen et le réseau informel Eurofisc, qui réunit les administrations fiscales des États membres, pour croiser les signaux faibles sur les entités susceptibles de manquer à leurs obligations de TVA ou de s'inscrire dans un réseau de fraude à la TVA. Notre bureau central fait beaucoup d'efforts pour s'arrimer à ce réseau, mais notre accès à ses données reste indirect. Nous devons les interroger, à moins qu'Eurofisc ne prenne l'initiative de nous transmettre, dans un cadre légal et sécurisé, des données que lui-même aura obtenues des États membres. Le système pourrait sûrement être rendu plus agile.

Par ailleurs, Frédéric Baab a exposé l'intérêt que l'intelligence artificielle pourrait avoir pour les enquêtes que nous avons ouvertes, de manière à mieux détecter la polycriminalité et les réseaux interpénétrés. Quand on travaille sur une fraude à 2,2 milliards d'euros affectant au moins 16 États membres, comme l'ont fait nos collègues portugais, l'IA est nécessaire pour traiter une telle masse de données. Il a fallu, si je puis dire, « sous-traiter » cette analyse en recourant à la plateforme Europol et à de multiples analystes issus de différents pays.

Nous n'avions pas, au sein du Parquet européen, les ressources humaines et financières nécessaires pour un tel travail. On connaît l'état du débat public sur les demandes de financement du Parquet européen ; il serait utile de préconiser que nous disposions d'un peu d'argent pour réaliser ce travail, qui rapporterait beaucoup à l'Union européenne et aux États membres. À chaque enquête que nous concluons, nous encourageons la douane ou le fisc à recouvrer les sommes concernées, en leur transmettant les informations nécessaires. Lorsque nous saisissons des biens au titre de mesures provisoires et que la confiscation est ensuite confirmée, l'argent ne va pas dans la caisse du Parquet européen : il est versé au budget de l'État, comme toutes les confiscations prononcées par les juridictions françaises. Il serait donc rentable d'investir un peu d'argent dans les outils de détection et d'intelligence artificielle, pour mieux cerner les fraudeurs.

M. Frédéric Baab. - La détection est un enjeu majeur. Certains dispositifs techniques permettent d'améliorer la détection de la fraude en amont, le plus tôt possible. À cette fin, il faut aussi que chaque État membre dispose d'un cadre conventionnel organisant les accords passés entre les différents acteurs institutionnels pour renforcer la coopération.

Ainsi, nous avons commencé, en France, par signer un accord général, sous l'égide de la mission interministérielle de coordination antifraude (Micaf), instaurant un plan national de lutte contre la fraude aux intérêts financiers de l'Union européenne. Ainsi, nous sommes intégrés au système institutionnel et identifiés par tous les services de l'État qui gèrent des fonds européens.

Il faut ensuite, pour certains types de fraudes, développer des coopérations particulières. Ainsi, pour le plan de relance - 800 milliards d'euros, dont 40 milliards pour la France -, nous avons conclu une convention avec la direction générale du Trésor pour la répartition des compétences. Il s'agissait de déterminer un point capital : à partir de quand le Parquet européen serait compétent pour les fraudes concernant ces programmes nationaux refinancés par le budget européen. Aux termes de cette convention, même si la fraude est détectée alors que le programme est seulement dans sa phrase nationale, nous sommes déjà compétents.

Un troisième accord très important est celui que nous avons conclu avec Tracfin. Nous en recevons des signalements et nous lui demandons de l'information.

Au-delà des dispositifs techniques, il faut que le Parquet européen, dans ses 24 expressions nationales, s'intègre dans son système national. Cela lui donne une force supplémentaire, car fait ce sont les juridictions nationales qui jugent ses dossiers.

Concernant l'extension de notre compétence à la violation des mesures restrictives, remarquons qu'il y a une très grande proximité entre ces contournements et les mécanismes de fraude aux droits de douane. Ces infractions sont parfois inextricablement liées, dans une connexité renforcée. Il y aurait donc une vraie logique à donner cette compétence au Parquet européen. Toutefois, il y a deux conditions pour ce faire. D'une part, aux termes de l'article 86 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, il doit s'agit d'une « criminalité grave ayant une dimension transfrontière », conditions faciles à remplir en la matière. D'autre part, il faut l'accord unanime du Conseil européen, ce qui nécessite un travail politique.

Mme Nadine Bellurot, présidente. - Merci de ces échanges très fructueux, qui ont bien fait ressortir la nature titanesque de votre tâche et de la nôtre !

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 10 h 30.

La réunion est ouverte à 14 h 30.

Audition de Mmes Corinne Bertoux, cheffe du département de la coopération internationale opérationnelle de la direction nationale de la police judiciaire, Aurélie Besançon, cheffe de la section centrale de coopération opérationnelle de police, Émilie Moreau, cheffe du service de la stratégie, de l'influence et de la gouvernance, Emmanuelle Robinson, magistrat de liaison auprès des autorités judiciaires du Royaume du Maroc, Frédérique Dubost, magistrat détaché, ancienne magistrate de liaison en Europe du Sud-Est, et M. Jean-François Redonnet, magistrat honoraire juridictionnel, ancien magistrat de liaison régional Asie du Sud-Est et Extrême-Orient (Cette audition se déroulera à huis clos. Aucun compte rendu ne sera publié)

Aucun compte rendu ne sera pas publié.

La réunion est ouverte à 14 h 30.

Audition de M. Nicolas Bessone, procureur de la République près le tribunal judiciaire de Marseille et représentant de la Conférence nationale des procureurs de la République

Mme Nadine Bellurot, présidente. - Nous poursuivons nos travaux en entendant M. Nicolas Bessone, procureur de la République de Marseille, et représentant de la Conférence nationale des procureurs de la République.

Nos auditions ont souligné le défi que représente l'enquête en matière de lutte contre le blanchiment et le financement de la criminalité organisée, notamment au regard des moyens disponibles. Cette question vous affecte donc directement, de même que celle des moyens accordés à la justice.

Il nous a aussi été indiqué que le droit français, au travers notamment de la présomption de blanchiment, dont il a beaucoup été question, dispose de moyens importants pour lutter contre ce phénomène. Enfin, il nous a été dit qu'une approche englobant la notion de réseau criminel serait plus utile qu'une approche par infraction. Voilà donc plusieurs sujets sur lesquels nous souhaitons avoir votre point de vue au regard de votre pratique quotidienne.

Avant de vous céder la parole, je vous indique que cette audition fait l'objet d'une captation et d'une diffusion en direct sur le site internet du Sénat et qu'un compte rendu sera publié. Enfin, je rappelle pour la forme qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passif des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous invite donc à prêter serment, de dire toute la vérité rien que la vérité. Monsieur Bessone, levez la main droite et dites « je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Nicolas Bessone prête serment.

M. Nicolas Bessone, procureur de la République près le tribunal judiciaire de Marseille. - En tant que membre du conseil d'administration de la Conférence nationale des procureurs de la République, je m'exprime au nom de cette instance, qui représente environ 80 % des procureurs de la République.

La problématique varie selon la taille des juridictions. Dans les juridictions de petite taille, les services enquêteurs spécialisés dans la délinquance économique et financière se révèlent parfois insuffisants. Les juridictions de taille moyenne doivent, quant à elles, dégager des moyens pour conduire des enquêtes longues et complexes. Enfin, il y a les grandes juridictions, et plus particulièrement les juridictions interrégionales spécialisées (Jirs) - telles que Marseille, Rennes, Lyon, Fort-de-France ou Lille -, ou les parquets à compétence nationale, comme le Parquet national antiterroriste (Pnat), dont l'un des objectifs est de lutter contre le financement du terrorisme, notamment par le biais du blanchiment.

Par ailleurs, le procureur national financier concentre son action sur ces enjeux : c'est le coeur de son métier. Une juridiction jumelle est en cours de création à Paris, le paquet nationale anticriminalité organisée, le Pnaco. Ce projet est d'une brûlante actualité, puisque le texte a été adopté à l'unanimité par le Sénat et devrait l'être prochainement par l'Assemblée nationale. Nous, procureurs de la République, en nourrissons l'espoir, tant ce texte constitue un véritable levier pour faire progresser la lutte contre la criminalité organisée.

De manière liminaire, rappelons que le blanchiment est une infraction secondaire, qui peut concerner aussi bien des infractions financières, telles que des abus de biens sociaux, des fraudes fiscales, des faits de corruption, que d'autres types d'infractions. Les personnes qui se chargent des opérations de blanchiment ne s'attardent guère sur la nature des infractions commises : leur métier, c'est de blanchir le produit du crime. Nous sommes donc bien confrontés à une problématique relevant du crime organisé.

Votre commission s'inscrit dans le droit fil de la commission chargée de la lutte contre le narcotrafic.

Ancien directeur de l'Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (Agrasc), je pourrais longuement m'exprimer sur ce point. Le trafic de stupéfiants génère, en France, un chiffre d'affaires estimé entre 3 milliards et 6 milliards d'euros. Le système mis en place par l'Agrasc fonctionne de manière relativement efficace, mais le montant des saisies s'établit autour de 50 millions à 55 millions d'euros. Le gap demeure donc considérable.

La stratégie des magistrats, et notamment des procureurs de la République, a évolué, indépendamment de la taille des juridictions. Dans un premier temps, l'objectif était de capter le produit des infractions. Il est rapidement apparu que ce produit, qu'il provienne des stupéfiants ou d'autres activités délictueuses, représentait un enjeu central. Réaliser de belles saisies reste essentiel : cela fragilise les organisations criminelles.

Puis le choix a été fait de s'attaquer au produit du produit. La création de l'Agrasc en constitue une traduction concrète. Pour autant, cela ne suffit pas. La démarche reste incomplète. Récupérer des avoirs criminels avant qu'ils ne partent dans des pays complaisants, c'est évidemment bénéfique, mais la phase ultime - et c'est sur ce point qu'une évolution législative pourrait se révéler utile -, consiste à démanteler les réseaux de blanchiment.

Je vais m'efforcer de ne pas verser dans le régionalisme, car je parle ici au nom de l'ensemble des procureurs, mais une affaire actuellement jugée par le tribunal correctionnel de Marseille mérite d'être mentionnée. Elle porte sur le blanchiment de la bande criminelle corse la plus dangereuse, celle dite du « Petit Bar ». Marseille, avec la juridiction interrégionale spécialisée (Jirs), dispose en effet également de la compétence sur l'ensemble du pourtour méditerranéen, y compris la Corse.

Que révèle ce dossier, dans lequel sont en jeu plusieurs dizaines de millions d'euros ? Une véritable « tour de Babel » du blanchiment, dans laquelle on retrouve des ressortissants de la communauté chinoise d'Aubervilliers, des Franco-Israéliens, des Russes achetant des chalets à Courchevel : il existe une sorte de multinationale, si je puis dire, du blanchiment. Il est particulièrement utile de s'atteler à ce sujet.

S'agissant des moyens, les magistrats ont exprimé une certaine insatisfaction quant à la priorité réellement accordée par les services de police et de gendarmerie à la lutte contre le blanchiment. Les discours vont dans le bon sens et leur sincérité ne fait aucun doute. Toutefois, dans les faits, nous regrettons que les services soient insuffisamment armés et spécialisés. Il ne suffit pas d'affecter des officiers de police judiciaire (OPJ) à la lutte contre le blanchiment : encore faut-il les former, et, surtout, attirer des agents compétents.

Je peux néanmoins souligner, pour adopter une tonalité constructive, que la sous-directrice de la lutte contre la délinquance financière à la direction nationale de la police judiciaire, donc le ministère de l'intérieur, a véritablement érigé la lutte contre le blanchiment en priorité de politique publique. Cette volonté commence à se traduire concrètement, notamment par la création de comités opérationnels associant les magistrats, afin de mettre en oeuvre des stratégies ciblées.

Il faudra toutefois du temps, car la crise des enquêteurs s'inscrit, selon nous, dans une crise plus profonde de l'ensemble de la filière investigation de la police nationale, crise encore plus marquée dans les sections financières.

Au début de ma carrière, on intégrait la police avec la vocation de conduire des enquêtes. L'élite, c'étaient les enquêteurs qui travaillaient avec la galerie financière du palais de justice de Paris. Aujourd'hui, on assiste à une désaffection généralisée pour la filière judiciaire, conséquence de difficultés en matière de ressources humaines, mais aussi de l'évolution de la société et d'une recherche d'immédiateté.

Je le constate aussi avec mes collègues magistrats du parquet. Lorsque j'étais jeune magistrat, notre ambition était d'intégrer les groupes d'intervention régionaux spécialisés, de participer à des jurys de spécialistes, de conduire des contrôles sur les opérations financières et immobilières. Aujourd'hui, les jeunes collègues préfèrent assurer la permanence téléphonique : la charge mentale y est plus légère et la réponse est immédiate. Ce phénomène se retrouve à tous les niveaux.

Dans la police nationale, lorsqu'un agent intervient sur la voie publique, à dix-huit heures, il met fin à sa mission et passe à autre chose, sans porter la charge mentale des procédures sensibles. À l'inverse, lorsque l'enquêteur traite des affaires complexes, la moindre erreur engage sa responsabilité. Il se trouve de surcroît soumis à une double hiérarchie : celle du commissaire de police et celle du procureur de la République.

Dans ce contexte général, la désaffection pour la filière judiciaire se révèle encore plus marquée au sein de la filière financière. Il reste difficile de dresser un constat global sur toutes les juridictions, mais, à Marseille, le chef de la police judiciaire partage avec le ministère de l'intérieur une volonté affirmée de renforcer cette filière. Pourtant, il m'a confié peiner à recruter des officiers de police judiciaire désireux de rejoindre la police judiciaire marseillaise. La situation se montre encore plus préoccupante à la brigade financière locale. C'est, à mon sens, la principale difficulté.

S'agissant de l'arsenal législatif, il se révèle plutôt complet. Le Groupe d'action financière (Gafi) nous a d'ailleurs évalués et a constaté que nous disposions d'un système robuste de lutte contre le blanchiment. Ce système est même si avancé qu'il engendre parfois des difficultés dans le cadre de l'exécution des commissions rogatoires internationales ou des demandes formulées à l'étranger. L'absence de double incrimination pose notamment problème dans nos échanges avec les autorités suisses. Cela dit, des progrès notables ont été réalisés : il y a vingt ans, obtenir un retour de commission rogatoire de la part des Suisses relevait de l'exploit ; aujourd'hui, la coopération est fluide, les objectifs sont partagés et la déontologie est commune.

Toutefois, les magistrats suisses me l'ont indiqué eux-mêmes : la présomption de blanchiment ne fait pas partie de leurs pratiques. Elle n'est pas inscrite dans leur législation et ils rencontrent des difficultés à en comprendre l'application.

Dernier point, si l'on entend véritablement remonter au coeur du système, certains États compliquent la tâche. Ils tirent avantage de leur statut de paradis fiscal, de leur facilité à créer des sociétés-écrans ou, plus encore, d'un modèle économique entièrement fondé sur le blanchiment à l'échelle mondiale. Dans ces cas, la coopération internationale devient naturellement plus difficile. Mais je ne suis probablement pas le seul à vous l'avoir dit.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Notre commission d'enquête s'inscrit dans le prolongement de celle consacrée au narcotrafic, qui constitue une véritable réussite du Sénat. Cette dernière a débouché sur une proposition de loi de grande qualité, adoptée hier au Sénat à la suite d'une CMP conclusive.

Notre commission porte, quant à elle, sur la criminalité organisée, laquelle se distingue du narcotrafic. Nous nous attachons à analyser les outils et les failles qui permettent à cette criminalité de prospérer, ainsi qu'à la question de la violation des sanctions internationales, laquelle emprunte bien souvent les mêmes procédés.

Vous avez évoqué les territoires non coopératifs. Il est établi que les réseaux de criminalité organisée tirent profit des failles de nos législations, ainsi que de l'existence d'États peu enclins à coopérer.

Plusieurs questions se posent à propos des outils actuellement disponibles. Le texte adopté sur le narcotrafic apporte des instruments importants, mais il n'épuise sans doute pas le sujet. J'aimerais vous interroger sur certaines recommandations, en particulier au sujet des entreprises éphémères, qui constituent naturellement des vecteurs de fraude et de blanchiment. Le Conseil national des greffiers des tribunaux de commerce a formulé plusieurs propositions en ce sens. J'aimerais connaître votre position, ainsi que vos éventuelles préconisations sur ces structures éphémères, qui apparaissent clairement comme des vecteurs de criminalité.

M. Nicolas Bessone. - Les sociétés éphémères constituent effectivement un vecteur de blanchiment considérable. Je ne peux pas entrer dans les détails, dans la mesure où cette audition est publique, mais je peux vous indiquer que, dans le prolongement d'une circulaire de la direction des affaires criminelles et des grâces (DACG), une pratique a été mise en oeuvre initialement par le parquet de Paris, puis ensuite par le parquet de Marseille, pour essayer de percer les galaxies des sociétés éphémères. Et je puis vous dire que les résultats sont effrayants.

À Marseille, dans le cadre d'enquêtes simples et rapides, nous procédons quotidiennement à la saisie de plusieurs centaines de milliers d'euros, sans qu'aucun recours soit formé. Cette absence de contestation laisse supposer l'ampleur des flux financiers en jeu.?

Il serait pertinent que l'ensemble des parquets procèdent à des réquisitions rapides, fondées sur des critères simples tels que la falsification de documents. Ces démarches, peu exigeantes en termes de mobilisation des services enquêteurs, pourraient s'appuyer sur les informations fournies par les greffes des tribunaux de commerce et par le service de traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins (Tracfin). Ce dernier dispose, en outre, du pouvoir de bloquer les comptes bancaires. En analysant les mouvements atypiques, les raisons sociales incohérentes, les transferts internationaux et les identités suspectes, il devient possible de procéder à des saisies efficaces.?

Les sommes ainsi récupérées deviennent, après un délai de six mois, propriété de l'État. Il est préoccupant de constater qu'à l'issue des notifications adressées à ces sociétés, aucune ne forme de recours. Si tel était le cas, des enquêtes approfondies seraient engagées. Les sociétés éphémères représentent une problématique majeure, facilitant le blanchiment du travail dissimulé et l'évasion fiscale, les fonds transitant de compte en compte avant de disparaître à l'étranger, ce qui rend leur récupération impossible.

Il est impératif de définir un cadre juridique clair. Nous ne sommes pas des flibustiers agissant sans règle. La présomption de blanchiment constitue le fondement de notre action en ce qu'elle permet, sur la base des conditions de création de ces sociétés et des mouvements atypiques observés sur leurs comptes, de solliciter du juge des libertés et de la détention l'autorisation de saisir les soldes bancaires. Cependant, le risque est de demeurer à la surface des choses, sans atteindre les structures profondes de ces réseaux. Bien que la présomption de blanchiment soit une disposition précieuse, elle présente le défaut de ne pas toujours permettre une action en profondeur.

Mais je n'ai pas de baguette magique. Vous êtes les législateurs ; vous disposez sans doute de plus d'idées que moi pour faciliter notre travail, en particulier pour remonter les circuits de blanchiment, ce que vous évoquiez dans votre propos liminaire à propos des organisations criminelles.

L'objectif final, en réalité, consiste à cibler l'organisation criminelle elle-même, quelle qu'elle soit : proxénétisme international, trafic de migrants ou trafic de stupéfiants. Il s'agit de s'attaquer à la structure. À ce titre, je me réjouis de l'introduction du statut de collaborateur de justice dans votre texte : il constitue un outil précieux pour démanteler les circuits de blanchiment. Il ne faut pas se contenter d'avoir le seul tueur à gages comme collaborateur de justice : désormais, le commanditaire pourra également basculer, et l'objectif est bien de faire tomber le chef de l'organisation, qu'il se range du côté de l'État.

Il faut aussi obtenir la collaboration des experts-comptables et des fiscalistes. Cela ne relève pas du travail du législateur, car les sanctions existent déjà. Il s'agit plutôt, pour les magistrats, d'adopter un état d'esprit consistant à appliquer aux délinquants en col blanc les mêmes techniques que celles mises en oeuvre contre la criminalité organisée, avec des sanctions d'une sévérité équivalente. C'est cette culture que nous tentons d'instaurer auprès des juges.

Renforcer les sanctions à l'encontre de cette forme de délinquance relève aussi d'un choix de société. Ce sont des infractions graves, et elles doivent être perçues comme telles. Avez-vous mené des réflexions en ce sens ? Pardonnez-moi de vous interroger ainsi, mais disposez-vous de pistes d'amélioration législative pour lutter plus efficacement contre ces sociétés éphémères ?

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - La stratégie n'a pas véritablement fonctionné, puisque les amendements que j'avais moi-même déposés n'ont pas été retenus. Ils émanaient notamment du Conseil national des greffes des tribunaux de commerce.

Il serait utile que nous puissions engager une discussion sur l'octroi de pouvoirs accrus aux greffes, notamment en matière de contrôle des pièces d'identité, en particulier étrangères. Une fois la société immatriculée, elle entre dans le circuit. Nous ne sommes plus en amont, mais en situation de suivi, ex post. Or notre objectif est d'intervenir en amont ou ex ante, de manière préventive.

Il serait pertinent de reprendre certains des critères appliqués par la Banque-Carrefour des Entreprises (BCE) en Belgique. Ces critères incluent, par exemple, l'utilisation d'une néo-banque, une domiciliation bancaire sans guichet physique ou encore l'installation du siège social dans une société de domiciliation. Pris isolément, ces éléments peuvent paraître anodins, mais leur cumul devrait constituer une présomption d'entreprise éphémère.

M. Nicolas Bessone. - Nous faisons ce que vous préconisez sans le savoir, comme M. Jourdain faisait de la prose ...

Estimer qu'il existe une présomption de blanchiment et procéder immédiatement à la saisie du solde d'un compte bancaire relève également d'une logique de prévention.

Il convient d'aller vers une interdiction d'immatriculation après vérification. À cet égard, le tribunal de commerce de Marseille, comme celui de Nice, travaille régulièrement avec la police aux frontières. Ces juridictions disposent d'une compétence et d'un savoir-faire éprouvés : elles scannent les pièces d'identité présentées lors de la création d'une société, puis les transmettent aux services compétents de la police aux frontières de leur ressort. Celle-ci peut alors signaler une forte suspicion de falsification.

L'objectif est de leur conférer un pouvoir renforcé, mêlant investigation sommaire et interdiction d'immatriculation en cas de doute sérieux.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - On bloque le Kbis et on voit. De toute façon, la création de la société n'est pas à huit jours près. En revanche, cela peut tout changer dans la lutte contre la fraude.

Mme Nadine Bellurot, présidente. - Effectivement, il s'en est fallu de peu que les amendements ne soient votés. Mais notre rapporteur reviendra à la charge.

La répartition des compétences entre différentes juridictions en matière de lutte contre le blanchiment vous semble-t-elle adaptée aux enjeux actuels ? La multiplicité des institutions en charge de cette mission permet-elle une action véritablement efficace ?

Par ailleurs, rencontrez-vous des difficultés particulières quant à la création et au fonctionnement des pôles économiques et financiers ?

M. Nicolas Bessone. - S'agissant de l'architecture globale, on observe une répartition entre plusieurs niveaux de juridiction infra-Jirs. Les juridictions de petite taille, notamment celles des groupes 3 et 4, rencontrent de réelles difficultés à traiter des affaires de blanchiment, en raison des contraintes d'audiencement et de compétences requises.

Pour remédier à cette situation, nous avons les juridictions interrégionales spécialisées (Jirs). Ces structures répondent à une double problématique : d'un côté, la criminalité organisée ; de l'autre, les infractions économiques et financières. Dans les petites Jirs, comme à Rennes ou à Nancy, les magistrats cumulent ces deux champs d'intervention. Dans les plus grandes Jirs, telles celles de Marseille, Paris ou Lille, les fonctions sont davantage spécialisées : certains magistrats sont affectés à la criminalité organisée, d'autres aux affaires économiques et financières.

On peut regretter que ces Jirs aient été conçues, à l'origine, principalement pour lutter contre la criminalité organisée. Pourtant, tout est lié. L'approche la plus pertinente consiste à constituer des dossiers dits « éco-crim », en traitant de manière conjointe les faits de criminalité organisée et les infractions de blanchiment qui les accompagnent.

La deuxième difficulté tient aux moyens. Les Jirs ne doivent pas devenir des structures de substitution pour des juridictions de droit commun plus petites confrontées à des fraudes massives et à des mécanismes de blanchiment complexes. Leur rôle n'est pas de compenser les manques ailleurs. Elles doivent être saisies uniquement des dossiers d'une grande technicité.

Au stade initial, des arbitrages s'imposent. Je suis bien conscient que les petites et moyennes juridictions sont aujourd'hui totalement embolisées. C'est la conséquence directe de la priorité donnée aux violences intrafamiliales, ce qui est une excellente chose. Néanmoins, cette surcharge limite leur capacité à traiter d'autres contentieux. En revanche, des juridictions comme celles de Marseille ou de Lille disposent encore des moyens nécessaires pour se saisir de dossiers complexes.

Viennent ensuite les juridictions à compétence nationale. Le parquet national financier (PNF) constitue une véritable réussite. Il permet de remonter les circuits de blanchiment, notamment lorsqu'ils sont internationaux et complexes.

On peut également mentionner la juridiction nationale chargée de la lutte contre la criminalité organisée (Junalco), le parquet national antiterroriste et le parquet national anticriminalité organisée (Pnaco). La procureure de Paris pourra vous en dire davantage. Ce parquet comporte désormais une section cyber, car la cybercriminalité et les cryptomonnaies s'imposent comme des enjeux majeurs pour l'avenir. On a souvent, dans ces domaines, une guerre de retard. L'affaire dite du « dossier coffre », qui a beaucoup fait parler, en est une bonne illustration. Il serait bon, lorsque nous avons un coup d'avance, de ne pas immédiatement compromettre l'efficacité de la procédure en l'ouvrant prématurément au contradictoire. C'est l'objet du « dossier coffre », une idée que les procureurs soutiennent.

Cette problématique rejoint celle des services enquêteurs. La sphère financière est longtemps restée le parent pauvre de la lutte contre la criminalité organisée. Pourtant, tout est lié. On peut saisir des tonnes de stupéfiants, incarcérer des dealers, voire des chefs de réseaux, mais seuls l'assèchement financier et le démantèlement des circuits de blanchiment permettront de porter des coups vraiment sévères, sinon décisifs, à cette délinquance.

Madame la présidente, vous avez évoqué les pôles financiers. Que recouvrez-vous exactement sous cette appellation ? Il n'existe plus que deux pôles économiques et financiers depuis la création du PNF : celui de Bastia, en raison de la présence d'une criminalité mafieuse avérée, et celui de Nanterre, car s'y concentrent les sièges sociaux des grandes sociétés françaises, ce qui justifie sa conservation.

L'enjeu, aujourd'hui, réside dans la capacité des juridictions, y compris les plus importantes -- j'ai moi-même exercé à Toulon, Orléans et Nantes -- à « sanctuariser » des magistrats spécialisés, au siège comme au parquet. Sans cette spécialisation, les décisions rendues risquent de décevoir, tant sur les plans de la condamnation que des peines prononcées. Les infractions économiques et financières sont complexes. Il faut donc des magistrats formés au jugement, à l'instruction et à la poursuite de ces affaires. C'est là un sujet essentiel.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Justement, pouvez-vous nous parler des problèmes de recrutement et de formation ?

Mme Nadine Bellurot, présidente. - Quid des incitations à se spécialiser ?

M. Nicolas Bessone. - Nous avons quelques idées. Ce qui a gravement nui à la filière investigation, c'est le décalage entre les cycles de travail des agents de la voie publique, organisés sur le temps long, et ceux des policiers chargés de l'investigation, engagés sur un rythme hebdomadaire. Ce décalage s'avère particulièrement délétère : les policiers de l'investigation passent leur temps à rattraper ou observer le travail de leurs collègues de la voie publique.

Une autre difficulté tient à la question des heures supplémentaires. Il existait auparavant des passionnés ; tout cela est désormais perdu pour nos policiers. Ce propos peut sembler dater d'un autre temps - presque un discours de boomer, et j'en ai honte -, mais il existe sans doute une dimension générationnelle. On retrouve d'ailleurs, peut-être, des traits similaires chez les magistrats. Le travail de police judiciaire est, par essence, un travail de bénédictin ; dans le champ financier, il devient aride.

La gendarmerie nationale semble avoir pris les devants pour tenter de résoudre cette difficulté, en imposant par exemple le passage du bloc OPJ pour bénéficier d'une progression de carrière plus rapide ou d'avantages financiers. La police nationale gagnerait à proposer, elle aussi, une incitation financière. Je parle ici d'un sujet que je maîtrise moins bien que les policiers eux-mêmes.

Concernant les magistrats, une filiarisation paraît indispensable, ainsi qu'une rétribution spécifique pour ceux qui s'engagent dans la lutte contre la criminalité organisée - la « crim org ». Ces magistrats sont désormais exposés à de lourdes pressions, à des menaces. Il faut donc structurer de véritables parcours professionnels. Cela pose toutefois un problème dans une magistrature imprégnée d'une conception très forte de l'égalité de carrière. L'autorité de nomination, à savoir le ministre de la justice, agit avec l'appui du Conseil supérieur de la magistrature. Il existe désormais la possibilité de recourir à des appels à candidatures sur des postes profilés, ce qui permet, dans certaines limites, de sortir du schéma dans lequel le poste revient automatiquement au plus ancien.

Ainsi, l'un de mes procureurs adjoints, en charge de l'économique et du financier des pôles spécialisés, pourrait quitter Marseille en septembre. Un appel à candidatures profilé sera vraisemblablement publié. Sur le plan statutaire, toutefois, l'idée de constituer de véritables filières de carrière peine encore à s'imposer. Pourtant, une telle structuration serait nécessaire : un magistrat deviendrait spécialiste de la « crim org » ou de l'écofi dans une juridiction comme Toulon ; il prendrait ensuite son grade, par exemple comme vice-procureur, au Jirs de Marseille, avant d'être éventuellement appelé à diriger la Jirs de Rennes, puis à intégrer le Pnaco, la Junalco ou le Parquet national financier (PNF). Il s'agirait de constituer un corps de magistrats spécialisés dans ces matières, soumis à des obligations de formation très poussées.

L'École nationale de la magistrature (ENM) dispose d'une offre à cet égard. Si vous êtes intéressé, je peux vous en transmettre la documentation. Il existe un vrai travail, un véritable investissement autour de ce que l'on appelle le cycle Cadéfi, formation diplômante en matière financière. Il ne suffit pas d'annoncer que l'on va traiter des affaires financières ; sans formation, ce sera la pédagogie par l'échec.

Se pose aussi la question de la formation initiale. Il faut pouvoir mobiliser les futurs effectifs de magistrats, dont le nombre est appelé à augmenter. La première partie de leur formation doit certes rester généraliste. En tant que directeur de l'Agrasc, j'ai pu constater que l'ENM n'envisageait pas de nous faire intervenir dans la formation initiale des magistrats. Nous avons été sollicités uniquement pour les pré-affectés.

Je leur ai pourtant indiqué que, même pour un juge civiliste chargé de dossiers de divorce ou de référé en matière de propriété, il est nécessaire de siéger régulièrement dans des audiences où l'acculturation à la matière financière est essentielle, tout comme l'attrait pour ce type de contentieux. Il en va de même pour les policiers : dès la formation initiale, au minimum pour les officiers de police et les commissaires, il conviendrait de renforcer les modules consacrés à ces questions afin que cette matière ne suscite ni effroi ni rejet, mais au contraire des vocations.

La même remarque vaut pour les magistrats. L'offre de formation de l'ENM en matière d'écofi est aujourd'hui très riche. Reste à trancher la question suivante : dans le cadre d'une filiarisation, faut-il imposer ce type de formation qualifiante à ceux qui souhaitent exercer dans ces fonctions ? Si l'on impose une telle exigence, il faut prévoir une récompense à la hauteur. L'objectif serait, s'ils s'en montrent dignes et s'ils remplissent leurs missions, de leur offrir une progression de carrière plus rapide. Ce point reste parfois délicat à faire admettre dans la magistrature.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Comment le Pnaco et la Junalco vont-ils se coordonner ?

M. Nicolas Bessone. - De ce que j'ai compris, le Pnaco remplacera ipso facto la Junalco. Il s'agit d'éviter toute stratification supplémentaire.

L'intérêt du Pnaco, c'est d'avoir un procureur autonome qui ne fait que cela, alors que la Junalco étant rattachée au parquet de Paris, déjà passablement surchargé. Le Pnaco répond à un besoin d'incarnation de la lutte contre la criminalité organisée, même si les Jirs vont subsister.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Il faudra s'assurer du tuilage.

M. Nicolas Bessone. - Le Pnaco sera pourvu avec des magistrats de la Junalco, à l'instar de ce qui s'est passé lors de la création du parquet national antiterroriste avec les magistrats de la section C1 du parquet de Paris.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Avez-vous des préconisations ou des suggestions à nous faire ?

M. Nicolas Bessone. - J'ai une proposition quelque peu disruptive, inspirée du droit italien : la confiscation sans condamnation.

La principale difficulté que nous rencontrons, notamment dans les affaires économiques et financières et, plus spécifiquement, dans la lutte contre le blanchiment, réside dans la durée des enquêtes. C'est précisément ce qui rend complexe la mise en oeuvre de ce que l'on appelle la « procédure éco-crime ». Celle-ci consisterait, par exemple, à regrouper au sein d'un même parquet, dans une procédure unique, une enquête portant sur un trafic de stupéfiants ou sur du proxénétisme international avec une enquête de nature économique et financière, afin de récupérer les avoirs criminels et lutter ainsi contre le processus de blanchiment.

Or les temporalités judiciaires sont différentes. D'un côté, il faut agir rapidement lorsqu'il y a des détenus, notamment en matière criminelle. De l'autre, sur l'aspect blanchiment, les difficultés s'accumulent : manque d'enquêteurs, lenteur des retours de réquisitions, délais importants des commissions rogatoires internationales. Tout cela allonge considérablement les procédures, au point que l'on se retrouve parfois à juger des personnes dix ou quinze ans après les faits, ce qui aboutit à des situations totalement aberrantes.

Dans ce contexte, la confiscation sans condamnation, telle que pratiquée en Italie, permet de dissocier le processus de confiscation des avoirs criminels issus du blanchiment de la condamnation pénale pour l'infraction matrice. Concrètement, ce dispositif implique une juridiction ad hoc - en Italie, il s'agit de la Chambre des confiscations -, qui statue indépendamment de la procédure pénale principale.

Le ministère public italien n'a qu'à démontrer que la personne concernée gravite dans un environnement criminel, et que les biens qu'elle détient, directement ou par l'intermédiaire de tiers de mauvaise foi, n'ont pas de provenance justifiée. Nous disposons déjà, en droit français, de l'infraction de non-justification de ressources. Il s'agit donc simplement d'en tirer toutes les conséquences.

Dans ce cas de figure, on ne poursuit pas nécessairement l'auteur pour l'infraction pénale elle-même. Ce mécanisme constitue d'ailleurs le pendant de l'infraction d'association mafieuse que nous avons récemment créée et votée. Notre objectif commun doit être de cibler les organisations criminelles dans leur globalité, et non de rester en permanence à la remorque de l'infraction prise isolément.

Avec la confiscation sans condamnation, dès lors que le ministère public rapporte les éléments exigés, il n'attend pas une condamnation pénale pour solliciter la confiscation à titre de peine complémentaire. Cette mesure relève d'une juridiction spécialisée, composée uniquement de magistrats formés à ces affaires. Il ne s'agit pas de généraliser ce dispositif à toutes les juridictions, mais de le mettre en place au niveau interrégional, avec une compétence clairement définie. Dans ce cadre, les effets peuvent être efficaces.

Ce dispositif, qui a déjà été évoqué, demeure certes disruptif, mais il présente, à mes yeux, un réel intérêt. Encore une fois, notre efficacité dépendra de notre capacité à travailler sur des phénomènes criminels globaux, sur des organisations structurées. C'est à ce niveau que nous pourrons réellement progresser.

Voilà, madame la présidente, ce que je souhaitais proposer. Au demeurant, les idées ne manquent pas : notre corpus législatif n'est pas mauvais. Ce qui reste complexe, c'est notre capacité collective à le mettre en oeuvre.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Là, je crois que nous avons non pas un cumul d'infractions, mais un cumul de volonté. C'est en tout cas la volonté du Sénat de pousser la réflexion le plus loin possible, comme nous l'avons fait pour le narcotrafic.

M. Nicolas Bessone. - Vous constaterez néanmoins que votre commission bénéficie de moins de publicité que celle portant sur le narcotrafic. Or, il faut le dire - et cela, indépendamment de toute considération politique, car je suis technicien -, le narcotrafic est devenu un sujet politiquement consensuel, compte tenu de la menace qu'il représente.

Cette menace est aussi bien sécuritaire que financière. Tout est lié : les atteintes portées aux institutions, à l'économie, sont extrêmement graves. Nous ne sommes plus dans le cadre ancien d'une économie souterraine marginale. Il s'agit désormais d'une véritable contre-société, structurée, avec ses propres règles, ses propres circuits.

Autrefois qualifiées d'économies parallèles ou souterraines, ces structures se sont développées au point de constituer un système concurrent, profondément déstabilisateur. Il faudrait parvenir, collectivement, à faire comprendre, y compris sur le plan médiatique, que cette menace est tout aussi grave que celle du narcotrafic lui-même.

Car enfin, quel sens aurait un assassinat pour vendre de la drogue si l'argent ainsi généré ne pouvait être recyclé, réinjecté dans l'économie légale ? C'est tout l'enjeu. Sans ce lien avec la finance, sans ce basculement dans le circuit légal, l'organisation criminelle perd sa puissance.

Nous, magistrats, sommes pleinement engagés à vos côtés, si vous me permettez cette formule.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - De toute façon, les sujets ne sont pas concurrents : ils se complètent. Notre rapport n'a pas encore été rendu, mais la question de la fabrique de l'argent sale y occupera une place centrale.

On l'a déjà vu avec la contrefaçon, mais ce n'est qu'un exemple parmi d'autres. De nombreux trafics y participent, notamment celui des êtres humains, qui constitue lui aussi un sujet de fond.

Il s'agit là d'un crime démocratique. Compte tenu de l'état de nos finances publiques, les sommes ainsi soustraites au trésor national, une fois récupérées, contribueront utilement à l'effort collectif.

Sur ce point, la convergence est claire avec l'onde de choc provoquée par le narcotrafic, même si le texte correspondant n'a été voté qu'hier.

Cela ne nous empêche en rien de poursuivre notre travail avec détermination.

Mme Nadine Bellurot, présidente. - Comme l'a rappelé Mme le rapporteur, on parle beaucoup du narcotrafic, notamment avec ce texte actuellement examiné à l'Assemblée nationale et qui devrait être adopté. Mais il ne s'agit que d'un volet.

Il ne s'agit pas uniquement de narcotrafic. C'est bien plus vaste. Et cette complémentarité est essentielle. Le lien est évident avec les violences que l'on voit chaque jour dans l'actualité, mais aussi avec la situation financière du pays et les difficultés que rencontrent nos concitoyens.

Il devient crucial d'aborder la fraude, la délinquance financière, les fraudes aux aides sociales et aux subventions. Les chiffres dont nous disposons sont particulièrement inquiétants.

Le rapport n'est pas encore rendu, mais le travail mené par cette commission amorce déjà une phase de sensibilisation, qui trouvera un écho auprès de la population. Ce sujet dépasse largement la seule question du narcotrafic.

M. Nicolas Bessone. - Le travail dissimulé atteint des proportions monstrueuses, notamment en raison des sommes considérables qui sont blanchies. Ce phénomène s'explique par la demande persistante de liquidités, mais aussi par l'enchevêtrement d'infractions qui y sont liées.

Vos décisions politiques, madame la sénatrice, notamment les mesures fiscales à visée incitative, entraînent inévitablement des détournements. Sur chaque mesure utile se greffent des comportements parasitaires. C'est effrayant de constater à quel point certains dispositifs, tels que ceux relatifs au carbone ou à la formation, peuvent donner lieu à des formations frauduleuses et à des mécanismes de contournement dès leur mise en oeuvre.

Notre action s'inscrit dans le prolongement direct de vos décisions. Nous constituons, d'une certaine manière, le bras armé de la puissance publique pour empêcher que ceux qui transgressent les règles ne finissent par en bénéficier.

Il reste néanmoins difficile de solliciter des moyens supplémentaires, compte tenu de la situation budgétaire actuelle. Ces choix relèvent d'arbitrages politiques : il s'agit de déterminer où diriger les ressources.

Par exemple, les effectifs du tribunal judiciaire de Marseille ont été renforcés. Nous devrions bientôt atteindre soixante magistrats, contre cinquante-huit actuellement. Cette évolution reflète une priorité claire de politique pénale : la création d'une cellule anticorruption, qui s'attaquera directement au blanchiment d'argent qui en découle.

Je peux vous assurer que les moyens supplémentaires seront employés de manière rigoureuse et efficace, mesdames les sénatrices.

La réunion est close à 17 h 55.

La réunion est close à 18 h 30.

Mercredi 30 avril 2025

- Présidence de M. Grégory Blanc, vice-président -

La réunion est ouverte à 13 h 45.

Audition de Mme Corinne Simon, préfète déléguée auprès du préfet de police des Bouches-du-Rhône

M. Grégory Blanc, président. - Nous auditionnons aujourd'hui Mme Corinne Simon, préfète déléguée auprès du préfet de police des Bouches-du-Rhône.

Madame la préfète, vous êtes la préfiguratrice de la future préfecture de police déléguée. Vous êtes accompagnée de M. Philippe Frizon, commissaire général, chef du service interdépartemental de la police judiciaire au sein de la direction interdépartementale de la police nationale (DIPN) des Bouches-du-Rhône, du colonel Christophe Berthelin, commandant la section de recherches de Marseille, et de M. Patrice Bertrand, chef du service d'investigations de la douane à Marseille.

Nous avons auditionné M. le préfet de police de Paris, qui a souligné l'ampleur du phénomène de blanchiment dans la capitale et dans les départements qui l'entourent. Votre regard sur la situation dans les Bouches-du-Rhône nous intéresse tout particulièrement, notamment au regard du lien entre blanchiment et criminalité organisée. Les travaux de notre commission s'inscrivent dans la continuité de ceux de la commission d'enquête sur l'impact du narcotrafic en France.

Madame la préfète, messieurs, je vous indique que cette audition fera l'objet d'un compte rendu publié.

Enfin, je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Corinne Simon, M. Philippe Frizon, M. Christophe Berthelin et M. Patrice Bertrand prêtent serment.

Mme Corinne Simon, préfète déléguée auprès du préfet de police des Bouches-du-Rhône. - Je vous remercie de me donner l'occasion de m'exprimer sur la délinquance financière et sur le narcobanditisme à Marseille.

Je centrerai mon propos sur les premiers constats que j'ai pu dresser depuis mon arrivée voilà un mois et sur la spécificité des actions qui sont menées à Marseille en matière de lutte contre la délinquance financière.

Nous avons aujourd'hui de puissants acteurs criminels, dotés d'une logistique importante et pointue, qu'ils relèvent du banditisme traditionnel, le fameux « milieu », ou du narcobantitisme. À Marseille, une organisation criminelle née au mois de février 2023, la DZ Mafia, a un poids important.

Ces clans font du trafic à la fois de cannabis et de cocaïne ; il y a très peu d'héroïne sur notre territoire. Pour maintenir, accroître ou défendre leur activité criminelle, leurs membres n'hésitent pas à commettre des infractions connexes, des atteintes aux personnes, de type règlements de compte, enlèvements ou séquestrations, et des atteintes aux biens, avec des vols de véhicule ou l'incendie des logements familiaux de leurs concurrents. Le blanchiment se fait aussi bien en France qu'à l'étranger, aux Pays-Bas, en Espagne ou en Algérie.

Cette violence est totalement débridée. Les auteurs sont de plus en plus jeunes et n'hésitent plus à tuer, parfois pour quelques centaines d'euros. La vie ne vaut pas grand-chose pour eux. En outre, ils ont des capacités logistiques considérables. À titre d'exemple, lors de la fameuse « nuit bleue » du mois d'avril 2023, une équipe de tueurs a été constituée en moins d'une heure pour assassiner le membre d'un autre clan.

Cette ultraviolence est corrélée à l'ampleur des enjeux financiers. Selon les estimations de la cellule de renseignement opérationnelle sur les stupéfiants des Bouches-du-Rhône (Cross 13), le chiffre d'affaires quotidien des cités les plus lucratives de Marseille serait de l'ordre de 50 000 euros à 80 000 euros. Ce montant considérable explique toutes les violences volontaires, sur fond de chantages et de menaces, notamment contre les commerçants.

On assiste également à une imbrication des trafics. Des organisations criminelles traditionnelles spécialisées par type de trafic - stupéfiants, armes, cigarettes, etc. - ont des modes opératoires communs et peuvent faire appel à des prestataires spécialisés, notamment en matière de logistique ou de blanchiment. Cette connexion des délinquances s'explique également par le fait qu'un trafic est un moyen d'en blanchir un autre ; par exemple, le trafic de stupéfiants peut permettre de blanchir le trafic relatif à l'escroquerie à la TVA de véhicules étrangers.

Les organisations criminelles sont très bien organisées, adaptables, et elles savent se diversifier en fonction des événements et des dispositifs fiscaux et budgétaires.

On assiste à une sophistication des réseaux de blanchiment qui doit être prise au sérieux. Une partie des fonds issus des trafics sont réutilisés immédiatement pour l'approvisionnement en produits stupéfiants et le paiement des nombreux intermédiaires, mais les bénéfices sont blanchis à une vitesse assez impressionnante.

On distingue deux types de structures : d'une part, les structures intégrées aux réseaux criminels, qui s'appuient sur les proches et sur famille, souvent avec une implantation locale, par exemple des petits commerces ou de la location de voitures de luxe ; d'autre part, les structures externalisées, qui travaillent pour des réseaux de criminalité organisée. Ce sont des organisations transverses, qui accueillent les fonds gris, c'est-à-dire les fraudes fiscales, et les fonds noirs, comme les trafics de stupéfiants et d'armes. On trouve des plateformes de blanchiment en région parisienne, en Belgique, aux Pays-Bas ou en Italie.

Localement, on constate des phénomènes de blanchiment classiques et d'autres un peu plus novateurs. Parmi les procédés classiques figure l'achat de véhicules à l'étranger, en espèces ou via des sociétés dont l'objet social n'intègre pas ce type de transactions. L'objectif est d'exporter ces véhicules vers le Maghreb, en particulier vers l'Algérie, avec un retour du produit de la revente, minoré des frais de blanchiment.

La fausse facturation est un autre procédé de blanchiment. Elle est adossée à la création d'une « coquille vide », c'est-à-dire une société qui n'existe pas en tant que telle, mais qui peut justifier des opérations commerciales avec une société réelle, souvent des entreprises du bâtiment et des travaux publics (BTP). La fausse facturation porte essentiellement sur des fournitures de services, de conseils, soit des prestations intellectuelles difficilement évaluables.

Nous constatons également des liens avec les jeux d'argent, de hasard, les paris sportifs et hippiques, les casinos, etc. Les rachats de tickets gagnants dans les points de vente sont également un bon mode de blanchiment. Enfin, le système de transferts de fonds informel, dit « hawala », subsiste.

À côté de cela, on constate des tendances émergentes, notamment le recours à la cryptomonnaie, afin de transformer des espèces. La difficulté est que la captation de ces fonds est difficile, parce que leur circulation est instantanée et qu'ils sont destinés à des réseaux internationaux. On constate également le développement de faux bureaux d'envoi de cash et des circuits de blanchiment internationaux, qui rendent plus complexes les investigations, augmentent la durée des enquêtes et réduisent les chances de procéder à la saisie des avoirs criminels.

Nous avons donc des acteurs criminels de plus en plus puissants, bien organisés, qui savent s'adapter et qui utilisent différentes techniques pour blanchir l'argent de leur activité criminelle.

À Marseille, pour lutter contre cette sophistication du blanchiment, nous alternons travail de voie publique et travail d'enquête.

Le travail de voie publique est important, parce qu'il déstabilise les flux financiers. En trois ans, nous avons divisé par deux le nombre de points de deal à Marseille : on en comptait 161 en 2021 ; il n'y en a plus que 84 en 2025. En outre, 3 400 trafiquants ont été interpellés dans le département, soit 80 % de plus qu'en 2021. Leurs trafics génèrent environ 10 tonnes de cannabis et 500 kilos de cocaïne. Plus de 40 millions d'euros d'avoirs criminels ont été saisis. Ces résultats sont importants et montrent l'implication et le travail accompli par les policiers et les différents services des Bouches-du-Rhône.

La stratégie à Marseille est de harceler les trafics à tous les échelons, en fermant des points de deal pour asphyxier financièrement les réseaux, en judiciarisant les affaires de terrain pour neutraliser les « nourrices » et les caches d'argent et en ciblant les têtes. C'est une stratégie de pilonnage, renforcée par les opérations de restauration de la sécurité du quotidien voulue par le ministre de l'intérieur.

Cette stratégie a aussi fait évoluer les modes opératoires des bandes organisées dans le département des Bouches-du-Rhône. Le clan dominant à Marseille est la DZ Mafia, qui élargit son champ d'action à l'extorsion ciblée en bande organisée contre des directeurs de société, des rappeurs, des établissements de nuit, etc. Il est important de conjuguer travail de terrain et travail d'enquête. Le renseignement de proximité est un levier d'action important, voire essentiel, et souvent déterminant.

Si les organisations criminelles investissent à l'étranger, le blanchiment territorial reste fort dans le département des Bouches-du-Rhône. Les investissements rentrent dans l'économie légale, via des commerces de proximité, comme les barber shops, la restauration rapide, les ongleries.

Par ces investissements, certains trafiquants préparent leurs arrières, pour changer de vie ou pour disposer d'une honorabilité locale, notamment auprès de leurs proches, en créant des sociétés ayant une vitrine légale, comme des studios de rap ou des sociétés de sécurité privée.

Les saisies et les confiscations sur le territoire reposent aussi sur des éléments de train de vie, comme les montres, les articles de luxe, les véhicules. Il y a une dimension symbolique forte.

Pour lutter contre ces trafics, nous disposons de différents outils. Je pense évidemment au comité opérationnel départemental antifraude (Codaf), qui est important, mais également à la cellule anti-délinquance (CAD), qui a été créée à Marseille à la fin 2024 et qui complète l'action judiciaire par une approche globale, individualisée et interministérielle de l'action des trafiquants. Elle permet de supprimer l'ensemble des aides qui peuvent être accordées par la caisse d'allocations familiales, par l'Urssaf et France Travail. Nous nous réunissons régulièrement pour examiner des dossiers, et nous travaillons également avec les bailleurs, le cas échéant pour retirer les logements sociaux.

Nous pouvons également mettre en oeuvre des mesures de police administrative. Mon prédécesseur avait pris un arrêté de fermeture des épiceries de nuit et limité leurs horaires d'ouverture à vingt-deux heures. J'ai reconduit cet arrêté pour deux mois et étendu la zone concernée. Il en résulte beaucoup moins de troubles à l'ordre public et de rixes devant les épiceries, qui ne sont plus en capacité de vendre de l'alcool, des médicaments ou des produits illicites. Nous allons étendre ces fermetures aux barber shops, et pas uniquement à Marseille.

On voit bien que l'autorité administrative joue un rôle majeur dans la transversalité de la réponse et qu'elle est motrice dans la mise à profit de l'ensemble des outils d'aide juridique.

À Marseille, nous avons un groupe interministériel de recherche (GIR) très efficace. Je tiens d'ailleurs à souligner l'excellente qualité de notre relation avec nos partenaires techniques que sont la douane, la direction générale des finances publiques (DGFiP), l'Urssaf, mais aussi avec nos partenaires de la sécurité, comme la police et la gendarmerie. Des liens ont été créés entre les douanes et l'Urssaf.

Enfin, nous avons mis en place un comité opérationnel de lutte contre le blanchiment et les avoirs criminels (Colbac-S). Cette instance opérationnelle réunit de nombreux services. C'est une modalité originale de coopération qui vise à partager des informations dans un objectif très directement opérationnel : identifier les filières qui organisent la sortie et le recyclage des fonds depuis les cités marseillaises et tracer les flux financiers qui sont ensuite réinjectés dans l'économie légale ou parallèle.

Le cadre légal est également complet, riche et foisonnant, notamment en matière de qualification pénale et juridique. D'ailleurs, certains pays nous l'envient. Des services s'appuient maintenant sur la présomption de blanchiment et sur la non-justification de ressources, ainsi que sur des qualifications spécifiques au code des douanes.

Selon moi, les marges de progrès résident non pas dans la création de nouveaux dispositifs, mis à part ceux qui viennent d'être votés dans le cadre de la loi visant à sortir la France du piège du narcotrafic, mais dans une manière différente de travailler, en collaborant davantage avec les commissaires aux comptes ou les experts-comptables et en développant une culture de lutte anti-blanchiment, ainsi qu'une culture du renseignement.

À titre d'exemple, nous avons peu de personnels spécialisés dans la lutte contre le blanchiment. Au sein du GIR, des personnels sont spécialisés dans les enquêtes patrimoniales ou dans l'identification ou la saisie des avoirs criminels, mais il nous faudrait des enquêteurs financiers expérimentés en matière de travail dissimulé et de fraude sociale. Il faut former des agents beaucoup plus spécialisés, par exemple sur les enjeux numériques.

Dans le cadre du plan Marseille en grand, nous avons pu mettre en place un office anti-stupéfiants chargé plus spécifiquement d'enquêter sur les réseaux. Beaucoup de choses fonctionnent ; nous n'avons pas besoin de dispositifs supplémentaires. En revanche, il nous faudrait des agents beaucoup plus spécialisés et des services qui travaillent davantage dans la lutte contre le blanchiment.

M. Hervé Reynaud. - Votre nomination correspond à une nouvelle organisation à Marseille, avec la préfecture de police, dans une démarche d'opérationnalité et de renforcement de l'efficacité.

Comment vos méthodes de lutte contre la délinquance financière ont-elles évolué pour être au plus près du terrain ? Les modes opératoires s'appuient désormais sur des circuits numériques, mais le blanchiment déplace beaucoup d'argent liquide. Quelles mesures sont prises pour détecter, puis appréhender ces réseaux ?

M. Philippe Frizon, commissaire général, chef du service interdépartemental de la police judiciaire au sein de la direction interdépartementale de la police nationale des Bouches-du-Rhône. - Dans les Bouches-du-Rhône, comme dans d'autres départements, beaucoup d'instances, qu'elles soient pilotées par l'autorité administrative ou par l'autorité judiciaire, rassemblent les différents acteurs appartenant aux forces de sécurité intérieures, comme la police nationale, la gendarmerie nationale ou les douanes, ainsi que les administrations partenaires, comme la DGFiP, l'Urssaf, etc. Cela permet de discuter et de réfléchir à des améliorations en matière de lutte contre le blanchiment.

Au niveau du service interdépartemental de la police judiciaire (SIPJ), le GIR de Marseille compte des policiers, des gendarmes, des inspecteurs des impôts, un inspecteur des douanes et - c'est une spécificité marseillaise -, à mi-temps, un inspecteur de l'Urssaf, qui est très utile pour travailler sur l'économie souterraine.

En effet, beaucoup de choses tournent autour du blanchiment. Toutes les infractions, notamment le trafic de stupéfiants, génèrent des liquidités. Il y a beaucoup d'argent qui sort de nos cités. Dans un premier temps, il permet de rémunérer les personnes qui participent au trafic localement. Dans un second temps, il sert à payer les importations de produits. Le reste part dans les systèmes de blanchiment. Dans nos enquêtes, nous constatons que les réseaux un peu structurés sont en lien avec des réseaux de collecteurs.

Pour traiter cette problématique, depuis maintenant deux ans, grâce au parquet et à la préfecture de police, nous avons bénéficié de l'apport du dispositif Marseille en grand, pour créer, au sein de l'antenne locale de Marseille, un groupe consacré au blanchiment des trafics de stupéfiants. Il compte un officier et six enquêteurs et a pour mission principale de « suivre la sacoche ». Au lieu de se focaliser sur l'arrivée du produit et la manière dont il est distribué, les agents cherchent à savoir où l'argent part. Cette méthode a permis de réaliser de belles opérations depuis deux ans.

Ainsi, voilà un an et demi, dans une cité du quatorzième arrondissement de Marseille, la cité des Rosiers, nous avions identifié un réseau de collecteurs. Nous avons pu en interpeller les membres et le démanteler. Il avait des ramifications jusque dans la région parisienne. Nous avons subodoré que l'argent disparaissait dans des sociétés de BTP, mais nous n'avons pas pu aller plus loin dans le cadre des investigations.

Plus récemment, à l'automne 2024, c'est un réseau de collecteurs encore plus important que nous avons mis à jour, suite à une enquête qui a duré dix mois. Nous voyions venir tous les dix jours à Marseille une équipe de collecteurs qui récupéraient de l'argent provenant de deux cités. Lors des interpellations, nous avons récupéré, dans une cache aménagée dans un véhicule, pratiquement 1,3 million d'euros. Cela montre l'importance des flux d'argent qui circulent. Nous avons démontré, en lien avec la préfecture de police de Paris, qui avait déjà ouvert un dossier sur ces équipes, comment, une fois arrivé en région parisienne, l'argent était réinjecté dans différentes entreprises.

Vous le voyez, ce groupe un peu particulier, composé uniquement de sept agents, a donc déjà prouvé son efficacité.

Un autre groupe de lutte contre le blanchiment se trouve à la brigade financière. Ce service travaille surtout sur des organisations beaucoup plus complexes, qui servent à blanchir des fonds, ce qu'on appelle des « lessiveuses ».

Nous avons traité deux dossiers d'importance au cours des deux dernières années.

Dans le premier, nous avons prouvé qu'une structure dirigée par des entrepreneurs d'Aix-en-Provence permettait à certains trafiquants marseillais de blanchir des fonds provenant notamment de la cité des Flamants, dans le quinzième arrondissement de Marseille. Les flux étaient très importants : sur le temps de l'enquête, entre 2017 et 2021, nous avons établi que plus de 40 millions d'euros avaient été ainsi blanchis.

Nous avons démantelé une deuxième grande structure. Nous n'avons pas démontré que l'argent provenait du trafic de stupéfiants. L'enquête a été déclenchée par un signalement de l'Urssaf qui avait été communiqué au parquet de Marseille. Cette blanchisseuse fonctionnait avec des sociétés de sécurité qui avaient plusieurs marchés dans la ville de Marseille. Son gérant de fait était un membre important du banditisme traditionnel. Nous avons établi des fraudes de plusieurs dizaines de millions d'euros au préjudice de l'Urssaf et de l'administration fiscale.

M. Patrice Bertrand, chef du service d'investigations de la douane à Marseille. - Malgré l'apparition de nouveaux schémas très sophistiqués, via le numérique ou les cryptoactifs, une constante demeure : le blanchiment nécessite à un moment donné un transport de cash, qu'il s'agisse de le blanchir ou de le décaisser.

La douane a renforcé son arsenal juridique pour pouvoir appréhender dans les transports de cash les situations délictuelles, infractionnelles, qui pouvaient donner lieu à enquête. Bien entendu, il existe des quantums de sommes à déclarer lors des passages de frontières. Mais tout l'effort de la douane depuis des dizaines d'années a été de penser le transport d'argent délictuel au coeur de nos sociétés, même en l'absence de franchissement d'une frontière. Le blanchiment, pour nous, intègre désormais la notion de collecte.

C'est donc tout le transport de cash qu'il faut appréhender, d'où l'idée d'un maillage douanier qui doit tenir un rôle de vigie, avant d'intervenir pour appréhender ces sommes au gros potentiel délictuel. C'est le sens de la loi de juillet 2023, de tous les efforts juridiques sur le blanchiment et de tous les efforts réaliser en lien avec nos partenaires européens pour élargir le périmètre juridique, afin de mieux appréhender le cash illégitime.

Colonel Christophe Berthelin, commandant de la section de recherches de Marseille. - Il y a deux niveaux de blanchiment : le niveau local et le niveau national, voire international, avec de véritables plateformes, à Paris, en Belgique, aux Pays-Bas. La gendarmerie lutte également contre le blanchiment. Nous avons besoin d'outils adaptés : des enquêteurs compétents, formés, et du renseignement.

Il y a une division financière au sein de la section de recherche, mais nous avons aussi mis en place des groupes d'enquêteurs financiers dans les trois divisions consacrées à la criminalité organisée. Ils traitent le volet financier des enquêtes, avec des résultats aujourd'hui très intéressants.

Par exemple, nous avions saisi un yacht, dans une affaire de blanchiment international, le Stefania, qui a été vendu 10 millions d'euros voilà un mois. Nous visons une intégration complète entre les modes d'action contre la criminalité organisée et les modes d'action financiers.

En matière de lutte contre les cryptomonnaies, nous avons formé cinq enquêteurs, qui disposent d'outils numériques et de logiciels pour identifier les cryptoactifs. Mais, dans la criminalité organisée traditionnelle, on trouve assez peu de cryptomonnaies. Celles-ci sont davantage utilisées dans l'escroquerie cyber. Nous démantelons des supermarchés des stupéfiants sur le darknet. Les sommes saisies en cryptomonnaies sont beaucoup plus importantes : l'équivalent de 350 000 euros l'année dernière. Nous allons en saisir quelques centaines de milliers d'euros cette année.

Si la formation est essentielle et fondamentale, le renseignement ne l'est pas moins. Il y a actuellement un questionnement sur le cadre juridique de l'utilisation des fichiers pour mieux cartographier notre adversaire et mieux comprendre ce qui se passe sur notre territoire. Nous plaçons des analystes du renseignement dans les divisions d'enquête. Ils ne font pas l'enquête, mais analysent ce qui se passe sur la thématique particulière de la division. Ils peuvent aussi préparer des dossiers d'objectifs pour les enquêteurs. C'est très utile en matière de criminalité organisée ou de lutte contre les phénomènes mafieux. Cela nous aide à définir des stratégies d'entrave plus sophistiquées en matière financière, avec nos partenaires et les autres services de l'État. Nous essayons de nous adapter, avec des outils financiers nouveaux.

Enfin, la présomption de blanchiment est un outil fantastique, qui donne toute satisfaction et qui tient judiciairement, puisqu'il est validé régulièrement par la Cour de cassation dans des dossiers d'importance. Beaucoup de pays européens nous envient cette infraction. Reste à en systématiser la culture chez les enquêteurs des services spécialisés.

M. Grégory Blanc, président. - Je m'interroge sur les moyens de mieux prévenir la délinquance financière, qu'il s'agisse non seulement du narcotrafic, mais également de la fraude sociale ou fiscale : fraude à la TVA, aux aides publiques, aux aides sociales, etc. Avez-vous des éléments à nous communiquer à cet égard ?

Que faites-vous à Marseille face aux sociétés éphémères ?

La cellule anti-délinquance, que vous avez évoquée, est-elle une spécificité marseillaise ? Quel bilan en tirez-vous ?

Mme Corinne Simon. La CAD a été constituée au mois de novembre 2024. L'idée est de travailler avec l'ensemble des services sur le volet administratif, en complément de ce que la justice peut faire sur les dossiers qui nous sont présentés.

Par exemple, si un étranger en situation régulière a commis un délit et est incarcéré, vous aurez autour de la table la caisse d'allocations familiales (CAF), qui recevra donc cette information, et pourra suspendre les allocations ; nous regardons aussi du côté du logement ; nous examinons le titre de séjour. Nous travaillons beaucoup avec le service des étrangers de la préfecture - c'est l'une des raisons de la fusion de la préfecture de police avec la préfecture de département, il s'agit de renforcer les liens entre ces deux structures. Nous pouvons ainsi dégrader le titre de la personne concernée, voire le lui retirer dans certains cas. L'idée est bien de procéder à une évaluation à 360 degrés.

Nous faisons en sorte de couper les vivres à la personne concernée, en supprimant les prestations sociales dont elle bénéficiait, dès lors que nous savons que l'argent a été utilisé dans un trafic répréhensible.

Il est encore trop tôt pour dresser un bilan de cette structure, qui a déjà suivi environ 150 personnes et qui se réunit tous les quinze jours.

Nous réfléchissons aussi à ce que nous pourrions faire pour renforcer la prévention, notamment vis-à-vis des mineurs, dont beaucoup sont concernés par les faits de délinquance. Cela se fait avec le conseil départemental, avec l'éducation nationale, etc.

À Marseille, vu le nombre de difficultés à gérer, il y a une volonté de travail interservices, comme l'ont montré les interventions aujourd'hui, pour régler les problèmes au plus vite.

M. Patrice Bertrand. - Les fraudes à la TVA, aux aides sociales ou aux aides publiques peuvent être des points de sortie de blanchiment. En tant qu'ancien de la douane judiciaire, j'ai pu constater que le blanchiment de stups pouvait être réinvesti dans l'escroquerie à la TVA. En effet, il faut des mises de départ pour réaliser de tels coups.

Je rejoins Mme la préfète déléguée sur le travail interservices. Je pense notamment que nous pourrions progresser sur le travail interservices de la donnée. Aujourd'hui, nous avons des fichiers en matière de suivi des aides sociales, des aides publiques, mais on ne les fait pas parler. Il faut améliorer le croisement des données de masse. Alors que les organisations criminelles n'hésitent pas à développer leurs moyens techniques et informatiques, le cadre actuel ne nous permet pas toujours de croiser certains fichiers.

Les fraudes que vous évoquez répondent à peu près toujours au même schéma. Il s'agit d'une aide devant souvent être versée rapidement - songeons à la « fraude covid », largement due au fait qu'il y avait urgence -, avec des dispositifs de contrôle a posteriori et une difficulté à répondre en masse aux sollicitations. Puis, une société éphémère est créée et les fonds sont des « comptes rebonds ». D'autres problèmes, relevant notamment de la coopération internationale, surgissent ensuite.

Toutes les équipes convergent, me semble-t-il, sur la nécessité de progresser sur le croisement des fichiers en matière de données sociales et de données publiques, afin d'avoir des objectifs algorithmiques et de pouvoir modéliser des circuits de fraude susceptible de nous alerter. À défaut de permettre l'imputabilité de l'infraction, ce serait au moins un moyen d'identifier, de démarrer une enquête ou, a minima, d'établir un signalement.

Les équipes se parlent, mais les fichiers informatiques pas encore. Or nous en avons besoin, même s'il y a de nombreuses et légitimes contraintes législatives.

M. Philippe Frizon. - Sur les sociétés éphémères, le travail que nous menons à Marseille avec le parquet et le tribunal de commerce fonctionne bien, grâce à une bonne coopération et à une bonne diffusion de l'information.

Nous voyons apparaître ces sociétés éphémères dans les systèmes de blanchiment tels que je les ai décrits tout à l'heure. Nous avons un certain nombre de critères de détection pour savoir s'il peut s'agir, ou non, de sociétés éphémères. Le parquet ordonne systématiquement la saisie de fonds qui se trouvent sur les comptes de telles sociétés. Comme les véritables gérants n'existent pas ou travaillent sous de fausses identités, ils ne réclament jamais ces fonds, qui sont donc reversés dans les caisses de l'État au bout de six mois.

Les dispositifs existent. Ce qu'il faut améliorer, ce sont les moyens humains en matière de lutte contre le blanchiment. Pour plus d'efficacité dans la détection, la neutralisation des réseaux, il nous faut des enquêteurs formés et en plus grand nombre.

Dans notre département, sur les 5 000 agents de la DIPN, 80 font des enquêtes, et seulement une vingtaine, GIR compris, sont en capacité de travailler sur le blanchiment.

Malgré cela, nous obtenons de bons résultats et nous avons réalisé de belles opérations. Mais il faut savoir ce que l'on veut.

M. Grégory Blanc, président. - Madame la préfète, messieurs, je vous remercie de vos réponses. Si vous avez des éléments complémentaires à nous communiquer pour étayer le rapport de notre commission d'enquête, n'hésitez pas à nous les transmettre.

La réunion est close à 15 h 00.