- Mercredi 30 avril 2025
- Audition de M. Dimitri Minic, chercheur à l'IFRI, sur la vision stratégique de la Russie
- Actualisation de la revue nationale stratégique (RNS) - Présentation du rapport
- Commission mixte paritaire chargée de proposer un texte sur les dispositions restant en discussion du projet de loi autorisant la ratification de la résolution LP.3(4) portant amendement de l'article 6 du Protocole de Londres de 1996 à la Convention de 1972 sur la prévention de la pollution des mers résultant de l'immersion de déchets et autres matières - Désignation des candidats
Mercredi 30 avril 2025
- Présidence de Mme Catherine Dumas, vice-présidente -
La réunion est ouverte à 10 h 00.
Audition de M. Dimitri Minic, chercheur à l'IFRI, sur la vision stratégique de la Russie
Mme Catherine Dumas, présidente. - Mes chers collègues, nous avons le plaisir d'accueillir ce matin M. Dimitri Minic, chercheur à l'IFRI, pour évoquer la vision stratégique russe. M. Minic, vous êtes docteur en histoire des relations internationales de Sorbonne Université et l'auteur en 2023 de Pensée et culture stratégiques russes : du contournement de la lutte armée à la guerre en Ukraine. Vos recherches portent sur la pensée stratégique russe, l'armée russe et les capacités hybrides et de haute intensité russes. Vous travaillez également sur la culture stratégique des élites politico-militaires russes et la perception des menaces.
Le 1er octobre 1939, à la BBC, Winston Churchill déclarait : « La Russie est un rébus enveloppé de mystère au sein d'une énigme : mais peut-être y a-t-il une clef. Cette clef est l'intérêt national russe. »
Le temps a passé depuis l'énoncé de cette définition fameuse, mais nous sommes toujours en train d'essayer de résoudre l'énigme russe. Comment comprendre, en effet, l'invasion de l'Ukraine du 24 février 2022 et la rupture inévitable avec l'Europe qu'elle a entraînée ? Quel sens donner au rapprochement avec la Chine qui, à bien des égards, marque un renversement du rapport de force entre les deux empires et s'apparente à une mise sous tutelle de la Russie au nom même de la restauration de l'empire russe ? Comment interpréter, enfin, l'accélération de la militarisation de la frontière russo-finlandaise révélée il y a quelques jours, comme s'il était réaliste que l'OTAN décide un jour d'envahir la Russie ?
Imprévisible sur l'Ukraine, incohérente dans ses relations avec la Chine, atteinte d'une certaine forme de paranoïa vis-à-vis de l'OTAN, nous avons du mal à comprendre la psychologie russe.
Cette absence de compréhension réciproque doit, sans doute, nous inviter à nous interroger sur nos propres erreurs dans nos relations avec la Russie.
En août 2015, dans une interview à la revue The National Interest, Henri Kissinger, interrogé sur la Russie et l'Ukraine, déclarait que : « la relation entre l'Ukraine et la Russie revêtira toujours un aspect important dans l'esprit russe. Elle ne pourra jamais se réduire à des rapports ordinaires entre deux États souverains ; certainement pas du point de vue russe et probablement pas non plus du côté ukrainien. Donc ce qui se passe en Ukraine ne peut être résumé selon des principes qui fonctionnent en Europe occidentale, pas si près de Stalingrad ou de Moscou. »
Henri Kissinger préconisait dans la même interview, je cite, d' « étudier l'éventualité d'une coopération entre l'Ouest et la Russie pour une Ukraine non alignée militairement. La crise ukrainienne tourne à la tragédie parce qu'on confond le besoin de l'Ukraine de restaurer à court terme son identité avec des intérêts internationaux à long terme ».
Ces propos datent de 2015, et naturellement la guerre d'agression russe a acté une nouvelle donne. Mais, selon vous, les Occidentaux ont-ils commis une erreur d'appréciation au début des années 2010 en privilégiant la grille de lecture de nos valeurs fondées sur le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes et sur le droit international ? Ou n'y avait-il de toute façon rien qui puisse détourner la Russie d'une conception impériale, voire impérialiste, dans laquelle l'Ukraine ne pourrait jamais être un État réellement souverain ?
Ma deuxième interrogation porte sur la tentative de règlement du conflit initiée par le président des Etats-Unis. Nous sommes évidemment circonspects quant à la méthode du président Trump et aux concessions faites à la Russie. Mais, si l'on dépasse ces aspects, force est de constater que l'Europe ne propose aucune solution pour sortir de la crise puisqu'elle n'est ni capable d'aider suffisamment l'Ukraine pour lui permettre de gagner la guerre, ni en mesure de négocier un arrêt des combats. Dans ces conditions, que faut-il penser des termes de la négociation qui est en cours ? Et notamment des deux aspects fondamentaux que constitueraient la reconnaissance de l'annexion de la Crimée par la Russie et la non adhésion de l'Ukraine à l'OTAN ? Est-ce que vous pensez que ces deux gains majeurs pourraient véritablement convaincre le président russe de renoncer à ses visées impérialistes ou pensez-vous, comme la plupart des responsables baltes, polonais et allemands, que le président Poutine est décidé coûte que coûte à rétablir la domination russe dans les frontières de l'ancien empire soviétique ?
Enfin, nous profitons de votre venue, puisque que vous suivez attentivement le débat interne à la Russie, pour vous interroger plus généralement sur l'état d'esprit de la population russe, aujourd'hui, pour autant que nous puissions le connaître dans un pays où toute critique du pouvoir est réprimée avec férocité.
Je vais vous laisser la parole pour un propos introductif. Après quoi mes collègues sénateurs vous poseront leurs questions. Je rappelle que cette audition est captée et diffusée en direct sur le site et les réseaux sociaux du Sénat. M. Minic, vous avez la parole.
M. Dimitri Minic. - Madame la présidente, merci. Mesdames et messieurs les sénateurs, je vous remercie pour votre invitation et vos questions. Je suis ravi d'être parmi vous et de contribuer à vos travaux.
Vous avez souhaité m'interroger sur la perception russe du conflit ukrainien, la vision stratégique de la Russie et les évolutions récentes de la situation géopolitique. Pour commencer, j'évoquerai notre rapport au temps, qui devient central dans un contexte de transformation rapide de l'ordre international, un changement dont la Russie estime être le principal catalyseur.
Ce qui me frappe, c'est que l'hostilité des grandes puissances impérialistes et la dégradation accélérée de l'environnement stratégique obligent les pays européens à redécouvrir la diversité des rapports au temps. Le temps n'est pas qu'une bibliothèque ou un rétroviseur, mais une source d'enseignement, de motivation et même une feuille de route pour certains acteurs. Xi Jinping et Vladimir Poutine visent des changements « pas vus depuis cent ans », tandis que Donald Trump s'inspire de William McKinley, un président américain de la fin du XIXème siècle.
Le présent renoue avec la notion d'urgence, d'agilité et de choix cornélien, avec le risque dans nos démocraties d'un pacte faustien. Le futur n'est pas prédéterminé et transcendant, mais bien incertain et immanent : pour le dire autrement, aucun ordre naturel ne conduit à la démocratie, à l'autocratie, à la paix ou à la guerre, qui sont le fruit plus ou moins déformé de l'action des hommes imaginant et mettant en oeuvre des stratégies. Ensuite sa logique : il n'existe pas de philosophie de l'histoire à laquelle adhérerait l'ensemble de l'humanité, avec des valeurs surplombantes qui seraient une finalité en soi. Enfin, sa mesure à la fois en termes de quantité et de qualité. En termes de quantité, pour le dire simplement, pour Vladimir Poutine, le passé- c'est aussi bien 1991 et 1945 que 880, la date de la fondation de la Rus' de Kiev par Oleg le Sage, tandis que le présent ne se rapporte pas à un mandat électif de 4 ou 5 ans mais se mesure en quart de siècle. Ce contexte nous oblige aussi à mieux penser le temps en termes de qualité, à mieux distinguer le temps physique du temps métaphysique, à savoir la différence entre chronos, le temps qui passe, celui des continuités, et kairos, le temps du moment opportun pour agir, celui des ruptures.
Ces trois grands changements d'interprétation, auxquels l'Europe est, à mon sens, poussée, bouleversent nos habitudes et sont constitutifs d'un monde plus complexe, plus instable et plus violent pour l'Europe mais aussi pour les acteurs eux-mêmes qui ont contribué à l'avènement de ce monde. Ces changements sont donc porteurs autant de défis que d'opportunités pour l'Europe, si elle parvient à s'adapter tout en restant elle-même. S'adapter à ce nouveau contexte, c'est aussi reconfigurer les liens entre l'expert et le politique, à l'heure où le temps de la décision politique rétrécit tandis que croît le temps nécessaire de l'expertise, qui ne peut plus non plus se permettre l'envol au crépuscule, si vous me permettez ce détournement de la célèbre formule d'Hegel.
Pour illustrer ces changements de paradigmes, ces défis mais aussi ces opportunités, analyser la vision et les actions stratégiques de la Russie me semble particulièrement pertinent dans la mesure où, je vous le disais, Moscou se pose en accélérateur de ces transformations. Je vous propose dans un premier temps d'identifier les éléments structurants de la politique étrangère russe. Ensuite, j'évoquerai les objectifs globaux et régionaux de cette politique, avant de vous soumettre mon analyse des négociations russo-américaines sur l'Ukraine et de ce qu'elles nous disent de l'avenir des relations russo-occidentales.
Le Kremlin est animé par deux pulsions concomitantes : la défense et l'attaque, pour le dire simplement. Cette dialectique traverse à la fois les discours politiques, les documents de doctrine, la pensée et la pratique stratégiques russes. Moscou se pense traditionnellement en guerre contre l'Occident, une guerre que la Russie pense subir et à laquelle elle s'estime contrainte de répondre. Elle est convaincue que ses armes nucléaires obligent l'Occident à mener une guerre indirecte contre la Russie, dans laquelle l'Ouest déploierait de nombreux moyens et méthodes non militaires et militaires indirects pour provoquer l'effondrement du pays. Dans le même temps, la Russie n'a jamais renoncé à ses ambitions impérialistes dans l'espace post-soviétique et en Europe orientale et centrale. Si Moscou estime avoir des droits historiques à régner dans ces espaces, il pense aussi avoir des droits à diriger en Europe, sur laquelle il a les yeux rivés et qu'il croit avoir la mission de regénérer, pour mieux se prémunir de ses influences jugées délétères, comme la démocratie, la liberté, le pluralisme, la propriété et l'État de droit - des maux qui ont fini par atteindre l'Ukraine et la Géorgie dans les années 2000.
Au fond, Moscou se définit et continue de se définir par rapport à l'Europe, que ce soit en la rejetant ou en essayant de l'imiter. Le Kremlin a toujours été en quête de reconnaissance et de légitimité vis-à-vis de l'Europe, cherchant à se faire accepter dans le concert des nations européennes, de même que la Russie s'est progressivement ouverte aux réussites techniques et matérielles européennes susceptibles de la moderniser. Cela s'est traduit par une occidentalisation limitée, contrôlée et en partie intéressée, visant à rendre Moscou capable de rivaliser avec l'Europe. Dans le même temps, la Russie a toujours prôné son propre modèle et s'est largement tenue à l'écart des idées et des valeurs qui ont précisément permis les réalisations technologiques et économiques de l'Occident.
Cette dialectique attaque/défense, cultivée par une autre dialectique, celle du rejet et de l'inspiration à l'égard de l'Occident, s'appuie sur une double croyance : l'hostilité radicale d'un Occident belliqueux, omniscient, omnipotent, avide de pouvoir et de richesses, et la perception d'une faiblesse structurelle, quasi ontologique, d'un Occident hédoniste, permettant à Moscou d'espérer pouvoir modifier le statu quo. Ainsi, lorsque la Russie évoque une menace directe à sa sécurité, elle veut avant tout parler d'un obstacle à ses actions et capacités de domination et/ou d'agression potentielles, seul cadre véritable dans lequel la Russie conçoit sa défense. Pour le dire autrement : la sécurité de la Russie n'est concevable pour Moscou qu'à travers l'insécurité de ses voisins.
Il serait vain que l'Europe tente de changer le fond de ces perceptions et croyances, pour la plupart très anciennes et étroitement liées à la politique intérieure russe : l'opposition de Moscou à l'Occident revêt un caractère ontologique, étaye ses ambitions impérialistes et permet à l'autocratie moscovite de maintenir son pouvoir.
Face à tout cela, l'Europe, dotée d'un immense potentiel, doit se renforcer et démontrer au Kremlin qu'elle n'est pas le continent faible et déliquescent qu'il imagine. La question n'est pas tant de savoir si, quand et où Moscou attaquera l'Europe, mais bien que fait l'Europe aujourd'hui pour ne pas être attaquée demain. Dans cette perspective, il nous faut saisir la nature des objectifs globaux et régionaux de la Russie.
Les principaux objectifs de la politique étrangère russe post-soviétique sont en fait assez anciens. Ils sont clairs et poursuivis avec une remarquable détermination par le Kremlin : démanteler l'OTAN, déconnecter les États-Unis et l'Europe, désintégrer l'UE, contrôler l'espace post-soviétique et étendre son influence en Europe orientale et centrale. Souvenez-vous de la demande du président russe Boris Eltsine au président américain Bill Clinton lors d'une réunion en marge du sommet de l'OSCE à Istanbul, en1999 : « Bill, donnez-nous l'Europe ! », et rappelez-vous également Vladimir Poutine face à Emmanuel Macron en 2018 : « Emmanuel n'ayez pas peur, nous pouvons assurer la sécurité de l'Europe, nous pouvons vous protéger ». En réalité, Moscou entend remplacer les États-Unis en Europe.
Les objectifs de la Russie en Ukraine ne sont pas moins évidents et furent exposés clairement par Vladimir Poutine dans un article pseudo-historique publié en juillet 2021 en russe et en ukrainien, je cite : « la souveraineté de l'Ukraine n'est possible que dans un partenariat avec la Russie ». Ses buts sont donc la vassalisation, impliquant un régime ami de Moscou, la démilitarisation et la dénationalisation, au profit d'une russification du pays. La reconnaissance des annexions est une autre revendication qui a découlé de l'échec de l'opération militaire spéciale et de la conduite d'une guerre longue.
Autrement dit, la Russie n'est pas allée en Ukraine pour s'emparer de 4 territoires et augmenter son PIB. Mais le contexte a changé et Moscou pourrait exiger encore plus de territoires, notamment à Odessa, Dnipropetrovsk et Kharkiv, en cas de capitulation ukrainienne ou d'accord de paix. Néanmoins, c'est dans ce domaine que Moscou pourrait faire des « concessions » s'il était acculé et s'il obtenait une vassalisation formelle et juridique de l'Ukraine. Il faut bien comprendre que la Russie tente depuis 3 ans de réaliser sur le terrain, par le bas, ce qu'elle pensait pouvoir obtenir relativement rapidement par le haut.
L'opération militaire spéciale, qui fut un échec, est le fruit d'une longue théorisation militaire russe sur la manière de contourner la lutte armée ; une théorisation marquée par une culture stratégique qui intoxique les élites militaires et politico-militaires russes et les éloigne de la réalité objective. L'échec de cette opération a conduit à une guerre longue et de haute intensité, alors que Moscou avait passé les trente dernières années à réfléchir à la possibilité de soumettre un État par des moyens et des méthodes non militaires et militaires indirectes qui pouvaient, si nécessaire, être accompagnés d'une opération armée directe finale, limitée, brève, rapide et presque démonstrative, destinée à provoquer l'effondrement quasi instantané des structures militaires, politiques et administratives de l'État-cible. C'est donc sur le champ de bataille que la Russie a compris qu'elle devait atteindre son objectif principal, à savoir la vassalisation de l'Ukraine. De ce point de vue, l'arrivée de Trump au pouvoir est une aubaine pour Moscou, qui peut à nouveau espérer atteindre par le haut ce qu'il s'était résolu à tenter d'obtenir par le bas.
Depuis trois ans, la Russie a un objectif politique pressant : isoler l'Ukraine de toute aide occidentale. Le Kremlin s'en contenterait, et c'est au moins ce qu'il attend de Trump. Au minimum, Poutine ne doit donner à Trump aucune raison de revenir sur son engagement de ne rien fournir à l'Ukraine. Quelle est la stratégie du Kremlin ? Contrairement à ce que l'on entend souvent et à ce que l'administration américaine elle-même a pensé et même théorisé, par Keith Kellogg par exemple, Poutine ne craint pas Trump. Depuis le 24 février 2022, si la Russie pâtit sérieusement des sanctions, elle fait montre dans le même temps d'une véritable résilience économique et sociale, a su mobiliser ses partenaires internationaux et construire de nouvelles coopérations, dans un contexte où l'Occident a tenté de la déconnecter de l'économie mondiale en lui imposant plus de 15 000 sanctions. Les faits montrent qu'au contraire, Poutine tente d'utiliser au mieux Trump, en qui il voit une formidable opportunité d'atteindre ses objectifs en Ukraine et bien au-delà : isoler l'Ukraine, diviser l'Occident, rétablir les relations économiques avec l'Europe et donc lever les sanctions, désintégrer l'UE, réviser l'architecture de sécurité européenne, réduire sa dépendance à l'égard de la Chine et assurer son expansion politico-militaire en Europe. Le Kremlin ne se fait pas d'illusions sur Trump mais espère qu'il pourra aider la Russie à se rapprocher de ses objectifs, tout en évitant un retournement de Washington contre Moscou. De nouvelles sanctions ne changeraient pas les calculs du Kremlin, pour qui le politique prévaut sur l'économique, et dont les décisions concrètes de politique intérieure prises ces trois dernières années lui ont permis d'acheter du temps.
Moscou est patient et absolument déterminé. Sa tactique de négociation est limpide. Il s'agit d'abord de flatter et de plaire à Trump, sans renoncer à ses objectifs maximalistes en Ukraine. Poutine doit aider Washington à dissimuler son abandon de l'Ukraine, et donc ne pas rejeter frontalement, publiquement, les pourparlers mais louvoyer. Ensuite, Moscou cherche à pousser Trump - pressé de faire la paix et sans autre vrai levier de pression sur la Russie que le renforcement de l'aide militaire à l'Ukraine - à contraindre les Ukrainiens et les Européens, ces derniers étant cyniquement accusés par le Kremlin de refuser la paix et d'alimenter le conflit. Par ailleurs, Poutine tente de faire comprendre à Trump que les relations russo-américaines sont bien plus importantes que cette affaire ukrainienne. Aux yeux du Kremlin, l'Ukraine est, dans ce contexte, une question secondaire qui ne concerne pas les États-Unis. Dernière méthode : appâter Trump avec des ressources naturelles et des investissements possibles en Russie, y compris dans les territoires ukrainiens annexés. En d'autres termes, inciter Washington à renforcer le potentiel économique de la Russie et à reconstruire ce que la Russie a détruit.
Il ne faut cependant pas surestimer la stratégie de négociation du Kremlin ; ce qui est en effet déterminant, c'est la relative indifférence de Trump au sort de l'Ukraine et de l'Europe, et son souhait d'entretenir de bonnes relations avec Moscou. En outre, il existe une véritable collusion idéologique et géopolitique entre les États-Unis de Trump et la Russie de Poutine, qui n'empêchera certes pas les deux pays d'être rivaux dans de très nombreux domaines, mais qui aura tendance à les unir, directement ou non, contre l'UE, qu'ils perçoivent comme un obstacle à l'expansion de leurs influences respectives. Pour le dire autrement, l'Europe doit se préparer au « Dialogue mélien » et s'inspirer de Démosthène plutôt que d'Euboulos.
Pour conclure sur une touche stratégique et les défis à venir, je dirais que l'Europe ne doit pas tant craindre l'utilisation d'armes nucléaires russes dans le cadre de la guerre en Ukraine, ou une guerre à grande échelle déclenchée par la Russie contre l'OTAN, qu'une poursuite du contournement, au moyen d'actions non militaires et militaires indirectes accrues sur les territoires des États européens, sans parler des États baltes, de la Finlande et de la Moldavie, où ces actions pourraient se terminer, si nécessaire et si l'Europe ne tire pas aujourd'hui les leçons d'hier pour demain, par une opération militaire spéciale réussie cette fois. Je vous remercie de votre attention.
Mme Michelle Gréaume. - Merci beaucoup. J'ai une question. Selon les données de l'Economic Complexity Index, la Russie a perdu 72 % de ses fournitures étrangères en composants électroniques à double usage entre 2021 et 2023. Pourtant, sa production d'obus d'artillerie a quadruplé en 2023. À quoi attribuez-vous cette capacité d'adaptation industrielle ? Quelles failles du contrôle à l'exportation européen pourraient être exploitée ? Il semble par ailleurs que les États-Unis et la Russie sont bien en phase face à l'Europe.
M. Dimitri Minic. - Je crois que oui, c'est un risque majeur : des intérêts géopolitiques coïncidents et peut-être des coopérations directes ou indirectes contre nous.
La Russie a pris des décisions dures et concrètes à l'été 2022, quand l'armée russe s'enlisait et que les forces armées ukrainiennes réussissaient à reprendre du terrain. Le Kremlin sentait que la situation lui échappait et a pris des décisions pour revitaliser le complexe militaro-industriel et le renforcer considérablement.
Aujourd'hui, on observe que la Russie a augmenté sa production d'obus d'artillerie et de missiles de manière drastique, atteignant des niveaux de production impressionnants. Et c'est en partie dû à un élément crucial de la politique étrangère russe, à savoir sa coopération très étroite avec la Chine et, par ailleurs, l'utilisation de pays tiers. Je pense aux pays d'Asie centrale, à la Géorgie, à la Turquie, aux Émirats arabes unis et à d'autres pays qui permettent à la Russie de s'approvisionner en matériaux critiques.
Mais la Russie a su aussi articuler du très high-tech, de la haute technologie dans son armement depuis trois ans, alors même que les sanctions grèvent son budget et son économie. Et en même temps, elle sait aussi faire de la masse, faire de l'hybridation et, en fait, adapter de la masse avec du high-tech, ce qu'on a vu avec les bombes guidées. Elle a su utiliser ses stocks de l'ère soviétique, dont elle avait des quantités quand même assez considérables de chars de combat et d'autres types de véhicules blindés d'infanterie et de combat, mais ses stocks s'épuisent. C'est un sujet crucial pour la Russie aujourd'hui. La Russie a également su utiliser ses partenaires internationaux pour s'approvisionner en matériaux et en équipements militaires. On pense notamment à la Corée du Nord, qui aurait livré entre 6 millions et 9 millions d'obus. La Russie s'adapte, car le ratio d'artillerie en sa faveur contre l'Ukraine est passé de 10 contre 1 à 2 contre 1. On observe ainsi une diminution de la cadence. Deux phénomènes se conjuguent : la nature meurtrière et sanglante de cette guerre, où des chars de combat ont une espérance de vie assez limitée, et évidemment la transparence du champ de bataille. Et les élites militaires russes ont fait le bilan assez vite, qu'il fallait privilégier sur le champ de bataille l'agilité et des petites unités, plutôt que des unités plus importantes utilisant du matériel cher ou visible, qui peut facilement être détruit.
La Russie a des plans pour augmenter sa production d'armement, mais elle sera confrontée à des problèmes logistiques. Elle ne peut pas se contenter d'augmenter les capacités de production des usines existantes, elle devra en construire d'autres. Elle pourrait s'appuyer sur la Chine et d'autres partenaires, mais l'avenir n'est pas rose pour la Russie. Cependant, la Russie a pris des décisions claires : augmenter drastiquement le budget de la défense, créer une armée d'un million trois cent mille hommes, et peut-être revenir à d'anciens modèles avant les réformes de 2008 qui avaient rétréci la taille de l'armée russe pour la professionnaliser.
La Russie sait où elle va et elle est consciente que cette guerre est difficile. Elle essaie de mettre toutes les chances de son côté pour l'emporter.
M. Alain Joyandet. - Merci à vous, monsieur, pour votre exposé. Merci également à la madame la présidente pour son propos introductif, que je trouve très équilibré. Je voudrais revenir sur la question posée par la présidente, à laquelle je n'ai pas entendu de réponse claire : les Occidentaux, les Européens, les Français n'ont-ils pas fait quelques erreurs ? Vous avez souligné l'importance de la psychologie dans cette affaire. Nous connaissons la psychologie russe depuis des dizaines d'années, ce qui nous permet d'avoir une ligne stratégique. En résumé, la Russie se sent attaquée et pense que la meilleure défense est de contre-attaquer. Dans ce contexte, n'y a-t-il pas eu des erreurs psychologiques et diplomatiques entre l'Europe et la Russie ? N'y avait-il pas d'autres voies ?
Vous n'avez pas mentionné les accords de Minsk en 2014. Est-ce que tout est blanc d'un côté et noir de l'autre, ou y a-t-il une analyse à faire sur des responsabilités partagées ?
M. Dimitri Minic. - L'Occident a commis une grave erreur avec la Russie, en ne tenant pas suffisamment compte de ce que les Russes disaient, notamment les élites politiques et militaires russes, dès 1991.
La deuxième erreur est de n'avoir pas été suffisamment exigeants avec la Russie des années 1990. L'administration américaine, sans parler des pays européens, ne voulait pas reproduire le désastre du traité de Versailles. C'est en effet l'idée sous-jacente. Et donc, l'enjeu était d'inclure la Russie dans le monde occidental le plus possible, avec évidemment des limites.
La Russie, dès le début des années 90, exigeait globalement de se partager le monde occidental avec les États-Unis. On entend souvent dire que la Russie a voulu entrer dans l'OTAN et que cette aspiration a été rejetée par l'Occident. Mais la Russie n'a jamais fait de proposition sérieuse pour entrer dans l'OTAN. Vladimir Poutine lui-même a dit, en 2008, « Nous n'avons jamais eu l'intention d'entrer dans l'OTAN, car nous tenons à notre souveraineté ». Dimitri Rogozin avait dit : « Il y a deux sortes de pays dans le monde. Il y a ceux qui créent des coalitions et ceux qui entrent dans des coalitions ». La Russie fait partie de la première catégorie. Au fond, on n'a pas vu les pulsions internes qui ont agité la Russie des années 90. On n'a pas porté un regard assez critique sur ce que la Russie faisait concrètement en 1993 : la nouvelle constitution donnait aux présidents russes des pouvoirs beaucoup plus importants. Une présidence russe qui bombarde le Parlement. En 1994-96, c'est la guerre de Tchétchénie, avec son lot de morts inutiles.
Il faut se souvenir aussi que les sondages qu'on a à notre disposition, qui datent de cette époque-là (1991, 1992, 1993) en Russie même, n'indiquent absolument pas qu'il eût été payant de prôner un discours pro-occidental, si on voulait être élu en Russie des années 90. C'est plutôt le contraire. Au moment où les premières vraies élections sont organisées, élections parlementaires en 1993, qui arrive, qui gagne ces élections ? Ce ne sont pas les démocrates. Ce sont les communistes et les nationalistes.
La situation était complexe, à la fois pour nous et pour les élites politiques russes aussi, qui effectivement, étaient pour certaines pro-occidentales, et voulaient épouser le destin de la communauté européenne et euro-atlantique. Il ne faut pas oublier le cynisme d'une partie de ces positionnements, mais également ne pas ignorer les réalités de l'époque. Il est essentiel de produire une analyse globale de la situation de l'époque et de ne pas projeter ce que nous voyons aujourd'hui sur la situation de l'époque. Je terminerai sur la Crimée et Minsk. Selon la Russie, il y a eu un coup d'État en Ukraine en 2014, perpétré par des néo-nazis. C'est le discours de la Russie, qu'elle considère comme la vérité et non comme une théorie du complot. C'est intéressant, car la Russie, à partir d'une croyance non objective, a engagé son pays, sous l'impulsion de Vladimir Poutine, sur la voie d'un affrontement plus dur avec l'Occident, au détriment de la vie de ses citoyens et de la vie de son économie. Ils ont assumé cette confrontation avec l'Occident. Il faut faire très attention aux récits diffusés par la Russie, notamment sur les accords de Minsk. Il est essentiel de comprendre qu'il n'y a pas eu de guerre civile en Ukraine, mais une guerre par procuration de la Russie contre un pays qu'elle considérait comme son vassal. La Russie a mené une guerre indirecte contre l'Ukraine pendant huit ans, jusqu'à ce qu'elle considère que cette approche était insuffisante. En 2021-2022, elle a compris que l'Ukraine n'appliquerait jamais les accords de Minsk, car elle-même ne les avait jamais appliqués. Moscou a conclu que tout cela n'avait pas de sens. De plus, elle estime que l'Occident est très faible, tout comme l'Ukraine. Il faut voir l'hostilité de Moscou et être conscient que Moscou s'est enhardi de nos faiblesses. C'est le fond de l'affaire.
M. François Bonneau. - On parle souvent des accords de Minsk, mais il faudrait également évoquer le mémorandum de Budapest, qui permet d'expliquer la duplicité russe, très évidente. La Russie, à long terme, se comporte aujourd'hui, via Vladimir Poutine, comme une dictature. Les dictatures se maintiennent en entretenant des conflits extérieurs, comme l'histoire l'a montré. Aujourd'hui, la Russie n'a pas envie de mettre fin à la guerre. L'alliance avec Trump peut paraître évidente, mais les déclarations américaines montrent les limites de cette alliance, les Russes n'ayant pas envie de cesser cette guerre.
Je voulais savoir comment vous analysez cela et à quoi cela peut aboutir ? Le non-respect des frontières peut atomiser le monde, et je pense que l'Occident aurait tort de laisser faire.
M. Dimitri Minic. - Je partage votre commentaire. La Russie serait prête à arrêter cette guerre si elle atteignait ses objectifs maximalistes en Ukraine. La guerre et les mesures de politique intérieure prises pendant cette guerre, couplées au fait que le pouvoir russe est une autocratie, permettraient à la Russie de continuer la guerre en exigeant beaucoup de sacrifices s'ils ne sentent pas leur pouvoir menacé, et de l'arrêter brutalement s'ils considéraient que ces objectifs étaient atteints. Mais ils sont loin d'être atteints. Pour Moscou, l'Ukraine n'a pas le droit d'exister de façon indépendante. Ils l'ont dit, écrit et pensé depuis longtemps. J'ai cité l'article de 2021 de Vladimir Poutine, mais ils l'ont dit bien avant.
Certains commentateurs affirment que la Russie accepterait une entrée dans l'Union européenne de l'Ukraine. Cependant, la Russie n'a pas de problème avec l'Union européenne car elle la considère comme une entité faible et déliquescente. De plus, elle a prouvé dans les faits qu'elle n'était pas si indifférente à cela, comme en 2013-2014, avec l'ingérence de la Russie et le désaccord avec les autorités ukrainiennes à l'époque de Ianoukovytch, à propos de l'accord d'association entre l'Ukraine et l'Union européenne. La Russie considère que cet espace lui appartient et voudra étendre son influence. Dans une démocratie, une société peut exiger l'arrêt d'un conflit, mais dans une dictature ou une société autocratique, comme la Russie, qui est un État patrimonial, centralisé et traditionnel, c'est différent.
Ce n'est pas Poutine qui a créé ce système. C'est historique en Russie, où la souveraineté et la propriété se sont confondues en une seule personne, celle du maître, du prince, puis du tsar, et aujourd'hui du dirigeant russe. L'État russe a systématiquement absorbé la société civile, la capacité d'innovation, les initiatives, rejetant au passage les valeurs, les idées et les principes qui font le sel de l'Occident, afin de préserver les équilibres internes et l'autocratie moscovite. La capacité de décision et d'action de la société est réduite, très contrainte et très contrôlée, même si elle peut encore peser dans certaines décisions.
Mme Hélène Conway-Mouret. - Madame la présidente, j'ai une question préalable pour satisfaire ma curiosité. Quelles sont, Monsieur, vos sources aujourd'hui pour travailler avec la Russie alors que le terrain de recherche est très difficile, voire fermé depuis le Covid ?
Ma question va porter sur votre propos. Vous avez dit que la Russie souhaitait remplacer les Etats-Unis. Est-ce que c'est remplacer dans le sens de la période Gorbatchev, ouverture et travail avec l'Europe, ou alors prise de pouvoir ?
M. Dimitri Minic. - Merci, madame la sénatrice, pour votre question, qui est effectivement fondamentale. Une partie importante de mes sources, et même la totalité de mes sources, sont des sources ouvertes. La production intellectuelle militaire et politico-militaire russe, accessible depuis longtemps, en constitue une partie importante. Pourtant, nous n'avons pas suffisamment porté d'intérêt à ce que les Russes écrivaient, disaient et pensaient. Or, ils l'ont dit, écrit et publié tôt dans les années 90. Ils ont ouvert beaucoup d'archives et de sources qui, auparavant, étaient collectées par la CIA, comme des revues militaires théorico-militaires émanant directement de l'état-major général. À partir des années 90, elles ont été ouvertes à la lecture publique. Le directeur du GRU s'est récemment exprimé de façon extrêmement précise dans ces revues, et bien d'autres personnalités très importantes. Il y a des documents de doctrine très importants qui sont publiés par la Russie depuis plus de 30 ans et qui reflètent une vision du monde et même des évolutions de cette vision du monde.
Des discours politiques très importants sont totalement accessibles. Il y a encore des enquêtes journalistiques sérieuses et crédibles qui sont produites sur la Russie d'aujourd'hui. En septembre 2023, j'ai publié une étude pour l'IFRI qui s'intitulait : « Que pense l'armée russe de sa guerre en Ukraine ? Critiques, recommandations, adaptations ». J'ai découvert que dans des sources extrêmement accessibles, les élites militaires russes ont débattu assez ouvertement de la guerre en Ukraine, de ses échecs, de ses réussites aussi, et de l'avenir de cette guerre. Par exemple, ils ont exprimé très vite des doutes sur la capacité de la Russie et sur la pertinence même qu'aurait une guerre contre une Ukraine soutenue par tout le complexe militaro-industriel occidental. Cependant, ils nous ont surestimés de ce point de vue-là. Nous n'avons pas mis tout notre complexe militaro-industriel au service de l'Ukraine.
Concernant le souhait de remplacer les Etats-Unis, la maison commune, Gorbatchev, nous ne sommes plus dans ce cadre-là. Il faut se référer à ce que Vladimir Poutine a proposé aux Occidentaux en décembre 2021 : un suicide de l'OTAN, un recul aux frontières de mai 1997, c'est-à-dire une mainmise sur l'Europe centrale et orientale. C'est cela que Vladimir Poutine a en tête. La façon de l'atteindre dépendra de nos capacités à nous renforcer et à façonner une dissuasion à la fois crédible dans les intentions et dans la volonté tout en étant crédibles en termes de capacité. C'est les deux. Et dans tous les domaines, dans tout le spectre, à la fois conventionnel, nucléaire, mais aussi non militaire, il faut être capable de répondre à toutes les actions déstabilisantes de la Russie, qui s'étendent bien au-delà de l'Ukraine. Il y a eu une tentative d'assassinat du dirigeant de Rheinmetall, des actions de sabotage en mer Baltique de câbles sous-marins par la Russie. La Russie soutient des partis en Europe la plupart du temps souverainistes et anti-européens. Elle s'ingère dans nos politiques intérieures depuis longtemps. Et vous savez, même à l'époque du général de Gaulle, la Russie l'a toujours fait. À l'époque, les archives ont montré que les Soviétiques étaient très cyniques. Ils voyaient le général de Gaulle comme un cheval de Troie de leurs intérêts en Europe occidentale, après avoir testé la Grande-Bretagne, puis l'Allemagne de l'Ouest. Il y a une dimension contextuelle dans l'hostilité de la Russie, mais aussi une dimension de continuité très forte.
M. Olivier Cadic. - Depuis 2014, avec la Crimée, nous avons vu se développer une guerre hybride de la Russie contre les Européens. Le niveau de cyberattaque n'a jamais cessé de croître. Vous avez parlé de la guerre informationnelle pour impacter les élections, mais pas seulement. Viginum a fait des rapports sur différentes attaques informationnelles pour attaquer notre crédibilité lors de l'organisation des Jeux Olympiques, par exemple. Mais cela a aussi été, vous l'avez dit, des actions de sabotage de plus en plus développées, des incendies de magasins, on le voit dans les États baltes, en Pologne. On a vu aussi une tentative en France, juste avant les Jeux Olympiques, puisqu'on a arrêté quelqu'un qui devait lancer une bombe incendiaire sur un entrepôt de bricolage. Vous avez aussi évoqué les câbles sous-marins. Pour vous, est-ce que les Européens sont conscients qu'un conflit est déjà en cours ? Je voudrais quand même rappeler que la dernière fois où un pays a déclaré la guerre à un autre, c'était en 1982, le Royaume-Uni contre l'Argentine. Depuis, il n'y a plus eu de déclaration de guerre. Donc, est-ce que les Européens sont conscients, puisque le niveau de conscience peut être différent selon l'endroit, qu'un conflit est déjà en cours ? Pensez-vous que cette guerre hybride s'arrêtera ? Si la Russie prend le contrôle total de l'Ukraine, pensez-vous que, si la capacité de défense de l'Europe était au niveau de sa puissance économique, la Russie changerait de stratégie ? Et diriez-vous que depuis 2022, la Russie s'est affaiblie ou s'est renforcée ?
M. Dimitri Minic. - Je commencerai, si vous me le permettez, par votre question sur la guerre hybride russe. Si vous voulez, la théorie militaire russe, la théorie stratégique russe qui s'est retrouvée dans les doctrines et les actions de la Russie, s'est concentrée depuis 1991 sur une nouvelle théorisation de la stratégie, qui rompt avec la vision, pour le dire simplement, clausewitzienne de l'armée soviétique.
La guerre, qu'est-ce que c'est ? Au fond, c'est une lutte armée sanglante entre deux armées. Au début des années 1990, des élites militaires russes importantes commencent à estimer que la guerre a évolué, principalement du fait de la guerre froide, d'une vision tronquée de la guerre froide, c'est-à-dire une guerre qui, selon eux, est une guerre savamment pensée et menée par Washington contre Moscou, qui, après avoir détruit l'Allemagne nazie, cherche à détruire son dernier grand rival géopolitique. Et pour ces élites russes, cette guerre a été victorieusement menée à son terme par les Etats-Unis. Ces élites militaires russes étaient en fait les mêmes qu'à l'époque soviétique, elles sont restées. Un autre problème, d'ailleurs, une autre erreur selon moi de l'Occident, est d'avoir fait confiance à des élites qui n'ont pas changé.
Un général russe dira au début des années 2000, que la chute de l'Union soviétique est la plus grandiose victoire de toute l'histoire de l'humanité. En imaginant que la chute de l'Union soviétique est le fruit de la guerre froide, c'est-à-dire une guerre indirecte menée par les États-Unis. Et à partir de cet exemple historique, mais à partir de beaucoup d'autres choses, ces théoriciens s'appuient sur trois idées fondamentales. Ils réinterprètent totalement la guerre. Ils disent, au fond, l'essence de la guerre, ce n'est pas la violence armée. C'est la violence tout court. La violence peut être non armée, non militaire. Et enfin, la violence armée peut être indirecte. Elle n'est pas forcément directe. Ils ont ainsi conceptualisé un modèle de guerre. Ils ont changé leur interprétation de ce qu'est la guerre en tant que phénomène philosophico-pratique. L'essence et le contenu de la guerre, ils ne l'interprètent plus de la même manière depuis ces années-là. Cela a innervé toute la pensée stratégique russe des années 2000-2010. Ça s'est retrouvé dans les doctrines. Et Gerassimov, le chef d'état-major général russe, a fait partie de ceux qui, au plus haut niveau, ont porté cette vision. Je rappelle qu'en 2021, des élites importantes militaires russes, des généraux russes importants, diffusent un modèle de guerre qui, effectivement, est le fruit de 30 ans de théorisation du contournement de la lutte armée, ce que j'ai appelé le contournement de la lutte armée. On est au début de l'année 2021. La guerre se déroule en 8 phases à peu près. L'ensemble de ces phases consistent en des actions non militaires et des actions militaires indirectes. Par « actions militaires indirectes », c'est leur terminologie, ils entendent des actions de forces spéciales, des sociétés militaires privées, du sabotage, des actes terroristes. Ils théorisent le terrorisme comme contenu de la guerre tout comme l'utilisation de migrants aussi qu'ils théorisent dès le milieu des années 2010. Ils considèrent que ça fait partie de la stratégie. L'essentiel du travail devait être fait par l'ensemble de ces actions. Et la dernière phase est jugée absolument optionnelle. Cette dernière phase, c'est l'invasion du territoire ennemi. Mais attention ! Une invasion qui, selon eux, se rapporte à quasiment une opération antiterroriste. Selon eux, le travail a déjà tellement été fait, l'ennemi a déjà tellement été affaibli, que l'invasion en soi provoquerait quasiment instantanément l'effondrement de l'ennemi. Les VDV, les troupes aéroportées qui ont été envoyées à Kiev, avaient trois jours d'approvisionnement. Au troisième jour, ils avaient des balles en caoutchouc parce qu'ils estimaient qu'elles allaient être utilisées pour faire du maintien de l'ordre à Kiev. C'est leur vision. L'opération militaire spéciale est le fruit de cette vision globale. Pour eux, l'action armée directe est finale, mais pas forcément nécessaire. Elle n'est pas inéluctable, elle peut être évitée. Mais si elle est nécessaire, et si c'est possible, elle permettra l'effondrement final de l'ennemi. Et ça, c'est théorisé depuis trente ans par les élites politico-militaires russes.
Il est important de se rappeler de ce point de vue-là que Vladimir Poutine a fait sa carrière au KGB et pas dans l'armée russe. Et pour finir de répondre très rapidement, je crois que vous disiez : si l'Europe avait une capacité de défense égale ou plutôt cohérente avec ses capacités et sa force économique, la Russie cesserait-elle son hostilité à l'égard de l'Europe ? Ce n'est pas plus compliqué que ça, en réalité. L'Europe doit être en mesure de mener une guerre de haute intensité pour ne pas la mener, pour le dire simplement. Mais vous savez, la Russie l'a aussi beaucoup pensé. Je vais vous parler de ces théoriciens, de cette nouvelle théorisation de la stratégie et de la guerre : ils n'ont jamais estimé que l'armée devait être négligée. Ils ont estimé, au contraire, que l'armée devait être réformée, professionnalisée, modernisée, pour être une force de dissuasion sérieuse. Donc les deux forment une dialectique, les deux vont ensemble.
M. Jean-Luc Ruelle. - C'est vraiment très intéressant, M. Minic. Le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, multiplie les déclarations appelant à une paix globale. Pourtant, la Russie poursuit ses actions militaires et ses campagnes de désinformation. La dualité entre ce discours pacificateur ou pacifique sur la scène diplomatique et la réalité sur le terrain interpelle. Faut-il y voir une simple instrumentalisation du langage diplomatique ? Ou bien la manifestation plus profonde d'une logique non linéaire propre à la pensée stratégique russe, inspirée notamment par les théories du chaos, où l'ambiguïté elle-même devient un outil de puissance. Cette approche n'exige-t-elle pas, de notre part, et de celle de nos partenaires européens, une totale modification de nos cadres conceptuels ?
Enfin, petite question : comment faire évoluer la société russe pour en finir avec cette autocratie historique qui provoque une situation en totale opposition avec nos valeurs ? Est-ce que notre combat n'est pas là ?
M. Jean-Marc Vayssouze-Faure. - Vous présentez la Russie comme un régime assez monolithique, qui est fondamentalement impérialiste et assumé dans le temps, et qui n'appellerait demain aucune alternative. On sait que les régimes impérialistes, parfois, s'effondrent parce que cela coûte assez cher de vouloir intervenir au-delà de ses frontières pour exercer une influence.
Donc, je voudrais savoir si, néanmoins, au sein de la Russie aujourd'hui, il n'y a pas d'autres alternatives possibles et d'autres courants d'analyse. Je pense évidemment à un fonds démocratique. Existe-t-il vraiment ? A-t-il une chance, un jour, de pouvoir s'imposer dans ce pays ? On peut en douter, j'en ai bien conscience. Mais n'y a-t-il pas non plus un courant assez nationaliste en Russie, qui considère que la Russie doit s'intéresser à un périmètre beaucoup plus restreint, qu'elle doit d'abord s'occuper des Russes plutôt que d'être dans ce courant impérialiste ? Je veux dire par là que, quand on est nationaliste, on n'est pas forcément impérialiste. Il peut y avoir aussi une autre vision des choses.
Et je voudrais aussi que vous évoquiez la question des États-Unis aujourd'hui pour bien comprendre ce que souhaite Trump. Il y a parfois un paradoxe à constater qu'il dit tout le temps que les États-Unis doivent s'occuper des États-Unis et ne plus intervenir sur l'international. Et, dans le même temps, il y a une forme d'impérialisme à vouloir récupérer le Groenland et le Canada. Donc, quelle analyse avez-vous de l'ensemble de ces courants-là qui me semblent quand même assez différents et pas toujours monolithiques ?
M. Dimitri Minic. - Merci, messieurs les sénateurs, pour vos questions. Au fond, la question que vous posez est : est-ce que ce discours contradictoire de Sergueï Lavrov est le fruit d'une stratégie ? Alors je dirais oui et non. Oui, si vous voulez, Sergueï Lavrov est un soldat d'une opération spéciale diplomatique constante, toujours en cours. Et en même temps, il faut bien voir qu'il s'adapte au contexte. Quand je dis Sergueï Lavrov, cela signifie le Kremlin qui s'adapte au contexte. Et on a bien vu à quel point la Russie a échoué et parfois réussi à prendre des bonnes décisions au bon moment. La mauvaise décision, c'est le 24 février 2022. Une décision absolument pas étayée par des renseignements et des analyses sérieuses de ce qu'elle allait affronter. D'ailleurs, c'est une des critiques principales faites par les élites militaires russes après le 24 février. Et en même temps, elle a su, au moment des réussites militaires ukrainiennes à Kharkiv et à Kherson, en août-septembre 2022, prendre des décisions dures. La mobilisation partielle, la Russie voulait l'éviter. Elle voulait clairement l'éviter. Enfin, quand je dis la Russie, Poutine. Vladimir Poutine voulait l'éviter parce qu'il craignait que cela ne déstabilise son pouvoir. Et pourtant, il a pris cette décision. Et je dirais que cette fenêtre de déstabilisation de la Russie, elle prend fin avec la mort d'Evguéni Prigojine en août 2023. Est-ce que finalement cette perception de la diplomatie comme action non militaire dans une guerre indirecte, car je le répète, la Russie se croit en guerre indirecte contre l'Occident, ce n'est pas une fantaisie, c'est profond, est-ce que cela exige une modification de nos cadres constitutionnels ? La réponse est oui. Et en même temps, je me félicite de voir que depuis un certain moment, on a collectivement pris en maturité sur le sujet et sur le plan purement stratégique. Au fond, je ne dirais pas qu'il y avait une cécité de la part de la France, mais une forme de retard. Mais ce retard a été comblé, finalement, ces dernières années, et même avant le 24 février, y compris dans la compréhension de la diversité des natures des conflictualités aujourd'hui. Et ça, ça a été saisi, compris, même si on a du mal, en tant que régime démocratique, à organiser une campagne psychologico-informationnelle en Russie. On a des remords à se dire qu'on va saboter une usine russe, provoquer un incendie. C'est toute la complexité de l'histoire et de cette relation. C'est que nous, on a du mal à prendre des mesures réciproques.
Donc, la question, c'est comment on articule tout ça avec une politique raisonnable, pensée, équilibrée, calibrée dans la dissuasion et en même temps la défense de nos intérêts, non seulement de la France, mais de l'Union Européenne.
Et pour répondre à votre question, monsieur le sénateur, sur la nature du régime russe, je dirais qu'il n'est pas monolithique au sens où il n'y aurait absolument aucune disparité, ni aucune aspérité. En revanche, ce que j'ai observé à la lecture des sources, c'est qu'il peut y avoir des désaccords tactiques assez importants entre ces élites qui sont au pouvoir actuellement en Russie, ces élites politico-militaires. Il peut y avoir des désaccords, si vous voulez, formels, tactiques, et parfois même des critiques sur les actions qui sont entreprises. Mais il y a des croyances qui unissent ces gens qui sont au pouvoir en Russie et qu'ils partagent.
J'en ai identifié trois dans mes travaux qui me semblent vraiment structurantes du cadre cognitif de ces élites qui dirigent la Russie. Ce sont des croyances très anciennes. La première, c'est que le monde est hostile par principe à la Russie. Ça dépasse l'Occident, en réalité. Vous savez, la Chine a pu être identifiée, parfois, par ces élites, comme un ennemi. Certes, la Chine n'est pas affublée de propos diabolisants et démonisants comme l'est l'Occident. C'est vrai, la Chine, selon ces élites-là, est quand même moralement non corrompue, ce qui n'est pas notre cas, pour ces élites. Ils peuvent même attribuer les actions qu'ils considèrent déstabilisantes à des forces oligarchiques, apatrides parfois. D'ailleurs, l'antisémitisme n'est jamais loin dans ces élites soviétiques, mais il est véhiculé par des croyances conspirationnistes. Les principes des croyances conspirationnistes sont extrêmement forts et répandus. Vous avez un nombre incalculable de faux documents, de faux discours qui sont utilisés par des élites de très haut niveau en Russie pour déterminer à la fois une pensée et une stratégie. Et elles y croient. Pourquoi ? Elles y croient parce que cela confirme leur croyance. Cette première croyance est donc le fait que, au fond, le monde est hostile par principe à la Russie. L'Occident occupe évidemment la première place sur le podium. La deuxième croyance, c'est l'idée que l'Occident est omniscient et omnipotent. L'Occident peut tout. Il a le don de préscience. Il peut détruire des sociétés entières. Et la Russie se croit la victime de cette puissance exceptionnelle de l'Occident. Et la troisième croyance, qui est à mon avis la plus dommageable pour la Russie elle-même, pour ses élites et la population, c'est que la Russie est une grande puissance unique, qu'elle est en quelque sorte au-dessus des lois communes de l'humanité, qu'elle est particulière. Et cette croyance, les élites politiques russes l'ont justifiée à travers l'histoire de très nombreuses manières, à travers l'orthodoxie évidemment, le lien avec Byzance, avec Rome, le lien avec le marxisme-léninisme qui s'éloignait de l'Occident en proposant un modèle très original. Mais au fond, quel est le fond de l'idéologie marxiste-léniniste telle qu'elle a été comprise et importée en Russie ? C'est que l'Occident reste le fond de leurs problèmes, puisque l'avènement de cette société heureuse qu'ils envisageaient ne pouvait se produire qu'à partir du moment où l'Occident, c'est-à-dire le siège du capitalisme, était détruit. Et ensuite, par les théories géopolitiques anglo-saxonnes, après la chute de l'Union soviétique, de Mackinder, Spyckman, Brzezinski, ces personnes qui sont intéressantes en soi. Mais les élites russes ont donné à ces théoriciens une dimension d'infaillibilité, de nouvelles grilles de lecture pour découvrir la vérité et comprendre le monde. Parce qu'il y a une vraie passion chez ces élites.
Je conclurai là-dessus : oui, il peut y avoir des divergences entre ces élites, à la marge, mais il y a quand même un cadre cognitif partagé, un fond de croyances communes, parfois même idéologiques. Ensuite, bien sûr, il y a toujours eu en Russie d'autres voix politiques que celles du Kremlin. Il en a existé et il en existe encore aujourd'hui. Mais ont-elles la capacité de s'exprimer ? Ce n'est plus vraiment le cas aujourd'hui. Et on a bien vu que quand elles s'exprimaient de façon peut-être un peu trop publique et démonstrative, ça ne se finissait pas bien, jusqu'à l'assassinat. On l'a vu avec, évidemment, Alexeï Navalny, qui, effectivement, proposait un nationalisme non impérialiste. Effectivement, c'est possible, en tout cas en théorie. Mais c'est ce que les Ukrainiens ont pu aussi reprocher à la Russie. C'est qu'au fond, en s'appuyant sur le nationalisme russe, ils valident l'empire russe lui-même, qui est demeuré, qui reste une construction fondée sur une accrétion de beaucoup de peuples différents, de cultures différentes, de territoires différents. Et ces commentateurs ukrainiens expliquent qu'il faudrait finalement décoloniser la Russie de l'intérieur et inverser le processus que Michel Heller, grand historien de la Russie, évoquait quand il parlait de colonisation de l'intérieur en Russie.
Mme Catherine Dumas. - Merci beaucoup. Notre commission avait souhaité vous entendre sur la vision stratégique russe, pour mieux comprendre la Russie. Il y a une clé, c'est l'intérêt national russe. C'est ce qui permet de comprendre la Russie.
On a vu à travers les nombreuses questions et la complexité des réponses que ce n'était pas simple. En tout cas, vous nous avez éclairés par vos réponses sur ce sujet qui est un sujet à la fois important mais complexe avec ce grand pays. Beaucoup de questions restent encore en suspens, mais c'est normal. En tout cas, merci beaucoup d'être venu en parler avec nous aujourd'hui. Merci.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo, disponible en ligne sur le site du Sénat.
Actualisation de la revue nationale stratégique (RNS) - Présentation du rapport
Le compte rendu sera publié ultérieurement.
Commission mixte paritaire chargée de proposer un texte sur les dispositions restant en discussion du projet de loi autorisant la ratification de la résolution LP.3(4) portant amendement de l'article 6 du Protocole de Londres de 1996 à la Convention de 1972 sur la prévention de la pollution des mers résultant de l'immersion de déchets et autres matières - Désignation des candidats
La commission soumet au Sénat la nomination de MM. Cédric Perrin, Philippe Folliot, Ronan Le Gleut, Philippe Paul, Jérôme Darras, Mickaël Vallet et Stéphane Fouassin comme membres titulaires, et de Mme Catherine Dumas, MM. Thierry Meignen, François Bonneau, Rachid Temal, Mme Michelle Gréaume, MM. Jean-Pierre Grand et André Guiol comme membres suppléants de l'éventuelle commission mixte paritaire chargée de proposer un texte sur les dispositions restant en discussion du projet de loi autorisant la ratification de la résolution LP.3(4) portant amendement de l'article 6 du Protocole de Londres de 1996 à la Convention de 1972 sur la prévention de la pollution des mers résultant de l'immersion de déchets et autres matières.
La réunion est close à 12 h 45.