Mercredi 14 mai 2025

- Présidence de M. Alain Milon, président -

La réunion est ouverte à 16 h 30.

La santé mentale et la psychiatrie en France - Audition de M. Raphaël Gaillard, professeur en psychiatrie à l'Université Paris Cité

M. Alain Milon, président. - Cette audition, formellement réalisée par la mission d'évaluation et de contrôle de la Sécurité sociale (Mecss), doit être rattachée à la mission d'information de notre commission sur l'état des lieux de la santé mentale en France depuis la crise sanitaire. Cette mission est actuellement menée par nos collègues Jean Sol, Daniel Chasseing et Céline Brulin.

Monsieur le Professeur, nous vous remercions d'avoir accepté notre invitation. Je vous invite dans un premier temps à nous présenter votre vision de la psychiatrie en France, une spécialité souvent perçue comme en difficulté, délaissée par le reste de la médecine et privée des moyens nécessaires, face à des besoins croissants. La recherche et l'innovation en psychiatrie offrent-elles au moins des raisons d'espoir ? Vous avez la parole.

M. Raphaël Gaillard, professeur en psychiatrie à l'Université Paris Cité. - Le coût de la santé mentale est majeur dans nos pays développés, représentant entre 3 % et 4 % du PIB selon les données de l'OCDE. Cette charge importante s'explique par la fréquence des troubles mentaux : une personne sur cinq connaîtra un épisode dépressif caractérisé au cours de sa vie, nécessitant une prise en charge. Le suicide est une réalité, avec près d'un million de décès par an dans le monde, dont plus de 9 000 en France. La psychiatrie française compte environ 2 millions de consultations par an, 450 000 hospitalisations, dont un quart sous contrainte, et concerne 12 millions de Français. L'essentiel du coût de la santé mentale (110 milliards d'euros par an) représente des coûts indirects, notamment la perte de force de travail et le handicap, et non les soins directs. Jusqu'au grand âge, les troubles mentaux constituent la principale source de handicap, surpassant les maladies cardiovasculaires et les cancers, particulièrement chez les personnes en âge de travailler.

Cette fréquence élevée des troubles mentaux s'explique par l'évolution de notre cerveau. La comparaison avec les primates non humains montre que notre cerveau traite l'information de façon plus complexe, mais moins robuste. Chez le singe, l'information cérébrale est codée de façon périodique et robuste, permettant une certaine résistance aux erreurs de transmission. Chez l'humain, le signal est plus désorganisé et complexe, transportant davantage d'informations, mais devenant plus vulnérable : le moindre décalage peut altérer complètement le sens du message. Dans l'évolution, nous avons misé sur la complexité et la puissance de notre cerveau au détriment de sa robustesse. Un simple micro-décalage suffit pour produire des phénomènes comme les hallucinations, où le cerveau attribue à l'extérieur ce qu'il produit lui-même. Cette fragilité explique pourquoi les troubles mentaux comme la schizophrénie touchent environ 1 % de la population, sous toutes les latitudes et longitudes.

Pour l'avenir, l'augmentation de notre cerveau par de nouvelles technologies, comme les implants intracérébraux de Neuralink d'Elon Musk, risque d'accentuer cette tendance. Nous sommes déjà entrés dans une logique d'hybridation avec nos appareils intelligents, et cette évolution pourrait augmenter encore la fréquence des troubles mentaux.

Les données récentes montrent déjà des signaux inquiétants : la dépression a augmenté de 5 points chez les Français depuis la période précédant la crise de la Covid-19, avec une situation particulièrement préoccupante chez les jeunes, où l'incidence a presque doublé depuis 2017, atteignant 21 %. Les études menées notamment par les équipes épidémiologiques de Bordeaux confirment que nos étudiants, nos jeunes, et même nos préadolescents ne vont pas bien. Dans la psychiatrie traditionnelle, on distinguait une période de latence chez les enfants de 8-12 ans, les préadolescents. Normalement, cette période ne pose pas de problèmes - l'enfant s'intéresse à l'histoire, la géographie, l'astronomie, mais ne pose pas de problème. Aujourd'hui, nous voyons ces préadolescents en souffrance et arriver aux urgences. Notre hybridation technologique a probablement des effets sur ce phénomène.

Pourquoi ne parlons-nous pas des troubles mentaux ? Notre cerveau nous joue des tours en permanence. Alors que nous avons tout misé sur le cerveau, celui-ci nous fait souffrir. Il s'agit sans doute de la blessure la plus puissante que connaît l'humanité. Les humains doivent leur statut à leur cerveau, mais c'est par cet organe qu'ils peuvent dérailler, délirer. C'est une blessure terrible telle que le tabou reviendra toujours. Il s'agit de la blessure suprême pour Homo sapiens. Les choses changent, avec des interventions médiatiques comme le talk-show d'Oprah Winfrey, avec des témoignages d'actrices connues, des émissions sur France Télévisions. Mais le tabou reviendra toujours, car c'est une oeuvre de Sisyphe que de parler de santé mentale.

En France, nous bénéficions d'un système d'organisation des soins qui ressemble à la carte scolaire. Ce système définit une obligation de soins sur un territoire, ce qui est un avantage colossal. Le pôle dont je suis responsable à Sainte-Anne reçoit 12 000 patients par an, dont certains sont adressés de toute la France, mais également avec la responsabilité des 250 000 habitants du 15ème arrondissement. Dans les pays où ce système de quadrillage du territoire n'existe pas, on rencontre des patients psychotiques sans domicile fixe (SDF) dans les parcs. Il faut reconnaître au secteur cette puissance d'imposer l'obligation de soins en psychiatrie. L'inconvénient est qu'il peut créer une forme d'immobilisme.

Concernant la recherche, la génétique progresse, mais aujourd'hui, ce qui change la vie des patients, ce sont essentiellement les traitements. Un exemple français est l'invention du premier neuroleptique à Sainte-Anne, la Chlorpromazine, par Jean Delay et Pierre Deniker. Cette innovation a transformé l'asile en hôpital psychiatrique, puis en dispositif de soins ambulatoires.

Aujourd'hui, nous connaissons une problématique d'accès aux médicaments en France qui touche toutes les disciplines, mais quand cela affecte une personne sur cinq au cours de sa vie pour la dépression, l'impact est majeur. Nous constatons également un problème d'accès à l'innovation, certains antipsychotiques de deuxième génération disponibles dans les pays voisins ne l'étant pas en France. Certains de mes patients se procurent leurs médicaments dans des pays voisins, ce qui n'est pas acceptable.

D'autres recherches relatives à la stimulation cérébrale profonde peuvent améliorer les choses. Cette technique française consistant à implanter des électrodes dans le cerveau permet de traiter la maladie de Parkinson et nous travaillons sur son application pour la dépression. Nous avons créé à Sainte-Anne un institut de neuromodulation pour utiliser cette technologie, non seulement pour soigner, mais aussi pour mieux comprendre.

Il faut accompagner ces technologies pour qu'elles bénéficient aux patients, non pour augmenter l'homme, contrairement à l'enjeu d'Elon Musk. Il en est de même pour les psychédéliques. Nous assistons actuellement à un grand retour de ces substances. Les psychédéliques ont animé toute la culture flower power des années 1960 et 1970, mais aujourd'hui, le New England Journal of Medicine, la plus grande revue de médecine, reconnaît leur efficacité dans le traitement de la dépression. Il est très important d'accompagner ce développement, pour qu'il ne soit pas débridé dans la population générale à visée récréative ou d'augmentation, comme dans les années 1960 et 1970, ce qui a conduit à leur interdiction. Aujourd'hui, les psychédéliques peuvent être un moyen de soigner. Pour nous, psychiatres, c'est l'occasion d'une réconciliation entre psychothérapie et pharmacothérapie. L'utilisation des psychédéliques représente une forme de psychothérapie augmentée par la pharmacothérapie, avec un potentiel thérapeutique majeur.

En conclusion, l'enjeu de santé mentale est croissant, avec des risques systémiques pour nos sociétés. Dans notre organisation sanitaire, le secteur reste un outil clé, mais peut aussi ralentir. En recherche, il faut se méfier des innovations séduisantes qui ne bénéficient pas directement aux patients. Mon exercice principal reste de soigner les patients. Pour moi, l'enjeu est avant tout d'innover pour mieux soigner. Je suis à votre disposition pour répondre à vos questions.

M. Jean Sol, rapporteur de la mission d'information sur l'état des lieux de la santé mentale en France depuis la crise sanitaire. - Merci pour ces éclairages passionnants. J'ai trois questions à vous poser. La première concerne l'image de la psychiatrie et des soins apportés aux troubles en santé mentale, avec l'objectif de déstigmatisation auprès du grand public. Pensez-vous que les choses vont dans le bon sens ?

Deuxièmement, la psychiatrie souffre d'un déficit de popularité. Comment changer le regard des étudiants en médecine ou des médecins généralistes, qui préfèrent souvent ne pas se confronter à ces sujets qu'ils estiment trop complexes ou insuffisamment nobles ?

Enfin, nous avons été alertés sur les inégalités territoriales d'accès aux soins psychiatriques. Malgré la centralisation des études universitaires, quelle réponse peut-elle être déployée pour attirer davantage de jeunes psychiatres et d'infirmiers dans les territoires en tension ?

Mme Céline Brulin, rapporteure de la mission d'information sur l'état des lieux de la santé mentale en France depuis la crise sanitaire. - Merci, Professeur, pour cet éclairage universitaire extrêmement intéressant. Nous avons auditionné plusieurs de vos confrères psychiatres et les avons questionnés sur les différents plans mis en oeuvre dans le domaine de la psychiatrie : feuille de route, assises, santé mentale comme grande cause nationale, etc. Beaucoup nous ont semblé désabusés quant aux effets réels et concrets de ces initiatives, évoquant des annonces dont la concrétisation se fait attendre.

Vous aviez indiqué lors d'une précédente audition avoir obtenu des financements pour la création de l'institut de neuromodulation. Ces financements sont-ils pérennes ? D'autres projets innovants bénéficient-ils de ces financements ?

Enfin, vous avez évoqué les risques et les avantages des nouvelles technologies. À quoi ressemblerait, selon vous, une politique de santé publique efficace face à ces risques ?

M. Daniel Chasseing, rapporteur de la mission d'information sur l'état des lieux de la santé mentale en France depuis la crise sanitaire. - Merci, Professeur, pour votre présentation. Vous avez conclu en évoquant « innover pour mieux soigner ». J'ai été impressionné par la stimulation cérébrale profonde pour la maladie de Parkinson.

Vous indiquez également que certains antipsychotiques ne sont pas disponibles en France, ce que j'ignorais.

Vous avez en outre souligné les vertus de l'organisation des soins par secteur. Nos travaux mettent en évidence la nécessité de renforcer les centres médico-psychologiques (CMP) et de développer les équipes mobiles pour éviter les ruptures de soins. Estimez-vous que les financements sont trop ciblés sur l'innovation au détriment d'organisations comme les CMP, qu'il faudrait renforcer ? Quel regard portez-vous sur le virage ambulatoire en psychiatrie, qui semble connaître du succès dans certaines régions, comme les Pyrénées-Orientales ? Quelles conditions sont nécessaires pour que ce virage soit bien conduit ?

Enfin, concernant les infirmières psychiatriques, dont la formation spécifique a été arrêtée, les infirmières en pratique avancée (IPA) peuvent-elles jouer un rôle important dans les CMP, notamment pour renouveler des prescriptions face à la pénurie de psychiatres ?

M. Raphaël Gaillard. - En ce qui concerne la grande cause nationale, nous avons pu avoir l'impression qu'elle s'était un peu essoufflée, car elle n'était plus portée personnellement par un Premier ministre. Je ne suis pas certain que l'actuel Premier ministre ait la même motivation que ses prédécesseurs, ce qui rend difficile de tirer des conclusions compte tenu du changement de paysage politique dans l'exécutif.

Suis-je désabusé ? Je suis convaincu que la psychiatrie représente une oeuvre de longue haleine, avec des moments d'avancées et de reculs. Ce dont nous parlons ne sera jamais anodin, mais je ne crois pas que nous assisterons à quelque grand soir, où tout serait résolu dans le champ de la santé mentale et de la psychiatrie. Structurellement, les troubles mentaux représentent une blessure au coeur de ce qui nous définit en tant qu'êtres humains. Et cette blessure générera toujours des réactions. Je ne suis pas pour autant désabusé et continue de me lever chaque jour pour soigner, faire de la recherche et enseigner.

Concernant le financement de l'innovation, je suis persuadé qu'il est très important. Cependant, si les pays voisins ont accès à des antipsychotiques de nouvelle génération auxquels nous n'avons pas accès en France, nous pouvons inventer des traitements très à la mode sans qu'ils bénéficient concrètement aux patients. Je partage votre souci que l'innovation puisse réellement améliorer les soins. Nous sommes face à un risque, celui de financer des recherches qui, au final, ne bénéficieraient pas aux patients. Je me méfie également d'un divorce possible entre les structures universitaires de pointe et les structures de secteur. Si ce divorce se produisait, les patients en pâtiraient. Par exemple, à l'Université Cambridge où j'ai suivi mon postdoctorat, l'université est formidable, mais l'hôpital attenant n'est pas un endroit où l'on souhaite être soigné. Ce fossé est très dommageable.

Je demeure extrêmement prudent quant au divorce avec le territoire. Certes, je travaille à Paris, et non dans la Creuse, mais exercer sur le territoire parisien comporte également ses contraintes, notamment le traitement de populations différentes comme les migrants.

De même, il convient de prendre garde au tout ambulatoire. Nous avons sans doute été trop loin en matière de réduction des lits. Il faut tenir compte de nouvelles populations particulièrement mobiles comme les migrants, car il n'est pas possible de soigner des personnes sans domicile uniquement par l'ambulatoire.

La question des inégalités territoriales demeure un véritable sujet. Il est compliqué de réguler l'installation des professionnels et de les orienter vers des territoires particuliers. Cela pourrait être possible pour la psychiatrie, dont l'organisation publique en secteurs crée des dispositifs moins isolés que dans l'exercice libéral. Il me semble donc, pour ces nombreuses raisons, délicat de faire l'impasse sur le secteur, malgré ses inconvénients, car il constitue un socle de protection.

En ce qui concerne l'accès aux antipsychotiques, la politique de l'évaluation et du prix en France, tenant notamment compte des risques de dérapage des dépenses de l'assurance-maladie, amène certains industriels à renoncer à commercialiser leurs médicaments en France. Cette question n'est pas restreinte à la psychiatrie, mais concerne toutes les pathologies relatives à un grand nombre de patients. On retrouve ainsi ces mécanismes pour les antidiabétiques, par exemple. Il ne me semble pas envisageable de poursuivre cette logique, qui empêche les patients d'avoir accès à des traitements qui ne sont pas révolutionnaires, mais qui apportent des bénéfices supplémentaires, alors que nos voisins européens en disposent quant à eux.

S'agissant de la pérennité de l'institut de neuromodulation, nous avons obtenu un financement important dans le cadre des Assises de la santé mentale et de la psychiatrie en 2021. Nous sommes en outre devenus le premier centre européen en nombre de patients implantés pour les techniques similaires à celles utilisées dans le traitement de Parkinson, mais appliquées aux pathologies psychiatriques. Nous avons également été précurseurs dans certains traitements. Je n'ai pas de réponse définitive concernant la pérennité de ce financement exceptionnel défini sur cinq années. Je ne maîtrise pas suffisamment la question de la comptabilité hospitalière pour déterminer le seuil de pérennisation d'un financement, mais votre question est pertinente.

Concernant les risques des technologies, il s'agit d'un véritable sujet de préoccupation. Quand la Chine prend des décisions très autoritaires et restrictives sur l'accès à internet pour les mineurs, comme elle l'a fait en été 2023, c'est bien pour des raisons de santé publique. Même si ces mesures peuvent être contournées, quand la puissance publique fixe des limites - interdiction d'utilisation entre 22 heures et 6 heures ou maximum de deux heures quotidiennes - elle envoie un signal fort aux familles. Nous devrions prendre du recul quant à l'utilisation des nouvelles technologies. Elles peuvent apporter énormément, notamment pour soigner, mais en connaissant les risques et en sachant s'en protéger. Nous devrions développer une politique de prévention à cet égard, ce qui n'est pas le cas actuellement en France.

En ce qui concerne l'image de la psychiatrie, nous observons une évolution positive. Si ce sont les moins bien classés aux épreuves classiques nationales (ECN) qui continuent de choisir cette spécialité, nous voyons apparaître une distribution bimodale, avec de plus en plus d'étudiants brillants qui choisissent la psychiatrie, comprenant qu'il s'agit d'un enjeu d'avenir passionnant et d'un domaine de recherche fascinant. Les avancées des neurosciences et de la compréhension du fonctionnement cérébral contribuent à changer l'image de la discipline. Il faut également revendiquer ce que la psychiatrie a de profondément humaniste. La matière première de la psychiatrie reste le récit des patients, leurs trajectoires singulières, avec une dimension presque littéraire. Je pense qu'être psychiatre, c'est être autant scientifique que littéraire. La psychiatrie a été un temps préemptée par la psychanalyse de façon trop hégémonique, ce qui a eu des effets sur son attractivité, mais il faut insister sur la beauté de ce métier.

S'agissant des infirmiers en psychiatrie, je n'ai pas de position tranchée sur la nécessité de formations spécialisées. Je crois davantage à l'importance de se doter de plus d'infirmières en pratique avancée en psychiatrie pour valoriser cette compétence dans le champ infirmier. Toutefois, je me méfie de tout ce qui sépare la psychiatrie du reste de la médecine, car nos patients risquent d'être exclus du parcours de soins standard. Des infirmiers spécialisés uniquement en psychiatrie pourraient ne pas maîtriser certains soins techniques pourtant nécessaires, comme les prélèvements ou perfusions. Les retards de diagnostic de maladies somatiques chez les patients psychiatriques est déjà préoccupant. Je crains donc une ghettoïsation qui desservirait les patients.

M. Alain Milon, président. - Merci de vos réponses.

Je souhaite vous rassurer sur la sectorisation. Nous y sommes très attachés. Dans d'autres disciplines de la médecine, nous sommes en train de réfléchir à la territorialisation. Si nous appliquons la territorialisation aux autres disciplines de la médecine, il n'y a aucune raison que nous supprimions la sectorisation en psychiatrie. C'est au contraire un exemple à suivre.

M. Olivier Henno. - Merci, Professeur, pour votre exposé passionnant.

Vous avez abordé la question cruciale pour nous, parlementaires, de l'accès à l'innovation dans notre pays. Vous l'avez évoqué pour la schizophrénie, mais est-ce que cela concerne d'autres maladies également ? Je pense notamment à la maladie de Parkinson ou aux troubles bipolaires.

Face à cette réalité, n'assistons-nous pas déjà à l'émergence d'une médecine à plusieurs vitesses ? Certains patients ne sont-ils pas tentés de se faire soigner dans les pays voisins ? Pour ceux qui ont les moyens, il s'agit d'une tentation forte, alors que nous sommes l'un des pays qui dépensent le plus pour sa santé.

Concernant le numérique, comme père de cinq enfants de 33 ans à 12 ans, je constate que les différences en matière d'évolution de la dépendance numérique sont frappantes. Vis-à-vis d'un enfant de 12 ans, nous menons un combat permanent pour que l'usage numérique ne devienne pas systématique dès le retour de l'école. La limitation de cet usage à deux heures par jour représente déjà un défi considérable. Comment les pouvoirs publics peuvent-ils, sans interdire, aider à cette prise de conscience qui crée aussi des différences sociales ? Nous-mêmes, élus, utilisons beaucoup ces technologies. L'hémicycle du Sénat aujourd'hui est bien différent de ce qu'il était il y a 30 ans - nous faisons constamment plusieurs choses en même temps. Il s'agit d'un véritable changement anthropologique.

Mme Annie Le Houerou. - Merci pour cette invitation et pour votre présentation. Ma première question rejoint celle de Monsieur Henno sur l'impact sur la santé mentale des addictions, au-delà des écrans, ainsi que la consommation de différentes drogues, dont on connaît mal les composants.

Ma deuxième question porte sur la problématique de l'accès aux médicaments. Vous avez évoqué des causes complexes. Nous sommes sollicités par des patients atteints de troubles bipolaires qui, après de longues errances médicales, ont trouvé une stabilité, mais s'inquiètent maintenant des pénuries de médicaments. Cette pénurie est-elle réelle ? Existe-t-il des solutions ? Comment rassurer ces patients ?

Ma troisième question concerne la difficulté d'accès aux soins en santé mentale. Face au manque de psychiatres, nous voyons se développer des pseudo-psychothérapeutes dont la formation est obscure, mais à qui les patients font confiance. J'ai eu connaissance de plusieurs exemples de dérives, parfois sectaires, liées soit à l'errance thérapeutique, soit à l'absence d'accès à des soins de qualité.

Enfin, suite à votre commentaire sur la nécessité de valoriser des profils plus humanistes, ne pensez-vous pas que la sélection actuelle de nos futurs médecins est trop axée sur les sciences, au détriment des questions de soin ?

Mme Marie-Pierre Richer. - Vous avez indiqué que notre cerveau ne se supportait plus, particulièrement lorsque l'on observe la prédominance des problèmes de santé mentale chez les jeunes. Cette situation est-elle liée à la société actuelle ? On évoque souvent les écrans, mais est-ce suffisant pour expliquer ces problèmes ? L'après Covid-19 explique-t-il ce phénomène ? Le cerveau de nos jeunes est-il trop sollicité par ces nouvelles technologies ? Quelle est notre responsabilité d'adulte face à l'intelligence artificielle ? Faut-il en avoir peur ou s'en méfier ? Comment l'appréhender ? Y a-t-il des remèdes à cette situation ou celle-ci est-elle irréversible ?

M. Raphaël Gaillard. - Concernant l'inégalité de l'accès aux soins, nous faisons face à une demande colossale et croissante, avec une offre en contraction. Cette situation crée clairement un risque d'inégalité, certains patients pouvant se procurer des soins ou des traitements à l'étranger, tandis que d'autres doivent se contenter de services insuffisants, voire indigents, sur le territoire national.

Cette situation nourrit une attente pour des approches alternatives. La régulation de l'exercice de psychothérapeute reste problématique. Bien que le titre soit encadré, d'autres appellations comme « coach » permettent d'exercer librement. L'exercice illégal de la médecine peut être invoqué quand on prétend soigner des pathologies, mais sous couvert de développement personnel, on peut proposer presque n'importe quoi. Nous constatons également un tournant vers les alternatives en matière de médication, avec un attrait massif pour la nutrition et les compléments alimentaires. L'Anses a récemment publié un rapport sur les compléments alimentaires, rappelant que ces derniers ne devraient être pris que sur conseil d'un médecin. J'ai rencontré des patients ayant subi des effets indésirables graves avec des compléments alimentaires. Le fait d'être labellisé « bio » ne constitue pas une garantie de sécurité, surtout quand ces produits ne sont pas contrôlés. Personnellement, j'ai davantage confiance en des médicaments contrôlés. Face à une demande croissante en santé mentale et à une offre qui s'appauvrit, nous voyons émerger des alternatives parfois douteuses.

Concernant la formation médicale des psychiatres, il faut maintenir une culture scientifique solide tout en développant une approche plus humaniste. Nous sommes néanmoins sans doute allés trop loin dans la sélection uniquement par les sciences, auxquelles il ne faut pas renoncer. La réforme de la première année en parcours d'accès spécifique santé (Pass) et en licence d'accès santé (LAS), bien que critiquée par la Cour des comptes notamment pour les inégalités territoriales qu'elle crée, avait pour but d'élargir l'origine disciplinaire des étudiants. Sans doute convient-il encore de travailler à cet équilibre, en veillant à ce que nos professionnels soient dotés d'une culture liée aux humanités et conservent une culture scientifique de médecin.

Sur la question des drogues, nous observons une accumulation des nouveaux produits de synthèse, souvent détectés tardivement. Bien que ces produits causent une morbidité réelle, ils ne peuvent expliquer à eux seuls l'augmentation actuelle des troubles mentaux chez les 12-25 ans. Les usagers de ces nouveaux produits de synthèse demeurent des populations assez spécifiques.

Concernant les écrans et le numérique, la lutte est très difficile, notamment pour en limiter l'usage à nos enfants. Notre cerveau ne se supporte plus et l'évolution l'a poussé en surrégime. Notre cerveau représente 2 % de notre masse corporelle, mais consomme 20 % de notre énergie. Sapiens a tout misé sur le cerveau. Ce surrégime a un prix : les troubles mentaux. Or nous aggravons ce surrégime par la sursollicitation que j'appelle « hybridation technologique ». Si nous attendons une démonstration scientifique parfaite de la nocivité des écrans, nous agirons trop tard. Certains de mes collègues scientifiques maintiennent une position de recul sur ce sujet, estimant que la démonstration n'est pas parfaite. Néanmoins, un véritable essai randomisé sur le sujet serait impossible à réaliser éthiquement et nécessiterait des décennies. Cette situation est similaire à celle que nous avons observée avec la méthode globale d'apprentissage de la lecture, qui a accéléré l'apprentissage au prix d'une dysorthographie accrue. Nous avons déjà aujourd'hui suffisamment d'arguments pour prendre des décisions concernant l'usage des écrans, même si ces décisions peuvent être contournées. Il n'est pas raisonnable d'utiliser un écran à certains âges. Dans les écoles, y compris les plus favorisées, le numérique est souvent trop présent. Si la puissance publique n'envoie pas un signal clair, comment les familles et les écoles peuvent-elles l'entendre ? Selon Edward O. Wilson, nous avons des émotions paléolithiques, des institutions médiévales et une technologie divine : cet ensemble n'est pas cohérent. Il est temps de prendre la mesure de cette hybridation technologique, non pour la condamner, mais pour s'y préparer.

Mme Émilienne Poumirol. - Concernant la pénurie des médicaments, je rappellerai que le Sénat a mené une importante enquête. Effectivement, cette situation pose un vrai problème aux patients.

À Toulouse, les psychiatres que j'ai rencontrés sont inquiets du fait que les psychiatres libéraux en ville ne pratiquent plus vraiment la psychiatrie, mais de la psychothérapie. Ces psychiatres semblent en effet réticents à prescrire des médicaments. Les patients arrivent à l'hôpital en décompensation. Après des heures d'attente, certains patients ne peuvent même pas accéder aux urgences du CHU. Depuis le drame survenu l'année dernière à cet égard, nous avons révisé le projet de santé mentale du territoire et les médecins de ville sont désormais obligés de participer à permanence des soins. Cependant, comment éviter que des patients suivis arrivent dans des états catastrophiques aux urgences ?

M. Raphaël Gaillard. - La situation à Toulouse est exemplaire du divorce problématique entre services universitaires de pointe et services de secteur. Quand cette séparation est actée, il devient très difficile de rétablir une réelle activité des services de base ayant la responsabilité territoriale. Il arrive que des professionnels hospitalo-universitaires soient nommés sur des dossiers de recherche plutôt que sur leur expérience en soins, ce qui est suicidaire pour la discipline face à une demande de soins colossale.

Au niveau socioculturel, il n'est en outre pas possible de contraindre l'exercice d'un psychiatre de façon autoritaire. Il fera autre chose, comme devenir psychothérapeute. La régulation autoritaire est illusoire. Cependant, contrairement aux médecins généralistes qui peuvent arriver seuls sur un territoire, les psychiatres exercent au sein d'une équipe, ce qui garantit un effet de groupe. C'est une chance, mais cela reste difficile.

M. Alain Milon, président. -Est-il normal que les antipsychotiques puissent être prescrits par des médecins généralistes en première intention ?

M. Raphaël Gaillard. - Oui, par la force des choses. Le métier de médecin généraliste est extrêmement difficile et l'initiation d'un traitement antipsychotique doit lui être possible, même si cet exercice est très délicat. L'attente de la compétence du psychiatre risque en effet de retarder le soin, mais il est nécessaire de recourir à cette compétence.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 17 h 55.