Mardi 24 juin 2025
- Présidence de Mme Christine Lavarde, présidente -
La réunion est ouverte à 14 h 20.
Quel modèle économique pour 2050 ? - Audition de M. Philippe Dessertine, professeur d'économie à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Mme Christine Lavarde, présidente. - Bienvenue à tous. Les réunions de la délégation à la prospective ont cette particularité de nous donner l'impression de retourner sur les bancs de l'école : nous nous ouvrons à d'autres sujets, moins quotidiens, et sommes souvent invités à penser d'une autre manière. Nous avons ainsi reçu, lors de nos dernières réunions, deux philosophes, puis deux économistes que l'on pourrait qualifier, me semble-t-il, d'« hétérodoxes ».
Pour votre part, monsieur Dessertine, vous êtes professeur à l'Institut d'administration des entreprises de l'Université Paris-Sorbonne. Vous avez été membre du Haut Conseil des finances publiques - il y a ici de nombreux membres de la commission des finances - et vous êtes président du Comité 21, dont le réseau fédère les acteurs du développement durable.
Nous travaillons, en ce moment, sur la notion de « valeurs » et sur la manière dont elles sont appelées à évoluer. Dans ce cadre, Stéphane Sautarel, Éric Dumoulin et Vanina Paoli-Gagin conduisent un premier travail, qui invite à repenser la notion de « valeurs » en économie à l'horizon de dix, quinze, vingt ans.
C'est sur cette question que nous souhaitons vous entendre aujourd'hui, notamment parce que vous venez de publier un livre intitulé L'Horizon des possibles : construire le siècle qui vient.
Je vous cède la parole pour un propos liminaire qui se poursuivra par les questions de nos rapporteurs et des membres de la délégation.
M. Philippe Dessertine, professeur d'économie à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. - Mesdames, Messieurs les Sénateurs, je suis ravi de pouvoir évoquer cette notion de valeur, que l'on peut d'ailleurs, du point de vue économique, utiliser au pluriel.
Je suis également ravi de pouvoir évoquer ce sur quoi je travaille dans le cadre de mes activités universitaires, notamment de la chaire Financements alternatifs au secteur agricole (Finagri), que j'ai créée à la Sorbonne et qui me vaudra peut-être d'être qualifié moi aussi d'« hétérodoxe », même si je ne le suis sans doute pas de la même manière que les économistes que vous avez déjà rencontrés.
La période que nous connaissons est absolument historique sur le plan économique. La traduction la plus forte en est l'évolution de la représentation de la valeur économique au sens le plus large, car j'évoquerai la valeur des actifs et des acteurs économiques, dont les entreprises, mais plus largement la manière dont on envisage la valeur de la production économique, donc du PIB, qui fait référence.
Vous avez évoqué mon passé au Haut Conseil des finances publiques. Je ne vous ferai pas l'injure de rappeler que les calculs que nous établissons et nos évaluations de la situation des finances publiques reposent toujours sur le PIB. Par conséquent, un changement dans la représentation du PIB serait aussi une modification fondamentale de l'appréciation de la solidité des finances publiques, des nôtres en particulier.
Pourquoi la période est-elle historique ? D'abord parce que nous sommes confrontés au dérèglement climatique. Cette question est absolument centrale du point de vue économique ; elle l'est à mes yeux, mais elle l'est aussi largement, me semble-t-il, pour les jeunes générations. Je me suis déjà exprimé à ce sujet dans cette enceinte.
En réalité, dès lors que l'on considère que le dérèglement que nous connaissons aujourd'hui est, pour l'essentiel, voire en totalité, d'origine humaine - je me range là derrière les travaux de très nombreux scientifiques spécialisés -, on peut l'interpréter comme étant un dysfonctionnement d'une communauté humaine à 8,2 milliards d'êtres humains, la population mondiale à l'heure où nous parlons.
En réalité, le dérèglement a commencé, grosso modo, lorsque la population mondiale comptait 5 milliards d'humains. Vous avez évoqué le Comité 21, que j'ai l'honneur de présider : il a été constitué juste après la conférence de Rio, en 1992, qui marque véritablement le point de départ de la préoccupation climatique au plan international.
Il y a deux manières d'appréhender le dérèglement climatique.
On entend souvent dire que le problème est que nous sommes trop nombreux. Bien évidemment, ce « problème » ne va cesser de s'aggraver, puisque la population humaine continue d'augmenter et, espérons-le, continuera toujours de le faire, notamment grâce au recul de la mortalité infantile dans les pays pauvres. L'augmentation continue de l'espérance de vie est aujourd'hui la cause profonde de l'accroissement de la démographie.
De ce point de vue, nous qui vivons dans un pays où l'espérance de vie est très forte avons une obligation extraordinairement forte à l'égard de l'immense majorité des pays pauvres, c'est-à-dire, à mes yeux, des pays dont les habitants ont une espérance de vie réduite. D'ailleurs, l'espérance de vie dans les pays les plus pauvres équivaut à celle d'une personne sans domicile fixe en France.
Nous devons donc changer de modèle économique. En bref - je n'ai pas le temps d'approfondir ces questions, qui le mériteraient cependant largement -, changer de modèle économique, c'est entrer dans un modèle universel et local. Ce modèle doit être universel en ce qu'il doit pouvoir être proposé à l'ensemble des pays, en particulier les plus pauvres, tout en s'appliquant, bien sûr, à nos pays riches.
Pour ma part, j'appréhende le dérèglement climatique différemment, en m'appuyant sur le principe du développement durable. En effet, j'estime que le non-développement, la stagnation, la non-croissance, la décroissance sont des concepts inaudibles pour les 6,5 milliards d'humains qui représentent aujourd'hui le Sud global.
Nous devons trouver des moteurs de croissance nouvelle, la croissance étant toujours le reflet des besoins humains. Comme je l'évoque dans mon livre, l'indicateur, simple mais incontournable, doit être l'augmentation de l'espérance de vie pour toute la population mondiale, en particulier dans les pays les plus pauvres. C'est un critère précis.
Un deuxième élément fondamental est le vieillissement de la population humaine. Cette évolution s'observe aux niveaux français, européen, occidental et, plus largement, mondial. Elle ne va cesser de s'accentuer, il faut même espérer qu'elle ne cessera jamais de s'accroître.
Or, lorsque les humains vieillissent, ils vivent et consomment différemment. Par conséquent, une population humaine de plus en plus âgée entraînera une évolution forte de la manière de penser le système économique et de la valeur des différents actifs économiques ; cela a déjà commencé.
Si vous me le permettez, je vais prendre l'exemple de mon père, né en 1913 et mort en 2013 ; ce n'est pas sans émotion que j'évoque sa mémoire dans cette enceinte. Dix ans avant sa mort, il semblait n'avoir plus envie de vivre, peut-être parce que ses amis étaient morts. Mais, un jour, il a découvert le bridge : il est devenu un grand bridgeur sur Internet et sur logiciels. Pendant les dix années suivantes, les groupes de bridge l'ont fait vivre ! Dès lors, son lit, sa télévision, son automobile et même la nourriture que lui servait ma mère n'avaient plus vraiment de valeur. Ce qui le tenait, ce dont il parlait sans arrêt, c'était les donnes qu'il faisait avec le monde entier, les impasses incroyables qu'avait faites Untel, au Japon ou ailleurs. La valeur des choses était complètement inversée : ce qui l'a fait tenir dix ans, c'est le logiciel de bridge qu'il utilisait, qui valait 100 euros, alors qu'il ne se servait plus du tout de sa voiture, qui en valait 6 000.
La fin de vie de mon père illustre la modification de valeur qui apparaît quand une population vieillit. On pourrait dire, plus largement, que la valeur du service est de plus en plus forte pour une population vieillissante : au-delà du service médical, auquel nous pensons spontanément, je viens d'évoquer le service a priori beaucoup plus accessoire qui a fait tenir mon père, indépendamment de la manière dont il était soigné.
De façon exactement symétrique, la production de biens matériels voit sa valeur diminuer avec le vieillissement : plus une population vieillit, moins elle se déplace de façon régulière, plus les actifs qui permettent le déplacement des humains décroissent en valeur.
Une troisième caractéristique majeure est le caractère complètement naturel de notre déclin. Je pense que l'histoire est capitale en matière économique, notamment pour comprendre ce qui se passe aujourd'hui et ce qui peut se passer dans le futur.
Il y a toujours eu des cycles de domination économique, et ces derniers ont toujours été associés à des cycles de domination géopolitique. L'Occident domine le monde depuis à peu près six siècles. Les États-Unis dominent le monde depuis à peu près cent ans, et non cent vingt, ayant refusé pendant tout l'entre-deux-guerres le statut de puissance dominante. De fait, pour être une puissance dominante mondiale, il faut non seulement être la puissance qui crée le maximum de richesses, mais aussi vouloir être une grande puissance. Souvent, d'ailleurs, l'un des éléments fondamentaux qui montrent une volonté de se développer est le fait de se doter d'une marine nationale.
Le déclin d'une puissance dominante se traduit toujours par une émission monétaire excessive. Pour bien gérer une monnaie, il faut la faire évoluer au même rythme que la richesse. Servant aux échanges, la monnaie doit leur être reliée d'une façon ou d'une autre, mais de façon rationnelle. Chaque fois qu'une puissance dominante est en déclin - on l'a notamment vu avec l'Espagne du Siècle d'or, la France du XVIIIe siècle, l'Angleterre du XIXe siècle et les États-Unis d'aujourd'hui -, elle émet de la monnaie massivement, en général pour laisser penser à ses citoyens qu'elle est toujours maître du monde. L'apparence monétaire laisse croire que l'on produit beaucoup de richesses.
À cet égard, l'exemple de l'Espagne du Siècle d'or est très frappant. L'or et l'argent en provenance des colonies américaines ont littéralement contribué à casser l'économie principale de l'époque, à savoir l'agriculture, car les Espagnols se considéraient comme riches. Mais ne nous moquons pas de ce qui s'est produit il y a cinq siècles quand on voit, par exemple, ce qui s'est produit en France après le confinement : l'épargne a augmenté considérablement du fait du « quoi qu'il en coûte », qui n'était ni plus ni moins qu'une distribution de monnaie, sans création de PIB, ce qui a évidemment créé un décalage.
Ce phénomène, qui a commencé de façon très claire à partir de 1995, soit au milieu des années Clinton, a une conséquence directe. Lors de la campagne électorale de 1992, Bill Clinton a vendu la mondialisation d'une manière telle qu'elle lui a permis de battre George H. Bush, qui venait pourtant de gagner la guerre du Golfe. Or, au bout de son premier mandat, Clinton se rend compte que la fin de l'histoire ne sera probablement pas si positive pour les Américains, puisque la mondialisation signifiait un enrichissement de nombreux pays que l'on appelait encore « émergents », mais aussi, en réalité, une perte de richesse pour les États-Unis. Il y a alors eu une émission de monnaie, d'ailleurs définie de façon très claire par la loi américaine et associée à l'acquisition d'immobilier.
La crise de 2007 a matérialisé le caractère aberrant de ce mode de fonctionnement, qui crée de la monnaie pour permettre à des citoyens d'acquérir leur maison, en dissociant complètement cette création de monnaie de la création de richesse. Je rappelle qu'il s'agissait de gager l'émission de dette non pas sur les flux que pouvaient dégager ceux qui bénéficiaient de l'emprunt, mais sur le fait que la maison elle-même gageait la dette. C'était en quelque sorte une garantie d'actifs.
Cette situation, qui ne cesse de s'intensifier depuis trente ou quarante ans, atteste du fait que nous avons un problème monétaire.
Lorsque l'on parle de valeur, en particulier de valeur économique, il faut tenir compte de cette difficulté. Dès lors qu'il est démontré que l'émission monétaire est devenue aberrante, la problématique de la valeur devient pratiquement intraitable, puisque cette valeur s'appuie sur une référence monétaire dont on sait qu'elle la représente de manière faussée.
Je rappelle que, avant que ne soient créés, fin 2024, des cryptoactifs au nom de Donald Trump et Melania Trump, la Securities and Exchange Commission, c'est-à-dire l'autorité américaine de régulation des marchés financiers, avait autorisé, en janvier 2024, des placements en bitcoins. Pourquoi ? Parce que les Américains eux-mêmes considèrent, depuis de nombreuses années, qu'il y a un doute sur la valeur du dollar, compte tenu des montants abyssaux de la dette, du déficit public et du déficit du commerce extérieur des États-Unis.
Il en résulte une fragilité de la monnaie, donc une recherche par l'épargnant d'une alternative en termes de représentation de la valeur. À cet égard, la recherche effrénée de l'or que l'on constate depuis quelque temps et qui, en soi, ne veut rien dire, puisque l'or ne représente pas une création de valeur réelle, constitue une alternative quand la monnaie en tant que telle n'est plus adaptée à la représentation de la création de valeur.
Je veux terminer par un phénomène beaucoup plus important encore que tous les mécanismes que j'ai décrits, par l'élément le plus important de notre époque à mes yeux, à savoir la reprise et l'accélération du progrès scientifique. Alors que le progrès scientifique a été au calme plat de 1950 à 2000 - cette affirmation a des allures de provocation, mais je peux la démontrer -, il repart de façon foudroyante dans les différentes sciences à partir de 2000.
Comme toujours, mais cette fois avec une rapidité remarquable, ce progrès se communique à la vie économique. L'exemple absolu en est aujourd'hui l'intelligence artificielle générative - j'insiste sur ce dernier qualificatif, qui est essentiel -, c'est-à-dire celle que ChatGPT propose à l'économie. Nous sommes entrés dans une ère que je qualifie, dans mon livre, d'« hyperinnovation ».
En réalité, l'intelligence artificielle générative n'ouvre pas de perspective : elle connaîtra probablement très vite des évolutions vertigineuses qui rendront très vite obsolète le ChatGPT d'aujourd'hui.
Dans cette ère d'hyperinnovation, la science avance de façon absolument extraordinaire partout et propose de l'innovation dans tous les domaines. Le monde économique commence seulement à s'emparer de ces innovations scientifiques.
Je n'ai pas de fascination absolue pour les avancées scientifiques et ne prétends pas qu'elles constituent les solutions définitives au fonctionnement de l'humanité : ce ne sont que des outils. Mais ce qui est certain, c'est que, pour changer de modèle économique, il est nécessaire d'avoir des outils disruptifs. Or, quand la science évolue comme elle le fait actuellement, elle propose des outils disruptifs. Ces outils doivent être mis au service d'un modèle économique de développement durable, que j'évoquais tout à l'heure.
Les travaux de recherche que je conduis dans le cadre de ma chaire visent précisément à regarder à quoi peuvent servir ces outils scientifiques extraordinaires, en particulier dans le secteur de l'agriculture : nous regardons si les indicateurs de performance que l'on a assignés au nouveau modèle économique sont atteints grâce à ces nouveaux outils.
Cet objectif crucial doit sous-tendre l'utilisation des technologies nouvelles qui proposeront des disruptions dans le mode de fonctionnement, c'est-à-dire dans les chaînes de valeur, mais aussi dans les finalités des opérations économiques menées.
Concrètement, quel est l'impact de ces grandes ruptures sur la valeur économique ? Nous avions, jusque-là, des logiques classiques de stabilité : en clair, la valeur d'un actif économique était associée au flux qu'il pouvait entraîner. Les échanges étaient la base des valeurs. Autrement dit, les flux sont absolument centraux dans l'approche classique traditionnelle de la valeur.
Que constatons-nous aujourd'hui ? Nous voyons, par exemple, que l'entreprise OpenAI, qui a créé ChatGPT, valait zéro il y a deux ans et demi, 84 milliards d'euros en 2023, 150 milliards d'euros fin 2024 et 300 milliards d'euros en mars 2025. Je rappelle que l'entreprise européenne qui vaut le plus cher à l'heure où je vous parle est la société allemande SAP, qui vaut 270 milliards ! Autrement dit, OpenAI a acquis, en deux ans, une valeur supérieure à n'importe quelle entreprise européenne. Cela doit nous interpeller très fortement, d'autant qu'OpenAI a perdu, l'an dernier, 5 milliards de dollars sur son compte de résultat.
Les investisseurs sont-ils fous ? Les Européens sont-ils complètement rétrogrades ? En réalité, comme l'a constaté Mario Draghi dans son rapport de septembre 2024, on valorise désormais autre chose que le flux immédiat. Au-delà du cas d'OpenAI, on pourrait citer celui de Nvidia, dont la valeur en bourse est passée, en dix ans, de 10 milliards à 3 500 milliards. Un tel taux de rendement est évidemment incroyable pour n'importe quel épargnant qui investit !
Le fait que l'on valorise désormais autre chose que les flux est absolument crucial. Nous entrons, en cette ère d'hyperinnovation, dans une logique où la valeur économique réside de plus en plus dans la valeur des actifs, valeur qui se comprend « en négatif » pour une entreprise qui, par exemple, fonctionnerait de façon non conforme à nos critères moraux. Ainsi, une entreprise qui faisait fabriquer des baskets par des enfants en pays ouïghour - je ne la nommerai pas - a immédiatement été dévalorisée. Elle a continué de produire ses baskets et n'a pas perdu ses clients, mais il y a bien eu une perte de valeur. C'était bien une perte de valeur d'actifs.
Nous entrons dans une logique inverse, celle d'une création de valeur beaucoup plus forte par les actifs que par les flux. C'est passionnant, parce que c'est ce dont a besoin le monde. Lorsque nous changeons de modèle, nous avons besoin de créer des actifs, comme ceux qui permettent d'améliorer la gestion de l'eau, la qualité de l'air, la biodiversité, qui sont des éléments non monnayables, mais ont pourtant une réelle valeur économique.
Dans une situation d'hyperinnovation, où de telles créations de valeur ont lieu, il est indispensable que les financements bougent énormément. Nous devons entrer dans une logique d'hypermobilité des financements, qui est exactement l'inverse des références européennes et françaises, parce que nous sommes encore imprégnés d'une logique où il n'y avait pas d'innovation. Notre pays a été la Silicon Valley du monde à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle : nous avons inventé l'aéronautique, l'automobile, l'électricité, l'énergie nucléaire, et tant d'autres incroyables éléments qui ont fait la puissance économique de la France du XXe siècle. Toutes ces inventions ont été faites à partir de rien, par des gens qui ne se reposaient pas sur des fortunes familiales. En revanche, dans la période extraordinaire qui s'est ouverte à la suite de ces inventions, il y a eu une extraordinaire fluidité de la liquidité, qui a coïncidé avec l'invention des grandes banques, en particulier des banques mutualistes, qui ont accompagné ce progrès.
La notion de valeur économique au sens strict est probablement dépassée. Nous sommes obligés d'intégrer d'autres valeurs que celle des flux, qui reste trop souvent en économie la valeur de référence.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteure. - Vous avez utilisé un exemple personnel pour remettre sur le devant de la scène la notion de valeur d'usage. Comment construire un modèle fondé sur la valeur d'usage, qui est subjective, dans un contexte de vieillissement de la population et de contraintes liées au réchauffement climatique ? Peut-on modéliser cela ? Cela exigerait de séquencer ces valeurs d'usage à l'échelle d'une vie humaine. Un tel travail est-il envisageable à l'échelle d'une nation, dans une vision macroéconomique ?
Toutes les valeurs que vous identifiez dans le monde de l'hyperinnovation partent du postulat que nous vivrons dans un monde habitable. Vous avez l'air très confiant dans le fait que l'hyperinnovation nous permettra de sauvegarder la biodiversité, l'eau ou les ressources naturelles. J'aimerais partager votre analyse, mais je n'en suis pas aussi certaine que vous : ces finalités ou les valeurs démocratiques ne me semblent pas être un point d'intérêt des jeunes gens qui travaillent dans l'intelligence artificielle. Les capitaux qui se dirigent vers l'innovation seront-ils orientés dans la direction que vous pointez ?
Enfin, cette hyperinnovation survient dans l'ère postindustrielle, numérique. L'Europe, qui accuse des dizaines d'années de retard dans ce domaine, a-t-elle encore un rôle à jouer ?
M. Philippe Dessertine. - En économie, par définition, la valeur n'est pas fixe, la valeur absolue n'existe pas : la valeur est une proposition pour l'achat d'un bien ou d'un service utile, faite par un humain à un autre humain, dans des conditions changeantes ; par exemple, le prix d'un parapluie ou d'une bouteille d'eau au jardin du Luxembourg varie au cours de l'année et en fonction des flux de touristes... Nous ne devons donc à aucun moment nous laisser enfermer dans une notion illusoire de la valeur fixe. Pour cette raison, je suis un ennemi absolu de la fiscalité sur les actifs, qui par définition sont des valeurs fluctuantes. La théorie fiscale doit toujours être fondée sur les flux.
Les fluctuations de valeur ne sont absolument pas gênantes, mais il est capital que nous puissions au plus vite, si possible en temps réel, faire évoluer ces valeurs. Pour cela, il faut analyser le moment présent et se demander combien d'humains pourraient apprécier le bien ou le service en question. La question cruciale devient celle de l'information, qui peut entraîner de nombreux dysfonctionnements dans un marché où le prix évolue sans cesse. Toutes les informations déterminant la fixation du prix doivent être disponibles et aucun individu ne doit pouvoir garder pour lui-même une information susceptible de faire varier le prix. C'est la raison pour laquelle une place de marché vaut de l'argent : son réel travail est de collecter de l'information et de la traduire du point de vue de la valeur, en continu, par la cotation.
Cela pose éventuellement la question de la place de l'État dans la régulation de la valeur, afin de garantir qu'une information ne puisse être utilisée pour privilégier un acteur, quel qu'il soit, y compris public. L'information doit en outre être disponible le plus vite possible, pour ne pas induire d'erreur dans l'estimation de la valeur réelle d'un actif. En France, nous sommes complètement imprégnés de la logique de notre système économique, conçu pour une population jeune qui privilégie la valeur du produit physique, donc nous avons tendance à survaloriser le produit, à considérer que la valeur d'un bien est intangible. Cela peut avoir des conséquences graves, comme le protectionnisme, alors que la baisse de la valeur d'un bien peut aussi s'expliquer par une moindre utilisation. Ce n'est pas parce que la construction d'une voiture demande beaucoup d'heures de travail que celle-ci coûte cher ; c'est parce que l'on a besoin de se déplacer. Si l'on a moins besoin de la voiture pour se déplacer, il n'est pas étonnant que le prix de celle-ci baisse.
J'ai en effet, Madame la Sénatrice, une vision optimiste de la situation actuelle. Vous indiquez que les scientifiques qui travaillent dans le domaine de l'intelligence artificielle ne semblent pas avoir le souci de faire le bien de l'humanité. À mon sens, la question est fondamentale. Le scientifique - l'économie est une science molle, je reste modeste - ne doit jamais, à mon sens, être politique. Il doit laisser au politique la faculté de décider à quoi servent ses travaux et le soin de porter les valeurs de notre société. Quelle que soit l'époque, il est dangereux de laisser un scientifique faire de la politique : qui est-il pour juger qu'il faut arrêter certains travaux, au prétexte que l'humanité ne serait pas prête pour de telles découvertes ? Sa capacité à faire avancer certains travaux doit le placer dans un lien de sujétion par rapport au politique, c'est-à-dire à l'ensemble de la communauté humaine à laquelle il appartient, laquelle doit définir ses propres valeurs. En revanche, les scientifiques peuvent être amenés à changer de communauté, s'ils ont le sentiment que leur communauté ne leur convient pas.
Je suis personnellement d'un optimisme absolu : des phénomènes incroyables convergent, une évolution scientifique prodigieuse devient disponible au moment même où l'on doit inventer un nouveau modèle. Cette convergence est absolument providentielle. Je ne suis pas pour autant d'un optimisme naïf : ces mouvements entraînent, en réaction, une logique conservatrice extrêmement forte de la part de ceux qui jouaient un rôle dans le système antérieur et qui ne veulent pas perdre leur position privilégiée, illustrant la formule bien connue tirée du roman Le Guépard : il faut que tout change pour que rien ne change. Le processus de révolution est tel que l'on peut ressentir la force d'un tel retrait.
Le domaine de la finance obéit à une rationalité limitée, mais jamais un financier ne doit prendre des responsabilités politiques ou stratégiques dans une entreprise. Il y a trente ans, ma thèse avait pour sujet l'influence des financiers sur les décisions stratégiques prises dans les grands groupes français. La finance, comme la science, est une mécanique, un levier formidable au service de ceux qui ont des projets. La question n'est pas de savoir si la finance et la science servent à faire le bon ou à faire le mauvais ; elle est de savoir si une communauté organisée, un pays, une région, une ville, décidera de s'emparer de ces outils pour atteindre une finalité donnée. Ces outils ne doivent pas être conservés pour eux-mêmes : ils ne sont que des outils, qui ne doivent pas être sacralisés.
Enfin, l'Europe et la France ont une tendance lourde, pour de multiples raisons, à se fossiliser dans un système qui fonctionne. Permettez-moi de vous choquer : la réindustrialisation est en fait une sorte de retour en arrière à ce qui a marché autrefois, une sorte de nostalgie, de fascination qui est totalement inadaptée tant pour l'humanité que pour nos problématiques actuelles. Pour diverses raisons, non seulement économiques, mais aussi liées aux grandes cicatrices de l'histoire, l'Europe a une tendance lourde à s'opposer au changement. C'est le cas de la France, mais également de l'Allemagne, qui porte sans cesse une responsabilité collective sur les grands cataclysmes du XXe siècle, en lien avec le nazisme, qui sert parfois de force de rappel poussant à redouter le changement.
En revanche, l'Europe a aujourd'hui des atouts extraordinaires, qui ne se retrouvent probablement nulle part ailleurs dans le monde. Nous disposons premièrement d'un tissu d'universités extrêmement dense et varié, parmi les meilleures du monde dans toutes les disciplines, tissu qui constitue un vivier de données exceptionnel, cette matière première étant prodigieuse : Data is the new oil. Deuxièmement, nous avons les meilleurs cerveaux pour développer les projets ayant la plus forte valeur économique. Enfin, nous avons l'épargne et la monnaie, qui sont notamment bloquées dans la dette publique, laquelle tend à se renouveler et à augmenter par le simple poids de ses intérêts. Nous avons de quoi investir, mais nous n'avons pas la volonté de le faire.
Pour l'Europe, c'est donc une question non pas de moyens mais d'état d'esprit. Si nous arrivons à libérer cet état d'esprit, il n'y a aucun doute que le jeu n'est pas joué. Le 20 janvier 2025, jour de l'intronisation de Donald Trump, a aussi été celui de la présentation de DeepSeek par la Chine, venant concurrencer ChatGPT. Les Américains ont parlé d'« instant Spoutnik » de l'IA générative : en 1958, ils avaient vu les Soviétiques capables d'envoyer un satellite dans l'espace, qu'ils considéraient, peut-être à raison, comme le territoire de la troisième guerre mondiale ; la présentation de DeepSeek a joué un rôle analogue. L'accélération de la science est telle que rien n'est figé. Il y a un côté défaitiste en Europe. Oui, nous avons raté Google, Netflix, Apple ou Microsoft, mais ces entreprises sont déjà en train de mourir : elles sont beaucoup trop grandes et elles n'arrivent plus à innover. Ce sont d'autres entreprises, comme OpenAI et d'autres qui vont apparaître, sur lesquelles nous pouvons nous positionner, qu'il faut considérer à la condition de libérer la logique de l'investissement.
Je le dis sans cesse : il faut renforcer la capacité à se tromper et à investir, sans jamais envisager l'État comme le moteur de ce genre d'innovations. Regardons l'opposition aux États-Unis entre les libertariens californiens, qui tiennent l'économie américaine, et la logique ancienne, en béton, qu'incarne Donald Trump.
M. Éric Dumoulin, rapporteur. - De quels moyens concrets disposons-nous pour flécher l'épargne européenne vers les actifs immatériels qui n'existent pas encore ? En cette période de crises multiples, comment restaurer ou créer la confiance en l'avenir et en ces ouvertures possibles ? Vous expliquiez, à juste titre, que l'État doit rester à sa place ; quelle gouvernance mettre alors en place à l'échelon européen pour réorienter l'épargne et être au rendez-vous de l'explosion de ces actifs immatériels, qu'il est parfois difficile de valoriser et dans lesquels il est parfois difficile d'avoir confiance ?
M. Stéphane Sautarel, rapporteur. - Dans le changement de modèle économique qui vient, vous avez indiqué que la gouvernance devait être universelle et locale. Vous avez davantage développé le premier volet. Comment, en tant que représentants des élus locaux, ancrés dans les territoires, pouvons-nous participer à cette dynamique en partant de la base ? Je pense notamment aux travaux de François Jullien sur la « dé-coïncidence ».
Enfin, vous n'avez pas parlé de la culture, qui a non seulement une dimension patrimoniale, mais qui invente également un nouvel environnement dans lequel des actifs peuvent être créés. La France et l'Europe sont sans doute en pointe sur ces sujets.
M. Philippe Dessertine. - Dans le dernier chapitre de mon livre - même si sa taille a été largement réduite par mon éditeur -, je parle de l'importance de la culture et de l'art dans la période de changement que nous connaissons. C'est un élément fondamental : de tels changements de repères, gigantesques, vécus par chacun dans une période extrêmement courte, font de l'art et de la culture des éléments cruciaux pour tout humain, lui permettant de se rattacher à des racines profondes et d'explorer le futur qui vient.
J'ai été frappé, lorsque l'Allemagne a été réunifiée, de la déclaration du chancelier Kohl selon laquelle Berlin devait devenir la plus grande ville d'art du monde. L'objectif était non pas simplement d'acquérir une certaine réputation, mais également de faire jouer un rôle essentiel à la culture pour accompagner cette mutation. Favoriser l'art et la culture est un enjeu central pour atténuer le malaise des populations en général et réduire le risque que cet état d'esprit se traduise par des votes extrêmes ou par des affrontements politiques excédant ce que nous sommes en mesure d'attendre d'une démocratie.
Dans la société, l'horizontalité supplante d'ores et déjà la verticalité. J'y vois un parallèle avec l'échelle locale, qui, en nous rattachant aux modes de fonctionnement ancestraux de notre société européenne et occidentale, nous rassure. Le village est en France une référence constante, notre pays comptant 35 000 communes, contre 74 000 en Europe. L'épilogue de mon livre porte sur ce sujet important.
J'estime que le problème lié aux « Magnificent Seven » (Microsoft, Nvidia, Tesla, Meta, Apple, Alphabet et Amazon), autrefois appelés les Gafam, est déjà dépassé : l'innovation ne se fait que dans les petites entités et la grande structure naît, par définition, quand la vague est passée. La grande structure est rationnelle par sa bureaucratie qui permet de diminuer ses coûts et de rationaliser son fonctionnement, mais les grandes entités sont inaptes à gérer la rupture, en particulier technologique.
La France est le pays ayant le plus grand nombre de grandes entreprises par habitant. Les grandes structures se constituent à la suite de phases d'hyperinnovation : les petites entités se regroupent et la production devient une production de masse, mais l'innovation est perdue. La grande entreprise devient stérile, ratant, par exemple, le passage à l'automobile électrique. Ce n'est pas un hasard si l'énorme laboratoire n'est pas celui qui inventera un vaccin de rupture. Seule la petite entité ose travailler en dehors des schémas habituels.
Par conséquent, l'Europe doit savoir favoriser les petites entités. L'évolution sera rapide : elles croîtront de manière importante et disparaîtront une fois trop grosses. Il convient de laisser faire et de veiller, afin de pousser l'innovation toujours plus loin, à ce qu'une grande structure n'empêche pas une petite d'apparaître. Quand le progrès scientifique accélère, il ne faut surtout pas que les structures économiques l'entravent.
Par ailleurs, il faut favoriser le financement en concourant à la circulation du capital. L'Europe a raté, dans les années 1970, l'occasion de faire émerger un marché de l'innovation, contrairement aux États-Unis : l'idée derrière le Nasdaq était qu'une entreprise prenne de la valeur même quand elle ne réalisait pas encore de bénéfice. Pourtant, cet indice est une entité presque virtuelle, il ressemble à un studio à Times Square tandis que le New York Stock Exchange s'apparente à un temple romain.
Il est maintenant trop tard pour créer un Nasdaq européen. En revanche, de nouvelles technologies émergent grâce à de petites plateformes faciles d'utilisation et extrêmement sûres, qui sont au fondement de tous les cryptoactifs. Il nous faut reproduire à l'échelle européenne leur ébullition économique. Aussi, en aucun cas nous ne devons adopter une approche verticale. L'horizontalité est naturelle dans une logique d'hyperinnovation, car celle-ci suppose de petites structures, à plus forte raison dans la période actuelle ; je le rappelle, ce n'est que très tardivement, dans la dernière partie du XXe siècle, que la Bourse de Paris a achevé la consolidation de toutes les bourses des autres villes de France. Autrefois, vous aviez une bourse dans toutes les villes, là où vous alliez pour faire du commerce. C'est là que la dimension locale prend toute son importance.
Les jeunes - quelle chance ils ont, ils vont avoir une vie prodigieuse ! - sont déjà dans des groupes WhatsApp, des structures planes sans hiérarchie. Le monde de l'hyperinnovation fonctionne exactement de la sorte : une invention d'une entreprise du Cantal a la même valeur que celle d'une entreprise à Pékin. Il faut se détourner du fonctionnement jacobin qui consiste à ce que le sommet de la pyramide décide de la valeur. N'oubliez pas l'idée au fondement des cryptoactifs : on crée de la monnaie sans banque centrale.
L'échelle locale est un gage de confiance. Quand se sont constituées en France, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, des structures d'investissement dans les territoires - Caisse d'épargne, puis Crédit Agricole, Crédit Mutuel, etc. -, la proximité était déjà capitale. Ces établissements mettent l'épargne à disposition des projets du voisinage et permettent ainsi de rendre identifiable le « risque », pour reprendre un mot qui a disparu de notre vocabulaire.
Par ailleurs, la proximité ne suffisant pas, la science peut servir à inspirer confiance au moment d'investir. Pour lever des capitaux, y compris étrangers, qui serviront à améliorer la qualité de l'eau dans les territoires français, il faut être en mesure de fournir à l'investisseur une information attestant de manière incontestable de l'amélioration recherchée. Je développe ce point dans les deux derniers chapitres de mon livre, les plus importants.
Enfin, les agences de notation sont le tiers de confiance qui doit informer objectivement les investisseurs, même si le risque de défaut n'est jamais nul, y compris avec une notation AAA. Aussi, il est dangereux que ces agences relèvent du secteur marchand.
Je trouve intéressant que les scientifiques s'engagent. Je le disais, j'ai créé à la Sorbonne il y a quinze ans la chaire Finagri et la structure Finagreen. Quand des éleveurs de brebis produisent du lait biologique dans le Cantal en faisant brouter de la fougère aux animaux, un actif se crée à côté du flux grâce à la réduction du risque incendie. Il attire les investisseurs, en raison d'un rendement supérieur au seul Roquefort, à condition que l'on puisse s'assurer de la création de valeur ; dans ce cas concret, des observations satellitaires permettent d'attester du recul de la fougère.
Cette démarche scientifique est exactement ce qu'il faut pousser à l'échelle européenne : d'une part, une évolution de la science en lien direct avec l'intérêt de l'économie, d'autre part, une économie qui rémunère la science pour développer des analyses de plus en plus pertinentes. L'Europe l'a pressenti avec la directive sur la publication d'informations en matière de durabilité par les entreprises (CSRD, Corporate Sustainability Reporting Directive). Toutefois, pour rentabiliser l'effort demandé, il fallait unifier les marchés de capitaux européens.
Le CSRD est l'élément central qui permet à l'Europe d'être en avance, grâce à l'identification des actifs non pas « extrafinanciers » - je déteste l'expression -, mais extramonétaires. Tous les détenteurs de capitaux dans le monde cherchent des investissements hors monnaie. De fait, investir dans la réduction du risque d'incendie crée de la valeur, quelle que soit l'évolution du dollar ou de l'euro.
Pourtant, bien que les Européens aient de l'intuition et avancent dans le bon sens, leurs politiques finissent toujours par se traduire par de la réglementation. Dès lors, les entreprises ne comprennent plus rien et l'Europe revient en arrière avec une législation omnibus qui cache une voiture-balai, faute de se rappeler les motivations initiales.
M. Jean Sol. - La création de valeur à partir des flux est-elle vraiment dépassée ?
Vous préconisez un modèle économique universel, tenant compte du vieillissement de la population humaine et du déclin d'une puissance dominante. Un de ces aspects est-il prépondérant ?
M. Philippe Dessertine. - Les trois convergent, mais un quatrième facteur prime et exige un changement très rapide : le dérèglement climatique, qui est l'éléphant dans la pièce, malgré la moindre préoccupation actuelle pour le sujet. Stéphane Boujnah, président du directoire d'Euronext, considère que le sigle ESG signifie non plus « critères environnementaux, sociaux et de gouvernance », mais « énergie, sécurité et géopolitique », voire « guerre ». Le constat vaut peut-être à une échéance de deux ou trois ans, mais les enjeux ESG reviendront avec force : le dérèglement climatique n'est pas un problème que l'on peut mettre sous le tapis. Il s'agit du plus grand enjeu des générations actuelles. L'urgence est réelle, mais nous avons les outils pour changer les choses. Les forces conservatrices se trouvent balayées par ce constat.
La fiscalité est un enjeu important à l'échelle européenne. La nôtre est épouvantable : elle pèse sur l'innovation. La fiscalité doit être naturelle, tournée vers les flux, et minimale, voire absente, sur les actifs. Le capital doit circuler le plus vite possible dès lors qu'il s'agit d'innovation, car, normalement, il ne sort qu'au moment de réaliser une plus-value. Il me paraît catastrophique de fiscaliser cette dernière, en particulier quand l'actif constitue un bien public.
Il ne faut pas épuiser l'effort des acteurs économiques bénéficiant de capitaux en les contraignant à des remboursements ou à des paiements d'intérêts. Il faut complètement dissocier la sphère des échanges, sur lesquels se paie la fiscalité traditionnelle, et celle du financement. Cela signifie que le financement doit pouvoir sortir très vite.
J'y insiste : si ces fonds sont retirés et donnent lieu à plus-value, celle-ci ne doit pas être fiscalisée du tout. Fiscaliser des fonds permettant une constitution de bien public est aberrant : vous empêchez cette constitution alors que vous fiscalisez précisément pour créer du bien public ! Vous entravez la création de valeur. Un ancien de la direction générale du Trésor s'étonnait que je propose des niches fiscales. Je suggère pourtant l'inverse : une absence de fiscalité. Il est tragique que la fiscalité empêche le développement d'actifs.
La création d'actifs connaît une accélération incroyable en raison d'un déséquilibre impressionnant de la masse monétaire. Alors que le PIB mondial est de 110 000 milliards de dollars, la dette mondiale s'élève, finance de l'ombre comprise, à au moins 350 000 milliards.
La dette de 240 000 milliards de dollars qui n'est pas justifiée par le PIB peut créer des bulles : allons là où vont tous les autres, cela a l'apparence de valeur, mais un krach finira par avoir lieu, source d'inflation et de guerre, cassant le commerce et la confiance dans la monnaie.
Lorsque la dette permet la création d'un actif nouveau, elle devient absolument formidable et passionnante, d'où le début de migration de fonds que nous connaissons à l'heure actuelle. Alors qu'elle n'est pas un actif de bien public, Nvidia permet, grâce à l'intelligence artificielle générative, de faire fonctionner l'économie de façon radicalement différente, faisant office pour la finance de vecteur pour les créations d'actifs à venir. Les fluctuations étant très fortes - la valeur de l'entreprise a perdu 575 milliards d'euros en une journée, soit la plus grosse perte de valeur de tous les temps, le 20 janvier 2025 -, l'appui scientifique pour déterminer la valeur est crucial.
Agir en faveur des actifs a un effet immédiat et infiniment plus fort qu'agir sur les flux, du fait des déséquilibres actuels, inédits dans l'histoire économique.
M. Jean-Raymond Hugonet. - Considérez-vous la décision de l'Allemagne de lever le frein de la dette comme un signal faible encourageant ou non ?
M. Philippe Dessertine. - D'un point de vue économique et historique, j'affirme que la course aux armements et la guerre n'ont jamais assuré la prospérité à long terme. Les États-Unis font face à un déficit public ingérable de 1 833 milliards de dollars du fait de leurs dépenses d'armement annuelles de 980 milliards. Ils essaient de repousser cette charge délétère sur d'autres au travers de leur exigence que les pays de l'Otan consacrent 3,5 % de leur PIB à la défense.
La levée de la dette allemande est donc grave. Est-ce le signe d'un changement de modèle ? C'est possible, mais incertain. L'industrie allemande a une forte tendance conservatrice. Toutefois, il y a une idée d'aller de l'avant, à toute allure, vers de nouveaux types d'investissements.
En ce qui concerne la France, nous sommes le pays surendetté par excellence, mais nous avons toutes les cartes en main pour créer de la valeur à partir de nouveaux actifs et nous avons l'obligation de le faire.
M. Jean-Raymond Hugonet. - Il faut le dire à M. Zucman...
Mme Christine Lavarde, présidente. - Je vous remercie.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo, disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 15 h 40.