Mercredi 2 juillet 2025
- Présidence de M. Jean-François Rapin, président -
La réunion est ouverte à 12 h 50.
Proposition de règlement sur les médicaments critiques - Communication et examen d'une proposition d'avis motivé sur la conformité au principe de subsidiarité
M. Jean-François Rapin, président. - Mes chers collègues, après avoir examiné et adopté, la semaine dernière, l'avis motivé sur la proposition de règlement « Retour », préparé par nos collègues Audrey Linkenheld et André Reichardt, nous nous réunissons ce midi pour examiner un autre texte qui paraît poser problème au regard du respect du principe de subsidiarité : celui qui concerne les médicaments critiques. Il nous fallait impérativement l'examiner cette semaine, la date limite fixée aux parlements nationaux pour se prononcer étant le 7 juillet prochain.
Je laisse donc à nos collègues Cathy Apourceau-Poly, Pascale Gruny et Bernard Jomier le soin de nous faire part de leur analyse. Nous nous rendrons ensuite dans la salle Médicis pour entendre le ministre délégué chargé de l'Europe nous rendre compte de la réunion du Conseil européen qui s'est tenue le 26 juin dernier.
Mme Cathy Apourceau-Poly, corapporteure. - Les pénuries de médicaments tendent à se multiplier dans tous les États membres de l'Union, entraînant de nombreuses complications pour les patients et les professionnels de santé. Face à ce constat et à la demande des États membres, la Commission européenne s'était engagée à présenter un texte visant à renforcer la disponibilité et la sécurité de l'approvisionnement en médicaments critiques, notamment, dans un délai de cent jours après son installation.
Une proposition en ce sens a été présentée en mars dernier ; il s'agit de la proposition de règlement établissant un cadre visant à renforcer la disponibilité et la sécurité de l'approvisionnement en médicaments critiques ainsi que la disponibilité et l'accessibilité des médicaments d'intérêt commun. Cette proposition de règlement complète les dispositions relatives à la lutte contre les pénuries de médicaments intégrées dans le paquet pharmaceutique. Elle vise à soutenir les capacités de production industrielle sur le territoire de l'Union et à adapter les règles de la commande publique au risque de pénurie.
Dans ce dessein, le texte fixe les conditions dans lesquelles un État membre peut soutenir le développement de capacités de production de médicaments critiques sur son territoire. Ce soutien réglementaire et financier a pour contrepartie un engagement à fournir à tous les États membres de l'Union les quantités nécessaires pour assurer la disponibilité du médicament.
En outre, ce texte vise à modifier les règles relatives aux marchés publics pour permettre aux pouvoirs adjudicateurs de prendre en compte des critères autres que le prix pour l'attribution d'un marché public de médicament critique ou de médicament d'intérêt commun. Il établit également des procédures d'achats conjoints de médicaments auxquelles les États membres volontaires pourront participer.
Enfin, il propose d'instituer un groupe de coordination des médicaments critiques, composé de représentants des États membres et de la Commission européenne. Ce groupe « Médicaments critiques » devra faciliter la coordination des actions de la Commission et des États membres.
L'analyse que nous allons vous présenter aujourd'hui ne remet pas en cause l'intérêt de ce texte, qui nous paraît nécessaire. Elle vise uniquement à pointer les dispositions qui ne nous semblent pas conformes au principe de subsidiarité, car elles empiètent selon nous sur certaines compétences des États membres. Je rappelle à cet égard que la fourniture de médicaments, ainsi que la détermination de leur prix et des conditions de remboursement, relèvent de la compétence des États membres.
Nous discuterons sans doute ultérieurement de cette proposition sur le fond.
M. Bernard Jomier, corapporteur. - La proposition de règlement que nous examinons a pour base juridique l'article 114 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE). Cet article prévoit que le Parlement européen et le Conseil de l'Union, statuant conformément à la procédure législative ordinaire, arrêtent les mesures relatives au rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres qui ont pour objet l'établissement et le fonctionnement du marché intérieur.
Cette base juridique nous semble correcte, dès lors que ce texte vise à créer des critères uniformes de dérogation aux règles relatives aux aides d'État et aux règles relatives à la commande publique.
Toutefois, l'article 168 du même traité prévoit que l'action de l'Union est menée dans le respect des responsabilités des États membres pour ce qui concerne la définition de leur politique de santé, ainsi que l'organisation et la fourniture de services de santé et de soins médicaux. Dès lors, les États membres restent libres d'organiser et de sécuriser leur approvisionnement en médicaments selon des objectifs nationaux conformes à leurs besoins, en utilisant les moyens de leur choix.
Sur ce fondement, nous estimons que deux articles de ce texte remettent en cause les compétences des États membres et ne sont pas conformes au principe de subsidiarité.
Tout d'abord, l'article 19 de la proposition de règlement prévoit que les États membres sont tenus d'établir un programme national de soutien à la sécurité de l'approvisionnement en médicaments critiques, notamment dans le cadre des procédures de passation de marchés publics. Le contenu de ces programmes n'est pas précisé pour le moment. Ces programmes devront être notifiés au groupe « Médicaments critiques », par l'intermédiaire de la Commission européenne. Le groupe pourra émettre un avis et, dans ce cas, les États membres devront le prendre dûment en considération et pourront en tenir compte lors de la révision de leur programme.
Nous estimons que la rédaction de cet article manque de précision, tout comme l'ensemble du texte d'ailleurs, et nous demandons d'ajouter expressément que l'avis du groupe « Médicaments critiques » n'est pas contraignant pour les États membres, sans quoi l'article 19 ne nous paraîtrait pas conforme au principe de subsidiarité.
Mme Pascale Gruny, corapporteure. - Ensuite, l'article 20 de la proposition de règlement prévoit que les mesures relatives à la sécurité d'approvisionnement appliquées dans un État membre ne devraient pas avoir d'incidence négative dans les autres États membres. Cette disposition vise en particulier les obligations de détenir des stocks de sécurité imposées aux entreprises produisant des médicaments critiques et des médicaments d'intérêt commun. Cet article précise également que ces mesures devraient être proportionnées et respecter les principes de transparence et de solidarité.
Si ces principes ne sont pas définis dans cette proposition de règlement, ils pourraient l'être à l'article 134 de la proposition de règlement du « paquet pharmaceutique », actuellement examinée en trilogue.
Aux termes du considérant 31 de la proposition de règlement COM(2025) 102 final, les États membres devraient tenir dûment compte de ces lignes directrices en ce qui concerne l'absence de toute incidence négative sur le marché intérieur lorsqu'ils proposent et définissent la portée et le calendrier de toute forme d'obligation pour les entreprises de détenir des stocks de sécurité. Ces lignes directrices, bien que non contraignantes, pourraient toutefois préciser la portée l'article 20 et limiter la capacité des États membres à demander aux entreprises de constituer des stocks de sécurité pour assurer leur approvisionnement en médicaments.
Or les responsabilités des États membres relatives à la fourniture de médicaments impliquent la possibilité de demander aux entreprises de constituer des stocks de sécurité selon leurs besoins.
En conséquence, nous demandons la suppression pure et simple de l'article 20.
Il me paraît important de rappeler que la France fait partie des États membres qui imposent aux entreprises de détenir des stocks de sécurité. Dans sa résolution européenne n° 120 (2023-2024) sur l'action de l'Union européenne contre les pénuries de médicaments, adoptée à l'initiative de notre commission, le Sénat a recommandé que chaque État membre puisse fixer des obligations de constitution de stocks aux entreprises selon ses propres besoins. C'est encore la position que nous soutenons aujourd'hui, car c'est celle qui respecte le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne.
Voilà mes chers collègues ce que nous pouvions vous dire sur ce texte, dont deux articles ne nous paraissent pas conformes, en l'état, au principe de subsidiarité.
M. Jean-François Rapin, président. - C'est clair.
Il convient maintenant de savoir si d'autres États membres ont la même position. La Suède est sur la même ligne, mais d'autres parlements sont encore en train d'examiner le texte. En tout état de cause, nous leur communiquerons notre position dès aujourd'hui, car, si nous sommes isolés, notre réserve n'aura pas d'impact.
Mme Pascale Gruny, corapporteure. - Nous observons qu'au travers de textes relatifs à la santé, la Commission européenne empiète de plus en plus sur les compétences des États membres, au mépris du principe de subsidiarité. Nous sommes donc très vigilants sur ce point.
M. Jean-François Rapin, président. - Il en va de même pour le logement. Hier, la commission des finances a examiné sur ce sujet un rapport d'information qui soulignait que la Commission européenne, bien que n'ayant aucune compétence en la matière, s'empare de plus en plus cette compétence. Simplement, je le répète, pour faire respecter le principe de subsidiarité, donc le traité, nous devons être soutenus par les autres États membres.
M. Bernard Jomier, corapporteur. - Nous avons auditionné la semaine dernière Diane Fromage, professeur de droit à Salzbourg, qui indiquait également que l'Union intervient de plus en plus en matière de santé. Une commission de la santé publique a ainsi été créée au Parlement européen et l'industrie pharmaceutique est de plus en plus active au sein des institutions européennes pour faire augmenter les prix, en réaction à ce qu'il se passe outre-Atlantique.
Sans doute une plus coopération renforcée à l'échelle de l'Union peut-elle être intéressante. Par exemple, nous avions soutenu l'instauration du plan européen de lutte contre le cancer ainsi que le renforcement des financements de l'Agence européenne du médicament, car l'intérêt de ces dispositifs était clair.
Néanmoins, en l'espèce, ce qui ne laisse pas de me surprendre, c'est que ce projet de texte plonge dans des mécanismes de niveau réglementaire, sans que cela ne présente le moindre intérêt ! Nous n'avons pas d'opposition de principe à l'extension de ce que nous partageons avec les autres pays européens en matière de santé ; ce qui nous étonne, c'est le niveau de détail dans lequel la Commission européenne entend descendre. Je me demande donc ce qui la motive.
Du reste, en 2018, le Sénat avait proposé au Gouvernement de constituer des stocks de médicaments. La ministre de la santé de l'époque, Mme Buzyn, nous avait objecté que les traités européens ne le permettaient pas ; je lui avais répondu que la Finlande l'avait déjà fait et n'avait rencontré aucune opposition de la part de la Commission européenne. Je me demande donc vraiment ce qui motive certaines dispositions de cette proposition de règlement.
M. Jean-François Rapin, président. - Lors de la conférence sur l'avenir de l'Europe, nous avions ressenti une volonté forte de la Commission européenne d'empiéter sur les compétences des États membres dans le domaine de la santé. Cela s'est d'abord manifesté par la création de l'Autorité européenne de préparation et de réaction en cas d'urgence sanitaire (ou Health Emergency Preparedness and Response Authority, Hera), qui a représenté un premier coin dans l'exercice de cette compétence. Cette volonté s'explique notamment par la faiblesse de certains États membres en matière sanitaire, comparativement à notre système de santé et à notre outil de solidarité qu'est la sécurité sociale. La Commission considère cette dernière avec intérêt et souhaite l'étendre à tous les États membres ; du reste, lors de cette conférence, plusieurs États membres avaient exprimé le souhait d'avoir un modèle européen plus intégré. Gardons nos compétences !
Vos réactions sont donc justifiées, mes chers collègues ; simplement, j'y insiste, il nous faut maintenant les faire valoir.
M. Didier Marie. - Je partage votre analyse. Il y a eu, selon moi, un élément déclenchant à cette tendance : la crise du Covid-19. En effet, cette crise a mis en évidence les fragilités des chaînes de production de médicaments. Face à cette crise, il a fallu organiser la coopération entre l'Union et les États membres ...
M. Jean-François Rapin, président. - Avec la création de l'Hera !
M. Didier Marie. - Oui et par conséquent, s'il y a en effet des compétences dont l'exercice doit demeurer à l'échelon national, le fait d'organiser, à l'échelon européen, une forme de coordination, voire une mutualisation des moyens, ne me choque pas.
Mme Pascale Gruny, corapporteure. - Nous non plus.
M. Didier Marie. - Simplement, je suis d'accord avec vous, il ne faut pas aller trop loin.
Mme Pascale Gruny, corapporteure. - L'Hera découle incontestablement de la crise du Covid-19, qui avait démontré un besoin réel en la matière. D'ailleurs, la population s'interrogeait sur l'action de l'Union européenne et réclamait son intervention.
Néanmoins, cela ne signifie pas non plus que la santé doive devenir une compétence de l'Union européenne. Je suis pour ma part favorable à la mise en commun de la recherche, pour éviter la démultiplication de projets concurrents et de moindre ampleur. Je pense également qu'il faut davantage de coordination. Simplement, il faut faire attention car la compétence en matière de santé soulève, in fine, la question du prix et des conditions de remboursement du médicament, qui doivent continuer de relever des États membres. Nous restons vigilants à cet égard.
Mme Mathilde Ollivier. - Je veux rebondir sur les propos de Didier Marie. La pandémie de Covid-19 et les pénuries de médicaments ont poussé l'Union européenne à agir. La question des pénuries se pose partout et le fait de se réunir, de mettre nos efforts en commun, permet de peser plus lourd dans le rapport de force face à l'industrie pharmaceutique. Cela permet donc à la fois d'éviter la concurrence entre États membres et de favoriser la coordination entre eux pour l'approvisionnement en médicaments. Cela nous éloigne peut-être un peu du texte mais je pense que, sinon une intégration européenne, du moins une stratégie et une coopération communes se justifieraient.
M. Bernard Jomier, corapporteur. - Je ne suis pas sûr que l'on s'éloigne tant que ça du texte. Le lobbying intensif de la Fédération européenne des associations et industries pharmaceutiques (ou European Federation of Pharmaceutical Industries and Associations, Efpia), mené actuellement à Bruxelles, est directement lié à la pression que ressent l'industrie pharmaceutique aux États-Unis, où le président Trump réclame et va obtenir des baisses de prix des médicaments. L'industrie se reporte donc sur l'Europe où elle espère obtenir, pour compenser cette perte, une hausse des prix de nos médicaments et c'est in fine la sécurité sociale qui paiera la facture. Efpia est très offensive dans son action visant à obtenir des hausses de prix et le type de mécanismes que propose la Commission européenne démontre sa volonté de mettre le nez dans nos mécanismes de fixation des prix.
Mme Pascale Gruny, corapporteure. - Tout à fait.
M. Jean-François Rapin, président. - L'Union européenne tend clairement à vouloir étendre ses compétences depuis la création de l'HERA avec le développement des autorisations de mises sur le marché (AMM) européennes, aujourd'hui des dispositions qui tendent à exercer un droit de regard sur les modalités d'approvisionnement des États membres et, peut-être demain, sur les conditions de remboursement des médicaments.
M. Vincent Louault. - Dans le domaine agricole, je peux vous dire que nous souhaiterions des AMM européennes pour les produits phytopharmaceutiques. En effet, la France applique de manière dogmatique le principe de précaution, ce qui bloque l'innovation. L'exemple des organismes génétiquement modifiés (OGM) est éclairant : on a cassé la recherche dans ce domaine, ce qui nous a contraints ensuite à importer des organes d'animaux génétiquement modifiés. C'est une spécificité française que d'avoir peur de tout, c'est dommage.
Mme Pascale Gruny, corapporteure. - Pour les médicaments, si les AMM peuvent être européennes, ce sont les États membres qui fixent les conditions de remboursement de ces médicaments.
M. Jean-François Rapin, président. - Oui, une décision française sur le prix et les conditions de remboursement est nécessaire.
Mes chers collègues, je vous propose d'adopter cette proposition de résolution portant avis motivé.
La commission adopte, à l'unanimité, la proposition de résolution européenne portant avis motivé sur la conformité au principe de subsidiarité de la proposition de règlement COM(2025) 102 final, qui sera adressée à la Commission européenne.
La réunion est close à 13 h 20.
La réunion est ouverte à 13 h 35.
Audition de M. Benjamin Haddad, ministre délégué chargé de l'Europe
M. Jean-François Rapin, président. - Nous accueillons M. Benjamin Haddad, ministre délégué chargé de l'Europe, pour nous rendre compte du Conseil européen qui s'est tenu le 26 juin, au lendemain du sommet de l'OTAN.
Cette réunion du Conseil européen a abordé de nombreux points. Le 40ème anniversaire de la signature de l'accord de Schengen a été célébré, tout comme les dates anniversaires de certains élargissements, le Conseil européen rappelant à cette occasion que l'élargissement représente un « investissement géostratégique dans la paix, la sécurité, la stabilité et la prospérité ».
En évoquant cette dimension géostratégique, on pense évidemment à l'Ukraine. Or, une nouvelle fois, l'évolution de la situation en Ukraine n'a pas pu faire l'objet de conclusions adoptées par les 27, la Hongrie se désolidarisant du texte « fermement soutenu » par les 26 autres États membres.
Je rappelle que 17 paquets de sanctions ont été adoptés à l'encontre de la Russie et qu'un 18ème paquet visant plus particulièrement la flotte fantôme russe a été proposé mais qu'il est à ce stade bloqué, compte tenu de la position de la Slovaquie et de la Hongrie. En revanche, la reconduction semestrielle des sanctions économiques a été approuvée.
Le texte « fermement soutenu » par les 26 évoque également les avoirs russes gelés en indiquant qu'ils « devraient rester immobilisés jusqu'à ce que la Russie cesse sa guerre d'agression contre l'Ukraine et indemnise celle-ci des dommages causés par cette guerre ». Je serais heureux que vous puissiez préciser l'évolution des positions sur ce dossier qui est systématiquement évoqué, de manière de plus en plus insistante, lors des réunions de la Conférence des organes spécialisés dans les affaires communautaires (COSAC).
Les conclusions du Conseil européen adoptées par les 27 évoquent aussi de très nombreux sujets, en commençant par le Moyen-Orient, le Président de la République ayant eu des échanges avec le Président des États-Unis en marge de la réunion du Conseil européen. Ces conclusions évoquent longuement les enjeux liés à la défense et la sécurité européennes, en soulignant les récents partenariats de sécurité et de défense conclus avec le Royaume-Uni et le Canada. Ce thème est central dans le contexte actuel et on ne peut qu'être frappé par les expressions divergentes concernant l'objectif de dépenses militaires porté à 5 % du PIB, ouvertement contesté par l'Espagne. Peut-être pourrez-vous nous éclairer sur les équilibres entre États membres sur cette question. Nous évoquerons demain, en auditionnant François-Xavier Bellamy, les enjeux liés aux négociations sur la proposition de règlement relatif au programme pour l'industrie européenne de la défense (Edip), dont il est l'un des rapporteurs au Parlement européen. Ce texte présente un enjeu important pour l'avenir de la base industrielle et technologique de défense européenne (BITDE).
Les conclusions du Conseil européen évoquent aussi les relations avec les pays tiers et les partenaires, la compétitivité et les migrations. Le texte des conclusions invite les co-législateurs à poursuivre l'examen de la proposition de règlement sur les retours, qui ne nous paraît pas conforme au principe de subsidiarité, mais aussi le texte sur les pays d'origine sûrs, que nous examinerons à la rentrée.
Les conclusions du Conseil européen abordent également : la situation en Moldavie et dans les Balkans occidentaux, en rappelant les perspectives d'adhésion ; la sécurité intérieure, en appelant à renforcer la coopération des services répressifs et la coopération judiciaire pour faire face à l'évolution de la criminalité - je tiens à souligner la réelle valeur ajoutée d'Europol et Eurojust, qui incarnent à mes yeux une Europe efficace au service des citoyens - ; enfin plusieurs sujets encore, notamment la stratégie de l'Union européenne pour une union de la préparation, les attaques hybrides, la Mer noire, le multilatéralisme et l'agenda mondial ou encore les relations extérieures de l'Union.
Il y a donc eu beaucoup de sujets listés, mais pas celui qui a animé cette réunion du Conseil européen et qui est loin de faire consensus : la réponse de l'Union européenne à la stratégie agressive des États-Unis sur le plan commercial - alors même que la présidente de la Commission européenne a indiqué avoir reçu une contre-proposition américaine et qu'elle plaide désormais pour une alternative à l'OMC pour régler les différends commerciaux.
Je souhaite que vous puissiez évoquer ce point, ainsi que le dossier du Mercosur. Les lignes françaises bougent et le Gouvernement pourrait soutenir la signature de l'accord sous réserve de l'introduction de clauses nationales de sauvegarde en matière agricole, en cas de perturbation grave du marché agricole national. Vous connaissez la sensibilité de ce sujet pour le Sénat, nous souhaitons donc des éclaircissements sur les évolutions en cours - nous venons d'en débattre au Bureau de la commission des affaires européennes.
M. Benjamin Haddad, ministre délégué chargé de l'Europe. - Le Conseil européen du 26 juin a été une nouvelle occasion de rappeler, sur des sujets comme la défense, la compétitivité, le voisinage ou les relations transatlantiques, ce qui est la ligne constante de la France depuis le discours de la Sorbonne de 2017 : la nécessité de construire une Europe plus forte, plus unie, plus souveraine, qui investit dans sa défense et réduit ses dépendances technologiques, commerciales ou énergétiques - c'est d'autant plus nécessaire dans le moment de turbulence géopolitique que nous connaissons. Nous avons eu un Conseil dense, avec beaucoup de sujets au coeur de l'actualité et sur lesquels nous avons porté une voix très claire au nom de la France.
Sur l'Ukraine, nous voyons que la guerre d'agression de la Russie continue, avec une escalade très violente sur le terrain au mois de juin : il y a eu quarante-trois morts à Kiev, uniquement dans les bombardements des dernières semaines. Les Ukrainiens ont accepté, il y a plusieurs mois, le principe d'un cessez-le-feu inconditionnel de trente jours pour laisser la place à la négociation, mais la Russie maintient ses objectifs de démilitarisation, de neutralisation de l'Ukraine et de renversement du gouvernement du président Zelensky.
Dans ce contexte, notre objectif est d'augmenter la pression sur le régime de Vladimir Poutine pour l'amener à la table des négociations, ce qui passe par l'accentuation des sanctions. Le dix-septième paquet a été adopté et les sanctions ont été renouvelées le 1er juillet. Il s'agit maintenant d'adopter le dix-huitième paquet, qui ira très loin en ciblant le secteur énergétique russe, lequel continue d'être le carburant - sans mauvais jeu de mots - de l'effort de guerre de Vladimir Poutine. Ce nouveau paquet vise à sanctionner la flotte « fantôme » qui permet de contourner les sanctions, à rabaisser de 60 à 45 dollars le « price cap » sur le pétrole que la Russie peut exporter à des partenaires tiers, et à mettre un embargo total sur l'exportation de produits raffinés bruts russes.
Nous devons trouver un accord à vingt-sept, donc avec la Slovaquie et la Hongrie. La Slovaquie lie ce dix-huitième paquet au texte « REPowerEU » de la Commission européenne, lequel entend réduire à zéro les importations de gaz et de pétrole russes d'ici à 2027 ; les Slovaques ont en effet des contrats « take or pay » avec Gazprom, ils devraient donc continuer à payer même sans livraison ; ils estiment que les frais d'arbitrage à payer à Gazprom s'établiraient entre 15 et 20 milliards d'euros sur la période 2028-2031. C'est l'objet de la discussion actuelle entre la Slovaquie et la Commission européenne.
Nous travaillons avec nos partenaires slovaques, hongrois et tous les Européens pour adopter le plus rapidement possible ce dix-huitième paquet qui aura un impact considérable. Cette discussion se déroule en parallèle du travail mené au Sénat américain, avec le paquet proposé par le sénateur républicain Lindsey Graham et soutenu par quatre-vingts de ses collègues, démocrates comme républicains, qui imposerait des sanctions très dures, en particulier des sanctions secondaires contre les pays qui aident la Russie à contourner les sanctions.
En parallèle de cet effort, nous continuons le soutien militaire et macroéconomique à l'Ukraine. Les intérêts générés par les avoirs gelés de la Russie en Europe servent de garantie à un emprunt de 50 milliards d'euros à l'échelle du G7, - le prêt ERA -, dont 18 milliards d'euros pour les Européens. Ce prêt sert à couvrir les besoins économiques et militaires de l'Ukraine, et lors de ce Conseil européen, nous avons demandé d'en accélérer le décaissement. Nous en sommes à 7 milliards d'euros décaissés mais il faut aller plus vite pour répondre aux besoins de l'Ukraine. Il n'y a pas de consensus en Europe pour aller plus loin sur les avoirs gelés. Certains pays, notamment la Belgique où se trouve l'essentiel de ces avoirs - chez Euroclear -, sont très exposés au risque de précédent économique que représenterait une confiscation totale. En attendant, c'est un levier de négociation, un outil que nous utilisons dans le rapport de force avec la Russie. La priorité reste l'accélération du décaissement du prêt ERA.
Le Moyen-Orient a bien sûr fait l'objet de discussions, nous avons rappelé la position française sur les objectifs à Gaza : la libération inconditionnelle des otages, l'accès sans entrave de l'aide humanitaire à la population civile palestinienne et un cessez-le-feu inconditionnel de façon à relancer le dialogue politique - lequel pourra conduire à une solution à deux États, seule solution politique durable pour régler le conflit. C'est l'objet de l'initiative de la France avec l'Arabie saoudite qui vise à organiser une conférence internationale sur la reconnaissance mutuelle entre Israéliens et Palestiniens. Cette conférence, qui devait avoir lieu à New York en juin, a été repoussée ; il ne faut pas perdre cette dynamique pour trouver une issue concrète.
La situation en Iran a bien sûr été évoquée. La position de la France est très claire, il faut revenir aux fondamentaux : l'Iran ne peut pas et ne doit pas se doter de l'arme nucléaire. Notre position historique, aux côtés de nos partenaires du UE/E3, les Britanniques et les Allemands, est de dire avec constance que la solution militaire ne suffit pas à créer un cadre durable de désarmement. C'est pourquoi nous travaillons avec nos partenaires européens et ceux du P5, comme l'a montré l'entretien du Président de la République avec le président russe, à recréer ce cadre de sécurité par la négociation. Cela passera notamment par des inspections de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) sur le terrain, un processus d'inspection extrêmement robuste.
Le Conseil européen a aussi, et longuement, évoqué les questions de compétitivité et d'économie. Nous avons souvent souligné la nécessité de mettre en oeuvre le rapport Draghi pour rattraper le décrochage économique, industriel et technologique du continent européen par rapport aux États-Unis. L'effort de simplification se poursuit, sous l'impulsion de la France et de l'Allemagne ; nous avons trouvé au Conseil un bon accord sur la directive relative à la publication d'informations en matière de durabilité par les entreprises (CSRD) et la directive sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité (CS3D). Nous pouvons conserver ces textes importants tout en les simplifiant, en réduisant le nombre d'indicateurs pesant sur les PME et en relevant le seuil du nombre de salariés des entreprises concernées. Le Conseil européen a aussi rappelé à la Commission la nécessité de produire des résultats dans d'autres domaines, comme l'unification du marché unique avec l'union des marchés de capitaux, la titrisation, le label européen ou l'autorité de supervision.
En matière de défense, nous avons finalisé la négociation du programme Safe (Security Action For Europe). Celui-ci représentera 1,5 milliard d'euros d'emprunt de la Commission européenne à des taux préférentiels pour investir dans des projets de coopération industrielle. Les critères d'éligibilité prévoient qu'au moins deux États membres doivent s'associer. L'accord de sécurité et de défense entre l'Union européenne et l'Ukraine est une opportunité pour notre industrie de défense de travailler avec les industries ukrainiennes, dont nous avons vu la propension à l'innovation, l'audace et l'utilisation des drones. Il est très intéressant que, pour la première fois dans un texte européen, des critères de préférence européenne aient été inclus pour des dépenses qui seront réalisées par les États membres. Même si nous aimerions qu'il y ait 100 % de composants européens plutôt que de 50 %, cette préférence européenne montre que les lignes bougent : nos partenaires commencent à comprendre la nécessité de réduire leur dépendance et de maîtriser les savoir-faire technologiques et les exportations.
Je salue le travail de François-Xavier Bellamy et de Raphaël Glucksmann au Parlement européen sur le programme pour l'industrie européenne de la défense (EDIP). J'ai échangé avec eux à de nombreuses reprises. La proposition du Parlement européen est plus ambitieuse que celle du Conseil, puisqu'elle relève à 70 % la part de composants européens - quelle que soit la proportion finalement retenue, Edip représentera un précédent important. L'objectif actuel est de 1,5 milliard d'euros, il faudra aller plus loin et être plus ambitieux dans les prochaines années pour soutenir l'effort de réarmement et notre industrie de défense européenne autonome.
Nous soutenons la réforme de la directive « retour » présentée par la Commission européenne. Son objectif est d'expulser plus facilement les ressortissants étrangers qui n'ont pas vocation à rester sur le territoire européen et d'y consacrer des moyens renforcés et plus flexibles. Nous avons des points de vigilance, notamment la question de la reconnaissance mutuelle, que j'ai évoquée avec le commissaire européen en charge du dossier, comme le fait régulièrement Bruno Retailleau. Ce sera l'une des lignes que nous défendrons lors du trilogue. Il est important que l'Union européenne renforce ses instruments de lutte contre l'immigration illégale et de maîtrise de ses frontières, cela passe par la révision de la directive « retour » et par le renforcement des outils externes, que ce soit la conditionnalité sur les visas, sur l'aide au développement ou sur les accords commerciaux.
La question de l'élargissement a été évoquée à propos des Balkans, l'idée étant qu'il faut avancer avec des pays européens qui font des efforts de réforme, comme l'Albanie et le Monténégro, tout en gardant un oeil très vigilant sur les crises potentielles dans la région. Je serai en Bosnie-Herzégovine le 11 juillet pour la commémoration des trente ans du génocide de Srebrenica. Ce sera l'occasion de rappeler très clairement les positions de la France sur l'intégrité territoriale de la Bosnie, le respect de l'héritage des accords de Dayton et de l'ordre constitutionnel du pays face aux menaces sécessionnistes de M. Milorad Dodik, le président de la République serbe de Bosnie. Il faut aussi envoyer un message clair aux pays dont les autorités font malheureusement preuve d'une dérive illibérale. Je pense en particulier à la Géorgie. Nous avons eu hier une réunion avec nos collègues britanniques et d'autres pays européens pour dénoncer la dérive illibérale et anti-européenne du Rêve géorgien ; plusieurs dirigeants de l'opposition géorgienne ont été arrêtés et condamnés à la suite des manifestations contre une élection de toute évidence truquée, selon les rapports de l'OSCE ou du Parlement européen. Il ne faut pas abandonner la population géorgienne, pro-européenne dans son immense majorité. J'envisage, avec mes collègues du triangle de Weimar, de me rendre en Géorgie dans les prochaines semaines pour faire entendre ce message.
M. Jean-François Rapin, président. - Nous avons très récemment auditionné Salomé Zourabichvili.
M. Benjamin Haddad, ministre délégué chargé de l'Europe. - Il est très important de maintenir le dialogue avec l'ancienne présidente Salomé Zourabichvili, qui fait preuve d'un très grand courage, et de montrer aux autorités actuelles qu'elles ne peuvent pas espérer continuer le processus européen tout en prenant un chemin différent de celui de nos valeurs.
Sur le Mercosur, le Président de la République l'a rappelé, notre ligne n'a pas changé : nous avons toujours dit que nous n'étions pas contre les accords de libre-échange, mais que nous nous opposions au Mercosur en l'état, car il ne protège pas nos filières agricoles contre des risques de concurrence déloyale, qui crée un risque systémique sur les marchés agricoles européens. La clause de sauvegarde est inopérante dans l'accord tel qu'il est rédigé : son seuil de déclenchement est beaucoup trop élevé pour être activé pour un seul pays ou une seule filière. Il y a des solutions, nous en avons trouvé avec l'Ukraine : les mesures commerciales autonomes (MCA) mises en place au lendemain de la guerre ont pu, sous l'impulsion de la France et de la Pologne, intégrer une clause de sauvegarde qui freine les importations quand elles déstabilisent nos filières - c'est efficace. Pour signer un accord comme celui du Mercosur, il faut donc un protocole additionnel avec des clauses de sauvegarde qui protègent nos filières, ainsi qu'un renforcement substantiel des contrôles sanitaires et phytosanitaires sur les produits qui entrent en Europe, avec des moyens de contrôle sur place. Cette approche vaut pour le Mercosur comme pour les autres accords de libre-échange ou pour le mécanisme d'ajustement carbone aux frontières. Le commissaire Olivér Várhelyi accomplit un travail intéressant sur ce sujet, nous le soutenons. On nous a beaucoup dit que la France était isolée sur le Mercosur, mais on voit désormais de nombreux pays, comme la Pologne, rejoindre notre position. Des pays s'opposent au Mercosur, par exemple l'Autriche - son Parlement a voté contre ce traité - mais aussi les Pays-Bas. Les Irlandais sont opposés à l'accord en l'état et les Italiens ont fait écho à ces préoccupations. À Rome, il y a deux semaines, j'ai signé un communiqué avec mon homologue, Giorgio Silli, demandant des clauses dédiées pour protéger les agriculteurs - c'est aussi le fruit d'échanges entre Annie Genevard et son homologue italien Francesco Lollobrigida ; les Hongrois sont également sur cette ligne. Nous avançons donc groupés et continuons à exposer très clairement cette position à la Commission. Le débat sur le Mercosur existe aussi au Parlement européen, où plusieurs amendements exprimant des préoccupations sur l'agriculture ont été adoptés il y a quelques semaines. La Commission européenne devra en tenir compte, plutôt que de se précipiter avec un accord qui ne protège pas nos filières.
Enfin, la négociation sur les droits de douane se poursuit entre la Commission européenne et les États-Unis. C'est un test de crédibilité géopolitique pour l'Union européenne, au-delà de la simple dimension économique. L'objectif partagé par tous les pays européens est de trouver une voie de désescalade et d'éviter une guerre protectionniste. Disons-le clairement : nous ne pouvons pas accepter une situation asymétrique où des droits de douane seraient imposés par les États-Unis. La Commission a choisi de ne pas activer les premières contre-mesures qui avaient été votées, en particulier les 20 milliards de dollars de réaction au paquet américain sur l'acier et l'aluminium. Je ne sais pas, a posteriori, si c'était une bonne idée, mais c'est le choix qui a été fait, y compris quand les Américains ont fait passer leurs droits de douane de 25 à 50 %. Nous avons une échéance au 9 juillet et des contre-mesures : les 21 milliards sur l'acier et l'aluminium et les 80 à 90 milliards de biens proposés par la Commission. Nous pourrions aller plus loin en demandant l'activation d'enquêtes sur la coercition économique, qui pourrait mener à l'utilisation d'instruments comme les taxes sur les services numériques. Le Président de la République a évoqué une autre approche, celle d'une taxe de 10 % sur l'importation de biens américains : elle a le mérite de la clarté et de la réciprocité parfaite, c'est la ligne que nous défendons, car nous ne pouvons accepter de nous retrouver dans une situation moins favorable que celle de l'accord apparemment obtenu par le Royaume-Uni. Il faut être très clair et ne pas créer un précédent moins favorable. Nous verrons les propositions des Américains et de la Commission européenne dans les prochains jours, nous sommes très vigilants.
Je pars tout à l'heure à Berlin, où j'aurai l'occasion, avec mon homologue allemand, Gunther Krichbaum, de lancer une task force franco-allemande sur le prochain cadre financier pluriannuel, visant à faire converger nos positions sur les priorités politiques, les ressources propres et le montant des outils européens. Il est important d'avoir ce dialogue avec les Allemands. J'espère que nous dialoguerons aussi avec des pays comme la Pologne.
M. Jean-François Rapin, président. - Pouvez-vous nous donner une note d'ambiance de ce Conseil européen ?
M. Benjamin Haddad, ministre délégué chargé de l'Europe. - C'est une question compliquée...
M. Jean-François Rapin, président. - Comment les choses se sont-elles déroulées, quelle était l'ambiance entre les États membres - sommes-nous sur de bons augures ou en situation de conflit interne ?
M. Benjamin Haddad, ministre délégué chargé de l'Europe. - Nous ne sommes pas en situation de conflit interne, au contraire, les choses commencent enfin à avancer. Nous avons parlé de l'Union des marchés de capitaux, pour laquelle la Commission européenne doit faire des propositions dans les prochains mois, nous avons esquissé un plan de réarmement - avec une amorce de préférence européenne dans le programme Safe -, des avancées qui paraissaient impossible il y a encore six mois ou un an.
Nous sommes dans un moment d'accélération, sous forte pression de nos partenaires et de nos concurrents, qui sont parfois les mêmes. Il faut que nous soyons capables d'accélérer et d'obtenir des résultats : la Commission européenne est attendue sur des résultats en matière de défense et nous devons aller plus loin - c'est ce que nous disons dans les conclusions du Conseil européen : Safe et Edip sont une première étape, pas un aboutissement. Il faudra aussi réfléchir de façon créative et innovante à la manière de soutenir notre effort de réforme pour la compétitivité, la simplification et l'unification du marché unique. Nous n'avons pas cinq ans pour le faire ; nous avons six mois, un an - il faut le dire de façon très claire et, le cas échéant, assumer des rapports de force, y compris avec la Commission européenne, pour obtenir des résultats plus rapidement.
M. Jean-François Rapin, président. - Et avec la Hongrie ?
M. Benjamin Haddad, ministre délégué chargé de l'Europe. - Cela dépend des sujets. La France et les autres États membres ont toujours été clairs, certains financements liés au plan de relance ne seront pas versés à la Hongrie tant qu'elle ne corrigera pas certains de ses manquements à l'État de droit. J'ai envoyé notre ambassadeur à la Gay Pride de Budapest pour marquer notre soutien à la liberté d'expression, qui fait l'objet de violations manifestes en Hongrie. Il fallait envoyer un message clair de solidarité avec la société civile hongroise. Pour les questions qui relèvent de l'unanimité, notamment sur la défense et la sécurité de l'Ukraine, nous sommes dans un dialogue avec les autorités hongroises. C'est ce que nous avons fait pour renouveler les sanctions et adopter - certes de façon un peu créative - les conclusions sur l'Ukraine à 27 moins 1 ; nous avançons.
M. Jacques Fernique. - Nous aimerions partager votre optimisme dans cette période d'accélération. Vous parlez d'un fil conducteur clair et cohérent, il n'est pas facile à voir dans le sommet de l'OTAN ni dans les conclusions de ce Conseil européen, ni encore dans les deux heures d'échange téléphonique entre le président Macron et Vladimir Poutine : on cherche, plutôt qu'on ne la voie, l'Europe unie sur la défense de sa souveraineté et de son modèle de la primauté du droit...
L'autonomie européenne passe par un renforcement des capacités de défense et par la réduction des dépendances européennes. Or, l'affichage d'un alignement sur l'exigence américaine de dépenses militaires à 5 % du PIB, même avec des éléments de souplesse, a plutôt été compris comme le souci de ne pas irriter Donald Trump et de ne pas se démarquer des États-Unis, juste après les frappes en Iran qui ont été faites au mépris du droit international. Espérons que, sur les droits de douane et les différends commerciaux, l'état d'esprit européen sera plus ferme, c'est un test de crédibilité.
Concernant la perspective d'adhésion de l'Ukraine à l'Union européenne, le blocage hongrois persiste manifestement : comment le surmonter ?
Enfin, au moment où se confirme le désengagement des États-Unis dans le soutien à l'Ukraine, comment comprendre cet échange téléphonique du Président de la République avec Vladimir Poutine ? Certes, il y a la question de l'Iran et la nécessité d'empêcher la prolifération nucléaire militaire. Mais ce dialogue renoué, alors que 20 % du territoire ukrainien est occupé et que les attaques russes contre les civils s'intensifient, apparaît comme un signal de repli, de reflux de la fermeté face à Poutine. Le chancelier allemand refuse pour sa part tout dialogue avec le président russe. Cette reprise du dialogue ne nous reconduit-elle pas aux errements d'il y a trois ans, quand le Président de la République s'obstinait à maintenir le lien alors que l'invasion russe de l'Ukraine était avérée ?
Mme Marta de Cidrac. - Ces derniers jours, la situation s'est sensiblement aggravée en Serbie, où des manifestations ont lieu depuis quelque temps : on parle d'emprisonnement d'étudiants, d'usage de la force pour réprimer les manifestants, et même d'ingérence russe et d'assistance à ces répressions. Le sujet a-t-il été évoqué au Conseil européen ? Avez-vous plus d'informations que celles, peu rassurantes, que l'on peut lire dans la presse ?
Ma deuxième question concerne les otages français, je pense à Benjamin Brière, aux journalistes retenus en Algérie, à Cécile Kohler - qui est yvelinoise, enseignante dans mon arrondissement - et à Jacques Paris. Quelle est la position de l'Europe vis-à-vis des otages européens ? On a le sentiment que chaque État membre est seul pour gérer ces situations. Lors de notre déplacement à Bruxelles, nous avions posé la question au cabinet de la haute représentante de l'Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Kaja Kallas. On nous avait alors répondu qu'il n'y avait effectivement pas de demande d'intervention de la part des États membres mais que la Commission n'était pas fermée à ce qu'il y en ait : qu'en pensez-vous ?
M. Didier Marie. - Je souscris à votre optimisme, Monsieur le ministre, mais j'ai quelques inquiétudes.
L'accord en cours de négociation entre l'Union européenne et les États-Unis sur les droits de douanes devrait aboutir le 9 juillet ; nous entendons dire que des concessions pourraient être faites aux États-Unis en contrepartie d'un accord sur les tarifs douaniers, en particulier un recul sur la régulation européenne du numérique et sur le mécanisme d'ajustement carbone aux frontières. En somme, il pourrait y avoir un compromis entre barrières tarifaires et non tarifaires : qu'en est-il ? Dans l'hypothèse où il n'y aurait pas d'accord le 9 juillet, le Gouvernement français veut-il aller plus haut, plus loin, plus fort en matière de contre-mesures ?
Vous vous rendez cet après-midi à Berlin, c'est une excellente chose mais on peut se demander si ce n'est pas un peu tardif. Le chancelier allemand a officiellement soutenu les propositions de la Commission sur le cadre financier pluriannuel (CFP) : pas d'augmentation du volume du budget européen, une demande de maintien de son rabais avec une ristourne supplémentaire, le soutien au principe « argent contre réformes structurelles » et la possibilité pour les États membres de réaffecter librement les fonds, ce qui contrevient au principe même des politiques européennes. Quelle contrepartie allez-vous donc demander à votre homologue ? Qu'espérez-vous obtenir, sachant que c'est la première fois qu'il n'y a pas d'accord préalable entre la France et l'Allemagne sur ces questions budgétaires ?
Enfin, j'ai des inquiétudes sur la lutte contre le dérèglement climatique. Vous avez évoqué les projets Omnibus et la directive CSRD. Nous aurons demain un avis politique à formuler sur le sujet. Nous avons compris que la Commission européenne allait remettre en cause la directive sur les allégations environnementales. La France ne s'est pas exprimée, alors que la cible climatique intermédiaire pour 2040 semble poser problème. Enfin, la directive sur la déforestation a été bloquée au Parlement européen. La France va-t-elle oeuvrer pour poursuivre la lutte en faveur du climat ou bien les forces contraires sont-elles telles que nous n'allons pas pouvoir le faire ?
M. Louis Vogel. - Je souhaite revenir sur les suites des rapports de MM. Draghi et Letta, sur le double terrain du marché unique et de la concurrence. Le rapport Letta, a insisté sur ce qu'il a appelé la « complexité décourageante » des vingt-sept législations différentes, qui prive les entreprises européennes d'un véritable marché unique. Le code européen des affaires pourrait-il être une réponse ? Où en sommes-nous dans les discussions sur un tel projet ?
Le rapport Draghi a souligné que la politique européenne de concurrence était une autre faiblesse de l'Union européenne. Il a appelé à la constitution de vrais champions européens dans tous les domaines. Dans le secteur bancaire, par exemple, JP Morgan pèse autant en bourse que les dix premières banques européennes réunies : nous sommes des nains à côté de nos concurrents.
Nous avons besoin d'adapter notre politique de concurrence et de redéfinir ses rapports avec la politique industrielle : avançons-nous sur ce terrain ? La France a un rôle à jouer en la matière, on nous a assez reproché d'être des tenants de la politique industrielle au détriment de la politique de concurrence. N'est-il pas temps de dire que, désormais, nous voulons aussi parler de concurrence ?
M. Benjamin Haddad, ministre délégué chargé de l'Europe. - Je ne sais pas si je suis optimiste mais je souscris à la formule de Gramsci : « pessimisme de l'intelligence, optimisme de la volonté ». Il faut être lucide sur nos difficultés et les défis auxquels nous faisons face, puis se donner les moyens d'avancer et d'obtenir des résultats. C'est ce que nous nous efforçons de faire.
Un mot sur le sommet de l'OTAN et les 3,5%. Si nous augmentons nos budgets de défense, ce n'est pas parce que d'autres nous le demandent, mais parce que nous faisons face à un environnement plus conflictuel et plus dangereux : la menace russe à nos portes, l'instabilité, le terrorisme et, bien sûr, les questions sur la garantie de sécurité américaine, au-delà même de l'administration Trump. Au cours des deux mandats d'Emmanuel Macron, nous aurons doublé le budget de la défense français. Nos partenaires européens eux aussi réarment depuis quelques années - tant mieux, nous devrons continuer de le faire, c'est un effort générationnel.
J'aurais dû évoquer le blocage hongrois sur l'élargissement, c'est un sujet très problématique. Nous soutenons la suite du processus d'élargissement à l'Ukraine qui, malgré les bombardements, continue de se réformer et d'avancer. Il faut réfléchir à des façons de poursuivre le dialogue entre la Commission européenne et les Ukrainiens sur les réformes, même sans ouvrir formellement de conférences intergouvernementales ou de chapitres, jusqu'à ce que le blocage hongrois puisse être levé. Je n'exclurais pas que l'on réfléchisse à des façons d'assouplir le processus d'élargissement - c'est par exemple l'idée, soutenue par une majorité de pays européens, de passer des étapes intermédiaires à la majorité qualifiée. Cependant, cet assouplissement suppose un vote à l'unanimité - donc le blocage demeure. Nous devons continuer d'accompagner, de financer et de soutenir l'Ukraine dans son effort de réforme, et maintenir la pression sur la Hongrie pour lever ce blocage à l'élargissement.
Notre position sur la Serbie est très claire : le respect de l'État de droit, de la liberté de manifester, de la liberté d'expression et des oppositions est une condition sine qua non du processus d'élargissement. Nous suivons avec attention la situation, j'en ai parlé la semaine dernière avec le ministre des affaires étrangères serbe, en marge d'une conférence en Italie. Nous maintenons ce dialogue permanent avec les autorités serbes et soutenons leur aspiration européenne, tout en regardant avec attention la situation sur le terrain.
S'agissant des otages, vous avez raison de rappeler le sort de Benjamin Brière, qui avait été condamné de façon inacceptable à huit ans de prison. Cécile Kohler et Jacques Paris sont toujours otages, ils ont pu recevoir une visite consulaire qui a confirmé qu'ils n'avaient pas été blessés lors des frappes israéliennes sur la prison d'Evin à Téhéran. Le sujet des otages relève effectivement de la souveraineté nationale, même si nous sommes en lien avec nos partenaires européens pour obtenir la libération de tous nos ressortissants.
Soyons très clairs sur la négociation en cours avec les États-Unis : la régulation européenne du numérique - les règlements sur le marché et les services digitaux, DMA et DSA - ne fait pas partie de la négociation, la présidente de la Commission européenne l'a bien souligné, nous ne remettons pas en cause l'État de droit européen. Au contraire, la France porte une ambition encore plus haute sur ces sujets, le Président de la République l'a dit au Conseil européen : nous allons travailler avec nos partenaires européens pour interdire l'accès des moins de quinze ans aux réseaux sociaux. Nous essaierons de le faire d'abord au niveau européen ; si nous n'y parvenons pas, nous le ferons au niveau national - c'est une priorité que partage la présidence danoise du Conseil et j'espère que nous pourrons avancer sur ce point. La négociation avec les Américains porte donc sur les barrières tarifaires et non tarifaires, mais pas sur le numérique.
L'ambition européenne de décarbonation et de lutte contre le réchauffement climatique n'a pas changé : c'est non seulement une exigence climatique, mais aussi un enjeu de compétitivité et de souveraineté pour l'Europe. Contrairement aux Américains, nous ne sommes pas exportateurs mais importateurs d'énergies fossiles, nous sommes donc soumis à des prix définis sur des marchés que nous ne maîtrisons pas. Nous avons par conséquent tout intérêt à développer le nucléaire, les énergies renouvelables, les interconnexions et l'électrification du continent pour réduire nos dépendances et décarboner. Dans certains domaines, comme l'intelligence artificielle qui est très énergivore, nous avons un avantage comparatif évident, y compris par rapport aux Américains. Cependant, avançons avec pragmatisme, en accompagnant nos acteurs économiques, PME, industriels ou agriculteurs - c'est l'objectif de la simplification de textes comme la CSRD et la CS3D. Pour cette dernière, nous passons par exemple de mille à environ deux cents indicateurs de reporting, cela allègera la charge administrative et bureaucratique de nos entreprises. Il faut le dire très clairement : on ne soutiendra pas une lutte contre le réchauffement climatique qui renforcerait les entreprises américaines ou chinoises.
La Commission européenne présente un nouvel objectif de décarbonation de moins 90 % d'ici à 2040. Nous soutenons cet objectif, mais nous posons la question des moyens, car une déclaration qui n'est assortie d'aucun moyen nourrit le populisme et le ressentiment - quand la cible n'est pas atteinte ou si elle l'est n'importe comment. Nous avons donc posé des conditions pour atteindre cette cible : la neutralité technologique, qui implique de soutenir aussi le nucléaire au niveau européen - sujet que nous pourrons évoquer avec les Allemands, qui l'ont inscrit dans leur contrat de coalition ; la mise en oeuvre du Clean Industrial Deal, porté par l'ancien commissaire Thierry Breton, qui inclut des financements pour accompagner nos entreprises dans la décarbonation ; enfin, l'externalisation du marché carbone, car nous avons tout intérêt à réaliser l'équilibre carbone à l'échelle mondiale et donc à pouvoir acheter ou vendre des crédits carbone à des pays extérieurs à l'Union européenne. Il faut également clarifier les responsabilités et les cibles d'investissement entre les États membres. Nous avons donc un dialogue avec la Commission européenne, plusieurs de ces éléments figurent dans sa proposition sur l'objectif climatique à l'horizon 2040 qu'elle présente aujourd'hui. Sur ce sujet, nous sommes plutôt sur une position médiane en Europe. Face à un certain reflux des ambitions climatiques, il est important d'avoir une position pragmatique et équilibrée pour faire avancer de pair la décarbonation et la compétitivité.
Concernant le cadre financier pluriannuel (CFP), vous avez raison, des premières lignes ont été exprimées par l'Allemagne et la France ; nous sommes encore au début de la négociation : c'est le moment de travailler à faire converger nos positions. La France défend le projet d'un budget ambitieux ; il a été question de doubler la capacité financière de l'Union européenne, ce qui n'impose pas de doubler son budget, mais de recourir à d'autres instruments de garantie et d'investissement qui peuvent faire levier et qui sont les plus efficaces au niveau européen - par exemple InvestEU, le European Innovation Council et la Banque européenne d'investissement (BEI). Pour quelles priorités ? D'abord, renforcer et soutenir notre innovation, et donc la compétitivité et la recherche, ainsi que les formes de réarmement dans la défense et dans le spatial, avec des mécanismes de préférence européenne : l'argent européen doit être utilisé pour soutenir notre industrie européenne et, bien sûr, pour la protection de nos agriculteurs et de nos territoires dans le cadre de la politique de cohésion. Je serai très vigilant sur ce que la Commission européenne proposera pour l'architecture du CFP, je l'ai dit au commissaire Piotr Serafin lors de sa venue en France. Nous aurons un Conseil des affaires générales le 18 juillet, deux jours après la première proposition de la Commission. Nous sommes tous d'accord pour que le budget européen soit plus flexible, plus agile, plus réactif aux crises - et nous, Français, nous avons été les premiers à le dire. Attention, cependant, à un système où l'on pourrait, au nez et à la barbe des priorités des États membres, faire passer des fonds d'une enveloppe à une autre ou fondre la PAC au sein d'un grand ensemble avec la cohésion. La flexibilité, c'est bien, mais il y a les prérogatives des États membres et les priorités politiques qui seront exprimées lors de la négociation au Conseil européen - je serai extrêmement attentif à leur respect.
Le rapport Draghi a été publié il y a un an et nous n'avons pas beaucoup avancé dans sa mise en oeuvre. Il faut accélérer. Je suis partisan de la proposition d'Enrico Letta sur le code européen du droit des affaires, la société européenne simplifiée, le vingt-huitième régime de droit des affaires. J'aurai prochainement l'occasion de faire intervenir Enrico Letta et les juristes du groupe Henri Capitant devant le Conseil des affaires générales : ils ont avancé dans la rédaction d'un Code de commerce européen. La Commission européenne doit bientôt faire une proposition sur le 28ème régime, nous l'avons inscrit dans les conclusions du Conseil européen. J'en ai parlé avec le commissaire Michael McGrath : cette proposition doit être plus ambitieuse que dans sa version initiale, qui réservait ce régime aux seules sociétés innovantes, les start-up. Je ne vois pas l'intérêt de créer une usine à gaz avec de nouveaux effets de seuil. Toutes les entreprises qui souhaitent opter pour un régime européen leur permettant d'investir, de se développer et d'exporter au niveau européen, doivent pouvoir le faire. La formule de Mario Draghi - « on a des tarifs qui nous sont imposés par les États-Unis, mais en fait on s'impose des tarifs à nous-mêmes » - est un défi, nous avons une belle idée européenne à promouvoir dans les prochains mois pour le relever.
La politique de concurrence, qui est un peu le parent pauvre du débat actuel, est le deuxième axe pour avancer. On parle de simplification, d'investissement, de marché unique, mais peu de politique de concurrence. La Commission conduit une révision des textes, elle a élargi le débat aux entreprises, à l'industrie et aux États membres. Oui, il faut réformer le droit de la concurrence, ne serait-ce que pour nous interroger sur le marché pertinent : est-ce le marché européen ou, au contraire, n'avons-nous pas intérêt à inclure une dimension globale lorsque nous devons réaliser des fusions-acquisitions pour concurrencer les Américains et les Chinois dans des secteurs comme la banque, les télécoms ou l'industrie ? Nous le savons d'autant mieux en France que des épisodes bien connus ont été catastrophiques pour notre industrie.
Nous pourrions aussi réfléchir à une clause d'autonomie stratégique et de souveraineté, comme nous en avons en France dans notre politique de concurrence, pour envisager soit d'interdire des acquisitions étrangères, soit de laisser des fusions se faire au niveau européen, au nom précisément du renforcement de notre autonomie stratégique. Nous ne sommes donc pas seulement dans une logique de marché, de prix ou de protection du consommateur, mais aussi dans une logique de souveraineté au niveau européen. C'est une réflexion que nous devons pouvoir mener en matière de concurrence. Là où le débat évolue - et le commissaire Stéphane Séjourné a des propositions sur le sujet -, c'est sur la question des aides d'État. On tient désormais compte du bon fonctionnement des projets importants d'intérêt européen commun (PIIEC) - un instrument qu'il faut renforcer, simplifier aussi, et pourquoi pas élargir à d'autres domaines. Cela fait partie des propositions que fera la Commission dans les prochaines semaines.
Mme Catherine Morin-Desailly. - Associez-vous la cybersécurité au nécessaire réarmement dont vous nous parlez ? A-t-on un plan d'action pour nous affranchir de nos dépendances technologiques, devenues extrêmement dangereuses ? Avec le président Rapin, nous avons eu l'occasion de nous exprimer sur ce sujet lors de la Cosac à Varsovie, où nous avons parlé de cyber-résilience, d'influence étrangère et du besoin absolu de miser sur une politique industrielle dédiée, qui fait partie des armes de défense.
Pour ce faire, il faut effectivement revoir nos règles de concurrence et celles de la commande publique. Au Sénat, nous terminons une commission d'enquête sur la commande publique. Je ne vais pas en dévoiler les conclusions mais il est clair que la commande publique doit désormais appliquer, bien davantage, des critères qui vont bien au-delà du seul prix, les enjeux de souveraineté sont considérables. Je vous rejoins donc : vous avez raison de parler d'introduire des clauses d'autonomie stratégique et de souveraineté, et de ne pas considérer les commandes publiques uniquement à l'aune du prix. Lors de la Cosac à Varsovie, très peu de participants ont parlé de la nécessité d'investir dans l'innovation et dans les nouvelles technologies. C'est pourtant décisif.
Ensuite, quand vous évoquez les projets visant à fixer à quinze ans l'âge d'accès aux réseaux sociaux, il s'agit bien de régulation. Mais il faut aussi des outils dédiés, des solutions vertueuses, des services et des plateformes bâtis sur un autre modèle. À l'heure de l'intelligence artificielle, il faut y réfléchir.
Ces sujets ont-ils été abordés lors du Conseil européen ?
M. Vincent Louault. - Les agriculteurs sont d'accord pour participer à l'aide à l'Ukraine et ils comprennent l'embargo et les taxes sur les engrais russes. Cependant, ces décisions ont un impact direct sur l'agriculture française, notamment pour les céréaliers : le prix de l'engrais augmente, alors qu'il représente 30 % du coût de production des céréales en Europe - et cette augmentation intervient alors que les cours mondiaux des céréales ont baissé de 20 % et que la PAC continue de refluer, au point que bien des exploitations céréalières décrochent. Oui à l'aide, mais pas sur le dos des agriculteurs. Chacun en a-t-il bien conscience parmi les dirigeants européens ?
M. François Bonneau. - Alors que la Commission européenne renforce son soutien aux investissements souverains sur le continent européen - avec en particulier Edip et Safe -, que faut-il penser de l'initiative de l'entreprise allemande Rheinmetall, qui s'est associée à la start-up américaine Anduril - une société qu'apprécie beaucoup le président Trump - pour conclure un important marché auprès des Américains dans le domaine des drones et des systèmes qui leur sont liés ? Est-ce bien l'intérêt européen de s'engager dans ce type de partenariat ?
M. Didier Marie. - Un accord a été obtenu par la présidence polonaise qui exclut définitivement du champ de la directive « Stages » les politiques actives du marché du travail. Cela signifie que 80 % des stagiaires ne seront plus concernés par la directive et par la protection qu'elle pouvait leur apporter. Le Conseil européen en a-t-il parlé ? Quelle est votre position sur le sujet ?
M. Benjamin Haddad, ministre délégué chargé de l'Europe. - Le cyber fait partie des domaines identifiés - il figure dans le livre blanc sur la défense, publié par le commissaire Andrius Kubilius - dans lesquels nous avons des dépendances et où, précisément, les projets comme Edip doivent soutenir des projets européens. Cela concerne le cyber, les drones, les capacités de frappe en profondeur - un enjeu de souveraineté très important -, mais aussi le spatial, qu'il s'agisse de la recapitalisation d'Eutelsat pour les satellites d'orbite basse ou du déploiement de la constellation de satellites IRIS2, qui est également un enjeu de souveraineté fondamental. Les outils européens servent donc pour le cyber, dans sa dimension purement militaire - la protection de nos infrastructures - aussi bien que dans la lutte contre la désinformation. Nous avons renforcé nos partenariats avec des pays en première ligne face aux attaques informationnelles de la Russie. J'ai passé beaucoup de temps en Roumanie et en Moldavie ces derniers mois. Nous avons signé des partenariats entre Viginum, notre organisme de lutte contre les manipulations de l'information, et les autorités moldaves. Nous devons approfondir cette démarche et aider nos partenaires européens de première ligne à se doter d'outils similaires à Viginum, pour se protéger.
Je suis parfaitement d'accord avec ce que vous dites sur l'innovation. Je l'ai déjà dit publiquement : quand les autres innovent, nous ne pouvons pas nous contenter de réguler. Si nous parlons aujourd'hui de désinformation via X ou TikTok, c'est parce que ce sont des acteurs américains ou chinois et que nous n'avons pas été capables de faire émerger un acteur numérique européen sur les plateformes de réseaux sociaux. Il ne faut donc pas rater les tournants de l'intelligence artificielle et du quantique, domaines où nous avons des pépites, des innovateurs, des gens qui prennent des risques. Il faut les soutenir en approfondissant notre marché unique, en faisant en sorte de garder notre épargne en Europe pour soutenir ceux qui créent, et en simplifiant nos normes.
Je vous rejoins aussi pour dire qu'il faut modifier les critères de la commande publique. J'ai eu l'occasion de présenter à plusieurs de mes collègues des outils comme le European Innovation Council ; c'est un instrument intéressant, on peut le renforcer et le rendre plus agile pour financer nos acteurs de l'innovation dans des domaines où nous avons des besoins de souveraineté. Il faut le faire par la commande publique, mais aussi par du soutien en fonds propres. Quand on voit ce que les Américains font avec leur agence fédérale à la défense - la Defense Advanced Research Projects Agency, ou Darpa - et le Pentagone, nous mesurons mieux notre besoin d'outils à l'échelle européenne.
La France avait déjà proposé d'introduire une clause de sauvegarde pour l'Ukraine dans les secteurs du sucre, de la volaille et des oeufs afin de protéger nos filières. Avec Annie Genevard, nous avons dit que nous pourrions aller plus loin et protéger nos céréaliers. La Commission européenne a décidé de revenir à la situation d'avant l'invasion russe, c'est-à-dire à l'accord de libre-échange (ALECA), plutôt qu'à l'ouverture exceptionnelle du marché de ces trois dernières années, et de renégocier cet accord avec l'Ukraine. Notre objectif reste de protéger nos secteurs agricoles, nous serons très vigilants. Il faut aider les Ukrainiens, mais nos filières ne doivent pas être la variable d'ajustement des accords auxquels nous parvenons en Europe. C'est la même chose pour le Mercosur.
Il ne m'appartient pas de commenter des choix industriels comme celui que vient de faire l'entreprise allemande Rheinmetall. Il faut être lucide sur les risques de dépendance que nous créons, le débat commence à émerger en Europe sur les contrôles d'usage et d'exportation qui peuvent être faits par les Américains sur les F-35 ou sur d'autres armements. Nous devons être très lucides sur le risque que représenterait demain une administration américaine hostile qui déciderait d'empêcher les Européens d'utiliser leurs armes en raison de l'origine de certains composants. Les États membres sont souverains dans leurs choix d'acquisition de défense, mais nous défendons une ligne qui est très claire sur l'utilisation des fonds européens : un critère de préférence européenne dans les instruments comme Safe et Edip, pour un éventuel grand emprunt européen pour la défense et, bien sûr, pour le cadre financier pluriannuel. L'argent européen ne peut pas subventionner l'industrie de défense américaine ou sud-coréenne.
Monsieur le sénateur Didier Marie, je reviendrai vers vous sur la directive « Stages » car je ne connais pas le détail de ce dossier. J'ai oublié de vous répondre sur le texte « Green Claims » : il a été retiré du trilogue par la Commission européenne à la suite d'un courrier de trois groupes du Parlement européen - le Parti populaire européen (PPE), les Patriotes pour l'Europe et les Conservateurs et réformistes européens (ECR). Le groupe Renew s'en est ému, j'ai eu l'occasion de le dire également. Le compromis trouvé sur ce texte nous convenait et nous ne voyions pas de raison de le retirer - alors que le trilogue n'était pas allé à son terme - sous la simple pression de plusieurs groupes. Cela me semble aller contre les usages du trilogue. Je rejoins sur ce sujet la position de la présidente du groupe Renew, Valérie Hayer.
M. Jean-François Rapin, président. - Merci pour votre disponibilité.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 14 h 40.
Jeudi 3 juillet 2025
- Présidence de M. Jean-François Rapin, président -
La réunion est ouverte à 8 heures.
Propositions de révision des directives CSRD et CS3D - Communication et examen d'une proposition d'avis politique
M. Jean-François Rapin, président. - Mes chers collègues, nous nous réunissons ce matin pour aborder deux sujets, avant d'entendre le député européen François-Xavier Bellamy, rapporteur, avec Raphaël Glucksmann, de la proposition de règlement établissant un programme pour l'industrie européenne de la défense (Edip).
Le premier sujet concerne le paquet omnibus révisant la directive sur la publication d'informations en matière de durabilité par les entreprises (CSRD), la directive sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité (CS3D), ainsi que deux directives comptables.
Ces directives sont récentes : la première date de 2022, la deuxième de 2024. Pourtant, il a paru nécessaire de les réviser rapidement afin de renforcer la compétitivité des entreprises européennes, ces textes étant apparus comme excessivement complexes, au regard des conclusions des rapports publiés par Mario Draghi et Enrico Letta en 2024.
Je laisse le soin à nos collègues de nous présenter leur analyse, qui débouche sur une proposition d'avis politique. J'indique d'ores et déjà que certains points, relatifs en particulier à la position adoptée par le Conseil, ne sont pas totalement consensuels et nécessiteront un examen attentif. Il sera en effet nécessaire de trancher les désaccords pour que la commission adopte une position.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Mes chers collègues, il y a trois ans, quasiment jour pour jour, nous examinions la proposition de directive relative au devoir de vigilance des entreprises en matière de droits de l'homme et d'environnement. Ce texte européen était directement issu de la loi française du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordre, adoptée après l'effondrement meurtrier de l'atelier textile Rana Plaza au Bengladesh. Adopté dans la précipitation à la fin de la présidence belge du Conseil, il s'inscrivait dans une démarche globale de la Commission européenne visant à mettre en oeuvre les objectifs ambitieux que l'Europe s'était fixés en matière de climat.
Ce texte avait été précédé de la directive CSRD, qui impose à la plupart des entreprises cotées de publier une batterie d'indicateurs de durabilité, sous le prisme de la double matérialité, c'est-à-dire l'impact de l'activité de l'entreprise sur l'environnement ainsi que celui du changement climatique sur cette activité. Si l'on ajoute le règlement européen sur l'établissement d'un cadre visant à favoriser les investissements durables, dit « taxonomie », adopté en 2020, c'est tout un arsenal juridique qui avait été mis sur pied en quelques années pour orienter l'activité des entreprises européennes, au prix d'obligations de reporting cumulatives et pas toujours homogènes entre les différents textes européens.
Toutefois, à vouloir trop bien faire, la Commission européenne a fini par mal faire, surtout dans un contexte international dégradé. Aujourd'hui, la restauration de la compétitivité des entreprises européennes et la consolidation de leur capacité d'innovation est devenue la priorité et la Commission européenne est condamnée à défaire dans l'urgence ce qu'elle avait contribué à bâtir hier.
La proposition de directive que nous examinons aujourd'hui modifie en profondeur la directive sur le devoir de vigilance de 2024, mais aussi la directive de 2022 sur la publication d'informations de durabilité par les entreprises, ainsi que deux directives comptables. Sa logique inclut également la révision du règlement européen relatif à la taxonomie et annonce plusieurs actes délégués portant sur la définition des éléments devant figurer dans les documents extra-financiers des entreprises en matière de durabilité.
Au total, ce paquet omnibus constitue le premier véhicule de la politique de simplification des démarches des entreprises voulue par la Commission européenne. Le Sénat s'était déjà saisi de ce sujet à plusieurs reprises - je pense notamment à la table ronde que notre commission avait organisée, conjointement avec la délégation aux entreprises, en mars dernier, sur le thème « Agenda européen : quels enjeux pour les entreprises ? ». L'actualité économique internationale a renforcé l'urgence d'assurer la compétitivité la plus solide possible à nos entreprises dans le contexte d'une concurrence commerciale exacerbée. L'objectif affiché par la Commission européenne d'alléger de 25 % la charge administrative des entreprises européennes d'ici à 2030 semble constituer un minimum.
J'ajoute que le texte que nous examinons aujourd'hui a été précédé d'une directive dite Stop the clock - « arrêter l'horloge » -, adoptée en un temps record cet hiver, qui a retardé les échéances d'application de la directive CSRD et de transposition de la directive CS3D. Sur l'initiative du Sénat, cette directive a d'ores et déjà été transposée lors de l'examen du projet de loi portant diverses dispositions d'adaptation au droit de l'Union européenne (Ddadue) cet hiver.
Début 2023, la France a été le premier État membre à transposer la directive CSRD. Les entreprises françaises de plus de 500 salariés ont publié leur premier rapport extra-financier il y a quelques semaines, au titre de l'exercice 2024. Celui-ci rassemble un grand nombre d'indicateurs permettant d'apprécier leur engagement environnemental, social et de gouvernance (ESG). La plupart des entreprises se sont conformées à cet exercice sans difficulté majeure. En revanche, elles déplorent le coût et la complexité du recueil d'un très grand nombre de points de données, notamment les éléments narratifs, plus difficiles à obtenir que les données chiffrées.
Aux dires mêmes des ONG, l'apport de cet exercice est somme toute limité, même s'il permet de disposer d'une analyse de double matérialité, c'est-à-dire à la fois de l'influence du changement climatique sur l'activité de l'entreprise et de l'influence de l'entreprise sur le changement climatique. Au demeurant, CSRD ou pas, il est clair que peu d'entreprises peuvent faire comme si le changement climatique n'avait aucune incidence sur leur modèle économique, dès à présent et plus encore à l'avenir.
Pour autant, fallait-il entrer dans ce luxe de détails ? Fallait-il, à terme, imposer ces normes aux petites et moyennes entreprises (PME) cotées ? Le seuil de 500 salariés et de 50 millions d'euros de chiffre d'affaires n'est-il pas trop bas, eu égard à l'impact réel des entreprises de taille intermédiaire (ETI) sur les émissions de CO2 ?
Sans rejeter l'outil de gestion que constitue la directive CSRD, il est clair, comme le soulignait le Gouvernement, en janvier dernier, dans la note des autorités françaises sur les propositions de mesures pour l'agenda européen de simplification réglementaire et administrative, que « la proportionnalité du cadre n'est désormais plus assurée au regard des difficultés très substantielles de compétitivité auxquelles les entreprises européennes sont actuellement confrontées ».
Une partie des informations demandées aux entreprises est facultative et les cabinets de conseil auxquels les entreprises ont eu recours ont sans doute chargé la barque en évaluant un certain nombre de données non pertinentes. Néanmoins, il était urgent de diminuer drastiquement le nombre des points de données à fournir. Selon les estimations qui circulent, on pourrait passer de plus de 1 000 à 200 environ, soit une division par cinq.
En outre, je me félicite que la proposition de directive rehausse à 1 000 salariés le seuil d'assujettissement aux obligations de publication d'informations de durabilité ; ce seuil était d'ailleurs celui que nous avions retenu en 2022 dans le cadre du devoir de vigilance incombant à ces mêmes entreprises. J'ajoute que le Conseil, dans son mandat de négociation, adopté le 23 juin, est allé encore plus loin en faisant passer le seuil de chiffre d'affaires de 50 millions à 450 millions d'euros, en cohérence, là encore, avec la position qu'il a prise quant à la directive CS3D et pour assurer l'égalité de traitement avec les entreprises extra-européennes.
Un autre point mérite d'être souligné : la proposition de directive supprime l'obligation faite aux PME cotées d'établir un rapport ESG. Il leur sera toujours possible de le faire, mais sur une base volontaire et selon des normes adaptées.
Enfin, je regrette que, tous les États membres n'ayant pas encore transposé la CSRD, une fois encore, la France, bonne élève de la classe, pâtisse de sa diligence, dans la mesure où les entreprises déjà assujetties vont continuer à devoir appliquer cette directive sous sa forme actuelle. Il est vrai que l'allègement du nombre de points de données devrait intervenir rapidement, sans attendre l'adoption définitive de la directive proprement dite, qui ne devrait pas être votée avant 2026.
J'en viens maintenant à la directive relative au devoir de vigilance des entreprises, qui soulève davantage de difficultés.
Avec la loi du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordre, notre pays a été précurseur en la matière. D'autres États membres ont depuis introduit une législation du même ordre, mais avec des nuances quant à son champ d'application - je pense par exemple aux Pays-Bas ou à Allemagne. En 2024, l'Union européenne a adopté une directive destinée à étendre ce devoir de vigilance à l'ensemble des États membres. Avant même sa transposition, ce texte est, d'une part, reporté de deux ans, d'autre part, profondément remanié.
La directive Stop the clock avait déjà allongé le délai de transposition de la directive d'un an ; le mandat de négociation du Conseil prévoit d'ajouter une année supplémentaire, ce qui laisserait aux États membres jusqu'au 26 juillet 2028 pour la transposer.
Sur le fond, autant le devoir de vigilance européen se rapproche, du moins en partie, du devoir de vigilance à la française, autant son champ d'application est beaucoup plus vaste. Il concerne en effet toutes les entreprises de plus de 1 000 salariés ayant réalisé un chiffre d'affaires net mondial de plus de 450 millions d'euros au cours de l'exercice précédent, là où la loi française s'applique aux entreprises de plus de 5 000 salariés, tenues d'établir une cartographie des risques.
La proposition de directive présentée par la Commission européenne ne modifie pas le champ d'application de la CS3D, mais simplifie considérablement ses exigences quant aux diligences que les entreprises doivent conduire. J'ajoute que le Conseil est allé plus loin, en modifiant substantiellement le champ de la directive, qui, s'il était suivi, ne concernerait désormais que les grandes entreprises de plus de 5 000 salariés et dont le chiffre d'affaires est supérieur à 1,5 milliard d'euros, soit moins de 1 000 entreprises européennes et très peu d'entreprises extra-communautaires.
Pour être tout à fait exacte, je précise que les entreprises sont très défavorables à la CS3D en soi, quelles qu'en soient ses modalités d'application. Cette hostilité de principe a trouvé un écho chez le Président de la République, qui a publiquement marqué sa volonté d'en finir avec cette directive, ainsi qu'auprès du chancelier allemand.
Le point central de la proposition de directive concerne la chaîne de valeur, c'est-à-dire jusqu'où l'entreprise doit remonter pour identifier les risques d'atteinte aux droits de l'homme, au droit du travail ou à l'environnement. Deux méthodes peuvent être employées, l'une fondée sur le risque, l'autre sur la place de l'entreprise au sein de cette chaîne de valeur. En clair, l'entreprise doit-elle rechercher le risque potentiel jusqu'au plus petit fournisseur, lui-même fournisseur d'un fournisseur ? Ou doit-elle se concentrer sur ses partenaires directs, quitte à passer à côté d'un risque potentiel ?
La proposition de directive tranche très nettement ce point en restreignant la chaîne d'activités au rang un, sauf exception. Ainsi, « les États membres ne pourraient exiger “une diligence raisonnable complète en ce qui concerne la chaîne de valeur au-delà du partenaire commercial direct uniquement dans les cas où l'entreprise dispose d'informations plausibles suggérant que des impacts négatifs se sont produits ou peuvent se produire dans cette chaîne” ou si la nature indirecte de la relation résulte d'un arrangement artificiel. »
Cette formulation suscite évidemment beaucoup de questions sur la nature de ces informations et sur la manière dont l'entreprise en aura connaissance. Elle s'inscrit néanmoins tout à fait dans le sillage de la note des autorités françaises du 20 janvier dernier, dans laquelle le Gouvernement demandait que les lignes directrices préparées par la Commission européenne s'attachent à respecter l'intention suivante du législateur : « Les principales obligations figurant dans la présente directive devraient être des obligations de moyens. »
C'est au nom de ce principe que la proposition de directive diminue sensiblement la portée de l'article 22 de la CS3D, qui concerne la mise en oeuvre d'un plan de transition des entreprises pour l'atténuation du changement climatique, propre à identifier les risques et à prévenir les atteintes envers les droits humains et l'environnement. En effet, elle supprime la mention selon laquelle les entreprises adoptent, mais également « mettent en oeuvre », un tel plan, au profit d'une mention plus vague : le plan comporte « des actions de mise en oeuvre », sans plus de précision.
En outre, les entreprises ne seraient plus tenues de dialoguer qu'avec les parties prenantes dites « concernées », c'est-à-dire les personnes et leurs représentants directement affectés ou qui « pourraient [l'] être ».
Face à la lourdeur que pouvait représenter cet exercice, la proposition de directive diminue la fréquence à laquelle les entreprises doivent établir une cartographie des risques. Elles ne seraient plus tenues de le faire que tous les cinq ans, au lieu de tous les ans dans la version actuelle du texte.
La proposition de directive s'attache également à lever un certain nombre d'ambiguïtés, comme celle qui concerne le régime des sanctions, le pourcentage de 5 % du chiffre d'affaires pouvant être compris comme un minimum et non un plafond.
J'évoque, enfin, ce qui constitue la clé de voûte du système, c'est-à-dire le régime de responsabilité civile spécifique à l'échelle de l'Union. Il n'existe pas, pour l'heure, de droit européen de la responsabilité civile harmonisé, ce qui conduit à une fragmentation juridique. Cette suppression représente une forte incitation au forum shopping, pratique de droit international privé qui consiste à saisir la juridiction la plus susceptible de donner raison à ses propres intérêts. Les régimes de responsabilité civile sont très disparates au sein de l'Union, entre la France où le principe de responsabilité pour faute a valeur constitutionnelle et d'autres pays, comme l'Allemagne, où il peut être écarté dans certaines limites.
À l'évidence, pour obtenir le rehaussement du seuil d'application de la directive CS3D au niveau de celui qui est applicable en France, soit 5 000 salariés, le Gouvernement a dû accepter la suppression de ce régime spécifique, dans un contexte, ne l'oublions pas, d'hostilité de plusieurs États membres au principe même du devoir de vigilance des entreprises.
Je pense néanmoins que cette suppression serait source d'incertitude, de fragmentation du marché unique et d'inégalité de traitement des entreprises. C'est pourquoi le régime spécifique harmonisé devrait être maintenu en l'état.
M. Didier Marie, rapporteur. - Mes chers collègues, nous examinons aujourd'hui le premier texte de simplification de la nouvelle Commission européenne - d'autres suivront dans le courant de l'année. Trois ans à peine après nous être penchés sur la proposition de directive relative au devoir de vigilance, le contraste est saisissant, tant les priorités ont changé.
Avant d'entrer dans le détail de la proposition de directive, il me paraît important de soulever un point de méthode. En effet, à l'appui de sa proposition, la Commission européenne a présenté des chiffres très généraux : 80 % des entreprises européennes sortiraient du champ de la directive relative à la publication d'informations en matière de durabilité. Elles ne seraient plus que 5 600 à être concernées à l'échelle de l'Union européenne, contre 40 000 actuellement. Cela contribuerait ainsi, selon la Commission européenne, à alléger les charges administratives de 25 %, pour une diminution des dépenses de 6 milliards d'euros.
Cependant, la méthode employée paraît discutable : contrairement à l'usage, la proposition de directive n'a pas été précédée d'une étude d'impact, contrairement à la première proposition de directive CSRD, ni d'une consultation ouverte et transparente. Huit ONG ont d'ailleurs saisi la médiatrice européenne sur ce point. En voulant aller très vite, la Commission européenne a pris le risque de fragiliser tout le processus même d'examen de sa proposition, ce que plusieurs cabinets d'avocats n'ont pas manqué de signaler. Des recours ne tarderont pas à être déposés.
La proposition de directive qui nous est soumise aujourd'hui vise à réviser drastiquement la directive relative à la publication d'informations en matière de durabilité par les entreprises, à peine entrée en application. Dans sa version actuelle, la directive CSRD devait concerner à terme les entreprises de plus de 250 salariés, dont les PME cotées, qui sont loin d'être la majorité du genre.
Dans la version de la proposition de directive de la Commission européenne, ne seraient plus concernées, à terme, que les entreprises comptant plus de 1 000 salariés, ce qui restreindra fortement son champ d'application. En outre, si la position de négociation adoptée par le Conseil devait prévaloir, le critère lié au chiffre d'affaires limiterait encore davantage le nombre des entreprises soumises aux obligations de publication d'informations en matière de durabilité.
J'entends que les entreprises les plus importantes, concernées par la première vague, ont dû se préparer plus d'un an à l'avance, mobiliser des moyens humains supplémentaires et engager de nouvelles dépenses d'audit. De fait, le bilan de cette première année d'application n'est sans doute pas parfait et les entreprises, poussées en cela par les cabinets comptables, qui ont voulu se prémunir de tout recours contentieux, ont probablement eu une conception extensive du travail à fournir pour remplir les obligations imposées par la directive.
On peut raisonnablement s'attendre à ce que les entreprises, après cette période d'essai, s'approprient la directive, économisant ainsi temps et argent. La Commission européenne souhaite aller plus loin en diminuant très sensiblement le nombre de points de données. Là aussi, il faut raison garder : tous les points de données ne sont pas obligatoires, tant s'en faut, et tous ne s'appliquent pas à l'intégralité des entreprises. Aucune n'a dû renseigner les plus de 1 157 points actuels, dont 276 sont volontaires et 203 conditionnels, ce qui ramène le nombre de points obligatoires à 678, sachant que les très petites entreprises (TPE) et PME ne sont pas concernées.
On peut sans doute limiter le nombre d'éléments narratifs, qui sont, de l'avis général, plus difficiles à renseigner, et rendre davantage de points facultatifs. Mais ne sacrifions pas l'essentiel, à savoir une évaluation de la situation de l'entreprise en matière d'engagements sur la durabilité. On sait que la publication de ces rapports détaillant, entre autres, les conséquences de l'activité de l'entreprise sur l'environnement, constitue un atout réputationnel et permet une meilleure gestion des risques, ce qui rassure les partenaires économiques et les consommateurs et facilite ainsi l'accès aux capitaux et aux crédits.
D'ailleurs, avant-hier, près de 200 entreprises européennes qui seraient concernées par la nouvelle directive, dont Nokia, EDF et Allianz, ont appelé à ne pas détricoter les directives CSRD et CS3D. Elles font notamment valoir que la simplification réglementaire voulue par la Commission européenne « peut être réalisée sans compromettre la substance des règles de durabilité ni leurs avantages significatifs pour les entreprises dans toute l'Union européenne ». Les signataires de cet appel soulignent que « les entreprises qui mettent en oeuvre les règles de durabilité de l'Union européenne sont susceptibles d'être plus résilientes, mieux préparées aux défis et opportunités liés à la durabilité, et plus aptes à communiquer ces facteurs aux investisseurs et autres parties prenantes financières ».
L'Union européenne s'est donc engagée dans une démarche vertueuse, qu'il serait dommageable d'abandonner, au risque de gaspiller cet atout dans la compétition économique et commerciale internationale. En effet, ce cadre régulateur protège les États membres et les citoyens contre les concurrents chinois et américains qui devraient les appliquer pour commercer au sein du marché européen. C'est pourquoi je pense que nous ne pouvons pas soutenir la position de négociation adoptée par le Conseil, qui rehausse le seuil d'application de la directive CSRD à l'ensemble des entreprises ou groupes dont le chiffre d'affaires net excède 450 millions d'euros. Ce ne serait pas rendre service aux entreprises européennes. On peut comprendre que soient exclues du champ de la publication des informations en matière de durabilité toutes les PME, même celles qui sont cotées, mais certainement pas 80 % des entreprises européennes.
Nous pouvons encore moins soutenir la position du Conseil relative à la directive CS3D, consistant à relever son seuil d'application aux entreprises de 5 000 salariés et 1,5 milliard d'euros de chiffre d'affaires. À ce niveau, seules 1 000 entreprises européennes seraient soumises aux obligations de cette directive.
Je sais que, concernant nombre de salariés de l'entreprise, cette position est cohérente avec la législation française sur le devoir de vigilance, qui fut pionnière en la matière en adoptant une loi sur le sujet dès 2017. Mais la loi française ne prévoit aucun seuil de chiffre d'affaires ou de total de bilan.
En outre, la diminution du périmètre de la CS3D s'accompagne d'un détricotage de son dispositif.
Trois changements majeurs posent particulièrement problème.
Le premier concerne la chaîne de valeur des entreprises : dans le cadre de l'application de la directive modifiée, les entreprises ne seraient tenues de rechercher les risques concernant les droits de l'homme et les atteintes à l'environnement qu'auprès de leurs fournisseurs directs, sauf si des « informations plausibles » leur permettaient d'estimer qu'il existe un risque potentiel plus loin dans la chaîne de leurs fournisseurs. Cette approche par la localisation de l'entreprise au sein de la chaîne de valeur plutôt que par le risque pose évidemment problème, car celui-ci est souvent situé très en amont de l'entreprise européenne concernée. Par exemple, dans l'industrie pharmaceutique, le risque ne réside pas dans l'étape consistant à placer le médicament dans la boîte avec sa notice avant de le mettre sur le marché, mais bien chez le producteur de principes actifs, par exemple en Inde, dont les rejets dans l'environnement ne font l'objet d'aucun contrôle.
La deuxième difficulté concerne les modalités de recueil et d'évaluation de ces « informations plausibles ». Il est clair qu'il s'agit d'un terme flou, qui ne correspond à aucune définition juridique établie. Dès lors, qui sera juge du caractère « plausible » d'une information ? L'exposé des motifs de la proposition de directive mentionne les informations fournies par les ONG et les médias. Mais comment peut-on faire dépendre une obligation juridique du travail d'organismes qui ont leur propre agenda ? Cette disposition est un nid à contentieux et doit être précisée.
La troisième limitation des obligations fixées par la directive CS3D concerne le régime de responsabilité des entreprises. Dans sa rédaction actuelle, cette directive prévoit un régime de responsabilité civile harmonisé au niveau de l'Union. C'est la garantie que les entreprises concernées ne vont pas se livrer à un forum shopping, en choisissant de saisir la juridiction la plus susceptible de donner raison à leurs propres intérêts. En effet, le régime de responsabilité a valeur constitutionnelle en France alors qu'il peut faire l'objet de limitations ailleurs, en Allemagne par exemple. En supprimant cette disposition de la directive, on ouvre une brèche dans le marché unique, au profit des pays qui ne veulent pas entendre parler de régulation.
Certes, le Conseil s'est accordé pour supprimer ce régime de responsabilité harmonisé et renvoyer aux régimes nationaux. Chacun sait que c'était le prix à payer par la France en contrepartie du rehaussement des seuils d'assujettissement. Je pense néanmoins que nous devons tenir bon sur ce point : sans cela, le devoir de vigilance serait vidé de sa substance.
Sous ces réserves, je pense que nous pouvons donner acte à la Commission européenne de sa volonté de renforcer la compétitivité des entreprises européennes, dans le contexte d'une course effrénée à l'innovation et de guerre commerciale larvée. Cependant, nous ne pouvons ignorer qu'en adoptant cette directive, nous risquons de nous priver des moyens d'atteindre les objectifs de décarbonation de notre économie, alors que les alertes sur le dérèglement climatique s'accumulent, et d'instaurer un cadre régulateur facteur de compétitivité internationale. La simplification est attendue et nécessaire, mais elle ne doit pas être synonyme de dérégulation.
M. Jacques Fernique, rapporteur. - En quelques années, l'Union européenne s'est dotée d'un arsenal juridique destiné à lui permettre d'atteindre des objectifs ambitieux en matière de climat et de développement durable et de parvenir à la neutralité carbone d'ici à 2050.
Cependant, le contexte international a changé en profondeur. Au cours des six années qui se sont écoulées depuis l'annonce du pacte vert pour l'Europe, l'Union européenne a dû faire face à de multiples crises, de la pandémie de covid-19 à la guerre en Ukraine, des événements climatiques graves - inondations et mégafeux - aux crises humanitaires et environnementales. L'année 2024 a d'ailleurs été la première à enregistrer une hausse des températures supérieure à 1,5 degré par rapport à l'ère préindustrielle.
Ce contexte bouleversé devrait nous appeler à adopter un haut niveau d'ambitions, à la fois économiques et environnementales. L'économie européenne doit être plus compétitive, sans que nous laissions sur le bord de la route les objectifs climatiques. C'est en adoptant un mode de production plus efficace, car plus économe en matières premières et en énergie, que l'Union européenne pourra rester dans la course à l'innovation et préparer le monde de demain.
Pour autant, l'Union européenne a un devoir politique, moral et juridique d'atteindre la neutralité carbone d'ici à 2050.
C'est dans ce contexte que nous examinons aujourd'hui le premier paquet de simplification décidé par la Commission européenne. En s'attaquant aux directives CSRD et, plus encore, CS3D, avant même leur transposition dans tous les États membres, elle a choisi la voie de la facilité.
Je n'ignore pas que certains ont parlé de sur-réglementation. Si sur-réglementation il y a, celle-ci résulte non pas des dispositions des directives CSRD et CS3D, mais de la multiplication de mesures qui ajoutent de la complexité sans effets utiles. De fait, les nombreuses exigences de reporting imposées aux entreprises auprès d'autorités multiples pourraient être simplifiées. Mais fallait-il pour autant tailler à la serpe dans ces deux directives ? N'aurait-il pas mieux valu prendre le temps de mener une réflexion globale pour parvenir à « une Europe plus simple et plus rapide », pour reprendre les termes de la Commission ? La directive Stop the clock, en reportant la date d'entrée en vigueur des deux directives, aurait dû permettre de mener à bien cette réflexion en associant toutes les parties prenantes.
Cependant, en prenant les choses à l'envers, la Commission européenne a été contrainte, au nom de l'objectif de simplification, de s'attaquer en profondeur aux directives CSRD et CS3D, au point d'en affaiblir la portée. Le Conseil est allé encore plus loin, en proposant de porter à 450 millions d'euros le seuil de chiffre d'affaires annuel assujettissant les entreprises aux obligations de la CSRD et en fixant un seuil de 1,5 milliard d'euros pour l'application de la CS3D, là où le devoir de vigilance à la française fixe un seuil de 5 000 salariés, mais sans aucune référence au chiffre d'affaires de l'entreprise qui y est soumise.
S'agissant de la directive CSRD, j'observe que la Banque centrale européenne (BCE) elle-même estime à 37 % seulement la part des émissions de CO2 émises par les entreprises soumises aux obligations de publication d'informations de durabilité. En diminuant drastiquement le champ des entreprises relevant de la directive, la proposition de la Commission européenne fera mécaniquement tomber cette part à un niveau encore plus faible. C'est dire si l'ambition de départ est remise en cause : en cas d'adoption de la position du Conseil, seules 5 400 entreprises européennes seraient désormais soumises à cette directive.
Je comprends les préoccupations relatives aux charges indues qui pèseraient sur les PME et, par conséquent, la proposition de les exclure purement et simplement du champ de la directive CSRD. Mais faut-il, au nom de la compétitivité des entreprises, se priver d'informations utiles ? Les entreprises qui ont publié un rapport extra-financier cette année elles-mêmes appellent à préserver cet outil de pilotage et d'évaluation de leur transformation.
J'en viens maintenant à la CS3D. Le devoir de vigilance est une création française, dont nous pouvons être fiers. On nous dit aujourd'hui qu'identifier les risques d'atteinte aux droits humains ou à l'environnement ferait peser une charge indue sur les entreprises concernées. Faut-il nous en remettre au seul name and shame pour exercer une pression sur les entreprises dont l'activité présente le plus grand risque ? À l'évidence, non !
C'est pourquoi il est difficile d'accepter que la Commission européenne en finisse avec une obligation de résultats et y substitue une simple obligation de moyens.
Ainsi, quelle est la portée de la suppression de la mention selon laquelle les entreprises « mettent en oeuvre » les plans de transition pour l'atténuation du changement climatique, pour la remplacer par la simple mention du fait que ces plans comportent des « actions de mise en oeuvre » ?
Autre exemple d'ambiguïté du texte de la proposition de directive de la Commission européenne, le champ des parties prenantes. Il y a trois ans, nous étions tous d'accord pour l'étendre au maximum, afin de garantir les droits des salariés et des citoyens. Quelle est la portée de la notion de parties prenantes « concernées » ajoutée par la Commission européenne dans le régime de responsabilité des entreprises soumises au devoir de vigilance ? Si cette restriction permettait d'écarter des ONG au motif qu'elles ne subissent pas directement un dommage, elle aurait pour conséquence de limiter la capacité des personnes directement concernées par le dommage à faire reconnaître leurs droits - je pense par exemple aux salariés des fournisseurs en amont, dans des pays où le droit du travail n'a rien à voir avec ce qu'il est en Europe.
Le respect des droits humains et de l'environnement suppose que les entreprises ne puissent échapper à leurs obligations. C'est pourquoi il faut conserver le principe d'application du droit du pays où l'action juridique est engagée et non celle du pays du dommage.
En outre, je note que le principe d'harmonisation maximale étendue aura pour effet d'empêcher toute législation nationale plus favorable aux droits que le devoir de vigilance entend protéger.
M. Jean-François Rapin, président. - Nous sentons bien que cet avis politique a fait l'objet de discussions. Pour ma part, je dois souligner que je n'ai jamais entendu une entreprise me dire du bien de ces deux directives ! À l'occasion d'une visite de la délégation aux entreprises dans le Pas-de-Calais, cinq chefs d'ETI ont évoqué spontanément le sujet. Ils devaient mettre en place des dispositifs, ce qui leur était financièrement impossible. Quant au reporting, ils étaient incapables d'apporter les éléments demandés. Ces chefs d'entreprises, qui avaient toujours suivi la réglementation, avaient le sentiment d'arriver à une impasse.
Je note également qu'il est très rare que la Commission européenne ou le Conseil reviennent si vite sur une directive. On peut y voir, si ce n'est un mea culpa affirmé, la reconnaissance du fait que le dispositif allait sans doute trop loin. C'est en tout cas ce que je constate sur le terrain.
Trois alinéas ont fait l'objet d'un compromis de la part des rapporteurs.
La commission des affaires européennes « prend acte » de la position du Conseil sur l'alinéa 81 concernant le rehaussement du seuil d'application de la directive CSRD aux entreprises dont le chiffre d'affaires net dépasse 450 millions d'euros.
Elle « relève », à l'alinéa 89, la position du Conseil sur le relèvement des seuils d'application de la directive CS3D, qui était soutenue par le Gouvernement français.
Enfin, à l'alinéa 124, la commission « prend acte » du souhait du Conseil de limiter l'obligation pour les entreprises d'adopter un plan de transition pour l'atténuation du changement climatique. MM. Marie et Fernique auraient préféré y substituer le terme « déplore ».
Comment êtes-vous arrivés à ce compromis ?
M. Didier Marie, rapporteur. - À ce stade, seule la directive CSRD sur le reporting extra-financier classique a été mise en oeuvre, et elle ne concerne que la première vague des entreprises, soit les plus importantes. Les questions de reporting soulèvent des inquiétudes chez les entreprises qui n'y sont pas encore soumises, tandis que celles qui l'ont déjà mise en oeuvre, malgré les difficultés et les moyens engagés, considèrent qu'elles y sont parvenues - ce qui n'exclut pas la nécessité de simplification.
Quant à la directive sur le devoir de vigilance, elle n'est pas mise en oeuvre, ni en France ni dans aucun État membre.
Nous avons cherché à rapprocher au maximum nos positions. Lorsque nous avions travaillé ensemble sur le sujet il y a trois ans, nous avions trouvé un accord global. Nous considérons que notre avis politique, qui n'est pas une résolution, est une intervention de transition. Cet avis politique est assez descriptif. Nous y prenons acte des positions de la Commission et du Conseil, qui sont d'ailleurs elles-mêmes contradictoires à plusieurs égards. N'oublions pas que le Parlement européen, qui est saisi, commence à peine à en débattre, sachant que sept commissions sont concernées. Nous avons donc souligné les points de vigilance, en attente du trilogue, en nous réservant la possibilité de revenir sur notre position en fonction de son évolution.
Nous avons donc retenu des formulations assez consensuelles, de façon à proposer un avis politique si possible unanime, plutôt qu'un texte clairement engagé dans un sens ou un autre qui échouerait à recueillir l'assentiment de l'ensemble de cette commission.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Nous estimons tous trois qu'il est impossible de nier l'impact de l'économie sur le changement climatique. Les dix derniers jours que nous venons de vivre nous le rappellent : nous devons tous faire des efforts.
Notre position s'est distinguée sur quelques points. M. Fernique déplorait qu'il ne reste plus que le name and shame pour faire avancer les choses. Pour ma part, je crois beaucoup à cette démarche. Les entreprises qui attirent le plus les jeunes très diplômés sont bien celles qui ont les meilleures politiques en matière de responsabilité sociétale des entreprises (RSE) : elles donnent à la fois du sens aux missions des salariés et leur offrent de bonnes conditions de travail, tout en conservant des objectifs de compétitivité et de performance économique.
Quand bien même nous supprimerions toutes les exigences de reporting, il faudrait que l'ensemble des entreprises continuent à procéder à cette collecte de données, notamment si elles veulent souscrire des prêts. En effet, les textes qui s'imposent aux banques n'ont absolument pas été modifiés, notamment pour identifier l'exposition de leur portefeuille au risque climatique.
Je veux d'ailleurs souligner une limite : les entreprises qui ont fait leur reporting au titre de la directive CSRD regrettent que les données qu'elles ont collectées à cet escient ne puissent être directement transférées aux établissements bancaires pour que ceux-ci remplissent directement leurs propres objectifs. Le travail doit être poursuivi pour harmoniser les différents reportings.
Ces entreprises nous ont d'ailleurs dit que ce reporting a consisté à matérialiser dans des tableaux des choses qu'elles faisaient déjà auparavant. En matière de gestion interne, la directive n'a rien changé, si ce n'est que cela a renforcé la transparence des actions auprès des salariés. Une fois le premier rapport rédigé, il n'y a plus qu'à actualiser les données. C'est la raison pour laquelle les grands groupes sont plutôt favorables à reproduire l'exercice, qui sera d'ailleurs moins coûteux les fois suivantes.
Concernant la directive CS3D, nous avions exposé les limites et les pistes d'amélioration du texte. Toutes n'avaient pas été suivies ; le texte avait même été complexifié.
J'en tire la conclusion qu'à vouloir trop bien faire, nous devons finalement encaisser un retour de bâton. Finalement, les modifications proposées sont bien en deçà des accords auxquels nous étions parvenus pour concilier les différents objectifs - avoir des entreprises compétitives, sans pour autant délaisser les considérations environnementales et le respect des droits de l'homme.
M. Jacques Fernique, rapporteur. - Notre démarche est susceptible d'évoluer. Notre objectif est que vous saisissiez bien les tenants et les aboutissants de ce texte. Nous n'avons donc pas formulé d'avis tranché, pour l'heure.
Au sein du Conseil, certains voudraient faire évoluer les directives avec pragmatisme, tandis que d'autres souhaitent un véritable détricotage. Pour notre part, il nous importe surtout d'éviter que ces deux directives ne soient vidées de leur sens. Un retour de balancier serait regrettable. Il ne faudrait pas que des conditions de concurrence déloyale s'établissent dans le marché européen. Or la disparition de la responsabilité civile harmonisée entraînerait une fragmentation tout à fait néfaste, comme le soulignent les 200 entreprises européennes dans l'appel que nous avons évoqué.
Le drame du Rana Plaza a formé le point de départ de ces textes. Les plus grosses atteintes aux droits humains et à l'environnement ont moins lieu au sein des fournisseurs directs de rang un, que plus loin dans la chaîne de valeur.
M. Didier Marie, rapporteur. - Nous avons trouvé de nombreux points d'accord. Nous nous sommes entendus sur l'importance de la durabilité. Nous mesurons l'intérêt de ces directives pour que les entreprises aient accès aux capitaux, qu'elles puissent gérer correctement les risques et que leur compétitivité soit garantie. Nous sommes d'accord sur la nécessité de la simplification et sur la cohérence du reporting, qui manque aujourd'hui. Enfin, nous nous rejoignons sur l'exclusion des PME, y compris cotées, du dispositif.
Nos seules divergences portent sur l'étendue du dispositif et sur les seuils. Pour l'heure, nous ne les abordons pas, car ce n'est pas l'essentiel.
M. Jean-François Rapin, président. - Je propose que nous passions au vote.
L'avis politique est adopté à l'unanimité. Il sera adressé à la Commission européenne.
Proposition de résolution européenne sur la protection des mineurs en ligne - Examen du rapport
M. Jean-François Rapin, président. - Nous en venons maintenant au second point concernant la proposition de résolution européenne (PPRE) sur la protection des mineurs en ligne, présentée par Catherine Morin-Desailly et dont Brigitte Devésa est la rapporteure.
Cette proposition qui fait suite à plusieurs prises de position fortes de notre commission sur les enjeux numériques, le cadre réglementaire européen et le rôle des plateformes est pleinement d'actualité et « parle aux jeunes ». C'est en effet le thème choisi par les jeunes collégiens et lycéens que nous avions accueillis au Sénat lors du Sénat des jeunes, à l'occasion des 150 ans de notre assemblée. J'avais alors pu constater qu'ils exprimaient, à bien des égards, des positions très fermes.
Notre collègue Brigitte Devésa va nous présenter son analyse de la PPRE. Nous examinerons ensuite les amendements - dont l'un, déposé par Marie Mercier, ne provient pas de notre commission -, pour la première fois dans le cadre de la nouvelle formule prévue par l'article 73 quinquies C du Règlement du Sénat.
Mme Brigitte Devésa, rapporteure. - La protection des mineurs en ligne, et plus généralement des mineurs face aux écrans, est une question qui nous préoccupe tous, en tant que citoyens, parents et législateurs.
En tant que parlementaires, nous avons donc un rôle à jouer. Je remercie notre collègue Catherine Morin-Desailly pour le dépôt de cette proposition de résolution européenne et je salue son action, et celle du Sénat, depuis plusieurs années, en vue de protéger nos enfants dans un environnement numérique en pleine mutation, face à des plateformes dont le modèle économique semble tout emporter devant lui... La lanceuse d'alerte Frances Haugen, ancienne ingénieure chez Facebook, rappelait d'ailleurs, lors de son audition au Sénat, que ces plateformes privilégieront toujours l'optimisation du profit à la sécurité des enfants.
Le constat est aujourd'hui saisissant, je dirais même effrayant : la commission d'experts sur l'impact de l'exposition des jeunes aux écrans indique que les enfants sont ainsi très largement exposés, avec dix écrans en moyenne par foyer, et une exposition de plus en plus précoce, que ce soit au sein de leur domicile, à l'école, ou dans l'espace public. Selon une étude Ipsos, les jeunes Français âgés de 7 à 19 ans passent trois heures et onze minutes sur les écrans chaque jour pour échanger sur des messageries instantanées, pour regarder des vidéos, pour écouter de la musique ou pour jouer à des jeux vidéo.
Selon une autre étude récente, 86 % des 8-18 ans seraient inscrits sur les réseaux sociaux. La première inscription sur un réseau social interviendrait en moyenne vers l'âge de 8 ans et demi. Ces données sont confirmées par une autre enquête, selon laquelle, en 2021, 63 % des moins de 13 ans avaient un compte sur au moins un réseau social, bien que ces réseaux leur soient en théorie interdits en vertu de leurs conditions générales d'utilisation.
Cette exposition aux écrans et à des contenus inappropriés, notamment via les réseaux sociaux, a des effets négatifs sur la santé des enfants, reconnus très largement par la communauté scientifique, et rappelés dans les considérants de la PPRE. La commission d'experts précitée a ainsi, dans son rapport, très bien démontré l'impact de cette exposition sur la santé somatique des jeunes - avec des effets négatifs notamment sur la qualité et la quantité de sommeil, la pratique physique et la vue en raison de la lumière bleue émise par les appareils. Selon une enquête récente, 31 % des jeunes âgés de 11 à 18 ans disaient rester éveillés ou se réveiller la nuit pour consulter leur écran.
Plusieurs études scientifiques démontrent par ailleurs l'effet négatif de l'usage des écrans pour le neurodéveloppement des enfants, avec une altération du développement du langage, de la régulation, des émotions et des compétences socio-relationnelles. De plus, s'agissant des adolescents, l'utilisation des écrans, notamment des réseaux sociaux, est un facteur aggravant de risque en matière de santé mentale, en particulier chez les jeunes présentant des vulnérabilités. Certaines fonctionnalités des réseaux sociaux, reposant sur des algorithmes et des systèmes de recommandation addictifs, visent en effet à maximiser le temps passé en ligne et à enfermer les jeunes dans des « bulles de filtre ».
La commission d'enquête du Sénat sur le réseau social TikTok a ainsi démontré que l'algorithme de recommandation de ce dernier était particulièrement efficace et qu'il mettait souvent en avant des contenus dangereux ou inappropriés : contenus liés aux désordres alimentaires et au suicide davantage proposés aux personnes vulnérables - dont les adolescents -, défaut de modération face à la multiplication des challenges dangereux sur l'application, politique de modération ambiguë sur les contenus hypersexualisés, etc.
L'accès à des contenus inappropriés peut ainsi être traumatique pour ces jeunes adolescents, dont le niveau d'exposition à de tels contenus est extrêmement inquiétant : début 2023, sept jeunes sur dix âgés de 11 à 18 ans considéraient eux-mêmes avoir déjà été exposés à des « contenus choquants sur internet ou sur les réseaux sociaux », comme des contenus à caractère violent ou pornographique ; 36 % des enfants de 11 à 18 ans d'âge auraient eu accès à des scènes de pornographie. L'âge moyen auquel un enfant serait confronté à du contenu pornographique, y compris accidentellement, serait désormais de 10 ou 11 ans, selon les sources, contre 14 ans en 2017. En France, 2,3 millions de mineurs fréquenteraient des sites pornographiques chaque mois.
Selon la commission d'experts précitée, si les expériences numériques ne peuvent jamais, à elles seules, expliquer des faits graves de violence, « elles pourraient contribuer à une forme de désensibilisation qui doit appeler à la vigilance » - celle des parents et de l'entourage, mais également la nôtre, en tant que législateurs nationaux et européens, pour mettre en place un cadre juridique régulant l'activité des plateformes en ligne et protégeant nos enfants.
La protection des mineurs est en effet une exigence fondamentale, prévue à l'article 24 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne (UE), lequel affirme que « l'intérêt supérieur de l'enfant doit être une considération primordiale ».
Au niveau européen, plusieurs textes ou mesures sont intervenus pour protéger les mineurs en ligne : d'abord le règlement général sur la protection des données (RGPD), qui prévoit un mécanisme de « double consentement » dès lors que le mineur a moins de 15 ans en France - chaque État membre pouvant prévoir l'âge de son choix entre 13 et 16 ans - ; puis le règlement sur les marchés numériques (DMA), et surtout le règlement européen sur les services numériques (DSA), qui constitue une avancée majeure en matière de régulation des acteurs du numérique, notamment s'agissant de la protection des mineurs.
Le DSA comporte ainsi plusieurs dispositions visant directement ou indirectement à protéger les mineurs en ligne. Parmi ces dispositions figure, à l'article 28, l'obligation pour les plateformes accessibles aux mineurs de prendre toutes mesures utiles pour garantir le plus haut niveau de protection de la vie privée, de la sécurité et de la sûreté des mineurs avec des interfaces adaptées. Ce même article 28 prévoit l'interdiction de présenter aux mineurs de la publicité ciblée, utilisant leurs données personnelles.
L'article 14 du DSA oblige également les plateformes à rédiger leurs conditions générales d'utilisation de façon compréhensible pour les mineurs. Son article 22 leur impose un traitement prioritaire, et dans des délais rapides, des contenus signalés par des « signaleurs de confiance » - dont les associations de défense des enfants -, et son article 27, un renforcement de l'obligation de transparence sur le fonctionnement des systèmes de recommandation. Les articles 34 et 35 prévoient, quant à eux, l'obligation pour les plateformes d'analyser chaque année les « risques systémiques » induits par la conception et le fonctionnement de leurs services et d'adopter en conséquence les mesures de remédiation des conséquences négatives graves engendrées sur le bien-être physique et mental des mineurs, parmi lesquelles des dispositifs de vérification d'âge.
Il s'agit là d'avancées majeures, dont l'application effective se fait néanmoins attendre, tant les plateformes semblent réticentes à appliquer ce nouveau cadre, qui heurte en réalité leur modèle économique, fondé sur la recherche du profit absolu par le biais du « clic rémunérateur » et la captation de l'attention des utilisateurs.
Soupçonnant des manquements s'agissant de l'application de ces dispositions visant à protéger les mineurs, notamment concernant la vérification d'âge, la Commission européenne - compétente pour contrôler les « très grandes plateformes » au sens du DSA, à savoir celles qui ont 45 millions d'utilisateurs par mois - a ainsi ouvert plusieurs enquêtes contre les plateformes de réseaux sociaux - TikTok et Meta - et de sites pornographiques - Pornhub, Stripchat, XNXX, et XVideos.
Au niveau national, on observe la même réticence des plateformes à respecter ces nouvelles obligations ; des plateformes qui profitent par ailleurs de la brèche juridique ouverte par l'incertitude entourant la conformité des dispositifs nationaux au droit de l'Union européenne - j'y reviendrai.
En France, la loi du 7 juillet 2023 visant à instaurer une majorité numérique et à lutter contre la haine en ligne prévoyait en effet l'obligation, pour les réseaux sociaux, de refuser l'inscription à leurs services des enfants de moins de 15 ans, sauf si un des parents avait donné son accord, par le biais de dispositifs de vérification d'âge.
Un décret était prévu pour l'entrée en application de ce dispositif, mais il n'a jamais été publié compte tenu des observations de la Commission européenne, dans le cadre de la procédure de notification, jugeant les dispositions de la loi non conformes au droit européen, en particulier au DSA et à la directive sur le commerce électronique.
Cette dernière impose en effet le respect du principe du pays d'origine, qui garantit que l'entreprise fournissant un service dans d'autres pays de l'Union européenne est soumise exclusivement au droit de son pays d'établissement, sauf cas dérogatoires.
La position de la Commission européenne s'est vue renforcée par la jurisprudence ultérieure de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE). Dans son arrêt Google Ireland du 9 novembre 2023, la Cour a en effet confirmé une application stricte du principe de l'État d'origine.
Ce principe s'oppose à ce que l'État destinataire d'un service puisse soumettre à des « obligations générales et abstraites » des opérateurs de services établis dans un autre État membre. Nous y reviendrons, car là se situe le noeud du problème expliquant le manque d'effectivité de nos mesures de protection des mineurs vis-à-vis de ces plateformes, hébergées dans d'autres États membres de l'Union européenne.
Malgré cela, sous l'impulsion des associations de protection de l'enfance et du Sénat, des dispositions de la loi du 21 mai 2024 visant à sécuriser et à réguler l'espace numérique (Sren) sont venues compléter notre arsenal juridique, en obligeant les plateformes en ligne qui fournissent des contenus pornographiques à instaurer un système de vérification de l'âge de leurs utilisateurs et en prévoyant, en cas de non-respect de cette obligation, des mesures de blocage ou de déréférencement.
La loi a confié à l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) le soin d'établir un référentiel fixant les exigences techniques minimales auxquelles devront se conformer les systèmes de vérification d'âge des sites pornographiques. L'Arcom est ainsi compétente pour bloquer, voire ordonner le déréférencement de ces sites des moteurs de recherche, après une mise en demeure. Ce dispositif de mise en demeure des sites pornographiques par l'Arcom avait été institué par la loi du 30 juillet 2020 visant à protéger les victimes de violences conjugales, à l'initiative de notre collègue Marie Mercier, rapporteur du texte, dont je salue d'ailleurs l'action sans faille sur ce sujet. L'Arcom devait alors saisir le juge judiciaire à des fins de blocage, ce qu'elle peut dorénavant faire directement dans le cadre de la loi Sren.
L'Arcom a ainsi publié son référentiel le 11 octobre 2024, laissant jusqu'au 11 avril 2025 aux plateformes établies en France et en dehors de l'Union européenne pour mettre en place un système de vérification de l'âge fiable, fondé sur le principe du double anonymat. S'agissant des sites établis dans un État membre de l'Union, le régime est différent. En effet, le législateur - en raison du problème de conformité au droit de l'Union européenne évoqué plus haut et pointé par la Commission européenne avec deux avis circonstanciés adressés à la France - a dû mettre en place un dispositif lui permettant de se conformer au droit de l'Union.
La France a ainsi dû notifier aux États membres hébergeant ces sites et à la Commission européenne l'arrêté publié le 6 mars 2025 étendant les obligations imposées aux sites extra-européens et français à 17 sites pornographiques situés dans l'Union. Le délai de trois mois ayant expiré, les obligations de vérification d'âge pour ces sites sont entrées en vigueur le 7 juin dernier.
En réaction à cette entrée en vigueur, les sites du groupe Aylo - Pornhub, YouPorn et RedTube - s'étaient rendus volontairement inaccessibles en France, même s'ils restaient accessibles par VPN (Virtual Private Network). Cependant, il convient de noter que deux autres sites ont spontanément mis en place la vérification d'âge à la veille de l'entrée en vigueur de l'arrêté.
Toutefois, quelques jours plus tard, le 16 juin dernier, le tribunal administratif de Paris, saisi par un site pornographique, a suspendu l'arrêté du 6 mars 2025 précité, invoquant un doute sérieux sur la compatibilité de ce texte avec le droit de l'Union européenne, en raison de l'existence d'un renvoi préjudiciel en cours devant la CJUE.
Le Conseil d'État a en effet décidé, le 6 mars 2024 - à l'occasion d'un recours d'éditeurs tchèques de sites pornographiques contre notre dispositif national - de saisir la CJUE de plusieurs questions préjudicielles que soulève l'application de la loi pénale en matière de protection des mineurs.
À la suite de l'ordonnance du tribunal administratif, les sites du groupe Aylo ont ainsi rétabli leur accessibilité pleine et entière en France sans outils de vérification de l'âge, ce que l'on ne peut que regretter vivement.
Que faire face à des plateformes toutes puissantes, qui usent de tous les moyens juridiques pour ne pas appliquer la réglementation, et face à une Commission et une jurisprudence de la CJUE qui ne nous aident pas dans nos initiatives nationales de régulation de ces plateformes ?
Je pense qu'il faut continuer d'avancer sur le plan national et maintenir une pression, tant sur les institutions européennes que sur les plateformes. C'est la raison d'être de cette PPRE qui marque notre soutien au Gouvernement, pour faire en sorte que l'intérêt supérieur de l'enfant soit bien une considération primordiale des politiques de l'Union européenne. Car tout n'est pas noir. Les lignes bougent !
Sous la pression de la France et de l'action du Sénat - il faut le dire -, la réglementation européenne se durcit à l'encontre des plateformes. Nous ne pouvons que saluer les enquêtes ouvertes par la Commission européenne envers certaines de ces très grandes plateformes, comme indiqué précédemment.
Cependant, conformément aux recommandations de nos collègues Catherine Morin-Desailly et Florence Blatrix Contat, nous réitérons notre demande de voir ces enquêtes conclues dans les plus brefs délais et les plateformes sanctionnées, le cas échéant.
Parallèlement, signe que les choses avancent, la Commission européenne a publié le 13 mai dernier son projet de lignes directrices sur la protection des mineurs en ligne dans le cadre de l'article 28 du DSA. Nous nous félicitons du niveau d'ambition de ces lignes directrices qui fixent un cadre concret et exigeant à l'égard des plateformes, mais nous appelons à aller plus loin, d'une part, sur les dispositifs de vérification d'âge qui doivent être explicitement étendus aux réseaux sociaux, et, d'autre part, sur le contenu de ces plateformes, et notamment des réseaux sociaux, avec la mise en place de mesures de protection effectives concernant les systèmes de paramétrage et de recommandation des comptes par défaut.
Par ailleurs, nous ne pouvons que rappeler l'importance d'établir, au niveau européen, des normes en matière d'éthique et de respect des droits fondamentaux, qui devraient être respectées lors de l'élaboration des algorithmes d'ordonnancement des contenus, de modération et d'adressage de la publicité ciblée utilisés par les fournisseurs de services intermédiaires, selon un principe de legacy et safety by design, c'est-à-dire de légalité et sécurité dès la conception.
Nous appelons la Commission européenne à adopter rapidement ces lignes directrices et à veiller à leur application prompte et concrète par les plateformes qui doivent être tenues, sur le plan juridique et éthique, responsables de leur contenu et de la vérification des âges des utilisateurs.
La question de la protection des mineurs, mais également de la santé mentale des jeunes à l'ère numérique fait l'objet d'une attention particulière des institutions européennes ces derniers mois. Le Conseil a approuvé, le 20 juin dernier, des conclusions importantes sur la promotion et la protection de la santé mentale des enfants et des adolescents à l'ère numérique. Nous nous en félicitons et demandons, d'une part, le lancement de l'enquête, à l'échelle de l'Union européenne, annoncée par la présidente de la Commission européenne, sur l'incidence des réseaux sociaux sur la santé mentale des jeunes, et, d'autre part, la poursuite du travail de la Commission, en complément des États membres, s'agissant d'actions de prévention et de formation sur l'usage du numérique et ses dangers.
De même, nous demandons solennellement, par le biais de cette PPRE, l'adoption de la proposition de règlement du 11 mai 2022 établissant des règles en vue de prévenir et de combattre les abus sexuels sur enfants, conformément aux préconisations de la résolution européenne du Sénat du 20 mars 2023. La France mène depuis plusieurs mois un travail important dans les négociations sur cette proposition de règlement, comme sur la question des dispositifs de vérification d'âge et de majorité numérique.
Nous saluons ainsi cette démarche du Gouvernement auprès de la Commission européenne et des autres États membres, visant à rendre effective la réglementation européenne protégeant les mineurs par une harmonisation européenne des contrôles de vérification d'âge et l'imposition d'une majorité numérique à l'échelon européen, ou à défaut au niveau de chaque État membre.
La France est à l'origine de plusieurs initiatives visant à fédérer un maximum d'États membres pour faire pression sur la Commission européenne.
Après un non-papier adressé à la Commission regroupant six États membres, ce sont douze États membres qui ont adressé une lettre à la Commission européenne le 18 juin dernier lui demandant d'inclure dans son projet de lignes directrices un dispositif de vérification d'âge pour les réseaux sociaux. Les États signataires étaient l'Autriche, la Croatie, Chypre, le Danemark, la France, la Grèce, l'Irlande, l'Italie, la Slovaquie, la Slovénie, l'Espagne et la Belgique.
Je disais que les lignes bougeaient ; sur ce point précis, il semble que la Commission européenne, qui avait jugé non conformes au droit de l'Union les dispositions de la loi visant à instaurer une majorité numérique, serait prête à ouvrir la voie à des législations nationales. Il s'agit d'annonces, qu'il faudra voir se concrétiser, espérant que notre PPRE pourra ainsi peser sur cette inflexion de la Commission, dans l'intérêt de la protection des mineurs. La Commission européenne a également annoncé une application temporaire européenne de vérification d'âge, avant la mise en place d'un futur portefeuille numérique européen, prévu au mieux courant 2026, qui devrait permettre d'attester d'une majorité numérique. À suivre donc, le travail reste encore devant nous !
Je renouvelle mes remerciements à Catherine Morin-Desailly, ainsi qu'à tous ceux de nos collègues qui ont participé à ce travail, entamé depuis un certain temps. Je remercie également le président de nous permettre de nous exprimer à travers cette PPRE. Cette responsabilité de protéger les mineurs en ligne nous incombe à tous. Ensemble, nous pourrons faire avancer les choses, j'en suis convaincue.
M. Jean-François Rapin, président. - Nous sommes tous régulièrement sollicités sur ce sujet dans nos territoires. J'ai par exemple récemment rencontré une institutrice qui se mobilise contre les écrans - à l'époque la télévision - depuis 1982 !
Mme Catherine Morin-Desailly, auteure de la proposition de résolution. - Il semblerait que les choses commencent enfin à bouger au niveau européen, comme en témoigne la tribune commune signée par vingt ministres - principalement des ministres chargés de l'éducation nationale, du numérique et de la santé - de treize États membres. Hier, lors des questions d'actualité au Gouvernement, je faisais remarquer à Clara Chappaz, qui relayait les inquiétudes de la commission Écrans, que le Sénat, notamment par l'intermédiaire d'un rapport de la commission de la culture sur la formation à l'heure du numérique, avait tiré le signal d'alarme dès 2018. À l'époque, la ministre de la santé n'avait pas jugé bon de soutenir nos propositions. Elle arguait de l'absence d'études scientifiques, alors que l'Académie de médecine, les pédiatres et les orthophonistes nous demandaient déjà de prendre des mesures.
Brigitte Devésa a rappelé les propos de Frances Haugen, ancienne ingénieure de Facebook devenue lanceuse d'alerte, lorsqu'elle était venue témoigner au Sénat il y a quelques années, au moment où l'on commençait à parler de régulation des plateformes. La main sur le coeur, leurs dirigeants juraient de s'autoréguler... Sauf que cela revient à leur conférer beaucoup de pouvoir et qu'ils privilégieront toujours le profit à la sécurité des enfants, car c'est inhérent au modèle économique de leurs sociétés.
La législation européenne- au développement de laquelle nous avons beaucoup oeuvré, en émettant de nombreuses propositions- commence à se déployer, notamment avec le DSA. On note certaines avancées, mais nous sommes encore très loin du compte. Les enquêtes sont trop lentes, insuffisamment approfondies ; l'Arcom manque par ailleurs de pouvoirs.
Nous devons exiger l'application des textes en vigueur et faire de nouvelles propositions de régulation auprès de la Commission européenne. Tel est le sens de la présente proposition de résolution, qui vise surtout à clarifier le droit européen et qui s'articule aussi avec ma proposition de loi visant à protéger les jeunes de l'exposition excessive et précoce aux écrans et des méfaits des réseaux sociaux. Cette dernière comporte des mesures éducatives, sanitaires et sociales à destination des parents, des enseignants et plus globalement de tous les acteurs de l'enseignement.
J'ai tenu également à faire figurer dans la proposition de résolution le principe du safety by design : comme les médicaments, les algorithmes et services numériques devraient faire l'objet de tests préalables d'innocuité avant leur mise en service. Nous l'avions déjà demandé dans de précédents travaux.
Il n'en est pas question dans la présente proposition de résolution, mais il y a aussi urgence à poser les bases d'une politique industrielle européenne. Nous devons en effet réfléchir, au-delà de la régulation de l'existant, à la création de nouveaux outils fondés sur des modèles économiques plus éthiques.
Comme pour la protection des mineurs contre les abus sexuels en ligne, il y a urgence à agir au niveau européen et nous serions coupables de ne pas le faire. Il serait souhaitable de s'accorder sur un âge minimal d'accès aux plateformes, par exemple 15 ans, mais la bataille sera rude, face à un lobbying des plateformes qui s'annonce particulièrement intense.
M. Olivier Henno. - Même s'il ne paraît pas évident, je fais le lien avec le débat que nous avons eu hier soir sur la situation au Proche et au Moyen-Orient, en application de l'article 50-1 de la Constitution. Nous vivons dans un monde de plus en plus brutal, où les règles de droit international sont mises à mal et qui se caractérise par une forme de compétition entre les démocraties et les régimes autoritaires - les États-Unis restent une démocratie, mais ils sont sur le fil du rasoir.
Nous devons aussi être conscients qu'il est de plus en plus difficile pour les parents de réguler l'accès aux écrans - je parle d'expérience. Confrontés à une forme d'addiction et de culture collective de la jeunesse, ils subissent une très forte pression de la part de leurs enfants.
Contrairement aux régimes autoritaires, nous sommes plus attachés à la liberté individuelle qu'au projet collectif. C'est différent en Asie, où les États régulent durement ces questions, notamment à Singapour. Ils ont bien compris que l'équilibre psychologique, le niveau scolaire et le développement intellectuel des enfants étaient en jeu.
La capacité des démocraties à réguler cette question conditionne vraisemblablement une partie de notre avenir. Le défi est de taille. Dans le pire des scénarios, cela pourrait aboutir à un abêtissement de générations entières. La difficulté, c'est que le numérique est aussi devenu notre principal outil de travail : à la fois instrument de productivité et de divertissement, et parfois d'abrutissement.
Mme Brigitte Devésa, rapporteure. - Le respect des libertés individuelles est certes fortement ancré dans nos traditions démocratiques, mais nous avons aussi sans doute manqué de vigilance depuis une vingtaine d'années, considérant avec une certaine naïveté le développement d'internet et des réseaux sociaux, ne voyant que les progrès véhiculés par ces nouvelles technologies et non les risques qui y étaient également associés.
Or, aujourd'hui, comme l'a relevé Catherine Morin-Desailly, le constat est alarmant. Nous devons aller plus loin et montrer à la Commission européenne que nous avons aussi, en tant qu'État membre, des choses à dire et à défendre.
Mme Amel Gacquerre. - Nous débattons en effet d'un sujet de société aussi important que complexe.
Il y a bien entendu la responsabilité des plateformes, la question des règles et du cadrage, mais aussi celle des moyens de contrôle qui s'était déjà posée, en 2023, lors de l'examen de la loi visant à lutter contre les dérives des influenceurs sur les réseaux sociaux.
Le sujet touche aussi à la responsabilité des parents et des éducateurs en général. Je salue la nouvelle initiative législative de Catherine Morin-Desailly en la matière. Nous devons mettre en place une politique globale et je suis ravie que les choses avancent dans le bon sens, même si tout est encore à faire.
On ne peut pas évoquer non plus cette question des réseaux sociaux sans faire le lien avec l'intelligence artificielle (IA), qui me semble représenter un danger majeur d'abêtissement des jeunes générations. L'utilisation de ChatGPT par nos mineurs pour faire leurs devoirs est juste une catastrophe car elle casse leur capacité d'apprentissage.
Ces technologies sont formidables, à condition d'en faire bon usage. Éduquer nos enfants, c'est aussi leur apprendre à les utiliser. Nous devons aider les enseignants à lever leurs réticences, afin qu'ils puissent intégrer intelligemment ces outils dans leur pédagogie, et envisager également la responsabilité des parents.
Le sujet doit être attaqué sous tous les angles et je vous félicite pour cette proposition de résolution qui apporte une nouvelle pierre à l'édifice juridique en train de se construire.
Mme Pascale Gruny. - Je remercie Brigitte Devésa de son travail, ainsi que Catherine Morin-Desailly et tous nos collègues qui se penchent régulièrement sur ces sujets. L'IA est un outil : on ne devrait normalement pas en avoir peur, mais il faut développer le plus tôt possible chez les jeunes et les enfants le sens critique.
Ce weekend, j'étais avec une enseignante travaillant avec des élèves du niveau bac pro : elle voit bien d'où proviennent les copies qui lui sont remises ! Or les enseignants manquent souvent de formation continue pour faire face à cette problématique.
La commission des affaires sociales, dont je suis membre, travaille sur la santé mentale des jeunes. Beaucoup d'entre eux ne vont pas bien : ils ont plein d'amis sur les réseaux sociaux, mais en réalité ils sont seuls ! Certains jeunes restent enfermés dans leur chambre du matin au soir, leurs parents croient qu'ils cherchent du travail sur internet alors que ce n'est pas le cas. Comment faire pour les sortir de la spirale des réseaux sociaux ?
Je m'interroge : comment vérifier l'âge des individus sur Instagram, par exemple ? Rien de plus facile que de falsifier son profil ! On est toujours en retard par rapport à des réseaux sociaux développés au niveau international et qui ont une longueur d'avance sur nous. J'entends qu'il ne faut rien lâcher, mais comment faire pour inverser la donne ? Les parents interdisent l'accès aux réseaux sur les téléphones mais les adolescents arrivent facilement à contourner cette interdiction en passant par d'autre canaux. Sans parler des phénomènes de délinquance que cela draine.
La liberté individuelle est mise à mal avec ces nouveaux moyens de communication qui deviennent une addiction.
M. Jean-François Rapin, président. - Il existe aujourd'hui plusieurs moyens pour vérifier l'âge et l'identité. On le fait bien pour la lettre recommandée numérique, qui nécessite le scan d'une carte d'identité. Idem pour l'identité numérique, qui peut constituer une possibilité efficace de contrôle. Il faut donc que les plateformes se donnent les moyens de mettre en place toutes ces vérifications !
M. Didier Marie. - Il faut surtout le leur imposer !
M. Jean-François Rapin, président. - L'identité numérique est une vraie avancée de ce point de vue : elle est factuellement infalsifiable.
Mme Marta de Cidrac. - Certain pays asiatiques, Olivier Henno l'a souligné, interdisent aux mineurs l'accès aux réseaux à partir d'une certaine heure. Au-delà de la simple vérification de l'identité, il est donc aussi techniquement possible de restreindre l'accès des jeunes, sans pour autant compromettre la liberté des uns et des autres.
Par ailleurs, aujourd'hui, quand on donne dans la rue un coup de poing à quelqu'un, on est sanctionné, mais quid des coups de poing « mentaux » sur les réseaux ? Ne pouvons-nous légiférer sur cette problématique ? Certes, nous ne disposons d'aucune étude sur le sujet, mais il existe néanmoins un faisceau de présomptions important sur l'atteinte à l'intégrité des jeunes cerveaux. À partir de là, nous pourrions mettre en place des interdictions très claires. On ne peut pas s'en remettre uniquement à la bonne volonté des plateformes et compter simplement sur les sanctions à leur encontre, car la logique économique va l'emporter sur tout le reste.
M. Jean-François Rapin, président. - Amel Gacquerre a mis l'accent sur l'éducation. Les parents peuvent déjà très bien mettre en place des limitations et verrouiller, en tant qu'administrateurs, les temps d'utilisation de leur box. Idem pour les téléphones, qui peuvent être formatés par les parents sans possibilité pour les enfants d'apporter des modifications.
Mme Marta de Cidrac. - Vous renvoyez la responsabilité aux parents et j'y souscris totalement. Mais si les parents sont défaillants, le législateur ne pourrait-il pas également légiférer, un peu comme pour la violence intrafamiliale ? Il importe d'envoyer un signal.
Mme Brigitte Devésa, rapporteure. - Cette remarque est intéressante. Les premiers éducateurs sont effectivement les parents : ils doivent donc être responsabilisés. Mais s'ils laissent faire, ne pourrions-nous pas prévoir des sanctions ? On parle beaucoup de la santé mentale des jeunes. Il faudra le travail de tous car, individuellement, on n'arrivera pas à changer les choses. On a déjà bien avancé depuis vingt ans en matière de protection des jeunes sur les réseaux sociaux, mais il importe d'être beaucoup plus durs, notamment avec les plateformes.
Quoi qu'il en soit, les parents sont quand même responsables : quand ils laissent leur enfant de huit heures du matin jusqu'à seize heures, seul sur internet, au prétexte qu'ils n'ont pas le temps de s'en occuper, cela doit nous interroger. Il faut prévoir des outils numériques plus intelligents. L'enfant a besoin d'interactions avec le parent et l'adulte. Nous allons devoir monter d'un cran en travaillant conjointement avec des spécialistes, des médecins et tous ceux qui pourront nous aider à mieux sanctionner ceux qui ne respectent pas les règles.
M. Jean-François Rapin, président. - Sans trop vouloir commenter l'actualité, nous venons d'apprendre qu'un adolescent de 13 ans a été tué et quatre autres blessés dans l'accident d'une voiture suivie par la police en Saône-et-Loire. Le conducteur a quinze ans ! Il était cinq heures du matin : que faisaient les parents ?
Mme Catherine Morin-Desailly, auteure de la proposition de résolution. - M. Olivier Henno l'a rappelé, la régulation témoignera de la capacité de nos démocraties à construire leur avenir. Cela figure très clairement dans l'exposé des motifs : une guerre cognitive est en cours. Cette réalité a été établie par plusieurs spécialistes. M. David Colon, expert reconnu en matière d'information, nous a alertés à ce sujet.
Les Chinois limitent l'accès de leurs enfants à TikTok à une demi-heure par jour. Aux États-Unis, les géants du numérique inscrivent leurs propres enfants dans des établissements scolaires sans écrans. On connaît donc parfaitement les effets délétères des écrans sur l'abêtissement et l'affaiblissement de notre jeunesse.
C'est une stratégie insidieuse qui vise à saper notre démocratie par le bas. Il y a urgence à réagir.
Mme Amel Gacquerre l'a souligné : les parents doivent être renvoyés à leur responsabilité. Mais beaucoup sont démunis. Comment lutter contre ces réseaux ? C'est comme vouloir ériger une digue face à la montée de la mer ! Il ne s'agit pas de combattre la société digitale dans laquelle nous vivons, mais de s'emparer de l'outil pour le façonner à notre image.
C'est pourquoi je me bats inlassablement pour des solutions industrielles européennes respectueuses des fondements européens. C'est aussi pourquoi la défense du droit d'auteur et des droits voisins revêt une importance capitale : tout est lié.
Si nous voulons maintenir une offre culturelle de qualité, alternative aux contenus dont certains souhaitent abreuver la jeunesse occidentale, il faudra livrer bataille. Il convient de développer des contenus éthiques, portés par des outils vertueux qui ne reposent pas sur des modèles toxiques.
Il ne s'agit pas de priver les jeunes des réseaux sociaux mais de leur proposer des plateformes adaptées. Il faut agir sur les contenus, mais aussi sur le temps d'écran. Ce sont deux problématiques distinctes.
Le temps d'écran fait l'objet d'une proposition de loi que j'ai déposée. Elle implique la communauté éducative dans son ensemble et renvoie à une coresponsabilité qui doit faire l'objet d'un débat collectif. Il faut établir une charte entre les différents acteurs pour permettre aux parents d'exercer leur autorité sur ces questions, en lien avec l'école.
Un travail de fond s'impose au niveau national. Il repose sur l'action concertée de trois ministres. Je les ai interrogés hier sur la nécessité d'un plan d'action cohérent, structuré depuis la petite enfance jusqu'à l'adolescence. Chacun agit dans son périmètre, mais quel sera le plan d'ensemble où chacun retrousse ses manches et prend ses responsabilités, y compris les élus qui décident des équipements fournis aux établissements scolaires ? Pourquoi tel outil est-il acheté ? Comment sera-t-il utilisé ? Combien de temps les enfants passeront-ils devant un écran en salle de classe ? C'est un tout cohérent qu'il faut construire.
EXAMEN DE L'ARTICLE UNIQUE
Mme Brigitte Devésa, rapporteure. - L'amendement COM-2 rectifié vise à prévoir un ajout de visa, au vu des textes récents adoptés en matière de protection des mineurs en ligne.
L'amendement COM-3 rectifié vise à encourager l'action de la Commission européenne et des États membres, en matière de prévention afin de garantir la santé mentale et le bien-être de nos enfants.
L'amendement COM-4 a pour objet de compléter l'alinéa 23 de la proposition de résolution européenne pour demander l'application ferme du DSA.
L'amendement COM-5 rectifié vise à réitérer notre demande à la Commission européenne de conclure ses enquêtes dans les plus brefs délais.
L'amendement COM-6 rectifié a pour objet de rappeler l'impératif fondamental de protection de l'enfance qui justifie notre action nationale visant à empêcher l'accès des mineurs aux sites pornographiques, tant que les dispositifs européens sont inopérants.
L'amendement COM-7 rectifié vise à saluer le niveau d'ambition du projet des lignes directrices présentées par la Commission européenne, et à demander l'extension des dispositifs de vérification d'âge aux réseaux sociaux et la mise en place de mesures protectrices concernant le contenu publié par ces plateformes.
L'amendement COM-8 a pour objet de reprendre une disposition de la résolution du Sénat n° 106 du 18 avril 2025 sur la souveraineté numérique européenne, visant à la création de plateformes éthiques et souveraines.
L'amendement COM-9 vise à afficher notre soutien à l'action du Gouvernement dans les négociations à Bruxelles, sur l'application du DSA.
Les amendements identiques COM-1 et COM-10 visent à préciser l'alinéa 30 pour rappeler que la responsabilité première du contrôle revient aux plateformes.
L'amendement COM-11 vise à rappeler les limites du dispositif de contrôle parental, qui ne peut suffire, seul, à protéger les mineurs en ligne.
L'amendement COM-12 vise à préciser l'alinéa 31 en proposant l'établissement d'une majorité numérique au niveau européen ou national.
Mme Catherine Morin-Desailly, auteure de la proposition de résolution. - L'amendement COM-8 reprend une disposition issue de la résolution du Sénat n° 106 du 18 avril 2025. Fallait-il insister une nouvelle fois sur la nécessité de créer des outils éthiques souverains ? La pédagogie de la répétition à du bon, mais je tenais à préciser que cette proposition venait d'un travail préalable que j'ai effectué avec Florence Blatrix Contat.
Les amendements COM-2 rectifié, COM-3 rectifié, COM-4, COM-5 rectifié, COM-6 rectifié, COM-7 rectifié, COM-8, COM-9, les amendements identiques COM-1 et COM-10, et les amendements COM-11 et COM-12 sont adoptés.
L'article unique constituant l'ensemble de la proposition de résolution européenne est adopté dans la rédaction issue des travaux de la commission, ainsi que l'avis politique qui en reprend les termes et qui sera adressé à la Commission européenne.
Questions diverses
M. Jean-François Rapin, président. - Je vous propose également d'autoriser la publication, sous forme de synthèse des éléments d'information que nous avait présentés Cyril Pellevat, concernant la modification du régime de protection du loup, ce sujet étant susceptible d'intéresser nombre de nos collègues.
Il en est ainsi décidé.
La réunion est close à 11 heures.
Audition de M. François-Xavier Bellamy, député européen
M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Nous nous réunissons aujourd'hui pour entendre le député européen français François-Xavier Bellamy, rapporteur du Parlement européen sur la proposition de règlement établissant un programme européen pour l'industrie de la défense (Edip) aux côtés de Raphaël Glucksmann, qui n'a pu être présent ce matin.
Le Sénat s'est fortement mobilisé autour de cette proposition de règlement. Il a adopté un avis motivé contestant la conformité de certaines dispositions du texte au principe de subsidiarité, puis une proposition de résolution européenne par lequel il a affirmé certaines positions fortes, notamment au sujet de l'autorité de conception des produits de défense et du taux minimal de composants européens requis pour considérer un produit comme européen.
Le débat n'est pas simple, compte tenu des disparités entre les bases industrielles et technologiques de défense (BITD) des États membres, mais aussi des différences de perception du lien transatlantique. Je reviens de Tallinn et de Varsovie, où j'ai mesuré l'attachement très vif à l'Otan et à la présence de troupes américaines.
Le Parlement européen, ainsi que notre collègue Pascal Allizard l'évoquera plus en détail, défend des positions bien plus proches des attentes exprimées par le Sénat que celles du texte initial. Nous le savons, nous devons largement cette évolution au travail de conviction que vous avez mené, monsieur Bellamy, aux côtés de Raphaël Glucksmann. Ce travail a d'ailleurs été salué hier devant notre commission par le ministre délégué chargé de l'Europe, Benjamin Haddad.
Ces positions sont également plus ambitieuses que le texte adopté par le seul Conseil de l'Union sur le programme Security for Action for Europe (Safe), qui donne lieu désormais à une confrontation interinstitutionnelle, la présidente Metsola ayant décidé de saisir la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) pour contester le recours à l'article 122 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne.
Dans ces conditions, alors que vont s'ouvrir les réunions en trilogue sur le programme Edip, quels principaux points de vigilance identifiez-vous, en particulier en ce qui concerne la notion de préférence européenne et le taux de composants extra-européens, l'autorité de conception, la vigilance sur les sous-traitants et les financements, au sujet desquels vous avez formulé des propositions très ambitieuses ?
La position adoptée par le Parlement européen le 24 avril dernier sur Edip préconise en effet d'augmenter le budget associé à ce programme, pour le porter à 21,5 milliards d'euros, en comptant sur des contributions supplémentaires des États membres. Vous proposez d'utiliser une partie des prêts du programme Safe pour financer les 20 milliards d'euros supplémentaires. Pourriez-vous préciser comment permettre concrètement cet abondement, alors que les critères d'éligibilité entre ces programmes pourraient ne pas être identiques ? Juridiquement, est-il certain que ce transfert des prêts de Safe vers Edip soit possible ?
Par ailleurs, selon la position défendue par le Conseil, une dérogation aux exigences de la clause de préférence européenne pourrait s'appliquer à la production de munitions et de missiles, compte tenu de la situation politique et de la nécessité cruciale d'une production rapide et à grande échelle de ces équipements. Approuvez-vous cette position ? Sur ces produits spécifiques, quel équilibre faut-il selon vous trouver entre préférence européenne et urgence d'un réarmement ? Ainsi que la commission des affaires européennes en débat souvent, comment conjuguer l'urgence de faire face à la menace russe à relativement court terme, et le renforcement de l'autonomie stratégique de l'Union européenne sur le long terme ?
Cela m'amène à vous interroger, au-delà du programme Edip, sur le paquet Omnibus de simplification en matière d'industrie de défense et sur les enjeux du prochain cadre financier pluriannuel. Nous le comprenons, la présidence danoise souhaite que le Conseil avance rapidement au sujet du premier. Comment le Parlement européen va-t-il s'organiser et qu'attendez-vous de ces mesures ?
Enfin, quelle position défendez-vous dans la perspective du prochain cadre financier pluriannuel ? Que pensez-vous de l'hypothèse d'intégrer les investissements de défense dans un fonds unique de compétitivité, sur laquelle travaille la Commission européenne ? Quelle appréciation portez-vous par ailleurs sur la possibilité de réorienter, dès sa révision à mi-parcours, une partie des fonds de la politique de cohésion vers le soutien à l'industrie de défense ?
M. Pascal Allizard, vice-président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. - Nous sommes heureux d'accueillir ce matin pour cette audition François-Xavier Bellamy, co-rapporteur du Parlement européen sur le programme Edip. Je vous prie tout d'abord d'excuser l'absence du président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, Cédric Perrin, qui regrette vivement de ne pas être avec nous ce matin, mais qui prendra connaissance de nos échanges.
Le 3 mars dernier, la présidente de la Commission européenne annonçait un grand plan de 800 milliards d'euros en faveur du réarmement de l'Europe pour contrer la menace que représente la Russie. Cette initiative a tout d'abord surpris, tant par son ampleur que par le fait qu'elle désignait clairement notre adversaire.
Les Européens ont-ils enfin pris la mesure de la menace que représente la Russie sur notre front est ? Sommes-nous prêts à mettre un terme à plus de trente années de désarmement unilatéral ? L'Europe est-elle décidée à prendre en main son destin, qu'elle avait confié aux présidents des États-Unis successifs depuis près de quatre-vingts ans ?
La réponse à ces questions ne nous semble pas pleinement satisfaisante, pour trois raisons.
Tout d'abord, en ce qui concerne les moyens mobilisés, l'essentiel des 800 milliards d'euros évoqués consiste en une nouvelle marge de manoeuvre accordée aux États membres pour leur permettre de s'endetter davantage, tandis que 150 milliards d'euros sont mobilisés au niveau européen sous forme de prêts de long terme pour acheter de façon conjointe des équipements militaires.
Ensuite, en ce qui concerne la portée de la menace russe, il a fallu moins d'un mois pour que le plan « ReArm Europe » soit rebaptisé « Préparation 2030 », à la demande notamment de l'Espagne et de l'Italie, qui considéraient la première appellation trop anxiogène. Ce changement sémantique est tout sauf anecdotique, puisque l'Italie continue à entretenir un discours ambigu à l'égard de la Russie et que l'Espagne a clairement affirmé son refus d'augmenter ses dépenses d'armement. Non seulement la nouvelle appellation n'indique plus ce à quoi il faut se préparer, mais l'échéance de 2030 ne correspond pas non plus à la réalité de la menace, qui pourrait se concrétiser plus tôt.
Enfin, au sujet de la volonté des Européens de reprendre leur destin en main, la plupart des États membres ont plaidé pour conserver une relation industrielle étroite avec les États-Unis, au détriment de la constitution d'une véritable autonomie stratégique européenne. Le sommet de l'Otan à La Haye est venu nous rappeler que nous sommes très loin de pouvoir assurer la défense de l'Europe de manière indépendante.
Le 23 juin dernier, le Conseil a par ailleurs adopté son mandat en vue des négociations avec le Parlement européen sur le programme Edip. Il a notamment estimé que le coût de l'ensemble des composants étrangers ne devrait pas dépasser 35 % du coût estimé des composants du produit final. Il a par ailleurs fait de l'exigence relative à l'autorité de conception la règle par défaut, tout en prévoyant des exceptions pour les munitions et les missiles. Les négociations en trilogue entre le Parlement, le Conseil et la Commission viennent de débuter. Quelles positions entendez-vous défendre dans ce cadre ? En particulier, comptez-vous revenir sur la position initiale du Parlement, plus ambitieuse, qui fixait à 70 % le seuil minimum de composants européens ?
Notre commission mène en ce moment des travaux sur la base industrielle et technologique de défense européenne (BITDE). Je suis allé à ce titre la semaine dernière à Berlin et à Munich avec ma collègue Hélène Conway-Mouret, et nous nous rendrons prochainement à Varsovie et à Tallinn. D'une part, les moyens considérables que notre principal partenaire d'outre-Rhin va consacrer pour se réarmer dans les années à venir, de l'ordre de 153 milliards d'euros à l'horizon de 2029, bénéficieront à son industrie de défense, qui reste extrêmement puissante. D'autre part, les coopérations sur les grands projets décidées par les responsables politiques ne disposent pas d'un soutien sans faille de la part des industriels des deux pays.
Nous devons donc nous demander ce que nous pouvons faire ensemble et nous interroger sur le sens à donner à l'indépendance de l'Europe.
D'après M. Éric Trappier, président de Dassault Aviation que nous avons auditionné la semaine dernière, face à la tentation de transformer les industriels européens en sous-traitants de l'industrie américaine, « l'argent européen [doit aller] à l'industrie européenne, il faut en faire une règle ». Compte tenu des débats à Bruxelles, cela vous semble-t-il possible et surtout réaliste ?
Alors que nous pensions, en février et mars derniers, que nos partenaires européens avaient compris qu'ils ne pouvaient plus compter aveuglément sur la protection des États-Unis, nous avons constaté au fil des jours que la perspective de devoir se passer du parapluie américain avait au contraire accru un réflexe de soumission et l'acceptation d'une dépendance industrielle et technologique. Comment, dans ces conditions, pensez-vous qu'évoluera le programme Edip, lancé à l'initiative de la présidente de la Commission ? Quel regard portez-vous sur les intentions du nouveau gouvernement allemand en matière de réarmement, et quelle est son influence dans les institutions européennes, en particulier au Parlement, compte tenu du poids des députés de la CDU en son sein ?
Enfin, alors que l'Italie et l'Espagne se tiennent un peu en marge du débat sur le réarmement de l'Europe, quel regard portez-vous sur les partenariats que la France pourrait approfondir, d'une part avec la Pologne, qui poursuit son partenariat industriel avec la Corée du Sud, et d'autre part avec le Royaume-Uni, qui s'est rapproché de l'Union européenne sur les questions de défense au cours des derniers mois ?
Monsieur le député européen, à l'issue de votre propos liminaire, nous donnerons la parole à nos collègues des deux commissions. Je précise, enfin, que cette audition est captée et diffusée sur le site internet du Sénat.
M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Monsieur le député européen, je précise également que les commissions des affaires étrangères et de la défense, des affaires européennes et des affaires économiques du Sénat mènent actuellement une mission commune d'information sur la nouvelle donne du commerce international, afin de formuler des propositions que la France pourrait porter au sein de l'Union.
M. François-Xavier Bellamy, député européen. - Mesdames, Messieurs les sénateurs, je vous remercie de l'attention que vous portez depuis longtemps à la question déterminante du programme Edip. En tant que rapporteur du Parlement européen, j'ai suivi avec beaucoup d'intérêt les travaux du Sénat sur ce sujet, en étant attentif aux avertissements que vous avez lancés, à juste titre. Il est important que les parlements nationaux s'engagent sur ces questions, et c'est une chance que le Sénat se soit autant impliqué dans ces discussions.
La question est, en effet, déterminante pour l'avenir de notre continent, pour la manière dont l'Europe conçoit sa place dans le monde et se positionne sur les sujets politiques les plus fondamentaux, la défense de la sécurité et de la paix. Nous le mesurons tous, notre responsabilité est de garantir que l'héritage que nous devons à l'engagement de nos aînés ne soit pas retiré aux générations futures.
Or l'Europe est dans une situation d'immense vulnérabilité. Depuis longtemps maintenant, elle a choisi de faire le pari d'une forme de dépendance à l'égard de celui qui n'est plus seulement un allié, mais un suzerain. Les États-Unis assuraient la défense du continent européen, et en retour les Européens payaient un tribut consistant à s'équiper très majoritairement, sinon presque exclusivement, dans l'industrie de défense américaine. L'an dernier, les Européens ont importé plus de 79 % de leurs armements, 63 % des équipements militaires étant importés des États-Unis. Tout l'enjeu du programme Edip est de renverser cette tendance.
Il y a urgence, bien sûr, car depuis l'attaque de l'Ukraine la menace russe est là, témoignant de son hostilité envers l'Europe. Mais ce n'est pas la seule menace : si l'Europe occidentale a manqué de lucidité dans l'appréciation de l'hostilité russe, il ne faudrait pas oublier la menace du terrorisme, notamment du terrorisme islamiste, ou celle des attaques hybrides qui viennent parfois de pays se présentant, sous d'autres rapports, comme des alliés. La Grèce et Chypre pourraient ainsi témoigner de la trajectoire de conflictualité que la Turquie représente pour leurs pays. Les armées françaises, directement impliquées dans des tensions militaires au cours des dernières années, pourraient également témoigner de l'hostilité de puissances étrangères, notamment sur le continent africain. La situation dans les territoires ultramarins montre également la réalité de cette menace hybride, plurielle, qui impose que nous sortions, dans l'urgence, de notre vulnérabilité.
Il y a urgence, mais il est absolument certain que le changement de cap européen ne peut se faire d'un claquement de doigts. Dans l'immédiat, les Européens continueront d'avoir besoin d'importer au moins une partie de leurs armements. Nous devons reconnaître cette nécessité, même si, depuis le général de Gaulle, la France a fait le choix d'une forme d'autonomie stratégique, et quand bien même nous serions mieux équipés que d'autres pour faire face à la nouvelle donne internationale. Le fait est que nous présentons également des lacunes sur certains segments de la production industrielle et que nous avons également besoin d'importer. N'entretenons pas de mythes et regardons les choses avec lucidité : il y a urgence et, ainsi que nos interlocuteurs européens l'indiquent, il faut faire avec les moyens disponibles pour renforcer les États dans un temps relativement court.
Cette urgence est néanmoins très largement couverte par des programmes comme Asap (Act in Support of Ammunition Production) et Edirpa (European Defence Industry Reinforcement Through Common Procurement Act), qui avaient justement pour but de combler, dans l'urgence, les trous capacitaires, en faisant feu de tout bois et en recourant si besoin aux importations. N'en doutons pas, l'urgence sera aussi couverte par les investissements massifs des États membres. Vous l'avez rappelé, l'effort européen sera essentiellement constitué de dépenses nationales, effectuées par les États membres. L'instrument de flexibilité, principal pilier du plan ReArm EU, ou « EU Preparedness » - peu importe la dénomination retenue -, représente autour de 650 milliards d'euros, mais il est constitué de dépenses nationales qui ne sont assorties d'aucune condition d'usage. Il conduira donc beaucoup d'États européens à renforcer leurs forces armées comme ils le pourront. N'en doutons pas, une grande part de ces financements ira à des produits importés.
En revanche, Edip n'est pas un programme d'urgence. Tout d'abord, son montant est bien plus modeste : la Commission prévoyait initialement un montant de 1,5 milliard d'euros, que nous avons souhaité porter à 20 milliards d'euros ; nous reviendrons sur les conditions techniques de cette augmentation. Le fait est que ce montant est très faible par rapport aux 650 milliards de l'instrument de flexibilité ou aux 150 milliards d'euros du programme Safe, ou même aux engagements récents des États de l'Otan de porter leurs dépenses de défense à 5 % de leur PIB, ce qui représente des milliers de milliards d'euros.
Le montant d'investissement inscrit dans ce programme - qu'il soit de 1,5 milliard ou même, ce que j'espère, de 20 milliards d'euros - est donc infime par rapport à l'effort qui doit être consenti. Par conséquent, il faut à tout le moins que les fonds soient engagés conformément à son but, c'est-à-dire en faveur de l'industrie européenne de défense. Nous partageons tout à fait cet objectif ; une politique appelée programme européen pour l'industrie de la défense doit voir ses financements aller à l'industrie européenne !
C'est la raison pour laquelle, Raphaël Glucksmann, rapporteur pour la commission de la sécurité et de la défense, et moi-même, rapporteur pour la commission de l'industrie, de la recherche et de l'énergie, accompagnés des rapporteurs fictifs, aux nationalités diverses, de nos commissions respectives, agissons ensemble en faveur du renforcement du texte initial de la Commission. Ainsi, nous souhaitons faire passer de 65 % à 70 % la part minimale de composants européens dans les produits dont l'achat sera financé dans le cadre d'Edip ; nous voulons également garantir l'autorité de conception européenne sur ces produits et imposer que ceux-ci ne soient soumis à aucune licence juridique extra-européenne du type Itar (International Traffic in Arms Regulations).
Notre objectif est que ce financement - j'espère de 20 milliards d'euros dans un premier temps, puis d'un montant encore supérieur par la suite, dans le cadre du nouveau cadre financier pluriannuel - renforce, par effet de levier, la base industrielle et technologique de défense européenne. L'urgence du réarmement de nos forces sera traitée par d'autres instruments : Asap, Edirpa, Safe et, évidemment, les investissements nationaux de chaque État membre.
Le grand enjeu pour les Européens réside dans la prise en compte de cette temporalité. Nous devons être en mesure d'acheter des produits disponibles pour faire face, demain ou après-demain, à des menaces territoriales concrètes et immédiates tout en cherchant à n'être plus sujets, à moyen et long termes, à une dépendance dangereuse. Les Européens ont pu toucher du doigt au cours des dernières semaines à quel point cette dépendance fragilisait structurellement la sécurité de tout le continent.
Nous ne voulons en rien rompre notre lien avec les États-Unis. Notre alliance, qui a permis à nos pays de rester libres dans le passé, sera un élément clé de la protection de nos démocraties à l'avenir face à la montée en puissance de compétiteurs globaux comme la Chine ou la Russie. Face à la réalité de la concurrence qui est faite à nos modèles démocratiques, nous avons tellement à défendre ensemble ! Toutefois, affirmer que les États-Unis sont nos alliés n'implique pas qu'ils soient nos suzerains et nous leurs vassaux. Nous devons sortir de cette situation de dépendance toxique.
Nous prenons au sérieux le message de nos partenaires outre-Atlantique : l'Europe ne peut plus être le passager clandestin de la défense américaine. Les contribuables français et les contribuables européens devront faire plus pour financer la défense de leurs pays, de leur continent, mais faisons-le au profit de notre propre industrie ! L'Edip permettra, à moyen terme, d'agir plus efficacement dans le sens de cette ambition. Voilà l'objectif que l'ensemble du Parlement européen s'est fixé pour les négociations. En engageant une procédure d'urgence, il montre qu'il est prêt, comme les parlements nationaux, à faire face quand il s'agit d'assumer des responsabilités aussi importantes.
L'un de nos caps est l'augmentation des budgets. L'Edip a été conçu il y a maintenant deux ans et a été présenté il y a un an et demi par la Commission européenne, avant la réélection du président Trump, avant les turbulences géopolitiques des derniers mois et avant la mise en oeuvre du plan ReArm Europe, car je préfère, pour ma part, cette appellation. L'abondement de 1,5 milliard d'euros, qui paraissait déjà faible il y a un an et demi, se révèle aujourd'hui dérisoire. Il est impossible que les négociations aboutissent si le montant retenu devait être aussi peu élevé. Tout industriel de la défense le jugerait anecdotique. Il faut impérativement trouver un financement plus ambitieux.
Le Parlement européen s'est trouvé face à une situation impossible, lors de cette négociation : il est autorité budgétaire, mais il ne peut agir sur les ressources. Aussi, en proposant d'accorder des financements via l'instrument Safe avant même sa conception, nous avons consciemment fait preuve de créativité juridique, tout en sachant que cette solution quelque peu originale ne serait sans doute pas retenue au terme de la négociation.
Les trilogues avec le Conseil et la Commission viennent de commencer : le premier a eu lieu lundi soir, à Bruxelles. Le Parlement européen espère que les négociations aboutiront à une solution qui permettra de mieux financer l'Edip, que ce soit par Safe ou par d'autres canaux, peu importe : l'essentiel est de ne pas détricoter des programmes nécessaires aux citoyens européens au motif qu'il faut investir dans la défense.
Une piste de financement réaliste, proposée par le Conseil à la suite d'un appel en ce sens du Parlement, serait d'utiliser les fonds non dépensés de la facilité pour la reprise et la résilience (FRR), l'important programme de relance post-covid. Ces moyens peuvent représenter un levier des plus intéressants ; aussi, la discussion s'engage sur ce fondement.
Pour le reste, la position du Conseil - je l'affirme en toute franchise - nous paraît extrêmement décevante, car l'ambition initiale de la Commission, que le Parlement européen souhaitait renforcer, se trouve considérablement fragilisée dans la proposition qui a été formulée. Sans renoncer aux principes - la notion d'autorité de conception figure par exemple toujours dans le texte -, le Conseil vide le texte de son sens par les dérogations qu'il introduit. Si une dérogation pour la fourniture en munitions peut éventuellement s'entendre vu l'urgence, ce secteur n'étant pas nécessairement déterminant, une dérogation pour les missiles est particulièrement indéfendable : elle revient à abandonner le principe même de l'autorité de conception, étant donné la technologie que nécessite cet équipement. Je ne dis pas pour autant que nous acceptons d'avance le principe de la dérogation sur les munitions, loin de là : toute dérogation pose problème, car elle contribue à dévoyer le programme.
Le Parlement européen a été fier d'avoir déterminé sa position avant que le Conseil ne le fasse, montrant ainsi que, comme les États membres, il est capable de prendre l'urgence au sérieux. Néanmoins, l'urgence ne signifie pas qu'il faille renoncer à l'ambition fondamentale du programme. Nous n'accepterons aucun chantage fait au nom des délais. De fait, des voix autorisées nous affirment qu'il faut aller vite et nous ranger derrière la position du Conseil pour un arbitrage rapide. Certes, il faut décider vite, mais le plus important est d'abord de décider bien ! Je ne vois, pour ma part, aucune contradiction entre ces deux impératifs. Nous tiendrons la ligne que le Parlement nous a confiée. En tant que rapporteurs, nous avons un mandat clair et fort. Nous prendrons le temps nécessaire pour que notre position soit entendue par les colégislateurs dans le cadre des négociations qui s'engagent.
Le Sénat n'a cessé de rappeler l'importance de l'enjeu, dont nous avons conscience. Aussi, je remercie la Haute Assemblée pour ses précieux déplacements dans les différents pays européens. Si les eurodéputés français font le travail nécessaire pour faire entendre la voix de leur pays et de l'Europe, la diplomatie parlementaire peut être d'une efficacité déterminante pour que nos collègues des différents États membres comprennent nos positions. Par ce travail d'équipe, nous pourrons être au rendez-vous de l'Histoire.
M. Dominique de Legge. - Même avec l'instrument de flexibilité de 650 milliards d'euros accordé par la Commission, la France ne respectera pas les critères du pacte de stabilité et de croissance, en raison de son déficit. L'offre accordée par la Commission est donc intéressante pour les autres pays, mais malheureusement peu opérante pour le nôtre.
Formellement, puisqu'elle n'a pas de mandat en matière de défense, c'est par le biais de la politique industrielle que la Commission s'intéresse à la base industrielle et technologique de défense (BITD). J'ai toujours considéré que c'était surtout le Conseil de l'Union européenne qui devait s'impliquer sur ces questions et vos propos m'inquiètent, car ils donnent le sentiment non seulement que le Conseil ne s'implique pas dans ce dossier mais en outre que, quand il le fait, il va plutôt à rebours des compétences qu'il devrait exercer. Pouvez-vous nous en dire davantage sur ce point ?
J'ai bien noté que les 20 milliards ou 21 milliards d'euros de l'Edip ne seront pas déterminants au regard des quelque 350 milliards d'euros que les pays européens consacrent à leur défense. Pour autant, l'usine à gaz qui se profile pour bénéficier de l'aide m'inquiète un peu, car il y aura tout un ensemble de critères à respecter. Il ne faudrait pas que nous répliquions en matière de défense ce que nous avons pu connaître dans d'autres domaines, comme l'énergie ou l'agriculture. Face à l'urgence à mettre en place une BITDE, ne passons pas notre temps à débattre du règlement à adopter, alors que nous disposons en France d'équipements presque disponibles sur étagère ! Au-delà de la coopération européenne, l'objectif est avant tout de renforcer nos capacités, nos équipements et leur disponibilité.
M. François-Xavier Bellamy. - Vous avez raison de souligner que la défense reste du ressort des États membres. Il ne s'agit en rien d'un transfert de compétences qui ne dirait pas son nom. L'Edip se fonde sur les responsabilités industrielles de la Commission européenne.
Toutefois, je constate malheureusement que l'ambition, de manière paradoxale, est actuellement plus du côté de la Commission que de celui du Conseil. Le Parlement européen a été surpris et déçu de la position de ce dernier sur l'Edip : déçu par le contenu et surpris que le Conseil ait arrêté sa position rapidement alors qu'il n'y avait pas d'urgence et que les États membres croyant à la nécessité d'un agenda d'autonomie stratégique européenne avaient le temps de livrer un travail plus approfondi. Cela aurait permis d'éviter les dérogations. Il est regrettable que l'on se tourne vers le Parlement européen pour que ce dernier fasse seul le travail nécessaire et apporte des corrections.
L'Edip ne présente pas de risque particulier de constituer une usine à gaz. Les industriels avec lesquels nous avons échangé sont d'ailleurs satisfaits des perspectives qui se dessinent. Le Parlement européen a fait un important travail pour simplifier le fonctionnement du programme à tous les étages et pour éviter la création de nouvelles autorités, en mobilisant des structures existantes qui ont fait la preuve de leur efficacité. Je pense à l'Organisation conjointe de coopération en matière d'armement (Occar), qui donne pleine satisfaction en matière d'achats communs.
Le paquet Omnibus consacré à la défense sera important, car les contraintes, complexes à gérer, sont l'un des plus importants problèmes que rencontrent les industriels. De fait, un industriel européen souhaitant monter en puissance se heurtera au frein que constitue le poids de la réglementation. Nous ne pouvons pas nous permettre qu'il faille cinq ans pour implanter une usine d'armement en Europe, le problème se posant particulièrement en France, pardon de le dire. L'urgence est incompatible avec la lenteur de l'appareil bureaucratique. Le Parlement européen a donc eu le souci de rendre le fonctionnement de l'Edip le plus simple possible.
Nous entendons souvent une objection : il faut acheter du matériel disponible immédiatement. Toutefois, l'industrie européenne sait rapidement monter en puissance. Au cours d'une journée d'étude du groupe du parti populaire européen (PPE) que j'ai organisée au Sénat, le dirigeant d'une très grande entreprise indiquait que la filière était prête : pour agir, les acteurs attendent d'être certains de la volonté politique, afin de disposer de la lisibilité nécessaire sur les contrats. Nos partenaires industriels hors de l'Union européenne n'ont pas toujours cette capacité.
L'argument selon lequel il faudrait acheter les produits sur étagère, donc aux États-Unis, me semble largement infirmé par les faits. Qu'on demande à nos amis australiens ce qu'ils pensent de la disponibilité des sous-marins américains ou à nos amis suisses ce qu'ils pensent de la fiabilité des commandes américaines de F-35 ! Gardons-nous de croire que l'industrie américaine produit immédiatement et à loisir. Du reste, ce pays souverain a ses intérêts propres. Il priorise la délivrance des commandes en fonction de ceux-ci. C'est parfaitement compréhensible. Il appartient maintenant aux Européens d'assumer leurs propres responsabilités.
Mme Marta de Cidrac. - Vous avez planté le décor, comparant les États-Unis à un suzerain qui privilégie ses propres intérêts, et l'Europe à son vassal. Vous avez très bien expliqué l'enjeu du renforcement du programme industriel européen pour la défense. Les 20 milliards d'euros peuvent sembler peu significatifs, mais ils sont stratégiques pour nous Européens.
Parmi les États membres, qui sont nos alliés pour bâtir une telle stratégie de long terme ?
M. François-Xavier Bellamy. - Le paysage a totalement changé en quelques mois. Avant l'élection présidentielle américaine, l'idée que nous devions consacrer de l'argent européen à la défense européenne dans le cadre du programme Edip était très minoritaire et il était difficile d'aboutir à une position commune. En parlant de suzerain, je ne pensais pas à une faute des États-Unis ; je considère que nous sommes responsables de la sieste stratégique de l'Europe.
Je comprends le discours de nos alliés américains : ils assurent notre défense, ce qui nous permet de financer notre système de sécurité sociale, alors que l'ouvrier américain doit se payer son assurance maladie privée... J'ai été frappé de voir combien la question de la dépense sociale était conflictuelle dans nos discussions avec les Américains.
Les manoeuvres autour du Groenland ont contribué à une prise de conscience du gouvernement danois, qui vient de prendre la présidence européenne et avec lequel nous travaillons en très bonne intelligence. Mais le réveil a été brutal.
Nous avons des alliés en Europe, notamment au Parlement européen. La position que Raphaël Glucksmann et moi avons portée n'était pas qu'une position française, c'était la position de parlementaires de tous bords et de pays différents. Mais notre principal allié est à la Maison Blanche : c'est le président des États-Unis. Si nous réussissons à adopter un texte ambitieux, je lui enverrai une caisse de champagne, en espérant qu'elle ne sera pas taxée à la douane ! (Rires)
Mme Christine Lavarde. - Lorsque nous avons entendu le commissaire Serafin, je n'ai pas bien compris qui allait financer l'effort de défense : les budgets nationaux ou le budget de la Commission ?
M. François-Xavier Bellamy. - Le cadre financier pluriannuel (CFP) est en cours de négociation et, d'ailleurs, nous avons besoin de votre appui pour faire entendre la voix de la France ; je sais combien vous êtes impliquée sur ces questions, Madame la sénatrice. Nous sommes dans le money time, comme on le dit en jargon bruxellois.
Bien entendu, l'effort de défense reposera avant tout sur les États membres. Même si nous consacrions 100 % du budget européen à la défense, nous n'atteindrions pas les 5 % du PIB. Soyons lucides : ce sont bien les États membres qui vont conserver l'essentiel de la charge, car ils restent compétents en matière de défense. Je ne crois pas à la fiction d'une armée européenne. Voyez la diversité de nos lectures géopolitiques et de nos alliances : c'est indispensable pour la protection globale du continent. L'Europe ne sera pas mieux défendue si nous confondons union et uniformité. Les États membres vont donc rester budgétairement en première ligne, mais le CFP devra consacrer à la défense des moyens beaucoup plus importants que par le passé.
L'Europe doit aussi être ambitieuse en matière spatiale, qui est un enjeu dual, civil et militaire. La souveraineté des États européens se jouera également dans l'espace, l'Europe doit en prendre la mesure.
M. Pascal Allizard, vice-président de la commission des affaires étrangères. - Nous préférons parler de défense de l'Europe plutôt que d'Europe de la défense. Il y a certes l'Europe institutionnelle, mais il y a aussi l'Europe géographique, avec la Grande-Bretagne et la Norvège, notamment. En matière de défense et d'industrie de la défense, nous devons prendre en compte ce périmètre élargi. Ces coopérations entre pays européens existent, entre industriels européens aussi. Dassault Aviation, sur le système de combat aérien du futur (SCAF) et le drone de combat, et KNDS, sur son futur char, collaborent déjà avec des industriels d'autres pays européens ; tant mieux ! Je me réjouis que l'Union européenne apporte des moyens supplémentaires.
J'ai rédigé un rapport sur la politique étrangère des États-Unis, qui portait sur la période d'avant le deuxième mandat de Donald Trump. Un certain nombre de pays européens n'ont pas voulu entendre le message du président Obama à partir de 2008. Le conflit en Ukraine a certes créé une diversion, mais cela fait des années que les États-Unis nous alertent sur la nécessité de prendre nos responsabilités à l'échelle européenne. Donald Trump le dit à sa façon, mais c'est le même message. « Amis, alliés, mais pas alignés », tel était le titre de mon rapport : nous devons conserver ce cap, en emportant la conviction des autres États européens.
Je partage l'idée que les États-Unis sont notre meilleur allié, car la problématique du pivot asiatique est réelle. La France est concernée au premier chef, en raison de sa zone économique exclusive, la deuxième plus importante du monde. Or nous avons des trous dans la raquette pour assurer notre souveraineté.
Nous sommes inquiets du rythme de passation des commandes, car nous prenons du retard, même si le ministre s'en est défendu devant notre commission. Les unités attendent leurs moyens et les industriels leurs commandes.
M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - La contribution des États membres à l'Union, qui augmente mécaniquement, ne doit pas être la variable d'ajustement du CFP, que nous souhaitons très ambitieux. Au Parlement européen, vous avez la responsabilité d'agir pour que les ressources propres de l'Union européenne soient mises en place, sans aller pour autant vers le fédéralisme.
Le Sénat travaille beaucoup sur la question spatiale. Je suis frappé par la diversité des acteurs : la Commission européenne, l'Agence spatiale européenne (ESA), l'agence historique française... Il y a un malaise, préjudiciable au déploiement de capacités spatiales européennes.
Grâce à ses outre-mer, la France a un porte-avions sur chaque océan ; elle a le devoir de défendre ses capacités ultramarines, même si les Allemands et les Polonais ont du mal à comprendre cet enjeu. C'est une question d'autonomie stratégique. Je sais que notre représentation permanente veille à ce que chaque texte intègre les outre-mer, lesquels ne sont pas que français, mais majoritairement français.
M. François-Xavier Bellamy. - Je partage ce qu'a dit Pascal Allizard. Mais quelle est notre cohérence quand notre pays défend cet agenda de souveraineté ?
En matière spatiale, on a un enjeu majeur de compétitivité de nos meilleures pépites. Nous avons une ambition spatiale, mais nous continuons à imposer à nos acteurs des systèmes de retour géographique, complètement datés.
Je suis souvent frappé de la faiblesse de notre réaction face à une menace plurielle qui pèse sur nos outre-mer. Bien sûr, nous devons débattre de l'avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie, mais la France est trop passive quand l'Azerbaïdjan organise un colloque à Nouméa sur la décolonisation des outre-mer français ! C'est une attaque contre notre intégrité territoriale et contre nos positions stratégiques. Une telle menée séparatiste, soutenue par un État étranger, devrait appeler, à l'échelle française comme européenne, des sanctions immédiates et suffisamment dissuasives. Or, bien qu'ayant tiré la sonnette d'alarme, je n'ai toujours rien vu venir !
La souveraineté est un enjeu global, mais la crédibilité française en Europe est malheureusement affectée par la trajectoire de nos finances publiques. C'est un élément de fragilité majeure.
Le moment est aussi plein d'opportunités. Le débat européen a plus évolué en quelques mois que pendant les vingt dernières années. C'est une chance, car nos positions sont en train de trouver un écho à l'échelle européenne.
La France ne doit pas manquer ce rendez-vous. L'industrie de la défense française, deuxième exportatrice l'an dernier, a un rôle majeur à jouer. Nos partenaires européens considèrent que nous sommes dans un moment français. Mais quand je rentre en France, je retrouve des acteurs français qui s'interrogent et qui freinent des quatre fers. Il serait désolant que nous manquions cette opportunité, faute de l'avoir comprise.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 12 h 10.