Mercredi 9 juillet 2025

- Présidence de M. Jean-François Longeot, président -

La réunion est ouverte à 10 heures.

Haut Conseil pour le climat - Présentation du rapport annuel 2025 - Audition de Jean-François Soussana, président, Valérie Masson-Delmotte et Benoît Leguet, membres, du Haut Conseil pour le climat (HCC)

M. Jean-François Longeot, président. - Nous avons le plaisir d'accueillir ce matin le président du Haut Conseil pour le climat (HCC), Monsieur Jean-François Soussana, accompagné de deux membres éminents de cette instance : Madame Valérie Masson-Delmotte, avec laquelle nous avons maintes fois eu l'opportunité d'échanger en sa qualité de membre du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (Giec), et Monsieur Benoît Leguet, directeur général de l'Institut de l'économie pour le climat. C'est la première fois que vous vous exprimez en votre qualité de président, monsieur Soussana, mais votre prédécesseur, Mme Corinne Le Quéré, est venue devant notre commission en 2020, 2021 et 2022.

Le message du rapport annuel 2025 du HCC, intitulé « Relancer l'action climatique face à l'aggravation des impacts et à l'affaiblissement du pilotage » est sans ambiguïté : les impacts du dérèglement climatique s'intensifient, rendant les besoins d'adaptation de plus en plus pressants. La canicule exceptionnelle que nous venons de traverser, suivie de violents orages, illustre bien la multiplication des événements extrêmes - plus fréquents, plus longs, plus intenses.

Les efforts d'atténuation restent toutefois insuffisants. Le deuxième budget carbone, couvrant la période 2019-2023, a certes été respecté, mais la trajectoire de décarbonation marque un net ralentissement en 2024, incompatible avec l'objectif de neutralité carbone à l'horizon 2050, ce que confirment les premières estimations pour 2025.

Au-delà de ce diagnostic, votre rapport propose des leviers d'action dans chacun des grands secteurs émetteurs et insiste sur l'importance d'anticiper les besoins d'adaptation, en tenant compte des inégalités d'exposition et de vulnérabilité. Nous espérons pouvoir aborder, au cours de cette audition, ces recommandations opérationnelles.

Vous avez également choisi de mettre cette année l'accent sur le pilotage de l'action climatique. Vous déplorez un affaiblissement des outils existants et appelez à les renforcer, en agissant sur plusieurs leviers : adaptation des documents stratégiques, financement, gouvernance, évaluation des politiques publiques. Vous plaidez notamment pour un rôle renforcé du secrétariat général à la planification écologique (SGPE) dans la coordination de la stratégie française pour l'énergie et le climat (Sfec). Ce diagnostic rejoint largement celui formulé par la commission d'enquête sur les agences et opérateurs de l'État - présidée par notre collègue Christine Lavarde et dont le rapporteur était notre collègue Pierre Barros -, qui a proposé le 1er juillet dernier de renforcer le pilotage interministériel des politiques environnementales.

Avant de vous céder la parole pour présenter les principaux enseignements de ce rapport, je souhaite vous féliciter pour la grande qualité de vos travaux. Notre pays a la chance de pouvoir ainsi s'appuyer sur une véritable vigie climatique au service des citoyens et des institutions. Sept ans après sa création, le Haut Conseil apporte au débat public un regard indépendant, rigoureux et exigeant sur l'efficacité des politiques climatiques. D'ailleurs, en 2019, le législateur a souhaité que le Parlement puisse, le cas échéant, s'appuyer sur votre expertise : aux termes de l'article L. 132-5 du code de l'environnement, le président de l'Assemblée nationale ou le président du Sénat peut vous saisir pour rendre un avis sur un projet de loi, une proposition de loi ou une question relative à votre domaine d'expertise. Nous n'avons pas encore eu l'occasion de vous solliciter, mais nous gardons en tête cette possibilité que nous ne manquerons pas de mettre en oeuvre le moment venu ! À cet égard, comment, selon vous, le HCC pourrait-il contribuer plus concrètement à renforcer l'information du Parlement en matière d'action climatique ?

Peut-être pourriez-vous, en complément de la présentation du rapport, faire un point sur le positionnement d'une institution que vous présidez depuis maintenant un an ? Souffrez-vous toujours d'un manque de moyens pour accomplir vos missions ?

M. Jean-François Soussana, président du Haut Conseil pour le climat. - Le HCC a pour mission d'évaluer les politiques climatiques de la France en matière de trajectoire de baisse des émissions, de puits de carbone, d'empreinte carbone, d'adaptation au changement climatique et d'impact socio-économique. Sur la base de notre évaluation, nous formulons des recommandations, auxquelles le Gouvernement doit répondre dans un délai de six mois et présenter ses réponses au Parlement. Nous sommes à votre disposition pour une saisine sur une question particulière, un mécanisme intéressant qui a déjà été mobilisé pour huit de nos rapports.

L'Europe est le continent qui se réchauffe le plus vite, ce qui menace sa prospérité. Les études économiques montrent que le coût de l'inaction climatique serait d'environ douze points de PIB mondial par degré de réchauffement. Sans action, nous ferions face à une véritable catastrophe économique à la fin du siècle, de l'ordre d'au moins 30 % du PIB mondial. En comparaison, les politiques de décarbonation ne représentent que quelques points de PIB, mais elles exigent des investissements, ce qui est difficile dans le contexte budgétaire actuel.

La sécurité énergétique de l'Union européenne dépend d'importations massives de pétrole et de gaz. Si nous avons diminué les importations russes, nous sommes désormais dépendants des États-Unis, qui sont devenus nos premiers fournisseurs de gaz liquéfié et de pétrole. Compte tenu de l'agressivité des politiques tarifaires de l'administration américaine, cette dépendance menace notre sécurité énergétique.

Le développement de technologies propres est crucial pour assurer la décarbonation, préserver notre souveraineté industrielle et éviter une nouvelle dépendance, notamment vis-à-vis de la Chine, grande exportatrice de technologies vertes. Les politiques climatiques doivent également contenir ou réduire les inégalités et renforcer la résilience afin d'éviter les risques de blocage. Nous avons besoin d'une transition accessible à tous, car ces politiques peuvent parfois être perçues par nos concitoyens comme injustes ou inaccessibles.

Un sondage récent de la Commission européenne, réalisé à l'occasion de la publication de son objectif pour 2040 d'une réduction de 90 % des émissions nettes de gaz à effet de serre par rapport à 1990, montre toutefois qu'en France, 92 % des citoyens considèrent le changement climatique comme une menace sérieuse et 88 % qu'il faut atteindre la neutralité carbone en 2050. Nous retrouvons ces ordres de grandeur dans les autres pays.

L'année 2024 a été la plus chaude jamais mesurée, avec 1,52 degré de réchauffement par rapport à la période préindustrielle, dont 1,36 degré dû aux activités humaines. À ce rythme, une année sur deux dépassera probablement 1,5 degré d'ici une décennie. En France métropolitaine, le réchauffement est plus important et atteint 2,2 degrés. L'année 2024 a été l'une des cinq années les plus chaudes et l'une des dix les plus pluvieuses. Les événements extrêmes se sont renforcés, et je citerai les 3 700 décès supplémentaires dus aux vagues de chaleur en 2024.

Rendements céréaliers au plus bas depuis quarante ans, maladies épizootiques, inondations dramatiques dans le Nord-Pas-de-Calais et cyclone Chido : les impacts s'aggravent. Nous disposons d'une trajectoire de référence pour l'adaptation au changement climatique, extrêmement utile mais aussi très inquiétante. En 2030, avec un réchauffement d'environ 2 degrés en métropole, nous aurions une multiplication par trois du nombre de jours de vagues de chaleur ; en 2050, pour un réchauffement de 2,7 degrés, une multiplication par cinq ; et enfin, en 2100, par dix. Imaginez l'ampleur des canicules et des dommages qui en résulteraient pour la santé humaine et pour d'autres secteurs. Cela dépasse les limites de l'adaptation. C'est bien pourquoi il faut combiner adaptation et réduction des émissions de gaz à effet de serre. Chaque dixième de degré auquel nous échapperons se traduira par des impacts réduits et donc par une résilience accrue de la France.

Dans ce contexte, nous avons formulé un certain nombre de recommandations, en complément de l'avis formulé en mars dernier sur le plan national d'adaptation au changement climatique (Pnacc 3). Celles-ci soulignent l'intérêt de disposer d'une synthèse nationale annuelle des impacts du changement climatique, d'un portail national des options d'adaptation déclinées par territoire et par secteur, d'un mécanisme de gouvernance participative et d'une évaluation scientifique des impacts, de l'adaptation et des vulnérabilités climatiques. Nous recommandons également d'actualiser les diagnostics d'exposition et de vulnérabilité des collectivités territoriales.

La deuxième partie de notre rapport d'activité concerne le suivi des émissions et le respect des budgets carbone. En 2024, la réduction de nos émissions de gaz à effet de serre a été insuffisante, de moins 1,8 %, alors que l'année précédente nous étions à moins 6,7 %. Le secteur de l'énergie a été le principal contributeur à la baisse, suivi par l'industrie. Une grande partie de la baisse en 2024 provient de facteurs que l'on pourrait qualifier de circonstanciels.

Dans le domaine de l'énergie, la baisse des émissions est liée à la remise en capacité du nucléaire. S'y ajoutent une année pluvieuse, augmentant de 13 % la production hydroélectrique, et un hiver doux, qui a permis de réduire le chauffage. La réduction du cheptel bovin s'est également poursuivie, mais pour des raisons socio-économiques liées à la difficulté des métiers de l'élevage. En 2023, la baisse due à des changements structurels était majoritaire, mais en 2024, elle n'est que de 2 millions de tonnes d'équivalent CO2, un chiffre nettement insuffisant. Pour atteindre la cible du projet de troisième stratégie nationale bas carbone (SNBC 3), qui est aussi celle de la SNBC 2, nous ne sommes pas à niveau. Il faudrait multiplier par deux le rythme de décarbonation.

Par secteur, le facteur de multiplication serait de 3,9 pour les transports, d'environ 3 pour l'agriculture et l'industrie, et de 9 pour les bâtiments. Pour les déchets, nous sommes très en deçà de la cible, avec un facteur de multiplication de 29. En revanche, nous avons fait mieux que la cible pour l'énergie, ce qui compense le retard dans d'autres secteurs.

Nous analysons le cadre d'action publique national, à savoir la Sfec, qui doit être bien coordonnée et intégrée dans la planification écologique. C'est un premier enjeu de clarification. Sur les trois piliers de cette stratégie, seul le Pnacc 3 a été publié. Il faut aller plus loin, avec une meilleure déclinaison dans les territoires et une meilleure prise en compte des vulnérabilités. Deux piliers sont donc en attente, la SNBC 3 et la troisième programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE 3). Le Parlement s'est saisi de ce sujet sous la forme d'une proposition de loi...

M. Jean-François Longeot, président. - ...que nous avons adoptée hier.

M. Jean-François Soussana. -. Cette adoption va dans le bon sens. Toutefois, la SNBC 3 doit être publiée, et elle doit être cohérente avec la PPE 3. La programmation pluriannuelle de l'énergie est à court et moyen termes, tandis que la SNBC 3 va jusqu'à 2050. Il faut assurer une cohérence entre ces deux documents programmatiques.

Nous demandons que la SNBC 3 soit renforcée sur un certain nombre de points, avec des objectifs sur l'empreinte carbone, par exemple. Par ailleurs, concernant ce que nous avons observé en 2024 et début 2025, nous avons été assez étonnés de constater que des mesures qui rencontraient un succès important, comme le leasing social ou les rénovations complètes, avaient été arrêtées pour des raisons budgétaires. Les stop and go découragent les investissements et nuisent à la visibilité. Il y a des contrastes entre les politiques sectorielles : risques sérieux de non atteinte des objectifs pour les transports et insuffisance de l'action pour l'agriculture, par rapport au rythme attendu de décarbonation de ce secteur dans la PPE 3.

Nous recommandons la publication en 2025 des SNBC 3 et PPE 3, une meilleure évaluation de ce qui a fonctionné ou non dans les politiques climatiques et la mise en place d'un plan de lutte contre la désinformation climatique. En effet, nous constatons une désinformation importante, à la fois dans certains médias et sur les réseaux sociaux, qui sape les fondements de l'action publique.

Il est impératif de proposer une offre d'alternatives décarbonées pour tous. La transposition du second marché carbone (SEQE-UE 2) exige d'éviter des effets potentiellement régressifs et de mettre en place un fonds social. Il faut des financements pluriannuels, donc transformer la SFEC en un document de programmation, et mettre en oeuvre des politiques de compétences et d'emploi, avec des budgets suffisants. Nous devons réduire les subventions aux énergies fossiles et revoir les signaux-prix, notamment pour le gaz par rapport à l'électricité. Alors que les subventions aux énergies fossiles s'élèvent à 13 milliards d'euros, les crédits alloués aux politiques climatiques sont en forte réduction en 2025. Des rééquilibrages sont donc à opérer. Cela demande des investissements chiffrés a minima à 37 milliards d'euros, pour des recettes attendues du SEQE 2 de 8 milliards d'euros. Face aux inégalités liées aux enjeux climatiques, il faut renforcer la participation des personnes, mieux diagnostiquer les vulnérabilités, proposer une offre accessible à tous et assurer les transformations de l'emploi. Je rappelle que nous devrions former 2,8 millions de personnes aux métiers de la transition. Ce sont donc des besoins importants et urgents.

Pour conclure, le rythme de la décarbonation a beaucoup ralenti en 2024. Ce fléchissement remet en question l'atteinte des objectifs. Le cadre d'action publique a pris un retard important. Les efforts d'adaptation ont été institutionnalisés, mais restent en décalage par rapport aux vulnérabilités et aux besoins. Nous appelons donc à un sursaut de l'action climatique, avec une consolidation du cadre d'action publique, un renforcement des actions structurelles, une gouvernance solide et un cap clair pour 2030 et la décennie suivante.

Mme Valérie Masson-Delmotte, membre du HCC. - Le rapport présente, comme chaque année, un suivi des événements météorologiques rendus plus intenses et fréquents par le changement climatique, ainsi qu'une évaluation de leurs impacts. L'aggravation de ces derniers souligne le décalage entre les besoins d'adaptation et l'effort réel mis en oeuvre. Le HCC insiste donc sur la nécessité d'une évaluation des vulnérabilités et un suivi des impacts à l'échelle des territoires, aujourd'hui insuffisamment structurée. Cette absence de cadre collectif est une réelle difficulté pour notre mission de suivi.

Présidence de M. Guillaume Chevrollier, vice-président

M. Benoît Leguet, membre du HCC. - Le rapport est roboratif, mais doté d'un résumé exécutif que je vous invite à lire : il se lit comme un bon roman, dans un train ou un avion de retour vers vos territoires...

M. Stéphane Demilly. - Les faits sont clairs et particulièrement alarmants, avec des impacts du changement climatique qui s'intensifient et qui mettent en danger tous les écosystèmes, les personnes et les biens. Vous rappelez également que la France est l'un des pays européens les plus exposés, dans un continent qui se réchauffe plus rapidement que tous les autres, avec une augmentation de 2,2 degrés en moyenne sur les dix dernières années.

Je lisais ce matin dans la presse votre appel à un sursaut collectif contre les « reculs des mesures environnementales ». J'imagine que vous faisiez allusion au zéro artificialisation nette (ZAN), aux zones à faibles émissions, au leasing social, au soutien aux panneaux photovoltaïques ou encore à la rénovation des bâtiments.

Vous avez regretté, lors d'une conférence de presse, l'affaiblissement du SGPE, rattaché au Premier ministre. Que voulez-vous dire par là ? Sous-entendez-vous que le Parlement a trop pris la main sur les décisions du Premier ministre et, en particulier, sur celles de ce secrétariat général ?

Vous évoquez la nécessité de relancer une diplomatie climatique de la France. Concrètement, qu'entendez-vous par là ?

M. Éric Gold. - Vous évoquez le caractère morcelé et foisonnant des outils de planification de l'action climatique à l'échelle nationale et territoriale. Plan climat, Pnacc, SNBC, PPE, SFEC, stratégie pluriannuelle des financements de la transition écologique (Spafte), COP régionales, schémas régionaux d'aménagement, de développement durable et d'égalité des territoires (Sraddet), plans climat-air-énergie territorial (PCAET), contrats de relance et de transition écologique (CRTE), fonds vert... Cette prolifération de dispositifs complexifie la lisibilité et l'efficacité de l'action publique, en particulier pour les collectivités territoriales.

La Cour des comptes a, elle aussi, appelé à une simplification drastique des documents de planification. Pouvez-vous nous dire quelques mots sur vos constats et sur les pistes que vous proposez pour rationaliser cet empilement ?

Mme Nicole Bonnefoy. - Vous dressez un constat sombre, y compris sur l'action du Gouvernement en matière climatique, en parlant de reculs inquiétants - la proposition de loi visant à lever les contraintes à l'exercice du métier d'agriculteur étant le dernier épisode.

Sans un sursaut, ce manque d'anticipation et cet aveuglement idéologique auront des conséquences très concrètes : augmentation des pertes agricoles, millions d'habitations fragilisées en raison du risque de retrait-gonflement des argiles (RGA), événements climatiques extrêmes.

Vous mettez en avant la dégradation des puits de carbone du fait de la santé des forêts et recommandez la mise en place en urgence d'un plan national de renouvellement des écosystèmes forestiers. Avez-vous eu sur ce point un écho favorable du Gouvernement ? Par ailleurs, vous soulignez que la protection du puits de carbone que constituent les autres terres est dépendante des politiques des autres secteurs, l'usage des terres étant directement lié à l'aménagement du territoire, aux activités humaines et donc à l'objectif de zéro artificialisation nette. Vous proposez d'établir une stratégie nationale de stockage de carbone dans les sols et la biomasse agricole. J'ai essayé de convaincre mes collègues lors de l'examen d'une proposition de loi que je portais sur les sols vivants l'année dernière, en février 2024, de créer une stratégie nationale pour la protection et la résilience des sols. Je suis donc heureuse de voir que vous confirmez cette nécessité.

Vous évoquez dans votre rapport le rôle malveillant des groupes de pression et des lobbies dans la désinformation climatique. Pour avoir eu affaire à eux, j'adhère complètement à votre recommandation d'un plan national de lutte contre la désinformation climatique. Cela aiderait beaucoup les défenseurs de la cause environnementale.

J'en viens enfin à la planification écologique territorialisée, qui a été mise à l'arrêt. Le SGPE, abattu en janvier 2024 durant la crise agricole, peine à se relever. Il est pourtant un outil essentiel, car il devait jouer ce rôle interministériel et territorial qui manque cruellement à nos politiques publiques. Pourquoi jugez-vous nécessaire de réaffirmer le rôle du SGPE ?

M. Simon Uzenat. - Votre rapport est passionnant, mais aussi très inquiétant. Ayant été président d'une commission d'enquête sur la commande publique, je note que vous regrettez qu'elle ne soit pas pleinement mobilisée, notamment pour l'économie circulaire. L'affirmation d'une préférence européenne, à travers la souveraineté économique, agricole, industrielle et numérique, ne pourrait-elle pas avoir des effets extrêmement vertueux sur le plan de la résilience climatique ? Avez-vous une position sur le sujet, alors que l'on observe certaines tendances rétrogrades à l'oeuvre au sein de l'Union européenne ?

Vous donnez des chiffres sur les inégalités : les 10 % des ménages aux revenus les plus élevés ont une empreinte carbone en moyenne 2,4 fois supérieure à celle des 10 % des ménages les plus modestes. Une phrase me semble emblématique : « la réduction des inégalités face aux mesures d'atténuation est une condition d'effectivité et d'adhésion à l'action climatique ». Nous sommes nombreux à partager cette orientation. Vous évoquez la nécessité d'adopter des politiques d'atténuation ciblées et progressives, mais ce que vous dites sur les leviers fiscaux est un peu plus vague que sur l'endettement. Que pensez-vous d'un hypothétique impôt de solidarité sur la fortune (ISF) climatique ou de l'instauration d'un impôt plancher de 2 % sur le patrimoine des ultrariches, dite « taxe Zucman » ?

Enfin, ma dernière question concerne le plan national de lutte contre la désinformation climatique. Avec mes collègues Grégory Blanc et Christine Lavarde, nous avons organisé un colloque le 12 mai dernier avec l'association QuotaClimat sur ce sujet. Quelles actions pourrions-nous mener dans les plus brefs délais pour faire face à ce défi ?

M. Jean-François Soussana. - Nous soulignons depuis plusieurs années la nécessité d'une action interministérielle pour l'atténuation et l'adaptation, qui concernent pratiquement tous les secteurs et exigent des arbitrages par le Premier ministre. C'est pourquoi un SGPE réellement écouté constituait un atout pour l'action climatique de la France.

Nous n'avons pas à juger de l'organisation du Gouvernement, mais nous avons observé un certain creux dans l'action du SGPE. Espérons qu'une capacité d'arbitrage soit toujours portée par le Premier ministre sur ces enjeux, car un seul ministère ne parvient généralement pas à mobiliser tous les autres. Vous avez bien noté l'importance des questions sociales pour cette transition climatique. Il faut donc que les ministères sociaux rejoignent le cercle des ministères qui travaillent sur ces dossiers. Des changements ont eu lieu, mais il faudra aller plus loin.

Concernant la diplomatie climatique, nous nous trouvons dans le contexte très particulier du second retrait des États-Unis de l'accord de Paris. Certains signes sont encourageants : au cours des douze derniers mois, la Chine, plus grand émetteur mondial de gaz à effet de serre avec 31 % des émissions, les a réduites pour la première fois. C'est un signal intéressant. Par ailleurs, 108 pays se sont engagés sur la voie de la neutralité climatique.

Même si les négociations sont extrêmement difficiles, notamment sur les transferts financiers vers les pays à faible revenu pour l'adaptation et l'atténuation, et malgré de nombreux facteurs de blocage, la France et l'Europe doivent tenir leur rôle. L'annonce de la contribution européenne, prévue en septembre sous présidence danoise, intervient au dernier moment avant la COP 30 qui doit se tenir à Belém, au Brésil, et ne contribuera donc pas, ou trop tardivement, au rehaussement de l'ambition climatique. Par ailleurs, la France dispose d'un réseau diplomatique très étendu et de grande qualité. Elle a une capacité d'action diplomatique et peut contribuer à nouer des partenariats avec d'autres pays pour renforcer l'adaptation et la décarbonation dans des régions du monde particulièrement exposées et fragiles.

Mme Valérie Masson-Delmotte. - Le rapport annuel du HCC formule sept recommandations à cet égard. La première est de soutenir l'adoption par l'Union européenne d'un objectif ambitieux de réduction d'émissions en 2040 - 90 % par rapport à 1990 -, hors crédits carbone internationaux. Ce point d'étape est l'une des conditions clés pour parvenir à la neutralité carbone la décennie suivante.

La deuxième porte sur un plan européen de sortie progressive des combustibles fossiles. Le rapport annuel du HCC fait d'ailleurs le point sur le rythme de réduction des émissions de la France par rapport aux annonces de sortie du charbon, du gaz et du pétrole pour notre pays.

La troisième porte sur l'information. Il y a un enjeu pour la COP 30 de renforcer la diplomatie scientifique et l'intégrité de l'information sur le changement climatique, en France, en Europe et au niveau international. Actuellement, aux États-Unis, nous observons une attaque sans précédent qui se traduit par la censure de toutes les informations issues des sciences du climat, des licenciements massifs et des réductions budgétaires qui fragilisent même la capacité d'alerte météorologique.

Par ailleurs, la désinformation liée au changement climatique constitue le premier marqueur de désinformation et d'ingérence étrangère, notamment sur les réseaux sociaux. C'est l'une des raisons pour lesquelles notre rapport annuel comporte un encadré sur le véhicule électrique, un vecteur de désinformation particulièrement frappant.

Lors d'événements extrêmes à fort impact, la désinformation apparaît également afin de détourner l'attention de la capacité à comprendre comment l'événement météorologique a été rendu plus probable ou plus intense. Cela sape le soutien à l'action pour le climat, la confiance dans la science et entrave la mise en oeuvre des politiques publiques, menaçant ainsi la démocratie : comment construire une vie démocratique sans des faits scientifiques partagés sur lesquels délibérer ?

Nous recommandons de renforcer la diplomatie scientifique et d'adopter un langage fort sur la sortie des combustibles fossiles. La COP 28 à Dubaï a construit une feuille de route de transition énergétique qui nécessite un suivi dans la durée. Il faut une contribution ambitieuse et transparente de l'Union européenne et un soutien financier bilatéral et multilatéral en faveur de l'action climatique des pays à plus faible revenu, fragilisée par le désengagement américain de l'Usaid (United States Agency for International Development).

Notre dernière recommandation est un suivi annuel des coalitions internationales dites sectorielles soutenues par la France.

M. Jean-François Soussana. - Nous travaillons actuellement sur un rapport relatif à l'action climatique dans les territoires. Nous rencontrons les différentes organisations représentant les collectivités territoriales, comme Régions de France. Nous observons également le dispositif des COP régionales. Nous reviendrons vers vous lorsque nous aurons progressé dans cette réflexion.

Le renouvellement des écosystèmes forestiers est un enjeu particulièrement important. D'après le dernier budget carbone, le puits de carbone a été nettement réduit en raison de la mortalité accrue des écosystèmes forestiers et de la réduction de leur croissance. Pour atteindre la neutralité carbone, il faut le renforcer. Aujourd'hui, 40 % de ce puits relève du bois mort, qui se décomposera et libérera du CO2. C'est un handicap pour l'atteinte de la neutralité carbone. Comment réinvestir collectivement dans la forêt ? Comment les adapter au changement climatique ? C'est un enjeu national qui nécessite des moyens financiers et humains. Il y a de nombreux freins, comme la survie des plans forestiers face aux à-coups climatiques, l'équilibre avec la faune sauvage ou la dispersion des propriétaires forestiers. Le plan sur le renouvellement des écosystèmes forestiers est très attendu. Des ressources pérennes sont nécessaires.

Une dégradation des sols est constatée en Europe et en France, notamment sur les terres cultivées soumises à l'érosion, renforcée par les précipitations plus intenses. Il faudrait protéger la santé des sols, utile pour l'adaptation comme pour l'atténuation, grâce au stockage de carbone dans la matière organique des sols. Un tiers du prix de carbone des forêts est compensé par des émissions liées aux terres cultivées et artificialisées. Même si l'objectif ZAN n'est pas trop affaibli, on aura une croissance des émissions liées à l'artificialisation.

Le rapport d'activité ne commente jamais les textes en discussion au Parlement ; la proposition de loi visant à lever les contraintes à l'exercice du métier d'agriculteur n'y est donc pas citée. Un rapport récent du haut-commissariat à la stratégie et au plan indique que les tensions sur l'eau vont être importantes en France, qui sera confrontée à des sécheresses prolongées et à des inondations. Si l'on donne la priorité à l'agriculture, comme le suggère la proposition de loi visant à lever les contraintes à l'exercice du métier d'agriculteur, nous pourrions rencontrer des difficultés importantes. Nous verrons de quelle manière s'effectue sa mise en oeuvre et elle sera appliquée. Il est évident que les agriculteurs ont des besoins, mais les tensions sur l'eau seront considérables.

Concernant le rôle de la commande publique dans la réindustrialisation, l'Union européenne a pris des mesures favorables, comme le Net Zero Industry Act, pour le développement des technologies vertes avec des sources européennes, qui a permis à de grandes usines de se développer, par exemple pour la production de panneaux photovoltaïques. Il existe également une réglementation sur la protection contre les importations extrêmement carbonées, le mécanisme d'ajustement carbone aux frontières (CBAM). Il faudrait que l'Europe se saisisse de ces opportunités pour se protéger et développer sa stratégie industrielle.

M. Benoit Leguet. - Nous avons consacré un point de notre rapport aux investissements en faveur du climat - c'est leur niveau qui permet de savoir si nous atteindrons les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre ou pas. Pour les mobilités bas carbone, la rénovation des logements, les énergies bas carbone, ils ne sont pas là, ce qui reflète le manque d'incitations et de moyens chez les acteurs. Il faut des incitations, mais aussi s'assurer que les acteurs ont les moyens. C'est vrai pour les ménages, mais aussi pour les collectivités, pour qui la situation sera tendue dans la loi de finances initiale pour 2026.

Le budget vert est utile, mais peut être amélioré ; il doit surtout être un instrument de pilotage. L'évaluation des différentes lignes budgétaires permet en effet de savoir si le budget est à peu près aligné avec les objectifs climat ou pas. Saisissez-vous de cet instrument !

Aujourd'hui, les collectivités locales de plus de 3 500 habitants sont également tenues d'établir un budget vert qui s'applique au compte administratif. On peut se demander si cet instrument est pertinent en termes de pilotage. L'intention est là, mais il y a peut-être un décalage entre l'outil et les intentions.

M. Jean-François Soussana. - Pour revenir sur les inégalités, il faut bien cibler les aides. Là-dessus, il y a des progrès à faire pour tenir compte des besoins des ménages. Certains ménages ont besoin d'utiliser leur voiture pour aller au travail, ont des logements mal isolés et des dépenses énergétiques importantes. Il faut en tenir compte pour obtenir une adhésion de l'ensemble de la population aux politiques de décarbonation.

Le leasing social a été très apprécié, mais il est limité par des contraintes budgétaires. Dans notre rapport, nous recommandons de conserver le mécanisme de collecte des certificats d'économie d'énergie (CEE), mais de consacrer ces ressources à des politiques publiques, comme la rénovation du logement ou le leasing social.

S'agissant des transports, l'achat de voitures par les particuliers se fait essentiellement sur le marché de l'occasion. Électrifier les flottes d'entreprises permettra donc à terme un accès aux véhicules électriques. Nous saluons le renforcement de la réglementation pour les entreprises et préconisons que les loueurs y soient également soumis. La cible est d'environ 15 % de véhicules électriques en 2030 ; ce n'est pas hors de portée, mais il faut aller plus loin.

Si nous mettons en place les CEE avec ce cadre d'orientation publique renforcée, si nous redonnons à l'Agence nationale de l'habitat (Anah) un objectif sur les rénovations d'ampleur - malheureusement abandonné alors qu'il rencontrait beaucoup de succès -, il est possible que nous atteignions nos objectifs dans le secteur clé du bâtiment.

Mme Valérie Masson-Delmotte. - Le rapport présente, dans son premier chapitre, des éléments de réflexion sur les limites de l'adaptation et sur la nécessité d'un référentiel robuste pour la réussir.

La question de l'eau illustre la nécessité de prendre en compte tout le spectre des futurs possibles et des incertitudes : un climat plus chaud assèche plus rapidement les sols en augmentant l'évaporation et la transpiration, ce qui réduit la ressource disponible. La grande incertitude porte sur la variabilité de la pluviométrie saisonnière et annuelle, notamment en hiver, et sur l'occurrence de fortes précipitations. Faire le pari d'augmenter la capacité de stockage de l'eau en misant sur des hivers plus pluvieux est risqué. Une stratégie plus robuste s'appuie à la fois sur le stockage de l'eau et sur l'efficacité et la sobriété des usages.

M. Jacques Fernique. - Il y a une trentaine d'années, ceux d'entre nous qui étaient conscients des enjeux climatiques imaginions que les manifestations concrètes du changement climatique faciliteraient l'action politique dans ce domaine. Or il y a des évidences qui n'en sont pas et la détermination s'érode. Vous jouez à cet égard un rôle d'autant plus utile.

Je sors de six mois d'immersion avec Marta de Cidrac sur l'économie circulaire - notre rapport d'information sur l'application de la loi du 10 février 2020 relative à la lutte contre le gaspillage et à l'économie circulaire (Agec) a été adopté il y a deux semaines. J'ai la satisfaction de constater que nous sommes « raccord ». Vous insistez cependant sur la nécessité de suivre le taux de captage au niveau des centres de stockage, ce que nous ne faisons pas. L'indicateur le plus parlant reste l'empreinte matière par habitant, comme l'a affirmé la loi Agec. En France, cette empreinte est stable, autour de 13,5 tonnes par habitant ; il faut absolument que l'écoconception, le réemploi, parents pauvres des politiques publiques en la matière, retrouvent du souffle à côté du recyclage. Le rythme de réduction des émissions doit être multiplié par 29, alors qu'il ne doit être que de 3 ou 4 dans les autres secteurs.

Je note une aggravation de la précarité en matière de mobilité. De plus, si nos stratégies d'adaptation ne sont pas à la hauteur, nos transports collectifs deviendront répulsifs. Il sera insupportable de s'y trouver durant les jours de canicule, dont le nombre sera multiplié, et les réseaux comme les infrastructures en souffriront considérablement.

Vous prônez un mécanisme de gouvernance participative et la nécessité d'une efficacité collective avec les territoires. J'ai le sentiment que, lorsque l'on parle d'adaptation des transports, cette priorité est trop souvent comprise comme la nécessité d'améliorer ce que l'on a toujours fait. Ne faudrait-il pas plutôt changer la méthode ?

M. Sébastien Fagnen. - Nous assistons à une remise en cause de la raison scientifique depuis des années, y compris dans notre pays : les algorithmes des réseaux sociaux font la part belle aux récits climatosceptiques. Le dernier épisode en date est la canicule subie par notre pays la semaine dernière, avec un florilège de discours remettant en cause des phénomènes scientifiquement établis.

Hier, nous examinions en séance publique la proposition de loi portant programmation nationale et simplification normative dans le secteur économique de l'énergie qui vise à remplacer la loi de programmation énergie-climat qui aurait dû être adoptée en 2023. Nous avons déjà deux années de retard sur un sujet pourtant vital pour la trajectoire de décarbonation de notre pays. Ce texte a le mérite d'exister, mais il ne va pas assez loin dans le déploiement de l'hydrolien, par exemple, qui, grâce aux courants marins au large de la Normandie et de la Bretagne, représente un gisement de 5 gigawatts, avec une technologie mature et une conflictualité d'usage bien moindre que pour d'autres énergies renouvelables.

Quel regard portez-vous à la fois sur ce texte - certes toujours en cours d'examen - et sur les projections des futurs décrets de la PPE ?

M. Jean-Claude Anglars. - Vous avez ciblé l'agriculture, indiquant qu'elle devait multiplier ses efforts de décarbonation par un facteur de 2,8. J'ai pensé à l'élevage. L'affirmation de la nécessité de réduire le nombre d'animaux a eu des effets catastrophiques. La diminution du cheptel s'est produite pour des raisons socio-économiques, mais a été très mal vécue. Pourriez-vous expliquer ce ciblage ?

Dans le Massif central, nous stockons de l'eau depuis longtemps grâce à plusieurs barrages qui ont plusieurs usages. Or la France peine à régler la question du renouvellement des concessions avec la Commission européenne. Cela a des conséquences dramatiques, car des projets d'investissement très importants concernant des stations de transfert d'énergie par pompage sont paralysés.

M. Guillaume Chevrollier, président. - Les collectivités, que nous représentons ici, sont très investies, qu'il s'agisse de rénovation énergétique, de mobilités douces ou de préservation de la biodiversité. Dans un contexte de défiance et de désinformation, mieux valoriser les actions de proximité facilite l'acceptation sociale. C'est un bon complément au centralisme parisien du SGPE... Ce que vous dites sur le dialogue des territoires est essentiel.

M. Jean-François Soussana. - Sur les déchets : nous sommes très alignés avec vous, monsieur Fernique, même si nous allons un peu plus loin sur des facteurs techniques, comme la collecte et le traitement des émissions de méthane. Nous avons adopté dans notre rapport d'activité l'angle que vous soulignez : si nous parvenons à renforcer la réutilisation et à réduire notre empreinte matière, nous irons beaucoup plus loin que la simple réduction des émissions issues des déchets. Dans certains pays européens, les bouteilles en verre sont consignées et directement réutilisées. C'est un secteur qui a besoin d'une relance, et nous sommes heureux que le Sénat ait travaillé dans ce sens.

Concernant les transports, la précarité liée à la mobilité se développe malheureusement. Il ne faut pas se dire que l'électrification suffira. Se posent aussi des questions d'infrastructures. Le renouveau des infrastructures ferroviaires et l'adaptation au changement climatique de tous les transports collectifs sont de la plus haute importance.

M. Benoit Leguet. - Au-delà de la précarité se pose également la question de l'accès à la mobilité électrique des classes moyennes. Sur ce point, les nouvelles sont plutôt bonnes. En effet, même dans un contexte où le prix des véhicules a tendance à augmenter, le soutien public a permis aux classes moyennes d'avoir accès à l'électromobilité. Les aides sont de plus en plus ciblées vers les ménages qui en ont le plus besoin.

Un problème persiste néanmoins pour les ménages périurbains, pour lesquels le reste à charge demeure important ; pour eux, passer du thermique à l'électrique sans aides n'est pas toujours pertinent d'un strict point de vue économique.

Les transports sont l'archétype du domaine dans lequel l'adaptation est nécessaire. Il s'agit d'investissements à longue durée de vie, structurants pour la vie économique, et pour lesquels - pour le dire sans détour - l'hypothèse de base est que le climat sera stable, hypothèse assez osée.

Le Pnacc fixe la trajectoire de réchauffement de référence pour s'adapter au changement climatique (Tracc). Cet outil permet de remettre en cause l'hypothèse implicite de la stabilité du climat. Chaque fois que nous réalisons un investissement dans les transports, souvent avec de l'argent public, nous devons nous assurer de prendre en compte les futurs climatiques possibles. La Tracc suggère plus 4 degrés en 2100, mais d'autres scénarios climatiques sont possibles, parfois contraires. Nous devons nous assurer que chaque décision, à défaut d'être optimisée économiquement, soit robuste : il faut prendre des décisions que l'on ne regrettera pas demain, quelle que soit l'évolution du climat. Saisissez-vous donc de la Tracc !

Bruno Le Maire disait : « Je veux qu'il n'y ait plus un euro d'argent public dépensé dans des projets non adaptés au changement climatique. » Voilà un bel objectif de politique publique qu'il faut poursuivre : l'argent public ne peut pas être employé renforcer la vulnérabilité de nos infrastructures et de nos systèmes de transport. Une analyse de vulnérabilité, une Tracc et des investissements qui prennent en compte différents scénarios climatiques sont nécessaires.

Je note avec satisfaction que le Conseil d'orientation des infrastructures (COI) renouvelé a désormais dans son mandat la tâche d'examiner l'adaptation au changement climatique. C'est une nouveauté. En 2022, lors de la dernière mandature, David Valence avait remis son rapport - 100 milliards d'euros d'investissements étaient en jeu -, en déclarant : « Faute de temps, nous n'avons pas pu regarder l'adaptation au changement climatique. » Étant donné les sommes en jeu, cela est bien dommage. Ce nouveau mandat du COI est une très bonne nouvelle. Il faudra suivre la question de près.

Sans transport, les territoires sont morts. Je le dis de façon lapidaire. Ce n'est pas le poids dans le PIB ni le nombre d'emplois dans le secteur qui sont importants. Sans transport, il n'y a plus d'économie, il n'y a plus de vie, il n'y a plus d'activité.

M. Jean-François Soussana. - La question énergétique est très débattue en ce moment. Le nouveau nucléaire sera opérationnel en 2038. Nous avons pourtant besoin d'énergie décarbonée supplémentaire dès 2030, en sus des capacités actuelles. Des phénomènes de corrosion ont ralenti la production, et la canicule a rendu nécessaires des fermetures de centrales.

Une demande supplémentaire d'énergie décarbonée implique une croissance des énergies renouvelables. Nous avons conscience des conflits d'usage. Toutes les situations sont particulières, il faut les examiner presque au cas par cas. Pour les toitures, le conflit d'usage est cependant très réduit. Notre message est que les énergies renouvelables restent la seule source décarbonée disponible avant les nouvelles tranches nucléaires.

Les renouvelables thermiques permettraient de réduire la charge sur le réseau. Cependant, peu de pistes vont dans ce sens.

Nous avons rendu un avis sur le projet de PPE 3, publié en janvier dernier, dans lequel nous détaillons nos recommandations.

L'hydrolien est encore peu développé, mais a du potentiel. Nous avons insisté, dans notre rapport d'activité, sur la mer et les océans. Les changements au sein des écosystèmes marins et la montée du niveau de la mer sont des éléments très déterminants.

Mme Valérie Masson-Delmotte. - Dans le rapport 2025 nous avons mis un accent particulier sur les canicules marines. Une nouvelle canicule marine de très forte intensité sévit actuellement en Méditerranée. Elle touche bien sûr les écosystèmes, l'aquaculture et la pêche, mais concerne le confort thermique dans les bâtiments et la santé, avec l'augmentation des nuits tropicales, très spectaculaires l'année dernière et à nouveau lors de cette dernière vague de chaleur autour de la Méditerranée.

La montée du niveau de la mer est une conséquence directe de la perturbation du bilan d'énergie de la terre : l'accumulation de chaleur se fait à 90 % dans l'océan ; s'y ajoute la fonte des glaciers et des glaces continentales. La montée du niveau de la mer démarre lentement ; elle est inéluctable. Elle dépendra du niveau du réchauffement planétaire. Actuellement, la montée du niveau de la mer est d'environ 23 centimètres au niveau mondial depuis 1901. Le rythme s'accélère, il est de plus de 4 millimètres par an sur la dernière décennie.

Selon la Tracc, construite sur la base de 3 degrés de réchauffement mondial en 2100, le niveau de référence de montée du niveau de la mer encore utilisé en France, qui est de 60 centimètres et qui n'a pas été réactualisé, a une chance sur deux d'être dépassé en 2100. Sur la base d'un réchauffement planétaire de 3 degrés vers 2100, le rythme de montée du niveau de la mer serait de 1 centimètre par an ; cela représente, entre 2100 et 2125, soit en 25 ans, 25 centimètres de montée supplémentaire du niveau de la mer - c'est autant que depuis 1900 jusqu'à maintenant.

Voilà un enjeu majeur d'adaptation par anticipation pour les littoraux. Nous devons réactualiser les référentiels de montée du niveau de la mer pour qu'ils soient cohérents avec l'état le plus récent des connaissances.

M. Jean-François Soussana. - L'agriculture et l'élevage sont très touchés par les impacts du changement climatique. L'année 2024 a connu l'un des plus faibles rendements de la production céréalière depuis quarante ans. Les maladies de l'élevage, liées à la survie de moucherons en hiver qui transmettent des maladies épizootiques, sont des problèmes très graves qui vont se renforcer.

Les dépenses du ministère sont largement liées à des réponses aux crises, dans des domaines où l'assurance ne couvre pas tout. Nous réagissons, et nous ne faisons pas assez de prévention. Nous devons oeuvrer pour l'adaptation au changement climatique du secteur agricole. Or les moyens manquent. Il faudrait que les jeunes agriculteurs disposent d'un accompagnement sur l'adaptation à long terme. Cette évolution suppose des investissements, et donc un accompagnement des banques et assurances, qui pourraient réduire leurs primes si des mesures de prévention des catastrophes naturelles étaient prises. Cela devrait devenir un axe du plan stratégique national (PSN) pour la prochaine PAC. Ainsi nous protégerons le revenu des agriculteurs.

La décarbonation de l'agriculture est avant tout un enjeu économique. Sans aides, nous ferions peser sur les agriculteurs des adaptations techniques trop coûteuses. Au niveau européen, une réflexion est en cours pour proposer des soutiens supplémentaires. Personne n'a encore trouvé la bonne solution, mais l'on réfléchit à une meilleure rémunération pour ceux qui s'engagent dans la transition. Le label national bas-carbone fonctionne de cette manière, même si nous connaissons les problèmes - les intermédiaires, notamment, empochent une bonne part de la valeur ajoutée. La certification des réductions d'émissions est aussi complexe. Bref, il faut des ressources supplémentaires pour aider les agriculteurs à décarboner leur activité.

L'engagement des territoires reste la clé. Quand les projets sont coconstruits, l'adhésion des citoyens est bien meilleure et l'on peut aller plus loin. Votre rôle est essentiel. Les projets coconstruits offrent aussi un regard élargi : ils peuvent par exemple inclure, outre les questions d'adaptation, des bénéfices supplémentaires pour l'eau et pour l'économie.

M. Guillaume Chevrollier, président. - Je vous remercie pour vos interventions.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo disponible sur le site internet du Sénat.

Déplacement aux Pays-Bas - Communication

M. Pascal Martin. - Les 1er et 2 juillet derniers, nous nous sommes rendus aux Pays-Bas, dans les municipalités de La Haye, Delft et Rotterdam afin de découvrir et appréhender de manière concrète la stratégie de lutte contre les inondations et les modalités de gestion de l'eau mise en oeuvre par ce pays, où 70 % de la population est exposée au risque d'inondation.

Je rappelle que ce déplacement constitue un droit de suite à la mission conjointe de contrôle relative aux inondations survenues en 2023 et au début de l'année 2024, que nos collègues Jean-Yves Roux et Jean-François Rapin ont conduite l'an passé. Il s'inscrivait également dans la continuité de la proposition de loi visant à soutenir les collectivités territoriales dans la prévention et la gestion des inondations qu'ils avaient déposée en décembre 2024 et que nous avions adoptée à l'unanimité, en commission comme en séance publique. Ce déplacement était ainsi l'occasion d'entrevoir les solutions novatrices mises en oeuvre par un pays considéré comme à l'avant-garde en matière de lutte contre les inondations.

Le volet prévention et culture des risques liés à l'eau a été un point d'attention pour notre délégation.

Les Pays-Bas sont enserrés par l'eau : la mer, quatre fleuves importants - le Rhin, l'Ems, la Meuse et l'Escaut - et des cours d'eau exposant 29 % du territoire aux crues ; 26 % du territoire est situé en dessous du niveau de la mer.

Au sein de notre commission, j'ai régulièrement plaidé pour un renforcement de la culture du risque, convaincu qu'une population bien informée et consciente des enjeux agirait - même inconsciemment - en faveur d'une meilleure prise en compte du risque au quotidien.

Au lendemain d'une inondation particulièrement meurtrière en 1953, les Pays-Bas ont décidé de mettre en oeuvre une importante stratégie de planification afin de lutter contre le phénomène. Au-delà d'infrastructures connues et imposantes - barrages mobiles, grandes digues et système de pompage intensif -, nos interlocuteurs néerlandais nous ont indiqué que des mesures quotidiennes ont été mises en place pour appréhender les risques. À cet égard, ils organisent des simulations, sous forme de stress tests climatiques.

Les autorités considèrent même aujourd'hui que les habitants ont tendance à faire excessivement confiance aux infrastructures de lutte contre l'inondation, ce qui favorise un relâchement de la population. Nous sommes loin, très loin de cet état d'esprit et de ce niveau de conscience des risques en France. Ce déplacement et les échanges avec les associations locales et les habitants m'ont conforté dans l'idée que le développement d'une culture orientée sur le risque est aujourd'hui indispensable.

Je souhaiterais vous faire part d'un exemple qui témoigne tout particulièrement du niveau de conscience des risques qu'a atteint la population. Dans plusieurs villes, un concours national d'initiative citoyenne s'est fixé pour objectif de dépaver un maximum les rues, les jardins et les abords des maisons pour verdir ces espaces, afin de permettre à l'eau de s'infiltrer davantage dans les sols. Il y a des opérations de dépavage dans toutes les municipalités des Pays-Bas.

Concrètement, les habitants peuvent retirer des pavés et recevoir en échange, aux frais de la municipalité, des arbres et des plantes pour les implanter en substitution. Si ce concours peut paraître, à première vue, anecdotique, nous pouvons vous assurer qu'il est très connu de la population et qu'il est le témoin de cette conscience du risque.

Aujourd'hui, les mesures en faveur de la lutte contre les inondations sont trop souvent perçues, notamment en France et dans notre paysage normatif, comme des contraintes et des lourdeurs administratives, alors qu'il existe des manières simples et ludiques de lutter contre ces phénomènes.

- Présidence de M. Hervé Gillé, vice-président -

M. Hervé Gillé, président. - Ce déplacement fut particulièrement riche. L'ambassade de France aux Pays-Bas nous a offert un accueil d'une très grande qualité.

La problématique de la gestion de l'eau résonne dans différents territoires. Je pense par exemple à Bordeaux, qui a été construite sur un marais, et donc en partie sur pilotis.

La gestion de l'eau par les Pays-Bas ne laisse rien au hasard : elle suit un ensemble de règles et de pratiques strictement délimitées. Aux Pays-Bas, vingt-et-une autorités régionales de l'eau, des waterschappen, sont chargées de gérer, à une échelle hydrographique déterminée, à la fois le traitement des eaux, la régulation de la hauteur de nappe, la quantité d'eau disponible ainsi que de lutter contre les inondations. Ces institutions, créées au XIIe siècle, sont des outils fondamentaux qui permettent une gestion d'ensemble de la question de l'eau. La mémoire collective du peuple néerlandais liée à l'eau est très vive.

Les enjeux liés à l'eau y sont immenses pour deux raisons : tout d'abord, en raison du changement climatique, le pays est exposé à une augmentation du niveau de la mer estimé entre 2 à 5 mètres à moyen terme, ce qui menace l'intégrité même du territoire néerlandais. D'autre part, la gestion de l'eau représente un enjeu économique double : l'agriculture hollandaise, particulièrement productiviste, nécessite une gestion optimisée de la ressource en eau et les enjeux budgétaires de la gestion de l'eau, d'environ 9,2 milliards d'euros par an en 2023, représentent 1 % du PIB.

Nous avons eu l'occasion au cours de ce déplacement d'échanger avec une autorité régionale de l'eau, dans la ville de Delft, ce qui nous a offert une vision pratique des modalités de gestion de l'eau. Nous avons aussi visité un site de pompage, disposant de deux pompes surdimensionnées aux capacités volumétriques d'extraction très élevées - 15 mpar seconde. Ces installations sont incontournables pour assurer, en temps réel, un niveau de nappe phréatique pertinent pour limiter les risques de crues et garantir une stabilité des fondations des habitations.

Je crois très sincèrement que nous avons des enseignements utiles à tirer de la gestion de l'eau néerlandaise.

Mme Nadège Havet. - Pour ma part, j'évoquerai un exemple concret de lutte contre un phénomène que notre commission commence à bien connaître : le retrait-gonflement des argiles (RGA). Les Pays-Bas ne sont pas exposés exactement au même phénomène que nous, leur sol est essentiellement composé de tourbes et d'argile, deux matières meubles et particulièrement affectées par les variations d'humidité et les phénomènes de sécheresse.

Alors que la moitié de notre bâti repose sur un sol argileux, environ 20 % du bâti néerlandais serait concerné par ce phénomène, soit près de 2 millions d'habitations. On estime à 400 000 le nombre d'habitations devant faire l'objet d'une rénovation rapide, à horizon de cinq à dix ans, pour prévenir l'affaissement des fondations et les fissures sur les bâtiments.

Notre déplacement nous a donné à voir la restauration de fondations de bâtiments confrontés aux effets de l'instabilité du sous-sol. Un fonds d'aides a été mis en place pour soutenir financièrement les habitants en vue de réaliser ces travaux coûteux, estimé à environ 80 000 euros par logement. Aux Pays-Bas, une partie importante des habitations reposent sur des pieux. Or, ces derniers, longtemps construits en bois, ont tendance à pourrir sous l'effet des changements d'humidité des sols, ce qui déstabilise les fondations du logement. Ainsi, une association (KCAF) que nous avons rencontrée a proposé plusieurs solutions, consistant notamment à remplacer ces vieux pieux en bois par de solides pieux de béton et de métal. Il s'agit de chantiers titanesques, très peu mécanisés, consistant à enfoncer des pieux de 26 mètres dans le sol afin de soutenir les fondations, contre 17 mètres pour les anciens pieux en bois.

En France, les logements construits sur pieux sont peu nombreux. Cette solution n'est donc pas directement duplicable sur notre territoire pour lutter contre le RGA. Mais des enseignements communs peuvent être tirés, tels que la nécessité de disposer d'une cartographie fine et complète des zones exposées au risque RGA. La fondation KCAF estime qu'ils seront en mesure de disposer de pareilles cartes à horizon de cinq ans. Nous devons également nous investir davantage dans ce sujet qui risque de devenir majeur pour le secteur assurantiel français.

M. Hervé Gillé, président. - Je vous remercie pour votre écoute.

La réunion est close à 11 h 30.