- Mardi 8 juillet 2025
- Rapport « Améliorer la qualité du système de santé et maîtriser les dépenses » - Audition de M. Thomas Fatôme, directeur général de la Caisse nationale de l'assurance maladie, de Mme Marguerite Cazeneuve, directrice déléguée à la gestion et à l'organisation des soins et de M. Grégoire de Lagasnerie, directeur adjoint de la direction de la stratégie, des études et des statistiques
- Proposition de loi, adoptée par l'Assemblée nationale, relative au droit à l'aide à mourir et proposition de loi, adoptée par l'Assemblée nationale, visant à garantir l'égal accès de tous à l'accompagnement et aux soins palliatifs - Audition des Dr Ségolène Perruchio, présidente, et Claire Fourcade, vice-présidente, de la Société française d'accompagnement et de soins palliatifs
- Mercredi 9 juillet 2025
- Proposition de loi, adoptée par l'Assemblée nationale, relative au droit à l'aide à mourir et proposition de loi, adoptée par l'Assemblée nationale, visant à garantir l'égal accès de tous à l'accompagnement et aux soins palliatifs - Audition sur les enjeux éthiques et philosophiques de MM. Bernard-Marie Dupont, médecin, juriste, professeur d'éthique médicale, Jacques Ricot, philosophe, agrégé et docteur en philosophie, chercheur associé au département de philosophie de l'université de Nantes, formateur des personnels des soins palliatifs, et Francis Wolff, philosophe, professeur émérite de philosophie à l'école normale supérieure
- Les dangers des médicaments opioïdes - Examen du rapport d'information
Mardi 8 juillet 2025
- Présidence de M. Jean Sol, vice-président -
La réunion est ouverte à 14 h 30.
Rapport « Améliorer la qualité du système de santé et maîtriser les dépenses » - Audition de M. Thomas Fatôme, directeur général de la Caisse nationale de l'assurance maladie, de Mme Marguerite Cazeneuve, directrice déléguée à la gestion et à l'organisation des soins et de M. Grégoire de Lagasnerie, directeur adjoint de la direction de la stratégie, des études et des statistiques
M. Philippe Mouiller, président. - Nous recevons M. Thomas Fatôme, directeur général de la Caisse nationale de l'assurance maladie (Cnam), accompagné de Mme Marguerite Cazeneuve, directrice déléguée à la gestion et à l'organisation des soins et de M. Grégoire de Lagasnerie, directeur adjoint de la stratégie, des études et des statistiques.
Cette audition fait l'objet d'une captation vidéo. Elle est retransmise en direct sur le site du Sénat et sera ensuite disponible en vidéo à la demande.
Monsieur le directeur général, depuis 2005, chaque année, en amont de la discussion du projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS), l'Assurance maladie adresse au Gouvernement et au Parlement son rapport dit « Charges et Produits ». Celui-ci répertorie les pistes possibles d'évolution des dépenses et des recettes de la branche maladie.
Ce rapport est particulièrement attendu cette année, du fait du contexte budgétaire que vous connaissez et de l'absence de perspective de retour à l'équilibre des comptes de la branche maladie à droit constant.
M. Thomas Fatôme, directeur général de la Caisse nationale de l'assurance maladie. - Cette édition du rapport est effectivement un peu spéciale. Son objectif est de déterminer les moyens de préserver notre système d'assurance maladie, cette exception sociale solidaire française dans laquelle nous investissons une part importante de notre produit intérieur brut (PIB), qui couvre près de 80 % des dépenses de santé et permet le reste à charge le plus faible au monde et des performances globales en termes d'espérance de vie nettement meilleures que celles de nos voisins européens.
Face à la situation financière très dégradée de la branche maladie, nous souhaitons proposer un ensemble de leviers, de mesures et de propositions pour retrouver la soutenabilité de notre système. Ce rapport se veut donc optimiste en proposant des solutions qui engageraient l'ensemble des acteurs.
La méthode a été un peu inédite : dès le début de l'année 2025, nous avons souhaité engager avec les membres du conseil de la Cnam - partenaires sociaux, patients, représentants de la mutualité, personnalités qualifiées - un travail approfondi qui a abouti à une adoption, la semaine dernière, par quinze voix pour et cinq voix contre. Le rapport traduit ce travail approfondi, avec soixante propositions et ce que nous avons appelé des « options », c'est-à-dire des points qui ne sont pas consensuels au sein du conseil, mais qui sont néanmoins posés pour faire avancer le débat public et permettre à toutes les parties prenantes, et évidemment au Parlement, de s'en saisir.
La situation financière de la branche maladie est très dégradée, avec un déficit inédit de 16 milliards d'euros, selon la dernière prévision de la Commission des comptes de la sécurité sociale pour 2025. Les perspectives, même avec une progression de l'objectif national de dépenses d'assurance maladie (Ondam) limitée à 2,9 %, montrent un déficit qui ne diminuerait pas, puisqu'il passerait à 19 milliards d'euros en 2029. S'ajoute à cela un déficit des établissements de santé qui pourrait atteindre 3,5 milliards d'euros en 2024. N'oublions pas non plus les charges financières qui pèsent sur ce déficit : elles se sont élevées à plus de 500 millions d'euros en 2024, un montant considérable qui risque de s'aggraver.
Dans la problématique financière à l'horizon 2030, il y a un stock et un flux. Le stock, c'est le déficit actuel de 16 milliards d'euros pour 2025, dont 13 milliards de dépenses pérennes liées au Ségur de la santé. Les revalorisations qui ont eu lieu dans ce cadre n'ont pas été financées et demeurent dans nos comptes.
Plus inquiétant encore, le flux : le déficit irait en s'accroissant de 5 milliards d'euros par an si nous ne prenons aucune mesure, en recettes comme en dépenses. Cela représente 25 milliards d'euros à l'horizon 2030, soit un déficit de 41 milliards d'euros cette année-là, avec des dépenses qui progressent nettement plus vite que les recettes.
Pourquoi ? C'est l'un des points forts de ce rapport, qui vient documenter un phénomène que nous connaissons bien, mais que nous avons ici précisé et chiffré : le double impact du vieillissement de la population et de la hausse des pathologies chroniques.
En moyenne, l'assurance maladie rembourse un peu moins de 3 000 euros par assuré, mais en réalité, c'est un peu plus de 1 200 euros pour un assuré qui n'est pas en affection de longue durée (ALD) et près de 9 500 euros pour un assuré en ALD. Le déterminant de l'âge est également significatif : pour une personne de plus de 80 ans, le remboursement s'élève à 7 700 euros en moyenne.
Chaque année, ce rapport présente une cartographie médicalisée des dépenses de santé : combien coûte le diabète ? Combien coûtent les maladies mentales ? Quelle est leur prévalence ? Nous avons projeté cette photographie à l'horizon 2030-2035 pour mesurer la part des maladies chroniques. En 2023, 37 % des patients ont une pathologie chronique. En ne jouant que le paramètre démographique, nous aboutirions à 39,6 % en 2030. En prenant en compte l'évolution de long terme de la prévalence des pathologies chroniques mesurée entre 2015 et 2023, nous aboutirions à 40 % en 2035. Si nous ne retenons que l'augmentation des prévalences sur les quatre dernières années (2019-2023), ce taux basculerait à près de 43 %.
Le poids de la population en ALD, qui bénéficie d'un remboursement de 100 %, passerait à 25 % de la population totale en 2035. Il y a donc une accélération du phénomène de concentration de la dépense d'assurance maladie sur les pathologies chroniques.
Dans ce rapport, nous présentons soixante propositions et un certain nombre d'options autour de trois blocs principaux : la prévention, qui est évidemment la clé du sujet ; le parcours de soins et la qualité de la prise en charge - comment organiser le parcours des malades chroniques, le lien entre les soins de ville et l'hôpital... - ; le principe consistant à payer le juste soin au juste prix, grâce à des prescriptions de qualité, pertinentes, respectueuses des référentiels, et à une tarification des médicaments, des produits de santé et de l'offre de soins à un prix cohérent et raisonnable.
Un fil rouge traverse les trois blocs : les outils numériques - Mon espace santé, l'ordonnance numérique, l'application carte Vitale, l'ensemble des téléservices de l'assurance maladie - contribuent à la lutte contre la fraude, à la qualité des soins et à la lutte contre la redondance des examens. Près de 20 millions d'assurés, soit 30 % d'entre eux, ont activé leur espace santé, avec des dynamiques d'alimentation très fortes. L'essor du numérique en santé, mené avec le ministère de la santé et l'ensemble des acteurs de l'écosystème, doit nous permettre de progresser sur toute une série de sujets.
Mme Marguerite Cazeneuve, directrice déléguée à la gestion et à l'organisation des soins. - Premier grand constat : si nous ne prenons pas radicalement le virage de la prévention pour en faire le défi de la décennie, nous n'y arriverons pas. L'accélération des pathologies chroniques est telle, qu'il faut absolument que nos concitoyens soient moins malades et que, lorsqu'ils le sont, ils restent dans le meilleur état de santé possible.
Quelques chiffres concernant la prévention primaire. La grippe a entraîné 3 millions de consultations, près de 30 000 hospitalisations et 10 000 morts, alors que les taux de vaccination sont très bas, tant chez les personnes éligibles de plus de 65 ans que chez les soignants, dont moins de 30 % sont vaccinés. La vaccination contre le papillomavirus humain (HPV) a progressé, mais reste très faible.
Concernant les facteurs de risque, on fume et on boit moins en France, mais nous restons très au-dessus de la moyenne européenne. Enfin, sur la question du sucre, 75 % des enfants de 4 à 7 ans dépassent le seuil journalier recommandé. Face à cela, le constat est connu : 40 % des cancers et 80 % des pathologies cardiovasculaires sont évitables.
Vient ensuite le risque chronique, c'est-à-dire les maladies comme le surpoids, l'obésité et l'hypertension artérielle, qui sont des facteurs de risque pour d'autres pathologies chroniques. L'hypertension artérielle, cette maladie silencieuse, touche 17 millions de personnes, mais seule une personne sur deux est dépistée et une sur quatre est traitée. Or, quand on en souffre, la probabilité de faire un accident vasculaire cérébral (AVC) ou de développer une maladie rénale chronique (MRC) est extrêmement élevée. C'est le facteur de risque principal de toutes les maladies cardiovasculaires et associées.
Le dépistage et le diagnostic précoce des pathologies chroniques sont essentiels. Concernant les maladies cardiovasculaires et associées, comme le diabète, l'insuffisance cardiaque ou la MRC, un tiers des patients est dépisté à un stade très grave, à l'hôpital, n'ayant pas été diagnostiqué auparavant. Quant aux dépistages du cancer, les taux restent très bas pour les trois dépistages organisés.
Première proposition portant sur la gouvernance de la prévention en santé : repenser la coordination de l'ensemble des acteurs, afin de lutter contre les inégalités sociales de santé, ce qui requiert une véritable gouvernance aux niveaux national et local.
Nous proposons un dépistage généralisé de l'hypertension artérielle, en l'ouvrant aux pharmaciens qui pourront orienter les patients vers un médecin pour un diagnostic. Nous souhaitons également reproduire la campagne menée au Royaume-Uni, « Know Your Numbers », afin que les Français sachent à partir de quel niveau de tension ils souffrent d'hypertension et qu'ils prennent l'habitude de la mesurer régulièrement.
Autre proposition : la prévention personnalisée dans Mon espace santé. Nous voudrions donner aux patients la possibilité d'activer une option de personnalisation autorisant l'assurance maladie à utiliser leurs données - ALD, retard de vaccination ou de dépistage - pour mettre en oeuvre une démarche « d'aller vers » en envoyant des invitations ciblées.
Faire de l'entreprise un lieu clé de la prévention est une autre piste, encore sous-utilisée. Nous proposons donc d'intégrer dans les contrats responsables une demi-journée consacrée à la prévention pour les salariés, incluant Mon bilan prévention sur les facteurs de risque, mais aussi les dépistages et les diagnostics.
Enfin, plus généralement, il faut investir massivement dans la promotion de la santé. Plus on agit tôt, plus l'impact est grand. Auprès des enfants, nous menons le programme « M'T dents » en lien avec l'Éducation nationale, sans compter les dépistages en lien avec les protections maternelles et infantiles (PMI) en maternelle.
Nous nous sommes rendu compte que les dépassements d'honoraires et l'accès financier aux soins figuraient parmi les freins aux dépistages organisés des cancers. Il est de plus en plus difficile d'avoir accès à des mammographies en secteur 1. Nous proposons donc que les dépassements d'honoraires soient interdits sur les actes de dépistage organisé, qu'il s'agisse de la mammographie, de l'échographie ou de la coloscopie.
Une autre proposition qui a fait l'objet d'un consensus est de faire du Nutri-score la clé de la politique de prévention nutritionnelle. Une tribune de nombreux scientifiques français a été publiée récemment sur cette innovation française déployée dans sept pays. Nous voudrions rendre son affichage obligatoire sur les produits emballés et, à terme, sur les publicités. L'objectif est à la fois de sensibiliser les consommateurs et d'inciter les industriels de l'agroalimentaire à modifier leurs formules. Récemment, une marque célèbre de céréales est passée du Nutri-score C au B en modifiant sa formule et a communiqué sur ce point.
Enfin, le rendement des taxes comportementales décroissant à mesure qu'elles produisent leur effet, nous proposons, à taux de prélèvement constant, de les renforcer et de les élargir progressivement. Celles qui existent déjà sur le tabac, l'alcool ou les boissons sucrées peuvent être élargies. D'autres produits pourraient être pris en compte : nous avons notamment regardé ce qui se fait en Amérique du Sud sur les produits ultra-transformés, les additifs et les produits à forte teneur en sucre.
Nous avons réfléchi à la redéfinition des taux de TVA. Les taux sur les produits alimentaires varient de 20 % à 5 %, mais le taux de 5 % s'applique aussi bien à une pizza ultra-transformée qu'à un brocoli. Il y a sans doute, à rendement constant, des pistes intéressantes à explorer.
Une proposition non consensuelle consiste à rendre la vaccination contre la grippe obligatoire, soit uniquement en Ehpad, soit pour tous les soignants.
Une seconde proposition porte sur la vaccination contre le papillomavirus humain (HPV). Dans certains pays, elle est proposée à l'âge de 9 ans, ce qui permet de l'intégrer dans le carnet vaccinal de l'enfant ; à partir de l'adolescence, il est plus compliqué de convaincre les parents d'autoriser cette vaccination, qui peut être associée au début de la sexualité.
Le deuxième grand volet est le parcours de soins et la qualité de la prise en charge. Lorsqu'un patient est malade, le sujet principal est d'assurer un suivi sans interruption pour éviter que sa maladie ne s'aggrave. Il doit bénéficier d'une éducation thérapeutique et suivre ce que l'on appelle un parcours sans rupture. Aujourd'hui, ces parcours sont extrêmement heurtés. On le voit notamment avec le diabète, facteur très important de MRC : 40 % des patients diabétiques ne bénéficient pas d'un dépistage annuel. Nous sommes donc très peu performants en matière de suivi et de surveillance médicale.
Je terminerai sur la prise en charge hospitalière. Le rôle de l'assurance maladie est d'offrir à tous un système de santé d'excellence. Or, nous constatons des inégalités d'accès aux soins, notamment pour les soins aigus, qui se traduisent par le non-respect de certaines règles, en particulier sur les seuils d'activité en chirurgie : 11 % des établissements pratiquant la chirurgie mammaire sont sous les seuils réglementaires. Le taux de chirurgie ambulatoire, meilleure pour le patient, a fortement augmenté dans la décennie 2010 pour atteindre 64 %, mais il pourrait atteindre 80 %.
Pour améliorer la qualité du parcours de soins, il est essentiel qu'il y ait en face une offre de soins. Or, celle-ci n'est pas correctement anticipée à dix, vingt ou trente ans pour répondre aux besoins du système de santé et du système médico-social dans son ensemble : combien d'infirmiers, combien de cardiologues, combien d'assistants médicaux ? Les métiers, les patients et les organisations évoluent, ce qui nous impose d'avoir une vision beaucoup plus stratégique.
Nous avons aussi besoin d'une meilleure coordination du parcours des patients atteints de pathologies chroniques. Un nouveau métier émerge, notamment dans les maisons de santé pluriprofessionnelles : celui d'infirmier de coordination, qui assure la surveillance, la télésurveillance et la prise de rendez-vous, garantissant ainsi que le patient est correctement suivi. Pour les patients qui ont des pathologies plus graves, l'enjeu, en sortie d'hospitalisation, est d'intéresser les établissements de santé au suivi des patients pour qu'ils ne soient pas réhospitalisés. L'objectif est donc de donner une mission populationnelle financière aux établissements de santé pour que les patients restent surveillés par l'hôpital jusqu'à leur stabilisation.
Les dépassements d'honoraires, qui représentent 4,5 milliards d'euros, avec 75 % des praticiens en secteur 2, posent clairement un problème d'accès financier aux soins. Une mission parlementaire a été lancée par le Premier ministre, mais nous souhaiterions travailler à une régulation de ces dépassements, mais aussi de l'activité non conventionnée, comme la médecine esthétique pratiquée par des médecins par ailleurs conventionnés.
Enfin, le rapport contient un chapitre intéressant sur le domicile, les structures intermédiaires, les Ehpad et les personnes âgées, que je vous invite à lire.
Sur la chirurgie, nous avons besoin d'une deuxième vague de chirurgie ambulatoire. Nous devons faire respecter les seuils réglementaires de chirurgie, avec le soutien des associations de patients, car la situation actuelle crée des inégalités d'accès aux soins d'excellence. L'objectif est de permettre des interventions aiguës sur des plateaux techniques avancés, suivies d'hospitalisations proches du domicile pour la suite des soins. Nous voudrions aussi accompagner les nouvelles pratiques comme la chirurgie hors bloc ou la radiologie interventionnelle.
Concernant la santé mentale, sujet que vous connaissez bien, les grands chiffres se dégradent en France. Notre rapport de l'année dernière montrait une explosion de la consommation de psychotropes chez les adolescents et les jeunes, notamment les jeunes filles, pour lesquelles nous avions lancé une première alerte. Nous souhaitons insister cette année sur les secouristes en santé mentale, qui sont aujourd'hui au nombre de 200 000, référents dans les entreprises, ou travailleurs sociaux. Nous voudrions porter leur nombre à 1 million et faire en sorte qu'il y en ait dans tous les milieux collectifs : universités, écoles, milieux de travail.
D'autre part, la filière psychiatrique est aujourd'hui correctement structurée et la gradation des soins a été très travaillée. Cependant, de plus en plus de médecins généralistes reçoivent des patients en burn-out ou en détresse psychique sans savoir comment les aider ou les orienter. C'est pourquoi nous souhaitons élargir Mon Soutien psy, dispositif de consultations de psychologues remboursées, y compris aux patients qui ont des troubles sévères. Il faut que les médecins généralistes puissent s'appuyer sur des avis de psychiatres, ce qui passe par des équipes de soins spécialisés et de la télé-expertise.
Enfin, dans certains territoires, il existe un Samu-psy pour les urgences, qui fonctionne extrêmement bien.
M. Thomas Fatôme. - Le système des ALD est l'un des piliers de l'assurance maladie ; nous souhaitons à tout prix le conserver, car il protège les assurés contre des restes à charge élevés. Nous avons mené une analyse inédite en examinant comment les autres pays géraient les pathologies chroniques. Il existe des systèmes assez proches du nôtre ; d'autres reposent sur des logiques de bouclier sanitaire et de prévention du reste à charge, comme c'est le cas en Allemagne.
La France se caractérise par un taux de couverture nettement plus élevé que celui des autres pays. Aujourd'hui, 20 % des patients sont en ALD, contre 12 % en Belgique et moins de 5 % en Allemagne ; ils seront 25 % à l'horizon 2035. Les trois quarts des dépenses de l'assurance maladie y seront alors consacrés. Il y a un risque que cette concentration sur le gros risque se fasse au détriment du petit. Nous présentons donc des propositions pour préserver ce système tout en le rendant plus dynamique.
D'abord, quelle que soit l'organisation du système de remboursement, il est incontournable d'organiser le parcours de soins et, surtout, d'agir sur la prévention primaire et secondaire pour empêcher ou retarder l'arrivée de la maladie et son aggravation.
Ensuite, nous proposons une gestion plus dynamique des entrées et, surtout, des sorties du dispositif d'ALD. L'entrée ne doit pas être un simple moment administratif, mais aussi un moment de santé et de prévention, durant lequel nous pourrions déclencher certaines offres, comme l'activation systématique de Mon espace santé. En effet, l'entrée en ALD implique une consommation de soins et une coordination renforcée.
Il serait également logique de pouvoir évaluer régulièrement la consommation de soins des personnes en ALD et d'organiser, lorsque la situation le justifie, une sortie du dispositif. Chaque année, entre 300 000 et 400 000 personnes sortent déjà du système parce qu'elles sont guéries. Je rappelle que 90 % des patientes atteintes d'un cancer du sein, par exemple, en guérissent. Il faut donc une gestion plus dynamique pour qu'une personne sorte de l'ALD si son état de santé le justifie et s'il n'y a plus de consommation de soins importante, en préservant bien sûr la possibilité de réintégrer le dispositif en cas de rechute ou d'aggravation.
Il nous paraît légitime et nécessaire de maintenir une prise en charge à 100 %, mais elle devrait porter principalement, voire exclusivement, sur des produits et des prestations dont l'efficacité est pleinement démontrée. Je précise au passage qu'il n'est nullement proposé de dérembourser les cures thermales, mais de s'interroger sur leur prise en charge à 100 % pour les patients en ALD. Il faudrait peut-être même aller plus loin et travailler avec la Haute Autorité de santé (HAS) à une liste de soins spécifiques opposable à chaque ALD. C'est un travail de longue haleine. J'ai évoqué les options qui figurent dans le rapport, qui ne sont pas consensuelles, mais qui sont portées au débat public.
Une option est de créer ce que nous avons appelé un nouveau statut de risque chronique, afin d'anticiper l'entrée en ALD qui arrive souvent trop tard. Cela permettrait d'identifier des situations d'hypertension artérielle, d'obésité ou d'hypercholestérolémie, afin de déclencher de l'éducation thérapeutique, des bilans diététiques et des bilans d'activité physique pour retarder l'entrée en ALD et, en contrepartie, de recentrer le statut de l'ALD sur une véritable prise en charge à 100 % quand la situation le justifie.
Deuxième sujet, sensible et important : les arrêts de travail, dont la dépense augmente de plus de 6 % en moyenne par an sur la période 2019-2023, contre un peu moins de 3 % sur la période 2010-2019. Cela représente plus de 1 milliard d'euros de dépenses supplémentaires chaque année. Près de 60 % de l'augmentation s'explique par des facteurs démographiques et économiques : la population active augmente et vieillit, le Smic et les salaires augmentent, entraînant une indexation des indemnités journalières. Les 40 % restants correspondent à une augmentation du taux de recours et de la durée moyenne par arrêt à un âge donné : c'est une dynamique très importante dont les raisons peuvent être multifactorielles : santé au travail, relations au travail, risques psychosociaux, conditions de travail, mais aussi peut-être des abus.
Les arrêts de travail de longue durée augmentent très fortement, sans que, paradoxalement, cela s'explique par les ALD. En effet, la dynamique se situe principalement au niveau du dispositif d'ALD non exonérante, qui permet un arrêt de travail pouvant aller jusqu'à trois ans sans exonération de ticket modérateur pour le patient. Des personnes se retrouvent en arrêt de travail pendant un, deux ou trois ans avec une prise en charge et une intensité de soins relativement limitées. Nous mettons donc en discussion ce dispositif, afin de mieux lutter contre la désinsertion professionnelle.
Le rapport pointe également des arrêts de travail d'une durée parfois excessive par rapport aux recommandations de bonne pratique, comme pour la sciatique, les troubles anxio-dépressifs mineurs ou la lombalgie commune.
Fondamentalement, le rapport propose de rouvrir le sujet des arrêts de travail dans une logique non seulement de soutenabilité, mais aussi d'équité. Les règles de droit sont complexes et variables selon l'ancienneté et la taille de l'entreprise. Deux tiers des assurés voient leurs trois jours de carence couverts, mais la réalité est très différente selon la taille des entreprises. Nous proposons donc par exemple de rendre obligatoire la subrogation pour les arrêts maternité et maladie. Nous proposons de limiter les arrêts de deux, trois ou quatre mois que nous voyons dans nos statistiques.
Enfin, une option parmi d'autres : réfléchir à un système de bonus-malus sur la tarification et les systèmes de prise en charge par les entreprises ? Cela existe pour la branche accidents du travail et maladies professionnelles (AT-MP). Cela pourrait se justifier, tant les inégalités sont fortes dans les taux d'absentéisme de courte durée entre les entreprises.
Nous passons maintenant à notre troisième volet : le juste soin au juste prix.
M. Grégoire de Lagasnerie, directeur adjoint de la direction de la stratégie, des études et des statistiques. - Sur le médicament, nous observons une très forte croissance de la dépense, avec un taux annuel moyen de 4,2 % entre 2020 et 2024. En comparaison, sur la période 2010-2019, nous étions parvenus à contenir ces dépenses autour de 0,6 % par an. Nous sommes donc face à un véritable défi.
Nous avons essayé d'en expliquer les raisons sous-jacentes, notamment l'impact de l'évolution des coûts de traitement par patient. Pour les médicaments véritablement innovants - les améliorations du service médical rendu (ASMR) I à III -, le coût de traitement par patient a fortement augmenté, passant de 2 280 euros en 2017 à 3 800 euros en 2024. On peut se dire que c'est le coût de l'innovation. En revanche, les ASMR IV, qui correspondent à des améliorations mineures, ont, elles aussi, connu une très forte croissance de 55 % sur la période, passant de 466 euros à 725 euros par patient. Cela représente plus de 1 milliard d'euros de dépenses en deux ans. Nous devons donc vraiment nous interroger sur le prix du médicament et sur le coût moyen des traitements, notamment de ceux qui apportent un service médical rendu mineur.
Le rapport contient également des analyses sur l'oncologie, qui représente 6,3 milliards d'euros de dépenses de médicaments par an à l'hôpital. Nos analyses, menées en termes de survie globale et de survie sans progression, montrent une très forte hausse des coûts de traitement, et notamment du coût de l'année de vie gagnée : plus de 55 % entre 2016 et 2021. Par ailleurs, nous avons constaté une forte hausse du nombre de molécules remboursées sans que celles-ci présentent pour autant des améliorations en termes de survie. Ces médicaments qui n'ont pas forcément démontré leur intérêt s'ajoutent aux lignes de traitement, parfois au détriment de la qualité de vie du patient.
Dans le cadre de nos discussions avec le conseil de la Cnam et notamment avec France Assos Santé, nous nous sommes interrogés sur une certaine désescalade thérapeutique, pouvant entraîner de meilleures prise en charge et qualité de vie pour le patient en oncologie.
Face à la très forte croissance des médicaments avec une ASMR mineure, nous proposons de baisser leurs prix pour revenir à un taux de croissance compatible avec la soutenabilité des dépenses de santé. Autre proposition ayant fait consensus au sein du conseil : s'interroger sur les tarifs et sur le remboursement de certains médicaments oncologiques.
Les biomédicaments connaissent une croissance exceptionnelle. Leur marché en France représentait 6 milliards d'euros en 2017 ; il s'élève aujourd'hui à plus de 14 milliards d'euros. Pour assurer la soutenabilité de la dépense, il faut absolument mettre en place pour les biosimilaires tous les outils développés pour les génériques, que ce soit le tiers payant contre biosimilaire ou le tarif ajusté...
Mme Laurence Rossignol. - Pourriez-vous préciser ce qu'est un biosimilaire ?
M. Grégoire de Lagasnerie. - C'est le générique du biomédicament, qui est fait à partir de molécules vivantes, et non chimiques.
Enfin, après un travail important mené avec Unicancer, nous proposons de financer des essais thérapeutiques qui permettraient d'aboutir à des traitements mieux adaptés, en évitant une surenchère de ces traitements au détriment de la qualité de vie du patient, sans progression dans la prise en charge de la pathologie.
Pour le juste soin au juste prix, nous avons approfondi nos analyses sur la financiarisation et l'optimisation financière, que nous avions commencées il y a trois ans. En appariant les données de la direction générale des finances publiques (DGFiP) à celles du système national des données de santé, nous avons cherché à obtenir une vision de la rentabilité des secteurs que l'assurance maladie finance, en reproduisant et en élargissant ces analyses à de nouveaux secteurs chaque année.
Nous constatons des taux de rentabilité extrêmement élevés dans plusieurs professions : anatomopathologie, audioprothèse, biologie, dialyse, médecine nucléaire, radiologie ou radiothérapie. Nous nous interrogeons sur la compatibilité de tels niveaux de rentabilité avec un système de financement solidaire.
Nous proposons un ajustement des tarifs pour ces secteurs en fonction de leur rentabilité, avec l'objectif d'une gestion tarifaire plus réactive. Nous réitérons notre proposition de créer un observatoire des niveaux de rentabilité et d'endettement. Disposant désormais des outils et des données nécessaires, nous proposons que cet observatoire nous soit rattaché. Enfin, nous suggérons un système de déclaration pour assurer la transparence, afin d'identifier les acteurs que nous finançons, leur appartenance à des groupes et d'analyser ainsi la rentabilité au niveau global.
Mme Marguerite Cazeneuve. - Je terminerai par le mésusage et la fraude, le premier étant la zone grise qui précède la seconde. La fraude détectée et stoppée a énormément augmenté et nous avons dépassé tous les objectifs que vous nous avez fixés chaque année dans le cadre de l'Ondam.
Une première série de propositions porte sur la transparence et la connaissance des coûts de la santé. Nous souhaiterions mieux sensibiliser les professionnels de santé aux coûts lorsqu'ils prescrivent, mais aussi les assurés qui recevraient un récapitulatif des soins dont ils ont bénéficié. La transparence est également un moyen de lutter contre la fraude : des notifications dans Mon espace santé et sur Ameli dès qu'un remboursement est effectué permettent à l'assuré de savoir s'il est face à un professionnel qui a réalisé un acte frauduleux avec son numéro d'assurance maladie.
La seconde série est relative au numérique et à l'intelligence artificielle, qui ont complètement révolutionné notre manière de lutter contre la fraude. Il existe maintenant des logiciels d'aide à la prescription extrêmement performants pour éviter le gaspillage, les interactions médicamenteuses excessives et la fraude. Nous avons donc besoin d'augmenter notre niveau d'équipement numérique, du côté de l'assurance maladie comme des professionnels de santé.
Le dernier élément est la fermeté, car nous constatons chez tout le monde, professionnels comme patients, un peu de relâchement. Nous proposons de conditionner le tiers payant à l'utilisation systématique de la carte Vitale. De plus en plus de patients se présentent sans carte Vitale pour des médicaments onéreux ou dangereux. Une campagne est donc en cours pour sensibiliser les pharmaciens sur ce point. Certes, il existe toujours des situations dans lesquelles on peut ne pas avoir de carte Vitale, mais elles sont très résiduelles.
Il faut également être fermes en matière de récidive : faire en sorte que les professionnels qui ont fraudé ne puissent pas se reconventionner aussi facilement, et que les assurés pratiquant le nomadisme médical ou ayant fraudé puissent être sanctionnés plus rapidement. Il nous faut impérativement ralentir les dépenses inutiles.
M. Thomas Fatôme. - Dernière proposition : faire évoluer les dépenses d'assurance maladie au même rythme que le PIB, comme ce fut le cas dans la décennie 2010.
D'abord, par un ensemble de mesures portant sur la régulation sectorielle, avec la lutte contre les rentes, l'organisation du parcours de soins, une meilleure maîtrise des dépenses d'arrêt de travail et une lutte renforcée contre la fraude. Cet ensemble représente 19,5 milliards d'euros à l'horizon 2030.
Autre levier : stabiliser la part de l'assurance maladie dans les dépenses de santé - laquelle augmente mécaniquement du fait des ALD et de l'innovation - à hauteur de 80 % à un horizon de cinq ans, en travaillant avec les complémentaires et les associations de patients. Cela représenterait 3 milliards d'euros.
Enfin, nous proposons que les recettes de l'assurance maladie progressent elles aussi au même rythme que le PIB. Ce n'est pas le cas actuellement, en raison notamment de certaines recettes fiscales, comme les taxes comportementales. Nous proposons donc que la dynamique de recettes soit abondée à hauteur de 2,5 milliards d'euros.
Cela représente un impact de 25 milliards d'euros à l'horizon 2030, avec une première marche de 3,9 milliards d'euros en 2026, ce qui est nettement supérieur à nos propositions des années précédentes. Cela se justifie au regard de la situation financière que nous connaissons. L'assurance maladie ne construit pas l'Ondam - c'est une prérogative du Gouvernement et du Parlement -, mais elle nourrit la réflexion.
Je termine par le débat sans doute le plus compliqué. Avoir des recettes et des dépenses évoluant au même rythme que la richesse nationale ne suffit pas. Cela permet d'éviter que le déficit ne s'accentue, mais ne résout pas le problème du stock. Nous avons considéré qu'il était légitime de poser la discussion : faut-il aller plus loin dans les économies, ou faut-il recourir davantage au levier des recette ? Cela relève de la discussion politique entre le Gouvernement et le Parlement.
Mme Élisabeth Doineau, rapporteure générale. - Merci pour ce rapport très lucide face à une situation catastrophique - nous devons en prendre conscience. Il est difficile de rester optimiste dans ces conditions !
Vous estimez, à la page 236, que la lutte contre la fraude pourrait permettre d'économiser 3 milliards d'euros en 2030. Or le montant du gain attendu est paradoxalement près du double du montant total de la fraude tel qu'évalué par ce même rapport, soit 1,7 milliard d'euros si l'on additionne les chiffres du tableau de la page 222. Comment mettre ces deux chiffres en cohérence ? Pour mémoire, les estimations du montant de la fraude aux prestations par le Haut conseil du financement de la protection sociale (HCFiPS) sont également de 1,7 milliard d'euros. La Cour des comptes, sur la base d'une extrapolation, chiffre cette fraude à 4,5 milliards d'euros dans son estimation haute. Faut-il comprendre que la Cnam se rallie à cette évaluation par la Cour des comptes ?
Ma deuxième interrogation porte sur le décalage important entre l'estimation du montant global de la fraude et le montant annuel de la fraude identifiée et évitée. En 2024, la fraude identifiée a été de 628 millions d'euros dont seulement 263 millions d'euros ayant été évitée. Si je comprends bien, ce sont ces 263 millions d'euros qu'il faudrait porter à 3 milliards d'euros, ce qui représente une multiplication par plus de dix. Est-ce bien cela ? Si oui, comment prévoyez-vous d'y parvenir ?
Le rapport propose, à la page 233, de transférer 3 milliards d'euros aux complémentaires santé d'ici à 2030, pour que la part des dépenses prises en charge par la branche maladie reste stable. Or le rapport des trois hauts conseils au Premier ministre est très critique sur cette idée, considérant que cela remettrait en cause, à long terme, la couverture des soins par l'assurance maladie obligatoire et sa légitimité à les réguler. Dans l'hypothèse où on le ferait malgré tout, ce même rapport préconise de transférer des blocs cohérents et d'accompagner ce transfert de mesures de maîtrise de la dépense, par exemple sur le prix de l'optique, du dentaire et des audioprothèses. Quel est votre point de vue sur ces observations ?
Question subsidiaire, mise en avant par les médias : le logiciel Arpège, déployé depuis dix-huit mois en Loire-Atlantique et en Vendée pour améliorer le traitement des indemnités journalières, continue de rencontrer de graves dysfonctionnements, avec 15 000 dossiers en souffrance, des renforts d'effectifs mobilisés et des assurés à découvert. L'assurance maladie mobilise des fonds d'action sociale, y compris ceux de la caisse d'assurance retraite et de la santé au travail (Carsat), pour couvrir les frais bancaires supportés par les assurés. Par ailleurs, une incertitude demeure sur la gouvernance du projet, un futur déploiement dans une troisième caisse ayant été annoncé, en contradiction avec certaines déclarations de suspension. Pourriez-vous clarifier la situation, le calendrier, les montants engagés, le nombre d'équivalents temps plein (ETP) mobilisés et le coût global du projet ?
Mme Corinne Imbert, rapporteure pour la branche maladie. - Merci pour cette présentation très dense. Avec Bernard Jomier, nous menons, pour le compte de la mission d'évaluation et de contrôle des lois de financement de la sécurité sociale (Mecss), un travail sur le financement des communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS). Votre rapport appelle à un renforcement de la coordination ville-hôpital, qui pourrait être porté par les CPTS. Un budget conséquent y est consacré, avec une volonté de couvrir 100 % du territoire, au risque de créer des coquilles vides. Cet outil doit reposer sur l'action des professionnels au service d'une logique ascendante. Dans ce contexte, faut-il encore imposer un cadre systématique au niveau national entre l'hôpital et les CPTS, au risque de rigidifier les structures ? Ou, au contraire, faut-il réorienter les financements vers cette mission de renforcement de la coordination ville-hôpital, et cela sans fragiliser l'accès aux soins et la prévention, le tout dans un budget contraint ? Au bout du compte, que voulons-nous faire avec ces CPTS au sein desquelles il existe une très grande hétérogénéité ?
Vous indiquez dans votre rapport que l'on ne peut plus se permettre la prise en charge à 100 % de prestations ou de produits de santé dont l'efficacité ne le justifie pas, en évoquant les cures thermales et les médicaments dont l'efficacité n'est pas avérée. Envisagez-vous que l'assurance maladie continue à les rembourser, selon le droit commun, y compris pour les patients en affection de longue durée ou allons-nous vers un déremboursement de ces prestations ? Je préfère que vous le disiez, pour que les choses soient claires.
Le rapport comporte plusieurs propositions afin de responsabiliser les professionnels de santé : réguler l'activité non conventionnelle, ce que je soutiens ; créer un observatoire des niveaux de rentabilité ; assurer une utilisation systématique du dossier médical partagé (DMP). Nous le redisons chaque année, mais vous allez plus loin en proposant de baisser les tarifs en cas de non-alimentation de ce dossier. De quelle manière et selon quel calendrier comptez-vous prendre ces mesures ? Il ne vous a pas échappé que, la semaine dernière, un mécontentement est né, certaines organisations syndicales dénonçant une entorse aux accords conventionnels. Dans ces moments de tension, pourrez-vous les réunir pour envisager les mesures que vous préconisez ?
La loi de financement de la sécurité sociale pour 2025 a mis en place le contrôle de certaines prescriptions, notamment pour des médicaments antidiabétiques, pour lesquels le médecin doit fournir un justificatif annuel. Envisagez-vous de l'étendre à d'autres médicaments ? Je pense notamment au Vyndaqel, qui, à lui seul, représente 1 milliard d'euros sur une année, alors que nous demandons chaque année un effort sur ce poste de 1,2 milliard à 1,5 milliard d'euros ! Ce médicament a certainement un intérêt thérapeutique, mais demanderez-vous un justificatif ?
Enfin, j'agrée votre formule : le juste soin au juste prix. Mais comment comptez-vous travailler avec le Comité économique des produits de santé (CEPS) ? Pouvez-vous me confirmer que 1 % des médicaments en volume représente près de 42 % de la dépense des médicaments en ville ? Ne nous trompons pas de cible ! Je pense notamment à vos propositions 25, 26 et 29. Lorsqu'une efficacité thérapeutique promise n'est pas au rendez-vous, ou au contraire si elle l'est, il faut pouvoir agir sur les prix, notamment quand un brevet arrive à échéance. Quand un médicament pèse un milliard, un justificatif de prescription ne semblerait pas insensé.
Enfin, merci de soutenir les biosimilaires. Nous avons beaucoup bataillé au Sénat pour favoriser leur arrivée, y compris l'année dernière. Tant mieux si vous encouragez leur prescription et leur substitution.
M. Thomas Fatôme. - Chaque fois que nous faisons nos bilans sur la lutte contre la fraude, nous distinguons le préjudice évité, c'est-à-dire la fraude détectée avant qu'elle n'intervienne, du préjudice subi, cas où la fraude a eu lieu et a été détectée. Dans le premier cas, pour prendre l'exemple de l'audioprothèse, nous avons appelé l'assuré, constaté un acte fictif et la fraude n'est pas survenue. Dans le second cas, nous avons payé, mais nous enclenchons des procédures pénales, ordinales et conventionnelles pour sanctionner et récupérer l'argent. Nous faisons donc la somme des deux.
Si l'on est puriste, dans l'Ondam, on ne doit compter que le préjudice évité, puisque c'est une dépense que nous n'avons pas réalisée. L'objectif de 3 milliards d'euros en cumulé à l'horizon 2030, implique donc d'augmenter considérablement nos performances en matière de lutte contre la fraude et d'accélérer nos opérations, ce qui justifie le besoin d'autres leviers. Nous estimons qu'il est à la fois nécessaire et possible d'amplifier les montants de fraude évitée.
Des mesures simples, comme l'utilisation systématique de la carte Vitale chez le pharmacien et d'autres professionnels de santé, constituent la meilleure manière d'éviter une fraude, en s'assurant de la réalité des droits et du bénéfice éventuel du 100 %.
Nous proposons de donner de la visibilité aux organismes complémentaires et d'éviter des à-coups annuels de transferts. Garantir une couverture à 80 % des dépenses de santé par l'assurance maladie obligatoire à l'horizon 2030 représente en effet 3 milliards d'euros. La question est de savoir comment y parvenir et sur quel champ.
Faut-il transférer des blocs, réinterroger le périmètre des remboursements ou avoir une gestion plus active du périmètre pris en charge à 100 % ? Nous proposons de travailler sur ces différents leviers. Ils sont nombreux et il faut les programmer dans le temps, en discutant avec l'ensemble des parties prenantes, dont les complémentaires santé.
Concernant le logiciel Arpège, nous avons largement rétabli la situation : les deux caisses concernées, la Vendée et la Loire-Atlantique, sont globalement sorties de la crise de production qu'elles ont connue à cause des défaillances du logiciel, auquel nous avons appliqué dix correctifs. Les caisses du réseau continuent de les aider et la situation est proche de celle de caisses semblables. Nous travaillons au déploiement futur, mais aucune date n'est fixée. Nous le ferons dès lors que la situation dans les deux caisses sera pleinement stabilisée et que nous serons sûrs de pouvoir déployer Arpège dans des conditions satisfaisantes ailleurs. C'est la priorité du deuxième semestre, mais nous n'avons identifié ni date ni caisse pour ce déploiement à ce stade.
Un mot sur les médicaments et les cures thermales : l'assurance maladie ne propose pas de dérembourser les cures thermales. Nous interrogeons le maintien d'une couverture à 100 % pour des prestations dont l'utilité médicale est, disons-le, débattue. Cela ne veut pas dire modifier les taux, mais qu'une personne en ALD serait prise en charge au taux normal de couverture de ces prestations. C'est ce que nous mettons en discussion.
Mme Marguerite Cazeneuve. - Les proportions que vous indiquez pour le médicament, madame la rapporteure, sont exactes. Nous constatons une très forte concentration de ce qui est délivré en ville sur des médicaments très onéreux. Vous avez aussi 1 milliard d'euros sur les produits de la dégénérescence maculaire liée à l'âge (DMLA). Ce sont les raisons pour lesquelles nous avions plaidé pour une substitution, notamment en officine.
Nous n'avons pas étendu le dispositif de prescription renforcée à certains médicaments ; le produit que vous citez, avec une délivrance en ville pour 6 000 patients seulement, est prescrit à 85 % à l'hôpital. Or l'outil que vous aviez voté est un téléservice très facile à utiliser en ville, mais plus complexe à mettre en place à l'hôpital. Cela sera normalement possible en 2026. Nous réfléchissons effectivement à élargir ce dispositif. L'adhésion des prescripteurs n'a pas été enthousiaste, mais on pouvait s'y attendre...
Concernant les CPTS, nous avons un objectif de couverture de 100 %, mais il y a effectivement une très grande hétérogénéité. L'objectif est de passer à une nouvelle étape conventionnelle avec ces structures, sans doute cette année ou en début d'année prochaine, afin de revoir le contenu de leurs missions. L'objectif est double : mettre les communautés qui ne sont pas au niveau à celui des plus performantes et renforcer les obligations en matière de coordination et de résultats populationnels. Au début, l'objectif était surtout que les professionnels apprennent à se connaître sur un territoire ; nous serons plus exigeants dans cette deuxième phase, maintenant que le territoire est quasiment couvert.
Grégoire de la Lagasnerie. - Nous proposons d'aligner biosimilaires et les génériques, en allant plus loin. Je ne sais pas si vous voyez ce que sont les jumbo groups en Allemagne... Certains laboratoires commercialisent des médicaments dont la formule change très légèrement et qui, par conséquent, n'appartiennent plus à au groupe générique, ce qui permet de contourner la perte de brevets et de maintenir des médicaments de marque sans pour autant mettre en place la substitution. Nous proposons donc de mettre en place, pour les biosimilaires, des groupes de médicaments interchangeables permettant une substitution, notamment par les pharmaciens.
Un exemple : le Lucentis a perdu son brevet ; le Vabysmo, dont la formule est légèrement différente, a été mis sur le marché et il n'est pas substituable par le biosimilaire. C'est un contournement que nous voulons contrer. Nous n'avons jamais réussi à le faire sur les génériques, ce qui représente un enjeu de plusieurs centaines de millions d'euros.
Mme Corinne Imbert, rapporteure. - Nous avions connu cela jadis avec un médicament contre le cholestérol...
Mme Annick Petrus. - Je souhaite insister sur l'adaptation réelle aux réalités ultramarines, et notamment à celles des territoires éloignés.
Votre rapport met en avant trois piliers : la prévention, la coordination des soins et le juste soin au juste coût. J'adhère pleinement à ces priorités, mais encore faut-il que les moyens existent pour les mettre en oeuvre sur le terrain.
Concernant la prévention, vous proposez une demi-journée dédiée pour les salariés, des campagnes de vaccination renforcées et des outils numériques personnalisés. Très bien, mais comment déployer cela dans un territoire où l'offre de soins est déjà sous-dimensionnée, où les médecins libéraux sont en nombre insuffisant et où les inégalités sociales freinent l'accès aux bilans de santé ?
S'agissant des parcours de soins, vous évoquez les infirmières de coordination, la télésurveillance ou les structures d'exercice coordonnées. Ces dispositifs supposent une organisation territoriale des soins qui n'existe pas encore chez nous ou qui reste embryonnaire. Comment faire émerger de tels outils quand le tissu médico-social est aussi contraint, et parfois inexistant ?
Je ne peux évoquer l'organisation des soins sans dire un mot de l'hôpital Louis-Constant Fleming, seul établissement hospitalier de Saint-Martin, dont les difficultés chroniques sont bien connues : sous-dimensionné, cet hôpital peine à assurer les prises en charge courantes, sans parler du suivi des pathologies chroniques ou de la mise en oeuvre d'innovations. Cela illustre bien le fossé entre les ambitions nationales et les moyens réels de certains territoires.
Votre rapport évoque aussi une réforme du dispositif des ALD et la création d'un statut de patient à risque chronique. Là aussi, la vigilance est de mise. Les publics les plus vulnérables sont souvent les moins suivis, et les critères administratifs risquent d'exclure au lieu de prévenir.
Quelles adaptations spécifiques la Cnam envisage-t-elle, dans les collectivités ultramarines, pour la prévention ? Prévoyez-vous de renforcer le soutien aux caisses primaires ou aux caisses générales de sécurité sociale (CGSS) ultramarines pour piloter ce virage préventif ? La réforme de la gestion des ALD prendra-t-elle en compte la situation des territoires où les parcours de soins sont structurellement discontinus ? Il serait profondément injuste que les patients soient exclus de la prise en charge à 100 %, non pas en raison de leur état de santé, mais parce que leur territoire ne permet pas un suivi complet conforme aux nouveaux standards.
M. Bernard Jomier. - J'ai l'impression que vous forcez un peu le ton cette année... Est-ce dû à la gravité de la situation financière ou à votre impatience face aux réformes de structure nécessaires, notamment le virage de la prévention, sans lequel nous n'obtiendrons ni de bons résultats de santé ni de bons résultats financiers ?
Cela fait plusieurs années que vous tirez la sonnette d'alarme sur la financiarisation. Vous mettez cette fois cinq propositions sur la table et vous évaluez à 2 milliards d'euros la prévention des phénomènes de rente et de financiarisation. Merci pour votre tableau par spécialité, qui est très instructif. Quand on connaît les taux de rentabilité dans la vie économique réelle, cela montre bien que la sécurité sociale est devenue un « open bar » pour un certain nombre de personnes et qu'il est temps d'y mettre fin. Comment êtes-vous arrivés à ce chiffre de 2 milliards d'euros ? Dans le rapport que nous avons rédigé avec Corinne Imbert et Olivier Henno, nous n'avons pas réussi à avancer un chiffre.
Ma deuxième question porte sur les soins esthétiques. Plus de la moitié des Français déclarent ne pas avoir pu accéder à des soins de dermatologie, notamment pour dépister des pathologies graves, car près de 20 % des dermatologues ont un exercice quasi exclusivement consacré à l'esthétique, 45 % en font beaucoup et 28 % en font un peu. Nous avons donc une spécialité qui, malgré les dénégations de son organisation professionnelle, consacre beaucoup de temps à des soins pour lesquels ces professionnels n'ont pas été formés. Les médecins généralistes sont aussi parfois engagés dans cette dérive. Je n'ai pas lu de proposition dans votre rapport qui permette d'enrayer ce phénomène. Que proposez-vous de faire ? Il existe des outils sur les qualifications, mais aussi sur le conventionnement. On pourrait réfléchir au maintien du conventionnement des professionnels en fonction de leur activité.
Ma deuxième question porte sur le Nutri-score. J'ai déposé une proposition de loi pour le généraliser, signée par cent cinquante parlementaires de tous les groupes politiques, sauf le Rassemblement national, aux côtés de 2 000 scientifiques. Je n'ai pas lu tous les renvois que vous faites dans votre rapport, mais qu'en attendez-vous en termes de santé ? Avez-vous des objectifs chiffrés sur la généralisation du Nutri-score ?
Mme Pascale Gruny. - Merci pour cet exposé fouillé. Le réseau Asalée accomplit un excellent travail sur le territoire, mais sa gestion pose problème. Quelles propositions avez-vous pour le maintenir tout en corrigeant ses méthodes de gestion ?
La branche AT-MP est en partie ponctionnée, ce qui entrave la prévention. Des entreprises qui demandent des fonds se voient répondre par la négative. Laisser les fonds dans chaque branche serait beaucoup plus clair.
J'ai noté la proposition de bonus-malus pour améliorer les conditions de vie au travail. Vous estimez que l'augmentation des arrêts de travail est due aux mauvaises conditions dans l'entreprise. Cela peut être vrai, mais relève de la médecine du travail. Comment comptez-vous contrôler cela ? Il faut cesser de penser que l'on peut tout prendre à l'entreprise. Il n'y a pas que des entreprises du CAC 40 ; pensons au maillage très important de TPE et de PME qui en ont assez d'être ponctionnées.
Mme Anne Souyris. - Je vous remercie pour vos propositions réservant une place importante à la prévention et une petite place pour la santé environnementale, ce qui est notable. Sur la financiarisation, vous apportez une transparence qui n'existait pas jusqu'à présent. C'est un bon départ.
Pourquoi créer un dispositif spécifique comme Mon Soutien psy et ne pas rembourser les thérapies psychologiques comme les soins paramédicaux ? Cela permettrait de recréer un parcours de soins, sans imposer de limites et sans tomber dans ces silos que nous savons si bien créer en France.
Disposez-vous de données territorialisées sur la santé mentale ? Il est important d'avoir une photographie de la situation pour pouvoir agir spécifiquement au niveau local.
Enfin, concernant la santé environnementale et la question des recettes, pourquoi ne pas examiner le système du pollueur-payeur - je pense aux pesticides. Ne pourrait-on pas envisager des taxes pour que les entreprises paient directement pour les méfaits qu'elles causent en matière de santé ?
Mme Nadia Sollogoub. - Corapporteure d'une mission d'information sur la prévention en santé, je partage votre conclusion sur la nécessité qu'il y ait un pilote dans l'avion.
Vous évoquez une vaccination obligatoire en Ehpad pour les résidents et pour les soignants. Or, la crise de la covid a révélé une forte résistance vaccinale, y compris chez les soignants - seuls 20 % d'entre eux seraient vaccinés. Cette mesure est-elle vraiment réaliste ? Par ailleurs, avez-vous évalué son impact financier potentiel, c'est-à-dire les économies qu'elle pourrait générer ?
Pourrait-on progresser sur des systèmes de tarification plus adaptés aux structures d'exercice coordonné pour les actes de prévention ? Vous avez également insisté sur l'intérêt de faire monter en puissance Mon espace santé. Faut-il l'ouvrir à de plus nombreux professionnels, comme les pharmaciens ? Le dépistage de l'hypertension artérielle en pharmacie suppose-t-il qu'ils aient accès au DMP ?
J'imagine qu'en territoire rural, les délais d'attente des rendez-vous médicaux est en partie responsable de l'augmentation de la durée de certaines indemnités journalières.
J'ai été quelque peu interpellée par les tableaux présentés sur la rentabilité par spécialité. En parlant de la financiarisation de la santé, on globalise par secteur, en amalgamant les petits et les gros acteurs. Pour les laboratoires d'analyse médicale, par exemple, si l'on raisonne de manière trop globale, on risque de faire disparaître les petits au profit des gros.
Baisser les prix du médicament risque de créer des pénuries.
Concernant la surprescription et le mésusage des pansements, on parle toujours des pharmaciens, que l'on a tendance à présenter comme des boutiquiers, ce qui les blesse ; mais on oublie de mentionner les prestataires, concernés par 97 % des prescriptions en sortie d'hôpital. Vous aviez parlé d'un surcoût de 1 milliard d'euros. Il y a des marges d'amélioration.
Mme Marion Canalès. - Vous avez parlé d'augmenter les taxes comportementales. Pourquoi pas ? Cela a d'ailleurs fait l'objet d'un rapport présenté ici par deux de mes collègues. Mais la prévention ne consiste-t-elle pas d'abord à délivrer un message contre l'alcool, le tabac et la drogue ? Je songe aux campagnes de lutte contre la publicité visant les publics les plus fragiles comme les jeunes et les contournements de la loi Évin sur les réseaux sociaux.
J'ai eu la chance de me rendre avec des collègues de la commission des affaires sociales à La Réunion. Le premier bilan du programme RunPréDIABETE, développé là-bas, est très positif. Ne faut-il pas généraliser dès maintenant ces programmes très innovants, en y associant des programmes de recherche pour faire reculer ce « tueur silencieux », ce silent killer, comme ils l'appellent là-bas ?
Les cures thermales peuvent être prescrites pour traiter des maladies chroniques, qui sont l'une de vos cibles : huit curistes sur dix en sont affectés. Le président de la commission des affaires sociales, lors d'un colloque, a qualifié le thermalisme de pilier du système de santé moderne. Plusieurs publications attestent de ses bénéfices et montrent qu'il génère des économies dans le traitement de la maladie de Parkinson, par exemple. En outre, cela ne représente que 0,15 % du budget annuel de la sécurité sociale et s'adapte à l'émergence de pathologies nouvelles comme les cancers, les troubles de la santé mentale ou l'endométriose.
On peut faire des économies dans le traitement des addictions, notamment sur les cures de désintoxication. De très nombreuses cures n'ont aucun effet, alors que les communautés thérapeutiques qui accompagnent les personnes qui sortent de cure ont des effets de levier. Là encore, des dispositifs innovants comme celui d'Aubervilliers présentent une meilleure efficacité.
M. Daniel Chasseing. - Nous atteindrions 41 milliards d'euros de déficit si nous ne prenions aucune mesure. On ne peut qu'être favorable à vos préconisations : la prévention, la lutte contre la fraude et l'augmentation des médicaments biosimilaires.
La première mission des CPTS ne devrait-elle pas être d'organiser la prise en charge, par des maisons de santé, à tour de rôle, des soins non programmés ? Il faudrait que les CPTS correspondent à un bassin de vie.
Les remises commerciales sur les médicaments génériques accordées par les laboratoires pharmaceutiques aux pharmaciens vont être diminuées. Vous avez indiqué que les pharmaciens pourraient être financés par de nouvelles actions, notamment le dépistage de l'hypertension artérielle, mais vous avez dit ensuite que ce n'était pas possible. Certaines pharmacies vont se retrouver en difficulté.
La santé mentale est très dégradée - nous l'avons vu avec Céline Brulin et Jean Sol. Vous évoquez une augmentation du nombre de psychologues dans Mon Soutien psy. Or une mission que nous avons menée a constaté le manque de psychiatres, de pédopsychiatres, de psychologues et de médecins scolaires. Dans certains départements, des infirmières en pratique avancée (IPA) en psychiatrie travaillent en coordination avec le psychiatre et jouent un rôle très important dans les centres médico-psychologiques (CMP). Pour avoir une action efficace, il faudrait financer davantage les IPA en psychiatrie.
Ne faudra-t-il pas, pour équilibrer la sécurité sociale - colonne vertébrale de la République -, mettre en place sans trop tarder des recettes complémentaires ?
Mme Anne-Sophie Romagny. - Sur quels critères seront jugés les écarts injustifiés dans les prescriptions des professionnels ? Faut-il renforcer les contrôles a priori ou réformer certains mécanismes de remboursement ?
Afin de réduire le nombre de patients en ALD sans médecin traitant, j'ai proposé à plusieurs reprises qu'en cas de départ à la retraite, le médecin repreneur soit automatiquement considéré comme le nouveau médecin traitant des patients en ALD, sauf refus du patient ou du médecin. Quels sont les freins à ces propositions que je formule depuis de nombreux mois ?
Il n'est pas question de supprimer le remboursement des cures thermales, mais de s'interroger sur l'efficacité de ces prises en charge. Il ne faut pas se voiler la face : dans de nombreux cas, il s'agit de vacances payées aux frais de la princesse. Je ne dis pas que cette pratique est généralisée, mais l'abus existe aussi dans ce domaine. Ne nous cachons pas derrière notre petit doigt !
Enfin, une question qui n'est pas directement liée au contenu du rapport : la loi relative à la profession d'infirmier, adoptée il y a quelques semaines, consacre le rôle et l'autonomie de la profession et doit s'accompagner d'une revalorisation des actes infirmiers. Dans une situation budgétaire aussi contrainte, les infirmiers libéraux se sont portés volontaires pour élaborer des pistes d'économies, en particulier en ce qui concerne le gaspillage - un sujet qu'ils soulèvent depuis très longtemps. Les avez-vous étudiées ?
Mme Marie-Do Aeschlimann. - Vous proposez de faire de la prévention la grande cause décennale. Au vu des enjeux, ce n'est pas excessif. Certains acteurs appellent même à un « Ségur de la prévention » pour marquer un tournant fort en la matière. Je suis moi-même corapporteure d'une mission d'information de la commission des affaires sociales sur la prévention en santé. Nous nous sommes intéressés de près à votre rapport.
Vous proposez notamment des incitations financières pour favoriser la participation des usagers aux programmes de vaccination ou de dépistage, sous la forme d'une somme d'argent versée à l'assuré, d'une réduction des primes d'assurance ou d'avantages en nature. Vous précisez toutefois que ces incitations ne seraient versées que si des économies effectives étaient constatées.
Cela soulève deux séries de questions. Si le bénéfice financier demeure incertain pour l'assuré, peut-on vraiment espérer que ces mesures produisent un effet de levier avéré ? Ensuite, les organismes d'assurance maladie complémentaire vous paraissent-ils prêts à jouer le jeu de la réduction des primes pour les « bons élèves » ? Si ce n'est pas le cas, faudrait-il envisager une mesure contraignante à leur égard ?
Enfin, concernant la prévention, j'ai constaté avec regret que le volet santé scolaire n'était envisagé que sous l'angle de la vaccination en général et d'une vaccination plus précoce contre le HPV. N'imaginez-vous pas que tous les dépistages, notamment aux âges critiques comme en classe de CP et de CM2, pourraient être l'occasion de mieux suivre les jeunes enfants ? On sait l'importance de la prime enfance pour la détection des maladies et pour une espérance de vie en meilleure santé. Je songe en particulier à la santé mentale, grande cause nationale en 2025, nos jeunes étant particulièrement exposés en la matière.
J'ai fait adopter un amendement visant à faire des infirmières en santé scolaire une spécialité. N'envisagez-vous pas de donner plus de moyens, quitte à le faire en interministériel avec la ministre de l'éducation nationale, pour que nos écoles soient mieux dotées en infirmières scolaires ?
M. Thomas Fatôme. - Sur les outre-mer, la dimension territoriale et l'adaptation en fonction des spécificités font partie de nos recommandations, notamment en matière de prévention. Cela s'inscrit d'ailleurs dans la convention d'objectifs et de gestion que nous avons signée avec l'État en 2023, qui prévoit un bloc spécifique dédié aux actions de prévention et à l'organisation des soins dans les territoires ultramarins. Des problématiques comme le diabète ou l'obésité y justifient des actions spécifiques.
Les propositions que nous formulons sur les ALD visent à préserver le système du 100 % et ne doivent pas dépendre des diversités d'offres de soins. Identifier un risque chronique en amont relève de la situation pathologique, qui doit être déterminante, et non des inégalités en matière d'accès territorial.
Concernant le ton de notre diagnostic, monsieur Jomier, nous essayons de le poser de manière peut-être plus sonore que d'habitude, vu la gravité de la situation, et de construire de manière pluriannuelle un ensemble de propositions qui doivent nous mener à l'horizon 2030.
Sur la médecine esthétique, vous avez raison, nous ne sommes pas venus avec une proposition clé en main. Nous disons que si nous ne mettons pas tout le monde autour de la table pour trouver des solutions et garantir un accès aux soins conventionnés pour un certain nombre de spécialités, les dérives que nous observons vont s'accentuer, notamment en dermatologie, mais aussi en médecine générale.
Pouvons-nous lier le conventionnement à un niveau d'activité minimale dédié aux soins ? Il faut éviter que certaines idées ne poussent des professionnels à se déconventionner totalement, donc mesurer ce risque. Nous avons identifié des propositions et souhaitons en discuter avec l'Ordre des médecins, les patients et le Parlement pour déterminer le bon dosage.
Nous sommes de fervents partisans du dispositif Asalée, qui permet une coopération entre les médecins et infirmiers dans le cadre de l'éducation thérapeutique. Néanmoins, le rapport de l'inspection générale des affaires sociales (Igas), rendu public, pointe des dérives importantes dans la gestion, une gouvernance non maîtrisée, des conflits d'intérêts significatifs - donc des faits assez graves pour une association qui bénéficie de 100 millions d'euros de subventions publiques. J'ai donc écrit la semaine dernière à l'association pour lui demander d'appliquer les recommandations extrêmement détaillées du rapport, lui proposer qu'un tiers garantisse cette mise en oeuvre et fasse l'interface entre l'assurance maladie, les pouvoirs publics et l'association. J'attends une réponse précise. C'est la condition pour que nous puissions poursuivre le financement d'un dispositif qui est extrêmement pertinent pour les patients - mais encore faut-il qu'il soit bien géré.
Effectivement, madame Souyris, le dispositif Mon Soutien psy a connu une montée en charge très significative : le nombre de psychologues a triplé, passant de 2 000 il y a dix-huit mois à 6 000. Faut-il systématiser le conventionnement ? Les 20 000 cliniciens en tarif libre ne seraient pas tous enthousiastes. Si nous devions nous y engager, il faudrait y aller très progressivement et cela poserait des questions complexes en termes de formation et de reconnaissance en tant que profession de santé.
Concernant les arrêts de travail justifiés par des délais de rendez-vous trop longs, nous testons depuis plusieurs mois un dispositif que nous avons appelé « SOS IJ ». Lorsque le médecin est face à une telle situation, qu'il ne parvient pas à obtenir un rendez-vous pour un examen ou qu'il est bloqué dans ses relations avec la médecine du travail, il peut actionner ce service sur son portail AmeliPro. Cela déclenche un retour du service médical de l'assurance maladie, du service social ou des services administratifs de l'assurance maladie pour analyser le besoin et apporter des solutions. Les délais de rendez-vous font partie de cette offre de services. Ce ne sont pas les sujets les plus faciles, mais un certain nombre de territoires expérimentent des solutions.
Je reviens sur les cures thermales. Il n'est pas question d'un déremboursement. Ce n'est pas une proposition, mais un morceau de l'une des soixante propositions que nous formulons. Nous posons simplement la discussion, qui me semble être une discussion publique et politique importante : à quoi doit être destinée la prise en charge à 100 % ? Nous pensons qu'elle doit être réservée à des soins dont l'utilité médicale a été pleinement prouvée.
S'agissant des pharmaciens, nous sommes convaincus qu'ils seront mobilisés avec nous si nous déployons cette campagne de prévention de l'hypertension artérielle. Nous l'avons fait avec eux sur la vaccination - ou plutôt, ce sont eux qui l'ont fait avec notre appui. Ils le font sur les tests rapides d'orientation diagnostique (Trod) pour les angines et pour la cystite. Ils seront donc motivés pour le faire.
Concernant les infirmiers, nous avons ouvert hier la négociation avec les trois syndicats infirmiers, à la suite du vote de la loi, de sa publication et des lignes directrices définies par les ministres. La négociation est donc lancée et se déroule dans un climat constructif et ambitieux. Le sujet de la lutte contre le gaspillage, de la qualité des prescriptions et de la sobriété fait clairement partie des objets que nous allons approfondir. Nous n'avons d'ailleurs pas attendu cette négociation puisque, concernant les pansements, nous avons mis en oeuvre avec le ministère la mesure qui permet de limiter leur délivrance à sept jours et de prendre le relais avec un infirmier qui sait précisément de quel pansement le patient a besoin.
Mme Marguerite Cazeneuve. - La mesure pansement s'appliquera aux prestataires à domicile.
Concernant les rentes, nous avons pris en compte les protocoles déjà signés, notamment sur la biologie, et ceux en cours, pour lesquels des enveloppes ont été sanctuarisées, en particulier en matière d'imagerie. Nous sommes ensuite partis sur des hypothèses d'une rentabilité plafonnée à 10 % pour voir ce que cela pouvait donner sur certains secteurs. Notre approche a donc été plutôt macroéconomique, en nous demandant quel niveau de revenu pouvait être considéré comme acceptable ou normal.
S'agissant des arrêts de travail et du bonus-malus, il s'agit de ce que nous avons appelé un scénario. Le conseil de la Cnam n'a pas voté sur cette proposition supplémentaire de l'administration de l'assurance maladie, car elle a suscité de nombreux débats. Le constat que nous faisons est qu'aujourd'hui, nous contrôlons les assurés et les prescripteurs, nous les sensibilisons et, d'une certaine manière, nous les sanctionnons. Or il y a un troisième acteur : les entreprises. Nous avons démarré l'année dernière une expérimentation visant à sensibiliser les entreprises qui présentent des atypies en matière d'absentéisme. Prenez deux hypermarchés situés au même endroit : pourquoi l'un enregistre-t-il trois fois plus d'arrêts de travail que l'autre ? Il y a forcément une raison. Ainsi, nous nous sommes rendus physiquement dans 500 entreprises et nous nous sommes rendu compte qu'elles n'avaient même pas conscience du fait que leur taux d'absentéisme était élevé.
L'assurance maladie a développé, avec la branche AT-MP et la médecine du travail, des outils pour accompagner les entreprises dans l'adaptation des postes ou la lutte contre les risques psychosociaux.
Il faut aussi considérer que les arrêts courts sont les seuls sur lesquels les entreprises peuvent avoir un impact. Ils peuvent être liés au mal-être au travail, mais aussi à la grippe. Quand on observe qu'il y a eu trois millions de consultations pour la grippe, la vaccination en entreprise peut être intéressante...
Les pharmacies ont déjà accès au DMP. Nous menons des campagnes auprès des pharmaciens pour leur expliquer comment y accéder et le remplir, notamment par l'intermédiaire de nos délégués du numérique en santé qui se rendent dans les officines. S'agissant des recettes, le directeur général a expliqué que, sur le nouveau déficit qui va se constituer, nous faisons une proposition sur les recettes, notamment comportementales. Quant au stock de 15 milliards d'euros de déficit, la question de savoir s'il doit être comblé par une réduction de la dépense ou par les deux est politique. Nous nous sommes contentés de présenter des arguments pour chaque option.
Concernant la santé scolaire et la santé des enfants, nous y avons beaucoup travaillé dans les deux derniers rapports. C'est un sujet absolument majeur et nous serons très heureux de lire votre rapport et, éventuellement, d'être auditionnés. Nous menons des actions : nous avons généralisé le programme « M'T dents » et nous intervenons aussi dans les écoles. Nous visons un dépistage généralisé des troubles du langage, auditifs et visuels en milieu scolaire, en lien avec la PMI. La difficulté est que plus on monte dans les classes, plus il est compliqué pour les professionnels de venir appuyer la médecine scolaire. Il faut donc sans doute miser sur les petites classes. Sachant que la santé scolaire manque de moyens, notre proposition est de venir en appui, comme nous l'avons fait auprès des PMI.
Sur l'impact du Nutri-score sur les pathologies chroniques, nous nous sommes référés aux travaux de Mathilde Touvier et Serge Hercberg. Nous avons abordé le sujet de manière assez macroéconomique, en repartant de leurs chiffres pour faire nos évaluations.
Je précise que la vaccination obligatoire est une option sur laquelle le conseil de la Cnam ne s'est pas positionné. Nous avons un sujet de résistance partielle, mais nous nous sommes rendu compte, en travaillant avec l'Académie de médecine, que le véritable frein de la part du patient n'est pas si élevé : il y a plutôt un enjeu d'accès et de communication. La vaccination obligatoire reste un sujet éthique et politique.
Concernant les incitations, une expérimentation a été menée à l'Assistance public-Hôpitaux de Paris (AP-HP) et nous proposons de l'élargir pour en observer les impacts, notamment médico-économiques, comme le fait toujours l'assurance maladie. Notre conseil n'a pas voté sur ce point, qui faisait partie des propositions supplémentaires.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
- Présidence de M. Philippe Mouiller, président -
Proposition de loi, adoptée par l'Assemblée nationale, relative au droit à l'aide à mourir et proposition de loi, adoptée par l'Assemblée nationale, visant à garantir l'égal accès de tous à l'accompagnement et aux soins palliatifs - Audition des Dr Ségolène Perruchio, présidente, et Claire Fourcade, vice-présidente, de la Société française d'accompagnement et de soins palliatifs
M. Philippe Mouiller, président. - Nous poursuivons nos travaux sur la proposition de loi relative au droit à l'aide à mourir et la proposition de loi visant à garantir l'égal accès de tous à l'accompagnement et aux soins palliatifs.
Nous accueillons aujourd'hui les Dr Ségolène Perruchio, présidente, et Claire Fourcade, vice-présidente, de la Société française d'accompagnement et de soins palliatifs (SFAP).
Cette audition fait l'objet d'une captation vidéo, retransmise en direct sur le site du Sénat et ensuite disponible en vidéo à la demande.
Merci d'avoir répondu à l'invitation de notre commission. Votre témoignage nous sera précieux alors que les textes que nous a transmis l'Assemblée nationale soulèvent d'importantes questions d'un point de vue éthique et qui touchent à l'intimité de chacun.
Je vous laisse la parole pour un propos introductif dans lequel vous pourrez nous livrer votre regard sur les évolutions législatives que proposent ces deux textes. Vous pourriez notamment nous dire si ce nouveau cadre vous semble de nature à assurer un développement adéquat des soins palliatifs.
Les rapporteurs et les membres de la commission qui le souhaiteront pourront ensuite vous interroger.
Mme Ségolène Perruchio, présidente de la Société française d'accompagnement et de soins palliatifs. - Je suis médecin responsable d'un service de soins palliatifs en Île-de-France, et présidente de la SFAP depuis trois semaines.
Je vous remercie de nous donner la parole au sujet de ces deux textes, ils sont très importants pour nous puisqu'ils auront un impact sur notre quotidien, jusqu'à la fin de notre carrière, aussi bien que sur celui des patients.
La SFAP vient de tenir son 31ème congrès à Lille, il a réuni plus de 3 000 personnes. Nous y avons demandé aux participants ce qu'ils ressentaient face aux textes en préparation et le premier mot qui est sorti est celui d'inquiétude : le monde des soins palliatifs est inquiet de la proposition de loi sur l'aide à mourir - bien moins, évidemment, de celle sur les soins palliatifs.
Je salue le travail de votre commission sur le sujet des soins palliatifs, en particulier votre rapport de 2023. Le message principal que nous souhaitons vous faire passer, c'est que les soins palliatifs n'ont pas tant besoin d'une loi que de moyens et d'une volonté politique forte de déployer une politique de santé publique en la matière. La proposition de loi est faite cependant, elle contient de bonnes choses, et nous entendons bien nourrir votre débat.
Ce texte reprend en partie la définition des soins palliatifs de l'Organisation mondiale de la santé (OMS). C'est important car les soins palliatifs ne concernent pas que la France : c'est une médecine qui se développe à l'échelle mondiale, avec de la recherche internationale, et il est important que nous soyons en phase avec ce qui se passe au niveau international. Cependant, nous regrettons que la rédaction ait retiré la phrase précisant que les soins palliatifs « ne visent ni à hâter ni à repousser la mort », car elle fait partie de la définition. La formation est un autre point important qui a disparu lors du passage en première lecture à l'Assemblée nationale. Or, la formation des soignants - toutes professions et spécialités confondues - et celle des experts en soins palliatifs est un levier important. Nous appelons à la création d'infirmières en pratique avancée (IPA) mention « soins palliatifs », qui contribuerait au développement des soins palliatifs.
Le rôle du médecin traitant est aussi un point important : nous plaidons pour inscrire que les soins palliatifs font partie des missions de l'ensemble des professionnels de santé, y compris des médecins libéraux.
Enfin, la proposition de loi comporte des engagements financiers mais nous savons tous que c'est dans le projet de loi de financement de la sécurité sociale qu'il convient d'inscrire ces moyens. Ces engagements s'apparentent donc à une fausse promesse, nous y sommes d'autant plus attentifs que cette année même, nous prenons du retard sur les engagements de la stratégie décennale, certaines des mesures annoncées n'étant pas mises en oeuvre.
Je salue la séparation de l'examen des deux textes. Le développement des soins palliatifs n'ayant rien à voir avec la légalisation d'une forme de mort provoquée, il fallait sortir de la confusion - c'est nécessaire pour une discussion plus apaisée et constructive sur les soins palliatifs, et un vote en conscience sur la partie relative à la mort provoquée. La différence des votes à l'Assemblée nationale montre bien que les appréciations sur les deux textes varient. Nous savons aussi que les deux sujets n'ont pas du tout la même temporalité : le développement des soins palliatifs prendra des années, tandis que les dispositions sur la mort provoquée seront d'application immédiate. Du reste, le comité consultatif national d'éthique (CCNE) avait posé à l'autorisation de la mort provoquée, la condition d'un déploiement préalable des soins palliatifs.
Quelques mots, ensuite, sur la proposition de loi relative au droit à l'aide à mourir. On nous dit que ce texte répondrait à quelques situations exceptionnelles, humainement très difficiles, mais ce n'est pas le cas dans sa rédaction actuelle : ses critères sont extrêmement larges et flous, nous le disons comme soignants, la Haute Autorité de santé (HAS) l'a dit également - en réalité, cette loi pourrait concerner des centaines de milliers de patients, voire davantage. C'est aussi une loi qui ne nomme pas les choses. Pourquoi n'arrive-t-on pas à dire les choses ? Est-ce le mot qui est trop difficile, ou la réalité qu'il recouvre ?
Pour revenir sur les critères, on parle de la souffrance des patients, qui les amènerait à demander à mourir. La souffrance des patients est subjective, il faut qu'elle soit considérée comme telle, mais avec les critères flous et larges actuellement inscrits dans la proposition de loi, cette souffrance sera soumise à la subjectivité du médecin ; en réalité, chaque médecin aura à décider si les critères s'appliquent, ou pas. En effet, la notion de « pronostic vital engagé » n'a guère de sens si ce pronostic n'est pas « à court terme », et la notion de « maladie incurable » concerne des millions de personnes. Dans les faits, ce texte donnera aux médecins le pouvoir de décider de la vie ou de la mort des gens. Ce n'est donc pas une loi de liberté du patient, c'est une loi de pouvoir aux médecins. Il faut bien saisir cet enjeu : dans sa rédaction actuelle, ce texte instaure une procédure très peu sécurisée qui vise surtout à garantir un accès le plus simple et le plus rapide possible à l'aide à mourir - y compris lorsque le patient est isolé et coupé de sa famille, puisque la famille n'est pas même tenue informée.
Je terminerai par trois lignes rouges, si la légalisation d'une forme de mort provoquée était finalement votée. Premièrement, il faut sortir la mort provoquée de la démarche de soin. Notre métier, lorsqu'une personne nous dit qu'elle veut mourir, est de la soulager pour soutenir sa partie vivante et lui indiquer qu'il y a peut-être une meilleure solution. C'est ce que font les psychiatres face au désir de suicide - et nous faisons la même chose : essayer d'offrir aux patients les conditions pour qu'ils aient une autre solution. Deuxièmement, il faut que les acteurs de la mort provoquée, soignants ou non, soient volontaires. La clause de conscience ne suffit pas, il faut des personnes volontaires, qui soient formées spécifiquement pour accompagner ces demandes de mort et soutenues, parce que c'est une démarche compliquée : donner la mort à quelqu'un, ce n'est pas simple. Enfin, il faut supprimer le délit d'entrave, qui constitue une menace pour nous dans cette relation de soin. On nous dit que telle n'est pas l'intention de ce délit, mais dans la rédaction actuelle, rien n'empêche qu'on nous interdise, en pratique, de dire à un patient qu'il existe peut-être une meilleure solution que de demander à ce qu'on lui donne la mort.
Mme Claire Fourcade, vice-présidente de la Société française d'accompagnement et de soins palliatifs. - La proposition de loi sur le droit de l'aide à mourir représente un enjeu pour notre société tout entière, et pas seulement pour les patients concernés et leurs soignants. Quand un de nos concitoyens demande à mourir, que ce soit par le suicide, ou parce qu'il nous dit ne plus supporter sa souffrance, la société dit non, elle répond qu'elle tient à lui, qu'elle va l'aider à tenir, qu'elle va le réanimer et que s'il est malade, elle va essayer de soutenir son désir de vie : la souffrance appelle le soin, et non la mort - et notre société oppose un « non » collectif à la demande de mourir. Nous, les soignants, sommes en première ligne pour porter ce « non » et ce que je dis aux patients que nous accompagnons, c'est que ce n'est pas moi qui fais la loi mais le Parlement, je leur dis que ce sont les représentants de la Nation qui ont dit que la personne souffrante compte pour notre société.
Si ce message collectif change, l'impact sera extrêmement fort sur les personnes fragiles, les personnes éligibles à ce nouveau droit, les malades, leurs proches et aussi les soignants. Si nous n'avons plus la société derrière nous pour dire que ces personnes comptent, que leurs proches comptent et que nous, soignants, agissons au nom de la société, ce sera un changement majeur dans la façon dont nous soignons, pour le monde du soin dans son ensemble.
Le message que je souhaite vous porter est donc le suivant : avons-nous envie de changer ce message collectif et quel sera l'impact sur l'ensemble de notre société si nous le changeons ?
Mme Jocelyne Guidez, rapporteure. - Des voix s'inquiètent de ce que la proposition de loi sur l'accès aux soins palliatifs ne soit qu'une caution de celle sur l'aide à mourir et que ses ambitions soient bien en deçà des besoins. Certes, l'article 7 élève au rang législatif des moyens supplémentaires - plus d'un milliard d'euros - dans le cadre de la stratégie décennale 2024-2034, mais nous savons que les besoins sont plus massifs : la moitié des Français qui en auraient besoin n'accèdent pas aux soins palliatifs et le vieillissement de la population ne fera qu'accentuer les difficultés. Que pensez-vous de cette enveloppe budgétaire, inscrite dans la proposition de loi ?
L'une des principales mesures du texte est la création de maisons d'accompagnement. L'Académie nationale de médecine nous a dit soutenir cette idée, mais elle s'est montrée sceptique, redoutant que les moyens humains et financiers ne suivent pas et craignant une financiarisation de cette nouvelle offre. Qu'en pensez-vous ? Quelles sont, selon vous, les conditions en matière de moyens comme d'organisation pour en garantir l'accès au plus grand nombre ?
Ce texte aborde peu la question des soins palliatifs pédiatriques, alors que l'accompagnement des enfants malades ou en fin de vie requiert des compétences et un cadre particulier et que le suivi des familles qui les entourent est un véritable enjeu. Auriez-vous des suggestions pour améliorer l'offre de soins palliatifs pédiatriques et l'accompagnement des familles endeuillées ?
Mme Ségolène Perruchio. - Je commencerai par la partie budgétaire : un milliard d'euros sur dix ans est annoncé, nous verrons dans dix ans si ce milliard a bien été engagé - la SFAP sera vigilante, nous le sommes déjà sur les retards pris. On annonce la création d'unités de soins palliatifs, mais cela prend du temps, en particulier pour les recrutements. Un milliard d'euros, c'est bien, mais je doute que cela suffise face au vieillissement de la population, il faudra voir ce qu'il en est à chaque loi de financement de la sécurité sociale et nous verrons dans dix ans si l'effort annoncé a changé la donne.
Mme Claire Fourcade. - La loi de financement de la sécurité sociale de l'an dernier a prévu 100 millions d'euros pour les soins palliatifs, moins de 50 millions ont été dépensés. Il y a encore vingt départements dépourvus d'unités de soins palliatifs, les patients sont obligés de partir loin de chez eux, ou bien ils sont accompagnés dans des services moins bien formés ou équipés, la situation est difficile aussi pour leurs familles. Il faut accélérer le mouvement, nous ne voyons pas arriver sur le terrain ce changement annoncé, que ce soit en région parisienne, où travaille ma collègue ou à Narbonne, où j'exerce.
Il y a un vrai besoin de maisons d'accompagnement. Elles sont destinées à des patients qui pourraient être à la maison sur le plan médical, mais pour qui le domicile n'est pas adapté : ils sont seuls, le logement est inadapté, ou bien la famille est épuisée et a besoin d'un temps pour souffler. Nous avons interrogé notre réseau il y a dix-huit mois pour savoir combien de patients relèveraient de ce type de structure ; dans notre service de 12 lits, nous arrivions à 5 patients pour lesquels une telle structure aurait été adaptée : ils se trouvaient dans un service de soins palliatifs alors qu'une structure moins médicalisée aurait suffi. Ces structures sont beaucoup moins coûteuses qu'un service d'hospitalisation, elles permettraient aux services d'accueillir davantage de patients, c'est un élément important dans les parcours des patients. Nous avons cartographié l'ensemble des projets sur le territoire national : au moins trente équipes de soins palliatifs portent des projets de maisons d'accompagnement. L'ensemble des équipes connaissent des patients qu'aucune structure n'accepte, qui n'ont leur place nulle part et pour lesquels nous cherchons des solutions.
Un mot sur les soins palliatifs pédiatriques. Il serait peut-être intéressant pour vous d'auditionner la Société française de soins palliatifs pédiatriques (2SPP). C'est un sujet tellement douloureux et difficile à aborder qu'il passe souvent inaperçu, alors que les besoins sont réels. Normalement, la première unité de soins palliatifs pédiatriques en France, une toute petite structure de quatre lits, devrait ouvrir à la fin de l'année à Lyon.
Mme Ségolène Perruchio. - La question des soins palliatifs paraît concerner seulement les adultes, probablement parce que nous ne voulons pas imaginer qu'elle touche aussi des enfants, alors que c'est le cas et que nos équipes de soins palliatifs accompagnent parfois des enfants et des adolescents, quand bien même elles ne sont pas spécialisées en pédiatrie. Il est beaucoup plus facile pour tout le monde de penser que les enfants ne sont pas concernés... Aujourd'hui, toutes les équipes accompagnent si besoin des enfants, même si des territoires restent insuffisamment couverts et qu'il faut renforcer le développement des unités de soins palliatifs pédiatriques et les équipes ressources qui viennent compléter l'offre.
Mme Claire Fourcade. - C'est d'autant plus vrai que la population accueillie n'a pas le même profil. En soins palliatifs, les adultes sont souvent malades, alors que les enfants sont souvent polyhandicapés, la prise en charge est plus spécifique.
M. Alain Milon, rapporteur. - L'aide active à mourir n'oblige personne y recourir, mais oblige tout le monde à y penser.
Le manque d'offre de soins palliatifs me paraît inciter à proposer une aide active à mourir. Et si nous consacrions assez de moyens aux soins palliatifs sur tout le territoire, depuis le diagnostic de la maladie jusqu'à la fin de vie, de l'hôpital au domicile, il n'y aurait pas besoin d'autoriser l'aide à mourir... Le plus important dans ces deux projets de loi, ce sont les soins palliatifs ; l'autre n'est qu'un palliatif à leur insuffisance.
La souffrance est souvent prise comme excuse, et je pose cette question simple : n'avons-nous pas le devoir de supprimer la souffrance, plutôt que de supprimer le souffrant ? Beaucoup évoquent des proches ayant eu une mort difficile pour justifier l'instauration d'une aide à mourir. Or, comme l'a écrit Kant, l'émotion est le sentiment d'un plaisir ou d'un déplaisir actuel qui ne laisse pas le sujet parvenir à la réflexion ; nous devons donc réfléchir avant de réagir par émotion, même si nous avons tous des cas dans nos familles qui éveillent des émotions très fortes en nous.
Le rapport d'information de l'Assemblée nationale sur l'évaluation de la loi Claeys-Leonetti de 2016 indique un taux de recours de 0,9 % aux sédations profondes et continues jusqu'au décès. Ce rapport note qu'« une confusion semble persister autour du sens de la sédation profonde et continue jusqu'au décès et de l'intention qui la sous-tend ». À l'inverse, l'aide à mourir est un acte positif. À votre avis, si l'on instaure le droit à l'aide à mourir, ne prend-t-on pas le risque de faire disparaître la pratique de la sédation profonde et continue ?
Le texte donne un pouvoir lourd aux professionnels de santé, et singulièrement aux médecins qui auront à instruire la demande d'aide à mourir. Ils devront statuer seuls sur l'octroi de cette aide, après une procédure de réflexion collégiale ; c'est une responsabilité très grave que de nombreux médecins ne se sentent pas en mesure d'assumer, voire estiment contraire au serment d'Hippocrate. Une enquête de la SFAP de 2022 démontre que plus de 80 % des acteurs de soins palliatifs s'opposent à l'ouverture d'une aide active à mourir. L'opposition des soignants est peut-être moins marquée en dehors du champ des soins palliatifs, mais l'ouverture d'une aide à mourir reste loin d'être consensuelle. À construire ce texte contre les professionnels de santé, ne risque-t-on pas de devoir l'appliquer sans eux, si jamais il venait à être promulgué, ce que je redoute ?
Mme Christine Bonfanti-Dossat, rapporteur. - Au-delà des débats trop souvent enfermés dans une position binaire, où l'on est pour ou contre la mort provoquée, il existe une troisième voie, celle d'un accompagnement humain, lucide et individualisé.
Selon une étude conduite par l'établissement Jeanne Garnier auprès de plus de 2 000 patients, seuls 9 % des patients en soins palliatifs expriment le désir de mourir et moins de 2 % demandent l'euthanasie - ceci, avant la loi Claeys-Leonetti de 2016. Avez-vous le sentiment que l'ouverture de l'aide à mourir réponde véritablement à des demandes de certains patients en fin de vie ? Ou s'agit-il plutôt d'une projection que font les bien-portants sur les aspirations qu'ils auraient eux-mêmes s'ils étaient en fin de vie ? De fait, 80 % des bien-portants disent qu'ils préfèreraient l'euthanasie et plutôt que de raisonner à partir de la perspective des bien-portants, il me semble qu'il serait plus judicieux de raisonner à partir de celle des 98 % de patients qui, arrivés à une position extrême de leur vie - et ils sont les premiers concernés -, ne réclament pas l'euthanasie.
Ensuite, toute tentative d'assimilation du soin palliatif à l'aide active à mourir ne met-elle pas en péril la pérennité de la culture palliative ?
L'article 4 de la proposition de loi fait de l'aptitude à manifester sa volonté de façon libre et éclairée, une condition d'accès à l'aide à mourir. Cependant, la notion d'autonomie est parfois illusoire dans des situations marquées par la douleur, l'angoisse ou l'isolement. Cette proposition de loi prévoit certaines précautions, comme la nécessité de renouveler son intention après un délai de réflexion minimal, mais ce délai n'est que de deux jours, contrairement à ce qui se pratique dans tous les autres pays où la réflexion est beaucoup plus longue.
Cet encadrement peut-il garantir que la volonté exprimée dans ces circonstances soit toujours libre et éclairée - et qu'elle reflète véritablement une décision prise par le patient en toute autonomie et en toute objectivité ?
Mme Agnès Canayer, rapporteur pour avis de la commission des lois. - Dans votre pratique de l'application de la loi Claeys-Leonetti, beaucoup de malades demandent-ils le suicide assisté, considérant que la sédation profonde ne correspond pas à leur attente ? Constatez-vous des « trous dans la raquette » dans l'application de cette loi ? Certains publics sont-ils laissés sans accompagnement ou rencontrent-ils des difficultés qui justifieraient d'aller plus loin ?
Ma deuxième question est plus juridique. Vous vous opposez à la notion de délit d'entrave. De votre expérience auprès des malades en fin de vie et de leurs proches, quel regard portez-vous sur l'articulation de ce délit avec les procédures qui sanctionnent la provocation au suicide et la non-assistance à personne en danger ? Selon vous, cela ne va-t-il pas compliquer votre pratique ?
Mme Ségolène Perruchio. - La sédation profonde est une pratique qui avait cours bien avant la loi Claeys-Leonetti de 2016, elle a été inscrite dans la loi pour améliorer la prise en charge de la souffrance. Cette pratique existe et devra continuer, car elle correspond à un soin qui, de manière très exceptionnelle - 0,9 %, cela a été dit -, est nécessaire. Les sédations sont très peu utilisées dans les services de soins palliatifs pour la bonne raison que nous arrivons à soulager nos patients sans qu'ils aient besoin de demander à être totalement endormis. Il y a de nombreuses pratiques sédatives et de soulagement, mais nous avons besoin de la sédation profonde pour certains patients que nous ne parvenons pas à soulager autrement et parce qu'ils le réclament. J'espère qu'une ouverture d'un droit à l'aide à mourir ne la remplacera pas, car il s'agit de deux choses complètement différentes. D'un côté, il s'agit de donner la mort ; de l'autre, d'endormir une personne qui est en train de mourir, qui souffre et que nous n'arrivons pas à soulager autrement. Il est donc très important de faire la différence, car l'intention sous-jacente n'est pas du tout la même, et la réalité non plus. D'un côté, nous avons un soin dont nous avons besoin, même s'il n'est pas très fréquent ; de l'autre, nous avons une pratique qui relève d'un autre champ et qui, selon moi, ne fait pas partie des soins.
Mme Claire Fourcade. - Tenir la promesse du non-abandon est la seule que nous, soignants en soins palliatifs, puissions faire aux patients. Nous ne pouvons pas leur promettre de guérir. En revanche, nous pouvons promettre que, quoi qu'il arrive, nous serons là jusqu'au bout, que nous ferons tout pour soulager et que nous prendrons tous les risques, même si cela doit raccourcir la vie. Les pratiques sédatives, qui consistent à faire varier le niveau de conscience des patients - une sédation profonde étant une anesthésie générale -, sont parfois, rarement, le seul moyen dont nous disposons pour tenir cette promesse de soulager quoi qu'il en coûte. Ce sont donc des pratiques indispensables. Je ne pourrais pas travailler en soins palliatifs si nous n'avions pas la capacité de promettre que nous pourrons soulager et que nous ferons tout pour y parvenir.
Mme Ségolène Perruchio. - Y a-t-il un péril pour les soins palliatifs si on les assimile à l'aide active à mourir ? Les soignants, les acteurs de soins palliatifs, très majoritairement, affirment qu'il y a une incompatibilité totale entre les deux. Les soins palliatifs et l'aide à mourir sont deux choses différentes, deux façons bien distinctes de regarder le patient. Pour l'illustrer, je commenterai les propos du Président Macron, qui justifie l'aide à mourir pour les situations où « la mort est déjà là » ; or, les soins palliatifs considèrent que le patient est vivant jusqu'au bout - il s'agit à la fois d'accepter que la mort va arriver, tout en considérant le patient comme vivant jusqu'au bout, quel que soit son état. Et c'est parce qu'il est vivant jusqu'au bout qu'il mérite que nous le soulagions, que nous le respections ; il fait partie de la société et dès lors nous continuons à prendre soin de lui. On ne peut pas considérer quelqu'un comme déjà à moitié mort, du fait que « la mort est déjà là », et en même temps comme parfaitement vivant. C'est l'un, ou c'est l'autre - et les soins palliatifs considèrent le patient comme vivant jusqu'au bout. À l'inverse, des gens considèrent que, dans certains cas, l'on est déjà à moitié mort et légitiment à ce titre une aide active à mourir.
Il y a donc une incompatibilité essentielle entre ces deux approches. Je redoute que la pratique de la mort provoquée ne mette en péril les soins palliatifs, c'est une inquiétude largement partagée au sein des équipes de soins palliatifs. Ce n'est pas facile d'entrer dans les chambres de soins palliatifs, de voir des corps abîmés, des gens qui souffrent, de soutenir le regard de gens qui vous disent qu'ils ne veulent pas mourir, ou qui, au contraire, vous disent qu'ils veulent mourir et à qui nous répondons que nous sommes à leurs côtés, qu'ils sont en vie - c'est difficile à faire et nous avons besoin de soutien.
Mme Claire Fourcade. - Les soignants en soins palliatifs sont, dans leur immense majorité, opposés à ce texte sur l'aide à mourir. Dans notre pays, les soins palliatifs sont nés d'un refus des pratiques euthanasiques, qui étaient courantes dans les années 1980 ; l'euthanasie était alors une façon banale de mourir en France et ce sont des soignants qui s'y sont opposés en disant qu'une autre voie était possible - c'est ce qui explique une partie de leur positionnement actuel dans le débat public. Dans les faits, tous les soignants confrontés à la question de la fin de vie se retrouvent de façon très majoritaire dans cette opposition, que ce soit les gériatres, les oncologues, les pneumologues ou les néphrologues. Il faut bien comprendre que si notre quotidien était de refuser à des patients qui nous la demandaient, une aide à mourir, nous serions les premiers à vous réclamer cette loi. C'est tout l'inverse, nous vous demandons de faire attention, parce que ce changement de la loi aura un impact majeur. L'idéologie ne résiste pas au réel. Notre position s'explique non par des idées, mais par notre pratique quotidienne. Mme Bonfanti-Dossat l'a très bien dit : les 2 % qu'elle évoque correspondent aux patients qui entrent en service de soins palliatifs avec une demande d'euthanasie ; c'est déjà assez peu, mais il faut bien avoir à l'esprit que seulement 0,2 % persistent dans cette demande.
En vingt-cinq ans de travail en soins palliatifs dans un service qui a accompagné 15 000 patients, je n'ai vu que trois demandes persistantes d'euthanasie. Certes, je travaille en milieu rural, la situation est un peu différente en milieu urbain, mais ces chiffres restent significatifs. Quand les patients sont accompagnés et soulagés, la demande d'une aide à mourir disparaît quasiment.
La loi est un message collectif avant d'être une réponse à des situations singulières. Ce message collectif est extrêmement important et nous, soignants, nous venons vous dire que nous avons besoin de ce message collectif pour pouvoir continuer à accompagner les patients en fin de vie.
M. Daniel Chasseing. - Merci, Mesdames, pour vos témoignages, je vous comprends parfaitement quand vous soulignez la différence de perspective entre les soins palliatifs et l'aide à mourir, ce sont deux façons différentes de voir le patient. Une question : pourrait-on accéder à l'aide à mourir si, bien qu'atteint d'une maladie incurable, on est toujours en traitement ? Vous dites, ensuite, que cette loi renforce le pouvoir des médecins : pourriez-vous développer ce point ? Enfin, si face à une demande d'aide à mourir, un médecin propose des soins palliatifs et un accompagnement de la famille, est-ce qu'il commet un délit d'entrave ?
Mme Silvana Silvani. - Voilà un sujet grave qui nous oblige et sur lequel les positions tranchées devraient être évitées. Je constate que, pour légiférer, nous mobilisons beaucoup de convictions personnelles et d'affects, ce qui va probablement brouiller les échanges ; nous devrions cependant être capables d'y arriver sereinement.
Je ne sais pas s'il fallait séparer les deux sujets - l'aide à mourir et les soins palliatifs -, mais dans nos échanges, nous ne les séparons pas, ce qui ne manquera pas de compliquer les choses.
Je vous suis complètement quand vous nous dites qu'en matière de soins palliatifs, ce n'est pas d'une loi dont vous avez besoin, mais de moyens. Effectivement, nous savons que l'accès aux soins palliatifs n'est pas équitable sur l'ensemble du territoire. Je me souviens des réticences lorsque nous les avons mis en place, elles ont disparu, les soins palliatifs font partie du parcours de soins et l'on admet qu'à un moment donné, on arrête les soins curatifs pour accompagner le plus en douceur possible les patients et leurs familles.
Vous disiez que nous savons sédater, c'est vrai. Il y a cependant des exceptions. Nous ne parlons pas de milliers de personnes, mais d'un très petit nombre que nous ne savons pas soulager. C'est de cela dont il est question dans ce texte. On m'a expliqué que certains produits utilisés dans le cadre de sédations profondes pouvaient ralentir progressivement les battements du coeur jusqu'à l'arrêter. Certes nous sommes toujours dans un processus de sédation, mais attention, on n'est alors pas loin de donner la mort... Vous parlez de la responsabilité des médecins, elle est constante : lorsqu'un médecin élabore un diagnostic, il prend un risque, il peut se tromper dans son diagnostic et dans ses prescriptions. La notion de responsabilité est quotidienne pour les médecins.
La Belgique a légiféré et pratique l'aide à mourir depuis près de quarante ans, elle a déjà modifié sa loi. Quelle analyse faites-vous des pratiques dans les pays qui autorisent l'aide à mourir, et de l'éventuel décalage avec nos pratiques ?
M. Khalifé Khalifé. - J'étais président de la commission médicale d'établissement d'un CHU il y a un peu plus de vingt-cinq ans et, lorsqu'on m'a annoncé le projet de création d'un service de soins palliatifs, j'ai éprouvé une sorte de gêne, en tant que cardiologue, d'avoir dans mon établissement non plus seulement des services de soins, mais une unité où l'on dirigerait les patients pour mourir, un « mouroir » en quelque sorte ; le projet a été mené à terme et il m'a tout à fait convaincu - et je déplore aujourd'hui qu'il manque de tels services dans notre pays.
La séparation des deux textes est consensuelle, mais guère pédagogique, car dans le fond, on ne sait plus où l'on va.
L'aide à mourir avec le filtre des « soins palliatifs », je veux bien - M. Pierre Deschamps, avocat québécois spécialisé sur ces questions et que nous avons auditionné récemment, l'a d'ailleurs mis en avant. Mais en l'absence de soins palliatifs sur tout le territoire, quel sera donc le filtre ?
Quelle est, ensuite, la proportion de gens qui souhaiteraient mourir à domicile, en dehors d'un service de soins palliatifs ? Quelle est votre expérience des équipes mobiles ? Sont-elles une solution potentielle à ce problème ?
Vous dites que très peu de personnes qui demandaient à mourir maintiennent leur demande lorsqu'elles bénéficient de soins palliatifs : quelle est cette proportion ? Et comment procéder, je le répète, s'il n'y a pas ce filtre sérieux des soins palliatifs ?
Mme Annie Le Houérou. - Vous dites que la création des unités de soins palliatifs prend du temps, que vous manquez de personnel et de moyens humains. Nous avons un plan sur dix ans, mais comment, dans l'attente, nous mobiliser pour que l'ensemble des soignants, ou en tout cas ceux qui sont en contact avec des personnes en fin de vie, puissent être formés ? Comment mieux former les équipes de santé pour mieux prendre en compte de la situation des personnes en fin de vie ?
Mme Marie-Do Aeschlimann. - Je ne suis ni médecin ni professionnelle de santé, mais juriste. Mon expérience personnelle de cette question très sensible est très limitée. Vous avez eu la gentillesse de m'accueillir dans l'unité de soins palliatifs où vous exercez, puis de participer à une conférence que j'avais organisée au Sénat il y a plus d'un an, qui réunissait des professionnels pour des regards croisés sur ce sujet. J'ai donc beaucoup appris.
Ce texte introduit un changement radical de paradigme sur les plans déontologique - le professionnel de santé serait désormais autorisé à donner la mort -, juridique et anthropologique - notre droit repose sur des principes structurants comme l'obligation alimentaire, la solidarité familiale ou le devoir de secours. Sur le plan philosophique, notre collègue Alain Milon a évoqué la morale kantienne et l'idée de devoir universel.
Le fait d'introduire cette possibilité d'aide active à mourir ne nous fait-il pas basculer d'une société où l'on prendrait soin des autres vers une société où l'on aiderait à se débarrasser des autres ?
Mme Patricia Demas. - Quand on est loin de ceux qui souffrent et qui sont en train de mourir, les décisions paraissent faciles à prendre, mais plus l'on se rapproche de la souffrance et de la fin de vie, plus les questions se posent avec finesse et délicatesse sur le sujet qu'est la vie.
Personnellement, je considère comme une bonne chose la séparation des soins palliatifs et de l'aide à mourir. Les soins palliatifs relèvent de l'accompagnement de la vie, dans le respect et l'humilité. L'aide à mourir, quant à elle, pose une question fondamentale et philosophique : doit-on en faire un droit ou s'agit-il d'une liberté individuelle ?
Une question sur les soins palliatifs : comment développer des services, alors que nous manquons déjà de médecins et de professionnels de santé, et qu'on parle de désertification médicale ?
Mme Marion Canalès. - Augmenter l'offre de soins palliatifs, cela suppose d'avoir des professionnels formés. Or, sur les 107 places de la formation spécifique transversale (FST) ouvertes en 2022, seules 60 ont été pourvues. Comment encourager les étudiants à se diriger vers cette spécialité ? Ce texte pourra-t-il y contribuer ?
Ensuite, tous les projets régionaux de santé ne traitent pas de l'offre de soins palliatifs ; seules cinq ou six régions sur treize ont inscrit cet objectif d'amélioration dans leur schéma régional de santé. Ne devrait-il pas être obligatoire de traiter des soins palliatifs, y compris dans la stratégie nationale de santé ? Nous parlons beaucoup de prévention, mais ne faudrait-il pas imposer aussi d'inscrire des objectifs en termes de soins palliatifs dans les projets régionaux de santé ?
Enfin, sur le financement, les soins palliatifs se prêtent-ils réellement à la tarification à l'activité (T2A) ? La T2A valorise des actes diagnostiques et thérapeutiques, pensez-vous qu'elle permette d'évaluer correctement le coût des soins palliatifs, dont l'objectif principal est de traiter des symptômes par une prise en charge globale et non de multiplier des actes ?
Mme Ségolène Perruchio. - On peut imaginer que la T2A finance aussi l'accompagnement ; il suffit de le décider. Le danger, ce serait qu'on en arrive à faire sortir des patients parce qu'ils ont dépassé la durée moyenne de séjour, ce serait une catastrophe sur le plan humain. En fait, la T2A ne peut pas être le seul mode de financement, mais un peu de T2A n'est pas non plus impossible, il y a un équilibre à trouver, en particulier avec du financement via des missions d'intérêt général et des fonds d'intervention régionaux. Le sujet nécessite une réflexion approfondie, la solution n'est pas simple.
Trois patients sur quatre déclarent souhaiter décéder à domicile. Cela n'empêche pas nombre d'entre eux d'être soulagés de trouver l'hôpital ou une structure pour être entourés au dernier moment. Il faut donc à la fois accompagner les patients à domicile tant qu'ils le souhaitent et soutenir les équipes mobiles à domicile, qui constituent un outil extraordinaire à déployer.
La question des unités de soins palliatifs est importante. Il faut cependant résister à l'idée selon laquelle un département serait totalement dépourvu de soins palliatifs s'il n'a pas d'unité dédiée, les soins palliatifs étant prodigués dans bien des services hospitaliers. Il y a aussi des équipes mobiles, leur rôle est très important. Nous devons également travailler sur la fluidité des allers-retours ; des patients veulent parfois mourir à domicile et, pour diverses raisons, ils sont soulagés de pouvoir être rapidement hospitalisés dans une unité de soins palliatifs ou sur des lits identifiés. Les équipes mobiles sont les chevilles ouvrières de cet accompagnement à domicile, y compris pour l'adressage à l'hôpital et pour le retour à la maison. L'idéal est d'être capable d'accompagner les patients au bon endroit et au bon moment.
Mme Claire Fourcade. - Est-ce qu'il y a des « trous dans la raquette » dans l'application de la loi Claeys-Leonetti ? Peut-être aviez-vous en tête la situation des patients atteints de la maladie de Charcot, devenue emblématique du débat sur la fin de vie. Il se trouve que je travaille dans la région du monde où l'incidence de la maladie de Charcot est la plus élevée, avec une zone du Japon, et nous accompagnons ces patients depuis vingt-cinq ans. La loi Claeys-Leonetti répond parfaitement à leurs besoins, quand elle est connue et appliquée. La maladie impose aux patients des choix tout au long de son évolution : veulent-ils une alimentation artificielle ? Une ventilation artificielle ? La loi actuelle leur donne le droit de refuser ou d'arrêter un traitement et en contrepartie, nous, soignants, avons l'obligation de tout mettre en oeuvre pour qu'ils n'en souffrent pas. Quand un patient atteint de la maladie de Charcot demande un arrêt des appareils de ventilation, nous le mettons en anesthésie générale, nous arrêtons la ventilation, et il décède dans les heures qui suivent. La loi nous permet cet accompagnement à mourir dans de bonnes conditions ; ce qu'elle ne permet pas, c'est d'aider à mourir des personnes qui veulent mourir sans être en fin de vie.
Un mot sur la formation. Actuellement, sur dix ans d'études, un médecin reçoit en moyenne entre sept et dix heures de formation sur la douleur et les soins palliatifs. Par conséquent, et sans surprise, 85 % des jeunes médecins se sentent incapables d'accompagner des personnes en fin de vie dans de bonnes conditions, comme l'a montré une étude récente. La formation spécifique transversale (FST) est un levier très utile ; nous avons accueilli le semestre dernier deux internes dans le cadre de cette formation, ils avaient choisi d'effectuer une année supplémentaire pour se former aux soins palliatifs, en plus de leur cursus normal. Ces deux internes sont venus dans notre service parce que, en tant qu'externes, ils avaient déjà effectué un stage dans des services de soins palliatifs. Cela leur en avait donné le goût, et ils travailleront au moins à temps partiel en soins palliatifs. Il y a là un véritable enjeu. Or, l'article sur la formation a été retiré de la proposition de loi sur les soins palliatifs, c'est tout à fait regrettable, il faut développer le contact des jeunes médecins avec la philosophie des soins palliatifs, qui est tout à fait particulière - les étudiants infirmiers y sont bien mieux formés que les étudiants en médecine. Cet élément me paraît essentiel si nous voulons que les choses évoluent.
Le délit d'entrave me parait aussi un point important. Le travail des soignants - tous métiers confondus, et pas seulement en soins palliatifs - consiste à empêcher les gens de vouloir mourir, à soutenir le désir de vie des patients et à leur assurer les meilleures conditions de vie possibles. Si cela devient un délit, on voit bien comment le travail des soignants en sera entravé. S'ils craignent en permanence de commettre un délit en indiquant au patient qu'une autre voie que la mort est possible, l'exercice même de leur métier de soutien à la vie est mis en cause - c'est vrai pour les psychiatres, les gériatres, et l'ensemble des soignants, au-delà de la seule question des soins palliatifs. La fonction d'un soignant est d'aider les gens à vivre dans les meilleures conditions possibles. Comment faire si cette aide risque de devenir une entrave et de constituer un délit ?
La question du discernement du patient est extrêmement complexe, et il nous semble que la proposition de loi met très peu de garde-fous en la matière. En réalité, elle donne aux médecins le pouvoir de décider qui répond aux critères, qui est capable de discernement, c'est à eux que reviendra le pouvoir de décider de l'éligibilité, puis de prescrire, et enfin le devoir d'être présent, voire de faire l'injection fatale. Cette loi confère donc aux médecins un pouvoir qui va à rebours de tout ce que la médecine s'efforce de faire depuis vingt ans pour rééquilibrer la relation de soins avec le patient - et aussi de ce que nous pratiquons en soins palliatifs.
M. Alain Milon, rapporteur. - Il se dit beaucoup de bêtises sur la loi Claeys-Leonetti, notamment que l'on laisserait mourir les patients en les déshydratant. Nous avons beau répéter que ce n'est pas le cas, nous ne sommes pas entendus - il faut faire passer le message.
Mme Claire Fourcade. - La sédation profonde est une anesthésie générale. Quand on est en anesthésie générale, on n'a pas faim ni soif. Quand on dort, on n'a ni faim ni soif. On peut avoir faim et soif au réveil, mais pas pendant le sommeil. Il faut le rappeler, et s'opposer à ces idées fausses qui circulent.
Mme Ségolène Perruchio. - La sédation profonde et continue s'adresse aux personnes qui sont en train de mourir de leur maladie. C'est bien de cela qu'elles meurent et non de la déshydratation. Elles sont simplement endormies pour les heures ou les jours qui leur restent. Les fausses informations qui circulent relèvent de la désinformation délibérée.
M. Alain Milon, rapporteur. - Comme le disait le rapporteur de la loi Claeys-Leonetti, ce texte est fait pour les gens qui vont mourir, non pour ceux qui veulent mourir.
M. Philippe Mouiller, président. - Merci pour votre participation à nos travaux.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site internet du Sénat.
La réunion est close à 17 h 40.
Mercredi 9 juillet 2025
- Présidence de Mme Pascale Gruny, vice-présidente -
La réunion est ouverte à 9 heures.
Proposition de loi, adoptée par l'Assemblée nationale, relative au droit à l'aide à mourir et proposition de loi, adoptée par l'Assemblée nationale, visant à garantir l'égal accès de tous à l'accompagnement et aux soins palliatifs - Audition sur les enjeux éthiques et philosophiques de MM. Bernard-Marie Dupont, médecin, juriste, professeur d'éthique médicale, Jacques Ricot, philosophe, agrégé et docteur en philosophie, chercheur associé au département de philosophie de l'université de Nantes, formateur des personnels des soins palliatifs, et Francis Wolff, philosophe, professeur émérite de philosophie à l'école normale supérieure
Mme Pascale Gruny, présidente. - Nous débutons nos travaux par une table ronde sur les enjeux éthiques et philosophiques de la proposition de loi relative au droit à l'aide à mourir et de la proposition de loi visant à garantir l'égal accès de tous à l'accompagnement et aux soins palliatifs.
Cette audition fait l'objet d'une captation vidéo. Elle est retransmise en direct sur le site du Sénat et sera ensuite disponible en vidéo à la demande.
Je remercie de leur présence MM. Bernard-Marie Dupont, médecin, juriste, professeur d'éthique médicale ; Jacques Ricot, philosophe, agrégé et docteur en philosophie, chercheur associé au département de philosophie de l'université de Nantes, formateur des personnels des soins palliatifs ; et Francis Wolff, philosophe, professeur émérite de philosophie à l'école normale supérieure.
Je vous laisse la parole pour un propos introductif dans lequel vous pourrez nous livrer votre regard sur les évolutions législatives que proposent ces deux textes, en particulier l'ouverture et l'encadrement d'un droit à l'aide à mourir.
Les rapporteurs et les membres de la commission qui le souhaiteront, pourront ensuite vous interroger.
M. Jacques Ricot, philosophe, agrégé et docteur en philosophie, chercheur associé au département de philosophie de l'université de Nantes, formateur des personnels des soins palliatifs. - Depuis trente-trois ans, je suis de très près ce qui se passe quand des personnes en grande difficulté et en grande souffrance demandent à mourir, ayant fréquenté des services de soins palliatifs dès 1992 et adhéré à une association de bénévoles d'accompagnement. Le point de vue que j'adopte est donc celui de quelqu'un qui observe à la fois l'évolution de la société et ce qui se passe, sur le terrain, quand les personnes arrivent au bout du chemin de la vie.
Je ne ferai pas mystère des convictions qui sont devenues les miennes. Je vous sais très informés ; vous m'aviez fait l'honneur de m'inviter il y a deux ans pour une table ronde similaire, et votre rapport m'a paru de très loin l'un des meilleurs que j'aie jamais lus sur ces questions.
J'irai directement au texte qui vous arrive de l'Assemblée nationale, à ma manière de philosophe, habitué à regarder attentivement ce qui est écrit et non ce qui est dit de ce qui est écrit.
Vous m'excuserez de commencer par une trivialité. « Mal nommer un objet, c'est ajouter au malheur de ce monde », a écrit Camus. Ce qui m'importe, c'est la suite de cette citation : « Et justement, la grande misère humaine qui a longtemps poursuivi Parrain et qui lui a inspiré des accents si émouvants, c'est le mensonge. Sans savoir ou sans dire encore comment cela est possible, il sait que la grande tâche de l'homme est de ne pas servir le mensonge. »
S'il y a une vocation du philosophe, c'est celle-là : ne pas servir le mensonge. J'ose ajouter que c'est aussi la vocation du législateur. Or, la proposition de loi ne dit pas ce qu'elle fait ; je dis qu'elle le dissimule. Cela me semble grave, parce que la loi a une fonction expressive et symbolique, vous le savez mieux que personne.
Je laisse de côté des maladresses de rédaction. Vous avez remarqué que l'article 4, parmi les conditions d'accès à l'aide à mourir, pose celle de présenter une souffrance physique ou psychologique constante ; or, il dispose également qu'« une souffrance psychologique seule ne peut en aucun cas permettre de bénéficier de l'aide à mourir ». Je mets cette contradiction sur le compte d'une sorte d'improvisation dans la présentation du texte.
Je veux surtout parler de la manière dont vos collègues députés ont défini l'aide à mourir : ils ont utilisé ce vocable pour désigner l'assistance au suicide et l'euthanasie ; c'est étrange et ambigu - et donc, dangereux. J'admets parfaitement des distinctions entre différentes formes de suicide : on ne parle pas de la même chose quand un kamikaze japonais écrase son avion sur un navire de guerre, quand un individu commet un attentat-suicide, quand le résistant Brossolette se jette par la fenêtre pour ne pas dénoncer ses camarades sous la torture, ou quand quelqu'un, de façon mystérieuse, se donne la mort alors que rien ne le laissait pressentir - ni, encore, quand une personne qui s'estime en proie à des souffrances insupportables, souhaite mettre fin à sa vie. Je sais qu'il existe toutes ces distinctions, mais celles-ci ne constituent pas une raison suffisante pour supprimer le mot « suicide », qui désigne une chose de la façon la plus claire. J'ai entendu dire que la maladie emportait le malade quand il se suicidait ; non, la maladie cause cette volonté de mettre fin à ses jours, mais ce n'est pas elle qui l'emporte. Ce sont des ambiguïtés de ce genre qui empêchent le débat d'être serein. J'ai même entendu, y compris dans cette enceinte, des plaidoyers pour l'euphémisation, au prétexte qu'il ne faut pas choquer ni dire les choses de façon trop brutale. Mais rien n'est plus cruel, à mon sens, que cette forme de douceur qui consiste à masquer les choses dont on parle.
Ce plaidoyer pour l'euphémisation, le Président de la République - je suis au regret de le dire - l'a enclenché dans son entretien aux journaux Libération et La Croix en mars 2023. Il a été suivi par Mme Catherine Vautrin, qui a dit ceci, le 12 mars 2024 sur France Inter : « Quand on parle d'euthanasie, on parle de donner la mort avec ou sans consentement. Cela n'est pas du tout le sujet ici. » Mais si, c'est le sujet ici ! Elle a ajouté : « Quand on parle de suicide assisté, c'est donner à quelqu'un la possibilité de déterminer la fin de sa vie, cela n'est pas le cas ici. » Mais si, encore, c'est le cas ici, et complètement ! Ne pas dire les choses, ne pas les nommer, c'est ajouter au malheur du monde et, plus encore, servir le mensonge.
J'ai entendu dire que l'aide à mourir était en continuité avec les lois précédentes. Ayant enseigné la bioéthique pendant de nombreuses années à l'université et suivi de façon très rigoureuse l'évolution législative de notre pays, je peux vous garantir que ce n'est pas le cas. J'ai eu l'honneur d'être associé à la préparation de la première loi, dite Leonetti, du 22 avril 2005. L'aide à mourir dont il s'agissait à cette époque n'avait strictement rien à voir avec le fait de faire mourir délibérément. Il y a une discontinuité incontestable entre ce qui nous est proposé aujourd'hui et les lois précédentes - elles mettaient en avant le soulagement de la douleur, l'interdiction de l'obstination déraisonnable et la limitation des traitements, il s'agit désormais d'aider au suicide.
J'aime beaucoup la formule qui distingue ceux qui vont mourir, parfaitement armés par nos lois actuelles, et ceux qui veulent mourir. Si l'on ne tient pas fermement cette distinction, le débat est embrouillé au point que nous ne pourrons jamais en sortir. J'ai entendu qu'il fallait brouiller cette distinction, puisque tout le monde va mourir. Non ! Quand on dit « ceux qui vont mourir », cela signifie « ceux qui vont mourir à très court terme », et les définitions sont sans ambiguïté. Le milieu médical sait que les choses sont parfaitement claires sur ce point.
J'entends aussi dire que, pour éviter les mots qui fâchent, il faudrait parler d'un « chemin ». Excusez-moi, je ne sais pas ce que cela veut dire...
J'en viens à ce qui est, à mes yeux, le tour de passe-passe le plus inquiétant : la troisième condition posée à l'article 4. Elle reprend une formule très floue de la Haute Autorité de santé (HAS) : « La personne doit être atteinte d'une affection grave et incurable, quelle qu'en soit la cause, qui engage le pronostic vital, en phase avancée, caractérisée par l'entrée dans un processus irréversible marqué par l'aggravation de l'état de santé de la personne malade qui affecte sa qualité de vie, ou en phase terminale. » Il faut relire cette phrase, bien la regarder. Elle est venue en cours d'examen, pour pallier l'insuffisance de définition, constatée par tout le monde, du fameux « moyen terme », et à plus forte raison du « long terme », expressions qui étaient initialement dans le texte et qui ont été récusées. La HAS, dans sa sagesse, a dit ne pas savoir définir le moyen terme, seulement le court terme ; ses membres ont alors trouvé cette formule un peu alambiquée, qui est reprise par la proposition de loi. Qu'est-ce qu'« être atteint d'une affection grave et incurable, quelle qu'en soit la cause, qui engage le pronostic vital, en phase avancée » ? J'ai déjà cité, ici même, le cas d'un de mes amis décédé à 85 ans, qui était atteint dès sa naissance d'une maladie mortelle incurable et qui n'a jamais été guéri. En réalité, la « phase avancée » rend éligible un nombre extraordinairement élevé de pathologies. Aussi vos collègues députés n'ont-ils n'a pas été très prudents dans cette rédaction, alors que la HAS invitait à la prudence. Il faut être très vigilant : maladie de Charcot, affection chronique, cancer, diabète, maladie du rein, voilà beaucoup de situations éligibles à l'aide à mourir.
La maladie de Charcot me tient beaucoup à coeur, étant très marqué par le fait que la meilleure amie de ma fille, atteinte de cette maladie, est décédée récemment. Je peux en témoigner : interrogez les médecins, ils vous diront que, lorsqu'on accompagne correctement un malade de Charcot, dans l'immense majorité des cas, sa mort survient de façon apaisée et naturelle. Bien sûr, les médias s'emparent de cas exceptionnels et vous connaissez tous le cas tragique de Charles Biétry, ce journaliste sportif qui dit tout haut qu'il ne souhaite pas que sa vie se poursuive indéfiniment - et comme on le comprend ! La question n'est pas simplement d'écouter ce qu'il nous dit, mais de savoir quelle réponse nous lui apportons. Or, le président Macron répond... qu'on va faire une nouvelle loi, donc une mesure qui s'adresse à tout le monde. Ce que je crois, c'est que nous devrions plutôt dire à M. Biétry que nous avons une autre réponse : celle de le soutenir, de l'accompagner, plutôt que de provoquer une sorte d'anxiété contagieuse dans les rangs des personnes atteintes de maladies dégénératives cruelles.
N'est-ce pas, dans le fond, la fraternité qui est en jeu et qu'on fait souffrir avec l'aide à mourir ? Pour moi, la fraternité a toujours été de soutenir quelqu'un dans sa détresse, plutôt que de lui dire : « Tu as raison : vu ton état, il est normal que tu souhaites disparaître - et la société va t'en donner les moyens. » Quelque chose en moi résiste très profondément à y consentir, la fraternité est une valeur qui nous vient du fond des âges, validée par la République, je n'aime pas qu'elle soit dévoyée. J'ai apprécié, dans un livre récent auquel ont contribué soixante-dix personnes d'horizons très différents - il n'y a aucune perspective religieuse dans ce travail commun -, le témoignage de Jean-Marc Sauvé, ancien vice-président du Conseil d'État. Il termine par une formule que je soumets à votre sagacité, car elle équilibre la demande croissante de liberté et de droits subjectifs avec la solidarité, c'est-à-dire la fraternité : « Mieux vaut le risque de refuser de donner la mort à une personne la souhaitant vraiment, que de l'infliger à quelqu'un qui la demanderait sous la pression insidieuse de son environnement. Or, la seconde situation est bien plus probable que la première. » Jean-Marc Sauvé sait de quoi il parle. La pression existe déjà. On nous vante la gloire de ceux qui s'en vont héroïquement mourir en Belgique, ils représentent 0,06 % des décès. Pourquoi cette héroïsation ?
Je voudrais réfléchir de façon plus positive à ce que pourrait être l'évolution de nos sociétés. Je songe aux cas de l'Oregon ou à celui du Canada ; je connais bien la situation canadienne, où je me suis rendu et où j'ai codirigé une thèse sur le sujet du suicide assisté. Je connais aussi la situation belge, ayant rédigé la postface d'un livre de soignants belges qui s'interrogent sur l'euthanasie. Je connais la situation suisse, ayant rédigé une postface à un ouvrage récent sur la question. Je ne me suis jamais rendu en Oregon, mais je me suis documenté.
Ce que l'on constate dans les États européens qui ont autorisé l'aide à mourir, c'est que le nombre d'euthanasies progresse très fortement, bien au-delà d'ailleurs des chiffres officiels - la Cour européenne des droits de l'homme a contesté le chiffrage des euthanasies en Belgique - et l'on constate aussi que les sédations profondes et continues jusqu'au décès y sont hors de proportion avec leur nombre en France : dans certaines zones, ces actes atteignent jusqu'à 20 % des décès. Nous sommes donc loin d'une exception, loin d'un « chemin » réservé à des cas singuliers de personnes qu'on ne pourrait pas soulager.
Ce n'est pas le cas de l'Oregon, pionnier en la matière puisqu'il a dépénalisé le suicide assisté dès 1997, où la proportion est restée stable, à 0,6 % de décès par an. Pourquoi cette différence des deux côtés de l'Atlantique ? Il y a, je crois, cette différence de culture politique : outre-Atlantique, l'on ne veut pas que l'État se mêle de la sphère privée, on considère que c'est à soi, seul, de s'injecter le produit létal - tandis qu'en France, on se tourne vers l'État pour régler les problèmes, cette différence de culture politique vient du fond des âges, nous n'avons pas les mêmes références philosophiques et culturelles avec le monde anglo-saxon. Une deuxième raison explique la différence : au Canada, il est interdit de faire de la publicité pour le suicide assisté, alors que, chez nous, la loi n'est pas encore votée que nous voyons à longueur d'antennes de télévision, d'émissions de radio et de colonnes de journaux, des publicités indécentes sur les personnes qui vont mourir. On les filme, on les applaudit... Mais qu'est-ce que cela veut dire ? Tous ceux qui s'occupent de ces personnes - j'en fais modestement partie - savent à quel point il est contagieux de faire l'éloge du suicide, et pas seulement chez les adolescents.
Je ne défends pas le modèle orégonais, car il n'est pas applicable à la France. Mais j'attire votre attention : la proposition de loi essaie de baliser l'aide au suicide, mais, en balisant, elle banalise inévitablement.
- Présidence de M. Philippe Mouiller, président -
M. Francis Wolff, philosophe, professeur émérite de philosophie à l'école normale supérieure. - La loi qui vous est soumise au nom du peuple français est une loi de liberté. Quels en sont les enjeux éthiques et philosophiques ?
Nous n'avons pas choisi de naître et nous ne sommes pas libres de ne pas mourir - nous mourrons nécessairement, mais nous devons pouvoir être libres de ne pas vivre une vie insupportable. Ce n'est pas le cas actuellement. Dans l'état présent de la législation, beaucoup de patients ne sont pas en mesure d'exercer cette liberté et vivent la fin de leur vie comme une descente aux enfers et non comme l'issue inévitable de la condition humaine. Cette loi n'a donc pas vocation à octroyer un nouveau droit individuel, sorti de quelque officine libertarienne, mais de simplement lever l'obstacle érigé actuellement à l'exercice, par chaque citoyen, du droit naturel de disposer de sa propre vie, dès lors qu'il ne nuit pas à celle d'autrui.
Car, ce qui a une valeur absolue, c'est la vie humaine, en tant qu'elle est humaine, c'est-à-dire dès lors qu'elle est humaine et tant qu'elle est humaine. Ce n'est ni la vie végétative ou embryonnaire, ni la vie de l'agonisant accablé de douleurs réfractaires, ni l'existence désespérée de ceux qui se sentent plonger progressivement dans la déficience cognitive ou la grande dépendance.
Vivre est bon. Mais vivre n'est que le moyen de vivre quelque-chose. Sénèque le stoïcien disait : « Ce qui est bien, ce n'est pas de vivre, mais de vivre bien ». Pour l'être humain, doté de conscience et de conscience de soi, vivre, au sens d'être simplement vivant, n'est pas une valeur en soi. C'est son contenu qui donne valeur à la vie, non le vivre en tant que tel.
On peut évidemment ne pas partager cette analyse. Certains, dans notre société, ont la conviction qu'une vie humaine, quel qu'en soit le vécu, si atroce soit-il, continue d'avoir une valeur absolue et intrinsèque parce qu'elle est un don de Dieu. Chacun est libre de le penser et de se conduire en conséquence. Mais on doit aussi être libre de ne pas le penser. Montaigne remarquait qu'on n'offense pas les lois faites contre les meurtriers quand on ôte sa propre vie, pas plus qu'on offense les lois faites contre les voleurs quand on emporte son propre bien (Essais, II, 3). C'est pourquoi, dans une République laïque, les obstacles que rencontrent aujourd'hui les plus faibles et les plus démunis au libre choix de leur vie et de sa fin, doivent être levés. Et, dans certaines conditions soigneusement encadrées, l'aide active à mourir doit être légalisée.
Il faut évidemment tout faire pour que cette assistance soit purement instrumentale et au service de la volonté du patient exprimée de façon libre et éclairée. Faciliter alors une sortie digne, sereine et apaisée, de celui ou de celle qui, en toute conscience, a choisi de « prendre la clé des champs », comme disait Montaigne, est un acte de compassion et, sinon de charité, du moins d'humanité.
Il faut aussi des garanties objectives sur l'irréversibilité de l'état du patient, car le caractère subjectivement insoutenable de son vécu ne justifie pas toujours cette assistance et parfois même l'interdit. On doit tout faire pour empêcher l'adolescent brisé par un chagrin d'amour ou le malade bipolaire en phase dépressive de mettre fin à leurs jours, car leur détresse n'est pas irréversible ni incurable. Mais lorsque la médecine n'a plus fonction de guérir, qu'elle ne peut plus soigner, elle doit encore soulager et faciliter les départs volontaires. Ce n'est pas là une invention malsaine de nos sociétés individualistes déboussolées, comme on l'entend ici ou là ; c'est une exigence éthique aussi ancienne que la médecine elle-même, comme le reconnaissait déjà le philosophe Francis Bacon en 1623 : « L'office du médecin n'est pas seulement de rétablir la santé, mais aussi d'atténuer les douleurs et souffrances attachées aux maladies, et de procurer au malade, lorsqu'il n'y a plus d'espérance, une mort douce et paisible ; car ce n'est pas la moindre partie du bonheur que cette euthanasie » (The Advancement of Learning, II).
Le débat philosophique actuel répète celui portant sur l'IVG il y a 50 ans. Les convictions de ceux qui pensaient que la vie infra-humaine de l'embryon n'appartient pas à celle qui la porte, s'opposait alors à la position de ceux qui défendaient le droit des femmes à disposer de leur propre corps. La laïcité a tranché en laissant libres les unes sans obliger les autres. Le débat est aujourd'hui le même.
Vous pouvez estimer qu'il n'appartient pas aux représentants de la communauté nationale de trancher ces débats philosophiques. Vous laisserez alors s'imposer le principe neutre de laïcité : laisser libres les uns sans obliger les autres. Vous pourrez aussi estimer qu'il ne vous revient pas de trancher entre les principes et vous en tenir prudemment à un raisonnement par les conséquences. Vous penserez donc : alors que la légalisation de l'IVG n'a pas sensiblement augmenté leur nombre, mais a considérablement amélioré les conditions dans lesquelles elle était pratiquée clandestinement pour celles qui n'avaient pas les moyens de se rendre en Grande-Bretagne, la légalisation de l'aide active à mourir améliorera les conditions dans lesquelles elle est aujourd'hui pratiquée de façon erratique et permettra de ne pas réserver le droit de choisir leur fin aux seules personnes qui ont les moyens de se rendre en Belgique ou en Suisse. En évitant tout débat proprement philosophique, vous donnerez à cette demande sociale une réponse politique par le droit de la laïcité ou par l'exigence de justice sociale.
Et j'ajoute qu'il me semble que tous ceux qui ont assisté, impuissants et coupables de leur propre impuissance, à l'insupportable agonie d'un de leurs proches vous comprendront.
Ce n'est donc pas de mort qu'il est question dans cette proposition de loi, c'est bien de vie, de fin de vie, de la moins mauvaise fin possible de la vie la plus humaine possible.
M. Bernard-Marie Dupont, médecin, juriste, professeur d'éthique médicale. - Vous avez entendu deux avis divergents, vous allez en entendre un troisième - et je vais essayer de dire ce qui n'a pas été dit.
Je m'exprime à partir d'une certaine expérience de médecin - je suis hématologue et onco-généticien -, j'ai travaillé une dizaine d'années en Angleterre dans les soins palliatifs, puis au Canada et en France. J'ai également enseigné pendant vingt-cinq ans la philosophie, d'abord au lycée, puis dans l'enseignement supérieur, où, en tant que scientifique, je me suis consacré à la philosophie des sciences, à l'épistémologie et à l'éthique médicale. Je suis un disciple de Georges Canguilhem, mais surtout un élève de François Dagognet et de Michel Foucault.
Je veux vous parler d'un moment décisif, celui où à la fin du XIXe siècle et avec Claude Bernard, on assiste à la naissance de la médecine expérimentale. La médecine entre alors dans une ère de recherche, d'approfondissement et de prouesses technologiques, dont nous sommes les héritiers, nous sommes encore dans l'ère de la médecine de l'efficacité. Et dans cette histoire il y a un événement dont on parle peu : en 1959, deux chercheurs français, les neurologues Mollaret et Goulon, présentent dans une revue médicale importante les cas de vingt-trois patients qui, jusque-là, auraient été considérés comme décédés et qu'ils sont parvenus à maintenir en vie artificiellement par ce qui s'appelle une ventilation mécanique. En 1959, sans le savoir, Mollaret et Goulon inventent la réanimation médicale. Avec ces vingt-trois patients qui jusqu'alors auraient été considérés comme morts et qu'ils parviennent à « maintenir » en vie - on peut débattre du mot « vie », et je rejoins M. Wolff sur ce point -, Mollaret et Goulon bouleversent la définition de la mort et c'est grâce, ou à cause d'eux que nous débattons ce matin.
Jusqu'à Mollaret et Goulon, le lieu et le temps de la mort étaient assez simples. Le temps de la mort était une lapalissade : il y avait la vie, puis la mort ; entre les deux, il n'y avait rien. Le rôle du médecin consistait à constater que la mort était advenue. Il n'y avait pas de fin de vie au sens où nous l'entendons aujourd'hui, c'est-à-dire une vie qui s'étire. Comme l'aurait dit Monsieur de La Palice : « Un quart d'heure avant sa mort, il était encore en vie ». La mort avait aussi un lieu, le coeur, puisqu'elle était définie par des critères cardiovasculaires. On constatait un arrêt du coeur, en s'assurant qu'il ne s'agissait pas d'un simple ralentissement, comme dans le cas des noyés. On recherchait la mort advenue, non la fin d'une vie qui s'étire - et il n'y avait pas d'espace intermédiaire. Le temps de la mort était instantané et son lieu était le coeur. Mollaret et Goulon, en inventant la réanimation médicale, déplacent le temps et le lieu de la mort, c'est essentiel pour les années qui suivent : ils transforment la définition de la mort, la faisant passer d'une mort cardiovasculaire à une mort cérébrale.
Dans cette nouvelle dimension, ce n'est plus le corps qui dit la mort. Pourquoi ? Mais parce que si le coeur s'arrête, nous avons des machines pour maintenir le corps en vie. Le curseur sera donc déplacé vers la partie supérieure, vers la partie haute, et nous n'aurons plus simplement un arrêt cardiaque, mais de multiples possibilités en fonction du degré d'atteinte cérébrale : les hémisphères cérébraux, le tronc cérébral - le tout ? Le cerveau est le lieu de la pensée, mais aussi de la vie relationnelle, de la réflexion, du débat, de l'expression d'une volonté. En déplaçant ainsi toute cette dimension de la mort, on a ouvert un espace vertigineux, celui de l'herméneutique et de l'interprétation. Nous sommes face non plus à une seule mort advenue, mais à la mort qui survient en de multiples séquences et interprétations possibles. La mort était cardiovasculaire, donc instantanée : le coeur s'arrêtait, il suffisait de le constater, avec bien sûr des vérifications - les croque-morts « croquaient » l'orteil pour s'assurer du départ, c'était assez simple. Mais en déplaçant le lieu de la mort vers l'activité cérébrale, on substitue la durée à l'instant ; le problème que nous avons aujourd'hui, et que nous aurons encore plus demain, est qu'il n'y a plus l'instant de la mort, mais la durée d'une fin de vie qui s'étale dans un temps plus ou moins long, avec plus ou moins de difficultés. C'est là le grand changement, c'est un changement épistémologique. Grâce à ces machines, - ou à cause d'elles, mais c'est une avancée car Mollaret et Goulon ont aussi permis la chirurgie de la greffe, possible seulement parce que l'on parvenait à maintenir des corps chauds -, la durée s'installe entre le moment où je dis « je souffre » et celui où je suis en métastase. C'est dans cette durée que la problématique que nous rencontrons advient.
En tant que législateur, il vous appartient de penser à l'intérêt général. Cette dimension de l'intérêt général m'intéresse, en rousseauiste ou en jacobin que je suis - le vrai jacobin, pas celui que l'on accuse à tort d'un centralisme qui n'est pas de son fait. Je viens d'Arras, le pays d'un juriste remarquable qui s'appelle Robespierre. L'intérêt général, par définition, pense l'intérêt du plus grand nombre, mais il ne peut pas penser l'intérêt de tous : quelle que soit la loi, des personnes ou des groupes ne s'inscrivent pas dans ce qui a été décidé, et vous savez mieux que moi que la loi doit aussi penser l'exception ou faire en sorte qu'elle puisse être entendue. Sur la question de la fin de vie, après des années d'expérience où j'ai eu à fermer les yeux d'enfants et d'adultes, je ne suis pas convaincu que l'intérêt général serait suivi si était promulguée une loi légalisant bien plus qu'elle ne dépénalise l'aide à mourir. Cependant, j'ai rencontré quelques cas, trois ou quatre au grand maximum, qui auraient mérité une exception à l'interdiction d'euthanasie. À la différence de mes deux collègues, mais de manière complémentaire, et songeant au législateur qui doit définir l'intérêt général, je maintiens donc qu'il faut conserver l'interdit fondamental - et je vous demande de ne pas légaliser et de ne pas dépénaliser l'aide à mourir. En même temps, je suis convaincu que dans certaines situations exceptionnelles gravissimes - ce sera peut-être mon cas, peut-être celui d'un de mes proches -, il faut s'en remettre aux conclusions de l'avis 63 du Comité consultatif national d'éthique, rendu en 2 000 et trop vite oublié. Cet avis proposait de maintenir l'interdit fondamental de donner la mort, tout en organisant l'exception.
Je ne veux pas dépénaliser comme en Belgique, où la poursuite devient impossible puisqu'il n'y a pas de délit. Je veux que nous, médecins, ayons à rendre des comptes devant la communauté nationale. Ce n'est pas parce que l'on est médecin que l'on a tous les droits, toutes les compétences et que l'on pourrait ne pas subir de contrôle.
Avec la loi Claeys-Leonetti, j'ai vu arriver tous les excès, que je vis au quotidien. Entre la sédation en situation terminale, qui était le but de la loi, et la sédation à visée terminale, la frontière est parfois étroite. Que va-t-il se passer demain en gériatrie ? Que va-t-il se passer avec un certain nombre de maladies neurodégénératives ? Que va-t-il se passer quand nous aurons des patients qui coûtent cher à la société, qui auront un cancer, qui seront atteints de la maladie d'Alzheimer, qui n'auront plus de famille et pas les moyens de payer ? Si, a minima, on dépénalise, et si, a maxima, on légalise, il n'y a plus de contre-pouvoir au corps médical que, d'une certaine manière, je représente. Il faut nous encadrer. En tant que citoyens, nous devons avoir des comptes à rendre.
Je ne ferme donc pas la porte à certaines situations exceptionnelles, mais il faut les encadrer. Si demain, je commets un tel acte, je devrai rendre compte à la société, qui décidera en fonction d'arguments, si ma culpabilité est engagée ou non. Je ne veux pas être disculpé d'emblée.
Mme Christine Bonfanti-Dossat, rapporteur. - Le discours favorable à la légalisation de l'aide à mourir se structure autour de la notion de liberté de l'individu à choisir les conditions et le moment de sa mort. Selon certains critères retenus par cette proposition de loi, l'individu serait éligible à exercer cette liberté lorsqu'il estime insupportable la souffrance qu'entraine sa maladie grave - d'ailleurs, depuis la dépénalisation du suicide intervenue en 1810, tout individu a le droit de s'ôter la vie. Si l'on légitime l'aide à mourir par la reconnaissance de la volonté de l'individu de disposer de sa vie, comment justifier que la seule volonté de suicide des personnes qui entrent dans les critères de l'aide à mourir soit respectée et qu'à l'inverse, le corps médical ne soit pas libéré de son obligation de sauver des personnes qui auront tenté sans succès de se suicider par leurs propres moyens ? Avec ce texte, le législateur n'est-il pas en train de définir ce qui relèverait d'un suicide légitime et d'un suicide non légitime ?
Derrière les mots tronqués de ce droit à l'aide à mourir, derrière cette contrefaçon de fraternité, cette proposition de loi n'est-elle pas en réalité une réponse au mal-mourir en France, dès lors que les lois qui régissent la fin de vie ne sont pas suffisamment connues des citoyens et des professionnels de santé ?
Des questions, enfin, à M. Wolff. L'homme, après s'être rendu maître de la nature, se rendrait-il aujourd'hui maître de la mort ? Après l'abolition de la peine de mort, serait-ce l'abolition de la vie ? L'euthanasie, au fond, ne serait-elle pas le « Lexomil terminal » d'une société qui n'en peut plus d'elle-même ?
M. Alain Milon, rapporteur. - Il faut se souvenir qu'il y a trente ans, la liste des maladies incurables était beaucoup plus importante qu'aujourd'hui - et celles qui le sont actuellement, le seront-elles encore dans trente ans ? Il faut avoir cette question à l'esprit pour avancer dans l'examen de cette proposition de loi.
On nous parle en permanence des gens qui souffrent. En médecine, nous avons la possibilité d'atténuer, voire de supprimer complètement la souffrance, qu'elle soit physique ou psychique ; mais cette proposition de loi fait comme si l'objectif pouvait être non pas de supprimer la souffrance, mais de supprimer le souffrant : cela n'ira pas sans poser de problème psychologique, pour tous ceux qui souffrent. En parlant sans cesse de la maladie de Charcot, on condamne à l'avance tous ceux qui en sont ou en seront porteurs, c'est dramatique pour ces personnes. J'ai rencontré il y a trois semaines un homme de 60 ans atteint de la maladie de Charcot depuis trois ans, il m'a dit qu'il allait bien, mais qu'il se demandait quand il devrait se suicider, ou s'il devrait demander un suicide assisté. Nous avons, au Sénat, un collègue sénateur atteint de cette maladie, il se bat, il a même déposé des propositions de loi et il veut vivre sa vie jusqu'au bout. Il y a aussi l'exemple de Stephen Hawking, professeur de mathématiques à l'université de Cambridge, qui fut l'un des plus grands physiciens du XXe siècle : Stephen Hawking n'a jamais demandé que l'on mette fin à ses jours, il est allé jusqu'au bout de sa vie et il a toujours continué ses recherches.
Monsieur Dupont, je suis d'accord avec vous : la loi ne doit pas être faite pour quelques cas exceptionnels. En revanche, dans ces cas exceptionnels, elle doit protéger ceux qui font le nécessaire. Il faut protéger le médecin ou le professionnel de santé qui, dans un cas exceptionnel, intervient pour que la vie soit arrêtée. Je me souviens, dans les temps anciens, les médecins - dont je faisais partie - utilisaient des cocktails lytiques, mais nous n'étions pas protégés par la loi et nous le faisions souvent sans l'accord du patient, il faut faire attention.
Dans le débat opposant aide à mourir et soins palliatifs, une notion centrale est celle de la dignité. Les défenseurs de l'aide à mourir font valoir que ce droit préserve une dignité qui se matérialise dans la qualité de la vie vécue - l'euthanasie préserverait d'une perte d'autonomie et de souffrances rendant la vie insupportable et ferait de la mort, une libératrice. À l'inverse, certains détracteurs y sont opposés au motif qu'elle porte atteinte à la dignité, au sens de la valeur absolue de la vie humaine. Comment penser ces visions antagonistes ?
Ensuite, la légalisation de l'aide à mourir est présentée par ses promoteurs comme la reconnaissance d'une liberté de choix pour l'individu. Or, nous l'avons vu, les critères d'admission à l'aide à mourir évoluent de manière importante. Ma fille, qui vit en Suisse, a assisté à une aide à mourir en tant qu'officier de police judiciaire ; or, au dernier moment, la personne qui voulait mourir a dit qu'elle ne le voulait plus, et elle a arrêté le processus ; l'officier de police judiciaire a dressé le constat, mais la famille a eu cette phrase : « Mais enfin, tout de même, cela fait trois mois que l'on en discute, il serait temps. » La pression de l'entourage au dernier moment est importante et doit être prise en considération.
Enfin, le terme « euthanasie » signifie littéralement la « bonne mort ». La loi, norme de portée générale, pourrait-elle permettre à chacun de vivre une « bonne mort » ? N'est-ce pas une utopie ?
M. Jacques Ricot. - Je remercie mes collègues pour leurs interventions, particulièrement celle de Francis Wolff, qui a parfaitement résumé ce dont je discute ligne à ligne depuis tant d'années.
Je commencerai par répondre à la question de M. Milon sur la dignité. L'expression « mourir dans la dignité » m'a choqué dès son apparition dans les années 1990. Faut-il en dire davantage qu'André Comte-Sponville, qui n'est pas suspect de partager mes positions ? Il a écrit : « Ce n'est pas une question de dignité. L'association qui en fait son mot d'ordre principal et son sigle, l'ADMD, Association pour le droit de mourir dans la dignité, a toute ma sympathie, mais elle se trompe sur ce point. Si tous les hommes sont égaux en droit et en dignité, cette dernière ne saurait varier selon les circonstances, fussent-elles atroces. En quoi un polyhandicapé ou un grabataire sont-ils moins dignes de respect qu'un valide ? En rien, bien sûr. En quoi leur dignité les protège-t-elle de l'horreur ? En rien non plus. Ce n'est pas une question de dignité, mais de liberté. » Voilà qui devrait clore le débat. Pour en savoir plus, une quarantaine de pages sont consacrées à cette question dans le livre que je laisse à votre commission.
Votre exemple sur la Suisse m'a touché. Je me demande si votre commission ne devrait pas inviter les notaires. Ils en savent beaucoup sur les fins de vie et sur les proches qui, sous prétexte de compassion, disent parfois qu'ils n'en peuvent plus et qu'il est temps d'en finir... C'est une suggestion qui me vient à l'esprit - puisque j'ai l'esprit mal tourné.
La question de l'avortement, ensuite, n'a strictement rien à voir avec notre débat. Quand on parle d'avortement, on se réfère à trois acteurs : un enfant à naître, une personne qui porte cet enfant et qui ne peut ou ne veut pas le porter, et le médecin. Dans la situation de fin de vie dont nous parlons, il n'y en a que deux. La médiation de la mère fait que le débat n'a strictement rien à voir. La comparaison avec la loi sur l'avortement ne vaut pas, j'en veux pour preuve que l'immense majorité des infirmières que je rencontre, tout à fait favorables à la loi sur l'avortement, sont hostiles à la loi sur l'euthanasie.
Deuxième argument que je n'apprécie pas, celui de la laïcité. J'ai été pendant vingt-cinq ans un militant de gauche très engagé, je suis profondément laïque - et c'est ce qui me fait dire que ce débat sur le droit à l'aide à mourir n'a rien à voir avec la laïcité. La question n'est pas de savoir si la vie appartient à Dieu, on trouve dans le christianisme des auteurs qui iraient dans le sens du droit à disposer de sa vie, de grands théologiens protestants allemands comme Karl Barth ou Bonhoeffer acceptaient le suicide. La question est plutôt celle du sens d'une vie humaine. Y aurait-t-il des vies dont le contenu ne vaudrait pas la peine d'être vécu ? Mais je ne sais pas où est la limite, elle est subjective - et qui, de l'extérieur, va en juger ? C'est une question terrifiante.
Troisième et dernière remarque : j'ai lu Francis Bacon en entier, - sauf quelques textes en latin - et j'ai consulté un collègue spécialiste, il m'a confirmé que Francis Bacon n'a jamais défendu l'euthanasie au sens contemporain. Quand il en parle, c'est évidemment au sens étymologique, au sens de la bonne mort. Ce que Bacon écrit à ce propos, en réalité, relève des soins palliatifs, il demande aux médecins de pratiquer l'euthanasie extérieure, celle du corps humain, il écrit qu'il ne faut pas fuir les personnes en fin de vie, mais être à leur chevet - et il dit aux prêtres qu'ils doivent prendre soin de l'Homme. Suétone lui-même, à qui Bacon emprunte, utilise le terme à propos de la mort d'Auguste, une mort douce, apaisée, dans les bras de la femme qu'il aimait - c'est cela, la bonne mort, l'euthanasie, et je ne doute pas que c'est celle que nous préférerions tous.
M. Francis Wolff. - J'ai le sentiment d'être un peu isolé, aucune de vos interventions n'est en faveur de cette proposition de loi et je suis le seul à l'avoir défendue...
M. Philippe Mouiller, président. - Vous deviez être deux intervenants à soutenir cette proposition, nous voulions un équilibre, mais l'autre invité s'est désisté hier.
M. Francis Wolff. - Je suis d'accord pour critiquer l'argument de la dignité, elle n'a rien à voir ici. Le seul sens que je lui reconnais est le sens kantien : ne pas traiter l'être humain comme un moyen, mais toujours aussi comme une fin. Cet argument peut être utilisé en faveur ou contre la loi, puisqu'on peut toujours dire qu'elle revient à utiliser l'être humain comme un moyen : en me donnant la mort, je me considère comme un moyen et non comme une fin, un argument que l'on trouve chez Kant dans la Doctrine de la vertu. L'affaire de la dignité est donc réglée ; ce mot ne figure d'ailleurs pas dans le texte de la loi.
Concernant la distinction entre le bon et le mauvais suicide, la réponse est simple : le caractère subjectivement insupportable de la vie ne suffit pas à ce que nous ne fassions pas tous nos efforts pour sauver une personne ; il faut aussi des conditions objectives, ce que la loi établit : en plus du caractère insupportable des souffrances, elle ajoute des critères objectifs comme la maladie incurable et le caractère réfractaire des souffrances. Dans le texte, les conditions subjectives ne suffisent donc pas, il y a aussi des conditions d'encadrement objectif par le corps médical. Prenez les exemples du dépressif qui veut en finir ou de l'adolescent terrassé par un chagrin d'amour qui lui semble insupportable et irréversible : la société, les parents, l'entourage sont là pour dire que, dans cette hypothèse, rien n'est irréversible - et ce texte de loi n'y changera rien.
Je répondrai aussi sur la maîtrise de la nature. Nous ne pouvons pas dire que nous avons maîtrisé la nature, alors que l'humanité aurait pu être terrassée par le coronavirus et le sera peut-être demain par le réchauffement climatique. Cette loi ne prétend pas non plus maîtriser la mort. J'ai beaucoup écrit contre les idéologies transhumanistes ou post-humanistes, qui prétendent faire de nous des dieux en triomphant de la mort grâce à des machines - je suis radicalement contre ces manières de nier l'humain. En l'occurrence, il ne s'agit pas de maîtriser la mort, mais simplement de rendre la fin de vie la moins insupportable possible, puisqu'elle fait partie de la condition humaine. Les médecins ont la charge de lutter contre la mort, mais pas au-delà de ce qui est humainement possible.
J'en viens à la volonté générale et à la laïcité. Sur la volonté générale, il ne suffit pas de dire que la Convention citoyenne a fait, à plus de 80 %, une proposition qui était d'ailleurs plus large que le texte qui nous est soumis, puisqu'elle comprenait non seulement l'aide active à mourir, mais aussi l'euthanasie. Je distingue ces deux concepts : dans le cas de l'euthanasie, c'est le médecin qui administre la substance létale, tandis que dans le cas de l'aide active à mourir, c'est le patient lui-même qui se l'administre. La Convention citoyenne avait suggéré de maintenir les deux. Dans un cas comme dans l'autre, cela suppose la clause de conscience que chaque médecin est en droit d'invoquer. J'ai employé le mot « laïcité » car je ne vois pas d'autres motifs que des raisons religieuses pour jeter l'opprobre sur le suicide, du fait que la vie ne nous appartiendrait pas. Si, dans une société laïque, chacun a le droit de considérer que sa vie lui appartient, alors il ne peut y avoir de limite à ce droit. Pour les malades, à condition que des critères objectifs le justifient, il n'y a pas de raison de mettre des obstacles à l'exercice de ce droit naturel.
M. Bernard-Marie Dupont. - Le rapporteur a parlé d'un « droit au suicide », mais dans ce texte, il n'y a pas de droit au suicide. Le législateur a admis une dépénalisation, tout en considérant que le suicide était toujours un drame humain, existentiel, philosophique. Comme l'ont dit Camus et d'autres, lorsqu'on se suicide, c'est que l'on a des raisons - on ne se suicide pas parce qu'on en a le droit, et on ne s'empêche pas de se suicider parce qu'une loi l'interdirait ; il faut faire très attention à l'utilisation de l'expression « droit au suicide ».
Le champ des maladies incurables évolue, la médecine est en perpétuelle évolution, en perpétuelle révolution. Ce qui s'annonce dans un avenir proche, c'est à la fois le meilleur et peut-être aussi le pire - je pense en particulier à l'intelligence artificielle. Je suis d'accord avec M. Wolff sur la question de l'homme augmenté, qui pose un grand nombre de problèmes. L'intelligence artificielle qui génère du contenu n'est pas intelligente au sens propre du terme, mais, bien maîtrisée, elle sera un atout pour l'interprétation et le diagnostic, par exemple en radiologie - on maîtrisera de mieux en mieux un certain nombre de choses, mais cela relève peut-être aussi de l'utopie.
Le mot « incurable » vient de curare, prendre soin, embrasser, prendre dans ses bras et on peut dire qu'à la limite, il n'y a pas de maladie incurable, au sens où même la maladie que l'on ne pourrait pas objectivement guérir, peut être accompagnée. Les soins palliatifs entrent dans la dimension du curable, c'est-à-dire de ce que l'on accepte, et l'opposition entre curable et palliatif n'a pas beaucoup de sens. En tout cas, ce qui est sûr, c'est qu'en cancérologie, par exemple, on aura tendance à chroniciser davantage le cancer, on dira qu'on a un cancer comme on dit qu'on est diabétique, on vivra des années avec cette pathologie, comme on vit avec un diabète ou une maladie de Crohn.
Il faut considérer aussi l'extrême vieillissement et l'augmentation de l'espérance de vie, pas forcément en bonne santé. Lorsqu'on a une vieille voiture, on ne prend plus l'autoroute de la même façon, le moteur peut rendre l'âme, il y a des fuites d'huile, on va plus doucement... Vivre plus longtemps, cela signifie qu'on va probablement développer de nouvelles pathologies, comme des maladies neurodégénératives. Le curseur de la médecine se déplace constamment. On guérit davantage du cancer, mais la médecine produit tout et son inverse : c'est elle qui, en grande partie, avec la prévention et les thérapeutiques, fait que l'on mange mieux, que l'on vit plus vieux, sans pour autant maîtriser cette grande vieillesse. L'avenir des Ehpad est de devenir non pas simplement des Ehpad, mais des unités de vie Alzheimer, car le corps et le cerveau se dégradent, ce qui pose de nouveaux problèmes - et cela nous oblige à regarder la dimension de la dignité. Je rejoins M. Wolff sur la référence à l'impératif catégorique kantien, qui veut que l'on ne traite jamais l'autre simplement comme un moyen, mais toujours aussi comme une fin, c'est essentiel quelle que soit notre position sur la question de l'euthanasie. On ne peut pas marchandiser cette dimension de l'individu ; or, j'ai peur que cela n'arrive, que dans certains cas, on jauge tel ou tel malade, selon qu'il a ou pas de la famille, qu'on en vienne à se dire que le traitement coûte cher... Cela rejoint la question de la définition de l'euthanasie. La différence entre l'euthanasie et le fait de donner la mort volontairement avec préméditation, ce qui relève de la cour d'assises, tient au fait que, dans l'euthanasie, la personne l'a demandée pour elle-même : la demande de la personne est un prérequis. Or, comment les choses se passent-elles, concrètement ? Je l'ai vu cette semaine encore, dans une unité de gériatrie, une femme médecin fait partir les patients qu'elle estime devoir partir et si nous légalisons l'aide à mourir, je suis convaincu que ce genre de comportement se développera. En début de semaine, un patient est parti parce que le médecin a estimé qu'il n'avait pas de famille, qu'il était douloureux, et le médecin a dit avoir répondu à sa demande d'euthanasie ; pourtant, il n'y avait pas eu de demande en tant que telle.
La demande d'euthanasie doit émaner d'un sujet libre. La notion de liberté est centrale, mais elle est en débat. Quand on est en fin de vie, sous certains traitements douloureux du cancer, quand des radiothérapies induisent un syndrome dépressif, que fait-on ? Considère-t-on le syndrome dépressif du patient comme un effet secondaire indésirable du traitement, que l'on corrige alors par des euphorisants - ou bien considère-t-on la parole dépressive comme l'expression d'un sujet libre ? La question de l'expression du sujet libre en fin de vie n'est pas si simple. Comment serais-je, moi, face à ma mort ? Serais-je terrorisé ? Serais-je en état de répondre ? N'aurais-je pas perdu un certain nombre de mes moyens ? La question de la liberté et du choix n'est pas évidente en médecine. Cela fait peser sur les épaules des soignants, et en particulier des médecins, une responsabilité écrasante. Pourquoi nous ? Parce que nous avons hérité de la mort ? Parce qu'aujourd'hui, trois Français sur quatre meurent en institution spécialisée ? Pourquoi déléguer au corps médical ce que, auparavant, on avait donné au corps spirituel ? Pourquoi donner à l'homme en blouse blanche ce que l'on a repris aux hommes et aux femmes d'Église ? Pourquoi nous donner cette responsabilité écrasante ?
Je ne peux pas répondre aux questions existentielles. Je ne sais pas quelle est la limite à la souffrance. Je ne sais pas pourquoi vous souffrez. Quelle est la limite ? En quoi, en tant que médecin, serais-je mieux à même que les autres de répondre à la question ? Est-ce par ma blouse blanche que je peux arriver dans votre chambre et vous dire que j'entends votre souffrance, que vous l'exprimez librement et que, par conséquent, si vous me le demandez, je peux vous euthanasier ? Dans ma pratique, à quelques exceptions près, tous ceux que j'ai vus m'ont surtout dit qu'ils souffraient de leur sentiment d'inutilité, de l'absence de visites dans les Ehpad, ces mouroirs où plus personne ne va voir ses grands-parents ni ses parents, sauf à Noël ou pour le cadeau. Mais il y a aussi des situations où l'on dit aux résidents qu'ils coûtent cher, qu'il faut faire de la place, qu'il faut faire du vide. Un médecin gériatre de ma promotion m'a demandé pourquoi j'étais contre la légalisation de l'aide à mourir - en me disant que dans son service, il n'a qu'une place pour dix demandes, et qu'il ne voit pas en conséquence pourquoi refuser l'aide à mourir à celui qui la demande : « Il veut partir, il part. On peut l'aider et, de toute façon, cela ne changera rien au problème. » Effectivement, cela règle le problème, mais du seul point de vue mécanique, économique.
Aussi, je propose cette réponse : maintenons l'interdit, mais organisons, dans certaines circonstances qui doivent rester par définition exceptionnelles, la possibilité d'une exception.
Dans tous les pays où l'on a légalisé l'aide à mourir, la pratique montre que l'on n'a jamais réussi à en contenir les critères et que l'on en est vite revenu à la souffrance. Quand on va chez le dentiste, on peut avoir mal, mais cette douleur ne crée généralement pas une souffrance psychologique, un antalgique règle l'affaire ; mais qu'en est-il du regard que l'on porte sur sa propre vie, sur ses échecs, sur la vieillesse, sur ce que l'on aurait aimé faire, ce que l'on n'a pas pu faire, tout cela génère de la souffrance. Cette souffrance-là est-elle objective, ou subjective ? J'entends la distinction entre la demande subjective et les critères objectifs, mais les liens entre les deux sont étroits. Lorsqu'on perd subitement son emploi - cela a été étudié dans une usine près d'Amiens -, on observe deux ans après un surnombre de cancers du sein : il y a un lien entre le corps et l'esprit. Partir, vieillir, perdre, se retrouver seul, tout cela génère des douleurs, des angoisses, des souffrances qu'il est très difficile de maîtriser.
Nous aurons toujours de bonnes raisons d'être pour ou contre l'aide à mourir. Dans ce débat, la seule chose qui m'intéresse, c'est l'exigence de fraternité, qui peut être interprétée dans les deux sens. Nous sommes des citoyens, et surtout des concitoyens. Nous avons à débattre de ces questions et le législateur doit s'en emparer. Rousseauiste sur ce point, j'estime que l'intérêt général doit primer sur le reste. Il ne faut pas donner trop de valeur à la puissance de la pensée du corps médical : nous sommes des praticiens, nous sommes dans l'action, nous pouvons aussi faire beaucoup d'erreurs. Il faut donc encadrer nos pratiques et nous devons rendre des comptes. Il ne me choque pas qu'en tant que soignant et citoyen soumis à la loi de la République, nous devions rendre des comptes, en acceptant l'idée qu'il y a des fins de vie difficiles pour lesquelles il faut trouver des situations qui relèvent de l'exceptionnel.
Mme Jocelyne Guidez, rapporteure. - Nous avons entendu trois pensées différentes, c'est passionnant, même si leur confrontation peut troubler nos idées.
Je souhaite revenir sur l'articulation entre les deux propositions de loi et, de manière générale, sur le choix initial d'avoir lié la discussion parlementaire de l'aide à mourir et du développement des soins palliatifs.
La légalisation de l'euthanasie ou du suicide assisté consacre-t-elle le développement des soins palliatifs comme une obligation morale plus impérieuse pour notre société ? Autrement dit, de manière provocante, le choix d'un individu de choisir la mort pourrait-il être reproché à l'État en raison de son incapacité à assurer l'accessibilité de soins palliatifs de qualité sur tout le territoire ? Que dire du droit opposable aux soins palliatifs ? Le législateur renforce-t-il l'effectivité de l'accès aux soins ? Ou bien se donne-t-il bonne conscience en se défaussant sur le juge pour exiger de l'État des financements et une politique volontariste qu'il n'aura pas su faire advenir ?
M. Daniel Chasseing. - Monsieur Ricot a bien dit qu'on rend la situation plus difficile en nommant mal les choses : avec ce texte, on parle en fait d'euthanasie, et de suicide assisté.
Monsieur Wolff, vous avez dit que lorsque la médecine ne peut plus soigner, elle doit permettre une mort douce et paisible et que la société laïque n'a pas à poser de limite à cette liberté. Certes, mais dans la très grande majorité des cas, si l'on dispose de soins palliatifs, on peut agir sur la douleur et sur l'accompagnement du malade et des familles. En toute fin de vie, lorsque surviennent les problèmes d'alimentation, on peut pratiquer une sédation profonde et continue.
Je rejoins la pensée de Monsieur Dupont, celle d'un maintien de l'interdit tout en organisant l'exception. En fait, au nom de la liberté, il pourrait se pratiquer beaucoup d'euthanasies de patients souffrant de maladies neurodégénératives. Or, le nombre de personnes de plus de 85 ans aura doublé entre 2020 et 2040, beaucoup de personnes auront des troubles neurodégénératifs, beaucoup ne recevront pas de visites et souffriront de troubles dépressifs. Avec cette loi, il y aura beaucoup d'euthanasies - on voit qu'aux Pays-Bas, leur nombre est passé de 2 000 en 2002 à 10 000 actuellement.
Une question sur le délit d'entrave. Un malade incurable en phase avancée - mais soulagé par le traitement antalgique - souhaite voir appliquer son droit à mourir, mais le médecin lui suggère de poursuivre les soins palliatifs : commet-il alors un délit d'entrave ?
M. Jacques Ricot. - Je me réjouis que les deux propositions de loi aient été dissociées ; il était scandaleux de les associer. La proposition de loi de Mme Vidal vise à « garantir l'accès égal de tous à l'accompagnement et aux soins palliatifs » ; mais c'est inutile, puisqu'une loi de 1999 a déjà pour objet de « garantir le droit à l'accès aux soins palliatifs », c'est presque mot pour mot la même chose. La seule question qui se pose pour les soins palliatifs est de savoir de quels moyens nous allons disposer pour développer la culture palliative et renforcer ce domaine, qui est loin d'être suffisamment doté. Le milliard d'euros annoncé n'est qu'une promesse, elle n'engage que ceux qui l'écoutent, car les majorités qui votent les budgets changent d'une législature à l'autre.
Ensuite, l'article 17 de la proposition de loi sur l'aide à mourir prévoit un délit d'entrave. On nous dit que c'est pour éviter que se reproduisent les phénomènes désastreux qui ont eu lieu lors de l'interdiction des avortements. Mais le texte ne dit pas cela du tout, il établit bel et bien un délit d'entrave. Où va-t-il commencer ? Quand on informe sur les autres possibilités ? Au passage, le délit d'incitation à l'aide à mourir n'existe pas - ce n'est pas équilibré...
Je discuterai avec mon collègue Bernard-Marie Dupont de l'avis 63 du CCNE, voté en 2000, sur lequel j'ai écrit une trentaine de pages. Cet avis n'a pas été considéré à l'époque par les juristes comme étant fiable et il n'est plus approuvé aujourd'hui par son promoteur, le professeur Sicard, dont vous lirez la contribution dans un ouvrage que je laisse à votre disposition.
M. Francis Wolff. - Sur la différence entre les conditions subjectives et les conditions objectives, ma réponse est simple : elle est prévue dans le texte de loi. L'appréciation des conditions subjectives revient au patient, qui juge seul ce qui lui est insupportable ; l'appréciation des conditions objectives revient au corps médical, c'est à lui de juger du caractère irréversible ou terminal de la vie. Ce sont donc bien des conditions indépendantes.
Je comprends tout à fait la réticence des médecins. Pourquoi devraient-ils avoir cette charge d'être les décideurs en dernière instance ? Il serait souhaitable que les trois quarts des fins de vie n'aient pas lieu dans des institutions médicales, mais c'est un fait - et les médecins héritent de cette fonction qui, jadis, revenait aux prêtres et à l'entourage familial. Ils héritent de cette charge de la fin de vie parce qu'ils héritent des soins ultimes donnés aux patients.
À tous ceux qui se sont exprimés contre l'interdit suprême du meurtre, que je partage - j'ai écrit des pages pour montrer la valeur absolue de la vie humaine -, je pose la question suivante : à qui revient-il de dire qu'une vie vaut la peine d'être vécue ? Ce n'est certes pas seulement à la personne qui la vit, il y a aussi l'entourage, les gens que cette personne aime, il y a ce qui se passe dans les échanges avec le corps médical. Mais je pose cette seule question : pourquoi la réponse n'appartient-elle pas surtout, et d'abord, à celui qui vit cette situation ? Il s'agit d'avoir le droit à la parole sur la qualité même de cette vie. Je reviens donc à ma distinction initiale : sacralisez-vous le vivre en tant que tel, ou le contenu de la vie ? Si vous répondez que ce n'est pas le vivre en tant que tel, c'est-à-dire la vie végétative - et je n'ai pas entendu de plaidoyer en sa faveur -, c'est le contenu de cette vie.
Dès lors que la loi prévoit que la valeur de cette vie dépend de deux types de juges - un juge singulier subjectif, le patient lui-même, et un juge objectif, le corps médical, lequel doit décider s'il s'agit d'une passade, d'un état dépressif ou si des conditions objectives permettent de dire que cette personne est en phase terminale, a des souffrances réfractaires ou est dans une phase de maladie incurable -, les deux types de conditions sont réunis dans cette proposition de loi.
M. Bernard-Marie Dupont. - J'entends très bien cette distinction entre le subjectif et l'objectif et reconnais votre argument, Monsieur Wolff, mais il me semble un peu optimiste.
Qui peut mieux que moi, que vous individuellement, savoir ce qui est bon pour soi, savoir si les limites sont atteintes, qui pour savoir ce que l'on veut encore ou ce que l'on ne veut plus ? La souffrance, vous la vivez, vous l'incarnez et personne ne peut vous l'apprendre. La dimension subjective doit donc être entendue, non seulement en fin de vie, mais pendant tout le parcours de vie, et pas simplement face à la maladie. En effet, si je ne peux pas dire ce que je ressens, est-ce encore vivre ? Sur la dimension du contenu, je rejoins donc Monsieur Wolff : évidemment, le contenu est le mien.
Mon point de divergence est peut-être un problème de pratique. Il faut des conditions objectives et les confronter à des conditions subjectives, certes ; mais ce qui me fait peur - c'est une angoisse, et j'espère pouvoir revenir dans vingt ans en vous disant que je me suis trompé - c'est que, dans l'appréciation objective des faits, de ce qu'est la médecine et de la lecture que j'en fais, je ne suis absolument pas certain de maîtriser ma propre discipline. Pour paraphraser la chanson de Jean Gabin, plus j'avance, plus je sais qu'on ne sait jamais.
Je ne sais pas ce qu'est un progrès en médecine. Quand je faisais mes études, on me disait qu'en cas de mal de dos, il fallait immobiliser immédiatement le patient ; aujourd'hui, on dit exactement l'inverse. Ce qui me fait peur, c'est la responsabilité que l'on donne aux médecins en leur disant qu'ils ont, qu'ils sont l'objectivité ; mais de mon côté, je n'ai pas l'impression d'être objectif. Je viens d'une culture médicale anglophone dans laquelle on ne soigne pas nécessairement la même maladie avec les mêmes traitements. La formation épistémologique que j'ai eue, moi qui suis un disciple de Dagognet et de Canguilhem, n'est pas reconnue partout. Sais-je ce qu'est une appréciation réellement objective de ce dont vous souffrez ? C'est cette dimension qui me fait peur : la confrontation entre deux libertés, l'une qui va dire « c'est ma vie, je souffre, c'est subjectif, mais je sais ce que j'ai », et l'autre qui va dire « moi, je sais ce que vous avez ». Cela me fait penser à ce grand rhumatologue de Paris qui disait savoir de quel mal souffrait un patient rien qu'à sa démarche ; mais une fois, le patient avait tout simplement raté une marche, et le rhumatologue était quitte pour son diagnostic erroné... L'objectivité est une dimension que, personnellement, je ne maîtrise pas - et c'est un problème central pour l'application de l'aide à mourir, un problème de pratique.
Je souhaiterais dire encore deux ou trois choses sur ces textes. L'une des propositions suggère d'introduire une dimension de sciences humaines dans la formation des médecins, en particulier sur l'éthique médicale. Cela existe déjà dans les études médicales, c'était une proposition du doyen Jean Rey dans son rapport de 1983... Je veux signaler une expérience qui me semble très utile pour les étudiants en médecine, qui se déroule aux États-Unis et maintenant au Canada : on a introduit des chaires du doute, où l'on enseigne à douter. Ce qui nous égare en médecine, c'est la certitude que nous avons raison. Le médecin se trouve vite dans la position de dire au patient : « Je sais ce que vous avez, je sais le traitement que vous devez suivre. » Est-ce si sûr ? Il me paraît très utile d'enseigner le doute avec méthode, parce que la médecine n'est pas une science exacte. Et il ne faut pas perdre de vue que le patient peut vouloir une chose un jour et, le lendemain, ne plus la vouloir, il peut changer d'avis. Il faut donc être modeste dans l'appréciation des choses quand on est médecin, il faut introduire le doute.
Il faut développer les soins palliatifs, c'est tout à fait certain. Il y a un débat sur la question de faire des soins palliatifs une spécialité médicale ; je n'y suis pas favorable, mais je sais que ma position est minoritaire - il y a déjà plus de cinquante spécialités médicales, en constituer une de plus, cela reviendrait à renvoyer la question de la fin de vie vers des spécialistes, comme on est orienté vers le cardiologue pour ce qui concerne le coeur. J'ai une autre lecture, celle de Paul Ricoeur, dont j'ai été l'élève : il est beaucoup plus important d'avoir une posture éthique. La pratique palliative relève d'une posture éthique : tout médecin, tout soignant peut, dès le premier instant curatif, se demander ce qu'il fera dans la situation où il n'y aura pas d'issue, plus de traitement, c'est la définition initiale des soins palliatifs : ce qui reste à faire quand il n'y a plus rien à faire. Philosophiquement, je n'aime pas que l'on délègue à quelqu'un d'autre ce qui, éthiquement, relève d'une posture que je dois garder jusqu'au bout. Sur le plan pratique, cependant, il faut - hélas, car ce n'est pas ma philosophie - des moyens humains et financiers pour développer les soins palliatifs spécifiques.
La question du délit d'entrave est complexe. On voit bien pourquoi elle a été posée, notamment par rapport aux États-Unis, où ces sujets donnent lieu à des scènes très violentes. Dans une République, à partir du moment où la loi est votée, je dois l'appliquer, même si elle ne me plaît pas. Le délit d'entrave peut donc se justifier.
M. Francis Wolff. - Je souhaite répondre à Monsieur Dupont. Il y a une contradiction à défendre les soins palliatifs - ce que je fais aussi -, que vous venez de définir comme « ce qu'il faut faire quand il n'y a plus rien à faire », et à dire que le médecin ne sait pas objectivement quand il n'y a plus rien à faire. Il revient au corps médical, avec tous les doutes que cela peut impliquer, de dire : « Là, je ne sais pas, mais il me semble qu'il n'y a plus rien à faire. » C'est cela que j'appelais l'avis du corps médical.
M. Philippe Mouiller, président. - Merci pour votre participation à nos travaux.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Les dangers des médicaments opioïdes - Examen du rapport d'information
M. Philippe Mouiller, président. - Nous allons entendre la communication de Patricia Demas, Anne-Sophie Romagny et Anne Souyris à l'issue des travaux de la mission d'information qu'elles ont conduite sur les dangers liés aux médicaments opioïdes.
Je vous rappelle que les travaux de nos collègues s'inscrivent dans le programme de contrôle de la commission pour la session 2024-2025. Il devait s'agir initialement d'une mission flash, lesquelles doivent durer quelques semaines, avec un nombre d'auditions limité, pour donner lieu à un rapport d'une vingtaine de pages. Finalement, avec mon accord, la réflexion s'est transformée en une véritable mission d'information. J'indique que, l'année prochaine, afin de veiller à la bonne tenue de notre programme de travail, je veillerai, lorsque l'on créera une mission flash, à ce que le format prévu dans ce cadre soit respecté.
Je vous rappelle également que nous avons entendu sur ce sujet, en audition plénière, la sociologue Marie Jauffret-Roustide, le 9 avril dernier.
Mme Anne Souyris, rapporteure. - En un quart de siècle, la « crise des opioïdes » a directement causé plus de 800 000 décès par surdose sur le territoire américain. Il s'agit là d'une catastrophe sanitaire d'une ampleur rarement observée outre-Atlantique, qui n'a fait que s'aggraver jusqu'en 2023, année durant laquelle près de 110 000 morts ont été à déplorer.
Les opioïdes désignent l'ensemble des substances dérivant du pavot à opium, qu'elles soient naturelles comme la morphine, semi-synthétiques comme l'héroïne, ou synthétiques comme le fentanyl. Utilisés à des fins thérapeutiques pour leurs vertus antalgiques, les opioïdes n'en sont pas moins des substances à risques, caractérisées par de nombreux effets secondaires, notamment psychotropes et, surtout, par un fort risque de dépendance.
Les opioïdes regroupent à la fois des médicaments bien connus comme le tramadol ou la codéine, et des produits stupéfiants illicites comme l'héroïne. Parfois, les mêmes substances actives qui servent de médicaments lorsqu'ils sont prescrits médicalement et délivrés en pharmacie alimentent un marché de rue à destination d'usagers dépendants : tel est le cas, notamment, du Skenan ou du fentanyl.
C'est en observant la gravité de la situation aux États-Unis, sur laquelle je reviendrai, que nous avons souhaité nous interroger sur les causes de cette crise, et évaluer la capacité du système de santé français à résister à un tel phénomène. Nos travaux nous ont conduites à mener dix-neuf auditions, faisant intervenir vingt-sept organismes ou personnalités qualifiées issus de tous les champs. Professionnels de santé, administrations et autorités sanitaires, structures de réduction des risques, industriels et usagers, ont tous été entendus.
Afin d'éclairer les réflexions que nous allons vous livrer sur le système de santé français, il nous a semblé nécessaire de vous présenter l'émergence et l'évolution de la crise américaine, qui s'est déroulée en quatre phases.
La crise des opioïdes américaine est d'abord, et peut être avant tout, une crise médicale de surprescription. Dans un contexte marqué par une demande croissante de soulagement des douleurs aiguës et chroniques, la prescription d'opioïdes s'est libéralisée aux États-Unis dans les années 1990. En cause, des stratégies commerciales agressives de la part des exploitants, qui ont stimulé l'offre par une politique de lobbying auprès des médecins, et encouragé la demande par la promotion de certains médicaments comme l'OxyContin auprès du grand public. Le tout, en occultant ou en minimisant les risques de dépendance associés à la consommation d'opioïdes. Entre 2007 et 2012, 780 millions d'antidouleurs ont été délivrés sur prescription en Virginie-Occidentale, soit 433 pilules par habitant.
Prenant conscience de la crise sanitaire émergente, les pouvoirs publics ont brutalement resserré les conditions de prescription de ces médicaments, causant un effondrement de la délivrance d'opioïdes prescrits. Les patients pharmacodépendants ne pouvant plus se fournir sur le marché légal se sont notamment déportés vers le marché des opioïdes de rue, alors porté par l'héroïne. La consommation d'opioïdes et la qualité des substances sont alors devenues incontrôlables.
L'arrivée sur le territoire américain de nouveaux dérivés synthétiques du fentanyl, les fentanyloïdes, autour des années 2015, marque la troisième phase de la crise. Ces substances, 25 à 50 fois plus puissantes que l'héroïne et moins chères que cette dernière, ont eu tôt fait d'inonder le marché américain, mais leur puissance et l'hétérogénéité de leur composition les rend très difficiles à doser. Les consommateurs sont donc exposés à des risques de surdose accrus, particulièrement en cas d'association avec des psychostimulants. C'est la quatrième vague de la crise, toujours en cours aujourd'hui. Le fentanyl et ses dérivés sont devenus la principale cause de décès des Américains de 18 à 49 ans : ils sont responsables des trois quarts des overdoses aux États-Unis, avec 75 000 décès en 2023.
Mme Patricia Demas, rapporteure. - Si la situation américaine est sans commune mesure avec celle de la France, nous constatons aussi, depuis plusieurs années, une augmentation sensible de la consommation des médicaments opioïdes forts et de leurs mésusages. Les enquêtes menées par le réseau français d'addictovigilance font état de données préoccupantes qui doivent nous inciter à prendre toute la mesure d'un risque de banalisation des prescriptions et des usages des médicaments opioïdes.
La consommation de médicaments opioïdes reste globalement circonscrite, celle-ci représentant 22 % de la consommation d'antalgiques en France, dont 20 % d'opioïdes dits faibles ou de palier 2, et 2 % d'opioïdes dits forts ou de palier 3. Des évolutions significatives doivent néanmoins être relevées : à titre principal, une progression marquée de la consommation des opioïdes forts au détriment des opioïdes faibles, de façon assez spectaculaire pour certains médicaments comme l'oxycodone.
À cet égard, les autorités sanitaires relèvent que le nombre de cas de troubles de l'usage liés à la consommation de médicaments opioïdes a plus que doublé entre 2006 et 2015. Deux médicaments sont particulièrement représentés : le tramadol et l'oxycodone. Qu'il s'agisse du nombre d'hospitalisations liées à la consommation d'opioïdes obtenus sur prescription médicale, ou du nombre de décès liés à l'usage de ces mêmes médicaments, les indicateurs recensés depuis quinze ans doivent nous alerter. Le nombre de décès comptabilisés, hors usagers à risques, s'est ainsi accru de 20 % entre 2018 et 2022.
Au-delà des cas les plus graves, les mésusages, qui recouvrent notamment des consommations à visée thérapeutique non ou mal encadrées médicalement, ne cessent de progresser en France. Le nombre de signalements de mésusages de tramadol recensés par les centres d'addictovigilance a doublé depuis 2017. Selon la Haute Autorité de santé (HAS), 29 % des usagers de codéine et 39 % des usagers de tramadol sont en situation de mésusage, dont la moitié pour une finalité autre qu'antalgique.
Ces évolutions s'inscrivent dans un contexte de sous-estimation généralisée des risques associés à la consommation d'opioïdes, par les patients comme par les professionnels de santé.
Parmi les effets indésirables, il y a, bien sûr, le risque de dépendance, physique et psychologique qui, même lorsqu'il est connu, est souvent minimisé : selon une étude, 36 % des usagers de codéine et 47 % des usagers de tramadol auraient des difficultés à arrêter leur traitement.
L'insuffisante prise en considération de ce risque favorise les mésusages, imputables tant aux patients qu'aux professionnels de santé, au système de soins et aux pouvoirs publics. Disons-le d'emblée : la responsabilité est collective.
En premier lieu, on observe une déconnexion inquiétante entre les recommandations de bon usage des opioïdes publiées par la HAS et les pratiques des prescripteurs. Selon une étude, plus de 80 % des prescriptions de codéine concernent des indications pour lesquelles le recours aux opioïdes n'est pas recommandé en première intention, telles que la lombalgie ou les douleurs dentaires, voire formellement déconseillé, par exemple pour les céphalées.
Le problème plus profond est celui du défaut de formation des professionnels de santé sur les questions de prise en charge de la douleur et de repérage des conduites addictives. Nous y reviendrons en détail lorsque nous aborderons nos préconisations.
Du côté des patients, l'automédication et le partage de traitements, pratiques largement banalisées associées à des surdosages et au développement incontrôlé d'une pharmacodépendance, sont notamment en cause.
Face aux risques encourus, il faut faire sortir les patients d'un rôle de « consommateur » passif pour en faire des acteurs du bon usage. Malheureusement, l'information des patients, érigée en droit par la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé, dite loi Kouchner, et constitutive d'une obligation déontologique incombant aux professionnels, demeure très insuffisante : près d'un praticien sur cinq admet ne pas informer systématiquement les patients des risques liés aux opioïdes.
Mme Anne-Sophie Romagny, rapporteure. - Vous l'avez compris, mes chers collègues, face à la volonté tout à fait légitime de soulager la douleur, les opioïdes sont en quelque sorte devenus un réflexe, tant pour les patients qui les réclament que pour les professionnels qui les prescrivent.
Dans ces conditions, faut-il craindre une importation de la crise américaine ? Malgré le faisceau de signaux préoccupants que nous vous avons décrit, il ressort des auditions que ce scénario, s'il ne doit pas être écarté, ne semble pas le plus probable. La France peut en effet capitaliser sur des atouts construits sur le long cours, et compter sur la réactivité des autorités sanitaires, qui ont récemment resserré les conditions d'accès aux opioïdes.
D'abord, la France se distingue des États-Unis par son encadrement strict de la promotion des médicaments. Dès le XXe siècle, le législateur a fait le choix d'interdire la publicité grand public pour les médicaments à prescription médicale obligatoire, dont font partie les opioïdes : des campagnes marketing comme celles à l'origine de la crise américaine seraient donc inenvisageables ici. Quant à la publicité auprès des professionnels, elle est subordonnée à un visa de publicité délivré par l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), laquelle vérifie l'objectivité du contenu et sa conformité aux recommandations de bon usage.
La France peut également compter, de longue date, sur des réseaux d'addictovigilance et de pharmacovigilance performants, qui jouent un rôle d'alerte auprès des autorités sanitaires en recensant et en quantifiant les mésusages et usages détournés le plus tôt possible. Il nous faut consolider ces acquis en donnant aux centres d'addictovigilance, particulièrement peu pourvus au regard de leurs missions, les moyens nécessaires à leur bonne exécution, et accentuer les efforts de testing, afin d'en savoir plus sur l'évolution des substances sur le marché et leurs risques pour la santé.
Prenant acte des signaux préoccupants évoqués plus tôt, les pouvoirs publics ont récemment réagi par une batterie de mesures visant à limiter ou circonscrire les mésusages. Entre garantie de l'accès aux antalgiques pour les patients qui le nécessitent, et encadrement suffisant de la prescription pour limiter les mésusages, la ligne de crête est mince. L'action des pouvoirs publics repose aujourd'hui sur quatre principaux piliers, dont deux restent particulièrement à consolider.
D'abord, les autorités sanitaires ont décidé un resserrement des conditions de prescription des opioïdes. Tous les opioïdes sont désormais soumis à prescription médicale obligatoire, y compris, depuis 2017, les sirops codéinés. Afin de limiter la survenue d'une pharmacodépendance, la prescription d'opioïdes est désormais presque systématiquement encadrée dans sa durée. L'ANSM a ainsi décidé de limiter à douze semaines les prescriptions de tramadol en 2020, et de soumettre les spécialités codéinées à la même limitation le 1er mars dernier. Ce faisant, elle a souhaité rapprocher les conditions de prescription de ces médicaments de celles des médicaments stupéfiants, dont font partie la majorité des opioïdes de palier 3. Ces derniers ne peuvent être prescrits pour plus de quatre semaines. La durée maximale de prescription concerne désormais tous les opioïdes à l'exception de la poudre d'opium, de la nalbuphine et d'une spécialité de buprénorphine.
Les autorités sanitaires ont également souhaité renforcer la sécurisation des ordonnances d'opioïdes, particulièrement touchées par la falsification. Pour ce faire, l'ANSM a aligné, le 1er mars dernier, le régime du tramadol et de la codéine sur celui des médicaments stupéfiants, en exigeant la production d'une ordonnance dite sécurisée pour autoriser la délivrance. Seules la poudre d'opium et la nalbuphine ne sont pas concernés par une telle obligation.
Cette décision a reçu un accueil mitigé. Bien que pertinente, celle-ci pourrait en effet induire un risque de transmission de la demande du marché légal au marché illégal, selon le schéma survenu outre-Atlantique. Si la France n'a pas connu le même phénomène de surprescription que celui qui a été observé aux États-Unis, il convient toutefois de demeurer vigilant à ce que l'exigence d'un encadrement plus strict ne dérive pas en un durcissement contre-productif et inopportun des conditions d'accès aux antalgiques opioïdes. Il apparaît donc nécessaire d'évaluer cette mesure avant de l'élargir, le cas échéant, à l'ensemble des opioïdes, d'autant que les usages détournés, visant des effets psychoactifs, suivent eux aussi une trajectoire préoccupante, et prennent des formes toujours plus diversifiées. Dans un contexte d'effondrement de la production d'héroïne par l'Afghanistan, de nouveaux opioïdes de synthèse comme les nitazènes ou les fentanyloïdes, plus puissants et plus dangereux, arrivent sur le marché noir. Il convient d'accorder une attention toute particulière à la pénétration de ces produits en France, encore embryonnaire mais déjà bien présente chez certains de nos voisins européens.
Concernant l'étiquetage et le conditionnement des opioïdes, des travaux ont été engagés par les autorités sanitaires, mais demeurent à ce jour moins matures. Face aux enjeux, il est nécessaire d'agir sans précipitation, mais avec vélocité.
Le conditionnement des médicaments opioïdes est parfois inadapté aux posologies recommandées, ce qui conduit les patients à accumuler des boîtes d'antalgiques non terminées dans leur armoire à pharmacie. Cela renforce naturellement les risques d'automédication. Sur le modèle du travail conduit pour la réduction de la taille des boîtes de tramadol, il doit être envisagé de revoir le conditionnement de certaines spécialités comme le Dafalgan codéiné.
Enfin, l'étiquetage des opioïdes constitue un vecteur d'information essentiel pour le patient : il apparaît donc nécessaire de faire apparaître sur l'ensemble des boîtes de spécialités opioïdes des mentions d'alerte relatives au risque de pharmacodépendance encouru, comme aux États-Unis ou en Australie. Une telle évolution est en bonne voie pour le tramadol et la codéine, mais elle doit être étendue à l'ensemble des opioïdes, de palier 2 comme de palier 3.
Mme Patricia Demas, rapporteure. - Si la situation américaine est sans commune mesure avec celle de la France, les évolutions constatées ces dernières années témoignent de fragilités que l'on ne saurait ignorer ni laisser perdurer. Le constat auquel nous sommes parvenues nous conduit à préconiser d'inscrire la lutte contre la douleur et la prise en charge des conduites addictives parmi les priorités de santé publique. Trois axes nous semblent ainsi devoir donner lieu à la formalisation d'une feuille de route nationale : réinvestir dans la lutte contre la douleur ; renforcer la politique de réduction des risques en matière d'addictions ; former les professionnels de santé et accompagner l'évolution des pratiques. Nous les évoquerons tour à tour.
S'agissant, pour commencer, de la lutte contre la douleur, il faut se souvenir que celle-ci a constitué une véritable priorité de santé publique entre 1998 et 2010, avec la succession de trois plans nationaux dédiés, portés au niveau ministériel. Bernard Kouchner avait impulsé le premier plan, qui a notamment permis de simplifier les conditions de prescription de certains antalgiques, dont les stupéfiants, et contribué à structurer progressivement la prise en charge de la douleur au sein des établissements de santé et en ville. Malgré les recommandations du Haut Conseil de la santé publique, le quatrième plan national de lutte contre la douleur qui était attendu n'a jamais vu le jour. La douleur figure certes dans la loi, depuis 2016, parmi les objectifs auxquels doit concourir la politique de santé publique, mais elle n'apparaît plus, en pratique, comme une priorité.
Or, la part des Français souffrant de douleurs chroniques est estimée entre 20 % et 30 %. La douleur constitue la première cause de consultation en médecine générale et dans les services d'urgences. Pourtant, seuls 37 % des patients douloureux chroniques se déclarent satisfaits de leur prise en charge. Ce bilan témoigne de carences persistantes pour permettre une prise en charge adaptée des usagers. Relevons que les structures spécialisées « douleur chronique » (SDC) pâtissent d'une accessibilité limitée, du fait des délais de prise en charge excessivement longs, et d'une inégale répartition sur le territoire. En conséquence, seuls 3 % des patients douloureux chroniques y ont aujourd'hui accès, alors que 70 % d'entre eux ne reçoivent pas de traitement approprié.
Les SDC se trouvent en situation de fragilité au regard des moyens qui leur sont actuellement dédiés, et la Société française d'évaluation et de traitement de la douleur (SFETD) alerte sur la pérennité de certaines structures. Nous recommandons que leur situation soit de toute urgence consolidée. La recherche d'une meilleure coordination de tous les acteurs de l'offre de soins est également indispensable : à cet égard, des dispositifs incitatifs à l'utilisation du dossier médical partagé devraient être soutenus, pour éviter les prescriptions redondantes et les prolongations injustifiées de traitements.
Plus largement, nous préconisons que soit formalisé un nouveau plan national de lutte contre la douleur, pour apporter à la problématique des mésusages d'opioïdes des réponses globales en matière d'offre de soins, de la prévention à la prise en charge.
Mme Anne Souyris, rapporteure. - J'en viens maintenant à la nécessité de renforcer notre politique de réduction des risques en matière de lutte contre les addictions.
Si nous pouvons nous satisfaire d'une chose, c'est que la France figure parmi les pays européens dans lesquels l'accès des usagers aux traitements par agonistes opioïdes (TAO) est le plus élevé. Cet accès mérite toutefois d'être soutenu et davantage sécurisé, compte tenu des conditions restrictives de prescription de ces traitements, et du refus de certains médecins de les prescrire. Ces refus de soins sont multifactoriels et peuvent s'expliquer, tant par un manque de formation des médecins, que par un refus de principe de suivre certains profils de patients. En tout état de cause, cela justifie de réfléchir aux conditions permettant de sécuriser la situation des patients dépendants. Sur ce point, nous proposons d'envisager un élargissement de l'offre de TAO, par exemple en autorisant la dispensation en ville de la buprénorphine à libération prolongée.
En revanche, la France a pris un retard coupable sur les conditions d'accès à la naloxone, cet antidote aux surdoses d'opioïdes qui permettrait d'éviter jusqu'à quatre décès sur cinq par overdose. Ce point doit indéniablement constituer une autre priorité d'action. Actuellement, l'hétérogénéité des conditions du remboursement et des modalités de délivrance de la naloxone nuit à sa disponibilité. La HAS a pourtant recommandé, dès 2022, d'améliorer sa diffusion grâce à un accès facilité, sans prescription, à toutes les formes de naloxone. Il est grand temps que le Gouvernement prenne les mesures utiles pour mettre en pratique cette recommandation de la HAS.
Enfin, il nous semble nécessaire de donner une portée plus large à la politique de réduction des risques, presque exclusivement tournée vers des publics marginalisés et encore trop confidentielle. Les démarches « d'aller vers » menées dans le cadre de politiques de prévention ciblées doivent être promues, notamment envers les usagers les plus à risques. Les haltes soins addictions (HSA) déployées à titre expérimental depuis 2016 visent précisément à répondre à cette préoccupation. J'aurais souhaité que ce rapport formule des préconisations à cet égard, mais je vous précise qu'en l'attente du rapport d'évaluation final de la direction générale de la santé et faute d'un consensus, de ce fait notamment, difficile à trouver, tel n'est pas le cas, et je le regrette. Je précise que les rapports intermédiaires dont est issue cette évaluation sont tous favorables en termes de santé publique - les HSA sauvent des vies - et de sécurité publique. Je tiens également à préciser que l'expérimentation touche à sa fin le 31 décembre prochain, et que pour que les quelques milliers de personnes en grandes déshérence et en grand danger qui sont littéralement sauvées par ces structures, je pense qu'il sera utile que nous prenions leur avenir en main, en dépassant les clivages partisans comme nous savons le faire ici, et comme Strasbourg a d'ores et déjà su le faire.
Au-delà de telles actions « d'aller vers », il convient de saisir toute la diversité des profils concernés par les mésusages d'opioïdes : ceux-ci incluent des patients devenus tolérants du fait de prescriptions prolongées suite à une intervention chirurgicale lourde ou en raison d'une douleur chronicisée. De ce point de vue, l'éducation thérapeutique constitue un levier à développer pour responsabiliser les patients et les rendre acteurs de leur prise en charge. Les professionnels de la douleur appellent unanimement à ce qu'elle soit renforcée, par des campagnes dédiées et par la mise à disposition d'outils d'autoévaluation du risque de dépendance.
Mme Anne-Sophie Romagny, rapporteure. - Enfin, l'enjeu de formation des professionnels de santé et plus largement, d'accompagnement de ces professionnels dans l'évolution de leurs pratiques, est tout à fait décisif.
Un premier constat s'impose : le médecin généraliste est aujourd'hui l'acteur central de la prise en charge de la douleur. Son rôle a d'ailleurs été renforcé par la loi de modernisation de notre système de santé de janvier 2016, qui lui confie la mission d'administrer et de coordonner les soins visant à soulager la douleur. Les médecins généralistes prescrivent 86 % des médicaments opioïdes faibles et 89 % des médicaments opioïdes forts. Ils ne bénéficient pourtant de formation complète et adaptée ni sur le traitement de la douleur ni sur la gestion des conduites addictives. La SFETD indique en outre que la réforme du troisième cycle des études médicales aurait conduit à une diminution de moitié du temps de formation consacré à la douleur.
Ces carences dans la formation initiale étant partagées par les médecins, les pharmaciens et les infirmiers, l'une de nos recommandations consiste à prévoir un module renforcé sur la prise en charge de la douleur et des conduites addictives dans les formations initiales des professionnels de santé.
Le développement de programmes de formation continue qui soient aisément accessibles aux professionnels en exercice apparaît également nécessaire, a fortiori dans l'optique que préconise la SFETD d'intégrer le dépistage de la douleur aux consultations de prévention aux âges clés de la vie.
S'agissant de l'évolution des pratiques à soutenir, il ressort de nos auditions que le médecin généraliste se trouve bien souvent isolé et démuni, confronté à des douleurs qu'il ne sait pas gérer autrement que par le recours aux opioïdes. Cette situation favorise l'escalade thérapeutique, alors que les spécialistes recommandent au contraire d'accompagner toute prescription initiale d'opioïde d'une stratégie de déprescription, et de favoriser le recours à des alternatives non médicamenteuses ou à des antalgiques non opioïdes. Ces bonnes pratiques, nous l'avons évoqué, sont encore largement méconnues des médecins. L'absence de repérage précoce des troubles de l'usage accentue encore les situations d'impasse thérapeutique pour des patients devenus tolérants puis dépendants, sans toujours ressentir de soulagement de leurs douleurs.
Les professionnels de santé doivent donc être accompagnés dans l'évolution de leurs pratiques. De ce point de vue, les ordres professionnels ont un rôle clair à jouer, en coopération avec la HAS, pour assurer la diffusion et la promotion des référentiels de bonnes pratiques sur la prescription des opioïdes. L'élimination systématique de toute douleur ne doit pas constituer un objectif thérapeutique ultime, et il est essentiel de positionner l'usage des médicaments opioïdes dans une prise en charge multimodale globale, recourant notamment à des approches non médicamenteuses.
Mme Anne Souyris, rapporteure. - En conclusion, la France dispose d'un système de santé bien armé pour prévenir la survenue d'une crise des opioïdes telle que les États-Unis l'ont vécue. Si un tel phénomène apparaît à ce stade peu probable dans notre pays, rien ne nous prémunit toutefois contre une aggravation des tendances constatées concernant les mésusages de médicaments opioïdes. Si elles ne sont pas rapidement corrigées par un plan d'action approprié, la situation, déjà préoccupante, devrait poursuivre sa dégradation.
En matière de santé publique et de prévention, nous le savons, il est essentiel d'anticiper les risques pour les traiter efficacement. L'ensemble des vingt recommandations que nous formulons sont aisées à mettre en oeuvre et peu ou pas coûteuses. Nous espérons qu'elles pourront être déployées sans délai.
M. Khalifé Khalifé. - Vous êtes-vous intéressées au développement de plantations d'opium à visée thérapeutique en France, comme il en existe en Inde ? Les produits naturels sont moins toxiques que les produits de synthèse. De même, avez-vous inclus le captagon dans le champ de votre étude ?
Mme Frédérique Puissat. - Je remercie nos rapporteures d'avoir respecté l'esprit qui préside à nos missions d'information. Celles-ci visent à contrôler l'action du Gouvernement et à évaluer les politiques publiques. Même si nos positions peuvent diverger, nous parvenons toujours, dans ce cadre, à des consensus, qui font que nos rapports font référence. Ils sont très précis et constituent des mines d'information pour ceux qui veulent se renseigner sur un sujet.
Je souhaite revenir sur les salles de shoot, dénommées « haltes soins addictions ». J'entends les propos de l'une de nos rapporteures sur le sujet, mais je ne souhaite pas m'y associer. En la matière, il faut marcher sur deux jambes : la santé et la sécurité. La proximité de ces salles peut entrainer certaines difficultés pour les voisins.
Mme Patricia Demas, rapporteure. - Non, Monsieur Khalifé, nous n'avons pas abordé la question de la culture d'opium en France.
Mme Anne-Sophie Romagny, rapporteure. - Notre mission visait les opiacés et les opioïdes de synthèse. Le captagon n'est pas un opioïde : il s'agit d'un mélange d'amphétamine et de théophylline.
Mme Anne Souyris, rapporteure. - Notre rapport ne comporte pas de recommandation sur les salles de shoot. Ce sujet n'est pas central dans notre mission, mais il a été évoqué à de nombreuses reprises dans nos auditions. Je n'en ai parlé qu'à titre personnel, sans esprit polémique. Il n'en demeure pas moins que l'expérimentation des salles de shoot arrivera bientôt à son terme et que des choix politiques devront être faits.
M. Alain Milon. - Les salles de shoot ont été créées par la loi Touraine du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé, dont j'étais rapporteur au Sénat. C'est une bonne idée. Il était question d'en installer un peu partout. Le Sénat a demandé que les salles soient installées dans les hôpitaux, afin qu'elles soient supervisées par des professionnels de santé. Je voterai ce rapport.
M. Philippe Mouiller, président. - Mes chers collègues, je mets aux voix les recommandations de nos rapporteures, ainsi que le rapport d'information.
Les recommandations sont adoptées.
La commission adopte le rapport d'information et en autorise la publication.
La réunion est close à 11 h 20.