Mercredi 24 septembre 2025
- Présidence de M. Cédric Perrin, président -
La réunion est ouverte à 9 h 10.
Audition de M. Thomas Gomart, directeur de l'Institut français des relations internationales
M. Cédric Perrin, président. - Nous accueillons ce matin M. Thomas Gomart, directeur de l'Institut français des relations internationales (Ifri), afin qu'il nous fasse part de son expertise sur la situation internationale à laquelle nous sommes confrontés. Cette dernière peut être qualifiée d'évolutive, car des événements aux répercussions mondiales se produisent presque chaque jour dans un apparent chaos : je pense à l'étalage de la puissance chinoise lors du défilé du 3 septembre dernier, aux frappes israéliennes subies par Doha le 9 septembre et à l'offensive majeure menée dans la ville de Gaza, ainsi qu'à l'intrusion de 19 drones russes dans l'espace aérien de la Pologne, suivie par le survol de la Roumanie par un drone russe, le 13 septembre.
Bref, les manifestations de tensions se succèdent à un rythme de plus en plus rapide. Et que dire du discours prononcé par le président américain, hier, à la tribune de l'ONU, qui nous a tous laissés sans voix !
La situation internationale peut également être qualifiée de dégradée, car, dans cet apparent chaos, on n'identifie aucune nouvelle positive pour l'Europe ou, du moins, pour les valeurs qu'elle défend depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
J'aborderai cette audition en soulignant trois points de fragilité.
Le premier est la poursuite de la révolution trumpienne aux États-Unis. Ce pays est en proie à une polarisation extrême, dont on fait sans cesse un usage politique, comme l'a une nouvelle fois rappelé l'assassinat de Charlie Kirk. Au-delà, notre grand allié mène désormais une politique étrangère décomplexée qui, pour nous, Européens, est de moins en moins lisible et prévisible. On note cependant une constante dans l'hostilité manifestée aux alliés d'autrefois. La faiblesse de la réaction du président américain tant au bombardement israélien à Doha qu'au survol de la Pologne et de la Roumanie par des drones russes constitue un tournant que nous ne sommes pas tout à fait prêts à affronter. Vous avez déclaré, monsieur Gomart, que cette incursion démontrait par l'absurde l'inanité du système de défense européen. Dans un entretien paru dans Le Monde en janvier 2024, vous aviez invité les Européens à anticiper les conséquences d'une nouvelle élection de Donald Trump et à accélérer très sérieusement leurs efforts militaires. Vous pourrez nous dire si vous estimez les progrès à la mesure des enjeux et des risques.
En second lieu, nous aimerions entendre vos remarques concernant l'affirmation croissante de la Chine sur la scène mondiale. Le défilé militaire qu'elle a organisé le 3 septembre dernier pour célébrer le 80e anniversaire de sa victoire sur le Japon comporte une triple dimension : tout d'abord, elle a envoyé un message de puissance et de fierté à sa population ; ensuite, elle a invité les dirigeants de la Russie et de la Corée du Nord à se rapprocher davantage de ses positions ; enfin, elle a adressé un avertissement à ses potentiels compétiteurs.
De nombreux experts ont souligné la montée en puissance de l'armée populaire de Chine, qui semble avoir comblé ses lacunes stratégiques et tactiques. Comme vous l'avez souligné dans votre ouvrage L'Accélération de l'histoire, la Chine poursuit un projet politique de réunification et dispose, avec le détroit de Taïwan, d'un levier idéal pour perturber en profondeur l'économie mondiale en asséchant la livraison des puces électroniques, qui proviennent de cette zone à 80 %.
Face à cette puissance en expansion, organisée et structurée autour d'objectifs de long terme, le monde occidental - si tant est que ce vocable ait encore du sens - apparaît éclaté et sans réelle boussole, privé tant d'unité intérieure que de cohérence extérieure. Vous pourrez nous donner votre sentiment sur les visées chinoises et le risque qu'elles peuvent faire peser sur nous, aussi bien directement qu'indirectement, via la Russie.
Enfin, nous devons aborder un sujet qui nous concerne en premier lieu et constitue une synthèse de ces menaces : je veux parler de l'Afrique. Nos collègues Ronan Le Gleut, François Bonneau et Marie-Arlette Carlotti ont présenté, en janvier dernier, un rapport d'information approfondi et exhaustif, intitulé L'Afrique dans tous ses États, qui détaille avec une grande précision les nombreuses menaces pesant sur le continent, du golfe de Guinée à la Corne de l'Afrique, en passant par le Sahel. Ces menaces nous concernent désormais directement depuis le retrait subit de la France, l'avancée de la Chine et l'influence grandissante de la Russie. Là encore, votre expertise, M. Gomart, sera précieuse pour nous aider à mieux appréhender les grandes lignes de fractures qui se dessinent aujourd'hui en Afrique.
Avant de céder la parole à notre invité, je rappelle que la présente audition est captée et diffusée en direct sur le site internet du Sénat et sur ses réseaux sociaux.
M. Thomas Gomart, directeur de l'Institut français des relations internationales. - Je vous remercie de votre invitation, monsieur le président. C'est pour moi toujours un honneur de retrouver votre commission. Compte tenu des indications qui m'ont été données en amont de cette réunion, j'axerai mon propos sur quatre grands sujets. Je commencerai par la guerre en Ukraine, avant d'évoquer le conflit israélo-palestinien, puis l'existence d'un schisme transatlantique. J'aborderai enfin certains points chauds qu'il convient de relier les uns aux autres.
Je souhaiterais, au préalable, formuler trois remarques. La première concerne la situation de la production doctrinale en France. Nous avons déjà eu l'occasion d'en discuter dans le cadre de cette commission, notamment en mars 2023. Nous disposons désormais d'un nouveau document de cadrage, la revue nationale stratégique (RNS), rendue publique le 14 juillet dernier. Il s'agit d'un document substantiel d'analyse du contexte, qui présente un certain nombre d'orientations et de moyens.
Pour répondre à la question que vous avez posée en introduction, je ne crois pas que les moyens soient à même de répondre à la menace. Il existe toutefois un consensus sur la dangerosité de la situation internationale, ce qui est assez positif. Ainsi, le point n° 7 de la RNS formule l'hypothèse d'un engagement majeur en Europe, hors du territoire national, à l'horizon 2030.
Si ce constat est très largement partagé dans la communauté stratégique, il ne l'est pas du tout dans l'appareil productif et le monde des entreprises. Quid du monde politique ? C'est à vous de me le dire, mesdames, messieurs les sénateurs. J'ai le sentiment qu'il existe un décalage important entre la gravité du contexte international et l'absence de préparation. Prend-on bien au sérieux ce qui est écrit dans la RNS et se prépare-t-on en conséquence ? Pour l'heure, ma réponse est négative.
Deuxième remarque : le risque d'un engagement majeur en Europe s'explique essentiellement par l'attitude de la Russie. Dans ce contexte, comment contrecarrer la menace russe sans restreindre notre lecture géopolitique à la seule guerre d'Ukraine ? Une trop grande focalisation pourrait nous faire perdre de vue d'autres questions, en particulier la manière dont le conflit israélo-palestinien s'invite dans nos sociétés.
De mon point de vue, la guerre en Ukraine constitue le centre de gravité de la sécurité européenne. Néanmoins, ce conflit est paradoxalement perçu comme étant de plus en plus périphérique par les grands acteurs stratégiques. Ainsi, il provincialise l'Europe, y compris la Russie, à l'échelle globale.
Troisièmement, nous devons nous demander, avec beaucoup de lucidité, quels sont les effets que notre pays est capable de produire par lui-même à l'échelle mondiale, sur les plans diplomatique, économique et militaire. Que peut produire la France dans le cadre européen, et comment celui-ci s'organise-t-il ? Notre action « en coalition », c'est-à-dire dans une logique multilatérale, est également déterminante.
La Russie, l'Iran et la Chine constituent les trois dossiers les plus sensibles selon la RNS. En ce qui concerne l'Iran, le président Sarkozy, en 2008, appelait à éviter l'alternative catastrophique entre le bombardement du pays et la bombe iranienne. Désormais, nous avons probablement les deux. Concernant l'Ukraine, les Européens cherchent, quel qu'en soit le coût politique ou économique, le maintien de la protection américaine et l'arrêt de la guerre. Je crains qu'ils n'aient ni l'un ni l'autre.
J'en viens justement au premier volet de ma présentation, la guerre en Ukraine, sur lequel je m'étendrai longuement, pour des raisons qui tiennent à l'importance des travaux que j'ai consacrés à cette zone par le passé. Lors d'un échange en 2023, nous avions parlé de la contre-offensive ukrainienne et nous étions demandé quelles étaient les solutions de rechange dont nous disposions si celle-ci venait à échouer.
Une chose est sûre, ce conflit montre notre très grande difficulté d'anticipation. La résistance et la résilience dont l'Ukraine fait preuve constituent néanmoins une grande surprise stratégique, en dépit d'un discours qui annonce la défaite inexorable du pays face la supériorité de la Russie sur les plans humain, économique et militaire.
Ce conflit n'est pas facile à caractériser, d'autant qu'il implique désormais quatre belligérants. En effet, dans son agression menée contre l'Ukraine, la Russie dispose du soutien de la Biélorussie et de la Corée du Nord. Nous avons sous-estimé l'importance de la participation nord-coréenne et ce qu'elle signifie à l'échelle globale.
Aujourd'hui, les pays européens sont moins parties prenantes de la sécurité asiatique que les pays asiatiques et orientaux ne le sont de la sécurité européenne. Le fait que des soldats nord-coréens se battent à Koursk reflète, à mes yeux, une forme d'inversion historique. En outre, notez que le Japon et la Corée du Sud ont changé de positionnement diplomatique pour soutenir de manière très forte l'Ukraine en matière diplomatique, financière et économique. La Corée du Sud est aussi devenue le fournisseur de l'armée polonaise. Du reste, le soutien militaire apporté par l'Iran à la Russie relègue les Européens à une position de plus en plus périphérique.
La guerre en Ukraine est conduite par un État néoimpérial qui s'inscrit dans une politique d'éternité et se montre incapable de penser le principe de succession. La Russie a lancé une guerre à un pays auquel elle ne reconnaît plus le droit à l'existence pleine et entière.
Une bonne part des erreurs d'analyse commises en France sur la trajectoire prise par la Russie s'explique par le peu d'attention prêtée à l'idéologie produite par le régime de Vladimir Poutine, au nom d'un prétendu réalisme qui se réduit à suivre des intérêts de sécurité. Le projet russe de M. Poutine consiste tout bonnement à poursuivre la Grande Guerre patriotique, en cherchant à inscrire de manière définitive la Russie dans un cycle historique de victimisation, qui renvoie sans cesse aux mêmes menaces du passé.
Notre analyse de la Russie est aujourd'hui très délicate, car son ineptie militaire et son acceptation d'un niveau considérable de pertes traduisent néanmoins une sourde détermination. D'ailleurs, le contraste entre l'inefficacité militaire russe et l'efficacité militaire israélienne est absolument frappant.
Je le répète, l'Ukraine impressionne par sa résilience. Le fait que l'intégrité territoriale de la Russie ait été plusieurs fois violée en profondeur par les opérations militaires ukrainiennes, alors même qu'il s'agit d'une puissance nucléaire, constitue une évolution notable du conflit. Cela doit nous conduire à nous interroger sur le glissement de la grammaire nucléaire.
Par ailleurs, ce conflit mine durablement la sécurité européenne. Le président Trump est sans doute le seul dirigeant à pouvoir modifier la situation sur le plan diplomatique. Nous sommes toutefois surpris, d'un point de vue stratégique, par la collusion idéologique qui existe entre la Maison-Blanche et le Kremlin, en particulier sur les causes de la guerre en Ukraine. La désignation récurrente de M. Zelensky comme fauteur de guerre par le président américain illustre une véritable inversion, à laquelle s'ajoute un mépris affiché pour le droit international et le fonctionnement multilatéral.
À mes yeux, les Européens donnent parfois le sentiment de craindre davantage une escalade avec la Russie qu'une victoire de la Russie en Ukraine : c'est très étrange !
Au demeurant, la guerre en Ukraine ne se limite évidemment pas aux seuls aspects militaires. Ainsi, son analyse doit être élargie aux enjeux énergétiques, financiers et technologiques, pour penser mieux les effets à moyen terme. Ce qui est certain, c'est que nous avons désormais deux pays européens profondément marqués par la guerre. Le degré de violence que la Russie et l'Ukraine s'infligent mutuellement aura des répercussions dans leur propre corps social pour les deux générations à venir, ainsi que pour les voisins européens.
J'en viens au conflit israélo-palestinien. Je commencerai par rappeler un événement diplomatique qui, sans devoir être surinterprété, révèle clairement les choses : en plus de la Russie et de ses soutiens traditionnels, les États-Unis, la Hongrie et Israël ont voté contre une résolution présentée par l'Ukraine à l'Assemblée générale des Nations unies, en février dernier. Cela traduit un éloignement grandissant entre les Européens et les États-Unis.
Le conflit israélo-palestinien, au lendemain de la reconnaissance de l'État palestinien par la France et plusieurs autres pays, appelle trois remarques. Premièrement, face au terrorisme militarisé, dont l'attaque du 7 octobre 2023 est la marque, on a toujours le choix entre la surréaction et la sous-réaction. Force est de constater qu'Israël a choisi la seconde option.
Rappelons que le terrorisme militarisé peut très sévèrement frapper une puissance nucléaire, comme ce fut le cas aux États-Unis en 2001 ou en France en 2015, si bien qu'il ne peut être exclu du champ stratégique, au-delà des conflits interétatiques classiques.
Deuxièmement, les opérations militaires conduites par Israël donnent le sentiment que l'État hébreu entend redessiner par la force la carte du Moyen-Orient, en menant simultanément une guerre sur six fronts : à Gaza, où la férocité de la riposte et les crimes de guerre vont ternir durablement l'image internationale d'Israël ; au Liban, où le Hezbollah a été « décapité » ; en Syrie, où les opérations militaires israéliennes sont désormais régulières ; au Yémen, où les interventions sont aussi fréquentes, bien qu'elles fassent l'objet d'une faible couverture médiatique ; au Qatar, qui a subi de récentes attaques ; en Iran, dont Israël cherche activement, depuis avril 2024, à détruire le programme nucléaire.
Troisièmement, les frappes en Iran constituent un élément décisif. Le fameux axe de résistance dont pouvait se targuer le pays se trouve disloqué. En outre, le Premier ministre israélien est parvenu à contraindre le président des États-Unis à bombarder l'Iran, ce que celui-ci ne souhaitait pas faire à l'origine. On doit y voir une rupture fondamentale de l'ordre international.
Abordons désormais le troisième volet de ma présentation, à savoir le schisme transatlantique. Si j'emploie ce terme, c'est parce que la différence entre les États-Unis et l'Europe, liés par une relation transatlantique complexe, profonde et historique, porte substantiellement sur des aspects idéologiques. En témoigne l'opposition spectaculaire du Vatican à la Maison-Blanche. Le pape François, peu avant sa mort, a été le premier à adresser une réponse politique et intellectuelle à l'administration Trump, dans sa lettre aux évêques américains, alors que le vice-président des États-Unis, pourtant catholique converti, forçait les portes du Kremlin.
D'un point de vue diplomatique, trois actes importants sont intervenus au cours de l'été.
Premièrement, lors du sommet de l'Otan, organisé à La Haye au mois de juin dernier, les pays européens ont accepté le principe d'une augmentation substantielle de leurs dépenses militaires, répondant ainsi, avec une génération de retard, aux demandes américaines exprimées par l'administration Bush. Le niveau de dépenses militaires des États fait débat, mais on note tout de même une tendance à la hausse. Toutefois, les pays membres de l'Otan seront-ils bien capables de produire cet effort ? Celui-ci sera-t-il poursuivi si, d'aventure, on obtenait un cessez-le-feu en Ukraine ?
Le deuxième épisode, c'est l'accord de Turnberry. Les Européens ont accepté le tribut demandé par les États-Unis à la suite du déclenchement de la guerre commerciale par le président Trump au mois d'avril dernier. Cet accord traduit l'acceptation intellectuelle de l'argumentaire américain, la Commission européenne justifiant sa décision par la nécessité de conserver l'appui des États-Unis en Ukraine.
Le troisième épisode, survenu après le sommet d'Anchorage, en Alaska - le président des États-Unis a alors déroulé le tapis rouge au président de la Fédération de Russie, au sens propre comme au sens figuré -, c'est la visite à Washington des dirigeants européens, entourant le président ukrainien dans un moment de très grande vulnérabilité. Quel que soit le jugement que l'on porte sur le traitement médiatique de cette visite, il faut reconnaître que les dirigeants de l'Union européenne ont su rester dans la discussion à un moment où le risque d'en sortir était très grand.
Sur le plan économique, le schisme transatlantique se traduit par une offensive commerciale, via les droits de douane imposés par les États-Unis. Il se manifeste, de surcroît, par une offensive technologique et idéologique. Lors du sommet sur l'intelligence artificielle comme lors de la conférence de Munich sur la sécurité, le vice-président Vance a répété que l'Europe était désormais incapable d'innover, au motif qu'elle régulerait trop, et incapable de se gouverner, dans la mesure où elle accepterait trop de migrants. Cette offensive idéologique caractérisée prend la forme d'ingérences prononcées dans les processus électoraux d'un certain nombre de pays - je n'insisterai pas sur ce point.
Enfin, j'évoquerai un certain nombre de sujets moins immédiats, mais qu'il faut à mon avis suivre de près en s'efforçant de discerner leurs effets de bord.
Le premier sujet, c'est le conflit rouvert au printemps dernier entre l'Inde et le Pakistan. Cette guerre, qui a duré quelques jours, a pour conséquence immédiate non un rapprochement entre l'Inde et la Chine, mais une forme de normalisation - l'Inde a été très lourdement sanctionnée, sur le plan commercial, par l'administration Trump, laquelle estime qu'elle a arrêté le conflit et a donné au Pakistan des signes de reconnaissance qui ont très fortement irrité l'Inde. La structuration de la relation entre l'Inde et la Chine est un sujet sur lequel l'Ifri travaille beaucoup. Ces deux pays sont les plus peuplés du monde, mais ils se trouvent dans des situations très différentes. Si elle s'est hissée au premier rang dans la plupart des domaines, la puissance chinoise est, comme les pays européens, sujette au vieillissement accéléré de sa population. À l'inverse, l'Inde bénéficie encore de son dividende démographique. Dès lors, la question est la suivante : comment va-t-elle l'utiliser dans les vingt ou trente ans qui viennent ?
Le deuxième sujet, c'est l'accord, révélé récemment, entre le Pakistan et l'Arabie saoudite. À ce titre, on observe clairement les ambitions d'autonomisation stratégique des pays du Golfe, qui ne sont pas sans poser question en matière de prolifération.
Le troisième sujet, c'est évidemment la Chine. La revue nationale stratégique souligne les changements de trajectoire opérés par ce pays. Elle relève en particulier ses ambitions nucléaires militaires. La Chine entend à présent développer son arsenal nucléaire. Sur le plan diplomatique, l'organisation de coopération de Shanghai a fait l'objet d'une mise en scène renouvelée - je pense au défilé militaire organisé, ainsi qu'à la poignée de main entre les présidents Modi, Xi Jinping et Poutine. Dans le même temps, la logique économique de la Chine reste fondée sur la surcapacité de production, même si le terme déplaît fortement aux autorités chinoises. En résulte une nécessité vitale d'exporter, notamment vers l'Europe.
Le quatrième et dernier sujet, c'est la situation au Caucase. La défaite de l'Arménie a abouti à une forme d'accord entre ce pays et l'Azerbaïdjan, sous le patronage du président des États-Unis. Un groupe de Minsk était censé gérer cette question, mais, en matière diplomatique, on ne peut que constater l'absence de la Russie et de la France.
Sans doute m'interrogerez-vous également au sujet de l'Afrique : je ne manquerai pas de vous répondre.
En conclusion, j'insiste sur le fait qu'il existe des cycles stratégiques, comme il y a des cycles économiques. En outre, ces cycles s'enchevêtrent - le terrorisme et a fortiori le terrorisme militarisé n'ont évidemment pas disparu.
Les deux premiers cycles stratégiques du XXIe siècle sont très clairement identifiés. Il s'agit, tout d'abord, du cycle de la guerre contre le terrorisme lancé par les États-Unis après le 11 septembre 2001, marqué par les interventions en Irak et en Afghanistan. Ce cycle semble s'être refermé après le retrait des troupes américaines d'Afghanistan en 2021. Il s'agit, ensuite, du cycle de la compétition des puissances, fondé sur la notion de pivot, mise en avant par l'administration Obama : le grand sujet, pour les États-Unis, était alors d'accompagner l'émergence de la Chine. Nos travaux les plus récents tiennent compte de cette logique. Mais n'assiste-t-on pas désormais à l'ouverture d'un troisième cycle par les États-Unis, où la menace serait moins la Chine, la Russie, l'Inde ou l'Iran que l'ennemi intérieur ?
M. Cédric Perrin, président. - Merci de ces riches analyses, qui vont certainement susciter de nombreuses questions.
M. Claude Malhuret. - Votre présentation, impressionnante de précision et de pertinence, m'inspire une interrogation d'ordre général. En 1979, Jean-François Revel publiait un ouvrage intitulé Comment les démocraties finissent. L'ère Brejnev était alors à son sommet : l'Union soviétique, qui était sur le point d'envahir l'Afghanistan, étendait son influence à travers le monde, notamment en Asie du Sud-Est et en Afrique. La menace sur les démocraties était évidente.
Quelques années plus tard, l'URSS s'effondrait. Revel avait sans doute tort à court terme, mais n'avait-il pas raison avec quarante ans d'avance ? Les démocraties ne sont-elles pas en train de perdre la partie, menacées à l'extérieur par l'internationale des dictateurs et à l'intérieur par l'ingouvernabilité croissante, accélérée par les réseaux sociaux, par la montée de l'illibéralisme et par la division des alliés ? Le technocésarisme à l'oeuvre aux États-Unis est-il susceptible de se substituer, comme le souhaitent ses partisans, aux principes démocratiques tels que nous les connaissons depuis les Lumières ?
M. Thomas Gomart. - Dans un certain nombre de démocraties pourtant solidement ancrées, dont la nôtre, le désarroi en matière politique est aujourd'hui perceptible. À ce titre, j'insisterai sur trois points de vigilance majeurs.
Tout d'abord, et par définition, la démocratie repose sur l'élection. Or je suis frappé de constater que le processus électoral suscite désormais des soupçons - ce n'était pas le cas par le passé. Ces derniers sont d'autant plus dangereux qu'ils peuvent être exploités à long terme.
Ensuite, la notion d'État de droit, très sensible politiquement, fait l'objet de diverses critiques. Je pense aux attaques subies en France par le Conseil constitutionnel ou, aux États-Unis comme en Israël, par la Cour suprême. La séparation des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire est à la base de l'État de droit. Or on assiste, aux États-Unis, à une tentative de fusion de ces pouvoirs, qui a déjà eu lieu en Russie et en Chine, où le parti communiste exerce le pouvoir. De telles tendances ne sont pas sans conséquence sur les libertés individuelles et publiques comme sur le rapport à la propriété.
Enfin - ce sujet reste assez peu traité médiatiquement, et à tort -, le cadre démocratique repose sur l'équilibre civilo-militaire. Qui garde les gardes ?, s'interrogeait déjà Platon. Donald Trump s'est attaché d'emblée à modifier cet équilibre. Symboliquement, il a fait décrocher le portrait du général Milley, ancien chef d'état-major général des armées, qui avait eu l'outrecuidance de rappeler que les militaires américains étaient loyaux à la Constitution. Dans un livre de 2008, je rappelais de même que Vladimir Poutine avait construit son pouvoir personnel sur un déplacement de l'équilibre civilo-militaire, évolution tout aussi décisive dans le cas de la Chine : Xi Jinping est président de la commission militaire, et c'est peut-être là son titre le plus important.
Pour un pays comme le nôtre, on peut estimer que de telles réflexions relèvent de la philosophie politique. Or ce n'est pas le cas, le système institutionnel de la Ve République étant avant tout un système politico-militaire. L'élection du Président de la République au suffrage universel direct date de 1962 : elle est postérieure à l'acquisition de l'arme nucléaire. Il n'est donc pas surprenant que des forces politiques souhaitant une nouvelle Constitution considèrent que l'arme nucléaire doive être abandonnée, ou que son usage doive être limité. La qualité des relations civilo-militaires n'en a que plus d'importance.
Vous m'interrogez au sujet du technocésarisme. On l'a constaté le jour de l'investiture de Donald Trump : la tech a basculé dans le camp Maga (Make America Great Again). En outre, Musk est sorti de son épisode politique très amoindri par rapport au président Trump : il convient de le noter.
Le technocésarisme se présente comme un gage de progrès, mais l'homme et la femme augmentés dont on nous prédit l'avènement compteront à la fois beaucoup d'appelés et peu d'élus. Ils nous laissent entrevoir un système profondément inégalitaire.
M. Olivier Cadic. - Vous déplorez l'absence d'anticipation : le général Burkhard, ancien chef d'état-major des armées, nous disait toujours qu'il fallait gagner la guerre avant la guerre. Aujourd'hui, nous observons que nous sommes en fait déjà en guerre. Pourtant, nous persistons à minimiser les attaques cyber, les sabotages, les attaques informationnelles qui cherchent à détruire les démocraties de l'intérieur et, aujourd'hui, les intrusions de drones.
Il est très difficile de mobiliser la population, en démocratie, pour faire la guerre : l'histoire nous l'a enseigné et nous le constatons de nouveau. Les pays de l'Union européenne ne réagissent pas aux attaques hybrides dont ils sont la cible : cette attitude ne contribue-t-elle finalement pas à l'escalade que nous observons sur notre continent et que nous prétendons vouloir éviter ? La meilleure défense n'est-elle pas la surprise ? Ne devrions-nous pas démontrer que nous possédons une capacité offensive pour répondre aux attaques dirigées contre nous ? Ces dernières ne sont plus uniquement militaires : elles prennent désormais les formes hybrides que je mentionnais. Une cyberattaque massive ou une campagne de désinformation étrangère susceptible de paralyser une démocratie sont-elles de nature à caractériser l'état de guerre ? Selon vous, quand franchit-on la ligne rouge qui sépare une attaque hybride d'un acte de guerre ?
M. Thomas Gomart. - À cet égard, la difficulté à laquelle nous nous heurtons est intimement liée à l'analyse que nous avons faite de la Russie, sous l'effet, notamment, du talent diplomatique de ce pays.
Nous sommes partis du principe que le président Poutine reviendrait tôt ou tard à la raison. Pour ma part, je constate que le président Trump propose aujourd'hui un cessez-le-feu en Ukraine, que le principe en est accepté par le président Zelenski et que les Européens soutiennent cette initiative. Or le cessez-le-feu est refusé par la Russie : la réalité du moment, c'est celle-là. On déplore, dans le même temps, certain nombre d'incidents révélateurs du mode d'action de la Russie depuis l'annexion de la Crimée en 2014.
On peut continuer à dire que Vladimir Poutine va revenir à la raison. Mais comment les gouvernants européens peuvent-ils justifier, auprès des électeurs, que leurs États consacrent quelque 300 milliards d'euros par an à leur défense, disposent d'armées professionnelles dénombrant environ 1,2 million d'hommes sous les drapeaux et voient leur espace aérien violé de manière répétée, des drones tombant du ciel de plus en plus fréquemment ?
Au moment de quitter ses fonctions, le général Burkhard déclarait aux armées : « Les Français ne savent pas toujours ce qu'ils vous doivent ». Je pense qu'il a entièrement raison.
Par ailleurs, considérer que l'on est passé d'une attaque hybride à une situation de guerre est une décision éminemment politique, au regard d'un état de fait qu'il appartient au chef de l'État, chef des armées, en lien avec le Parlement, d'apprécier. À ce jour, je n'ai pas la possibilité de dire que telle action de type cyber, de telle envergure, nous placerait en situation de guerre, laquelle engagerait le destin de la Nation.
M. François Bonneau. - Monsieur le directeur, je vous remercie de la très grande clarté de votre analyse.
En Syrie, on compte un vainqueur, la Turquie, et deux perdants, l'Iran et la Russie, sans oublier les autres parties prenantes. Comment la situation peut-elle évoluer ? Va-t-on vers un éclatement du pays, sur le modèle libyen, ou un État peut-il se reconstruire, sachant que ce pays occupe une position géographique clé au Proche-Orient ?
M. Thomas Gomart. - Pour être honnête, je n'ai pas de connaissance particulière sur la Syrie, où je ne me suis jamais rendu. Je vous répondrai donc en me fondant sur mes lectures.
Effectivement, la victoire de la Turquie pose la question de la nature, à terme, des relations entre ce pays et Israël. Ensuite, le choix qu'a fait la communauté internationale - j'emploie ce terme, même s'il est désormais controversé - de reconnaître et d'accompagner les nouvelles autorités traduit la volonté d'ouvrir une nouvelle ère après la chute de l'ancien régime. À ce propos, le fait que Bachar al-Assad vit désormais à Moscou donne une indication sur les raisons qui avaient conduit les Russes à intervenir pour lutter contre Daech. Enfin, ce qui me paraît plus important à souligner, c'est la perte par l'Iran de cet « axe de la résistance » dont je parlais dans mon intervention.
Quant à savoir s'il convient d'être optimiste ou pessimiste sur la capacité de la Syrie à se relever, je ne sais que vous répondre.
M. Ronan Le Gleut. - Cet été, l'accord douanier conclu entre les États-Unis et l'Union européenne, qui s'est traduit par l'instauration d'une taxe de 15 % sur la plupart des exportations européennes, a donné lieu à de très nombreux commentaires. Or aucun d'entre eux n'a souligné un point essentiel : on ne peut pas négocier de façon juste avec son protecteur.
Je considère que les Européens ne pourront pas conclure d'accords commerciaux justes s'ils ne sont pas capables d'assurer leur propre défense. Dès lors que le continent européen confie sa sécurité à un tiers, il ne peut pas obtenir de bons accords commerciaux de la part de celui-ci. Ne pas lier les deux est une erreur de jugement fondamentale.
De fait, il faut évidemment aller vers l'autonomie stratégique européenne, même si nos partenaires ont du mal à s'y engager. Néanmoins, on note quelques signes prometteurs. Ainsi, alors que, après le 24 février 2022, la Finlande et la Suède lançaient leur processus d'adhésion à l'Otan, un autre fait a été passé quelque peu sous silence : le vote par le peuple danois, par voie référendaire, en faveur de la suppression de l'option de retrait (opt-out) du pays dans le domaine de la politique de sécurité et de défense commune (PSDC), laquelle option était en vigueur depuis que le Danemark avait rejoint l'Union européenne.
Pensez-vous que les Européens vont prendre conscience que l'on ne peut pas négocier d'égal à égal avec son protecteur ?
M. Thomas Gomart. - Sur ce dernier point, je vous rejoins. On peut résumer la guerre froide de la manière suivante : les États-Unis accordaient leur garantie de sécurité aux Alliés, qui étaient aussi ses principaux partenaires commerciaux. Ce qui a changé avec la mondialisation, c'est que la Chine, qui n'est pas leur alliée, est devenue leur principal partenaire. De fait, c'est à travers ce prisme qu'on peut analyser les dernières sanctions commerciales prises contre l'Europe. C'est sans doute très irritant, mais on ne peut pas faire grief aux États-Unis de reprocher, depuis deux décennies, aux Européens, en particulier à l'Allemagne, de ne pas dépenser suffisamment pour leur défense. Les Européens sont donc en grande partie responsables de la situation dans laquelle ils se sont eux-mêmes mis en faisant ce choix fondamental en faveur du désarmement au début des années 1970, choix confirmé après le 11 septembre 2001, alors même que nos compétiteurs stratégiques se réarmaient.
Vous avez dit n'avoir lu aucun commentaire sur ce « racket stratégique ». Je me permets de vous renvoyer aux travaux de Sébastien Jean, chercheur à l'Ifri, et à ceux d'Olivier Schmitt et de Stéphane Audrand, qui, depuis trois ou quatre ans, ont largement documenté ce lien entre commerce et sécurité.
Ce qui m'a frappé, je le disais dans mon introduction, c'est le communiqué de la présidente de la Commission européenne, qui atteste la difficulté dans laquelle se trouvent en ce moment les Européens. Notre effort de réarmement - je vous renvoie à la dernière loi de programmation militaire - est-il durable et sera-t-il constant ? Il faut l'espérer. Dans le même temps, les Européens sont très rétifs à toute prise de risque. Comment s'explique-t-on que les capacités de projection des troupes européennes soient de seulement 20 000 à 30 000 hommes, chiffre faible au regard des budgets militaires et des effectifs totaux ? Ce décalage sidérant ne s'explique pas autrement que par cette aversion au risque, très compréhensible.
En ce qui concerne le Danemark, j'ajoute que ce pays a également fait le choix d'un nouveau système antimissile européen. Il est vrai que les velléités américaines au Groenland expliquent sans doute en partie cette prise de conscience...
Le décalage que nous observons entre les axes présentés dans la revue nationale stratégique et la perception qu'en ont une large part de nos concitoyens ne se retrouve pas en Europe du Nord. Ainsi, tant les Finlandais que les Suédois, compte tenu de leur histoire, se préparent très sérieusement à un possible choc avec la Russie et savent ce que signifie le mot « hybridité ». En France, on s'entend généralement répondre : « Nous n'aurons jamais les chars russes sur les Champs-Élysées ! Comment l'envisager puisque la Russie n'est même pas capable de prendre Kiev ? »
Les coupures d'électricité, les incendies d'entrepôts ou de sites en lien avec la production d'armement sont de plus en plus fréquents autour de la Baltique.
Cette prise de conscience est également très forte en Allemagne, qui connaît, comme la France, une situation politique et intérieure très fragile.
M. Ludovic Haye. - Je vous remercie de vos propos extrêmement clairs sur une situation mondiale qui, elle, ne l'est pas.
À l'heure de l'intelligence artificielle et des réseaux sociaux, qui sont de plus en plus largement utilisés, éprouvez-vous, à l'Ifri, une difficulté croissante à accéder à une information vraie, pertinente et cohérente ?
Alors que des pays historiquement proches ont rompu tout lien de confiance et que de grands dirigeants peuvent changer de positionnement en moins d'une semaine, la guerre transversale que vous avez évoquée n'est-elle pas, finalement, la guerre informationnelle ?
M. Jérôme Darras. - Vous avez évoqué le schisme transatlantique comme événement géopolitique majeur. Sans doute le datera-t-on, plus tard, du 20 janvier 2025, même si le processus s'est enclenché sous la présidence de Barack Obama.
Ce schisme laisse un vide béant en matière de leadership au sein de ce que l'on appelait autrefois le « camp occidental » - ce qu'on pourrait nommer maintenant les « démocraties libérales ». Peut-on combler ce vide ? En a-t-on la volonté ? Qui pour le faire ?
M. Thomas Gomart. - À l'Ifri, monsieur le sénateur Haye, nous n'avons pas de difficulté particulière à accéder à l'information. Cela étant, dans notre production interne, nous veillons à être très vigilants pour distinguer ce qui a été produit par de l'intelligence artificielle de ce qui ne l'a pas été. Sur ce point, je serai moins catégorique...
Comment travaille un chercheur de l'Ifri ? Il travaille à partir d'ouvrages et, de plus en plus, quand il le peut, à partir de données. Ainsi, récemment, ma collègue Mathilde Velliet a analysé 15 000 transactions financières entre la Chine et les États-Unis. Mais c'est le travail de terrain qui est essentiel, c'est-à-dire les échanges avec des parlementaires, des opposants, des dirigeants d'entreprise, des activistes, etc. Or certaines zones se ferment. J'ai passé vingt ans de ma vie professionnelle en Russie, mais je n'y vais plus. Quand on se rend en Chine, c'est toujours de manière très encadrée. Les think tanks ont été inventés aux États-Unis ; or, à Washington, où sont concentrés la plupart d'entre eux, on constate que cet univers est en voie de marginalisation.
Dans un monde de flux où l'accès à l'information est facile et immédiat, c'est sur le terrain, dans le contact humain, que repose désormais la valeur de nos analyses. Il nous faut éviter à tout prix ce que j'appelle les analyses découlant de la « mondialisation d'aéroport » : l'impression de bien connaître le monde parce que l'on se rend facilement à Washington, à Pékin, à Dubaï, etc., mais sans prendre le temps de l'approfondissement. Si l'on ne reste qu'à Washington et à New York, on ne comprend pas le phénomène Trump.
Je ne sais pas si l'expression « guerre de l'information » est la plus appropriée ; celle de « guerre cognitive » me paraît l'être davantage. Le couplage homme-machine étant désormais accompli, les contrôles qui s'exercent par ce biais sont désormais d'une puissance redoutable.
Monsieur le sénateur Darras, qui doit exercer le leadership ? Le couple franco-allemand, qui demeure une construction difficile, est indispensable. Il faut donc lui consacrer l'énergie nécessaire.
Concernant les personnalités susceptibles de l'incarner, il faut relever que les dirigeants qui semblent les plus actifs sur la scène européenne sont ceux qui tiennent un discours très critique à l'encontre de la construction européenne, alors même que des enquêtes d'opinion illustrent la demande d'autonomie stratégique européenne. La question est de savoir quelle offre politique sera capable de répondre à cette demande.
Mme Michelle Gréaume. - Je vous remercie de toutes ces informations.
Depuis 2020, nous observons une multiplication des coups d'État dans certaines zones de l'Afrique, avec l'arrivée d'acteurs concurrents, notamment des sociétés paramilitaires et des partenaires non européens, tout cela alors que les réseaux sociaux désinforment plutôt qu'ils n'informent.
À l'heure où l'aide publique au développement, malheureusement, recule chaque année, quelle orientation celle-ci doit-elle prendre afin de réduire les risques de déstabilisation et les flux migratoires ?
M. Rachid Temal. - Vous parliez de la prise de conscience du monde tel qu'il est, dans le cadre de la revue nationale stratégique. En fait, la question centrale qui doit nous préoccuper, nous, Français, n'est-elle pas celle de l'acceptation de pertes humaines pour la défense de nos valeurs et de nos libertés ?
Récemment, nous avons rendu un rapport sur les influences étrangères malveillantes, dans lequel nous formulions des propositions. Or, à ce jour, aucune politique publique destinée à lutter contre celles-ci n'a été mise en oeuvre !
Dans un monde violent, il faut pouvoir disposer de capacités militaires et envisager des risques de pertes humaines, financières et matérielles. Mais, je le répète, le peuple français y est-il prêt ? C'est à cette question qu'il faut avant tout répondre.
M. Thomas Gomart. - J'ai lu le rapport qu'a produit votre commission sur l'Afrique, lequel contient des recommandations très intéressantes. Je ne veux pas faire de procès à qui que ce soit, mais beaucoup d'erreurs ont été commises avec ce continent.
Intervenir au Mali n'a pas été une erreur. En revanche, il faut déplorer que nous n'ayons pas réussi à nous en retirer en 2017, comme le Président de la République en avait exprimé la volonté dès son élection. Pourquoi n'avons-nous pas pu quitter ce pays ? Parce que, selon la lecture stratégique particulière de cette époque, les armées étaient plus soucieuses du Sahel que de la Russie.
Pour autant, nous pouvons revendiquer certains succès - le rapport le souligne bien -, notamment sur les imaginaires, sur les produits culturels. La tentative de changement d'époque a été comprise, mais, paradoxalement, elle s'est faite de manière très verticale, par la parole présidentielle. La réponse viendra, à mon avis, de la multiplication des contacts, notamment humains, en particulier via les diasporas.
Monsieur le sénateur Temal, j'avoue que je ne sais que répondre à votre question. Après la mort de 250 de nos concitoyens dans des attentats terroristes, l'état d'urgence a été décrété, tandis qu'un certain nombre de dispositifs ont été mis en place, notamment avec l'objectif de pouvoir juger les auteurs de ces faits. Rappelez-vous la perte de nos dix militaires dans la province d'Uzbin, en 2008. S'ils avaient été cent, mille, qu'est-ce que cela aurait provoqué ? Je ne sais pas. En revanche, je constate que la société ukrainienne continue de se battre.
M. Pascal Allizard. - Compte tenu de la « poutinisation » du Premier ministre indien, pensez-vous que le partenariat stratégique entre la France et l'Inde est toujours opportun ?
M. Jean-Marc Vayssouze-Faure. - Quelle est selon vous l'importance du facteur démographique dans l'instabilité géopolitique ? Plusieurs tendances de fond auront des répercussions considérables : l'Union européenne devrait ainsi perdre plus de quatre-vingts millions d'habitants d'ici à soixante-quinze ans, tandis que l'Inde s'imposerait au détriment de la Chine, qui pourrait perdre jusqu'à la moitié de sa population. En outre, on peut imaginer que les pertes humaines en Ukraine affaibliront significativement la Russie.
Plusieurs pays se préoccupent de cet enjeu, qu'a évoqué le Président de la République lorsqu'il a souligné l'importance du « réarmement démographique ».
Selon vous, doit-on considérer la démographie comme l'une des conditions de la puissance, donc comme l'une des clés de lecture de la situation géopolitique ? Les projections que j'évoquais peuvent-elles être des facteurs de désordre ? À quels pays pourraient-elles profiter ?
M. Thomas Gomart. - Je ne sais pas s'il faut parler de « poutinisation » ou de « netanyahouisation » de Narendra Modi, car la relation structurelle entre l'Inde et Israël se déploie tant sur le plan technologique et militaire que sur le plan idéologique, avec des liens étroits entre le Bharatiya Janata Party (BJP) et le Likoud.
Ces aspects me semblent devoir être considérés avant la relation - ancienne - qui unissait l'Inde à l'URSS de jadis, les ventes d'équipements russes diminuant d'ailleurs au profit des armements israéliens, américains et français.
Ce partenariat doit selon moi être maintenu, d'autant plus qu'il n'existe guère de solution de rechange. De surcroît, l'Inde est le pays le plus peuplé au monde, joue un rôle décisif dans la zone indopacifique et est appelée à devenir la troisième économie mondiale à brève échéance, ce qui m'amène à penser que notre diplomatie doit faire fructifier ce partenariat.
La démographie, quant à elle, constitue bien une clé de lecture décisive. Nous observons que la Chine et l'Union européenne sont deux ensembles excédentaires en termes commerciaux, mais vieillissants sur le plan démographique, tandis que l'Inde et les États-Unis, deux ensembles très déficitaires au niveau commercial, sont très dynamiques sur le plan démographique - c'est le cas de la première -, ou du moins davantage que l'Union européenne - dans le cas des seconds.
S'y ajoute l'émergence de pays comme l'Indonésie, qui rejoint les Brics+ (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud, Iran, Égypte, Émirats arabes unis, Éthiopie), ainsi que, plus fondamentalement, l'essor des classes moyennes produites par la mondialisation dans les pays de l'Association des nations de l'Asie du Sud-Est (Asean) ; celui-ci a évidemment des conséquences géoéconomiques majeures et ne manquera pas de susciter des revendications stratégiques.
N'oublions pas que l'âge moyen en Europe s'établit aujourd'hui à 44 ans, tandis qu'il n'est que de 20 ans en Afrique : ce type de disparités doit impérativement être pris en compte afin d'anticiper les rapports de force futurs.
M. Cédric Perrin, président. - Monsieur le directeur, je vous remercie de votre analyse lucide et pertinente de la situation. J'espère que nous pourrons traiter plus longuement le rôle que jouera la France dans ce bouleversement de l'ordre mondial au moment où l'Union européenne et notre pays deviennent assez inaudibles sur la scène internationale. Je vous remercie de ces échanges riches, qui me rendent fier de présider cette commission.