- Mercredi 1er octobre 2025
- Contrôle budgétaire - Frais de justice - Communication
- Contrôle budgétaire - Extension de la capacité d'accueil des centres de rétention administrative - Communication
- Contrôle budgétaire - Soutien de l'État à l'investissement des collectivités ultramarines - Communication
- Projet de loi de financement de la Sécurité sociale pour l'année 2026 - Demande de saisine pour avis et désignation d'un rapporteur
Mercredi 1er octobre 2025
- Présidence de M. Stéphane Sautarel, vice-président -
La réunion est ouverte à 9 h 30.
Contrôle budgétaire - Frais de justice - Communication
M. Stéphane Sautarel, président. - Nous entendons ce matin la communication de notre collègue Antoine Lefèvre, rapporteur spécial de la mission « Justice », sur les frais de justice. Je salue également la présence parmi nous d'une délégation de l'Assemblée nationale du Bénin.
M. Antoine Lefèvre, rapporteur spécial. - J'ai souhaité travailler cette année sur les frais de justice. Il est peut-être plus simple de dire ce qu'ils ne sont pas que ce qu'ils sont : les frais de justice n'incluent pas les rémunérations des magistrats et des greffes, ni les frais d'avocats payés par les parties aux procès, ni l'aide juridictionnelle dont ils bénéficient, ni les frais de fonctionnement courant. Il s'agit donc des autres dépenses liées à une procédure judiciaire qui sont à la charge de l'État : les expertises médicales, les analyses génétiques, les frais d'interprétariat et de traduction, les interceptions judiciaires, le gardiennage des véhicules saisis, etc. Le garde des sceaux les a d'ailleurs requalifiés en « frais d'enquête ».
Toutes ces prestations sont commandées par les magistrats ou, sous leur contrôle, par les officiers de police judiciaire. Chacune n'a qu'un coût limité, mais en les additionnant, on atteint un budget de 716 millions d'euros en 2024, en hausse de 51,2 % par rapport à 2013.
Si cette question faisait régulièrement l'actualité dans les années 2000 et 2010, cela fait quelques années qu'il y a peu de travaux publiés sur le sujet, en dépit de cette augmentation. C'est pourquoi j'ai souhaité, cette année, mieux comprendre quels en sont les déterminants, et sur quels leviers on peut agir.
En premier lieu, il faut souligner que le nombre de procès n'augmente pas : c'est plutôt la complexité croissante des enquêtes et la nature de certaines d'entre elles qui expliquent l'augmentation des coûts. Par exemple, les enquêtes relatives au narcotrafic nécessitent un très grand nombre d'interceptions judiciaires afin de parvenir à suivre à la trace des criminels qui, eux-mêmes, mettent en oeuvre des techniques de plus en plus sophistiquées pour brouiller les pistes. L'année 2024 a ainsi été marquée par une enquête exceptionnelle, lancée après l'évasion d'un narcotrafiquant au péage d'Incarville le 14 mai 2024 - cette évasion avait causé la mort de deux surveillants pénitentiaires et l'enquête, grâce aux interceptions judiciaires, a permis de mettre à jour de nombreuses ramifications des réseaux criminels.
La lutte contre cette inflation des coûts doit donc être conduite avec précaution : commander une expertise lorsqu'elle est nécessaire à la manifestation de la vérité, ce n'est pas une dépense de fonctionnement courant dont on pourrait s'abstenir ; c'est un acte lié à l'exercice de l'autorité judiciaire, dont la Constitution garantit l'indépendance. Avant l'entrée en vigueur de la loi organique relative aux lois de finances (Lolf), les crédits de frais de justice étaient d'ailleurs évaluatifs, et non limitatifs. Les magistrats qui exercent cette autorité disposent d'une liberté de prescription d'actes d'enquête qui est indispensable pour l'efficacité même de la justice.
Dans cet esprit, j'ai cherché à regrouper des propositions, d'une part pour améliorer l'information des magistrats et enquêteurs pour les aider à maîtriser les coûts sans nuire à la qualité de l'enquête, d'autre part pour réduire et annuler certaines dépenses qui ne contribuent en rien à la manifestation de la vérité.
En effet, il n'est pas simple pour des magistrats, des policiers ou des gendarmes de se poser la question des économies à faire lorsqu'ils ont besoin d'une expertise et que la rapidité est souvent le critère déterminant. Tous m'ont dit qu'ils étaient conscients de la nécessité de dépenser avec modération, mais il faut les y aider, par exemple en fournissant des comparatifs de prix, ou bien des guides de bonnes pratiques. Lorsque des prestataires à la fois publics et privés existent, comme c'est le cas pour certaines analyses biologiques, la comparaison est rendue plus difficile par l'absence de connaissance des coûts complets des laboratoires publics, qu'il faudrait parvenir à déterminer.
Améliorer l'information, c'est aussi être capable de calculer le coût d'une enquête par addition de l'ensemble des frais de justice : c'est aujourd'hui impossible, car l'information sur les prestations commandées est disséminée entre les greffes ou les services de police et de gendarmerie. La solution réside dans le projet de procédure pénale numérique (PPN), lequel se met peu à peu en place, mais il faudra qu'il aille à son terme en instaurant un « identifiant de dossier judiciaire » qui devra permettre de rattacher tous les frais de justice à une procédure, depuis son lancement jusqu'à l'étape de l'audience.
Ces actions doivent être conduites en lien étroit avec les utilisateurs, notamment les officiers de police et de gendarmerie qui sont plus éloignés que les magistrats et les greffiers des plans de maîtrise des frais de justice que le ministère de la justice renouvelle chaque année depuis 2021. Je propose donc de systématiser un réseau de référents « frais de justice » dans les services de police judiciaire.
Enfin, sur le plan budgétaire, le suivi est rendu plus difficile pour les services du ministère par le fait que les frais de justice, contrairement à l'esprit, voire à la lettre de la Lolf, ne sont pas enregistrés dans le système Chorus dès l'engagement, c'est-à-dire lorsque le magistrat commande la prestation. Ils sont comptabilisés après coup, lorsque le prestataire présente sa demande de paiement. Pour nous, parlementaires, les documents budgétaires sont d'ailleurs moins précis qu'il y a quelques années sur l'exécution budgétaire des frais de justice. Ces deux insuffisances devraient être corrigées.
Ma seconde série de constats et de recommandations concerne des dépenses qui sont peu utiles, voire inutiles, et que l'on ne soupçonne généralement pas.
Il faut commencer par la question de la sous-budgétisation. De nos jours, les frais de justice sont des quasi-dépenses de guichet, mais les crédits inscrits en loi de finances initiale sont le plus souvent insuffisants. Il faut donc, en cours d'année, exercer la fongibilité - autrement dit, puiser dans les crédits prévus à d'autres usages, par exemple les projets de rénovation ou de construction de tribunaux, ou encore les projets informatiques. Sinon, les juridictions sont contraintes d'arrêter de payer les experts dès le mois de septembre et accumulent peu à peu une dette économique, estimée à 318 millions d'euros.
Comme il s'agit d'une dépense future inéluctable, il me paraît indispensable de prévoir une budgétisation plus sincère des frais de justice.
S'agissant des dépenses sans utilité pour l'enquête, la plus évidente concerne les frais liés aux biens saisis, à commencer par le gardiennage de véhicules qui restent pendant des mois, voire des années dans des garages - à tel point que la juridiction se rappelle parfois de l'existence d'un véhicule lorsqu'elle reçoit la facture finale du gardiennage. Or, bien souvent, ces véhicules, qui perdent rapidement leur valeur, auraient pu être vendus ou affectés à des services de police ou de gendarmerie. Un effort important pourrait être conduit afin de réduire le stock de véhicules entreposés, mais il faut aider les juridictions en mettant à leur disposition le système d'information utilisé par le ministère de l'intérieur.
Une dépense utile, mais parfois excessive, concerne les interceptions judiciaires - ce terme désigne les traditionnelles écoutes téléphoniques, mais aussi, et de plus en plus, le recueil des données de connexion et de géolocalisation des criminels, car les communications vocales sont souvent cryptées de nos jours. Alors que le recours à des prestataires privés était autrefois la règle, avec des coûts élevés, il existe aujourd'hui une plateforme nationale des interceptions judiciaires (PNIJ) gérée par l'Agence nationale des techniques d'enquêtes numériques judiciaires (Antenj). Je m'y suis rendu il y a trois semaines et j'ai constaté leur efficacité et leur engagement. Les utilisateurs critiquent certaines insuffisances d'ergonomie, des fonctionnalités à améliorer : il faut répondre à ces demandes, car ces interceptions sont nécessaires pour les besoins des enquêtes. Il faut aussi encourager à l'usage généralisé de cette plateforme, sauf dans certaines parties du territoire, comme le Pacifique, où elle n'est pas accessible.
Je souhaiterais également souligner qu'un certain nombre d'expertises ne sont pas choisies par le magistrat, mais imposées par la loi : on m'a cité le cas d'une expertise qui doit être conduite lorsqu'une personne placée sous curatelle vole une bouteille de whisky dans un supermarché. Les coûts sont souvent disproportionnés, et parfois sans utilité : il arrive que le magistrat ordonne une seconde expertise pour obtenir les renseignements dont il a réellement besoin. Je pense donc qu'un débat devrait être engagé sur cette question, qui tendrait probablement à rétablir la liberté de prescription du magistrat pour les expertises.
Une dernière catégorie d'expertises sur laquelle des marges d'économies existent est celle des prestations d'interprétariat et de traduction. Là aussi, la loi impose l'intervention d'un interprète humain. Or le développement extraordinaire des technologies de traduction automatisée, depuis une dizaine d'années, devrait permettre de réduire les coûts et les délais, tout en maintenant le contrôle par un humain lorsque c'est nécessaire. Cette piste n'a pas encore été suffisamment étudiée, alors qu'elle concerne plusieurs ministères, qui pourraient collaborer.
J'aborderai pour finir quelques recettes qui peuvent compenser, dans une certaine mesure, le coût des frais de justice pour l'État.
En 2017, j'ai consacré un rapport à l'Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (Agrasc), chargée de vendre des biens saisis ou confisqués, ou de les mettre à disposition des services de l'État - par exemple les services de police ou de gendarmerie - et, depuis peu, des collectivités locales. En 2024, l'Agrasc a versé 244 millions d'euros à l'État et à plusieurs fonds, comme la mission interministérielle de lutte contre les addictions (Mildeca). Compte tenu du nombre et de la valeur des biens saisis et confisqués, son action pourrait encore être étendue, par exemple en s'assurant qu'elle est mieux informée des opportunités existantes.
La compensation des frais de justice peut aussi passer, comme c'était le cas autrefois, par des recettes demandées aux justiciables eux-mêmes.
La première nécessité serait toutefois, à cet égard, d'améliorer le système de recouvrement des amendes pénales et des frais de justice, car les amendes pénales ne sont recouvrées qu'à hauteur de 46 % de la somme due. Là aussi, il faut améliorer le dispositif. Les remarques que j'ai faites devant cette commission en 2019 sur le caractère obsolète des logiciels semblent malheureusement être encore largement d'actualité.
Si les frais de justice sont aujourd'hui à la charge de l'État pour les personnes privées, ce n'était pas le cas avant 1993, et ce n'est toujours pas le cas lorsque la personne condamnée est une personne morale. La distinction n'a pas de justification précise et je proposerai de rétablir un principe de recouvrement de frais de justice pénale à l'ensemble des personnes physiques. Il ne faut certes pas en espérer une recette trop importante : d'abord parce qu'il est très difficile, à l'heure actuelle, de retracer la totalité des frais liés à une procédure, ensuite parce que les condamnés n'ont souvent pas les moyens de payer les indemnisations dues aux victimes, donc a fortiori les frais de justice. Le juge aura une marge d'appréciation pour écarter le recouvrement dans ces cas.
S'agissant en outre du droit fixe de procédure, qui est une somme forfaitaire payée par les personnes condamnées, il a été doublé l'an dernier. Toutefois, les cours criminelles départementales, qui ont été généralisées en 2023, ne sont pas mentionnées dans l'article du code général des impôts qui institue ce droit et nous pourrions mettre à profit la prochaine loi de finances pour corriger cet oubli.
Enfin, toujours dans le cadre de la loi de finances, nous avons voté l'an dernier, sur la proposition de notre collègue Christine Lavarde, la réintroduction d'une contribution de 50 euros au titre de l'introduction d'une instance devant une juridiction. Cette mesure avait finalement été écartée par la commission mixte paritaire, mais je propose de la reprendre, car elle contribue, elle aussi, à compenser quelque peu le coût des frais occasionnés par le procès.
Voici les principales analyses et propositions que je vous soumets sur un sujet qui n'est guère nouveau, mais qui n'avait pas été suffisamment mis en lumière, me semble-t-il, ces dernières années.
La somme de 716 millions d'euros est certes importante, mais il ne faut pas y voir uniquement un coût. Une enquête bien menée, c'est aussi des recettes financières pour l'État, avec le produit des amendes, et c'est surtout un maintien de l'ordre, dont le bénéfice est difficile à chiffrer, mais indéniable. Certaines politiques font l'objet d'un « compte », comme le compte du logement publié par le ministère de la transition écologique, qui fait le bilan des dépenses et des recettes liées à cette politique. Si un tel compte était établi pour l'ensemble des dépenses de la justice, aussi bien judiciaires que pénitentiaires, peut-être se rendrait-on compte que les 12 milliards d'euros qui lui ont été consacrés en 2024 ne sont pas, pour la plupart d'entre eux, des dépenses inutiles pour la société.
Mme Lauriane Josende, rapporteure pour avis de la commission des lois. - Il s'agit d'un rapport essentiel, qui traite d'un sujet central, mais épineux. Les frais de justice sont en effet très mal contrôlés, et ils comprennent à la fois des dépenses inutiles et d'autres qui sont indispensables à la manifestation de la vérité.
Notre collègue Antoine Lefèvre avance des mesures très concrètes. La commission des lois les soutiendra, en espérant qu'elles figureront dans la loi de finances, car il en va de l'efficacité et de la crédibilité de notre justice.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. -Les propositions formulées dans ce rapport sont précises et visent à rendre le système plus efficace, mais pas nécessairement plus simple...
Nous sommes face à un paradoxe. Nous voulons une justice plus rapide, plus efficace, mais nous constatons dans le même temps que les recettes diminuent pour des dossiers toujours plus nombreux.
Nous sommes tous comptables des deniers publics, plus encore par les temps qui courent, et c'est pourquoi ce rapport me semble particulièrement bienvenu.
Il est parfaitement légitime de vouloir mieux maîtriser les frais de justice, dans le but, in fine, de mieux rendre la justice.
Mme Marie-Claire Carrère-Gée. - Je salue à mon tour les propositions très précises qui ressortent de cette analyse particulièrement fouillée. Les frais de justice explosent, mais ils agrègent des dépenses très différentes. Certains postes augmentent-ils plus que d'autres ? Au contraire, la dérive concerne-t-elle l'ensemble des dépenses ?
M. Thierry Cozic. - Le groupe socialiste défend le principe de l'accès à la justice pour tous et craint que les mesures proposées n'aboutissent à une financiarisation de la justice. Si certaines nous semblent aller dans le bon sens, l'instauration d'une contribution de 50 euros au titre de l'introduction d'une instance devant une juridiction constitue pour nous une ligne rouge. Sans évolution sur cette disposition, nous nous opposerons à ce rapport.
Mme Christine Lavarde. - Je rappelle à Thierry Cozic que ces frais de 50 euros ont existé par le passé, et que des frais de 250 euros s'appliquent quand on veut contester la première décision qui a été rendue. Vous proposez donc un système à deux vitesses, qui permet d'attaquer tout et n'importe quoi en justice à titre gracieux, et qui nuit en définitive à l'efficacité de la justice.
L'an dernier, à la demande expresse du garde des sceaux, nous avions accepté de retirer cette disposition en commission mixte paritaire, puisqu'il nous avait assuré qu'il allait entreprendre des consultations. Le rapporteur spécial dispose-t-il d'informations sur la tenue de ces consultations et leur éventuelle concrétisation dans le PLF ?
Mme Nathalie Goulet. - Les propos du rapporteur ne sont pas sans lien avec le travail que Rémi Féraud et moi-même avons effectué sur les frais de justice liés au contentieux des visas : nous avons mis en exergue leur augmentation exponentielle et leur répartition pour le moins baroque.
Je soutiens pleinement la promotion d'un guide de bonne conduite. À la suite de la commission d'enquête que j'ai menée avec Raphaël Daubet sur la criminalité organisée, nous avons constaté qu'un certain nombre de ministères procédaient à des appels d'offres séparés, aboutissant à l'utilisation de logiciels de décryptage incompatibles et à l'impossibilité d'échanger les données.
Enfin, le taux de recouvrement des avoirs criminels s'établissant à seulement 2 % pour 50 milliards d'euros d'argent blanchi, j'estime qu'il nous faut en effet pousser les feux en la matière.
M. Antoine Lefèvre, rapporteur spécial. - L'extension des frais fixes pour les personnes condamnées est une mesure de cohérence. Elle pourra d'ailleurs être écartée par le juge, notamment pour les personnes ne disposant pas de ressources.
Les frais d'expertise et d'analyse médicales ont crû de près de 50 % depuis 2013, notamment en raison de l'inflation du nombre d'expertises psychiatriques, tandis que les frais de traduction et d'interprétariat ont augmenté de 72 %. Les frais d'écoute téléphonique sont pour leur part quasiment stables, puisque grâce à la mise en place de la PNIJ, ils n'ont augmenté que de 1,2 %.
Je vous confirme que pour les raisons évoquées par Mme Lavarde, je maintiens la proposition, que j'avais du reste déjà défendue dans le passé, d'une contribution de 50 euros au titre de l'introduction d'une instance devant une juridiction. En ce qui concerne la consultation menée par le garde des sceaux sur cette question, je ne dispose pas d'élément nouveau, mais je pourrai l'interroger à l'occasion de la présentation que je lui ferai du présent rapport.
Je vous remercie de souligner l'importance du guide de bonne pratique des juridictions, madame Goulet. Il est incompréhensible que les difficultés relatives aux incompatibilités de logiciels ne soient pas surmontées à ce stade. Dans le rapport d'information sur le recouvrement des amendes pénales que j'ai commis en 2019, j'indiquais que plus de 500 000 fiches avaient été ressaisies manuellement en raison de l'incompatibilité des systèmes d'information des services de justice et financiers. Nous avons là une forte marge de progression, tout comme en matière de recouvrement des avoirs criminels.
La commission adopte les recommandations du rapporteur spécial et autorise la publication de sa communication sous la forme d'un rapport d'information.
Contrôle budgétaire - Extension de la capacité d'accueil des centres de rétention administrative - Communication
M. Stéphane Sautarel, président. - Nous allons entendre maintenant une communication de Mme Marie-Carole Ciuntu, rapporteur spécial de la mission « Immigration, asile et intégration », sur l'extension de la capacité d'accueil des centres de rétention administrative (CRA).
Mme Marie-Carole Ciuntu, rapporteur spécial. - Lorsque j'ai choisi, il y a quelques mois, de consacrer mon contrôle budgétaire à la rétention administrative, j'avais pleinement conscience de la sensibilité du sujet. La rétention touche en effet à la fois aux libertés individuelles, à la politique migratoire et à la sécurité publique.
Tout au long de ce travail, j'ai donc veillé à adopter une approche rigoureuse, tant dans l'analyse des données disponibles, que lors des auditions et des déplacements sur le terrain.
C'est sur cette base que j'ai déposé, il y a quelques mois, la proposition de loi relative à l'information et l'assistance juridiques en rétention administrative et en zone d'attente, et que je vous présente aujourd'hui les conclusions de mon rapport.
Je commencerai par rappeler ce qu'est la rétention administrative. Il s'agit d'un lieu fermé, gardé par des policiers, où l'autorité administrative - en pratique, le préfet - peut placer, pour une durée maximale de 90 jours, et 180 jours pour les profils terroristes, des étrangers en situation irrégulière faisant l'objet d'une mesure d'éloignement. La rétention administrative ne vise pas à punir. Elle a pour seule finalité de maintenir l'étranger à disposition afin de permettre son éloignement, sur la base le plus souvent d'une obligation de quitter le territoire français (OQTF).
Comme vous le savez, la loi du 11 août 2025 visant à faciliter le maintien en rétention des personnes condamnées pour des faits d'une particulière gravité et présentant de forts risques de récidive, dans sa version adoptée par le Parlement, prévoyait de porter la durée maximale de rétention de 90 à 180 jours pour un certain nombre de profils dangereux, mais le Conseil constitutionnel a censuré ces dispositions. Je le regrette, d'autant que je rappelle que le droit européen prévoit une durée maximale de rétention de droit commun de 6 mois, pouvant même être portée à 18 mois dans certains cas. L'effectivité des éloignements en pâtira.
En 2024, un peu plus de 30 000 personnes ont été placées dans un centre de rétention, dont plus de 16 000 en métropole. Quelque 96 % de ces personnes étaient des hommes, et plus de la moitié provenaient du Maghreb - 32 % d'Algérie, 12 % de Tunisie et 11 % du Maroc. Dans les outre-mer, les ressortissants comoriens représentent une part prépondérante, du fait de l'activité soutenue du centre de Mayotte.
J'en viens à mes principaux constats.
Le premier est le plus central. Il est factuel : la rétention administrative est l'outil le plus efficace pour exécuter les décisions d'éloignement.
Certes, le taux d'éloignement à l'issue d'une rétention reste encore insuffisant. En 2024, environ 54 % des personnes placées en rétention ont effectivement été éloignées ; pour la seule métropole, le taux est de 39 %. Ce chiffre s'améliore par rapport à 2023, mais il demeure trop faible.
La moitié de l'ensemble des éloignements forcés exécutés en 2024 ont toutefois eu lieu après une rétention et ce, alors même que seule une très faible proportion des étrangers en situation irrégulière et visés par une mesure d'éloignement sont placés en rétention.
La rétention administrative s'impose donc comme l'outil le plus efficace de la politique d'éloignement, même si des marges de progrès subsistent pour en renforcer l'efficacité.
Mon deuxième constat porte sur l'évolution profonde du profil des personnes retenues. Depuis 2022, la rétention n'est plus décidée seulement en fonction du risque de fuite et de la probabilité d'un éloignement rapide : elle tient désormais compte de la menace que représente l'étranger retenu pour l'ordre public.
Cette évolution a profondément modifié la rétention administrative. En métropole, les profils relevant de la catégorie des « troubles à l'ordre public » représentaient 86 % des personnes retenues en CRA en 2024, contre seulement 7,3 % en 2021.
Ce changement a eu des effets structurels. D'une part, il a contribué, parallèlement à d'autres facteurs, à l'allongement de la durée moyenne de rétention, passée de 17,5 jours en 2019 à 34,5 jours en 2024. Cela s'explique par le fait que cibler les profils les plus problématiques peut conduire à placer en rétention des personnes plus difficilement éloignables, notamment du fait de leur nationalité ou de leur parcours criminel. D'autre part, ce ciblage a nécessité une sécurisation accrue des centres et a augmenté la pression sur les policiers chargés de la surveillance.
Pour autant, je crois que ce choix est le bon. Dans un contexte où les capacités de rétention sont limitées, il est sage de placer en priorité les personnes les plus problématiques, afin qu'elles quittent effectivement le territoire et qu'elles ne puissent pas, entre-temps, troubler gravement l'ordre public. En outre, ce recentrage ne s'est pas traduit par une chute du taux d'éloignement. Ce dernier est resté proche de celui constaté avant 2022 et repart même à la hausse depuis 2024.
Mon troisième constat a trait à la saturation persistante des capacités d'accueil.
La France dispose aujourd'hui de 27 centres de rétention, représentant un total de 2 187 places théoriques, soit environ 80 places par centre en moyenne. La capacité en métropole a progressé d'environ un tiers depuis 2017, et le taux d'occupation est aujourd'hui de 92,3 %, un niveau très élevé.
En dépit de ces améliorations, le parc demeure insuffisant. Plus de 3 600 demandes de placement en rétention formulées par les préfets ont ainsi été refusées en 2024, faute de place, sans compter celles qui n'ont même pas été déposées pour cette même raison. L'État se voit donc contraint de réserver la rétention aux situations les plus problématiques, alors même qu'elle est l'outil le plus sûr pour exécuter les éloignements.
Sur la base de ces constats et dans le cadre actuel applicable à la politique migratoire, je propose plusieurs axes d'amélioration.
Il faut d'abord étendre les capacités. La loi du 24 janvier 2023 d'orientation et de programmation du ministère de l'intérieur avait fixé l'objectif de 3 000 places en CRA, initialement pour 2027. Compte tenu des obstacles fonciers et immobiliers, cet objectif a été décalé à 2029, avec l'ouverture échelonnée de 8 nouveaux centres. C'est un investissement non négligeable mais nécessaire, de l'ordre d'environ 300 millions d'euros d'ici à 2029, selon mes calculs, auxquels s'ajouteront 35 millions d'euros par an pour le fonctionnement une fois les 3 000 places disponibles, hors effectifs de police.
Pour contenir ce coût et accélérer la montée en charge, je préconise un recours accru aux installations modulaires, moins chères et plus rapides à déployer, à la substitution de certaines missions de policiers actifs par des personnels administratifs ou réservistes, et à une externalisation plus large des tâches non régaliennes, afin de concentrer les policiers sur la surveillance et les escortes.
Mais augmenter les capacités ne suffit pas, il faut aussi améliorer l'efficacité de chaque placement. Cela passe d'abord par une identification plus rapide et plus fiable des personnes retenues. L'absence de documents d'identité, leur destruction par les personnes ou l'usage d'alias freinent en effet les procédures. La très récente loi du 11 août 2025 a permis, sous conditions, le relevé d'empreintes et la prise de photographies sans consentement. C'est un progrès, mais nous devons aller plus loin en donnant aux services les moyens d'investigation nécessaires - y compris, sous contrôle du juge, l'exploitation des données téléphoniques - et en améliorant l'interopérabilité de leurs systèmes d'information.
Il est également nécessaire de lever les blocages liés à la délivrance des laissez-passer consulaires (LPC), notamment avec certains pays du Maghreb. L'obtention des LPC doit à ce titre constituer un objectif assumé de la politique diplomatique et consulaire à l'égard des pays étrangers, y compris dans la politique d'attribution de visas, de titres de séjour et d'aide au développement.
Sur le plan opérationnel, les demandes de laissez-passer auprès des consulats doivent être davantage centralisées auprès de l'unité centrale d'identification de la police aux frontières, dont l'efficacité a été démontrée pour les pays déjà concernés.
Il est par ailleurs nécessaire de simplifier les procédures juridictionnelles. Aujourd'hui, le juge judiciaire doit intervenir trois fois pour porter la rétention à 90 jours - c'était quatre avant la loi du 11 août 2025. Je propose de réduire ce nombre à deux, pour autoriser, quand les conditions sont réunies, une prolongation directe de 30 à 90 jours. Le recours à la visioconférence doit également être généralisé pour limiter les déplacements coûteux et chronophages des retenus, des magistrats et des escortes de police.
Il est également temps de réformer les modalités de l'assistance juridique des retenus, aujourd'hui confiée par l'État à des associations dans le cadre de marchés publics. Ce système présente de graves limites, parmi lesquelles une tendance à des recours systématiques de nature à emboliser encore davantage la justice, l'hétérogénéité des pratiques entre associations et entre centres, un coût redondant avec l'aide juridictionnelle, et parfois même des positions militantes. Je recommande, conformément à la proposition de loi que j'ai déposée et que le Sénat a adoptée il y a quelques mois, de confier l'information juridique à l'Office français de l'immigration et de l'intégration (Ofii), déjà présent en CRA, tout en maintenant bien sûr le droit au recours à un avocat et le droit de visite des associations humanitaires.
Il convient en outre de donner aux policiers les moyens d'assurer leurs missions en centre de rétention. Cela passera par une hausse des effectifs pour accompagner l'augmentation des capacités des centres, mais également par une meilleure formation et une plus grande valorisation des affectations en CRA dans leur carrière.
Un enjeu majeur réside enfin dans notre capacité à anticiper les éloignements pour éviter des rétentions longues et coûteuses.
En 2024, 27 % des placements concernaient des sortants de prison. Or trop souvent, les démarches de fiabilisation de l'identification des personnes et de demande de LPC ne sont engagées qu'à la libération de prison, réduisant les chances d'éloignement dans les délais légaux de la rétention. Ces démarches doivent impérativement être engagées dès la période de détention, tandis que doit être organisé un partage d'informations fluide entre préfecture, police aux frontières, administration pénitentiaire et magistrats, afin que l'éloignement puisse intervenir immédiatement après la détention ou après une rétention courte.
Par ailleurs, l'aide au retour volontaire doit être davantage proposée et utilisée en rétention administrative et en détention. Elle coûte moins cher qu'un éloignement forcé et peut éviter certains blocages consulaires, ce qui renforcerait l'efficacité des éloignements.
En conclusion, la rétention administrative n'est pas parfaite, mais elle demeure de loin le moyen le plus efficace de faire appliquer les décisions d'éloignement dans un contexte où un certain nombre de personnes refusent de s'y conformer spontanément. Mes recommandations sont donc d'augmenter les capacités, de simplifier les procédures et de rendre le dispositif plus performant pour concilier effectivité des décisions d'éloignement de l'État, protection de l'ordre public et respect des droits des personnes retenues.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Les recommandations formulées par notre collègue visent notamment à rationaliser les procédures, à éviter d'emboliser la justice et à maîtriser les coûts, ce qui doit être un objectif pour de nombreuses politiques publiques. Je la remercie de l'objectivité et de la sérénité avec lesquelles elle a présenté ses conclusions. Celles-ci rendent possible une discussion apaisée sur ce sujet qui fait souvent l'objet de polémiques.
Mme Nathalie Goulet. - Je remercie notre rapporteur spécial pour le choix courageux de ce sujet de contrôle et pour la sérénité avec laquelle elle a mené ses travaux. Sans doute faudra-t-il que les rapporteurs spéciaux des différents contrôles budgétaires travaillent ensemble à la traduction budgétaire des actions de renforcement de la coordination entre les différents services, car certaines actions pâtissent de la structuration du budget en missions budgétaires.
Mme Christine Lavarde. - Je remercie à mon tour le rapporteur. Dans quelle mesure les coûts qu'emportera l'augmentation des capacités d'accueil des CRA, et de manière générale, les coûts afférents à l'immigration irrégulière, pourraient-ils être réduits par une politique plus affirmée d'aide au départ volontaire ?
M. Pascal Savoldelli. - S'il est utile, ce contrôle m'interroge sur son champ, qui me semble aller bien au-delà des simples questions budgétaires - comme le précédent contrôle que l'on a examiné ce matin - et correspond à un sujet qui me paraît toutefois limité par les positions politiques, notamment de notre rapporteur, qui n'a du reste pas caché que ce travail s'inscrivait dans la continuité de sa proposition de loi. Bien que le présent rapport n'aborde pas cette question, vous êtes par exemple nombreux à souhaiter que le délai de rétention soit porté de 90 à 180 jours, mes chers collègues.
Je tiens par ailleurs à pointer la contradiction entre les recommandations nos 5 et 8, et sur le fond, j'estime que la gestion de la rétention doit relever exclusivement des forces de police, car l'entrée de personnels privés dans de tels lieux me paraît impensable.
De même qu'il avait voté contre la proposition de loi du rapporteur spécial, mon groupe votera contre ce rapport.
Mme Marie-Carole Ciuntu, rapporteur spécial. - Le coût de la rétention étant notable, il nous faudra voir ce qui est effectivement proposé dans les prochains projets de loi de finances. Je tiens par ailleurs à signaler qu'au-delà des sujets budgétaires et des freins immobiliers, l'augmentation du nombre de places présente des implications en termes de ressources humaines. Des effectifs manquent d'ores et déjà au sein des CRA, et nous aurons besoin d'environ 1 700 agents supplémentaires d'ici à 2027, selon mes informations.
Par ailleurs, des expérimentations sont actuellement menées au sein de plusieurs CRA afin d'évaluer les conditions dans lesquelles des missions non régaliennes peuvent être confiées à des agents qui ne sont pas des policiers. Les résultats sont concluants. Cela permettra de limiter le besoin en effectifs, tout en laissant aux policiers les missions principales dans les CRA.
Les missions qu'emporte la rétention étant par ailleurs très différentes de celles qui leur sont traditionnellement confiées sur la voie publique, les forces de police doivent être davantage accompagnées en termes de formation, tandis que leur passage en CRA doit être mieux valorisé dans leur carrière. Il n'y a donc pas de contradiction entre les recommandations nos 5 et 8, mon cher collègue.
En outre, il faut effectivement encourager les départs aidés, aussi bien en détention qu'en rétention. Une telle politique présente des avantages notamment du point de vue du coût - la rétention coûte beaucoup plus cher que l'éloignement aidé - et de celui de l'éloignement lui-même. En effet, lorsque le départ est volontaire, la coopération du pays dont l'étranger est ressortissant pour l'attribution d'un LPC n'est pas nécessaire. En outre, les départs aidés peuvent permettre à des étrangers de retrouver une vie normale dans leur pays d'origine, même si le risque existe que certains d'entre eux utilisent une partie de l'aide financière qui leur est versée pour revenir illégalement sur notre territoire. Il faut trouver un bon équilibre, notamment dans le montant versé.
Il faudra par ailleurs en effet intégrer le budget de la police aux frontières dans la prise en compte du budget global des CRA lors de l'examen des projets de loi de finances. Je salue au passage le travail que vous avez réalisé avec Rémi Féraud sur la délivrance des visas, ma chère collègue Nathalie Goulet.
Mme Marie-Claire Carrère-Gée. - J'estime qu'il convient sans doute de préciser la rédaction de la recommandation n° 5, en précisant qu'il s'agit plutôt « d'appuyer » les effectifs actifs de police pour certaines missions « non régaliennes », plutôt qu'en assurer la substitution. Nous nous prémunirions ainsi contre toute erreur d'interprétation.
M. Jean-Raymond Hugonet. - Je souhaitais intervenir dans le même sens.
Mme Marie-Carole Ciuntu, rapporteur spécial. - Je suggère d'ajouter « précisément définies » après « certaines missions ». En revanche, l'autre correction que vous proposez ne me paraît pas opportune, car elle irait dans le sens d'une inflation des effectifs.
Il en est ainsi décidé.
La commission adopte les recommandations du rapporteur spécial ainsi modifiées et autorise la publication de sa communication sous la forme d'un rapport d'information.
Contrôle budgétaire - Soutien de l'État à l'investissement des collectivités ultramarines - Communication
M. Stéphane Sautarel, président. - Nous allons entendre maintenant une communication de MM. Stéphane Fouassin et Georges Patient, rapporteurs spéciaux des crédits de la mission « Outre-mer », sur le soutien de l'État à l'investissement des collectivités ultramarines.
M. Stéphane Fouassin, rapporteur spécial. - Cette année, Georges Patient et moi-même avons souhaité conduire une mission de contrôle sur les dispositifs de soutien de l'État à l'investissement des collectivités locales ultramarines, qui sont propres à ces territoires. Je précise d'emblée que notre mission ne portait pas sur l'ensemble des outils mobilisés par l'État pour venir en aide à ces collectivités, comme la dotation de soutien à l'investissement local (DSIL) ou le fonds vert - ils ne relèvent pas de notre mission -, mais bien sur les dispositifs transitant par la mission « Outre-mer ». À l'issue de ce contrôle, nous proposons onze recommandations contribuant à l'amélioration des dispositifs en vigueur.
En préambule, je tiens à rappeler que les collectivités locales ultramarines sont soumises à des besoins très importants en matière d'investissement, besoins auxquels elles ne peuvent répondre seules. Les dépenses d'investissement représentent ainsi, dans les départements et régions d'outre-mer, 1 519 euros par habitant, alors qu'elles ne s'élèvent qu'à 1 155 euros par habitant dans l'Hexagone. Plus précisément, les régions dépensent 822,5 euros par habitant, les départements et le bloc communal respectivement 75 euros et 622 euros par habitant. Cet effort significatif vise à concrétiser la convergence économique des territoires ultramarins, dont le niveau de richesse n'a pas encore rattrapé celui de l'Hexagone.
Pour autant, les recettes d'investissement des collectivités sont insuffisantes pour réaliser l'ensemble des infrastructures nécessaires. Les dépenses de fonctionnement sont en effet plus contraintes que dans l'Hexagone, en raison notamment du coût de la vie et des charges de personnel, ces dernières étant particulièrement élevées en vertu des suppléments de rémunération que perçoivent les fonctionnaires ultramarins. En conséquence, le taux d'épargne brut de ces collectivités est significativement plus faible que dans le reste de la France : celui du bloc communal s'élève ainsi à 11,7 %, contre 16,3 % dans l'Hexagone.
M. Georges Patient, rapporteur spécial. - L'État consacre une partie de ses ressources à soutenir l'investissement des collectivités locales ultramarines : selon nos calculs, il était question de 862 millions d'euros en 2023. Les dotations d'investissement, telles que la DSIL ou encore la dotation d'équipement des territoires ruraux (DETR), qui ne sont pas spécifiques aux outre-mer, représentent 8 % de ces dépenses, soit une part minoritaire de l'effort. En réalité, 62 % du soutien de l'État à l'investissement local ultramarin transite par des outils propres à ces territoires périphériques.
Par ailleurs, l'État dispose du fonds exceptionnel d'investissement (FEI), qui lui permet de soutenir les personnes publiques effectuant des investissements dans des équipements publics collectifs, c'est-à-dire les collectivités locales pour l'essentiel. En 2025, la dotation du FEI atteint 102 millions d'euros, un montant en hausse par rapport à 2017, mais en nette baisse par rapport à l'an dernier - la dotation s'élevait alors à 160 millions d'euros.
L'action n° 09 du programme 123 « Conditions de vie outre-mer » permet de financer une bonification des prêts accordés par l'Agence française de développement (AFD) aux collectivités ultramarines pour des projets répondant à des critères précis en matière sociale et environnementale. Il s'agit d'un outil particulièrement efficace : à partir d'un budget de bonification des prêts de 38,1 millions d'euros en 2024, ce sont ainsi 542,7 millions d'euros qui ont été prêtés aux collectivités d'outre-mer. La limite de ce dispositif tient bien entendu à ce que certaines collectivités ne disposent pas d'une situation financière suffisamment favorable pour recourir à ce type d'instrument financier, lequel ne peut pas constituer l'unique soutien de l'État à l'investissement local ultramarin.
Enfin, les contrats de convergence et de transformation (CCT) représentent 45 % des dépenses de soutien de l'État aux collectivités ultramarines. Dans les territoires d'outre-mer, les CCT ont succédé aux contrats de plan État-région qui avaient été signés pour la période 2015-2020. Une première génération de CCT a été mise en oeuvre entre 2019 et 2023, pour un montant total de 4 milliards d'euros, hors contrat de développement de la Nouvelle-Calédonie. La deuxième génération de ces contrats de convergence et de transformation, qui porte sur la période allant de 2024 à 2027, représente un budget global de 3,23 milliards d'euros, dont 1,89 milliard d'euros de l'État. Les collectivités ont financé les CCT à hauteur de 37,4 % entre 2019 et 2023, et le feront à hauteur de 40,9 % entre 2024 et 2027. Cette contribution soutenue des collectivités à l'effort de contractualisation est à saluer.
Les financements de l'État en faveur des CCT proviennent de dix-huit programmes budgétaires différents, dont le programme 123 « Conditions de vie outre-mer » - celui-ci représente 40 % du total de ces financements -, ou encore le programme 214 « Soutien de la politique de l'éducation nationale » qui finance les établissements du second degré à Mayotte.
Les CCT reposent sur des priorités en matière d'investissement qui doivent donc correspondre à un plan de convergence établi en concertation entre État et collectivités, ainsi qu'à des projets d'infrastructures clairs et à une maquette financière bien précise.
M. Stéphane Fouassin, rapporteur spécial. - Si ce soutien de l'État à l'investissement local ultramarin est à saluer, il a tout de même des défauts qui doivent être corrigés.
Tout d'abord, la répartition géographique des investissements semble déséquilibrée. Ainsi, les Guyanais ne percevront, entre 2024 et 2027, que 1 949 euros par habitant via les contrats de convergence et de transformation, contre, par exemple, 12 832 euros à Saint-Pierre-et-Miquelon ou encore 3 649 euros par habitant à Saint-Martin. Une telle répartition pose question.
Par ailleurs, les taux d'engagement et de consommation des crédits consacrés à l'investissement local ultramarin pourraient être plus élevés. Ainsi, le taux d'engagement des crédits des CCT atteint 77 % fin 2023 : un tel effort est certes honorable, mais il pourrait être encore plus important. Le taux de consommation des crédits, quant à lui, est de 48,6 %. Plus particulièrement, la Martinique et la Polynésie française ont rencontré des difficultés pour engager et consommer l'ensemble des crédits dédiés à l'investissement dans ces contrats de convergence et de transformation. Aussi, l'ensemble des projets contractualisés dans le cadre des CCT n'ont pu être réalisés : sur 801 projets inscrits, seuls 63 ont été achevés.
Des obstacles conjoncturels - je pense notamment à la crise sanitaire - expliquent ces difficultés. De plus, le plan de relance a créé un effet d'éviction au détriment des crédits des CCT. Certaines filières, notamment le secteur du BTP, ont de ce fait rencontré des difficultés en matière d'approvisionnement.
Le dispositif de contractualisation en outre-mer est également confronté à des difficultés plus structurelles. Ainsi, le très grand nombre d'opérations engagées a engendré d'importants problèmes en matière de gestion administrative ; l'efficacité du dispositif pâtit en outre de l'existence d'une pluralité de sources de financement, partagées entre dix-huit programmes budgétaires, ainsi que de celle d'une multitude d'agences de l'État - je pense notamment à l'Office français de la biodiversité (OFB) ou à l'Agence nationale du sport (ANS). Le manque de maturité de certains projets a aussi pu faire obstacle au décaissement des fonds.
De nombreuses personnes que nous avons auditionnées ont par ailleurs relevé l'existence de problèmes liés au manque d'ingénierie locale.
M. Georges Patient, rapporteur spécial. - Un certain nombre d'améliorations peuvent être apportées aux dispositifs de soutien de l'État dédiés à l'investissement local ultramarin. Il est fondamental d'impliquer davantage les collectivités locales dans les décisions d'octroyer des subventions d'investissement.
Dans certaines collectivités comme la Guyane ou les collectivités régies par l'article 74 de la Constitution, aucun plan de convergence n'a été défini, alors même que ce sont des plans de cette nature qui doivent servir de base à l'élaboration des contrats de convergence et de transformation. En pratique, pour négocier chaque CCT, des mandats de négociation comportant déjà une liste très précise de projets, définie par les différents ministères lors d'une réunion interministérielle, sont transmis aux préfets peu avant la date butoir de signature des contrats.
Une très faible marge de manoeuvre est laissée aux collectivités pour s'écarter du mandat de négociation. Les élus locaux sont pourtant les mieux placés pour sélectionner les projets les plus importants pour le développement de leurs territoires. Il serait souhaitable de leur laisser une plus grande place dans la négociation des projets financés via les CCT.
Par ailleurs, le fonds exceptionnel d'investissement, tout comme les prêts de l'AFD bonifiés par l'État, devraient servir à financer prioritairement des projets répondant aux priorités d'investissement identifiées par les élus locaux lors de la rédaction des projets de convergence dans chaque territoire. Ainsi, les projets financés pourraient davantage répondre aux attentes locales.
Dans le cadre des CCT, la multiplicité des financements constitue une source de complication administrative supplémentaire. Elle limite la fongibilité entre les crédits afférents aux divers projets, ce qui diminue les marges de manoeuvre des préfectures. Ces dernières ont actuellement recours aux crédits du programme 123 « Conditions de vie outre-mer » de la mission « Outre-mer » pour compléter les financements manquants aux projets qui se révèlent être matures plus rapidement que prévu. Il pourrait donc être pertinent de réunir certains des financements des CCT en un programme budgétaire unique au sein de la mission « Outre-mer », lequel serait à la main des préfectures, et ce afin de permettre une plus grande fongibilité des crédits.
En outre, l'organisation de réunions plus fréquentes au niveau local entre préfectures et collectivités contribuerait à améliorer le suivi des projets.
Enfin, l'amélioration de la consommation des crédits en faveur de l'investissement local ultramarin implique de rationaliser davantage les aides à l'ingénierie locale. Actuellement, un grand nombre d'entités - je pense en particulier à la Banque des territoires, à l'Agence française de développement, ou encore au Centre d'études et d'expertise sur les risques, l'environnement, la mobilité et l'aménagement (Cerema) - disposent de dispositifs de soutien à ce type d'ingénierie. Il peut s'avérer complexe, en particulier pour les établissements publics de coopération intercommunale, de faire appel à l'un ou l'autre de ces dispositifs. Créer un guichet unique d'ingénierie, centralisé par la préfecture, permettrait aux collectivités de recourir plus facilement à l'un de ces outils. Un tel dispositif a déjà été déployé avec succès en Guadeloupe, pour ne citer que cet exemple.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Nos collègues pointent du doigt la récurrence des problèmes rencontrés par les territoires ultramarins, la difficulté à y atteindre les objectifs fixés, en insistant sur le trop faible niveau de sollicitation de l'échelon local. C'est un constat que nous faisons, hélas, trop souvent et dans de trop nombreuses circonstances.
Nos collègues indiquent notamment que seuls 63 des 801 projets inscrits dans les CCT se sont concrétisés entre 2019 et 2023 : cela me rappelle les écarts que l'on a pu observer dans certains départements, en Meurthe-et-Moselle en particulier, entre crédits de paiement (CP) réellement consommés et autorisations d'engagement votées.
Ils réclament une simplification des outils utilisés par l'État pour soutenir les territoires : c'est un objectif qui rejoint les conclusions du rapport réalisé par notre collègue Christine Lavarde au nom de la commission d'enquête sur les missions des agences, opérateurs et organismes consultatifs de l'État, présidée par Pierre Barros. En outre-mer comme dans l'Hexagone, l'existence d'une multitude d'acteurs complique l'élaboration des projets et ralentit la mise en oeuvre des chantiers engagés. C'est la raison pour laquelle je suis, moi aussi, en faveur d'une rationalisation du soutien de l'État à l'investissement ultramarin.
Je salue l'approche des rapporteurs spéciaux : il me semble primordial aujourd'hui, dans le contexte de crise budgétaire que nous connaissons, de préconiser avant toute chose une meilleure consommation des crédits, et ce afin d'assurer une plus grande efficacité de la coopération entre État et collectivités et de rétablir la confiance à l'égard des décideurs publics.
M. Stéphane Sautarel, président. - Je ne peux à mon tour que souscrire à l'analyse de nos deux rapporteurs spéciaux.
M. Stéphane Fouassin, rapporteur spécial. - J'insiste sur le fait que l'une des raisons pour lesquelles le taux de concrétisation des projets est aussi faible réside dans la lourdeur des projets eux-mêmes, qu'il s'agisse de chantiers de rénovation de bâtiments ou de la réalisation d'infrastructures d'importance. J'espère sincèrement que la situation se sera sensiblement améliorée l'an prochain.
Mme Micheline Jacques, rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques. - S'agissant des territoires ultramarins, il importe moins de parler des dépenses que d'évoquer la façon dont les crédits sont consommés. Il faut faire évoluer la manière de dépenser dans nos territoires et mieux accompagner les collectivités ultramarines dans leurs projets d'investissement.
En outre-mer, les frais de fonctionnement sont souvent beaucoup trop élevés et, par suite, empêchent tout investissement significatif. Cela handicape les collectivités, qui ne peuvent pas engager seules des projets pourtant essentiels aux territoires et aux habitants.
Par ailleurs, nous constatons en outre-mer, à l'exception notable de La Réunion, un trop faible recours aux crédits européens. Il s'agit pourtant d'une option intéressante dans le contexte budgétaire actuel pour inscrire les territoires ultramarins dans une dynamique de développement et y favoriser l'emploi.
M. Jean-François Rapin. - Permettez-moi de rappeler que Georges Patient et moi-même avons commis un rapport, au nom de la commission des affaires européennes du Sénat, sur cette problématique consternante du manque de mobilisation des crédits européens en outre-mer.
Il manque à nos territoires ultramarins une véritable reconnaissance des institutions européennes, du moins dans les textes. L'inscription de la spécificité de ces territoires permettra, si elle est correctement anticipée, un meilleur accès aux fonds européens. Sauf exception, le recours à ces crédits est actuellement très insuffisant, probablement en raison à la fois d'un manque d'ingénierie et du manque d'implication de nos autorités nationales. Nous sommes, quoi qu'il en soit, très attentifs à cette question au sein de la commission des affaires européennes.
M. Pascal Savoldelli. - Je remercie les rapporteurs spéciaux pour la qualité de leur contrôle budgétaire. Si je salue leur expertise, je tiens à insister sur deux points : d'abord, il convient de trouver des solutions permettant de mobiliser plus facilement et plus largement l'ingénierie locale, et ce bien sûr dans respect du principe de libre administration des collectivités territoriales ; ensuite, il faut reconnaître que l'affaiblissement des services publics et la moindre place faite à l'État dans les territoires entravent la mise en oeuvre des projets d'investissement.
Cela étant, nous voterons en faveur des recommandations de nos rapporteurs spéciaux.
M. Laurent Somon. - Je suis pleinement d'accord avec Micheline Jacques et Jean-François Rapin sur la trop faible mobilisation des fonds européens en outre-mer. Je souhaiterais citer l'exemple du port de Nouméa, en Nouvelle-Calédonie : celui-ci n'a pas pu bénéficier des programmes de financement de l'Union européenne, car le texte législatif qui devait instituer l'éligibilité de ce type d'infrastructure ne comportait pas de référence au port de Nouméa dans ses annexes... Il convient d'être attentif à ce genre de détail, en amont de l'élaboration des textes réglementaires et financiers, pour éviter des oublis terriblement nuisibles à nos territoires ultramarins.
La commission adopte les recommandations des rapporteurs spéciaux et autorise la publication de leur communication sous la forme d'un rapport d'information.
Projet de loi de financement de la Sécurité sociale pour l'année 2026 - Demande de saisine pour avis et désignation d'un rapporteur
M. Stéphane Sautarel, président. - La commission demande, comme chaque année, à être saisie pour avis du projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2026. Je vous propose de désigner M. Vincent Delahaye rapporteur pour avis.
La commission demande à être saisie pour avis sur le projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2026, sous réserve de sa transmission, et désigne M. Vincent Delahaye rapporteur pour avis.
La réunion est close à 11 h 00.