Mardi 14 octobre 2025
- Présidence de Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente de la commission des affaires économiques du Sénat, et M. Stéphane Travert, président de la commission des affaires économiques de l'Assemblée nationale -
La réunion est ouverte à 18 h 00.
Audition de M. Stéphane Séjourné, commissaire européen chargé de la prospérité et de la stratégie industrielle
M. Stéphane Travert, député, président. - La commission des affaires économiques de l'Assemblée nationale se réunit aujourd'hui avec celle du Sénat pour une audition importante et prévue de longue date, organisée à l'initiative des présidentes Dominique Estrosi Sassone et Aurélie Trouvé.
Nous sommes très heureux d'accueillir M. Stéphane Séjourné, vice-président exécutif pour la prospérité et la stratégie industrielle de la Commission européenne. Il nous semble en effet important que les membres de la Commission européenne viennent échanger avec les parlements nationaux.
Monsieur le commissaire Séjourné, nos commissions ont souhaité vous auditionner pour évoquer les enjeux de souveraineté industrielle et numérique. Toutefois, eu égard à l'étendue de vos responsabilités, vous serez sans doute amené à répondre à des questions connexes, portant notamment sur les enjeux commerciaux ou énergétiques, dont les effets sur la compétitivité de nos industries sont déterminants.
Avant de céder la parole à la présidente Dominique Estrosi Sassone, je souhaiterais vous poser quelques questions.
Le 7 octobre, vous avez présenté, avec le commissaire européen au commerce, de nouvelles mesures pour protéger le marché européen de l'acier face à une concurrence mondiale, notamment chinoise, très agressive. Vous avez ainsi annoncé une diminution de moitié du quota d'acier pouvant être importé sans droits de douane - les 27 États membres ne pourront donc plus importer que 18,3 millions de tonnes par an - ainsi qu'un doublement des droits de douane de 25 % à 50 %. Ces mesures remplaceront les précédentes clauses de sauvegarde, dont l'efficacité était amoindrie par des stratégies de contournement. Comment comptez-vous neutraliser ces dernières ? Comment le secteur de la sidérurgie accueille-t-il ce plan ? Les récentes exigences du président des États-Unis pourraient-elles le remettre en cause ? L'enjeu est majeur, en particulier pour ArcelorMittal, dont la situation nous inquiète.
Le mécanisme d'ajustement carbone aux frontières (MACF) est censé rééquilibrer les conditions de concurrence entre les industries européennes et les fabricants extracommunautaires, en imposant aux importations de certains produits une tarification carbone équivalente à celle appliquée aux producteurs européens. Toutefois, le dispositif envisagé fait l'objet de nombreuses critiques, notamment en raison de sa limitation aux produits bruts et des possibilités de contournement. Comment ses principaux biais, qui limitent son efficacité et pourraient avoir des effets destructeurs, pourraient-ils être corrigés ?
Le rapport de M. Mario Draghi sur la compétitivité européenne, publié en septembre 2024, soulignait le besoin de réduire la charge administrative des entreprises - vous avez vous-même reconnu la nécessité d'un « choc de simplification » dès le début de votre mandat. Quelle est la stratégie de la Commission européenne dans ce domaine ? Quelles sont les actions envisagées pour soutenir la compétitivité des entreprises européennes, notamment dans le secteur industriel ?
Les relations commerciales internationales sont actuellement marquées par une forte instabilité, allant parfois jusqu'à une forme de guerre commerciale, dans laquelle les principaux concurrents de l'Union européenne, américains et chinois notamment, n'hésitent pas à privilégier leurs entreprises nationales. En réaction, la Commission européenne étudie-t-elle la possibilité d'introduire une préférence européenne dans les marchés et contrats publics des États membres ?
Par ailleurs, quelle est votre analyse concernant les enjeux de souveraineté économique et industrielle liés au numérique et à l'intelligence artificielle - notre commission a récemment publié un rapport à ce sujet -, compte tenu de la dépendance des entreprises européennes à l'égard d'acteurs non européens, américains notamment ? Enfin, quelle est votre stratégie pour défendre la souveraineté européenne vis-à-vis des matières premières critiques, dont beaucoup se trouvent en Chine ?
Mme Dominique Estrosi Sassone, sénatrice, présidente. - Réunir nos deux commissions est un format inhabituel, qui souligne l'importance du dialogue entre la Commission européenne et les parlements nationaux.
Ma première question est d'ordre général et porte sur la compétitivité européenne face aux États-Unis et à la Chine, à l'heure du pacte vert pour l'Europe, le Green Deal - ce pacte qui fait figure de boussole de la politique économique européenne - et alors que de nombreuses entreprises alertent sur le coût économique de la réglementation et de la transition énergétique. Comment la stratégie industrielle européenne décline-t-elle les objectifs du pacte vert ? Quelles mesures restent à mettre en oeuvre ? Comment la Commission européenne entend-elle concilier transition écologique, préservation de notre base industrielle et compétitivité, notamment des PME ?
Il y a quelques mois, devant notre commission, un interlocuteur résumait ainsi la situation : « Partout dans le monde, il y a des plans de développement ; en Europe, il y a la décarbonation ». Si la décarbonation finit par entraîner la désindustrialisation, elle sera un échec sur les plans technologique, économique, social et même écologique, puisque les usines seront ailleurs.
Ma deuxième question concerne la filière sidérurgique européenne, qui est plus menacée que jamais. Je compléterai les propos du président Travert en évoquant la filière inox. J'ai été alertée sur la situation d'Aperam à Gueugnon, en Saône-et-Loire, par mon collègue Fabien Genet. Vous reconnaîtrez là l'ancrage sénatorial ! Ce site, qui emploie plus de 800 personnes et fut longtemps leader mondial dans son secteur, est menacé, de manière directe et immédiate, par les dispositifs massifs de contournement des protections européennes instaurés par ses concurrents chinois et indonésiens, via Taïwan, la Turquie ou le Vietnam.
À titre d'exemple, entre 2023-2024 et 2024-2025, le tonnage d'acier inoxydable importé de Taïwan serait passé de 82 000 à 234 000 tonnes. Cherchez l'erreur ! À ce niveau-là, c'est de la génération spontanée ! Dans ce contexte, c'est tout autant la survie de notre industrie et de nos emplois que la crédibilité de la Commission et de l'Union européenne qui sont en jeu. Comment comptez-vous réagir face à cette situation d'urgence ?
Enfin, je conclurai par une question relative à votre compétence en matière de marché unique et au développement des petites et moyennes entreprises (PME) et des entreprises de taille intermédiaire (ETI), qui constitue un volet important de la feuille de route que vous a confiée Ursula von der Leyen. Il nous semble essentiel que l'Europe dispose d'un tissu entrepreneurial solide, créateur d'emplois, innovant et exportateur, comme c'est le cas en Italie et en Allemagne. Sous l'impulsion de Gérard Larcher, le Sénat s'est d'ailleurs doté d'une délégation aux entreprises, ce qui est une spécificité par rapport à l'Assemblée nationale.
Lors de votre nomination, la présidente de la Commission vous écrivait : « Vous vous emploierez à améliorer l'accès au financement des PME, à simplifier leur environnement réglementaire et à les encourager à innover. Vous devriez étudier la faisabilité d'un passeport spécifique pour les PME afin de réduire leur charge administrative et leurs coûts. Vous dirigerez les travaux portant sur l'établissement d'une nouvelle catégorie de petites entreprises à moyenne capitalisation et évaluerez si la réglementation existante entrave de manière injustifiée leur développement. » Cela fait écho à l'une des propositions du rapport qu'Enrico Letta était venu présenter au Sénat : élaborer un code des affaires européen pour rendre le marché unique plus fluide, ce vingt-huitième régime se substituant aux vingt-sept lois nationales.
Où en est la mise en oeuvre du rapport Letta ? Où en êtes-vous de l'application de votre feuille de route destinée à simplifier la vie des PME et ETI ?
Nous attendons de votre part des réponses claires et sincères à l'ensemble de nos questions. La capacité de la Commission européenne d'agir à la hauteur des enjeux et la prospérité de nos économies nationales en dépendent.
M. Stéphane Séjourné, vice-président exécutif pour la prospérité et la stratégie industrielle de la Commission européenne. - Lors de tous mes déplacements, je propose aux parlements nationaux de les rencontrer. Je me suis exprimé la semaine dernière devant les Cortes Generales dans un format semblable à celui qui nous réunit aujourd'hui.
Je suis responsable devant le Parlement européen et non devant les parlements nationaux. Toutefois, il est normal que nous puissions nous prêter à cet exercice, mes collègues commissaires et moi-même, afin de répondre aux questions et d'enrichir nos propres réflexions.
Pour faire face aux tensions commerciales internationales, l'objectif de la Commission est de bâtir une politique industrielle européenne qui ne soit pas la juxtaposition de vingt-sept politiques industrielles nationales. Nous devons éviter de nous faire concurrence, construire le marché intérieur et créer les conditions d'un nouveau modèle économique européen qui permette de surmonter les difficultés que nous rencontrons.
D'un côté, nous assistons à la fermeture des frontières et à l'adoption, un peu partout dans le monde, de mesures de plus en plus protectionnistes. De l'autre, nous devons diversifier nos échanges commerciaux pour sortir de situations de dépendance, qui sont encore trop fréquentes dans beaucoup de domaines et nous exposent à de possibles chantages. Vous avez notamment évoqué le problème des matières premières, pour lequel nous avons déjà obtenu de premiers résultats au niveau européen.
La nouvelle Commission est en place depuis six mois. Dans le contexte actuel, l'une de nos priorités est de diversifier à la fois nos exportations et nos importations. La guerre commerciale à laquelle nous sommes confrontés a montré que certains secteurs étaient totalement dépendants du marché américain à l'exportation. La perte de ce débouché les place dans une situation très délicate. Dans d'autres secteurs, nous sommes totalement dépendants pour nos importations. Ce sont des éléments de faiblesse pour l'Union européenne.
L'objectif est donc de conclure de nouveaux accords avec des partenaires fiables. Nous avons notamment engagé des discussions commerciales avec les pays du G7. Le Canada, le Japon ou l'Australie sont des démocraties qui respectent le droit international du commerce et partagent nos valeurs. Ils pourraient offrir des débouchés à nos secteurs très exportateurs.
La présidente de la Commission a commencé à travailler à la construction de ces partenariats avec mon collègue Maro efèoviè, qui est chargé du commercial international.
Dans le domaine des matières premières, j'ai présenté quarante-sept projets visant à rouvrir des mines en Europe. Dix-sept matières premières critiques, pour lesquelles nous sommes presque totalement dépendants, ont été identifiées. En ce qui les concerne, nous espérons produire 10 % de notre consommation à l'horizon 2030. Vous devez penser que ce n'est pas énorme. Néanmoins, pour le lithium par exemple, nous pourrions atteindre 70 % ou 80 %, si les futures exploitations atteignent les rendements escomptés.
Nous apporterons des garanties et des subventions à ces projets. Nous pourrons également les labelliser pour attirer des investisseurs privés. Cette diversification de nos approvisionnements est essentielle, car les tensions sont très fortes, en particulier avec la Chine. Dans vos territoires, vous avez probablement eu connaissance d'entreprises soumises à des chantages pour obtenir certaines matières premières, comme les terres rares. La Chine délivre de moins en moins de licences d'exportation et le stockage est impossible. En échange des livraisons, des documents confidentiels portant sur des secrets de fabrication commencent à être demandés, ce qui est nouveau. Nous permettre de sortir de cette situation de dépendance, qui n'est jamais souhaitable d'un point de vue économique, est désormais une priorité absolue pour la Commission européenne.
Nous avons la chance de disposer d'un marché intérieur de 450 millions de consommateurs, qui serait une formidable zone de repli pour les entreprises dont les débouchés internationaux ont disparu. Malheureusement, il reste très fragmenté, avec des réglementations différentes selon les pays. C'est la raison pour laquelle beaucoup d'acteurs, notamment français, se sont internationalisés avant de s'européaniser.
Nous avons entrepris d'identifier les dix principales barrières, celles dont la suppression aurait le plus d'impact économique. Pour lever ces freins, il faudra revoir une partie des législations nationales et revenir sur les surtranspositions effectuées par certains États membres - la France n'est pas la seule à le faire ! Au nom de la Commission, j'ai proposé une méthodologie aux chefs de gouvernement et aux ministres de l'industrie. Il s'agit de mener une analyse par secteur économique et de recenser les évolutions qui seraient nécessaires pour conforter l'existence du marché intérieur.
Au moment où la plupart des pays du monde se replient sur leur propre économie, nous avons particulièrement besoin de ce débouché de 450 millions de consommateurs. Les entreprises françaises, qui, du fait de la taille du marché national, sont souvent plus grandes que les autres entreprises européennes, ont des atouts à faire valoir pour s'imposer sur le marché intérieur.
Toutefois, la diversification de nos partenariats et accords commerciaux et le renforcement du marché intérieur n'ont de sens que si nous protégeons les frontières extérieures de l'Union européenne. Tous ces chantiers doivent être menés en même temps. C'est une condition pour que le renforcement du marché intérieur rime avec prospérité économique et opportunités pour nos entreprises, et qu'il ne soit pas uniquement une réforme libérale visant à supprimer des règles.
Nous avons engagé une très importante réforme des douanes, qui prévoit notamment la création de l'Autorité douanière européenne. Elle permettra d'harmoniser les contrôles menés dans les ports et les aéroports.
Dans un port français, 1 produit sur 2 000 est rejeté par les douanes, contre 1 produit sur 2 millions dans un port du nord de l'Europe - je ne citerai volontairement pas de nom de pays. Comme la France ne reçoit probablement pas plus de produits défectueux que ses voisins, les écarts qui sont constatés ne peuvent provenir que d'une absence de contrôles.
Si nous ne voulons pas que le marché européen soit un « gruyère », nous devons agir. La réforme, qui prévoit également la suppression de l'exemption tarifaire pour les colis de moins de 150 euros qui arrivent de Chine et leur taxation, est examinée en trilogue. La pression est mise sur le Parlement européen et le Conseil européen pour faire avancer le dossier et permettre à la Commission de concrétiser rapidement sa mise en oeuvre.
Pour assurer l'équilibre de notre nouveau modèle économique et permettre la préférence européenne, nous allons engager une réforme des marchés publics et favoriser l'utilisation des fonds européens pour les entreprises européennes. Le contexte économique et les tensions commerciales ont fait tomber un tabou. Dans ce domaine, nous avons davantage avancé en six mois qu'au cours des quinze années précédentes. Je défendrai personnellement ce dossier, en proposant dès 2026 la révision de 8 directives et de 64 règlements sectoriels.
Un effort de simplification est indispensable. Afin d'éviter les contestations, les pouvoirs adjudicateurs retiennent souvent le prix comme unique référence, pour des raisons juridiques, afin d'éviter que le marché ne soit « retoqué ». Pourtant, les marchés publics pourraient être un formidable outil pour réorienter notre politique industrielle et commerciale, au moins dans certains secteurs. En Europe, la dépense publique représente 2 000 milliards d'euros par an, dont 750 milliards d'euros couverts par les directives sur les marchés publics européens. Cette somme est supérieure au budget européen.
Je compte sur l'Assemblée nationale et le Sénat pour soutenir l'introduction d'une préférence européenne dans les marchés publics - je sais que des travaux ont déjà été menés en ce sens. Nous avons commencé à consulter l'ensemble des États membres pour obtenir un consensus et soumettre une proposition législative au Parlement européen le plus rapidement possible.
Pour résumer, l'équilibre économique et commercial que nous devons mettre en place repose sur des mesures de diversification, de réduction de nos dépendances et de protection de notre marché. Nous devons en finir avec une certaine naïveté. Tous les pays, que ce soient les États-Unis, l'Inde ou la Chine, imposent une préférence nationale dans leurs marchés publics. Pourquoi l'Union européenne serait-elle la seule à ne pas le faire ?
Les investissements internationaux sur le sol européen doivent également être conditionnés à des transferts de technologie, à l'utilisation de notre chaîne de valeur et à la création d'emplois locaux. Avant la fin de l'année, nous transmettrons au Parlement européen un texte reprenant les propositions des rapports Draghi et Letta.
Les investissements internationaux doivent être des relais de croissance pour l'Union européenne. Nous avons trop souvent été confrontés à des projets, notamment chinois, qui ne créent aucune valeur, comme des usines d'assemblage de composants importés. Parfois, ces investissements servent à racheter des entreprises européennes pour les fermer et permettre à des producteurs asiatiques d'approvisionner le marché. À partir du moment où les conditions seront les mêmes dans tous les États membres, nous ne serons plus en compétition entre nous et il n'y aura plus de zone franche. Disposer d'un cadre européen nous protégera des tentatives de chantage commercial.
M. Stéphane Travert, député, président. - Nous en venons aux questions des députés et sénateurs.
M. Alexandre Loubet, député. - L'effondrement économique de l'Europe est flagrant. Nous sommes en train de décrocher dans la compétition mondiale. Or, dans de très nombreux secteurs, la désindustrialisation est organisée, voire planifiée, par la Commission européenne.
Pour prendre l'exemple de la filière automobile, les constructeurs français affirment que 100 000 emplois industriels - auxquels s'ajouteront des emplois dans les services ou la distribution - seront supprimés d'ici dix ans. Cette situation est directement liée à l'interdiction de la vente de véhicules à moteur thermique en 2035.
Pourquoi vous obstinez-vous à maintenir cette interdiction qui saccage la filière automobile française et européenne ? Le chancelier allemand vient d'ailleurs de déclarer qu'il ferait tout pour la lever.
Vous avez insisté sur la nécessité de protéger les frontières commerciales européennes. J'en suis ravi. Cependant, je n'ai rien vu de tel lorsque la présidente von der Leyen s'est « mise à plat ventre » devant le président des États-Unis, qui imposait des tarifs douaniers à nos industries. Si la stratégie européenne de protection des frontières consiste uniquement à taxer les petits colis, nous aurons du mal à redresser la barre !
J'ai eu l'occasion de vous auditionner dans le cadre d'une commission d'enquête sur l'industrie. À l'époque, vous aviez indiqué que des travaux étaient en cours pour améliorer le dispositif de taxe carbone aux frontières européennes. En l'état, il pénalisera les entreprises européennes, puisque les matières premières dont elles ont besoin pour produire seront taxées à leur entrée dans l'Union européenne. Où en est ce dossier ?
Enfin, les négociations pour la levée des surtaxes sur les véhicules électriques chinois se poursuivent-elles ? Notre industrie automobile est déjà en difficulté. Une telle décision serait dramatique.
Mme Dominique Estrosi Sassone, sénatrice, présidente. - Un rapport d'information sur la filière automobile, rédigé de manière transpartisane, sera présenté demain à la commission des affaires économiques du Sénat. Il comportera certainement des propositions intéressantes.
Mme Anne-Catherine Loisier, sénatrice. - Un rapport sur la compétitivité de la filière bois a été présenté à la commission des affaires économiques du Sénat. Il nous a fait prendre conscience des difficultés auxquelles est confrontée la filière meuble en Europe et particulièrement en France. En moins de vingt ans, la part de production nationale dans le marché français est passée de 77 % à 37 %. Ce recul s'explique par la hausse des importations et notamment par le développement de la fast déco chinoise.
Les acteurs industriels nous ont alertés sur la complexité du protocole de dépôt de plainte en matière de lutte antidumping, qui le rend inaccessible pour de nombreuses PME françaises. Serait-il possible de revoir cette procédure et de modifier le règlement pour élargir la notion de produits concernés ?
Par ailleurs, nous nous interrogeons sur la compatibilité des lois Égalim avec le projet européen. Le Parlement européen a travaillé sur la révision du règlement concernant l'organisation commune des marchés. Il a notamment abordé le volet relatif à la coopération entre les autorités de contrôle des pratiques commerciales déloyales et prévoit de leur donner davantage d'outils, notamment pour faciliter les échanges d'informations et la réalisation d'enquêtes au niveau européen. Pouvons-nous compter sur le soutien de la Commission européenne pour que les lois de police françaises, dont les lois Égalim, soient respectées ?
M. Stéphane Séjourné. - Je suis ici pour vous éclairer sur les travaux de la Commission et échanger avec vous, même si nous sommes en désaccord. En revanche, je ne suis pas votre ministre. Je ne suis pas venu pour me faire engueuler ! Je vous demande un peu de respect, pour que nos discussions se passent aussi bien que dans les autres parlements nationaux.
S'agissant de l'échéance de 2035, il est faux de dire que nous sommes inflexibles. Nous avons supprimé les amendes qui devaient intervenir dès 2025. Nous étions dans une situation ubuesque où nous demandions plusieurs millions d'euros aux constructeurs, alors que, dans le même temps, mes services au sein de la Commission recherchaient de l'argent pour les aider.
Par ailleurs, la clause de revoyure que le texte fixait en 2026 a été avancée en 2025. L'objectif est de donner de la visibilité aux constructeurs et, de manière pragmatique, d'échanger avec eux sur leur capacité à tenir le cap du « tout-électrique » et sur les conséquences économiques et sociales qui en découleraient. Certaines technologies n'étaient pas disponibles il y a deux ans, mais elles pourraient entrer dans le calcul du CO2. Nous avons notamment prévu de labelliser de l'acier bas-carbone qui pourrait être utilisé dans l'industrie automobile. Les discussions sont en cours. Nous disposerons de l'ensemble des paramètres avant la fin de l'année.
Je suis favorable à une plus grande flexibilité. Plusieurs solutions sont envisageables pour conserver l'échéance de 2035 sans fragiliser les emplois. Nous pourrions retenir un principe de neutralité technologique, voire accepter l'hybridation ou les prolongateurs d'autonomie, par exemple.
Je ne souhaite pas politiser un débat, qui, au Parlement européen comme ici, est très sensible. J'ai toutefois la conviction qu'un chemin est possible pour aller vers le tout-électrique aux alentours de 2035, à condition de l'assortir de mesures de flexibilité. La filière a déjà investi des milliards d'euros. Par conséquent, revenir sur l'objectif fixé pourrait aussi entraîner des suppressions d'emplois. Il faut trouver un équilibre.
Concernant la filière bois, des mesures provisoires de sauvegarde doivent être mises en place avant que les écosystèmes s'effondrent. Il faut inverser la logique en fermant le marché pour le protéger, quitte à le rouvrir ensuite. Pour la Commission européenne, l'enjeu est d'arriver à anticiper et à réagir avant que les entreprises soient soumises à une concurrence déloyale comme celle que vous évoquiez.
Les lois Égalim renvoient à la question du marché intérieur. Nous échangeons avec nos partenaires pour les convaincre de se doter d'un système européen. Ajouter des barrières en France conduit à morceler le marché intérieur, ce qui n'est pas cohérent avec l'objectif que nous visons. Des discussions sont en cours entre le Parlement européen et le Conseil à ce sujet. La Commission intervient uniquement en tant qu'arbitre, mais elle oeuvre pour que le sujet soit traité au niveau communautaire et pour éviter un morcellement du marché.
Mme Marie Lebec, députée. - Vous avez annoncé des mesures fortes en matière de souveraineté industrielle, comme la clause de sauvegarde sur l'acier, le plan Batteries ou le dialogue stratégique sur l'automobile - qui est très important pour mon territoire des Yvelines, où cette industrie est historiquement implantée.
Les initiatives prises par la Commission européenne marquent un tournant. Elles traduisent la volonté de l'Europe de cesser de subir et d'agir pour protéger ses industries stratégiques, tout en accélérant sa décarbonation. Mes questions porteront sur la manière d'y parvenir.
Avec l'Inflation Reduction Act (IRA), les États-Unis assument une politique de subventions massives. La Chine soutient ses industries depuis longtemps. N'est-il pas temps que l'Union européenne repense sa doctrine en matière d'aides d'État pour mieux sécuriser ses chaînes de valeur ? Quelles sont les pistes de réflexion dans ce domaine ?
En tant que membre du conseil d'administration de France 2030, je suis convaincue que la décarbonation reste un avantage stratégique pour les entreprises européennes. La Chine a cependant développé un appareil productif qui lui permet d'exporter des produits bas-carbone vers l'Union européenne et de ne pas être affectée par les barrières qui ont été mises à l'entrée. Par conséquent, nous ne devons pas nous tromper de combat. Les industriels nous disent qu'ils ont besoin d'une commande publique européenne et nationale qui soutienne la décarbonation, et de prix de l'énergie qui soient compétitifs pour leur permettre de mener à bien leur transformation. Vous avez déjà apporté quelques éléments de réponse s'agissant de la commande publique, mais quelles garanties pouvez-vous nous donner concernant les prix de l'énergie ?
Mme Martine Berthet, sénatrice. - Les mesures qui ont été annoncées à propos de l'acier marquent une avancée, mais beaucoup d'autres secteurs souffrent. Dans mon département de la Savoie, Ferroglobe a arrêté ses fours pour trois mois et Tokai Cobex a déprogrammé des investissements.
Avant d'attirer des entreprises pour produire les matières premières identifiées comme critiques, il faudrait commencer par aider celles qui les produisent déjà, en Europe et plus particulièrement en France. Des mesures antidumping voire des clauses de sauvegarde sont demandées pour le silicium, le sodium ou la fibre de verre.
S'agissant de la Chine, la difficulté tient aux contournements auxquels elle se livre, parfois avec des pays amis de l'Europe.
Des entreprises comme Fysol ou Owens Corning produisent la fibre de verre indispensable à certaines de nos industries stratégiques comme la défense - avec Airbus -, l'automobile ou les énergies renouvelables. Néanmoins, quinze usines de ce secteur ont fermé en Europe au cours des dernières années, entraînant la perte de plus de 7 000 emplois. Un site a encore fermé cet été. Des mesures antidumping avaient été prises pour se protéger des importations chinoises, mais la Chine a implanté une très grande usine en Égypte pour exporter vers l'Europe. À elle seule, elle représente déjà 10 % du marché et, grâce à trois nouveaux fours en construction, en détiendra bientôt 20 %. Ses coûts de production sont très inférieurs à ceux de nos usines.
Nous ne pouvons plus attendre. Il est urgent d'agir pour protéger nos industries et leurs emplois. Leur disparition pourrait avoir un impact destructeur sur de nombreuses autres filières qui utilisent ces matières premières.
M. Stéphane Séjourné. - Ma collègue Teresa Ribera, vice-présidente de la Commission, a beaucoup travaillé sur les aides d'État. Un nouveau cadre a été publié il y a quelques mois. Pour les secteurs considérés comme stratégiques par l'Union européenne, il réduit la bureaucratie et permet d'être plus réactif. Il améliore également la transparence.
Le Fonds européen pour la compétitivité, qui sera doté de 450 milliards d'euros, permettra par ailleurs de soutenir la recherche et le développement, d'accompagner le passage à l'échelle industrielle des start-up et probablement d'activer de nouveaux outils de politique industrielle sous forme d'aides européennes, ce qui évitera des débats sur les aides d'État.
Le sujet des aides d'État est toujours très sensible au sein de l'Union européenne. La France et l'Allemagne font partie des rares pays à pouvoir déployer de tels dispositifs de manière assez massive. Les autres pays n'ont pas les mêmes capacités budgétaires.
Des tabous sont tombés à la Commission. Le Fonds européen pour la compétitivité permettra notamment d'entrer au capital de certaines entreprises, ce qui enverra un signal aux investisseurs privés : ils sauront que le secteur est considéré comme stratégique au niveau européen. Grâce à de tels mécanismes, ainsi qu'aux évolutions prévues en matière de marchés publics, nous devrions réussir à bâtir une nouvelle politique industrielle, qui renforce la solidarité entre les États membres et laisse un peu de côté la question des aides d'État.
La Commission européenne a conscience des difficultés auxquelles sont confrontés les producteurs de silicium. S'agissant de Ferroglobe, l'enquête n'a pas été conclusive, parce que la France a compensé par des aides d'État la perte enregistrée par cette entreprise au cours d'un de ses exercices. J'ai proposé au gouvernement français de relancer une enquête avec de nouvelles données, afin d'adopter rapidement des mesures de sauvegarde et de protéger le marché.
Mme Aurélie Trouvé, députée. - Vous répétez que l'Europe doit redevenir une puissance industrielle, mais, pour le moment, nous constatons surtout qu'elle capitule devant ceux qui polluent, qu'elle s'incline devant Washington et qu'elle oublie ceux qui produisent.
Prenons le mécanisme d'ajustement carbone aux frontières : alors qu'il devait être une arme pour préserver notre souveraineté et accélérer la décarbonation, il est devenu un guichet pour les multinationales. Les géants de l'acier, du ciment ou de la chimie, qui ont bénéficié de quotas gratuits pendant quinze ans, réclament aujourd'hui des compensations financières pour continuer d'exporter. Cette prime à la pollution devra être payée par les citoyens européens. En France, ArcelorMittal conditionne ses investissements à Dunkerque à ces nouvelles largesses. Allez-vous céder à ce chantage industriel ?
Prenons l'investissement productif : alors que les États-Unis et la Chine investissent des centaines de milliards d'euros, l'Europe décroche. Nous avons besoin de plans industriels nationaux pour développer les transports collectifs, les énergies renouvelables ou les infrastructures numériques, et non d'un énième diaporama sur la compétitivité. Allez-vous libérer l'Union européenne d'un carcan budgétaire mortifère et d'une Organisation mondiale du commerce (OMC) moribonde, pour nous permettre d'investir enfin dans l'économie réelle ?
Prenons enfin le protectionnisme et la préférence européenne : ce ne sont que des slogans. L'importation croissante de panneaux solaires chinois ou de microprocesseurs américains le prouve. Alors que les États-Unis, comme toutes les grandes puissances du monde, appliquent la préférence locale dans leurs marchés publics, cette disposition reste interdite par le droit de la concurrence européen. La conséquence, c'est que nos PME se retrouvent exclues de la compétition par une concurrence complètement biaisée. Allez-vous rompre avec ce néolibéralisme dogmatique totalement hors d'âge ? Quels engagements pouvez-vous prendre dans ce domaine ?
Mme Évelyne Renaud-Garabedian, sénatrice. - La Commission européenne, ainsi que certains États membres, envisagent de taxer les petits colis importés, notamment lorsque leur valeur est inférieure à 150 euros, pour corriger les distorsions de concurrence liées à l'afflux de produits à bas coûts venant de pays tiers, qui échappent souvent à tout contrôle douanier. Cette mesure répond à un impératif de justice commerciale, mais revêt également une dimension industrielle stratégique. Il s'agit en effet de protéger nos filières européennes, nos PME et nos capacités de production face à une concurrence fortement subventionnée.
Comment la Commission entend-elle garantir que cette taxe sera appliquée de manière harmonisée entre les différents États membres, qu'elle sera efficace sur le plan douanier et qu'elle restera proportionnée, afin de ne pas peser excessivement sur les consommateurs et les petites entreprises européennes dont l'activité est liée au commerce en ligne ?
M. Stéphane Séjourné. - S'agissant du MACF, le commissaire Wopke Hoekstra déposera une proposition législative le 10 décembre. Ce texte, qui est en train d'être finalisé, prévoit d'étendre le mécanisme à de nouveaux secteurs et aux produits en aval, afin de couvrir l'ensemble des secteurs qui subissent une concurrence déloyale en Europe. Il s'accompagnera de mesures anticontournement et de mesures visant à éviter que les producteurs européens soient pénalisés lorsqu'ils exportent. Je ne détaillerai pas l'ensemble des dispositions - la primeur reviendra à la commission Industrie du Parlement européen -, mais elles couvriront toutes les préoccupations que vous avez évoquées.
L'entrée des petits colis sur le marché intérieur n'est pas un sujet marginal. L'année prochaine, nous en attendons 6,5 milliards. Or plus de 80 % d'entre eux contiennent des produits défectueux, qui ne respectent pas nos normes ou nos critères sociaux et environnementaux. Il en résulte une très forte distorsion de concurrence par rapport aux entreprises européennes qui interviennent dans les mêmes secteurs d'activité.
L'accord qui est en voie de finalisation entre le Parlement européen et le Conseil prévoit de supprimer l'exemption de droits de douane dont bénéficient les petits colis d'une valeur inférieure à 150 euros. À l'avenir, ils devraient être soumis aux droits de douane européens, avec un montant fixe de taxation qui pourrait être de 3 euros. Ce chiffre pourra être augmenté dans la discussion parlementaire ou ultérieurement. Notre objectif est en tout cas de réduire les volumes de petits colis qui arrivent dans l'Union européenne.
M. Dominique Potier, député. - Dans le silence assourdissant de la France, sinon sa complicité, l'Europe est en train de massacrer trois textes qui avaient été inspirés par les travaux du législateur français ainsi que par une partie du monde de l'entreprise, des syndicats et des associations : la directive sur le reporting extra-financier, la directive sur le devoir de vigilance et le règlement sur la taxonomie des investissements verts.
Ces trois textes ouvraient la voie à une évolution profonde de l'économie en instaurant un principe de responsabilité pour les grandes entreprises. Celles-ci devaient s'impliquer dans la recherche de solutions et ne pouvaient plus passer sous silence le travail des enfants ou les écocides au bout du monde.
Les propos tenus par le Président de la République lors du sommet Choose France, selon lesquels il fallait non seulement simplifier, mais encore abroger le devoir de vigilance, sont dramatiques quand on sait que 200 défenseurs de l'environnement sont assassinés chaque année, à l'initiative, parfois, de donneurs d'ordre que vous êtes en train de protéger. Je suis désespéré et profondément choqué que l'extrême droite et la droite se soient unies pour imposer le massacre de ces textes et, plus encore, que la France n'ait pas défendu des avancées qui résultaient d'un combat historique mené, ici même, en 2017.
Mme Amel Gacquerre, sénatrice. - La filière automobile traverse une crise sans précédent. Les constructeurs que je rencontre évoquent des suppressions d'emplois, des fermetures d'usines et des perspectives inquiétantes. Vous avez évoqué l'objectif de 100 % de véhicules neufs électriques en 2035, mais quelle est votre feuille de route pour les dix-huit prochains mois ? Comment allez-vous accompagner concrètement les industriels du secteur ?
Les constructeurs chinois contournent les droits de douane en s'implantant directement en Europe, comme BYD en Hongrie. Selon vous, est-ce une bonne nouvelle pour l'emploi européen ou un cheval de Troie ?
Dans dix ans, l'Europe disposera-t-elle encore d'une industrie automobile forte ? Les décisions que vous prenez aujourd'hui suffiront-elles à inverser la tendance ou assistons-nous, impuissants, à notre déclin inéluctable face à la Chine ?
M. Stéphane Séjourné. - La question de M. Dominique Potier renvoie aux « omnibus de simplification », selon la terminologie désormais consacrée au Parlement européen, qui révisent différents textes en vue de réduire la bureaucratie.
Même s'il peut être compliqué de l'entendre depuis Paris, les socialistes, la droite, les libéraux et les conservateurs ont trouvé un accord pour simplifier les trois textes évoqués. Si l'objectif était une dérégulation totale, un amendement de suppression pure et simple aurait été déposé. Certains groupes du Parlement européen y sont d'ailleurs favorables, mais ce n'est pas notre cas. Nous souhaitons que les grands principes de ces textes perdurent. En revanche, nous voulons simplifier au maximum un reporting largement inutile - c'est ce que remontent les entreprises. Pourquoi ? Parce que les États membres ne veulent pas s'y plier. La France ne peut pas être la seule à appliquer des directives que les autres États membres n'ont même pas transposées. Pour sortir de cette situation de blocage, nous souhaitons réduire la bureaucratie qui entoure ces textes, en espérant qu'ils pourront ainsi être mieux acceptés par les parlements nationaux.
S'agissant de l'industrie automobile, l'une des difficultés est liée à l'insuffisance de la demande. Le sujet ne relève pas uniquement de la compétence de l'Union européenne, mais des leviers peuvent néanmoins être activés. Des propositions seront faites pour accélérer le renouvellement des flottes professionnelles - la moitié des voitures neuves sont achetées dans un cadre professionnel - et ainsi soutenir le carnet de commandes des constructeurs. Par ailleurs, nous réfléchissons à créer un cadre réglementaire simplifié pour la petite voiture citadine. Il s'agirait d'un véhicule électrique assez simple, vendu entre 15 000 et 20 000 euros, pour lequel les obligations des constructeurs seraient allégées.
L'exemple de l'usine BYD en Hongrie illustre parfaitement ce que je disais sur la conditionnalité des investissements étrangers : ce site assemble des pièces venues exclusivement de Chine, ce qui n'est pas acceptable. Pour créer de la richesse sur notre territoire, nous devons conditionner l'implantation de constructeurs étrangers à l'utilisation d'acier européen, de batteries européennes, etc. Ils doivent s'insérer dans la chaîne de valeur européenne.
M. Guillaume Lepers, député. - Nous sommes au coeur d'une bataille commerciale entre les trois puissances les plus riches de la planète. Deux d'entre elles ont conscience des enjeux et font tout pour affaiblir et désindustrialiser la troisième. La dégradation de nos indicateurs économiques confirme qu'elles y parviennent.
Je vous remercie de la sincérité de vos propos sur la naïveté dont nous avons fait preuve depuis des décennies. Il est temps de repenser notre politique industrielle en relançant une économie de production volontariste plutôt qu'en misant sur la consommation. Nous devons créer un environnement propice à l'innovation et soutenir les secteurs industriels stratégiques pour notre souveraineté économique.
Disons-le clairement : il faut plus d'ingénieurs, moins d'ingénieurs de la norme. Notre groupe alerte depuis longtemps sur le caractère crucial de cette réindustrialisation. Des freins tels que des directives européennes trop contraignantes en matière de droit de la concurrence, d'environnement ou de marchés publics fragilisent malheureusement nos efforts.
Plusieurs mesures concrètes pourraient être prises rapidement : procéder à une revue générale des outils de la politique commerciale européenne pour éliminer les surtranspositions de règles internationales et les complexités procédurales inutiles ; évaluer l'impact de chaque politique publique sur l'industrie ; renforcer les relations entre la recherche universitaire et les entreprises du secteur privé, principalement les PME ; prendre systématiquement en compte les enjeux industriels dans la conception des politiques accompagnant la transition écologique.
La Commission européenne partage-t-elle notre constat ? Quelles mesures, autres que celles que vous avez déjà évoquées, envisagez-vous pour adapter les règles et développer une politique industrielle européenne plus compétitive face aux deux géants que sont les États-Unis et la Chine ?
Mme Marie-Lise Housseau, sénatrice. - Depuis dix ans, la France, l'Allemagne et l'Espagne travaillent à la mise au point du système de combat aérien du futur (Scaf). Ce projet associe Dassault Aviation et les filiales allemande et espagnole d'Airbus. Malheureusement, en raison de désaccords persistants, notamment sur la propriété intellectuelle et le partage des technologies développées par Dassault Aviation, il est désormais enlisé.
Ce programme est pourtant crucial pour notre défense et notre souveraineté industrielle et technologique. Que fait la Commission pour le faire aboutir ? Comment concilier la protection de la propriété intellectuelle des entreprises nationales avec les exigences d'un projet d'intérêt majeur européen ? J'ai évoqué le Scaf, mais les mêmes difficultés pourraient concerner d'autres secteurs stratégiques.
M. Stéphane Séjourné. - S'agissant des barrières au sein du marché intérieur, des propositions ont été faites aux États membres ; la balle est désormais dans leur camp. Nous avons proposé une méthode pour réduire les surtranspositions et avons identifié les barrières dont la suppression permettrait des gains de productivité significatifs au niveau européen. Il revient maintenant aux chefs d'État et de gouvernement ainsi qu'aux ministres de l'économie de s'emparer du sujet et de modifier les règles internes. Les documents leur ont été envoyés, et j'adresserai probablement aux responsables de chaque pays un courrier leur précisant les éléments qui entravent le fonctionnement du marché intérieur dans leur législation. La décision d'entreprendre ces modifications relève cependant de la souveraineté nationale.
Lorsqu'ils légifèrent, les parlements nationaux doivent avoir conscience que certaines règles peuvent entraver le marché intérieur. Pour de bonnes et de mauvaises raisons, le secteur privé a souvent eu tendance à encourager l'adoption de barrières économiques. Il me semble néanmoins qu'il a compris - en tout cas en France - qu'il fallait désormais privilégier une autre stratégie et se donner les moyens d'investir tout le marché européen et ses 450 millions de consommateurs.
Pour sa part, la Commission a une responsabilité à l'égard des secteurs. Nous devons ainsi créer et organiser un secteur européen des télécoms, avec un cadre réglementaire et un marché adéquats, en lieu et place des réglementations nationales. De nombreuses entreprises françaises pourraient s'y déployer si le cadre s'y prêtait. Il nous faut également créer le marché des capitaux pour financer les innovateurs, les investisseurs et les start-up. Telle est ma responsabilité, ciblée sur un certain nombre de secteurs, l'objectif étant de développer l'investissement industriel et de nous doter d'un marché porteur.
En revanche, le Scaf ne relève pas de la Commission. Ce projet est régi par des accords entre les États membres et la Commission ne participe pas à sa gouvernance.
En matière de défense, nous allons toutefois promouvoir l'achat conjoint de matériel pour soutenir la demande et intégrer le critère du « made in Europe » dans les dispositions de financement. Le programme européen pour l'industrie de la défense (Edip) a participé d'une grande bataille : l'argent était-il bien utilisé pour acheter des équipements fabriqués en Europe, et non à l'étranger ? Cette bataille, nous l'avons remportée, puisque 65 % de l'argent européen dépensé dans le domaine de la défense doit profiter à l'industrie européenne. Un autre tabou est tombé.
M. François Ruffin, député. - Depuis vingt ans, je plaide pour qu'on protège l'industrie et qu'on identifie cent produits (acier, aliments, vêtements, médicaments...) devant faire l'objet de taxes aux frontières, de barrières douanières et de quotas d'importation pour lutter contre la concurrence des pays à bas coûts. Depuis vingt ans, les libéraux - auxquels vous appartenez, monsieur Séjourné - me répondent : libre-échange, concurrence libre et non faussée, libre circulation des capitaux et des marchandises.
Aujourd'hui, vous nous dites qu'il faut « sortir de la naïveté ». Mais vous rendez-vous compte que ce que vous appelez de la naïveté s'appelle chez moi Parisot Sièges de France, Abélia, Whirlpool ou Goodyear ? Ce que vous appelez de la naïveté, ce sont des millions d'ouvriers licenciés et des familles en souffrance, dans le malheur. Ce que vous appelez de la naïveté, c'est une industrie détruite, c'est une démocratie en péril.
D'ailleurs, je ne crois pas que c'était de la naïveté - ni même de la nullité. C'était un choix, celui de privilégier les intérêts des firmes, des actionnaires et des PDG bien avant les intérêts des Français et des ouvriers.
Vous n'êtes pas venu « pour vous faire engueuler », avez-vous dit, mais pour moi, si - et encore, nous sommes gentils. Les communistes ont fait leur autocritique avec l'URSS ; les libéraux doivent faire la leur concernant les politiques qu'ils ont menées et qui ont entraîné du malheur durant des années - je devrais d'ailleurs parler au présent, car ce n'est pas fini. La présidente von der Leyen veut que l'Europe soit la championne du libre-échange dans le monde. Elle signe des accords avec les États-Unis, le Mercosur et la Nouvelle-Zélande et négocie avec le Vietnam, l'Inde et l'Australie. Sortir de la naïveté, est-ce vraiment cela ?
M. Philippe Grosvalet, sénateur. - Malheureusement, les filières industrielles ne renaissent pas de leurs cendres. Dans mon département, une entreprise spécialisée dans le domaine du photovoltaïque a fermé ses portes l'an dernier, entraînant la perte de centaines d'emplois. C'est l'illustration d'une bataille que nous avons perdue. Nos concitoyens ont trop souvent le sentiment que nous avons toujours un combat de retard.
En matière d'éolien, tout n'est pas encore joué. Néanmoins, alors que la Chine vient d'installer l'éolienne offshore la plus puissante du monde - d'une capacité de 26 mégawatts -, General Electric Vernova a annoncé la suppression de centaines d'emplois en Loire-Atlantique. Sur quels dispositifs travaillez-vous pour permettre à cette filière de perdurer ? Le temps est compté. Si nous ne réagissons pas assez vite, nous perdrons aussi la bataille de l'éolien offshore.
M. Stéphane Séjourné. - La semaine dernière, nous avons proposé au Parlement européen une mesure de sauvegarde sur l'acier - je crois que vous la demandiez depuis longtemps, monsieur Ruffin. Les droits de douane seront relevés à 50 % sur l'acier importé. Le marché sera fermé, puisque nous n'importerons que de quoi satisfaire 10 % de la demande européenne. Nous instaurons par ailleurs un label pour l'acier vert européen, qui nous permettra de soutenir la demande dans les marchés publics et de remplir le carnet de commandes de nos aciéries.
Je me suis rendu à Dunkerque pour présenter ce projet, après avoir rencontré les syndicats - nous les avons même tous réunis à la Commission européenne avec les aciéristes. Nous travaillons depuis six mois sur ce dossier. Cela ne se fait pas tout seul : j'ai dû aller dans toutes les capitales européennes pour convaincre mes collègues et proposer une mesure susceptible de trouver une majorité. Je veux bien que vous prôniez l'indignation permanente, mais je n'ai pas honte de ce que j'ai fait, au contraire. Je pense que j'ai réussi, même s'il faut évidemment poursuivre nos efforts pour d'autres secteurs en difficulté.
Coconstruire le dispositif avec les syndicats et les organisations patronales et, parallèlement, aller convaincre l'ensemble des partenaires européens du bien-fondé des règles me semble être la bonne méthode pour mettre fin à la naïveté d'un marché ouvert dans ce domaine.
S'agissant de l'éolien, l'enjeu porte moins sur les mesures de sauvegarde que sur l'utilisation des aides d'État. Comme l'ensemble des fonds européens, ces dernières doivent être réservées aux entreprises qui font fonctionner la chaîne de valeur européenne. Aujourd'hui, ce n'est pas le cas.
M. Pascal Lecamp, député. - L'accord conclu cet été en Écosse entre l'Union européenne et les États-Unis sur les droits de douane marque une nouvelle étape dans notre relation transatlantique. Après plusieurs mois de tension commerciale, il avait pour objectif d'apaiser les différends tarifaires et de relancer un dialogue que nous savons essentiel. Néanmoins, l'accueil qui lui a été réservé en France s'est avéré plus que mitigé.
En effet, derrière la volonté d'apaisement, l'esprit du texte nous amène à nous interroger. En signant cet accord, l'Europe a semblé céder à la pression américaine plutôt que de défendre ses propres intérêts et d'affirmer son statut de puissance économique et commerciale, lié à l'existence d'un marché unique de 450 millions d'habitants.
Certes, nous avons préservé nos échanges avec les États-Unis, mais à quel prix ? L'Europe s'est engagée à accroître ses achats dans les secteurs de l'énergie, du matériel militaire et de la haute technologie. Elle devra ainsi acheter à l'Amérique pour 750 milliards de dollars d'énergie et y investir 600 milliards supplémentaires, contre 450 milliards l'an dernier. Ces engagements sont-ils réalistes ? Quelles conséquences auront-ils pour notre balance commerciale et pour nos entreprises, notamment les plus petites ? Plus généralement, comment faire fructifier nos atouts pour accroître la résilience de l'Europe face à la fragilisation des règles commerciales internationales ?
Puisque vous avez la responsabilité de la stratégie industrielle européenne, je voudrais vous alerter sur les difficultés que rencontrent des secteurs de niche historiques de l'industrie française. Dans mon département, une commune de 3 000 habitants abrite une usine de bonbonnes de gaz qui emploie 200 salariés et permet de chauffer 11 millions de personnes. Malheureusement, elle risque de disparaître. Quelles mesures envisagez-vous pour aider de telles entreprises ? Pourraient-elles être éligibles au Fonds européen pour la compétitivité ?
Mme Micheline Jacques, sénatrice. - La deuxième plus grande réserve de nickel au monde se situe en Nouvelle-Calédonie ; la plus grande réserve d'or au monde se situe en Guyane, territoire qui dispose aussi d'une filière bois et qui abrite le centre spatial de Kourou, fleuron de l'industrie européenne - pour ne citer que ces exemples.
L'Europe partage 730 kilomètres de frontières avec le Brésil et 520 kilomètres avec le Suriname. Grâce aux territoires ultramarins, elle dispose de petites bases avancées dans tous les océans.
Comment l'Europe compte-t-elle améliorer l'intégration de ces territoires dans le cadre commercial européen et dans les relations commerciales mondiales ?
Le président Trump avait annoncé des droits de douane à 10 % pour ces territoires. Pourquoi ne pas en avoir tenu compte dans les négociations entre l'Europe et les États-Unis ?
M. Stéphane Séjourné. - Je ne veux pas me substituer au ministre de l'industrie nouvellement nommé et je n'entrerai donc pas dans le détail de tous les sujets industriels qui concernent vos territoires. Ma responsabilité est de définir un cadre réglementaire européen et de proposer des perspectives communes.
En créant le Fonds européen pour la compétitivité, nous allons fusionner quatorze fonds. C'est à la fois un exercice de simplification et de transparence, puisque les entreprises pourront s'adresser à un guichet unique. Les PME, qui ne disposent pas d'un service juridique et qui ne sont pas accompagnées par des cabinets de conseil, pourront ainsi accéder plus facilement à ce dispositif et seront aiguillées.
S'agissant de l'accord entre les États-Unis et l'Union européenne, je m'abstiendrai de juger la forme. Les réactions ont d'ailleurs été très différentes selon les États membres. Pour ce qui est du fond en revanche, nous avons obtenu des droits de douane de 15 % maximum. Contrairement au Royaume-Uni, qui a obtenu 10 %, ils ne s'ajoutent pas à l'existant.
L'accord que nous avons signé est probablement le meilleur de tous ceux qui ont été conclus avec les États-Unis. Il nous apporte en outre de la stabilité. Attention toutefois aux tentations de l'administration américaine, qui pourrait exprimer de nouvelles demandes et recréer de l'instabilité. Si l'équilibre que nous avons trouvé était régulièrement remis en cause pour des raisons politiques, cet accord aurait beaucoup moins d'intérêt pour nous.
Quant aux territoires ultramarins, ils font partie de notre stratégie dans le domaine des matières premières. J'ai lancé un nouvel appel afin que des entreprises élaborent des programmes dans ce domaine ; il sera clôturé le 15 janvier prochain. Je présenterai donc de nouveaux projets miniers en outre-mer au second semestre 2026.
M. Julien Brugerolles, député. - L'approche « omnibus » se veut pragmatique. Toutefois, sous couvert de simplification, n'assistons-nous pas au détricotage du pacte vert et à la remise en cause des droits sociaux, environnementaux et humains ?
Il y a quelques jours, l'ONG Reclaim Finance a révélé que dans les négociations relatives à la loi omnibus, vous aviez rencontré presque exclusivement des entreprises, mais quasiment aucune ONG, aucun syndicat et aucun universitaire. Le confirmez-vous ?
Dans ces conditions, il n'est pas étonnant que 70 % des demandes formulées par les grandes fédérations patronales soient reprises telles quelles dans la version finale du texte et que les obligations de vigilance soient désormais limitées aux fournisseurs directs, avec des seuils d'application relevés à plus de mille salariés. À l'avenir, 80 % des entreprises ne seraient plus concernées par ces règles. Confirmez-vous ce chiffre ?
En pleine crise climatique et dans un contexte de concurrence internationale accrue, estimez-vous normal d'abaisser notre niveau d'exigence en matière de responsabilité sociale et environnementale des entreprises ? Considérez-vous qu'une Europe souveraine sur le plan industriel et tournée vers l'avenir est une Europe qui renonce à la justice sociale et écologique au nom de la simplification et de la compétitivité ?
M. Olivier Rietmann, sénateur. - Je souhaite vous interroger sur le projet de règlement relatif à l'accès aux données financières, dit Fida. La France semblait y être plutôt opposée, mais elle s'est retrouvée un peu isolée, notamment face à la volonté de la commissaire Maria Luís Albuquerque d'aller vite. Dans les négociations en trilogue, il aurait été envisagé, notamment compte tenu de la position de l'Allemagne, d'exclure les Big Tech de ce partage des données financières de nos concitoyens. Quelle est votre position à propos de ce dossier ? Où en sont les discussions ?
M. Stéphane Séjourné. - En tant que commissaire à l'industrie, je rencontre des entreprises et je les renseigne dans le registre de transparence. En revanche, je ne mentionne pas mes échanges avec les syndicats, que je vois pourtant régulièrement dans tous les secteurs.
La démarche omnibus de simplification relève de la responsabilité des membres du collège, qui organise l'ensemble des consultations et des textes. Tous les textes omnibus ne sont pas placés sous ma responsabilité ; ceux que vous évoquez relèvent précisément d'autres commissaires. Je suis donc assez tranquille : il me paraît normal que le commissaire à l'industrie rencontre des industriels et des syndicats, et qu'il laisse ses collègues mener à bien les textes dont ils sont responsables. Néanmoins, comme dans un gouvernement, tous les membres du collège sont solidaires des décisions prises. À partir du moment où il y a un consensus et que nous avons voté, la Commission s'exprime d'une seule voix. Dans ce cadre, je viens vous expliquer les décisions de la Commission en transparence.
Les six textes omnibus auxquels vous faites référence ont fait l'objet de discussions entre nous. Je peux vous les expliquer, mais je ne suis pas juridiquement responsable de la préparation de l'omnibus concernant les directives relatives à la publication d'informations en matière de durabilité par les entreprises (CSRD) et au devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité (CS3D), par exemple. Elles relèvent des portefeuilles du commissaire Michael McGrath et, pour certains points, de Maria Luís Albuquerque.
Notre stratégie est inchangée : décarbonation et réindustrialisation. Je crois beaucoup à la décarbonation, dans laquelle je vois une stratégie économique. Les énergies fossiles font partie des dépendances que nous pourrions réduire. Les achats européens de pétrole et de gaz représentent 450 milliards d'euros, que nous pourrions réorienter vers d'autres secteurs si nous parvenions à décarboner notre économie. Nous devons le faire avec de la flexibilité, sans casse sociale, en accompagnant les entreprises pour qu'elles modifient leurs systèmes et leurs organisations de production. Ces transformations peuvent être l'occasion de moderniser l'appareil productif européen et d'y investir davantage. Nous l'avons fait pour l'acier ; nous le ferons pour le ciment et pour tous les secteurs qui rencontrent des problèmes de compétitivité.
Dans les négociations en trilogue, nous prônons un alignement de l'Europe sur les standards internationaux. Je ne connais pas l'issue de ces discussions - elles se déroulent dans un cadre très complexe, équivalent de vos commissions mixtes paritaires (CMP) -, mais nos ambitions ne sont pas remises en cause.
En ce qui concerne les données, l'enjeu est certes de les protéger, mais aussi de les valoriser. Aujourd'hui, nos données personnelles partent de l'autre côté de l'Atlantique pour être commercialisées et constituent une manne financière pour des entreprises étrangères.
M. Robert Le Bourgeois, député. - Le 7 octobre, les syndicats agricoles vous ont adressé un courrier pour vous alerter sur les risques induits par la promotion quasi idéologique d'un marché unique européen en matière agricole et alimentaire. À ce jour, ils n'ont pas eu de réponse. Pourtant, les enjeux sont importants.
Les centrales d'achat européennes - dont les distributeurs prétendent qu'elles visent à contrer la stratégie de fragmentation du marché menée par les multinationales, mais auxquelles agriculteurs et industriels reprochent de contourner nos lois - n'ont eu de cesse de tendre les négociations commerciales et de creuser le fossé entre des acteurs qui devraient réussir à travailler en relativement bonne intelligence.
Le lobby EuroCommerce, étonnamment soutenu par des députés européens de la CDU/CSU, vous enjoint d'« abattre les obstacles réglementaires nationaux », comme si la voix des nations ne comptait plus. Or, il y va de la survie de nos agriculteurs.
Pouvez-vous clarifier votre position à ce sujet ? Vous engagez-vous à refuser l'emprise absolue du marché unique et à permettre à la France de continuer à lutter contre toutes les distorsions de concurrence ?
Mme Nicole Le Peih, députée. - Le pacte vert pour l'Europe fixe des objectifs de neutralité carbone qui risquent de pénaliser la compétitivité de nos industriels face à des concurrents extra-européens moins contraints. Comment concilier accélération de la décarbonation et maintien de la compétitivité de l'industrie européenne ? En matière d'agrofournitures par exemple, 60 % des engrais azotés consommés en France sont importés.
M. Stéphane Séjourné. - J'ai reçu la semaine dernière le courrier que vous avez évoqué. Je l'étudierai.
Mon collègue commissaire à l'agriculture se fera un plaisir de s'exprimer devant vous et de vous expliquer la stratégie. Des enjeux très importants sont liés au futur budget européen ; nous aurons besoin de l'éclairage et de la pression amicale des parlementaires français.
L'objectif de la Commission européenne est d'assurer le meilleur revenu aux agriculteurs. D'ailleurs, le commissaire Christophe Hansen soumettra au Parlement européen une proposition de directive visant à lutter contre les pratiques déloyales. Elle traitera une partie du sujet. L'approche qui prévaut dans les lois Égalim est, en revanche, très controversée dans certains États membres, en particulier dans l'est et le nord de l'Europe. Selon les pays, les négociations commerciales entre les agriculteurs, les producteurs et les distributeurs ne sont pas empreintes de la même conflictualité.
Notre intérêt est d'avoir un dispositif européen qui englobe tout le monde et qui ne crée pas de nouvelles barrières au sein du marché intérieur. Ces dernières pourraient fragiliser certains agriculteurs ou producteurs en les privant de débouchés. Une fermeture du marché français aurait en effet des conséquences sur les exportations intra-européennes.
S'agissant de la décarbonation, je répète qu'elle peut être l'occasion de moderniser l'appareil productif européen, dont la moyenne d'âge est de 40 ans. Rénover et décarboner partiellement une usine avec un vapocraqueur représente un investissement de 1,5 milliard d'euros, mais cela permet des gains de productivité. Cette transformation, que nous devons accompagner financièrement, est un moyen de retrouver de la compétitivité, y compris à l'export. Nous devons faire ce pari pour la chimie et pour d'autres secteurs comme l'agroalimentaire.
M. Matthias Tavel, député. - Votre réponse concernant l'éolien en mer est indigente. Il ne suffit pas de réserver les aides d'État aux entreprises européennes. Pour que cette filière survive et qu'elle ne soit pas engloutie par la concurrence étrangère, comme l'a été la filière photovoltaïque, nous avons besoin, urgemment, d'un protectionnisme commercial.
Vous vous défaussez beaucoup sur les autres commissaires. Pourtant, vous êtes comptable de tout ; vous êtes la voix de la France au sein de la Commission européenne. Peut-être le costume est-il trop grand pour vous ? Il ne semblait pourtant pas l'être pour votre prédécesseur, M. Thierry Breton - qu'en tant qu'homme de gauche, je ne pensais pas regretter un jour.
L'accord avec Donald Trump, comme l'accord avec le Mercosur, a été imposé par la Commission européenne contre les intérêts de la France et contre l'avis de beaucoup de ses parlementaires. À Bruxelles, le rôle du commissaire français est-il de jouer contre la France ?
M. Philippe Naillet, député. - Les propositions présentées par la Commission le 16 juillet dans le cas du futur cadre financier pluriannuel (CFP) post-2027 pourraient remettre en cause des décennies d'avancées en matière de compensation des handicaps structurels des régions ultrapériphériques (RUP) de l'Union européenne, auxquelles appartiennent La Réunion et d'autres territoires d'outre-mer. Leurs spécificités sont pourtant reconnues par l'article 349 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE).
Selon nos informations, l'approche spécifique envers les RUP serait abandonnée à partir de 2028, entraînant la disparation de dispositifs essentiels comme le programme d'options spécifiques à l'éloignement et à l'insularité (Posei) ou le volet spécifique du Fonds européen de développement régional (Feder), et menacerait les plans de compensation des surcoûts dans la pêche. Or, ces mécanismes sont vitaux pour nos filières locales agricoles, artisanales et industrielles. Leur suppression mettrait en péril la production, les exportations et, par voie de conséquence, des milliers d'emplois.
Les territoires ultramarins, déjà fragilisés par des crises successives, ne peuvent pas se permettre un tel recul. Pouvez-vous nous garantir que la Commission respectera l'article 349 du TFUE ? Quelles mesures permettront de maintenir les mécanismes de soutien aux RUP dans le prochain CFP et d'éviter que nous ne soyons sacrifiés sur l'autel d'une logique budgétaire qui ignore totalement les réalités de nos territoires ? Je compte sur vos réponses pour rassurer les acteurs économiques et les citoyens des RUP, qui attendent de l'Europe qu'elle soit à la hauteur de ses engagements.
M. Jean-Pierre Vigier, député. - Nos commerçants, TPE, PME et ETI industrielles subissent la concurrence de produits importés à bas coûts, souvent fabriqués hors d'Europe dans des conditions sociales et environnementales très éloignées de nos standards. Cette situation fragilise leur activité et menace l'emploi local. L'Union européenne a commencé à réagir en adoptant un règlement sur les subventions étrangères, en réalisant des enquêtes sur les distorsions de marché et en affichant sa volonté de renforcer les filières stratégiques. Ces mesures seront-elles suffisantes pour protéger durablement notre base industrielle et commerciale et notre compétitivité ? Comment la Commission compte-t-elle agir plus concrètement pour soutenir nos TPE, nos PME, nos ETI et notre commerce local face à une concurrence étrangère de plus en plus déloyale ?
M. Charles Fournier, député. - Vous dites que l'Europe doit sortir de la naïveté. J'en prends acte et j'en déduis que la naïveté était la logique qui prévalait jusqu'à présent, celle du néolibéralisme et de la sacro-sainte concurrence libre et non faussée.
Pour s'engager dans une logique protectionniste - que vous refusez d'ailleurs de nommer ainsi, préférant évoquer des mesures économiques de réciprocité -, le rapport Draghi estimait qu'il fallait investir 800 milliards d'euros par an. Or, le budget qui est annoncé n'est pas du tout à la hauteur de ces ambitions. Le programme InvestUE n'apporte pas non plus les garanties dont les investisseurs privés auraient besoin pour s'engager. Et qu'en est-il du Buy European Act que vous aviez évoqué ? Pendant que la loi américaine de 2022 sur la réduction de l'inflation (IRA) continue de s'appliquer, nos marchés restent ouverts. Rien n'a changé.
Vous parlez de « big bang législatif », de simplification et d'accélération, autant de mots que nous avons entendus à l'occasion de l'examen du projet de loi de simplification de la vie économique ; ma crainte est de revivre ce qui s'est produit alors : une réduction des normes et des protections écologiques et sociales.
« Il faut agir en Européens » : tout le monde a cette expression à la bouche. Mais quelle coordination, quelle planification et quelle organisation sont prévues pour les cinquante projets de gigafactories de batteries en Europe ? La concurrence intra-européenne existe, mais elle n'a pas encore été évoquée.
Enfin, vous n'avez pas répondu à mon collègue François Ruffin à propos des accords de libre-échange. Comment pouvons-nous nous protéger ? La diplomatie européenne est-elle prête à une nouvelle donne en matière économique ?
M. Stéphane Séjourné. - Les spécificités des outre-mer seront prises en compte. Au sein de la Commission, nous sommes quelques-uns, plus sensibles à ce sujet, notamment en raison de notre nationalité, à oeuvrer en ce sens. La configuration du futur budget est encore en discussion. Des échanges auront lieu au Parlement européen et dans les États membres. Néanmoins, nous aurons probablement besoin d'un texte spécifique - je n'ose pas dire « omnibus », puisque vous semblez rejeter cette approche - qui permettra de balayer l'ensemble de l'acquis européen et d'y apporter éventuellement des modifications. Nous aurons l'occasion d'en reparler.
Concernant les TPE et les PME, nous souhaitions disposer d'une définition européenne de ces entreprises afin de mieux les protéger. Nous avons mené ce travail au cours des six premiers mois de la Commission. Le plafond de cette catégorie a été rehaussé à 750 salariés pour éviter que des entreprises de taille moyenne se retrouvent assujetties aux mêmes obligations que les très grandes entreprises, avec pour conséquence de devoir embaucher des personnes chargées de la bureaucratie et du reporting. Grâce à cette mesure, 55 000 entreprises - peut-être davantage si le Parlement européen fixe le plafond à 1 000 salariés - seront libérées de cette charge administrative. Elles pourront aussi bénéficier de protections particulières, notamment dans les marchés publics.
Par ailleurs, nous allons créer un « passeport » pour les PME, qui leur évitera de devoir constamment prouver leur statut à l'administration européenne et aux administrations nationales. Il leur permettra d'opérer partout en Europe, ce qui est important dans le cadre de la création du vingt-huitième régime. Les PME françaises qui le souhaitent pourront plus facilement partir à la conquête de nouveaux marchés chez nos voisins européens.
Dans le cadre de la réforme des marchés publics, des clauses de préférence européenne seront introduites, ce qui est une forme de Buy European Act. Nous réfléchirons aux critères du « made in Europe » - les critères de résilience sont désormais insuffisants, puisque la Chine les contourne en envoyant une partie de sa production décarbonée en Europe - ainsi qu'à la place à accorder aux PME.
J'ai évoqué les accords de libre-échange en introduction. Nous devons diversifier à la fois nos importations et nos exportations, pour ne plus être entièrement dépendants d'un pays dans tel ou tel secteur. Nous le sommes trop souvent en ce qui concerne les exportations, en particulier vers les États-Unis, ce qui nous place en situation de faiblesse dans les négociations. Les responsables politiques, les syndicats, les entreprises ont convenu qu'il ne fallait pas faire de vagues et éviter les surenchères pour espérer parvenir à un accord avec les Américains. C'est ce mandat qui nous a été donné par les États membres. Nous devons nous ouvrir à de nouveaux marchés internationaux pour sortir de ces situations de dépendance.
Il en est de même pour nos importations, notamment de matières premières. La diversification de nos sources d'approvisionnement passe par la signature d'accords commerciaux - même si je sais que vous ne les appréciez pas. Vous avez évoqué les éoliennes, mais elles contiennent des terres rares que nous importons exclusivement de Chine : nous sommes dépendants à 100 % ! Nous devons trouver des solutions alternatives si nous ne voulons pas revivre les difficultés commerciales connues par le passé.
Mme Hélène Laporte, députée. - Le 8 septembre, la Commission a adopté l'accord entre l'Union européenne et le Mercosur, en scindant le texte pour échapper à la règle de l'unanimité du Conseil. Compte tenu des enjeux, une telle pratique est un scandale.
L'accord est présenté comme une aubaine pour l'industrie européenne, alors qu'il profitera surtout à l'industrie allemande. Pendant que le secteur manufacturier français décline - à rebours de la fable de réindustrialisation vantée par le Président de la République Emmanuel Macron -, la suppression des droits de douane sur 91 % des exportations vers le Mercosur ouvre un marché en or aux industriels, notamment aux constructeurs automobiles d'outre-Rhin. La contrepartie est toutefois dramatique pour l'agriculture française, qui a été sacrifiée sur l'autel du libre-échange. En effet, 100 000 tonnes de boeuf, 180 000 tonnes de volaille et autant de tonnes de sucre vont être exemptées de droits de douane. La seule garantie est un mécanisme de traçabilité illusoire, que seul l'Uruguay imposera probablement aux producteurs.
Nos agriculteurs paieront le prix fort. Quelle considération avez-vous pour la santé des Français modestes ? Dans un contexte de hausse du coût de la vie, vous les incitez à se tourner vers une viande brésilienne issue de bêtes dont la croissance a été accélérée par des antibiotiques et des hormones. Vous mangez certainement de la viande française et de qualité. Malheureusement, tout le monde ne peut pas se le permettre.
En janvier 2024, vous jugiez cet accord inacceptable en l'état. Devenu commissaire européen, estimez-vous avoir défendu les intérêts de la France ? Quels sont les réels bénéfices de cet accord pour les industriels français ?
Mme Valérie Rossi, députée. - Vous parlez de prospérité et d'économie sociale de marché. Pour ma part, je voudrais évoquer l'économie sociale et solidaire (ESS), qui représente des millions d'emplois en Europe.
Le précédent commissaire au marché intérieur avait la responsabilité de l'économie sociale et solidaire. Avec l'économie de proximité, elle était l'un des quatorze écosystèmes industriels clés pour la reprise et la résilience de l'Europe. Qu'en est-il du plan d'action qui devait renforcer la visibilité du secteur de l'ESS, faciliter son accès aux financements et encourager l'innovation sociale ? Y êtes-vous impliqué ? Que sont devenus ces quatorze écosystèmes industriels ?
L'économie sociale et solidaire sera-t-elle intégrée dans votre stratégie industrielle, au même titre que l'économie de marché traditionnelle ? Dans quelles conditions aura-t-elle accès aux financements européens ?
M. Maxime Amblard, député. - Dans un continent qui frôle la récession, le portefeuille dont vous avez la responsabilité depuis presque un an, celui de la prospérité et de la stratégie industrielle, est essentiel.
Nous ne pouvons que souhaiter cette prospérité, même si pour le moment, c'est surtout chez les autres qu'elle progresse. Elle est intimement liée à la compétitivité de nos industries, et donc à la question énergétique.
L'Union européenne finance massivement les énergies renouvelables au moyen d'une myriade de leviers : projets importants d'intérêt européen commun (Piiec), Fonds pour l'innovation, Banque européenne d'investissement (BEI), InvestUE. En revanche, le nucléaire - pourtant source d'électricité bas-carbone pilotable et abondante, qui permet à la France d'être exemplaire en matière de décarbonation de son électricité - reste exclu de ces mécanismes.
L'Union européenne prévoit-elle de cofinancer le nucléaire au même niveau, voire davantage, que les énergies renouvelables, afin de faire baisser durablement le prix de base de l'électricité, tout en permettant la décarbonation du mix électrique de nos voisins, particulièrement l'Allemagne ?
Pouvez-vous garantir que la future préférence européenne dans les marchés publics n'empêchera pas la France d'utiliser des clauses nationales de sauvegarde pour protéger ses filières stratégiques, dont le nucléaire ?
Enfin, les investissements dans les réseaux électriques européens vont s'intensifier au cours des prochaines années et leurs coûts risquent d'être répercutés sur les consommateurs, par l'intermédiaire du tarif d'utilisation des réseaux publics d'électricité (Turpe), de l'accise sur l'électricité ou d'autres taxes qui pourraient être inventées. Pouvez-vous vous engager à ce que le financement européen mobilisé dès 2026 permette d'éviter toute hausse des factures d'électricité ?
M. Julien Gokel, député. - Je tiens à vous remercier pour votre présence vendredi sur le site d'ArcelorMittal à Dunkerque et à saluer les annonces que vous avez faites, le 7 octobre, à propos du plan acier européen. La réduction significative des quotas d'importation, le relèvement des droits de douane sur les volumes excédentaires - avec la volonté de les inscrire dans la durée - ou la préférence locale dans les marchés publics européens constituent des signaux forts, que les élus et les acteurs industriels attendaient depuis longtemps. Ces mesures sont indispensables pour protéger notre industrie face à une concurrence mondiale souvent déloyale.
Ce plan européen marque un tournant. Je dois reconnaître que vous avez « fait le job » ! En revanche, la direction d'ArcelorMittal doit assumer ses responsabilités. À Dunkerque, le projet de décarbonation prend du retard et aucun calendrier n'a été communiqué. Les salariés, les syndicats et les élus ne savent pas quand ni comment les investissements prévus vont se concrétiser.
Comment l'Union européenne entend-elle peser dans le rapport de force avec un groupe comme ArcelorMittal, maintenant qu'elle a répondu à la quasi-totalité des demandes formulées par les industriels ? Comment peut-elle, avec les États membres, contraindre un groupe à tenir ses engagements ? Comment peut-elle se prémunir contre un éventuel refus de la part d'ArcelorMittal si, bien que toutes les conditions favorables soient réunies, le projet de décarbonation de Dunkerque n'était pas lancé ?
Ce projet répond certes à une exigence écologique, mais il est également essentiel pour la pérennité de nos emplois et pour notre souveraineté industrielle européenne.
M. Stéphane Séjourné. - Les négociations pour aboutir à un accord avec le Mercosur ont débuté il y a vingt-cinq ans. Quand je suis arrivé à la Commission, il y a huit mois, le dossier était pratiquement clos. La présidente de la Commission avait décidé de le soumettre aux colégislateurs, c'est-à-dire au Parlement et au Conseil européens.
Entretemps, nous avons fait pression pour ajouter une clause de sauvegarde concernant l'agriculture. Elle pourra être déclenchée par un seul État dans un délai de vingt-et-un jours après la détection d'anomalies sur le marché, et ce dernier pourra être fermé. Cette mesure me paraît de nature à rassurer le secteur agricole. La présidente a transmis ce texte additionnel aux colégislateurs afin qu'ils l'examinent. Il est actuellement dans les mains du Parlement européen et sera finalisé dans le cadre d'un trilogue.
L'ESS ne fait pas partie de mon portefeuille. Elle a été confiée à ma collègue Roxana Mînzatu, commissaire roumaine, qui est également chargée des qualifications professionnelles et des relations avec les syndicats. Des liens existent toutefois entre l'économie sociale et solidaire et les sujets dont j'ai la responsabilité. Pour cette raison, j'ai rencontré régulièrement les associations et d'autres acteurs du secteur, et mes équipes et moi-même sommes prêts à travailler avec vous pour avancer dans ce domaine.
Mon portefeuille n'a pas exactement le même découpage que celui de Thierry Breton. Ainsi, je n'ai pas la responsabilité de la défense, puisqu'un commissaire européen à la défense a été nommé. L'économie sociale et solidaire ne m'est pas non plus rattachée, comme le numérique, qui a été confié à la commissaire finlandaise. Je m'occupe du marché intérieur, de l'industrie, de l'analyse des budgets nationaux et des réglementations financières et bancaires.
S'agissant de l'énergie, un Piiec sera consacré au nucléaire. Par ailleurs, la BEI finance le projet d'enrichissement de l'uranium en France. Depuis que j'ai pris mes fonctions, nous avons remplacé dans tous les textes européens le mot « green », c'est-à-dire « vert », par « clean », qui signifie propre et donc bas-carbone, pour pouvoir intégrer l'industrie nucléaire dans tous nos financements. C'est la preuve que le nucléaire devient un sujet clé - voilà encore un tabou qui est tombé. Il doit dorénavant être traité en tant qu'énergie au même titre que l'éolien ou le photovoltaïque.
M. Frédéric Weber, député. - La semaine dernière, lors du sommet de l'automobile, la coalition menée par le chancelier allemand Friedrich Merz s'est prononcée pour une révision de l'objectif européen mettant fin au moteur thermique en 2035. Cet objectif est un suicide industriel.
Pendant que la Chine envahit notre marché avec ses véhicules électriques subventionnés, la Commission européenne saborde notre compétitivité, condamne nos emplois et ruine le pouvoir d'achat des automobilistes européens, qui ne peuvent pas tous s'offrir une voiture électrique. Les négociations concernant la levée des surtaxes sur les importations de véhicules électriques chinois se poursuivent-elles ?
Concernant la situation d'ArcelorMittal, j'espère que le gouvernement actuel aura plus de chance que le gouvernement socialiste qui, en 2012, avait fait confiance à Mittal.
M. Patrice Martin, député. - Les états généraux de l'alimentation, la révision du règlement sur l'organisation commune des marchés et le projet européen sur les pratiques commerciales déloyales ont cherché à enrayer la concurrence internationale et transfrontalière qui fragilise nos agriculteurs. Rien n'est plus louable que de protéger l'équilibre économique de la filière, de garantir une juste rémunération à nos producteurs et de préserver notre souveraineté alimentaire.
Notre agriculture n'est pas une variable d'ajustement. C'est une filière stratégique pour l'avenir du pays et une part inestimable de notre identité nationale. Pour cette raison, le Rassemblement national appelle à une exception agriculturelle, qui permettrait au secteur de ne plus être négligé dans la conduite des politiques publiques et dans les négociations économiques.
Comment la Commission européenne entend-elle enfin instaurer les conditions d'une concurrence loyale pour nos agriculteurs ?
M. Dominique Potier, député. - Dans votre réponse à notre collègue Julien Brugerolles concernant le devoir de vigilance, vous avez oublié l'essentiel. En supprimant la responsabilité civile pour renvoyer à la responsabilité des États, vous réduisez considérablement la portée normative des textes. C'est certes une question de droits de l'homme et de protection de l'environnement, mais également de souveraineté industrielle, en particulier dans les secteurs sensibles.
Je suis en contact, comme vous, avec des personnes qui ambitionnent de produire du photovoltaïque en Europe. Or, elles affirment que sans ces protections fondées sur la responsabilité sociale et environnementale, il y a peu de chance que nous atteignions un minimum d'autonomie et de souveraineté dans l'approvisionnement en composants indispensables à cette filière et, partant, à la reconquête de notre production d'énergie électrique.
Le courrier qui vous a été adressé le 7 octobre n'était pas signé uniquement par la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles (FNSEA) et les Jeunes Agriculteurs (JA), mais également par l'Institut de liaisons et d'études des industries de consommation (Ilec), l'Association nationale des industries alimentaires (Ania), Pact'Alim pour les PME et ETI et la Coopération agricole pour les coopératives, par lesquelles transitent 40 % du commerce agricole. Tous vous disent que les super-centrales d'achat européennes sont une négation du droit de régulation dont disposent les nations, qu'elles s'opposent à tous les principes de régulation - comme ceux que nous essayons de créer dans les lois Égalim - et qu'elles sont une forme d'insulte à nos efforts de construction de prix équilibrés. Elles remplissent en outre une fonction pour le moins opaque, notamment d'optimisation fiscale. Elles s'inscrivent dans une vieille tradition de destruction de l'emploi au bénéfice des consommateurs. En ce qui nous concerne, notre ambition est celle d'une France qui défende à la fois les consommateurs et les producteurs.
M. Stéphane Séjourné. - Je ne prétends pas remplacer les ministres de l'industrie ou de l'économie. La responsabilité de la Commission est de créer les conditions de la compétitivité des entreprises. Nous devons faire évoluer le cadre réglementaire et le simplifier. Le commerce extérieur doit également être intégré dans les politiques publiques européennes.
S'agissant d'ArcelorMittal, la Commission ne dispose pas de tous les leviers que peuvent avoir les États membres, notamment fonciers ou fiscaux, pour contraindre une entreprise à réaliser les investissements promis. Néanmoins, nous apportons notre contribution et nous continuerons à le faire au cours des prochains mois. Il est très important que la clause de sauvegarde soit adoptée par le Parlement européen et qu'elle entre en vigueur le plus rapidement possible. Le renforcement du MACF, dès le 10 décembre, sera également un élément sur lequel vous pourrez vous appuyer. Tous ces éléments vous permettront de demander le respect d'engagements qui étaient conditionnés à des objectifs européens, lesquels sont atteints. J'utiliserai toute mon influence politique au sein de la Commission pour que le rapport de force avec les industriels vous soit favorable.
Nous ne négocions pas avec la Chine pour supprimer les droits de douane. La façon dont elle procède pour les matières premières, nous l'avons déjà vécue avec le gaz. Il ne faut donc pas nous limiter à une approche économique mais engager une discussion diplomatique avec la Chine pour aboutir à un deal global dans le cadre de notre relation commerciale.
J'ai évoqué différents sujets dont les petits colis, les matières premières ou les surcapacités dans certains secteurs industriels ou de services. Je le répète : nous devrons avoir une discussion avec les Chinois, car l'équilibre actuel ne va pas ; il tue les entreprises européennes et fragilise notre souveraineté à certains égards.
L'urgence est de « dérisquer » notre relation avec la Chine en concluant avec d'autres pays des accords commerciaux - n'en déplaise à certains groupes politiques - pour sortir de la dépendance. Parallèlement, nous devons revoir les conditions d'entrée des entreprises étrangères sur le marché intérieur : obligation de créer des joint ventures avec nos entreprises, transferts de technologie, utilisation de la base industrielle européenne pour s'approvisionner en composants nécessaires à leur chaîne de production... Tout cela doit être discuté.
Soyons clairs, nous ne menons pas une négociation pour réduire les droits de douane sur les voitures électriques qui soit indépendante d'une négociation globale. La tendance est plus à un durcissement qu'à un assouplissement de notre relation commerciale avec la Chine.
Je crois avoir répondu à toutes vos questions.
Mme Dominique Estrosi Sassone, sénatrice, présidente. - Je vous remercie pour votre disponibilité.
M. Stéphane Travert, député, président. - Je vous remercie également.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site de l'Assemblée nationale.
La réunion est close à 20 h 15.
Mercredi 15 octobre 2025
- Présidence de Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente -
La réunion est ouverte à 9 h 35.
Logement des jeunes - Examen du rapport d'information
Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente. - Mes chers collègues, avant de passer à notre ordre du jour, je tiens à saluer en votre nom notre nouvelle collègue Marie-Pierre Bessin-Guérin, sénatrice de la Loire-Atlantique, qui remplace au sein de notre commission Pierre Médevielle. Nous lui souhaitons la bienvenue parmi nous.
Nous examinons aujourd'hui le rapport d'information sur le logement des jeunes. Je laisse la parole aux trois rapporteurs.
Mme Martine Berthet, rapporteure. - Madame la présidente, mes chers collègues, nous avons le plaisir de vous présenter aujourd'hui les conclusions de notre mission d'information sur le logement des jeunes.
Depuis le mois d'avril dernier, nous avons entendu vingt-deux organisations : associations, administrations, bailleurs sociaux, gestionnaires de résidences ou encore représentants d'élus locaux. Notre déplacement prévu dans le Morbihan début septembre pour y observer plusieurs programmes innovants a, quant à lui, été malheureusement annulé, compte tenu de l'actualité politique.
Nous formulons vingt-cinq recommandations que nous considérons comme les clés - si j'ose dire - du logement des jeunes et qui se résument en trois actions : programmer, accompagner, innover.
C'est, je crois, la première fois que notre commission examine la crise du logement à travers le prisme d'une catégorie spécifique, la jeunesse. Pourtant, les raisons de nous y intéresser abondent. Nous avons délibérément opté pour une définition large de la jeunesse, englobant les jeunes de 18 ans, voire de 16 ans, jusqu'à 30 ans, afin de tenir compte autant des mineurs apprentis que des jeunes ménages primo-accédants.
D'abord, un constat s'impose : la situation économique et sociale des jeunes est alarmante. En plus de son niveau, l'aggravation rapide de leur précarité est préoccupante. Entre 2002 et 2019, le taux de pauvreté des 18-29 ans a augmenté de plus de quatre points. Hormis les moins de 18 ans, aucune autre tranche d'âge n'a connu une telle hausse.
La crise du logement frappe les jeunes de plein fouet. En matière de logement, ils cumulent des facteurs de précarité : ils sont à la recherche de logements de petite taille, pour de courtes durées, dans des zones où la demande explose. Sur le marché locatif privé, ils se heurtent à la concurrence de ménages plus solvables, alors qu'ils ne disposent ni de stabilité professionnelle ni de garantie familiale. À cela s'ajoute la pression de la location touristique meublée.
Cela a des effets matériels immédiats pour les jeunes. Leur taux d'effort net, une fois déduites les aides au logement, est deux fois plus élevé que pour le reste de la population. Ils sont aussi plus touchés par le mal-logement : logements trop petits, passoires énergétiques, surpeuplement dû à la colocation ou encore obligation de rester chez leurs parents du fait de l'impossibilité d'accéder à un logement autonome.
Loger les jeunes est un enjeu social et politique majeur que nous ne devons pas sous-estimer. Certains avancent qu'il ne faudrait pas construire davantage de logements dédiés aux jeunes en raison du vieillissement de la population qui réduit le poids démographique de la jeunesse. La réalité est beaucoup plus compliquée que cela : la jeunesse s'allonge ! La poursuite d'études, le report du mariage, du premier enfant et de l'entrée dans la vie active retardent le départ du domicile parental. On est aujourd'hui jeune bien plus longtemps qu'hier ! Si nous n'agissons pas, nous creuserons le fossé intergénérationnel et alimenterons une jeunesse désabusée, déjà l'une des plus pessimistes d'Europe. Comment se projeter dans la vie lorsque l'on ne parvient pas à se loger ?
La jeunesse est aussi un ensemble protéiforme : étudiants, apprentis, alternants, jeunes actifs, saisonniers, demandeurs d'emploi... Leurs statuts sont de plus en plus mouvants, les jeunes en cumulant plusieurs ou effectuant des allers-retours entre l'un et l'autre.
Pourtant, la politique du logement des jeunes est aujourd'hui centrée sur les étudiants. Les besoins pour cette population sont indéniables, mais il n'est pas légitime de négliger les jeunes actifs : à partir de 21 ans, les jeunes non-étudiants sont majoritaires au sein de la classe d'âge des 18-29 ans !
Ce prisme estudiantin se retrouve dans le plan lancé au mois de janvier 2025 par le Gouvernement, qui prévoit la création de 45 000 logements étudiants d'ici à 2027. Nous estimons ce plan nécessaire, mais il doit absolument être élargi aux jeunes actifs et s'inscrire dans une vision de moyen terme, au moins jusqu'en 2030.
C'est l'objet de nos recommandations nos 1 à 3 : définir une véritable programmation du logement pour tous les jeunes.
Pour cela, il faut mieux connaître l'offre existante. Le parc mobilisable pour les jeunes reste mal identifié. Il convient donc de poursuivre et de valoriser les observatoires territoriaux du logement étudiant, mis en place par les collectivités avec l'appui des agences d'urbanisme. Ces outils sont précieux pour orienter les politiques locales de l'habitat et la programmation des aides à la pierre.
Il faut aussi améliorer la lisibilité de l'offre. La politique publique en faveur du logement des jeunes est fragmentée. Elle dépend de plusieurs ministères - logement, enseignement supérieur, économie, santé, travail.... Cela forme un millefeuille de dispositifs disparates, gérés par des acteurs différents. Les jeunes sont parfois démunis face à tant de complexité et connaissent malheureusement trop mal les aides auxquels ils peuvent prétendre. Dans l'espace numérique, le foisonnement d'informations est illisible, les offres des Crous, bailleurs, associations et autres plateformes se superposant. Une expérimentation sur la plateforme beta.gouv.fr tente de regrouper les offres étudiantes en une plateforme unique, mais elle est à l'arrêt depuis fin 2024. Nous recommandons donc d'accélérer la création de plateformes unifiées, rassemblant l'ensemble des logements à vocation sociale, au-delà du seul public étudiant.
L'opposition entre jeunes étudiants et non-étudiants n'a d'ailleurs plus beaucoup de sens aujourd'hui. Les gestionnaires de résidences que nous avons auditionnés nous l'ont répété : la fragmentation des offres entre les étudiants et les jeunes actifs n'est plus tenable face à la porosité des statuts des jeunes que j'évoquais à l'instant.
Nous recommandons donc de sortir de la segmentation stricte entre étudiants et jeunes actifs pour expérimenter des modèles mixtes.
Au croisement des jeunes actifs et des étudiants, deux catégories méritent une attention particulière : les alternants et les saisonniers.
Tous les saisonniers ne sont pas jeunes, mais beaucoup le sont - 46 % d'entre eux ont moins de 26 ans. Leur logement doit être intégré à la programmation du logement des jeunes. La Cour des comptes soulignait encore cet été l'absence totale d'outil de suivi du logement saisonnier. Il faut aller au-delà du bricolage autour de solutions pensées pour d'autres publics, comme l'utilisation d'internats, qui ne répondent pas aux besoins. Nous recommandons d'élaborer des solutions ad hoc de logement pour les saisonniers, évitant la concurrence entre publics. Les résidences à vocation d'emploi, comme adopté par la commission dès 2024, sont une bonne solution. Certains territoires commencent en outre à développer des résidences mixtes. Des incitations fiscales existent également et gagneraient à être mieux connues.
S'agissant des alternants et apprentis, leur nombre a été multiplié par 2,8 depuis 2017. C'est une bonne chose, car l'apprentissage favorise l'autonomie, l'expérience et l'insertion professionnelle. Encore faut-il que l'État accompagne les jeunes dans cette évolution. La double localisation entre centre de formation et entreprise oblige souvent à louer un second logement. Dans ce cas, ces jeunes sont soumis à la taxe d'habitation sur les résidences secondaires. C'est une absurdité qu'il faut faire cesser, car elle est à la fois injuste et pénalisante pour un public déjà fragile.
M. Yves Bleunven, rapporteur. - J'aborde pour ma part le premier moment-clé du parcours des jeunes dans le logement : l'accompagnement, dès leur départ du domicile parental, grâce à un logement dédié.
Le parc dédié aux jeunes les soutient à un moment charnière de leur vie, lorsqu'ils construisent leur autonomie, trouvent leur place dans la société et amorcent leur parcours professionnel.
Aujourd'hui, ce parc est en double difficulté : il manque cruellement de places et son modèle économique est fragilisé.
S'agissant des étudiants, l'offre de logements gérés par les Crous (centres régionaux des oeuvres universitaires et scolaires) ou les bailleurs sociaux représente environ 244 000 places, pour plus de 3 millions d'étudiants. Autrement dit, seuls 8 % des étudiants ont pu accéder à un logement en résidence à la rentrée 2022. Nous accumulons un retard considérable. Entre 2018 et 2022, le plan 60 000 logements n'a permis d'agréer que 29 000 logements sociaux étudiants.
Le tableau n'est pas plus favorable s'agissant des jeunes actifs : les foyers de jeunes travailleurs (FJT) et les résidences sociales pour jeunes actifs (RSJA) comptent à peine 68 000 places, soit quatre fois moins que le parc dédié aux étudiants. Dans les régions les plus tendues, comme l'Île-de-France ou l'Occitanie, moins d'un quart des demandes sont acceptées. Là encore, les objectifs du « programme 20 000 » de 2017 n'ont pas non plus été atteints. Quant au plan de 2025 évoqué par ma collègue, il ne fixe aucun objectif spécifique pour les jeunes actifs, hormis la création de résidences-services à loyers intermédiaires, qui sont inaccessibles aux plus précaires.
S'ajoute une autre difficulté : l'équation délicate du modèle économique des projets de résidences jeunes. Il s'agit de concilier des loyers abordables pour les jeunes et la viabilité économique des projets. Aujourd'hui, seule l'Île-de-France peut financer des résidences universitaires via un prêt locatif à usage social (PLUS). Nous recommandons d'expérimenter ce financement dans d'autres territoires, où les besoins des étudiants modestes sont les plus urgents. Nous pensons par exemple aux outre-mer où les loyers du prêt locatif social (PLS) ne sont pas adaptés au niveau de pauvreté étudiante.
Quant aux résidences sociales et aux FJT, ils sont tous deux financés en PLAI (prêt locatif aidé d'intégration), ce qui ouvre droit à des subventions de l'État. Malgré cela, le coût du foncier pèse sur l'équilibre des opérations. Pour y répondre, le bail réel solidaire (BRS) locatif pourrait être davantage mobilisé : il permet à un office foncier solidaire de conserver la propriété du terrain et de conclure un BRS avec un bailleur, qui loue le bâti à une association gestionnaire. De cette façon, le loyer demandé par le bailleur et versé par le gestionnaire n'a plus à intégrer le coût du foncier.
De manière générale, le modèle économique des gestionnaires de résidences est mis à rude épreuve. La mission d'accompagnement, pourtant cruciale pour les jeunes, est en tension face à des besoins grandissants. Dans le contexte actuel, la précarisation des résidents allonge la durée des séjours, ce qui renforce les besoins d'accompagnement. Le taux de rotation, supérieur à 10 % il y a dix ans, est tombé sous les 5 % aujourd'hui. En outre, même s'ils sont conçus pour soutenir l'autonomie des jeunes actifs, les FJT accueillent aussi des publics vulnérables dans le cadre du contingent de l'État, voire des jeunes sortant de l'aide sociale à l'enfance (ASE) dans le cadre de conventions avec les départements.
Nous estimons donc indispensable d'engager une réflexion sur le modèle économique des gestionnaires de résidences jeunes.
Plus particulièrement, le modèle du FJT doit être valorisé, car il est un véritable tremplin vers l'autonomie. Les FJT se distinguent par un accompagnement renforcé, avec en moyenne sept encadrants pour cent jeunes, contre deux dans les RSJA. Malgré cette plus-value, ils sont souvent mis en concurrence avec les RSJA, du fait de financements et de publics similaires. Cette rivalité fragilise les FJT, qui ont en outre longtemps souffert d'une image vieillissante. C'est pourquoi nous recommandons de revaloriser le modèle du FJT et de prévenir cette concurrence contre-productive.
Cela passe notamment par une modification de la procédure des appels à projets auxquels ils sont soumis. Leur calendrier s'accorde mal avec le montage progressif d'un dossier. Lorsqu'un projet est proposé en Vefa (vente en l'état futur d'achèvement), la longueur des procédures peut décourager les bailleurs, qui se tournent vers d'autres produits pour concrétiser leurs opportunités foncières. Nous proposons donc, comme d'autres avant nous, de mettre en place un appel à manifestation d'intérêt au fil de l'eau. Ce dispositif donnerait plus de souplesse et de visibilité aux porteurs de projets et pourrait venir en appui d'une programmation triennale.
Plus largement, la pénurie de logements dédiés aux jeunes impose de créer de nouvelles solutions, innovantes et agiles. Il faut faire feu de tout bois ! Certaines réponses doivent être déployées dans l'urgence, notamment pour répondre à une demande localisée liée à l'implantation d'entreprises. Dans ces situations, les collectivités locales jouent un rôle déterminant : elles connaissent le terrain et les besoins. Certains sont extrêmement volontaristes pour innover et développer des solutions sur mesure. Leur capacité d'innovation peut d'ailleurs permettre d'éviter la « cabanisation », avec des campings ou des mobil-homes pour loger des actifs en l'absence d'autre solution.
Malgré leur volontarisme, ces territoires se heurtent souvent à un cadre juridique inadapté qui est un vrai frein à l'innovation. De récents projets de tiny houses en témoignent. Je détaillerai celui que je connais le mieux : celui de la ville de Grand-Champ dont j'ai été maire et où notre mission d'information devait se rendre. La commune a créé un village d'une trentaine de tiny houses. Dix sont louées en tant que logements sociaux par l'office public local, les autres en lots libres via des baux emphytéotiques à faible redevance : 150 euros. Le lieu accueille aujourd'hui jeunes actifs et personnes précaires : c'est un succès indéniable - plus de cent cinquante demandes pour trente emplacements. Reste que sa concrétisation a été rude : il a nécessité près d'un an de négociations avec l'État.
Le principal obstacle résidait dans la qualité de logements sociaux des tiny houses. Le bailleur social a dû solliciter une dérogation préfectorale pour qu'elles obtiennent un agrément de logements locatifs sociaux et puissent ainsi bénéficier des modalités de financement du logement social et du conventionnement à l'APL. Cela a pris neuf mois ! Pourquoi autant de temps ? Parce que les tiny houses n'ont pas de définition règlementaire spécifique. Elles sont assimilées à de l'habitat permanent démontable, ce qui peut aussi englober des yourtes ou des tipis, qui seraient bien sûr inacceptables en tant que logement social. La question de la surface a aussi nécessité une dérogation : à quelques centimètres carrés près, les tiny houses ne respectaient pas le minimum de quatorze mètres carrés du logement neuf.
De tels délais et procédures sont décourageants pour les collectivités volontaristes. Il faut clarifier le statut juridique de ces formes d'habitat innovantes. Surtout, au-delà des tiny houses, pour ne pas handicaper de futurs projets, il faut permettre aux collectivités de déroger, par convention avec l'État, à certaines normes lorsqu'elles expérimentent des solutions adaptées à leur territoire. Cela peut aussi permettre de créer des résidences mixtes, dont les publics accueillis refléteraient les besoins du territoire. L'innovation en matière de logement ne peut pas être imposée que d'en haut : elle doit aussi naître du terrain, au plus près des besoins des jeunes.
Mme Viviane Artigalas, rapporteure. - J'aborde pour ma part le deuxième moment clé du logement des jeunes : l'accès à un logement autonome, qui est essentiel pour se projeter dans la vie.
Malgré sa cherté et sa qualité contrastée, le parc locatif privé loge 70 % des jeunes. Ils y occupent de petites surfaces, avec des loyers au mètre carré élevés et souvent revalorisés du fait de leur mobilité.
Le premier outil de solvabilisation sur le marché locatif privé est évidemment les aides personnelles au logement (APL). Celles-ci ont fait l'objet de réformes importantes depuis 2017 : réduction forfaitaire de 5 euros en 2017, contemporanéisation en janvier 2021, sous-indexations successives en 2019 et 2020... Au total, ces réformes ont représenté 4 milliards d'euros d'économies pour l'État en 2024.
Malgré les mesures protectrices mises en place pour les jeunes étudiants et les apprentis et alternants, les jeunes actifs ont été les grands oubliés de la contemporanéisation des APL. Les travaux de la Caisse nationale des allocations familiales (Cnaf) et de la Cour des comptes le confirment : le montant de leurs APL a été réduit et leur situation peu, voire pas prise en compte. En ces heures de tension budgétaire, alors que les APL représentent 19 milliards d'euros de dépenses, nous appelons le Gouvernement à la prudence. Il ne faut modifier les règles d'attribution et les montants des APL que d'une main tremblante. Ne répétons pas les erreurs antérieures qui ont été dramatiques pour les jeunes, notamment les jeunes actifs.
Toujours sur le marché locatif privé, la garantie Visale, que nous connaissons bien, joue un rôle clé. Depuis 2018, son déploiement s'est fortement accéléré. Action Logement vise à doubler son recours d'ici à 2028, en l'ouvrant à de nouveaux publics. Malheureusement, encore trop de propriétaires lui préfèrent une caution familiale, pourtant moins sécurisante. Pour accompagner la dynamique de développement de Visale, il faut poursuivre nos efforts pour améliorer sa perception par les bailleurs.
J'en viens maintenant à l'encadrement des loyers, dont l'expérimentation arrive à échéance en novembre 2026. Avant d'envisager toute modification du dispositif, il nous faut disposer d'une évaluation : celle-ci devra nous être remise dans six mois. Une chose est sûre : le dispositif doit rester territorial et facultatif. Il faudra évaluer l'effet de l'encadrement des loyers sur les jeunes, mais aussi évaluer son rôle dans le développement de pratiques de contournements, comme les baux civils ou le coliving, encore peu encadré.
Les jeunes font également face à la concurrence de la location touristique. En particulier, le bail mobilité est parfois détourné de son objet pour permettre aux propriétaires de libérer leur logement en vue d'une location estivale. De nombreux jeunes actifs se retrouvent alors sans solution, contraints de dormir dans leur voiture ou au sein de colocations surpeuplées. Malgré nos demandes, aucune administration n'a pu nous fournir de données chiffrées, mais nous nous appuyons sur les remontées de terrain des élus locaux, qui sont unanimes et édifiantes. C'est pourquoi nous proposons de rendre possible, pour les collectivités volontaires, la création d'un régime de déclaration des baux mobilité.
Passons maintenant au parc social. Les jeunes y sont de moins en moins représentés : entre 1984 et 2013, la part des moins de 30 ans parmi les locataires est passée de 24 % à 8 %. C'est le résultat combiné du vieillissement de la population et d'une rotation faible du parc.
De plus, les règles de priorisation, qui valorisent l'ancienneté et les familles, sont inadaptées aux jeunes. Par exemple, un étudiant sans logement stable peut être jugé comme non prioritaire, au motif qu'il pourrait abandonner sa formation pour sortir de l'instabilité !
Pour lutter contre une forme de non-recours des jeunes au logement social, il faut inscrire la demande d'un logement social dans un moment de la vie. Il faut aussi évaluer les effets de la cotation sur la demande des jeunes et améliorer leur prise en compte dans les conventions intercommunales d'attribution.
L'offre de logements sociaux doit également être davantage adaptée aux besoins des jeunes. Le parc social compte peu de petits logements et ils sont extrêmement demandés. En Île-de-France, la demande de studios correspond à vingt fois la capacité d'attribution annuelle. Les objectifs du Fnap (fonds national des aides à la pierre) prévoient l'orientation de la moitié de la production vers ces petits logements, mais il faut agir en amont, en développant un modèle économique pour ces logements dont le loyer au mètre carré ne permet pas d'équilibrer l'opération.
J'évoquais à l'instant les dévoiements du bail mobilité dans le parc privé : à l'inverse, il en serait exempt dans le parc social. Nous avions souligné les effets sans doute limités de l'extension du bail mobilité au parc social lors de l'examen du projet de loi relatif au développement de l'offre de logements abordables en 2024 ; néanmoins, comme l'a rappelé mon collègue rapporteur, il faut faire feu de tout bois et donner toutes les marges de manoeuvre juridiques possibles aux bailleurs sociaux.
À ce sujet, pour donner des marges de manoeuvre aux bailleurs sociaux, nous recommandons d'exonérer les résidences universitaires de la RLS (réduction de loyer de solidarité), en contrepartie d'engagements. Les résidences en gestion déléguée n'y sont pas soumises : cela pénalise les bailleurs qui ont développé une gestion locative destinée aux étudiants ! Rappelons qu'ils ont financé près de 80 % des logements sociaux étudiants entre 2018 et 2022.
Je terminerai par l'accès des jeunes à la propriété. Longtemps facilitée par des taux favorables, la propriété est de plus en plus l'apanage des plus aisés et des plus âgés. La part des moins de 30 ans propriétaires est passée de 18,5 % en 2018 à 16,7 % en 2021. À l'inverse, les plus de 50 ans représentent aujourd'hui près de 40 % des achats dans l'ancien, contre 30 % en 2015.
Contrairement à ce que l'on entend parfois, les jeunes ne sont pas moins attirés que leurs aînés par la propriété : c'est toujours une aspiration forte, synonyme de stabilité, d'ancrage et de réussite sociale.
Dans certains pays du nord de l'Europe, comme la Finlande, l'accès à la propriété des jeunes générations est soutenu par des dispositifs ciblés, qui allient encouragement à l'épargne, garanties de l'État et bonifications de taux d'intérêt qui permettent d'assurer une action contracyclique. Nous souhaitons encourager la réflexion sur le sujet, car nos dispositifs de soutien à l'accession ne sont pas ciblés pour les jeunes.
La dernière loi de finances a toutefois introduit plusieurs mesures exceptionnelles de soutien aux primo-accédants, comme l'exonération de droits de succession pour les dons familiaux en faveur de l'achat d'un logement neuf ou l'extension du prêt à taux zéro (PTZ). Il est encore trop tôt pour évaluer l'impact de ces mesures sur les jeunes, mais les jeunes de moins de 35 ans représentaient plus de 68 % des bénéficiaires du PTZ en 2024 ; cette part pourrait s'accroître en 2025. Nous recommandons donc de proroger la généralisation du PTZ dans le neuf au-delà de 2027 afin de pouvoir observer ses effets sur les jeunes primo-accédants.
Il faut aussi soutenir le développement de formes innovantes d'accession à la propriété, en s'appuyant sur des outils éprouvés comme le BRS. Il connaît une belle dynamique de développement : plus de 1 000 programmes ont été livrés en 2023 et ils devraient être plus de 6 000 en 2026 et en 2027. La réussite des opérations dépend souvent de politiques volontaristes d'élus locaux et d'une culture de l'accession sociale à la propriété sur le territoire. Le BRS se déploie d'ailleurs plus facilement dans le logement collectif, où la dissociation du foncier et du bâti suscite moins de réticences psychologiques. Nous recommandons donc l'inscription d'un volet « accession sociale » à la propriété au sein des programmes locaux de l'habitat.
Accompagner le développement du BRS, c'est aussi anticiper la suite des parcours résidentiels et ce qu'il adviendra des logements en BRS après leur première cession. En effet, aujourd'hui, un bien en BRS construit il y a plus de cinq ans est considéré, s'il est cédé, comme un logement ancien et n'est donc pas éligible au PTZ. Pour l'instant, la question se pose peu : à fin 2024, seules trente-neuf reventes de BRS ont eu lieu. Mais d'ici à 2026 ou 2027, voire à 2030, leur nombre devrait considérablement augmenter ! Il s'agit d'éviter un goulet d'étranglement lorsque les ménages modestes, cibles du BRS, ne seront plus soutenus dans l'acquisition d'un BRS. Nous recommandons donc d'ouvrir les logements acquis via un bail réel solidaire au PTZ lors de leur revente.
Telles sont, chers collègues, les conclusions de notre mission d'information sur le logement des jeunes. Nous avons tenté d'aborder l'ensemble des enjeux, pour rendre compte de la diversité des parcours, des situations et des besoins de toute une génération.
Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente. - Je salue le travail des rapporteurs sur ce sujet ô combien important, qui formule des recommandations non seulement frappées au coin du bon sens, mais aussi innovantes, que nous devrons approfondir.
M. Philippe Grosvalet. - Je salue le travail des rapporteurs qui met l'accent sur un sujet sensible.
La commission des affaires économiques le constate au travers de tous ses travaux : il n'y a pas d'ambition globale sur le logement dans notre pays et l'on note un manque criant de logements. On le sait, ce sont toujours les plus fragiles, en particulier les plus jeunes, qui en souffrent.
Je tiens à mettre l'accent sur l'accompagnement, car il est nécessaire. Vous n'avez pas parlé des missions locales, ces structures mises en place pour accompagner les jeunes de façon globale : emploi, santé, mais aussi logement. Les missions locales sont aujourd'hui mises à mal, ce qui a des répercussions.
Je suis heureux que vous souligniez l'enjeu des FJT, qui ont joué un rôle important dans l'histoire de notre pays et qui ont souffert ces dernières décennies.
Ma question porte sur le BRS, dispositif que j'ai moi-même promu.
Je m'interroge sur la recommandation n° 7 de l'axe 2 - développer et sécuriser la possibilité d'utiliser le bail réel solidaire en faveur des résidences jeunes pour minorer le poids du foncier dans le loyer demandé par les propriétaires de résidences aux gestionnaires. Cela correspond-il vraiment à la fonction du BRS ?
Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente. - En tant que présidente de la mission locale Côte d'Azur, je partage la préoccupation exprimée. Les missions locales réalisent un accompagnement global pour lever tous les freins qui touchent les jeunes, le logement et l'autonomie en étant les principaux.
M. Yannick Jadot. - Je remercie chaleureusement les rapporteurs : le logement constitue un sujet majeur que nous traitons avec beaucoup de sérieux ici.
Le taux de pauvreté des jeunes explose, tout comme leur malaise psychologique. On connaît les conséquences catastrophiques de l'épidémie de covid.
Le logement est un enjeu de stabilité et de sécurité. Nous lirons le rapport avec beaucoup d'intérêt. Dans les différents débats sur le pouvoir d'achat, nous passons totalement à côté de la question des dépenses ! Quand on pense pouvoir d'achat, on pense revenus, mais la question des dépenses évitées est majeure ; or le logement entre dans cette catégorie de sécurisation des jeunes en difficulté. J'espère que, dans les semaines à venir, nous pourrons parler logement, mais aussi transport.
Mme Amel Gacquerre. - Merci de ce travail très complet qui met en exergue toute la complexité du sujet, avec des demandes très spécifiques - par exemple, de petits logements pour de courtes durées -, auxquelles il faut apporter des réponses également spécifiques.
Bravo d'avoir souligné dans ce rapport la diversité de la jeunesse. On parle en effet beaucoup de logements pour les étudiants - la pénurie de logements pour ces publics est évidemment une problématique très importante, parce que l'on passe à côté de la promesse républicaine d'égalité des chances -, mais pas assez des difficultés de logement auxquelles sont confrontés les autres jeunes.
Je soulignerai trois recommandations, particulièrement intéressantes à mes yeux.
D'abord, sur la question du logement social, vous avez avancé une proposition très concrète, à savoir la transformation de grands logements en petits logements, c'est-à-dire l'adaptation des logements au vieillissement de la population, mais aussi aux publics jeunes. C'est un objectif fort que nous pourrions mettre en avant lors de nos discussions avec les bailleurs.
Ensuite, sur l'innovation, il est question d'habitats alternatifs, comme les tiny houses, mais il y a aussi l'habitat partagé, l'habitat intergénérationnel... J'y crois vraiment. C'est une réponse aux demandes spécifiques que j'ai soulignées. Cela a également un intérêt en termes de coût. On pourrait également prendre exemple sur les habitats légers développés dans les pays du Nord.
Enfin, le projet de loi de finances pour 2026 prévoit le gel des APL, alors même que l'on sait que le logement représente 40 % à 50 % des dépenses des jeunes. Attention aux conséquences pour eux. Il est même question de la suppression de cette allocation pour certains étudiants rattachés à 20 % des foyers fiscaux les plus importants. Je fais partie de ceux qui pensent qu'il faut tout mettre sur la table, mais il faut veiller à toutes les situations particulières pour que cette mesure n'ait pas un impact négatif.
Merci d'avoir évoqué le dispositif Visale et Action Logement. Pour ma part, je tiens beaucoup aux résidences à vocation multiple.
Mme Antoinette Guhl. - Ce rapport aborde un sujet capital. La jeunesse souffre et ce phénomène est trop ignoré. Jamais la jeunesse n'a été autant précarisée qu'aujourd'hui. Quand je faisais mes études, 10 % des étudiants travaillaient, contre près de 60 % aujourd'hui. Ils ne travaillaient d'ailleurs que quelques heures par semaine, souvent pour gagner de l'argent pour leurs sorties, alors qu'aujourd'hui beaucoup travaillent trente heures par semaine, voire à temps plein, ce qui a une incidence sur leurs études.
On ne parle pas assez de ceux qui ne sont ni en emploi, ni en étude, ni en formation (Neet) et qui n'ont même pas droit aux minima sociaux. Merci d'avoir abordé la question du logement des jeunes de façon globale, mais c'est l'intégralité des politiques universelles qui devraient être appliquées à la jeunesse.
Les logements Crous représentent 7 % du logement étudiant. Vous soulignez à raison que les étudiants ne sont pas les seuls jeunes à connaître des difficultés de logement et semblez vouloir ouvrir les Crous à tous. Pourtant, l'offre des Crous ne couvre même pas les besoins des étudiants boursiers ! Comment l'étendre à d'autres publics dans ces conditions ? Cela supposerait d'élargir considérablement l'offre des Crous, donc leur budget. Je rappelle que les bourses d'études sont les plus faibles d'Europe. Trouver un logement quand on est boursier n'est pas si simple.
Certains jeunes ne sont éligibles à rien ! Nous devons réfléchir à étendre le revenu de solidarité active (RSA) aux 18-25 ans, s'ils y ont droit. La majorité doit également être une majorité sociale. Ces jeunes doivent avoir le droit de bénéficier des minima sociaux, ce qui leur permettra de subvenir à leurs dépenses de logement.
Certaines niches fiscales, par exemple le dispositif Censi-Bouvard, ont enchéri le coût du logement étudiant. En tant que législateurs, nous devons nous pencher sur ces questions.
Le coliving se développe, mais cela fait augmenter le prix des chambres, car les logements sortent de toute réglementation (loi Alur, encadrement des loyers...). Le Conseil de Paris vient d'ailleurs de l'interdire. Je précise qu'il existe des alternatives solidaires, comme le CoopColoc à Paris.
Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente. - Je rappelle que, dans le cadre des missions locales, les jeunes de moins de 25 ans qui n'ont rien bénéficient aujourd'hui de la garantie Jeunes, qui s'élève à près de 500 euros par mois.
Mme Marianne Margaté. - Merci de ce rapport qui contient des recommandations concrètes. Nous partageons le bilan noir de l'accès au logement pour les jeunes de moins de 25 ans. Ils paient le prix fort du désengagement de l'État dans la politique du logement : dépendance familiale, bas salaires, précarité, etc.
Aux effets de la contemporanéisation des APL, de la baisse de cinq euros, du gel de son montant s'ajoute la non-revalorisation du forfait charges. Ce rapport a le mérite de mettre à jour tous les aspects de la situation des jeunes : toutes ces données mises bout à bout dressent un tableau assez terrible.
Il faut faire tous les efforts nécessaires pour sécuriser le logement des jeunes et faire en sorte qu'ils puissent rester dans leur logement.
Je partage les propositions qui ont été avancées sur les FJT, aujourd'hui fragilisés. La mise en concurrence avec les RJSA pose question. Les FJT sont aujourd'hui la seule possibilité ouverte à tous les jeunes, quelle que soit leur situation.
J'apporterai deux nuances.
D'une part, l'encadrement des loyers a montré son efficacité en zone tendue, notamment pour les petits logements, et ce grâce au volontarisme des communes. Pour autant, la hausse des loyers s'étend partout là où l'encadrement des loyers n'est pas appliqué, ce qui pose question. Il est à parier que le développement du Grand Paris express s'accompagnera d'une flambée des loyers dans le parc privé.
D'autre part, le coliving se développe dans les villes qui cumulent tourisme et pôles étudiants. C'est notamment le cas à Fontainebleau. Il faut mener une réflexion sur l'encadrement de ce type de logement, qui s'exonère de toute règle pour le plus grand profit des propriétaires.
Enfin, une attention particulière est-elle portée aux jeunes sortant de l'ASE ou du sans-abrisme ? Il me semble que ce maillon manque, même si je mesure la complexité de ce problème.
M. Daniel Gremillet. - Si l'on veut favoriser l'apprentissage dans les territoires, encore faut-il que ces apprentis puissent être accueillis. Dans cette optique, il serait peut-être judicieux d'instaurer de la mixité au sein des maisons seniors que l'on inaugure : mixité sociale, sociétale et générationnelle.
Mme Anne-Catherine Loisier. - La question du logement nous préoccupe tous dans nos territoires.
Il semble facile de mettre en oeuvre rapidement la recommandation n° 15, qui a trait au dégrèvement automatique de la taxe d'habitation sur les résidences secondaires pour les apprentis ou alternants en situation de double résidence. Cela répondrait à une aspiration forte des jeunes. Nous pourrions l'aborder lors de l'examen du projet de loi de finances pour 2026.
Mme Viviane Artigalas, rapporteure. Le BRS présente aujourd'hui plus d'attrait pour le logement individuel, car le foncier est plus cher. Le maire de la station de ski de Saint-Lary a essayé, avec l'office foncier, de construire de petites maisons en BRS pour loger les saisonniers. Cela n'a pas marché.
Par ailleurs, il s'agit non pas de laisser des logements Crous aux non-étudiants, mais plutôt de réfléchir à une non-segmentation des publics jeunes, afin que de nouveaux logements soient ouverts à d'autres publics jeunes. Il ne s'agit pas d'exclure les étudiants du peu de logements qui leur sont réservés.
M. Yves Bleunven, rapporteur. - Ce rapport met en évidence le besoin de créer une nouvelle ère pour les FJT et de leur redonner une nouvelle jeunesse. Il faut revoir leur financement pour qu'ils soient plus compétitifs et moderniser ce concept qui, quoi qu'on en dise, reste très intéressant, ne serait-ce que par l'accompagnement qu'il prévoit.
Il faut de l'innovation dans le parcours résidentiel. Je suis convaincu que le parcours résidentiel sera différent demain : il faut prévoir de nouvelles étapes. Par exemple, aujourd'hui, les jeunes ont deux logements.
L'appétence des jeunes à la propriété est manifeste. Acheter une tiny house à 25 ans est une première étape : c'est le début de la capitalisation pour ensuite revendre et, ainsi, éviter de verser des loyers à fonds perdu.
Mme Martine Berthet, rapporteure. - Il a fallu déterminer l'amplitude de nos travaux, ce qui explique la faible place accordée aux jeunes issus de l'aide sociale à l'enfance et aux mineurs non accompagnés qui relèvent d'ailleurs plus des compétences de la commission des affaires sociales. Toutefois, au regard de la porosité des parcours, ces jeunes sont de fait inclus dans les mesures que nous proposons. Nous avons d'ailleurs tenu à créer une tranche d'âge très large, allant de 16 ans à 30 ans.
Nous voulons libérer l'initiative locale, notamment pour favoriser la mixité générationnelle. Il faut donner de la souplesse aux territoires. Nous sommes tous interrogés sur le dégrèvement de la taxe sur les résidences secondaires et, ainsi que cela a été dit, il semble possible d'agir rapidement pour remédier à une situation inacceptable.
Nous recommandons une évaluation du dispositif d'encadrement des loyers, car nous voyons des contournements, notamment le coliving.
Mme Viviane Artigalas, rapporteure. - Sur l'encadrement des loyers comme sur d'autres dispositifs, nous considérons tous les trois que ces outils doivent être à la disposition et à la main des maires. Les élus locaux s'en empareront en fonction des spécificités de leur territoire.
La commission adopte, à l'unanimité, le rapport d'information et en autorise la publication.
L'avenir de la filière automobile - Examen du rapport d'information
Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente. - Nos collègues Annick Jacquemet, Alain Cadec et Rémi Cardon vont maintenant nous présenter les conclusions de leur mission d'information transpartisane sur l'avenir de la filière automobile.
Mme Annick Jacquemet, rapporteure. - L'industrie automobile française traverse aujourd'hui une crise profonde, et durable. Luc Chatel, président de la Plateforme automobile française, nous l'avait prédit il y a tout juste un an, lorsque notre commission l'avait auditionné : cette industrie peut, à court terme, disparaître. Ce qui semblait alors une menace assez théorique se concrétise malheureusement mois après mois. Après les plans sociaux chez les équipementiers Michelin et Valeo à l'automne dernier, les usines de Stellantis à Sochaux, Mulhouse et Poissy vont être partiellement mises à l'arrêt, faute de commandes suffisantes.
Où chercher l'origine de ce désastre ? Tout d'abord, dans une contraction sans précédent du marché : depuis la crise sanitaire, les ventes de véhicules neufs ont fortement chuté, d'environ 20 %. Les ventes de véhicules électriques, pourtant « boostées » par la législation européenne, ont connu une croissance moins dynamique qu'escompté : après un pic en 2023, la part des ventes de voitures « tout électrique » et hybrides rechargeables a même baissé en France en 2024 et 2025, pour s'établir à environ un tiers des ventes de véhicules neufs.
Les constructeurs français et européens sont en outre concurrencés par les acteurs extra-européens, au premier rang desquels la Chine, aujourd'hui premier pays producteur de véhicules électriques dans le monde : cette dernière assure près des deux tiers de la production mondiale, et ses exportations ont été multipliées par quatre en deux ans !
Les raisons de ce succès chinois, nous les connaissons : politique industrielle volontariste et planificatrice, mais surtout subventions colossales - on a évoqué le chiffre de près de 230 milliards de dollars d'aides directes - et coûts de production ultra-compétitifs. Résultat : des prix de vente inférieurs d'environ 30 % à ceux des véhicules produits en Europe, pour une qualité égale, voire supérieure. Les différents acteurs que nous avons interrogés nous l'ont en effet tous confirmé, la Chine est en avance technologiquement dans tous les domaines : batteries, mais aussi numérique et logiciels embarqués.
Cette situation a en outre vocation à s'aggraver avec le retour du protectionnisme américain, qui, en plus de nuire directement aux exportations européennes, amplifie encore les surplus de production que la Chine cherche à écouler sur le marché européen, et exacerbe la concurrence avec la Chine sur les marchés tiers.
Cette concurrence chinoise ne concerne pas uniquement les véhicules finis, mais aussi les batteries : 80 % des batteries actuellement utilisées en Europe viennent d'Asie, et notamment de Chine.
Résultat de la contraction du marché : en 2023, la production automobile française était encore inférieure de 40 % à celle de 2019, avec à la clé la destruction de quelque 19 000 emplois, dans une filière déjà minée par deux décennies de déclin.
Depuis les années 2000, la France a connu une baisse structurelle de sa production, en raison de délocalisations massives vers les pays à bas coût de main-d'oeuvre, d'abord en Europe de l'Est, puis vers la Turquie ou le Maghreb - certains collègues ont d'ailleurs pu en avoir un aperçu lors du déplacement de la commission au Maroc, au début du mois de septembre. La part de la France dans la production automobile européenne est ainsi passée de 20 % en 2000 à seulement 8 % en 2020.
Dans ce contexte, les difficultés actuelles risquent de donner le coup de grâce, d'autant qu'elles frappent une filière qui a consenti des investissements considérables pour se mettre au diapason de la transition verte, qu'il s'agisse de décarbonation des modes de production ou de passage à l'électro-mobilité - on parle de dizaines de milliards d'euros. Or, nous l'avons constaté lors de notre déplacement à Montbéliard, malgré de très importants efforts de modernisation, la production de l'usine Stellantis a déjà été divisée par deux, car le marché « ne suit pas ». Les sous-traitants locaux s'inquiètent tout simplement pour leur avenir. Pour la plupart d'entre eux, la transition vers l'électrique n'est pas une opportunité, mais une menace existentielle.
Or la survie de notre industrie automobile est un enjeu de souveraineté. Il ne s'agit pas simplement de maintenir des usines et des emplois, mais aussi de préserver notre indépendance économique, industrielle, technologique et même militaire.
Il y a bien sûr d'abord un enjeu économique et social : l'industrie automobile fait vivre pas moins de 350 000 salariés, répartis sur plus de 4 000 sites, très structurants pour les territoires concernés. Mais elle irrigue aussi de nombreux autres secteurs, comme la chimie, la métallurgie, le caoutchouc, ou encore l'informatique. On peut véritablement parler de « colonne vertébrale » de l'industrie française. La disparition de certains sous-traitants, faute de commandes suffisantes de la part du secteur automobile, aurait ainsi des conséquences dramatiques sur des industries comme la chimie ou la métallurgie, qui sont des industries de souveraineté. À terme, notre capacité de production militaire, notamment, pourrait s'en trouver affaiblie.
L'enjeu sécuritaire découle aussi, plus immédiatement, de la non-maîtrise par les Européens des chaînes de valeur de certaines technologies clés : les batteries bien sûr, mais aussi les logiciels embarqués, souvent développés hors d'Europe, avec les risques que cela représente en matière de fuite de données, de piratage, voire de contrôle à distance des véhicules. Dans un monde de plus en plus instable, céder le contrôle de ces technologies à des puissances étrangères, c'est prendre un risque majeur pour notre autonomie.
C'est pourquoi nous avons besoin d'une stratégie claire et ambitieuse pour éviter que la France - et plus largement l'Europe - ne devienne simple consommatrice de produits et de technologies sur lesquels elle aurait perdu la maîtrise.
Pour cela, nous proposons d'abord des mesures d'urgence pour contrer la concurrence déloyale des pays à bas coût.
La Commission européenne a déjà instauré en 2024 des droits de douane compensatoires pouvant aller jusqu'à 35 % pour contrecarrer les subventions dont bénéficient les acteurs chinois. Ces mesures ont déjà produit leurs effets, puisque les importations en Europe de véhicules chinois ont depuis baissé de près de 20 %. Mais elles restent insuffisantes. D'abord, elles ne concernent que les véhicules finis. Or la part des composants « sourcés » hors d'Europe, dans les pays à bas coût, ne cesse de grimper. Cette tendance va d'ailleurs s'aggraver avec l'électrification, dans la mesure où la valeur du contenu européen, estimé à 90 % en moyenne sur les véhicules thermiques, tombe à 60 % voire 40 % sur les véhicules électriques, notamment des batteries !
Nous estimons donc que l'Europe doit utiliser toute la palette des outils de défense commerciale à sa disposition pour rééquilibrer la concurrence, comme le font du reste les États-Unis ou la Chine dans d'autres domaines. Nous recommandons ainsi d'imposer temporairement des droits de douane massifs sur les véhicules chinois et sur certains composants clés, d'instaurer un seuil minimal de contenu européen dans les véhicules vendus en Europe (à hauteur de 80 % pour les composants hors batterie) et de fixer un objectif de 40 % de batteries produites sur le sol européen d'ici à 2035. Cela aurait pour effet d'obliger les constructeurs étrangers qui souhaitent accéder au marché européen à s'implanter en Europe, avec à la clé des transferts de technologie et des créations d'emplois. Il s'agit d'un levier puissant de relocalisation, qui nous permettrait de conserver sur notre sol l'entièreté de la chaîne de valeur.
Cette mesure devrait être doublée par la mise en place d'un éco-score à l'échelle européenne, qui prendrait en compte l'ensemble du cycle de vie du véhicule, pour déterminer l'éligibilité à certains mécanismes de soutien public. En effet, la réglementation favorise aujourd'hui les véhicules électriques en se fondant uniquement sur leurs émissions à l'échappement. Or, dans une voiture électrique, jusqu'à 75 % des émissions totales de CO2 sont occasionnées par la fabrication. Écologiquement plus juste, ce mode de calcul bénéficierait en outre particulièrement à la France, grâce à son énergie nucléaire décarbonée.
M. Alain Cadec, rapporteur. - Ce travail de plus de quatre mois nous a permis de procéder à plus de trente auditions, concernant environ soixante institutions ou entreprises.
Je précise que notre objectif, avec la mesure qui vient de vous être présentée, n'est pas de s'extraire durablement de la compétition internationale, mais de laisser le temps à notre industrie de se transformer pour redevenir compétitive. C'est une stratégie de survie, car sans protections douanières, sans règles strictes sur l'origine des composants, dans quelques années, dans quelques mois, comme l'a dit ma collègue, c'en est fini de l'industrie automobile française, et même européenne.
Évidemment, ces mesures devront être temporaires et dégressives, car il ne s'agit pas d'offrir sans contreparties à nos industriels un marché captif, ni de nous dispenser de nous interroger sur les raisons de notre manque de compétitivité. J'y reviendrai, mais c'est un point très important pour que nous, Français, puissions faire entendre notre voix à Bruxelles. En effet, nos partenaires européens, et en premier lieu nos « amis » allemands - en matière industrielle, il convient de toujours mettre le mot « ami » entre guillemets -, qui ont globalement moins de difficultés que nous à exporter, ont souvent tendance à nous soupçonner d'invoquer la souveraineté pour masquer nos propres turpitudes, ce qui affaiblit nos positions.
Or nous avons des demandes à présenter à nos partenaires européens et à la Commission. Vous le savez, le Pacte vert européen, ou Green Deal, a fixé la fin de la vente de véhicules thermiques neufs en Europe à 2035 - une clause de revoyure, qui devait être étudiée en 2026 le sera en 2025, selon ce qu'a déclaré hier le commissaire européen Stéphane Séjourné. Cependant, cet objectif de réduire les émissions de CO2 des véhicules heurte de plein fouet la réalité industrielle. La date a été fixée au doigt mouillé : l'Europe visait la neutralité carbone en 2050, le parc automobile mettait en moyenne quinze ans à se renouveler complètement, il fallait donc arrêter d'y faire entrer des voitures thermiques en 2035. Et tout cela sans consultation des industriels - il est vrai que, après le Dieselgate, ils n'étaient plus très en cour à Bruxelles -, sans vérifier préalablement que l'Europe disposait des capacités technologiques et industrielles, des compétences et matières premières pour produire des batteries. Or, comme le dit Luc Chatel, réglementer n'a jamais fait une ambition industrielle. Voilà pourquoi nous en sommes là aujourd'hui : comme dans beaucoup de domaines, en Europe, nous avons mis la charrue avant les boeufs.
Je remarque d'ailleurs que l'Europe est la seule entité politique au monde à s'être fixé un objectif aussi rigide - à part la Californie. Ne nous y trompons pas : si la Chine est en pointe sur l'électrique, ce n'est pas par vertu, c'est parce qu'elle a parié sur cette technologie, dans une logique de planification industrielle. Alors que l'Union européenne a, encore une fois, choisi de réglementer le marché...
Pourtant, les constructeurs européens ont joué le jeu. Ils ont investi pour engager la transition, mais le marché « patine » et ils ne s'y retrouvent pas. À court terme, la situation semble insoluble.
La Commission européenne a fini par entendre les appels à l'aide de l'industrie : au début de 2025, elle a lancé un « dialogue stratégique », qui a débouché, en mars, sur un plan d'action en faveur de l'industrie automobile et sur un assouplissement de l'objectif intermédiaire de réduction des émissions de gaz à effet de serre à l'horizon de 2025 - je rappelle que sans cet assouplissement, nos constructeurs auraient dû payer des milliards d'euros de pénalités. Même si le réveil est un peu tardif, on ne peut que saluer ce plan, qui prévoit notamment un soutien à l'innovation et aux batteries, la poursuite du développement des infrastructures de recharge, un soutien à la demande et un accompagnement à la reconversion de salariés touchés par la transition. Il s'agit pour l'instant d'annonces, qui devront se concrétiser dans des textes réglementaires - or il faut se méfier des annonces, quelle que soit leur nature, mes chers collègues !
Alors que préconisons-nous ? Notre première recommandation est de reporter la date l'interdiction des ventes de véhicules thermiques neufs en Europe. Si nous maintenons la date de 2035, nous avons la certitude que notre industrie automobile sera balayée, comme avant elle la sidérurgie ou la téléphonie. Les Chinois ont dix à vingt ans d'avance sur les technologies électriques - nous avons pu le constater lors du déplacement en Chine de notre commission l'an dernier ; nous devons laisser le temps à nos industriels de monter en compétence. La date d'extinction du thermique devra être fixée au niveau européen, après consultation des acteurs industriels, et être précédée par une trajectoire de décrue, afin que la transition se fasse sans heurts. À terme, l'électrique deviendra de toute façon beaucoup plus compétitif, et s'imposera ensuite naturellement dans tous les usages pour lesquels il est adapté.
Au contraire, s'arc-bouter sur le 100 % électrique en 2035 aurait un coût économique, mais aussi social et écologique. En effet, dans les zones très rurales, ou pour les utilisateurs occasionnels qui ne font que de longs trajets, l'électrique n'est, pour l'heure, pas adapté. Pourquoi braquer ces utilisateurs que le passage à marche forcée à l'électrique risquerait de priver de toute solution de mobilité ? Pas plus tard que la semaine dernière, l'Institut Montaigne alertait sur le risque d'un rejet en bloc par les citoyens des solutions de mobilité verte, trop coûteuses et mal adaptées à leurs besoins - nous devrions y prendre garde !
Lorsqu'on parle de décarbonation, il faut aussi prendre en compte la vitesse de renouvellement du parc, qui est deux fois plus lente qu'en 1990, pour s'établir aujourd'hui à vingt-cinq ans en moyenne en Europe. De ce fait, pour faire baisser les émissions à court terme, les solutions décarbonées pour le thermique ont un rôle majeur à jouer.
L'assouplissement de l'objectif 2035 permettrait notamment de mieux tirer parti des « hybrides rechargeables ». Elle réduit massivement les émissions tout en rassurant les usagers sur l'autonomie de leurs véhicules. Ces derniers ont été très critiqués, on a dit qu'ils fonctionnaient en fait presque exclusivement grâce à leur moteur thermique, mais c'est beaucoup moins vrai aujourd'hui, car les pratiques ont changé. En outre, compte tenu de nos capacités limitées de production de batterie, ne vaut-il pas mieux les utiliser pour équiper une demi-douzaine d'hybrides rechargeables à autonomie électrique réduite, qui fonctionnera de temps en temps à l'essence, plutôt qu'une seule « super voiture » électrique que personne n'achètera, compte tenu de son coût trop élevé ? Là aussi, c'est une question de réalisme. On nous a aussi beaucoup parlé des prolongateurs d'autonomie, les range extenders, qui se répandent en Chine et qui permettent de recharger la batterie avec un petit moteur thermique d'appoint, avec très peu d'émissions de CO2 : cela nous semble une solution intéressante à diffuser, en dépit des caricatures.
Notre deuxième recommandation, en plus de cet assouplissement paramétrique du « zéro véhicules thermiques neufs en 2035 », est d'appliquer réellement le principe de neutralité technologique, qui figure d'ailleurs déjà dans le règlement européen. À cela, il y a une raison quasi philosophique : le politique doit fixer des caps, mais ce n'est pas son rôle de faire des choix technologiques. Tenons-nous-en aux objectifs, et laissons à l'industrie le soin de trouver les meilleurs moyens de les atteindre. Je pense naturellement aux biocarburants et aux e-carburants, qui sont des solutions intéressantes, que, contrairement à l'électrique, nous maîtrisons complètement ; elles peuvent donc être mises en oeuvre immédiatement et à moindre coût, car elles ne nécessitent de modifier ni les motorisations ni les infrastructures. Sans compter que la production de biocarburants permet, en France notamment, de soutenir les revenus des agriculteurs. Il ne s'agit en aucun cas de favoriser indûment ces technologies, mais d'ouvrir le champ des possibles, à charge pour les industriels de faire leurs calculs de rentabilité.
La Commission s'est dite prête à réinterroger ces deux points : l'échéance de 2035 et le principe de neutralité technologique. Nous en sommes évidemment satisfaits et demeurerons très attentifs au contenu exact des futures propositions législatives en ce sens.
J'en reviendrai pour finir aux questions de compétitivité. Comme je l'ai déjà dit, si la France veut sauver son industrie automobile, elle a aussi un examen de conscience à faire, sur le coût du travail, mais aussi sur le coût de l'énergie, qui pénalise particulièrement la production de véhicules électriques - plus énergivore que celle des véhicules thermiques. On ne pourra pas en faire l'économie.
Mais nous appelons aussi à des ajustements des règles européennes en matière d'investissement, qui sont plus favorables pour les pays d'Europe centrale et orientale, ce qui fausse la concurrence au sein même de l'Union européenne, alors que ces pays sont déjà avantagés par leurs coûts du travail réduits !
Enfin, les règles européennes en matière d'aides d'État doivent également évoluer pour nous permettre de soutenir puissamment l'industrie des batteries, qui est la brique de base de notre future souveraineté automobile, y compris au stade de l'industrialisation.
M. Rémi Cardon, rapporteur. - Alain Cadec a parlé des conditions de production, je reviendrai pour ma part d'abord sur les conditions de marché. Aujourd'hui, le coût des véhicules électriques demeure un frein à l'achat pour beaucoup de Français.
Il est désormais bien établi que, sur le long terme, rouler en véhicule électrique coûte moins cher que de rouler en véhicule thermique : pour un usage quotidien, la recharge à domicile est environ trois fois moins chère qu'un plein d'essence, et l'entretien est également moins fréquent. Des études dont nous avons eu connaissance estiment que la voiture électrique devient globalement rentable au bout de deux à cinq ans.
Il n'en demeure pas moins que le coût d'entrée est élevé, puisqu'une voiture électrique coûte en moyenne 30 % à 50 % plus cher qu'une voiture thermique, ce à quoi peut s'ajouter le coût de l'installation de bornes de recharge domestiques. C'est un véritable frein à l'achat, particulièrement pour les classes populaires et moyennes, qui sont pourtant celles qui ont le plus souvent besoin de leur véhicule pour se rendre à leur travail.
Nous n'allons pas préempter les discussions budgétaires à venir, mais l'une de nos recommandations est d'assurer désormais la stabilité de ces aides dans le temps, afin de donner de la visibilité aux acheteurs, mais aussi aux industriels, sur les conditions de marché.
Plus fondamentalement, nous estimons que, à moyen terme, c'est au niveau européen que les mécanismes de soutien à la demande de véhicules électriques devraient être mis en place. Car actuellement, concrètement, ce sont les impôts des Français qui financent la production en Chine, mais aussi et surtout en Roumanie ou en Slovaquie... Si les objectifs en matière de baisse des émissions sont fixés au niveau européen et si leur atteinte est évaluée au niveau européen, les mécanismes de soutien au marché doivent aussi être fixés au niveau européen - pondérés, le cas échéant, en fonction du pouvoir d'achat de chaque pays, afin d'éviter des effets d'entraînement trop disparates.
Mais il existe aussi des voies non budgétaires pour soutenir le marché. La première tend à miser sur le marché de l'occasion électrique, qui est en progression, mais demeure moins fluide que celui de l'occasion thermique, en raison, notamment, d'inquiétudes persistantes sur les performances des batteries anciennes, alors que ces dernières sont plutôt meilleures que ce qui était anticipé. Afin de soutenir ce marché, nous recommandons donc de créer un « diagnostic batterie certifié » propre à rassurer les acheteurs, et qui serait exigible lors de la vente de tout véhicule électrique, neuf ou d'occasion.
Notre dernière préconisation pour soutenir le marché ne produira ses effets qu'à moyen terme, car elle nécessite un « changement de logiciel » dans les stratégies des constructeurs français. En effet, l'augmentation des prix moyens des véhicules, si pénalisante pour le marché, n'est pas principalement due à l'électrification, qui n'est arrivée que ces toutes dernières années. Depuis une vingtaine d'années, les constructeurs se sont engagés dans une stratégie de montée en gamme, qui n'a fait que s'accélérer en sortie de crise du Covid-19, dans un contexte de pénurie de l'offre qui a augmenté le « pricing power » des constructeurs. De fait, dans les gammes des constructeurs français, les petites voitures ont quasiment disparu. Or ce sont elles qui faisaient les volumes.
Les industriels ont sans doute leur part de responsabilité dans ces choix stratégiques qui apparaissent aujourd'hui délétères, mais le poids croissant des exigences normatives européennes, notamment en matière de sécurité, a également lourdement pénalisé les industriels français, dont les modèles légers sont devenus plus chers à produire, moins rentables, et donc moins attractifs pour les constructeurs - à la différence des berlines allemandes, relativement moins impactées. Résultat : des constructeurs français aujourd'hui incapables de proposer une offre abordable et qui ne cessent de perdre des parts de marché. Le tir est d'ailleurs en train d'être corrigé, avec l'arrivée de nouveaux modèles comme la ë-C3 ou la Twingo électrique. Mais, de l'avis des experts que nous avons auditionnés, notamment du groupe d'études et de recherche permanent sur l'industrie et les salariés de l'automobile (Gerpisa) du CNRS, le retour à ces modèles ne suffira pas à combler l'écart de prix occasionné par l'électrification.
Aussi, nous estimons nécessaire de modifier le cadre réglementaire pour créer une nouvelle catégorie de véhicules très légers, avec des exigences matérielles de sécurité allégées, mais, en retour, des restrictions en matière de vitesse, taille, puissance, etc. sur le modèle des kei cars japonaises. Compactes et légères, ces voitures aux performances limitées - intermédiaires entre les véhicules classiques et les voiturettes sans permis - permettent malgré tout de répondre à une large part des besoins, notamment pour les trajets du quotidien. Leur coût réduit, synonyme de large diffusion, devrait permettre aux constructeurs de renouer avec les volumes.
Un autre enseignement à tirer du succès des kei cars japonaises, dont la production est mutualisée entre les différents constructeurs pour faire baisser les coûts, est que, face à la compétition mondiale, seule une politique industrielle commune, portée par une vision partagée entre la France, l'Allemagne et les autres États membres de l'Union européenne, permettra de garantir l'avenir de l'automobile européenne.
C'est ce que nous recommandons sur le long terme. Car, même si le tableau est sombre, il y a des lueurs d'espoir pour l'avenir. Nous avons des atouts, en France et en Europe, pour redevenir leaders sur le véhicule de demain. Mais cela suppose que les acteurs européens, institutionnels et industriels, jouent collectif. La tentation de certains constructeurs de passer des alliances avec les Chinois pour rattraper « individuellement » leur retard technologique ne peut qu'accroître, à terme, le risque de dépendance envers la Chine, notamment sur des technologies clés comme les batteries. Nous suggérons au contraire de tirer parti des futures règles de contenu local européen et d'écoconditionnalité pour encourager l'implantation sur le sol européen de ces acteurs chinois, sous condition de transferts de technologie - comme ils l'ont, du reste, fait chez eux ! Alors que le marché états-unien se ferme, l'Europe, forte de ses presque 450 millions de consommateurs, est plus attractive que jamais : elle est en mesure de fixer ses conditions.
Sur le plus long terme, la France et l'Europe ont également de solides atouts en matière de R&D. Plus de la moitié des brevets déposés en France le sont par l'industrie automobile et quatre des dix premières places au classement des déposants de brevets sont occupées par des entreprises de la filière automobile. Même si, en termes d'effectifs, l'Europe n'est pas en mesure de concurrencer la Chine - on parle de 20 000 chercheurs et ingénieurs rien que chez le producteur de batteries CATL ! -, la France et l'Europe disposent de pôles de recherche de grande qualité et d'un vivier de talents reconnus dans des secteurs clés comme les batteries, l'intelligence artificielle et les véhicules autonomes. Dans les batteries notamment, le rattrapage sur les technologies matures n'exclut pas en parallèle les recherches sur les technologies d'avenir, par exemple les batteries solides, qui pourraient offrir de meilleures performances.
Afin de préserver un haut niveau d'innovation, il nous apparaît donc essentiel de sanctuariser des dispositifs comme le crédit d'impôt recherche (CIR), unanimement cité par les acteurs de la filière comme l'un des atouts majeurs de la France, mais aussi de renforcer les liens entre la recherche académique et l'industrie. Cela ne signifie naturellement pas que ces dispositifs ne doivent pas être ajustés - nous aurons sans doute l'occasion d'en débattre lors de l'examen du projet de loi de finances.
La France pourrait notamment tirer son épingle du jeu dans le domaine du logiciel, grâce à sa formation de haut niveau dans les domaines du numérique et de l'intelligence artificielle. Des entreprises comme Valeo sont en pointe dans ce secteur. Or, alors qu'aujourd'hui, les constructeurs réalisent leur bénéfice sur le prix de vente du véhicule, à l'avenir, les logiciels pourraient permettre de créer de la valeur pendant quasiment toute la durée de vie du véhicule. Plus encore que dans l'électrification, c'est sans doute là que réside la prochaine révolution de l'industrie automobile. Face à la force de frappe des Gafam et autres BYD, il est donc indispensable de soutenir l'émergence d'un écosystème européen du véhicule numérique.
Naturellement, ces mesures de long terme n'auront un sens que si notre industrie survit jusque-là.
Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente. - Merci à nos rapporteurs. La liste des préconisations vous a été distribuée, place aux questions !
M. Franck Menonville. - Permettez-moi d'exprimer mon désarroi face à ce naufrage industriel, comparable à celui que nous vivons dans l'agriculture ou l'énergie. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, en raison de politiques européennes inadaptées, nous abandonnons encore une fois un secteur où nous disposions d'une souveraineté.
Il ne s'agit pas d'opposer l'électrique au thermique. Mais nous devons répondre à un enjeu de temporalité : quand on ne maîtrise pas de manière souveraine une technologie, on ne lui fait pas une place sur le marché sans s'y être préparé. Or c'est ce que nous avons fait. Il faut inverser la tendance.
La voiture électrique a toute sa place sur certains marchés, mais cette technologie ne peut pas être généralisée. La Chine a quinze ans d'avance sur nous et elle ne va pas nous laisser la rattraper !
En outre, nos constructeurs n'ont pas la capacité financière pour être présents sur toutes les technologies.
D'ailleurs, j'ai fait l'expérience du véhicule hybride rechargeable : on consomme plus qu'avec une voiture thermique !
M. Alain Cadec, rapporteur. - Ce n'est plus vrai aujourd'hui.
M. Franck Menonville. - Peut-être encore en milieu rural, ou bien était-ce une question de modèle. En tout cas, il faut donc continuer à développer les petits moteurs thermiques qui ont encore des marges de progrès et les e-carburants, tout en développant l'électrique dès que c'est possible.
Certains constructeurs misent sur le tout-électrique, mais de nombreux territoires de la planète n'auront toujours pas accès à l'électricité après 2035 : qui va prendre ces marchés ?
Mme Marie-Lise Housseau. - J'ai rencontré des représentants de Mobilians et je retrouve leurs demandes dans ce rapport. Ils estiment bien évidemment que l'échéance de 2035 est ingérable. Selon eux, la R&D permettra de développer des moteurs thermiques consommant très peu, si on leur en laisse le temps. Ils soulignent également que le renouvellement du parc ralentit, à l'inverse de ce que l'on souhaiterait. Par ailleurs, étant élue d'un département très rural, le passage au tout-électrique me paraît utopique.
Enfin, les réglementations actuelles imposent aux constructeurs d'installer des aides à la conduite dont la plupart des conducteurs ne se servent pas, mais qui augmentent le prix des véhicules de 20 % à 30 %...
M. Daniel Gremillet. - Je remercie les rapporteurs pour leurs recommandations courageuses - en particulier la première, sur le report de l'interdiction des ventes de voitures thermiques neuves -, parce qu'elles vont à l'encontre de décisions européennes prises sans aucun recul. Nous sommes aussi à la veille d'une fracture sociale et sociétale, avec l'interdiction du véhicule thermique à l'horizon de 2035 : les chiffres que vous avez donnés sur l'écart de prix montrent combien cela limite le champ des possibles, alors que la mobilité est un enjeu majeur dans notre société.
Je serais tenté de dire qu'il ne faut pas fixer de butoir : il faut laisser la recherche avancer et permettre à la technologie d'évoluer. Des véhicules thermiques de nouvelle génération apporteront peut-être une partie des réponses attendues.
Vous avez également raison de parler dès le début des biocarburants, car ils permettront à un certain nombre de Français qui ne pourront pas acheter un véhicule électrique d'être acteurs de la mobilité décarbonée. Cette prise de position va à l'encontre des politiques actuelles, mais nous aurons l'occasion d'en débattre lors du débat budgétaire.
Pouvez-vous nous en dire plus sur le rétrofit hydrogène des moteurs diesel ? Nous disposons d'un savoir-faire qui permettrait une meilleure accessibilité à la mobilité décarbonée.
Il serait judicieux que le CIR, s'il est maintenu, soit conditionné au développement industriel en France et en Europe des résultats de la recherche ainsi financée. Par ailleurs, il faut être très exigeant sur le recyclage : le futur appartiendra aux pays qui auront mis en place une capacité de recyclage. L'Union européenne devra avoir une politique beaucoup plus incitative.
Mme Amel Gacquerre. - Je remercie les auteurs du rapport, notamment pour leurs propositions concrètes et de court terme.
Vous l'avez dit, les batteries sont notre point faible, mais elles risquent de le rester. Le grand projet de « vallée de la batterie » devait initialement comporter cinq gigafactories. Actuellement, ACC, à Billy-Berclau, qui devait créer 2 000 emplois, n'en a créé que 600, son rythme de production étant insuffisant ; Envision, à Douai, est la gigafactory la mieux avancée, qui a commencé à produire ; Verkor, à Dunkerque, ne va pas produire avant 2026. Ces résultats ne sont pas à la hauteur pour nous permettre d'avancer.
J'ai interrogé hier le commissaire Séjourné sur l'implantation du constructeur chinois BYD en Hongrie sans qu'il réponde clairement. Vous estimez, quant à vous, que c'est une menace. Que faire pour freiner ce mouvement ? Si vous pensez que notre filière automobile a vraiment un avenir - ne cédons pas au fatalisme ! -, lequel ?
M. Yannick Jadot. - Nous ne soutenons pas l'analyse développée dans ce rapport.
Tout d'abord, les derniers chiffres sur les ventes de voitures électriques montrent une reprise, grâce à l'arrivée de petits véhicules.
Ensuite, il faut parler de ce sujet avec précaution, car il est anxiogène. En matière de transition énergétique, le sujet de la voiture électrique vient en tête dans la désinformation. La date de 2035 marque l'interdiction de la vente de véhicules thermiques neufs et non pas l'interdiction des véhicules thermiques.
M. Alain Cadec, rapporteur. - C'est bien ce que nous avons dit.
M. Yannick Jadot. - Il y a un an, dans le cadre de diverses commissions d'enquête, nous avons auditionné MM. Senard et Tavares, qui nous disaient qu'ils seraient prêts en 2030...
M. Alain Cadec, rapporteur. - M. Tavares est parti !
M. Yannick Jadot. - Ils nous ont dit qu'ils appliqueraient la nouvelle règle, qu'ils étaient des industriels performants et qu'ils voulaient être les premiers, mais qu'il fallait cesser de changer les règles. Le même raisonnement s'applique aux gigafactories : s'il n'y a plus de commandes de batteries électriques, elles vont devoir courir après les subventions pour tenir ! La Chine a de l'avance, certes, mais la solution ne consiste pas à descendre du train...
M. Alain Cadec, rapporteur. - Il s'agit de le ralentir !
M. Yannick Jadot. - On ne ralentira pas le train de la Chine. Selon l'Agence internationale de l'énergie (AIE), dans cinq ans, 50 % des voitures vendues dans le monde seront électriques. Ce n'est pas en reculant l'échéance en Europe que nous aiderons nos industriels à satisfaire le marché européen tout en étant compétitifs à l'échelon international. En Chine, au Brésil, en Thaïlande, en Indonésie, les véhicules électriques sont moins chers que les véhicules thermiques, sans subventions publiques, parce que les constructeurs ont fait le choix de véhicules adaptés à la demande.
La crise automobile en France a 40 ans ! Depuis 40 ans, la filière française a régulièrement perdu des dizaines de milliers d'emplois. Ce n'est pas dû à la voiture électrique. Le moment est venu de relocaliser la production. La Renault 5 électrique va être produite en France. La production des petites voitures a été jusqu'à maintenant délocalisée. L'électrique est une opportunité de relocalisation de la production en France.
Il s'agit donc de ne pas réduire nos ambitions européennes sur cette transition, mais de nous donner les moyens d'être au rendez-vous, en rattrapant ceux qui ont pris de l'avance et en relocalisant notre industrie autour de l'électrique.
Quant aux e-carburants, pour la voiture, ils sont dix fois plus chers qu'un carburant classique. Si vous voulez faire du social... Le premier à avoir développé cette idée, c'est Porsche, suivi par Ferrari ! Les e-carburants seront nécessaires pour les avions, mais pas pour les voitures.
M. Fabien Gay. - Je remercie nos trois rapporteurs pour ce travail sérieux. Je peux partager certains constats, notamment sur le besoin de protectionnisme ; d'autres constats m'inspirent des doutes ; enfin, je déplore des manques.
Comme Yannick Jadot, je pense que les industriels de nombreux secteurs - l'automobile, le nucléaire ou l'aéronautique - ont besoin de règles stables et, pour investir dans le long terme. Dans le même temps, il faut clairement préparer la transition vers les mobilités d'avenir. Pour autant, la question de l'impact écologique de la batterie électrique doit aussi être posée, comme celle des carburants. Nous verrons cohabiter pendant un certain temps l'électrique et le thermique, puis nous basculerons vers le tout-électrique, sachant que dans dix ou vingt ans, malgré les efforts d'économies d'énergie, avec la voiture électrique, les objets connectés, etc., la question de la production d'électricité va se poser. Les gigafactories sont à peine naissantes ; si nous donnons le signe aujourd'hui que les règles pourraient changer, un pan du secteur disparaîtra, faute d'investissements, et nous prendrons du retard. C'est un constat qui va au-delà des divergences de fond.
Deuxième point qui me frappe : la France est en train de s'hyperspécialiser, mais elle perd tout le reste de la chaîne de valeur. Nous assumons la conception des produits et parfois la production finale, mais le reste va se faire ailleurs. On observe déjà ce phénomène dans l'industrie du médicament. Depuis la crise du Covid-19, nous voyons les sous-traitants fermer et délocaliser. Dans mon département, l'un des derniers sous-traitants de Stellantis a fermé pour produire en Turquie. Une réflexion manque sur ce point.
Sur la recommandation n° 14, j'approuve le premier point - harmoniser les règles relatives aux aides publiques -, mais je ne peux que contester le deuxième - réduire le coût du travail. La réponse à ces questions d'avenir ne peut pas être dans le moins-disant social et environnemental. On trouvera toujours moins cher pour produire ailleurs !
Enfin se pose la question des véhicules dont nous avons besoin. Nous construisons des véhicules trop chers, quand les Chinois produisent de petits véhicules à moins de 10 000 euros. Le prix des voitures neuves, chez nous, a augmenté de 40 % en quinze ans...
M. Alain Cadec, rapporteur. - À cause des normes européennes !
M. Fabien Gay. - Aujourd'hui, le premier achat d'un véhicule neuf intervient à l'âge de 57 ans en moyenne ! Les jeunes ne peuvent donc pas accéder à des voitures propres. Il faut donc faire prendre un vrai virage stratégique à notre industrie.
M. Henri Cabanel. - Je partage ce qui vient d'être dit sur la demande de clarté des industriels. Si les véhicules électriques sont plus chers que les véhicules thermiques, le coût de la recharge et de l'entretien est nettement moins élevé : on ne le dit pas assez.
Je partage vos propositions sur les tarifs douaniers. Il faut aller plus loin, avec des primes à l'achat qui devraient être réservées à l'achat de véhicules électriques européens. Il faut également distinguer entre les véhicules légers et les poids lourds. Quant aux biocarburants, pensons au biogaz, issu de la méthanisation des déchets agricoles, mais aussi des stations d'épuration : cette solution peut être intéressante pour les véhicules lourds.
M. Daniel Salmon. - Je ne partage pas non plus les conclusions des rapporteurs. Notre commission fait d'ordinaire preuve de volontarisme, elle aime montrer sa capacité à innover. En l'espèce, j'ai le sentiment d'entendre des propos d'arrière-garde...
M. Alain Cadec, rapporteur. - On fait un constat !
M. Daniel Salmon. - Nos constructeurs automobiles, depuis longtemps, commettent des erreurs stratégiques et ils ont beaucoup procrastiné. L'avenir n'appartient pas au véhicule thermique. Les bilans écologiques sont largement en faveur du véhicule électrique. On oublie souvent que le véhicule thermique implique l'importation d'énergies fossiles pour 70 milliards d'euros chaque année. On sait également que pour respecter notre trajectoire de réduction des émissions de gaz à effet de serre, il faut agir sur les transports : or c'est là que nous sommes en retard.
Nous avons besoin d'une politique très volontariste si nous voulons avoir une chance de nous en sortir. Nos constructeurs ont fait une erreur en ne travaillant pas assez tôt sur le véhicule électrique, ils ont fait également une erreur en se concentrant sur des véhicules trop lourds et en abandonnant les véhicules plus légers, sans parler des innombrables gadgets inutiles qui pèsent sur le prix à la vente.
Rappelons enfin que l'objectif 2035, c'est uniquement la fin de la vente de véhicules thermiques neufs. Ce n'est pas en tergiversant que nous aiderons notre industrie à se développer.
Mme Anne-Catherine Loisier. - Je retiens deux axes qui nous interpellent : la compétitivité de nos industriels, pour relever le défi de l'électrique, et la capacité des Français à financer l'achat de véhicules électriques.
S'agissant des conditions de marché évoquées dans la recommandation n° 8, à l'approche du débat budgétaire, nous entendons parler d'une extension du malus écologique aux véhicules d'occasion. Comment les Français pourront-ils y faire face ? En ce qui concerne les conditions de production, on constate les effets de la politique tarifaire du président Trump : Stellantis prévoit d'investir 13 milliards d'euros aux États-Unis plutôt qu'en Europe. Dans ce contexte, comment avancer dans le sens que vous préconisez ?
M. Christian Redon-Sarrazy. - De quelque façon qu'évolue le marché, nous aurons besoin d'installer des bornes de recharge, notamment en zone rurale, par exemple avec les aires de covoiturage. Or les collectivités sont souvent à l'initiative de ces projets et les financent (directement ou indirectement), contrairement à ce qui se faisait dans le passé avec les stations-service, où les industriels contribuaient. Le modèle économique serait peut-être à revoir.
En ce qui concerne le CIR et la relocalisation, les Chinois ne sont pas prêts à nous rendre ce qu'ils nous ont pris... Pour autant, il ne faut pas être défaitistes. La réindustrialisation passe par la maîtrise d'un certain nombre d'opérations de R&D, mais aussi de production. J'insiste sur la question des données qui représente un enjeu énorme. Dans ce domaine, la souveraineté est fondamentale et il ne faudrait pas laisser la main à d'autres acteurs.
Mme Martine Berthet. - J'approuve entièrement les recommandations de nos rapporteurs.
S'agissant de la recommandation n° 12 sur les matériaux critiques, je me permets d'insister sur les difficultés actuelles de la filière de la fibre de verre, qui produit notamment pour la filière automobile, dont les usines ferment en Europe, à cause de la concurrence chinoise qui contourne les mesures européennes de protection.
En ce qui concerne les batteries, des appels à projets avaient été lancés par l'Union européenne, auxquels avait répondu Tokai Cobex, pour la production de carbone spécifique à ces batteries. Cette entreprise japonaise renonce finalement à ce projet, à cause de notre instabilité politique et du coût de l'énergie. Sur ce dernier sujet, EDF commence à avancer des propositions plus favorables aux industriels et plus conformes à leurs besoins, mais il faudrait trouver une solution pour redonner de la confiance aux investisseurs étrangers.
Pour ce qui est du recyclage des batteries, on observe également des difficultés : Ugitech essaie de mettre en place la filière Ugi'Ring sur un ancien site industriel, mais se heurte à la complexité des études environnementales, ce qui ralentit la mise en oeuvre de ce projet d'économie circulaire vertueux, ce qui est regrettable.
Enfin, s'agissant du maintien du CIR et des dispositifs relatifs à l'emploi des doctorants, le sujet avait également été mis en avant lors des travaux de la commission d'enquête sur les aides publiques aux entreprises.
M. Alain Cadec, rapporteur. - Nous faisons le constat d'un naufrage, mais notre rapport n'a pas pour objet d'opposer l'électrique au thermique.
Plusieurs d'entre vous ont évoqué Mobilians, que nous avons auditionné et qui sera destinataire de notre rapport, comme tous les organismes auditionnés.
D'autres collègues ont évoqué les carburants alternatifs, comme l'hydrogène : ces technologies ne peuvent pas être rapidement mises en oeuvre et les industriels sont assez frileux, même si la recherche continue. En revanche, le biogaz peut être intéressant pour les gros véhicules, d'autant qu'il est désormais possible de le liquéfier.
Mme Gacquerre a évoqué le problème des batteries. Nous sommes très loin derrière la Chine en termes de production et tous les composants de nos batteries sont chinois ! Nous sommes dépendants des matières premières, qui proviennent de Chine ou de la République démocratique du Congo. Pour l'instant, on ne sait pas non plus recycler les batteries...
Monsieur Jadot, votre position est trop caricaturale. Vous évoquez la nouvelle Renault 5 : son prix de vente est de 30 000 euros, c'est trop élevé pour des ménages modestes. Leapmotor est le seul constructeur qui vende des véhicules électriques à moins de 20 000 euros, mais ils sont fabriqués en Chine.
Quand nous sommes allés à Montbéliard, le responsable du site nous a dit qu'il était incapable de fabriquer des véhicules électriques...
M. Rémi Cardon, rapporteur. - ... de manière rentable, pour être précis !
M. Alain Cadec, rapporteur. - Et ce ne sont pas seulement les patrons qui nous le disent, les syndicats aussi !
Quand M. Jadot dit que, dans cinq ans, 50 % du parc automobile mondial sera électrique...
M. Yannick Jadot. - 50 % des ventes de véhicules neufs !
M. Alain Cadec, rapporteur. - ... j'ai du mal à y croire.
Nous partageons la nécessité de produire des véhicules plus petits et plus abordables.
Par ailleurs, le coût d'utilisation des véhicules électriques est peut-être moins élevé que celui des véhicules thermiques, mais il faut aussi traiter la problématique de l'installation des bornes de recharge, notamment dans les copropriétés, et dans le logement social.
M. Jadot a cité Carlos Tavares, mais son successeur, Antonio Filosa, demande de la flexibilité dans la réglementation, pour aller vers la décarbonation en maintenant l'activité industrielle.
M. Yannick Jadot. - Les constructeurs veulent avant tout éviter les pénalités sur les émissions de CO2 !
M. Alain Cadec, rapporteur. - Nous sommes tous d'accord pour dire qu'il faut aller vers l'électrique, mais pas n'importe comment ! L'Europe et la Californie sont prêtes à s'équiper en voitures électriques, mais le reste du monde ?
M. Yannick Jadot. - Même l'Indonésie est en train de rattraper l'Europe sur le taux de pénétration !
M. Alain Cadec, rapporteur. - En Chine, les véhicules électriques circulent uniquement dans les zones urbaines. Dans la campagne chinoise, on circule avec des véhicules thermiques. Et l'électricité y est produite par des centrales à charbon...
Pour terminer, je rappelle que la filière automobile représente 850 000 emplois : 350 000 en amont, 450 000 en aval. On risque d'en perdre une grande partie, c'est insupportable ! S'il suffit de faire un petit effort en décalant l'échéance, on doit pouvoir le faire. Le chancelier Merz lui-même a d'ailleurs demandé hier au Conseil un tel assouplissement.
Mme Annick Jacquemet, rapporteure. - Lors des auditions, nous avons entendu un cri d'alarme de tous les acteurs, auquel nous ne pouvons pas rester insensibles. En ce qui concerne le report de l'échéance de 2035, nous demandons à la Commission d'agir « en accord avec les industriels », il faut examiner la capacité de l'ensemble des acteurs à répondre aux besoins du marché
Monsieur Jadot, quand la R5 est sortie dans les années 1970, son prix équivalait à six mois de salaire moyen ; le prix de la nouvelle R5 représente entre douze et dix-huit mois de salaire. Cette petite voiture n'est pas à la portée de toutes les bourses. En moyenne, les Français peuvent consacrer 15 000 euros à l'achat d'un véhicule d'occasion, et 25 000 euros pour un véhicule neuf. Or le prix des voitures a augmenté de 25 % entre 2020 et 2024 : on comprend que le marché soit atone.
Nous avons auditionné tous les constructeurs de batteries. Ils se trouvent dans la « vallée de la mort » : ils ont mis au point les techniques, mais il leur faut trouver les financements pour passer à l'industrialisation. Ils souhaiteraient pouvoir compter sur des financements européens, mais sauf exception, ceux-ci ne bénéficient qu'à l'innovation et aux nouveaux projets, pas ceux en phase d'industrialisation.
Notre recommandation n° 8 insiste sur la stabilité du cadre fiscal et des aides à l'achat, car effectivement, les entreprises ont besoin de stabilité. En cinq ans, les réglementations ont connu dix-sept changements.
Enfin, les batteries NMC sont recyclables à 90 %, voire 100 %. C'est pourquoi nous insistons sur le développement du recyclage, car la grande majorité de l'extraction et surtout du raffinage des métaux rares se fait pour le moment en Chine.
M. Rémi Cardon, rapporteur. - Comme l'a dit Yannick Jadot, c'est surtout la taxe « Cafe », sur les émissions de CO2, qui fait peur pour l'instant aux constructeurs. La date butoir de 2035 les préoccupe moins, parce qu'ils ont déjà investi massivement.
L'accessibilité des véhicules électriques en termes de coût est un enjeu majeur. Il faut une politique de demande bien plus offensive. Par exemple, le leasing social est réservé à des catégories très modestes, il relève davantage de la politique de communication que d'une vraie politique sociale. C'est un sujet qui devra être abordé lors de l'examen du projet de loi de finances.
Nous sommes à dix ans de l'échéance : il faut faire preuve de volontarisme plutôt que de céder à la fatalité, sinon notre retard de quinze ans va se creuser.
Je vous invite à lire notre rapport, car nos préconisations sont plus modérées que ce qui est parfois ressorti de nos échanges.
M. Yannick Jadot. - Avez-vous abordé la question des flottes d'entreprise ?
M. Alain Cadec, rapporteur. - Nous avons reçu les observations des gestionnaires de flotte et nous en avons tenu compte dans nos recommandations.
Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente. - Je vous propose d'adopter, par un vote global, le rapport d'information et ses dix-huit recommandations.
La commission adopte le rapport d'information et en autorise la publication.
La réunion est close à 12 h 10.