Mercredi 5 novembre 2025

- Présidence de Mme Muriel Jourda, présidente -

La réunion est ouverte à 9 h 30.

Projet de loi de finances pour 2026 - Désignation des rapporteurs pour avis

Mme Muriel Jourda, présidente. - Il nous revient de désigner les rapporteurs pour avis des crédits budgétaires sur le projet de loi de finances pour 2026. Je vous propose de reconduire les mêmes rapporteurs que l'année dernière. Pour les crédits de la mission « Immigration, asile et intégration », pour laquelle j'étais l'année dernière le co-rapporteur de M. Olivier Bitz, je vous propose de nommer notre collègue M. David Margueritte.

Sont ainsi désignés rapporteurs pour avis sur le projet de loi de finances pour 2026 :

- Mme Cécile Cukierman sur les crédits de la mission « Administration générale et territoriale de l'État » ;

- M. David Margueritte et M. Olivier Bitz sur les crédits de la mission « Immigration, asile et intégration » ;

- M. Teva Rohfritsch sur les crédits de la mission « Outre-mer » ;

- M. Guy Benarroche sur les crédits de la mission « Conseil et contrôle de l'État » consacrés aux juridictions administratives et aux juridictions financières ;

- Mme Catherine Di Folco sur les crédits de la mission « Transformation et fonction publiques » ;

- M. Louis Vogel sur les crédits de la mission « Justice » consacrés à l'administration pénitentiaire ;

- Mme Lauriane Josende et Mme Dominique Vérien sur les crédits de la mission « Justice » consacrés à la justice judiciaire et à l'accès au droit et à la justice ;

- Mme Laurence Harribey sur les crédits de la mission « Justice » consacrés à la protection judiciaire de la jeunesse ;

- M. Michel Masset sur les crédits de la mission « Direction de l'action du Gouvernement » et le budget annexe « Publications officielles et information administrative » ;

- M. Éric Kerrouche sur les crédits de la mission « Pouvoirs publics » ;

- M. Jean-Michel Arnaud sur les crédits de la mission « Relations avec les collectivités territoriales » ;

- M. Henri Leroy sur les crédits de la mission « Sécurités », consacrés à la police nationale, à la gendarmerie nationale, à la sécurité et à l'éducation routières ;

- Mme Françoise Dumont sur les crédits de la mission « Sécurités » consacrés à la sécurité civile.

Proposition de résolution tendant à la création d'une commission d'enquête sur les marges de la grande distribution - Examen du rapport sur la recevabilité

Mme Muriel Jourda, présidente, rapporteur. - Le groupe Écologiste - Solidarité et Territoires a demandé la création d'une commission d'enquête au titre de son « droit de tirage » sur les marges des industriels et de la grande distribution.

Notre commission doit se prononcer sur la recevabilité de cette proposition de résolution, qui sera présentée à la Conférence des présidents cet après-midi.

Je précise, comme il est d'usage, que nous ne devons aucunement en examiner l'opportunité, bien que, compte tenu de son objet, nous puissions nous interroger sur le choix de créer une commission d'enquête plutôt qu'une mission d'information.

Ce texte respecte les conditions fixées à l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires et par le Règlement du Sénat.

En premier lieu, la proposition de résolution n'a pas pour effet de reconstituer une commission d'enquête sénatoriale ayant achevé ses travaux depuis moins de douze mois, notamment puisque, bien que la commission des affaires économiques ait souvent travaillé sur le sujet, aucune commission d'enquête n'a été créée au Sénat pour étudier spécifiquement les marges des industriels et de la grande distribution. À titre informatif, l'Assemblée nationale a formé deux commissions d'enquête sur des thèmes proches, l'une en 2019 sur « la situation et les pratiques de la grande distribution et de ses groupements dans leurs relations commerciales avec les fournisseurs » et l'autre en 2023 sur « le coût de la vie dans les collectivités territoriales régies par les articles 73 et 74 de la Constitution ».

Toutefois, outre que ces commissions d'enquête ont rendu leurs travaux depuis plus de douze mois, cette condition de recevabilité s'apprécie au sein de la seule chambre concernée, comme l'illustre l'emploi du terme « reconstituer » dans l'ordonnance du 17 novembre 1958.

En deuxième lieu, la proposition de résolution respecte la condition d'effectif, en ne dépassant pas la limite de vingt-trois membres fixée à l'article 8 ter de notre Règlement.

En troisième lieu, enfin, vous le savez, une commission d'enquête doit porter soit sur des faits déterminés, soit sur la gestion d'un service public ou d'une entreprise nationale. En l'espèce, et bien que cela soit plutôt rare en comparaison de l'écrasante proportion de commissions d'enquête portant sur la gestion d'un service public, la commission d'enquête demandée par nos collègues écologistes concerne bien des faits déterminés, à savoir les marges des industriels et de la grande distribution ainsi que les pratiques qui entourent la constitution de ces marges, lesquelles s'apprécient notamment au regard de la forte hausse de l'inflation alimentaire qu'a connue la France au cours des dernières années.

Par ailleurs, je note que la proposition de résolution confie, dans son dispositif, six « missions » détaillées que devra effectuer cette commission d'enquête. À ce titre, elle respecte l'exigence de « précision » qui résulte de l'article 6 ter du Règlement du Sénat, puisque le champ des investigations sur lesquelles reposeront les travaux de la commission d'enquête est clairement établi.

Lorsqu'une commission d'enquête porte sur des faits déterminés, la procédure prévoit qu'il y a lieu de solliciter le président du Sénat afin qu'il interroge le garde des sceaux sur l'existence éventuelle de poursuites judiciaires en cours, ce qui a été fait. Le garde des sceaux a estimé qu'il n'existait, à sa connaissance, aucune poursuite judiciaire sur les faits ayant motivé le dépôt de la proposition de résolution.

Je vous invite donc à constater la recevabilité de cette proposition de résolution.

La commission constate la recevabilité de la proposition de résolution tendant à la création d'une commission d'enquête sur les marges de la grande distribution.

Proposition de loi pour la sécurisation juridique des structures économiques face aux risques de blanchiment - Examen des amendements au texte de la commission des finances

Mme Muriel Jourda, présidente. - Nous passons à l'examen des amendements au texte de la commission des finances sur les articles qui nous ont été délégués au fond sur la proposition de loi pour la sécurisation juridique des structures économiques face aux risques de blanchiment.

EXAMEN DES AMENDEMENTS AU TEXTE DE LA COMMISSION

Article 3

M. Hervé Reynaud, rapporteur pour avis. - Avis favorable à l'amendement de clarification n°  6.

La commission émet un avis favorable à l'amendement n° 6.

Article 8

M. Hervé Reynaud, rapporteur pour avis. - Par l'amendement n°  7, notre collègue Raphaël Daubet propose de préciser explicitement que, lorsqu'ils envisagent d'émettre une déclaration de soupçon à Tracfin, les greffiers des tribunaux de commerce peuvent convoquer un demandeur d'immatriculation au registre du commerce et des sociétés (RCS) afin de vérifier la validité des pièces d'identité qu'il a transmises. Cet amendement est redondant avec l'alinéa précédent de l'article L. 123-2 du code de commerce qui autorise les greffiers des tribunaux de commerce à vérifier « par tout moyen la cohérence et la validité des pièces d'identité étrangères fournies ».

Je demande donc le retrait de cet amendement ou à défaut, j'émettrai un avis défavorable.

La commission demande le retrait de l'amendement n° 7 et, à défaut, y sera défavorable.

Après l'article 9

M. Hervé Reynaud, rapporteur pour avis. - Avis défavorable à l'amendement n°  1 rectifié, qui est contraire à la position de la commission.

La commission émet un avis défavorable à l'amendement n° 1 rectifié.

La commission a donné l'avis suivant sur l'amendement du rapporteur, retracé dans le tableau suivant :

Auteur

Objet

Avis de la commission

Article 3

M. REYNAUD

6

Amendement de clarification

Favorable

La commission a également donné les avis suivants sur les autres amendements qui sont retracés dans le tableau ci-après :

Auteur

Objet

Avis de la commission

Article 8

M. DAUBET

7

Convocation par les greffiers des tribunaux de commerce aux fins de vérification d'identité

Demande de retrait

Article additionnel après l'article 9

Mme Nathalie GOULET

1 rect. bis

Immatriculation des associations ayant une activité économique au RCS

Demande de retrait

Proposition de loi visant à créer un fichier national des personnes inéligibles - Examen des amendements au texte de la commission

Mme Muriel Jourda, présidente. - Nous en venons à l'examen des amendements au texte de la commission sur la proposition de loi visant à créer un répertoire national des personnes inéligibles. Nous commençons par l'examen de trois amendements du rapporteur.

EXAMEN DES AMENDEMENTS DU RAPPORTEUR

Article unique

M. Olivier Bitz, rapporteur. - L'amendement n°  4 vise à supprimer la disposition relative aux modalités de transmission des informations contenues dans le répertoire, qui relève du pouvoir réglementaire, et effectue une coordination en conséquence.

L'amendement n° 4 est adopté.

M. Olivier Bitz, rapporteur. - L'amendement n°  5 tend à garantir la pleine effectivité des dispositions de la proposition de loi, en prévoyant de façon expresse l'application de l'obligation de consultation du répertoire par les autorités compétentes pour recevoir les déclarations de candidature s'agissant de l'élection des sénateurs des départements.

L'amendement n° 5 est adopté.

M. Olivier Bitz, rapporteur. - L'amendement n°  6 poursuit le même objectif pour l'élection des représentants au Parlement européen.

L'amendement n° 6 est adopté.

EXAMEN DES AMENDEMENTS AU TEXTE DE LA COMMISSION

Article unique

M. Olivier Bitz, rapporteur. - L'amendement n°  1 est satisfait par le droit actuel. En effet, le règlement général sur la protection des données (RGPD) pose les principes du droit à l'effacement, dit « droit à l'oubli ». Il reviendra au décret en Conseil d'État, pris après avis de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil), de préciser les modalités d'effacement des données figurant dans le nouveau répertoire. Demande de retrait ou, à défaut, avis défavorable.

La commission demande le retrait de l'amendement n° 1 et, à défaut, y sera défavorable.

M. Olivier Bitz, rapporteur. - Avis favorable à l'amendement n°  2 qui vise à lever l'interdiction d'interconnexion entre le casier judiciaire national (CNJ) et les fichiers non gérés par les services du ministère de la justice.

La commission émet un avis favorable à l'amendement n° 2.

M. Olivier Bitz, rapporteur. - L'amendement n°  3 rectifié vise à rendre applicable aux élections des sénateurs représentant les Français établis hors de France, ainsi qu'aux élections des conseillers des Français de l'étranger et des conseillers à l'Assemblée des Français de l'étranger, l'obligation faite aux autorités chargées de recevoir les candidatures de consulter le nouveau répertoire national des personnes inéligibles. Avis favorable.

La commission émet un avis favorable à l'amendement n° 3 rectifié.

Les sorts des amendements du rapporteur examinés par la commission sont retracés dans le tableau suivant :

Auteur

Objet

Sort de l'amendement

Article unique

M. BITZ

4

Suppression d'une disposition de nature réglementaire 

Adopté

M. BITZ

5

Application de l'obligation de consultation du répertoire à l'élection des sénateurs des départements

Adopté

M. BITZ

6

Application de l'obligation de consultation du répertoire à l'élection des représentants au Parlement européen

Adopté

La commission a également donné les avis suivants aux autres amendements qui sont retracés dans le tableau ci-après :

Auteur

Objet

Avis de la commission

Article 3

M. BENARROCHE

1

Effacement des données personnelles à la date de fin de l'inéligibilité

Défavorable

Mme BRIANTE GUILLEMONT

2 rect.

Levée de l'interdiction de l'interconnexion prévue à l'article 777-3 du code de procédure pénale

Favorable

Mme BRIANTE GUILLEMONT

3 rect. bis

Application de l'obligation de consultation du répertoire aux élections des Français établis hors de France régies par la loi du 22 juillet 2013

Favorable

Proposition de loi constitutionnelle visant à protéger la Constitution, en limitant sa révision à la voie de l'article 89 - Examen des amendements de séance

Mme Muriel Jourda, présidente. - Je constate qu'aucun amendement de séance n'a été déposé sur la proposition de loi constitutionnelle visant à protéger la Constitution, en limitant sa révision à la voie de l'article 89.

La réunion, suspendue à 9 h 45, est reprise à 10 heures.

- Présidence de Mme Muriel Jourda, présidente de la commission des lois et de M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture -

La réunion est ouverte à 10 h 00.

Risques de manipulations numériques en période électorale - Audition de M. Laurent Cordonier, directeur de la recherche de la Fondation Descartes, Mme Anne-Sophie Dhiver, cheffe adjointe du service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum), M. Benoît Loutrel, membre du collège de l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom), M. Hugues Moutouh, secrétaire général du ministère de l'intérieur, et M. Paul Hébert, directeur adjoint de l'accompagnement juridique de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil)

M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture. - Nous sommes réunis ce matin, dans le cadre d'une table ronde conjointe de la commission des lois et de la commission de la culture, pour évoquer les risques qui pèsent sur les futures échéances électorales en raison des manipulations rendues possibles par les plateformes numériques et les réseaux sociaux.

Pour évoquer ce sujet, nous avons le plaisir d'accueillir M. Hugues Moutouh, secrétaire général du ministère de l'intérieur, Mme Anne-Sophie Dhiver, cheffe de service adjointe du service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum), M. Benoît Loutrel, membre du collège de l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom), M. Paul Hébert, directeur adjoint de l'accompagnement juridique de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil) et M. Laurent Cordonier, directeur de la recherche de la Fondation Descartes.

L'utilisation massive des nouveaux moyens de communication numérique permet aux acteurs politiques, partis ou candidats isolés, de renouveler profondément leurs méthodes de campagne et de mieux cibler leurs électeurs potentiels. Cela peut être fait en toute légalité, mais un certain nombre de dérives sont également à craindre, l'exemple le plus célèbre dans ce domaine étant l'affaire « Cambridge Analytica ».

Ces mêmes outils numériques rendent également possibles des agissements plus occultes, via des intermédiaires non toujours identifiables ni rattachables à des acteurs politiques connus, mettant en oeuvre des manipulations algorithmiques ou instrumentalisant des influenceurs. On pense à l'affaire de l'élection présidentielle roumaine de 2024, lors de laquelle une campagne d'influenceurs rémunérés sur TikTok a fortement contribué à l'élection d'un « candidat surprise ».

Si des opérations d'influence ayant une origine étrangère sont particulièrement redoutées dans le contexte géopolitique actuel, des acteurs nationaux dotés d'un agenda politique ou social quelconque et disposant éventuellement d'importants moyens financiers sont également susceptibles de tels agissements. Vous pourrez nous dire à quel degré notre pays est d'ores et déjà menacé par ces phénomènes, qui peuvent porter atteinte à des valeurs démocratiques essentielles comme le pluralisme ou la sincérité des élections.

Plusieurs textes permettent sans doute de lutter contre certains aspects de cette menace : c'est en particulier le cas de la loi du 11 mars 1988 relative à la transparence financière de la vie politique, de la loi du 22 décembre 2018 relative à la lutte contre la manipulation de l'information, de la loi du 9 juin 2023 visant à encadrer l'influence commerciale et à lutter contre les dérives des influenceurs sur les réseaux sociaux, de l'article L. 52-1 du code électoral, ou encore du règlement européen sur les services numériques (RSN), ou Digital Services Act (DSA). Il faut également citer le nouveau règlement européen relatif à la transparence et au ciblage de la publicité à caractère politique, entré en vigueur il y a seulement quelques jours.

Le cadre juridique semble donc à première vue pléthorique, mais nous nous interrogeons sur sa cohérence et sa pertinence, sur l'organisation mise en place par les pouvoirs publics pour l'appliquer, sur la coordination des acteurs, sur les moyens dont ceux-ci disposent, sur leur degré de préparation en vue des prochaines échéances électorales, locales ou nationales.

En particulier, le nouveau règlement sur la publicité politique est-il susceptible de colmater les éventuelles brèches qui auraient subsisté jusqu'à présent ? J'observe que son entrée en vigueur a conduit les principales plateformes, qui jugeaient sa mise en oeuvre trop délicate, à interdire purement et simplement des publicités politiques. Cette interdiction ne concerne toutefois que celles qui auront été identifiées comme telles par les plateformes, ce qui ne représente sans doute qu'une petite partie des contenus qui nous préoccupent.

Mme Muriel Jourda, présidente de la commission des lois. - Le président Lafon a bien exposé les enjeux liés à la numérisation du débat public et de la communication politique, ainsi que leur incidence sur la qualité et la neutralité de l'information électorale. La manipulation d'algorithmes et le recours à l'intelligence artificielle permettent en effet de promouvoir certains contenus en particulier, dans des volumes bien supérieurs à ce qu'autorisaient les techniques plus « classiques » de déstabilisation du processus électoral.

Citons ainsi, parmi les modalités d'ingérence numérique les plus récentes, l'utilisation de comptes inauthentiques, le recours à des influenceurs numériques, l'usurpation de l'identité de médias, ou encore la falsification de l'identité de partis ou de candidats. Nos intervenants pourront vraisemblablement préciser et compléter cette esquisse de typologie.

Comme l'a également souligné le président Lafon, les exemples d'opérations d'ingérence étrangère visant à influencer le résultat d'élections nationales ne manquent pas au cours de la période récente.

L'exemple roumain est sans conteste le plus marquant, dans la mesure où il s'agit du premier scrutin démocratique majeur en Europe à avoir fait l'objet d'une décision d'annulation pour des soupçons d'ingérence étrangère, la Cour constitutionnelle roumaine ayant invalidé le 6 décembre 2024 les résultats du premier tour de l'élection présidentielle. Peut-être pourrez-vous nous indiquer quelles répercussions cet événement a eues en France en matière de compréhension de l'impact des réseaux sociaux sur la manipulation de l'information ? Vous nous direz un mot également des modalités d'adaptation à cette nouvelle donne et des réponses qui sont en cours d'élaboration.

Il est vrai que, face à cette menace, nous disposons d'ores et déjà d'un cadre juridico-institutionnel important, qui a été renforcé ces dernières années. Le président Lafon a cité les principales dispositions en vigueur, qu'elles soient nationales ou européennes.

La logique générale de ce cadre est celle de la responsabilisation des plateformes numériques, auxquelles il revient de prendre des mesures afin de détecter et d'atténuer les phénomènes « inauthentiques ». La surveillance par les différentes autorités de contrôle s'exerce, elle, principalement a posteriori ; en dernier ressort, il appartient au juge électoral, saisi d'une contestation des résultats d'un scrutin, d'annuler celui-ci, s'il estime que sa sincérité a été altérée. D'après vous, est-il possible de renforcer les actions de contrôle menées en amont de l'élection ?

Par ailleurs - et votre simple présence l'atteste -, de nombreux acteurs institutionnels sont aujourd'hui concernés par la lutte contre les ingérences numériques. Pourriez-vous nous préciser la façon dont les missions et responsabilités de vos services respectifs s'articulent avec celles des autres ? Identifiez-vous un « maillon manquant » dans la chaîne qui va de la prévention à la sanction en passant par la détection ?

La lutte contre les manipulations numériques en période électorale est essentielle : il y va de la confiance des électeurs dans la fiabilité des processus électoraux et, au-delà, dans les institutions. Néanmoins, aucun arsenal juridique ne remplacera la chose qui devrait être la mieux partagée du monde : le sens critique. La surreprésentation d'un candidat dans les médias ne doit pas suffire à expliquer un vote en sa faveur, nous en conviendrons tous. Il s'agit donc non de nier la capacité de chacun de faire preuve de recul par rapport à une information donnée, mais de réunir les conditions permettant aux électeurs de voter de manière éclairée.

Je laisse à présent la parole aux intervenants.

M. Hugues Moutouh, secrétaire général du ministère de l'intérieur. - Le ministère de l'intérieur est naturellement très attentif à la question des ingérences étrangères numériques dans le processus électoral national. Je m'exprimerai ici dans les limites de ce que me permet la loi sur la protection des informations couvertes par le secret défense.

Le contexte actuel - guerre en Ukraine, très fortes tensions géopolitiques, agressivité numérique de puissances hostiles, qui n'est plus à démontrer - nous invite à la vigilance. La France est une cible prioritaire du fait de son histoire et de son activisme sur la scène internationale, et parce qu'elle est une puissance militaire majeure. Nous sommes en première ligne face à ces menaces que nous qualifierons d'hybrides. Ce contexte général a été récemment rappelé à l'occasion des travaux de la revue nationale stratégique (RNS). Le scénario prioritaire, notamment esquissé par le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), est celui d'un conflit de haute intensité aux frontières de l'Europe de l'Est associé à des attaques hybrides sur le territoire national.

En substance, on peut distinguer deux types de menaces.

Les premières sont des menaces numériques. Le ministère de l'intérieur est plus largement chargé de la sécurité et de la sincérité des votes. Dans le processus électoral, nous assurons la protection physique des bureaux de vote et, désormais, celle des candidats. Sous le seul aspect du numérique, la menace touche la sécurité des systèmes d'information. Lors de chaque élection nous remontent le taux de participation, les prévisions ainsi que les résultats électoraux. On peut imaginer que des attaques informatiques mettent en péril la remontée de ces informations et, partant, le bon déroulement du scrutin.

Le second risque lié au numérique concerne l'altération de la sincérité et de l'intégrité du vote. Cette dernière notion me paraît des plus importantes. On peut ici, puisqu'il s'agit du processus démocratique, se référer à la théorie des apparences, comme on le ferait au sujet de la justice : il ne suffit pas d'organiser des élections selon les formes démocratiques habituelles ; encore faut-il que le processus se déroule dans de bonnes conditions. Les attaques dont nous parlons, et spécialement la circulation sur les réseaux sociaux d'informations inauthentiques d'origine étrangère, n'ont pas tant pour objet de convaincre la majorité de l'électorat français que d'instiller le doute dans les esprits sur le bon fonctionnement de nos institutions démocratiques. Des attaques hybrides massives ne sont pas nécessaires pour déstabiliser notre système démocratique : seule y suffit une pointe de doute, nourrissant le complotisme.

À titre d'exemples étrangers récents, citons encore les dernières élections parlementaires en Moldavie : l'ingérence étrangère, en l'occurrence celle de la Russie, y a été massive ; le fait est public et avéré.

Pour l'heure, en France, nous n'identifions pas de menace particulière pesant sur les prochaines élections municipales. Cela signifie, non que des ingérences étrangères ne se produiront pas, mais que les puissances hostiles n'ont actuellement pas pour objectif de déstabiliser le déroulement de ces élections. Il en va tout autrement des futures élections présidentielles et législatives dans notre pays, que ces dernières, d'ailleurs, se tiennent à la date prévue ou de façon anticipée. Nous restons extrêmement vigilants à cet égard quant aux risques d'ingérences étrangères.

Comment nous organisons-nous et que prévoit le droit ?

Avant toute chose, le droit nous donne la possibilité d'agir. Issu de la loi de 2018 sur la manipulation de l'information, l'article L. 163-2 du code électoral prévoit une procédure encore peu utilisée à ce jour : le référé contre les fausses informations, ou fake news, qui permet au juge de délivrer, à la demande du ministère public, des injonctions à l'encontre des plateformes numériques.

En outre, un certain nombre d'acteurs interviennent ; peut-être sont-ils en effet trop nombreux - la réflexion est permise - et insuffisamment coordonnés. Nous travaillons actuellement de manière interministérielle sur ce dernier aspect. Nos travaux demeurent cependant en cours et je ne saurais m'exprimer plus avant à ce propos.

Parmi les principaux acteurs en présence, voués à se prononcer, à un moment ou à un autre, sur l'intégrité d'un scrutin et sur les moyens de protection numérique qui entourent le processus démocratique français, le ministère de l'intérieur compte en son sein une direction de la transformation numérique chargée de la protection des systèmes d'information, et aidée dans cette mission par l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (Anssi). Les services de renseignement, eux, travaillent à la détection et à la qualification des ingérences étrangères. Citons en outre l'Arcom, régulateur du numérique, ainsi que le SGDSN. Aux côtés de ces acteurs se tiennent des tiers de confiance, la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques (CNCCFP) et la Commission nationale de contrôle de la campagne électorale en vue de l'élection présidentielle (CNCCEP). À l'avenir, dans le cadre d'une nouvelle organisation de la lutte française contre les ingérences étrangères, ces tiers de confiance pourraient être appelés à intervenir plus directement.

Par ailleurs, nos voisins européens et l'Union européenne elle-même nous épaulent. L'Union s'attache depuis quelque temps à élaborer un système de protection : un bouclier démocratique européen a ainsi été mis en place, de même qu'un système européen d'alerte fondé sur la transmission d'informations en temps réel entre les différents États membres.

La menace est donc identifiée. Elle fait aujourd'hui l'objet de réunions au plus haut niveau et nous sommes en train de peaufiner notre réponse institutionnelle en vue de protéger la sincérité et l'intégrité du vote dans notre démocratie.

Mme Anne-Sophie Dhiver, cheffe adjointe du service de vigilance et protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum). - Sur la protection du débat public numérique en contexte électoral, et notamment sur la menace spécifique que sont les ingérences numériques étrangères, champ de compétence de Viginum, je souhaite partager avec vous trois messages principaux.

Premier message : nous faisons face à une menace réelle et préoccupante. Depuis le milieu des années 2010, aucun rendez-vous électoral ou référendaire majeur n'a été épargné par une tentative de manipulation de l'information impliquant des acteurs étrangers. Plus largement, nous observons que la menace informationnelle est désormais permanente, omniprésente et croissante. Nous assistons depuis 2022 à l'émergence d'une conflictualité numérique globale, laquelle s'intensifie. Les opérations d'ingérence étrangère y sont un instrument privilégié au service de stratégies de puissance, mobilisé par des acteurs étatiques ou non étatiques qui cherchent à peser sur tous nos débats publics démocratiques en exploitant nos principes d'ouverture et de transparence. Cette menace, quoiqu'elle ne s'y circonscrive pas, s'incarne de manière emblématique lors de nos grands rendez-vous démocratiques que sont les élections.

Pour donner du corps à mon propos, je dresserai un panorama de l'état de la menace informationnelle en contexte électoral, tel que Viginum peut l'observer depuis 2021. Quatre stratégies hostiles principales sont mises en oeuvre par des acteurs étrangers malveillants.

La première vise à polariser l'opinion publique autour de thématiques clivantes, susceptibles d'influencer le comportement des électeurs.

La deuxième tend à décrédibiliser la procédure électorale en elle-même, en insinuant qu'elle est illégitime, défaillante ou frauduleuse.

La troisième consiste à alimenter la défiance à l'égard des médias d'information traditionnels. L'idée est ici de cibler l'un des symboles majeurs de la démocratie, afin d'attirer une partie des audiences de ces médias libres vers des médias « alternatifs » susceptibles d'être manipulés par des acteurs étrangers.

La quatrième stratégie réside dans l'exposition réputationnelle de candidats ou de partis politiques impliqués dans la campagne électorale.

La question cruciale n'est pas de savoir si ou quand nos prochains rendez-vous électoraux seront visés par de telles menaces : elle est de mesurer l'impact de telles opérations sur la sincérité du scrutin.

Mon deuxième message est le suivant : face à ces opérations d'ingérences numériques étrangères, la France s'est dotée, depuis 2021, de moyens d'agir et d'un dispositif national de protection efficace. Viginum est ainsi compétent pour exercer, en réponse à cette menace, trois missions principales, et pour protéger les processus électoraux.

D'une part, le service détecte et caractérise les opérations qui sont à même d'altérer l'information des citoyens pendant la période électorale. D'autre part, il fournit à l'Arcom et à la CNCCEP toute information utile à l'exercice des missions qui leur sont confiées en contexte électoral. Enfin, Viginum assiste le SGDSN dans sa propre mission de coordination et d'animation des travaux interministériels en matière de protection contre ces opérations.

Par ailleurs, avec la prise de conscience, notamment à la suite des « Macron Leaks » de 2017, du risque d'ingérence qui pèse sur nos grands rendez-vous démocratiques, une coordination interministérielle animée par le SGDSN a été mise en place. Elle a été renforcée en 2021 par la création de Viginum et par l'installation d'une gouvernance intégrant plusieurs partenaires, dont le ministère de l'intérieur.

Cette coordination interministérielle se traduit par exemple par l'organisation de sessions de sensibilisation collective, notamment sur les sujets cyber, la manipulation de l'information et les risques d'ingérences plus classiques, à l'attention des équipes de campagne. Elle tend à se renforcer en période électorale.

Viginum édite un guide de sensibilisation à destination de ces mêmes équipes de campagne sur les menaces qui peuvent les cibler. En lien avec l'Arcom, nous sollicitons également les plateformes en amont des élections, afin qu'elles rendent compte du dispositif de protection qu'elles appliquent.

Viginum coopère en outre avec les médias de la presse nationale et régionale pour sensibiliser le grand public et la communauté des journalistes au risque d'ingérences étrangères. Je vous renvoie à une série d'articles publiés en octobre dernier et évoquant la création de faux portails d'information ciblant les élections municipales et impliquant notamment des acteurs prorusses.

À ce jour, Viginum a protégé un total de cinq scrutins, dont un scrutin référendaire. Au cours des campagnes préalables aux élections européennes et législatives de 2024, il a détecté vingt-cinq tentatives d'ingérence numérique étrangère : quatorze pour les premières, onze pour les secondes. Aucune de ces tentatives n'a eu d'effet sur l'information transmise aux citoyens, car leur visibilité est restée extrêmement limitée.

Mon dernier message a trait aux élections à venir. Il est évident que nous devons collectivement nous préparer à un durcissement de la menace informationnelle. Notre résilience démocratique devra notamment reposer sur une vigilance accrue des citoyens.

Les récents exemples internationaux de la Roumanie et de la Moldavie témoignent d'un changement d'échelle et de nature de cette menace. La situation roumaine a en particulier donné l'illustration de nouveaux risques systémiques, dont on ne saurait exclure qu'ils puissent être transposés en France. Le rapport que nous avons publié en février 2025 au sujet de la Roumanie en fait état. Des leviers de deux natures ont été actionnés dans ce pays : d'une part, la mobilisation d'algorithmes de recommandation via des manoeuvres d'astroturfing, autrement dit la publication massive de contenus par des réseaux de faux comptes, et, d'autre part, le recours dissimulé à des influenceurs.

Forts des enseignements de ces scrutins, face à l'évolution structurelle du niveau de la menace informationnelle, et s'agissant de protéger leurs grands rendez-vous électoraux, il nous semble que les démocraties sont confrontées à deux enjeux majeurs : leur action doit être plus préventive et plus transparente à l'égard des citoyens ; et il leur faut renforcer leur vigilance à l'égard des plateformes.

Certains de nos partenaires internationaux, notamment le Canada, mettent en oeuvre de bonnes pratiques dont nous pouvons nous inspirer : l'idée est de disposer d'une structure destinée à apprécier l'ampleur du risque et à communiquer auprès du grand public en amont de la campagne électorale et pendant celle-ci.

M. Benoît Loutrel, membre du collège de l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom). - Nos élections sont organisées, par définition, dans l'espace informationnel où s'organise la vie politique française, qu'elle soit nationale ou locale. Cet espace connaît trois types de potentiels accélérateurs - ou amplificateurs - de l'information susceptibles d'influencer l'opinion publique.

Le premier est bien connu, ce sont nos médias traditionnels : presse, radio, télévision. Le deuxième commence à être bien identifié, ce sont les médias algorithmiques : moteurs de recherche et réseaux sociaux, auxquels s'ajoutent depuis peu les intelligences artificielles (IA) génératives, qui font une entrée fracassante dans ce grand jeu. On tend souvent à oublier le troisième, dont l'importance, pourtant, ne cesse de croître grâce aux médias algorithmiques : ce sont les citoyens, avec l'enjeu des influenceurs.

La question se pose de savoir comment agir sur ces trois types d'acteurs pour renforcer la résilience informationnelle de nos sociétés, socle de la confiance et, par suite, de l'adhésion au processus démocratique.

Les médias traditionnels jouent un rôle stratégique. Ce sont les seuls acteurs qui font baisser l'entropie, en contribuant à créer une vision commune, partagée et pluraliste de la vie publique. Or leur modèle économique s'érode de plus en plus et toujours plus vite - cette tendance touche en particulier les médias de proximité.

Pour ce qui est des citoyens, il nous faut nous atteler sans tarder, au point où nous en sommes, à la création d'un sentiment de citoyenneté numérique, en inculquant à chacun un sens du devoir et de la responsabilité dans l'espace numérique, de la même manière que dans l'espace physique. Nous observons tous une « conflictualisation » croissante de l'espace numérique, laquelle trouve également sa source dans l'action même des citoyens. Inverser les dynamiques revient à faire disparaître le sentiment qui s'est installé d'un espace numérique équivalant à une zone de non-droit.

Travailler à l'émergence d'une citoyenneté numérique, c'est aussi développer un sens critique qui contribuera à la résilience informationnelle de nos sociétés devant les tentatives d'ingérence. Il faut construire ce sens critique, et notamment enseigner l'utilisation à bon escient des IA génératives, en gardant à l'esprit que les plus jeunes générations sont nées dans ce monde et s'informent déjà, par rapport à leurs aînés, de manière totalement nouvelle. Les IA génératives ne sont pas neutres, comme nous avons pu l'observer avec Grok de Twitter-X. La modification de son paramétrage, au mois de septembre dernier, a d'ailleurs montré qu'une telle opération pouvait induire un changement de vision du monde chez les utilisateurs de l'outil.

La responsabilité de l'Arcom est plus forte à l'endroit des plateformes. Celles-ci sont en effet soumises, en application du règlement sur les services numériques, à de nouvelles obligations de diligence et de transparence visant, en substance, à nous garantir que, face aux menaces qui pèsent sur notre espace informationnel, les plateformes feront partie non du problème, comme nous pouvions auparavant le craindre, mais de la solution.

Avec l'ensemble des régulateurs européens, l'Arcom veille à la mise en oeuvre du règlement sur les services numériques. Elle fait également office de coordinateur des services numériques pour la France, dans le nouveau cadre instauré par ce règlement, quand la Commission européenne dispose, elle, de pouvoirs marqués à l'égard des très grandes plateformes. Nous travaillons de concert avec la Commission pour préparer les échéances électorales et mettre les différentes plateformes en ordre de bataille : nous demandons par exemple à ces dernières de se rapprocher des différentes autorités publiques nationales, et notamment des tiers de confiance que sont la CNCCEP, compétente pour intervenir dans le cadre des campagnes présidentielles, ou la commission des sondages, qui joue un rôle important dans la lutte contre les faux sondages.

Fondés sur le règlement européen sur les services numériques et sur le nouveau règlement européen sur la publicité politique, d'autres instruments plus puissants requièrent une mobilisation dans la durée. Les prochaines élections municipales seront l'occasion d'ouvrir ce chantier destiné à mieux comprendre notre espace informationnel.

Ces deux règlements comprennent une série d'obligations qui permettront notamment d'observer, sur le fondement du premier, toutes les publicités diffusées par un certain nombre de très grands acteurs, et, sur le fondement du second, toutes les publicités politiques, avec un champ d'application très large.

Le rôle des régulateurs consiste à obtenir que les plateformes créent des bases de données accessibles à tous. Mais nous arrêter là reviendrait à ne rien obtenir. Une deuxième phase doit s'organiser dans chaque pays européen, afin de mobiliser nos écosystèmes pour qu'ils utilisent ces nouvelles sources d'information et caractérisent ce qui se passe dans l'espace informationnel. Qui a recours à la publicité politique là où elle est autorisée ? Qui finance les travaux des chercheurs de nos universités sur la vie politique ? La société civile, en particulier les fondations, pourra ici jouer un rôle ; comment la mobiliser pour utiliser durablement les nouveaux instruments dont nous disposons, au-delà même des élections ? L'exemple roumain nous a appris qu'une certaine utilisation ciblée de la publicité permet de créer une audience artificielle dans l'espoir qu'elle se convertisse en viralité naturelle.

M. Paul Hébert, directeur adjoint de l'accompagnement juridique de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil). - Les manipulations numériques en période électorale constituent un enjeu majeur. Le ciblage personnalisé a rendu possible, avec le traitement massif des données à caractère personnel, comme dans l'affaire « Cambridge Analytica », l'envoi aux citoyens de messages en quelque sorte « sur mesure », adaptés à leurs goûts et à leurs comportements. Un tel ciblage, quand il est opaque et excessif, pose à la Cnil un problème tant sous l'angle de la vie privée que sous celui de la sincérité des débats. S'y ajoute l'IA, qui accentue encore ces problèmes. L'IA générative, en particulier, permet de produire des contenus d'une qualité hors norme de manière extrêmement rapide.

Sur l'IA et ses effets sur les élections, je vous renvoie aux travaux menés par le laboratoire d'innovation et de prospective de la Cnil (Linc), dont l'approche est davantage scientifique et sociologique que juridique.

En matière de lutte contre les ingérences, la Cnil joue un rôle certes central, mais circonscrit à ses missions, à savoir la protection des données à caractère personnel et de la vie privée des citoyens.

Le cadre juridique a beaucoup évolué au cours des dernières années, avec la multiplication des textes tendant à renforcer la responsabilisation des acteurs. Outre le règlement général sur la protection des données (RGPD), qui constitue l'ADN de la Cnil, je citerai le règlement sur les services numériques, déjà évoqué, le très récent règlement européen relatif à la transparence et au ciblage de la publicité à caractère politique, ainsi que le règlement européen sur l'IA. La Cnil contribue, auprès des autres autorités compétentes, dont l'Arcom, à l'application de ces textes assez complexes ; elle est animée, dans cette tâche, par le souci d'une mise en oeuvre cohérente. La difficulté tient à ce que ce cadre juridique n'est pas complètement stabilisé, la loi devant encore préciser un certain nombre d'éléments - je pense à la répartition fine des compétences.

Le règlement européen relatif à la transparence et au ciblage de la publicité à caractère politique crée de nouvelles obligations à l'endroit de l'ensemble des acteurs, y compris les partis politiques et les candidats. Le champ de compétences de la Cnil correspond aux articles 18 et 19 de ce texte, qui prévoient que l'utilisation des techniques de ciblage est autorisée seulement à certaines conditions. La collecte des données doit ainsi être réalisée auprès de la personne concernée, après avoir obtenu son consentement. C'est nouveau, puisque le mécanisme qui prévalait auparavant était fondé sur le droit d'opposition. De plus, le profilage fondé sur des données à caractère sensible - par exemple celles qui feraient apparaître la prétendue appartenance raciale, ou encore l'appartenance religieuse ou l'état de santé - est interdit. Le texte prévoit également un mécanisme d'information via la tenue de registres relatifs aux campagnes de ciblage, auxquels les autorités pourront accéder.

Il importe aussi de sensibiliser les acteurs. À cet égard, la Cnil a engagé un plan d'action qui s'articule autour de deux axes.

Il s'agit, d'une part, d'informer et d'accompagner les différents acteurs concernés, en particulier les candidats aux élections et les partis politiques. La Cnil a notamment publié à leur attention, le 21 octobre dernier, et après avoir consulté les partis politiques ainsi que l'Arcom, six fiches pratiques. Celles-ci clarifient les règles applicables aux termes du nouveau règlement européen ; elles seront présentées lors du prochain Salon des maires. Nous mènerons d'ailleurs des actions de sensibilisation sur ces sujets en partenariat avec l'Association des maires de France et des présidents d'intercommunalité (AMF) ainsi qu'avec la revue Maires de France.

L'effort de sensibilisation de la Cnil porte aussi sur la cybersécurité : elle édite un guide sur les risques et les obligations « cyber » des collectivités territoriales.

Il s'agit, d'autre part, de contrôler et, lorsque c'est nécessaire, de prononcer des sanctions. Depuis près de dix ans, la Cnil déploie et anime un observatoire des élections à chaque nouveau scrutin. Cet observatoire permet de recueillir des signalements, que les citoyens lui transmettent via un formulaire, d'identifier rapidement les pratiques non conformes et, le cas échéant, de mener des contrôles ciblés. À titre d'illustration, lors des élections européennes de 2024, la Cnil a reçu 167 signalements, dont 146 étaient relatifs à des opérations de prospection par SMS ; elle a enregistré douze plaintes et prononcé quatre rappels à la loi. À l'occasion des élections législatives de la même année, et en dépit d'une période électorale beaucoup plus brève, nous avons recueilli 462 signalements et 42 plaintes ayant donné lieu à quatre contrôles. Ces chiffres traduisent à la fois la mobilisation croissante des électeurs et la vigilance de la Cnil qui, dans le contexte de l'essor de l'IA et des nouvelles formes de manipulations, entend assumer le rôle qui est le sien.

M. Laurent Cordonier, directeur de la recherche de la Fondation Descartes. - Les réseaux sociaux sont devenus un lieu d'information et d'expression pour une partie de nos concitoyens, ainsi qu'un des lieux du débat public. Ils permettent à tout un chacun d'exposer publiquement et librement ses propres opinions et idées tout en étant exposé à des opinions et idées différentes. En cela, ils auraient dû constituer un formidable outil démocratique.

Pourtant, en raison de leur logique d'éditorialisation algorithmique de l'actualité et des opinions, fondée sur la seule captation de l'attention, ils se transforment bien souvent en machines de mésinformation et de polarisation. Sur quantité de sujets d'actualité, leurs utilisateurs sont surexposés aux points de vue les plus excessifs et à des informations erronées, partielles ou trompeuses, ainsi qu'à des fils d'actualité « hyperpartisans ».

En l'état actuel de leur fonctionnement, ils offrent également un canal idéal pour des tentatives de manipulation des opinions, d'origine tant interne qu'extérieure. Cela a été abondamment démontré sur des sujets tels que le dérèglement climatique : des armées de faux comptes plus ou moins automatisés et robotisés sont utilisées pour diffuser très massivement des informations fausses et entretenir le doute sur la réalité du changement climatique. Plus généralement, Viginum met régulièrement au jour des campagnes d'ingérence informationnelle étrangère dans les espaces numériques français.

Cela étant, la nature et l'ampleur exactes des effets réels de telles menaces demeurent relativement méconnues. Dans l'affaire « Cambridge Analytica » comme dans l'élection présidentielle en Roumanie, il reste très difficile de mesurer l'impact de ces campagnes sur les votes. Sur le premier des deux cas, le plus ancien, la littérature est pléthorique, mais aucun consensus ne prévaut au sein de la communauté scientifique. La difficulté tient d'abord au comportement électoral, dont les paramètres sont multiples, sans que l'on puisse aisément déterminer lequel influe de manière prépondérante sur la décision finale d'une personne. En outre, la recherche a montré qu'il n'existe fort heureusement pas de lien mécanique entre l'exposition à un message trompeur et l'adhésion audit message. De nombreux facteurs sociocognitifs peuvent rendre les individus plus ou moins perméables aux informations trompeuses ou manipulatoires.

Un facteur important est celui des connaissances préalables qu'ont les individus sur le sujet concerné. Dans leur ensemble, les Français, y compris les plus jeunes, s'informent encore très majoritairement hors des réseaux sociaux, via les médias traditionnels. Le Centre pour l'éducation aux médias et à l'information (Clemi) a publié l'année dernière une étude montrant que le premier canal d'information des lycéens sur l'actualité demeurait le journal de 20 heures, sans doute sous l'influence de leurs parents, dont ils partagent le toit. En France, les trois principaux journaux de 20 heures réunissent près de 10 millions de téléspectateurs tous les soirs ; s'y ajoutent les matinales des chaînes radio.

Les Français sont donc, sur bien des sujets, davantage exposés à des informations globalement fiables qu'à de la mésinformation. Les campagnes d'ingérence informationnelle ou de manipulation gagnent en dangerosité lorsqu'elles parviennent à s'infiltrer dans les médias traditionnels, les Français accordant bien plus volontiers leur confiance, sur les questions d'actualité, à ces médias qu'aux réseaux sociaux, ce que les études montrent. On peut évoquer l'affaire des punaises de lit, survenue à la veille des jeux Olympiques : c'est son exposition dans les médias traditionnels qui lui a conféré un effet véritablement massif dans la population.

Il importe donc d'aider les médias à ne pas devenir les relais involontaires de campagnes de manipulation. Des initiatives de la société civile peuvent y contribuer utilement, et sans doute plus aisément que des programmes émanant de structures étatiques. Au sein de la Fondation Descartes que je représente, nous développons un projet d'observation au quotidien des nouveaux récits émergeant sur les réseaux sociaux et de détection très rapide de ceux qui sont « poussés » de manière artificielle. C'est cette valorisation artificielle qui les rend problématiques, en perturbant le libre jeu du débat démocratique. L'idée est, le cas échéant, d'éclairer les médias en leur adressant une alerte.

Lutter contre les menaces informationnelles, particulièrement en période électorale, suppose également de mesurer l'impact des ingérences. Face aux campagnes de déstabilisation, nous naviguons entre deux écueils, la sous-réaction et la surréaction. La surréaction est en effet elle aussi un danger : en réduisant par trop la liberté d'expression de nos concitoyens sur les réseaux sociaux, on altérerait la démocratie au moment même où l'on cherche à la protéger. Il s'agit donc non pas de nier la menace que représentent ces campagnes, mais d'insister sur la nécessité de mieux estimer leurs effets réels.

Mme Muriel Jourda, présidente. - En Roumanie, un candidat que les sondages estimaient à 1 % des voix quatre semaines avant l'élection a finalement recueilli 23 % des suffrages, sans avoir déclaré de compte de campagne et en faisant uniquement campagne sur le réseau TikTok. La Cour constitutionnelle de cet État a jugé que l'intégrité du scrutin avait été atteinte.

Cependant, il est certain que le lien de causalité n'est pas toujours simple à établir. Par ailleurs, vous avez raison de souligner que nous ne devons pas verser dans l'excès, la liberté d'expression étant l'une de nos libertés fondamentales. Le seul fait d'exprimer un désaccord ou même une idée stupide ne doit pas tomber sous le coup de la loi, à moins qu'il ne s'agisse d'une loi abusive.

Je cède la parole à nos collègues des deux commissions.

Mme Agnès Canayer. - Je m'adresserai principalement au représentant du ministère de l'intérieur.

La loi du 25 juillet 2024 visant à prévenir les ingérences étrangères en France, dont j'étais le rapporteur au Sénat, ne fait encore l'objet d'aucun décret d'application. De surcroît, le débat qui devait avoir lieu avant le 25 juin dernier au sein du Parlement sur l'état de la menace ne s'est pas tenu. Or nous voyons bien qu'il est nécessaire de nous acculturer à ces risques d'ingérence et d'organiser une prise de conscience concernant l'état réel de la menace en France.

Par ailleurs, la ville du Havre, où je suis chargée de l'organisation des élections, est la principale utilisatrice, depuis vingt ans, de machines à voter. Je rappelle qu'il s'agit non de machines informatiques, mais de machines électroniques autonomes. Le sentiment d'insincérité dont on fait état à leur égard semble infondé : jamais l'Anssi n'a démontré qu'elles présentaient un quelconque risque. Nous pensions avoir avancé sur cette question, mais un nouveau gouvernement est désormais en place. Une levée du moratoire interdisant le renouvellement de ces machines est-elle prévue ?

Mme Catherine Morin-Desailly. - Ma première question s'adresse au secrétaire général du ministère de l'intérieur : vos propos ne sont guère rassurants.

Le traitement des ingérences étrangères mobilise un grand nombre d'intervenants - vous en avez conscience -, donc nécessite une coordination qui, pour l'instant, semble faire défaut. Permettez-moi de m'en étonner, car cela fait une quinzaine d'années que, dans cette assemblée, nous donnons l'alerte quant à la nécessité d'un traitement coordonné de la question cyber, s'agissant d'attaques hybrides. Nous plaidons pour la désignation d'un chief technical officer - vous me pardonnerez cet anglicisme - coordonnant cette politique sous ses multiples formes : information, formation, politique industrielle, protection de nos données les plus sensibles, mise en application de la régulation européenne.

Débat après débat - projet de loi visant à sécuriser et à réguler l'espace numérique, projet de loi relatif à la résilience des infrastructures critiques et au renforcement de la cybersécurité, commissions d'enquête sénatoriales sur les politiques publiques face aux opérations d'influences étrangères ou sur les coûts et les modalités effectifs de la commande publique -, le constat est toujours le même, celui d'un retard important dans la lutte contre les ingérences étrangères. Pourquoi un tel retard ?

Par ailleurs, où en sont la migration des données ultrasensibles du ministère de l'intérieur et la mise en place de l'outil de traitement des données hétérogènes qui doit remplacer Palantir ? Palantir étant une entreprise américaine, des lois extraterritoriales s'appliquent aux données sensibles concernées, lesquelles, dès lors, ne sont pas du tout sécurisées.

Ma deuxième question s'adresse à Mme la représentante de Viginum, dont je salue le travail extraordinaire depuis sa création en 2021. L'action de ce service est d'ailleurs soulignée par la Commission européenne, qui veut en faire un modèle en vue de l'installation d'un Viginum européen, dans le cadre de la mise en place du bouclier démocratique européen. J'ajoute qu'il arrive souvent que les États membres fassent appel à Viginum pour préparer la création de leur propre service dédié à la lutte contre les ingérences. Comment, à terme, la mise en réseau des divers services européens pourrait-elle s'effectuer ?

Ma dernière question s'adresse à l'Arcom : l'essor des plateformes emporte des risques sociétaux systémiques, aggravés par l'émergence de l'intelligence artificielle. L'actuelle application du règlement sur les services numériques va-t-elle assez loin ? Une fois les « signaleurs de confiance » désignés et, le cas échéant, l'alerte donnée à la Commission européenne à propos d'un sujet ou d'un réseau, êtes-vous suffisamment associés au travail réalisé en aval ? Les enquêtes sont-elles déclenchées ? Combien de temps cela prend-il ?

Florence Blatrix Contat et moi-même avons mené, au nom de la commission des affaires européennes, un travail d'évaluation sur ce thème ; et l'association de l'Arcom aux enquêtes de la Commission européenne paraît insuffisante.

Mme Audrey Linkenheld. - Ma première question s'inscrit dans le droit fil de ce qui vient d'être dit par Catherine Morin-Desailly. Il se trouve qu'hier et avant-hier je représentais le Sénat à Bruxelles au sein du groupe de contrôle parlementaire conjoint d'Europol. La question des cybermenaces a été largement évoquée. Il a été redit à Europol que la coopération était évidemment indispensable entre États membres. Et il a été annoncé que, pour faire face à toutes les menaces, y compris les risques d'ingérences étrangères sur les systèmes électoraux, les moyens d'Europol allaient être doublés, ce qui est assez exceptionnel dans le contexte budgétaire européen que nous connaissons.

Je m'adresse tant au ministère de l'intérieur qu'à l'Arcom et à Viginum : considérez-vous que les moyens dont vous disposez sont aujourd'hui suffisants pour faire face à ces menaces qui pèsent lourdement sur notre système démocratique ?

Ma deuxième question porte plus spécifiquement sur les élections municipales : j'ai été assez étonnée de la différence d'approche entre le ministère de l'intérieur et Viginum.

Viginum nous dit qu'aucun rendez-vous électoral n'a été épargné et que, du reste, les rendez-vous électoraux sont particulièrement vulnérables dès lors qu'ils touchent à des sujets clivants et soulèvent des enjeux réputationnels : la question est de savoir non pas s'il y aura un impact, mais de quelle nature il sera.

Le ministère de l'intérieur, quant à lui, nous dit qu'il n'est pas très inquiet pour les élections municipales.

Pour ma part, je suis très inquiète : au nom de quoi ce scrutin échapperait-il aux ingérences étrangères ? Il remplit tous les critères listés par Viginum...

Par ailleurs, nous ne devrions peut-être pas nous focaliser sur les seules ingérences dites « étrangères », car la menace peut venir d'ingérences nationales. Nous connaissons tous des organisations qui cherchent à peser sur notre démocratie en se servant des fake news et des réseaux sociaux.

M. Hugues Moutouh. - Sur les décrets d'application, je réponds immédiatement : nous y travaillons. La direction des libertés publiques et des affaires juridiques du ministère est devenue un secrétariat général du Gouvernement « bis », vu la masse énorme de textes de loi qu'elle a à traiter. Cet embouteillage, nous essayons d'y faire face : soyez assurée, madame la sénatrice Canayer, que les ministres de l'intérieur successifs oeuvrent à une publication aussi rapide que possible de ces décrets d'application. Je précise que beaucoup de ces textes nécessitent un travail interministériel ; or, ces derniers mois, le contexte politique n'y a pas été propice... Mais nous espérons pouvoir les publier très vite.

À propos des machines à voter, aucune modification n'est prévue à ce stade.

Si beaucoup d'acteurs interviennent sur la thématique des ingérences étrangères, ces acteurs sont spécialisés. La France n'est donc pas du tout en retard en la matière. La mise en place de Viginum donne lieu à un travail très coordonné entre les différents ministères, et notamment les ministères régaliens. Non seulement nous ne sommes pas en retard, mais nous souhaitons même prendre de l'avance en anticipant les nouvelles formes de menaces numériques susceptibles de peser sur la sincérité et l'intégrité des scrutins.

Voilà pourquoi nous voulons renforcer encore la coopération interministérielle. Il y a là un travail d'évolution et d'adaptation continues, car nous ne voulons pas avoir une guerre de retard. C'est la raison pour laquelle nous travaillons, tous services confondus, sous la férule du SGDSN, pour nous montrer plus performants encore. Le système dont il est question est très hiérarchisé : les décisions doivent être prises au sommet de l'État et elles le seront, incessamment sous peu.

Pour ce qui est d'Europol, nous sommes très attentifs à l'évolution de cette agence, qui va voir son budget doubler. La position de la France est très claire : nous ne souhaitons pas qu'Europol devienne une agence opérationnelle. Sa vocation est d'apporter un soutien logistique et technologique aux forces de police des différents États membres, sans s'y substituer. En outre, l'inflation de fonctionnaires au sein d'Europol ne nous paraît pas un gage d'efficacité.

Sur Palantir, je ne répondrai pas, conformément aux dispositions du code pénal.

M. Benoît Loutrel. - Sommes-nous satisfaits de la mise en oeuvre du règlement sur les services numériques, notamment dans sa dimension de prévention des risques systémiques par les très grandes plateformes ? Il s'agit de la disposition la plus puissante de ce règlement : les très grandes plateformes, celles dont le nom vient immédiatement à l'esprit - TikTok, X, Meta, Google - doivent évaluer les risques qu'elles induisent dans nos sociétés, les réduire par des mesures de prévention, mais aussi se soumettre à des audits afin d'attester la réalité de leur action.

Ont-elles commencé de mettre en oeuvre ces dispositions ? Pour le moment, nous sommes collectivement insatisfaits : les plateformes nous expliquent que ce qu'elles ont toujours fait volontairement est suffisant.

Il faut donc maintenant nous doter d'une capacité à les critiquer et à étayer cette critique : les risques sont insuffisamment identifiés ; les mesures prises pour les réduire ne sont pas satisfaisantes. Cette démarche doit être fondée sur la science : comme le dit Laurent Cordonier, il faut trouver le socle scientifique qui permettra d'asseoir un rapport de forces respectueux de nos principes démocratiques. Ce socle devra de surcroît se montrer robuste pour les cas où la Commission se retrouvera devant les juridictions européennes, car, on le sait, ces très grands acteurs ont d'ores et déjà mobilisé une armée d'avocats pour réagir dès que la Commission agira.

Telle est la démarche qui est en train d'être construite. Nous partageons le sentiment d'impatience qui s'exprime, mais nous nous préparons à une bataille de grande ampleur. Un événement essentiel a eu lieu la semaine dernière : la Commission européenne a publié l'acte délégué qui va permettre d'organiser l'accès des chercheurs agréés aux données non publiques des plateformes. Ainsi un travail de contre-expertise va-t-il pouvoir être réalisé. Un chercheur pourra dire désormais, et ce de façon probante, si, oui ou non, par exemple, le travail de prévention qui est fait par Meta n'est pas satisfaisant et sous-estime l'impact d'Instagram sur les problèmes d'anorexie des plus jeunes...

Il faut donc armer nos chercheurs et nos administrations en leur donnant accès à ces informations : c'est ce que nous sommes en train de faire, et cela prend un peu de temps. Nous insistons pour que la Commission européenne travaille pleinement à cet égard avec les régulateurs nationaux, car il reste des gisements de coopération non exploités. Un dialogue se noue : en retour, la Commission nous dit que la réponse sera juridique, mais aussi politique, et demande si les États membres sont réellement prêts à soutenir l'action collective qui se prépare.

Vu le contexte géopolitique, il y aura bel et bien matière à organiser une réponse politique, car il est certain qu'une contre-offensive aura lieu. Le rôle des coordinateurs des services numériques sera de faire partager cette dynamique politique de soutien au règlement européen en construisant une compréhension du sujet, en vue d'un rapport de forces qui s'annonce violent.

En conséquence, il est important de financer les régulateurs - et je remercie le Sénat du soutien qu'il apporte depuis longtemps à l'Arcom -, d'autant que le règlement européen relatif à la transparence et au ciblage de la publicité à caractère politique nous confère une nouvelle mission, qui est complexe : nous allons devoir travailler avec une famille d'acteurs que nous ne connaissions pas, ceux de la publicité numérique, et en particulier avec les émetteurs de publicité politique - lobbies, partis, candidats.

Ce règlement vise à rendre visibles et accessibles toutes les publicités politiques. Mais le rôle du régulateur s'arrête là ; or il reste à organiser le financement des acteurs - chercheurs, associations - qui vont se saisir de ces données pour en tirer des conclusions. À défaut, la valeur de la politique publique est inexistante : vous aurez beau construire une base de données intégrant l'ensemble des publicités politiques, vous n'aurez pas pour autant construit un observatoire du ciblage géographique permettant de comprendre qui essaie d'influencer la dynamique politique à tel endroit précis ou sur telle thématique précise. Tel pourrait être aussi le rôle des médias, mais l'équation, de ce côté, est toujours la même : il faut financer les médias de service public et en même temps veiller au modèle économique des médias privés, qui s'érode.

En tout état de cause, de nouvelles politiques sont aujourd'hui nécessaires pour accompagner l'évolution de notre écosystème informationnel et entrer pleinement dans l'ère numérique.

M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture. - Le ciblage de Viginum semble porter essentiellement sur les ingérences étrangères. Quid d'un angle d'attaque par les influences « nationales » ?

Mme Anne-Sophie Dhiver. - Différentes menaces pèsent sur les scrutins. Le mandat et le champ de compétences du SGDSN et de Viginum, c'est la lutte contre l'ingérence numérique étrangère. Celle-ci est définie de manière techniquement très précise dans l'avis du Conseil constitutionnel sur la loi du 22 décembre 2018 relative à la lutte contre la manipulation de l'information : un contenu manifestement inexact ou trompeur est diffusé par des moyens artificiels et automatisés que l'on peut qualifier d'inauthentiques, implique directement ou indirectement un acteur étranger, étatique ou non, et vise à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation.

Face à cette menace, qui est précise et objective, une gouvernance existe, notamment en contexte électoral. Vu les enjeux, elle a vocation à se renforcer.

Cela dit, d'autres menaces existent qui ne relèvent pas du champ de compétences du SGDSN ou de Viginum et peuvent exiger elles aussi davantage de coopération entre les structures.

M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture. - N'existe-t-il donc aucune coordination interministérielle portant sur les menaces intérieures ?

Mme Anne-Sophie Dhiver. - Cette compétence relève du ministère de l'intérieur et de la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI).

M. Hugues Moutouh. - Lorsque le ministère de l'intérieur parle de l'« état de la menace », il fait référence à l'existence d'éléments matériels permettant très clairement de repérer des menaces et d'identifier leurs auteurs. Je ne dis pas qu'il n'y a pas de risque d'intrusion ou de dénaturation du débat public sur les réseaux sociaux au moment des élections municipales : je dis que l'état de la menace, tel qu'il est identifié aujourd'hui par les services de renseignement, laisse penser que ce risque est faible.

Pour le reste, on ne parle pas d'« ingérence » lorsque la menace n'est pas d'origine étrangère. Il y a en effet des associations, des partis politiques, des groupements de fait qui, sur les réseaux sociaux, se livrent à la publication de fake news, et nous les traitons par le biais de la loi pénale, qui punit les infractions : il n'y a pas de contrôle systématique des publications, et c'est heureux.

Mme Anne-Sophie Dhiver. - La menace se porte tout particulièrement sur les grands rendez-vous démocratiques, bien qu'elle soit en vérité permanente. Du reste, les prochaines élections municipales font d'ores et déjà l'objet de tentatives de déstabilisation d'origine étrangère. J'évoquais tout à l'heure des portails d'information créés par intelligence artificielle : cette opération émane d'acteurs que nous connaissons bien, affiliés au dispositif prorusse Storm-1516 ainsi qu'au réseau CopyCop, lui aussi prorusse. Plusieurs centaines de sites ont été générées, dont plus d'un tiers usurpent l'identité de médias régionaux pour diffuser des récits alternatifs dans l'opinion. Vous voyez qu'avec nos partenaires administratifs et interministériels, nationaux et locaux, nous préparons d'ores et déjà ce scrutin municipal.

Il a été question de construire un arsenal législatif ; l'enjeu, selon nous, est d'activer les leviers existants plutôt que de créer de nouveaux instruments.

J'en viens à la question de la collaboration européenne et internationale. Viginum et la France sont aujourd'hui les fers de lance de la lutte contre les ingérences numériques étrangères à l'échelle européenne. Nous travaillons main dans la main avec notre homologue suédois, l'Agence de défense psychologique, qui fait lui aussi figure de modèle dans le cadre des réflexions sur le bouclier démocratique européen.

Nous agissons à deux niveaux. D'une part, au niveau multilatéral, nous faisons partie du RAS, le Rapid Alert System, et travaillons dans ce cadre à l'élaboration d'une grammaire commune de détection et d'alerte, car l'interopérabilité est le sujet clé : nous devons partager nos méthodes, nos approches conceptuelles, nos outils. D'autre part, deuxième niveau d'action, nous contribuons, avec l'Arcom, aux enquêtes de la Commission européenne visant les différentes plateformes, en documentant les manquements de ces dernières.

J'ajoute que nous entretenons des relations bilatérales avec d'autres pays, européens ou non, pour les aider à développer des capacités similaires à celles de Viginum : ces échanges techniques et opérationnels favorisent la montée en compétence collective.

En réaction à la mise en oeuvre du règlement relatif à la transparence et au ciblage de la publicité à caractère politique, certains acteurs, Google et Meta en tête, ont annoncé interdire purement et simplement la publicité politique sur leurs services dans l'Union européenne. Or cette annonce a entraîné une opacité accrue, d'autant qu'elle s'est accompagnée du retrait de l'ensemble de l'historique des publicités politiques sur les ads libraries, ou bibliothèques publicitaires, que ces plateformes ont l'obligation de publier.

Par ailleurs, nous avons déjà identifié, depuis le 10 octobre, des acteurs étrangers qui contournent cette interdiction en labellisant leurs publicités comme non politiques - ainsi peuvent-elles être diffusées sans être modérées par les fournisseurs.

En définitive, donc, cette évolution se traduit par davantage d'opacité et de vulnérabilité.

Concernant les médias, enfin, j'appuie ce qu'a dit Benoît Loutrel : les médias d'information sont un pilier de notre souveraineté et de notre résilience démocratique. Le fait que jusqu'à présent nous ayons plutôt mieux résisté que d'autres pays, comme la Roumanie, tient probablement à la force de nos acteurs de l'information de qualité, dont le modèle économique est néanmoins sous pression depuis des années. L'un des défis du moment est d'assurer la visibilité de leurs contenus sur les plateformes, à l'heure où celles-ci accroissent encore leur mainmise sur les flux d'information et deviennent des portes d'entrée vers les outils d'intelligence artificielle générative.

M. Laurent Cordonier. - La frontière entre manipulation intérieure et manipulation extérieure est souvent très poreuse. Dans les faits, certains acteurs intérieurs sont des relais de visibilité pour des campagnes d'ingérence extérieure. D'autres acteurs intérieurs recherchent eux-mêmes activement des récits à l'étranger pour les importer, car tel est leur fonds de commerce. Ainsi troquent-ils de la visibilité contre la diffusion d'un message pour une puissance étrangère. Il n'est pas exclu que, dans un certain nombre de cas, ils soient rémunérés pour le faire, mais il nous est impossible de l'affirmer.

Mme Olivia Richard. - Sénatrice des Français établis hors de France, je regrette que le ministère de l'Europe et des affaires étrangères ne soit pas présent, car son engagement contre les ingérences étrangères est réel, via la cellule de riposte du Quai d'Orsay.

J'ai également noté avec beaucoup d'intérêt l'initiative lancée par Jean-Noël Barrot sous le nom de « réserve diplomatique citoyenne » : cette nouvelle forme d'engagement permet d'opposer aux messages mensongers la réponse la plus proche possible du terrain.

Les Français établis hors de France sont les précurseurs de plusieurs chantiers de dématérialisation, en matière de vote notamment. Depuis 2003, ils peuvent élire leurs élus locaux par internet ; depuis une ordonnance de 2009, leurs députés peuvent également être élus par ce biais.

Comment assure-t-on la sincérité des scrutins français organisés à l'étranger et par internet ?

Mme Sylvie Robert. - Cette table ronde me renvoie aux travaux de la commission d'enquête sur les influences étrangères malveillantes, qui dessinait il y a un an le constat d'une menace grandissante. Nous pointions l'absence de coordination entre les services ministériels et l'absence de stratégie globale ; ces problèmes demeurent. Nous disions également que les médias traditionnels et de proximité étaient appelés à jouer un rôle capital dans cette affaire.

L'un des piliers de la stratégie que nous esquissions, c'est la résilience citoyenne, qui passe par un chantier que nous continuons de défendre, celui de l'éducation aux médias et à l'information. Nous ne cessons de dire, depuis des années, que cette question est mal traitée, voire malmenée, car elle ne fait pas l'objet d'une stratégie offensive de politique publique - nous aurions d'ailleurs pu inviter aussi le ministre de l'éducation nationale à cette table ronde.

Il y va d'un investissement de long terme, et non d'une réponse immédiate, l'objectif étant de créer de petites vigies démocratiques pour résister aux tentatives de déstabilisation, à l'instar de ce que fait la Finlande, qui a musclé sa politique en matière d'éducation à l'information. C'est la question du sens critique, au fond, qui est posée.

Ce chantier d'une importance majeure n'est pas suffisamment pris en compte ; or il n'est pas très difficile d'en poser les pierres, comme on le voit en Finlande avec l'engagement transversal de l'ensemble des enseignants - je pense aux professeurs de mathématiques, qui ont vocation à intervenir auprès des élèves dès leur plus jeune âge sur la question de la manipulation des statistiques.

Je conclurai en évoquant une recommandation que nous avions émise dans le rapport d'enquête que j'ai mentionné : renforcer Viginum dans sa mission de sensibilisation et de formation des acteurs, y compris privés, destinés à devenir les vigies démocratiques que j'ai évoquées.

Avez-vous les moyens de jouer ce rôle ? Ces missions peuvent-elles être exercées par d'autres opérateurs de l'État ? En tout cas, il y a urgence.

M. Michel Masset. - Je m'adresse au représentant de la Fondation Descartes : quels outils permettraient de mesurer précisément, au-delà du ressenti, les impacts de ces tentatives d'ingérences sur l'opinion publique ?

Une deuxième question, à l'intention de Viginum : quels sont les premiers signaux, si faibles soient-ils, qui vous permettent d'identifier une campagne de désinformation avant qu'elle ne prenne de l'ampleur ?

Mme Sonia de La Provôté. - Où en est-on de l'organisation des programmes scolaires sur le sujet de l'éducation aux médias et à l'information ? Est-il prévu une éducation sur ces thèmes avant le collège ? On a ciblé la classe de quatrième, mais l'accès aux réseaux sociaux commence bien avant...

Je veux dire un mot également du risque de « surréaction » : en la matière, la ligne est ténue entre bien faire et mal faire, et on risque toujours d'abîmer la démocratie. Par exemple, les avatars, dans certains pays, protègent la démocratie plutôt qu'ils ne la menacent - ils permettent l'émergence de voix alternatives. Pourrait-on, sur ces sujets de manipulation de l'information, structurer des équipes collégiales et interministérielles capables d'émettre des avis circonstanciés, au lieu de faire reposer l'expertise sur une sorte de Pravda d'un nouveau genre, par nature sujette à caution ?

Mme Anne-Sophie Dhiver. - L'impératif de sensibilisation et d'éducation concerne l'ensemble des publics, et non seulement les jeunes. Nous avons été dotés récemment de moyens supplémentaires afin de lancer, fin 2025, une académie de la lutte contre les manipulations de l'information. Si notre rôle, depuis la création de Viginum, est bien l'investigation opérationnelle et la coordination interministérielle sous l'autorité du SGDSN, nous jouons, dans les faits, un rôle de sensibilisation actif à l'égard de différents publics - administrations, acteurs privés, société civile.

L'académie aura trois missions.

Première mission : informer plus largement l'ensemble des publics sur les risques associés aux opérations d'ingérence numérique, en rappelant les bonnes pratiques de navigation sur internet. L'enjeu va être de vulgariser nos rapports techniques pour sensibiliser à ces questions des audiences non expertes.

Deuxième mission : éduquer. Cela fait un an que nous travaillons, avec le ministère de l'éducation nationale, au développement de ressources pédagogiques à destination des élèves et des professeurs. Depuis la rentrée de septembre, un module sur les ingérences numériques étrangères et le risque cyber a été intégré dans les programmes des classes de quatrième et de première.

Troisième mission : former. Laurent Cordonier évoquait à juste titre l'impératif de coopération avec la société civile, laquelle était d'ailleurs experte en la matière bien avant l'administration. L'enjeu est de faire circuler les savoir-faire, les pratiques et les expertises ; nous créons des modules de formation à destination des journalistes, afin de partager nos méthodes d'investigation en sources ouvertes, et nous codéveloppons avec des chercheurs des outils numériques de détection et d'analyse.

Cette académie sera lancée à la fin de l'année.

Au sujet de l'impact, les travaux de la Fondation Descartes sont particulièrement intéressants. Tout le risque est justement de donner de la visibilité à une manoeuvre en la dévoilant. L'appréciation du risque d'impact est donc très importante pour décider s'il est ou non pertinent de communiquer, afin de ne pas créer une empreinte dans l'opinion publique que ces manoeuvres n'auraient pas été capables d'obtenir par elles-mêmes. Par ailleurs, l'exposition publique et la publication d'articles sur les opérations d'ingérence numérique peuvent être considérées, nous le savons, comme un indicateur de succès pour les « proxys » de ces opérations, leur permettant d'obtenir davantage de fonds de la part de leurs commanditaires.

Il n'y a pas de consensus académique ou scientifique sur l'existence d'un indicateur d'impact d'une opération d'ingérence numérique étrangère. Par ailleurs, il est difficile d'apprécier l'impact combiné sur le temps long de telles opérations. Bien souvent, on confond impact et visibilité quantitative sur les plateformes en ligne - likes, partages, commentaires, etc. Vu la tendance à la création de faux comptes, on peut en effet douter de ces derniers indicateurs.

En vérité, Viginum détecte et caractérise ces opérations très tôt, bien souvent avant tout impact. Par exemple, au moment des élections législatives, nous avions détecté, avant même sa promotion sur les réseaux, la création d'un faux site qui usurpait l'identité d'Ensemble pour la République.

Nous avons développé une méthodologie - un index - qui nous est propre pour apprécier, dès la détection, le risque d'impact, c'est-à-dire la probabilité qu'une opération puisse pénétrer une audience réelle. Nous nous appuyons pour ce faire sur des outils développés par divers chercheurs et organisations internationales, que nous combinons avec notre connaissance des modes opératoires utilisés, des acteurs, de la sensibilité des sujets.

M. Laurent Cordonier. - En 2021, le Président de la République a créé une commission intitulée « Les Lumières à l'ère numérique », dont je fus membre. Nous avons rendu un rapport au mois de janvier 2022 ; je vous invite à vous y rapporter. Depuis lors, beaucoup de dossiers ont continué d'avancer. Ainsi, le groupe de travail n° 8 du conseil scientifique de l'éducation nationale, « Développer l'esprit critique », travaille à formaliser une définition de cet esprit critique. Quant à la décision d'implémenter les recommandations de ce rapport à large échelle, il ne m'appartient pas de la commenter.

Comment éviter de se retrouver dans une situation comparable à la Pravda ? En travaillant sur la nature inauthentique de la circulation des récits, plus que sur les contenus des récits eux-mêmes. Tout le monde peut s'accorder sur le fait qu'une personne qui vote trois fois ne respecte pas le jeu démocratique ; sur les réseaux sociaux, si l'on exprime son idée trois fois, dont deux fois via des robots, on ne respecte pas davantage ledit jeu. Dès lors que le message est promu par des moyens artificiels et gagne une visibilité qui est décorrélée de la distribution des points de vue dans la société, un problème démocratique se pose bel et bien.

Pour ce qui est de la question délicate de la mesure des impacts, des études corrélationnelles sont possibles : nous mesurons la croyance dans un récit qui a été promu de façon artificielle par une puissance étrangère ; une fois cette mesure effectuée, nous comparons le niveau de croyance dans ce récit au sein de la population avec le comportement d'information de cette population. Si l'on observe que les personnes qui s'informent davantage sur les réseaux sociaux que par d'autres canaux adhèrent davantage à cette croyance, on peut considérer que l'impact est établi. C'est certes une preuve indirecte et assez insatisfaisante...

Il existe d'autres méthodes d'enquête plus directes, mais elles sont lourdes et coûteuses, plus difficiles à mettre en place, et la recherche est rarement dotée de tels moyens. Il arrive que nous puissions, en travaillant avec des consortiums internationaux, mener de telles recherches expérimentales, en demandant par exemple à la moitié d'un échantillon de participants de se priver de réseaux sociaux pendant une période donnée et en mesurant l'évolution des croyances.

Une autre manière de procéder consiste à travailler via des expérimentations en laboratoire, en évaluant l'efficacité des théories du complot sur les représentations.

Il ne s'agit pas de mesurer au cas par cas si telle ingérence a eu ou non une influence : l'objectif est de déterminer des facteurs de sensibilité accrue. On sait par exemple que le premier facteur expliquant en général la sensibilité d'une population aux théories du complot est le niveau de corruption du secteur public du pays concerné : les personnes deviennent « surméfiantes » à l'égard du fonctionnement du monde social, car on leur donne de bonnes raisons de l'être. C'est plutôt rassurant pour la France, où le niveau de corruption du secteur public est bas. De fait, la population française croit en moyenne beaucoup moins aux théories du complot que les populations d'autres pays - quand on se regarde, on se désole ; quand on se compare, on se console...

L'identification de ce genre de facteurs environnementaux peut être faite en laboratoire ; il est possible, ensuite, d'extrapoler, mais cela suppose du temps et des moyens, choses dont la recherche ne dispose pas toujours.

M. Paul Hébert. - La Cnil mène des actions de sensibilisation destinées aux adultes comme aux plus jeunes : nous mettons en ligne beaucoup de contenus pédagogiques, y compris des vidéos et même, récemment, un manga.

Nous intervenons aussi auprès des établissements scolaires : 85 interventions en 2025, sur l'intelligence artificielle notamment.

M. Benoît Loutrel. - Nous sommes tous conscients de l'enjeu phénoménal que représente l'éducation aux médias et à l'information. D'ailleurs, toutes les institutions que nous représentons ont des partenariats avec le Clemi.

Cela étant, il est important de ne pas réduire la citoyenneté numérique au seul ciblage des jeunes : il faut toucher aussi les adultes, ainsi que les jeunes en dehors du temps scolaire.

La clé est de donner aux collectivités territoriales les moyens d'agir. La territorialisation de ces politiques passe en effet par les collectivités, qui constituent pour l'Arcom un terrain nouveau. La plus belle dynamique est celle du dispositif « Numérique en commun[s] » et de ses déclinaisons locales - l'édition nationale 2025, animée comme chaque année par l'Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT), a eu lieu la semaine dernière à Strasbourg.

Comment amplifier cette dynamique ? Comment toucher les élus, qui peuvent faire beaucoup ? Comment accroître notre compréhension du monde numérique, afin d'aider chacun à sortir d'un certain sentiment de sidération ? Il y a un nouvel horizon à ouvrir.

Nous avons su, dans le passé, construire un partenariat entre l'État et les territoires pour déployer l'innovation numérique - réseaux mobiles, fibre optique ; il faut maintenant payer la rançon du succès. C'est avec les territoires que nous y arriverons, mais il faut trouver de nouveaux outils, par exemple pour mieux protéger nos élus, nos journalistes, nos juges, contre la violence et le harcèlement numériques. Nous disposons de mécanismes de réponse - dispositifs d'alerte rapide, signaleurs de confiance, comme l'association e-Enfance pour ce qui est de la protection de l'enfance. Mais il reste à construire, par exemple, un signaleur de confiance chargé de la protection des élus.

Il nous faut « faire société numérique » pour affronter ces désordres, qui ne sont que de nouvelles formes de sujets anciens - les ingérences comme les agressions contre les élus, il y en a toujours eu.

Mme Muriel Jourda, présidente de la commission des lois. - La forme numérique crée un phénomène de mise à distance : on tient sur les réseaux sociaux, monde peu civil, des propos que l'on ne tiendrait pas en tête-à-tête. Dans la vraie vie, lorsqu'on est en désaccord, on ne s'insulte pas.

Mme Lauriane Josende. - Je m'adresse à Viginum : la place de TikTok est en France relativement limitée dans le débat public numérique, par comparaison avec d'autres pays européens : 8 % seulement des internautes français s'informeraient de manière hebdomadaire via cette plateforme. Cette situation protège-t-elle la France d'une menace d'ingérence analogue à celle qu'a connue la Roumanie récemment ? Ou les ingérences étrangères en matière électorale s'adaptent-elles aisément à nos modes de consommation de l'information ?

M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture. - Comment concilier la nécessité de vérification - ne pas surréagir - et le temps court d'une campagne électorale - je pense à l'entre-deux-tours d'une élection présidentielle ?

Mme Anne-Sophie Dhiver. - En effet, la pénétration de TikTok en France est moindre qu'en Roumanie, pays qui compte 18 millions d'habitants, dont 9 millions d'utilisateurs actifs de cette plateforme. Cela dit, TikTok est loin d'être absent de notre pays : plus de la moitié des internautes français y sont inscrits.

Voici quel est le véritable enjeu : nous avons confié nos flux d'information et notre débat public numérique à des plateformes qui ne sont pas européennes. Cette concentration sans précédent est génératrice d'externalités négatives importantes, qui peuvent mettre directement en danger la défense et la sécurité nationales, comme on l'a vu en Roumanie. L'architecture algorithmique et les modèles économiques de ces plateformes façonnent non seulement la diffusion, mais surtout la hiérarchisation des contenus dans l'espace public numérique, ce qui engendre un risque accru de polarisation et de manipulation de l'information, transnationale comme nationale.

Il existe plusieurs leviers d'action, à commencer par la coopération avec les plateformes : Viginum et l'Arcom collaborent avec la plupart d'entre elles.

Je veux préciser que Viginum s'intéresse non pas aux contenus en tant que tels, mais à l'amplification artificielle de ces contenus par des moyens inauthentiques. À cet égard, notre action trouve bien souvent un écho auprès des plateformes, car une telle amplification contrevient à leurs conditions d'utilisation : elles coopèrent donc la plupart du temps, voire agissent, bien que nous n'ayons pas de pouvoir d'injonction.

Dans certains cas, cependant, cette coopération est bien inférieure à ce qu'un service de l'État est en droit d'attendre. Le cas échéant, nous disposons d'autres outils : régulation européenne, réponse judiciaire. Nous coopérons ainsi tant avec la Commission européenne qu'avec le parquet de Paris pour documenter les manquements des plateformes à leur obligation d'atténuer les risques systémiques.

Concernant le RSN/DSA, nous faisons face depuis quelques mois à une offensive probablement coordonnée de la part de plusieurs plateformes américaines. Il est donc important de maintenir, sur ces questions, une position extrêmement ferme.

M. Benoît Loutrel. - Dans un cas comme celui de l'« entre-deux-tours », la réponse réside dans la détection et dans la réaction. L'important sera non seulement de détecter la menace - c'est le rôle de Viginum -, mais aussi de savoir expliquer qu'une ingérence a eu lieu et d'être convaincant sans provoquer la défiance.

Il faut donc, de la part de l'État, un effort équilibré : d'une part, construire la capacité de Viginum à remplir sa mission ; d'autre part, renforcer la capacité de l'espace médiatique, le moment venu, à porter le message, via un réseau d'experts. Le jour où une menace est détectée, tout notre écosystème républicain doit pouvoir se mobiliser ; alors nous serons capables de résister à pareil événement.

Ce qui importe, donc, c'est le travail dans la durée. De ce point de vue, nous considérons les élections municipales comme un premier test, avant l'élection présidentielle, de notre faculté à accroître, par un maillage territorial, la résilience informationnelle de la République.

M. Hugues Moutouh. - Le droit français ne prévoit pas d'intervention a priori. Il existe une différence essentielle entre la France et la Roumanie : la Cour constitutionnelle roumaine avait la compétence d'annuler les résultats du premier tour de l'élection avant même la tenue du second tour et la proclamation des résultats définitifs. En France, la question ne se pose pas : le juge électoral intervient a posteriori.

Aujourd'hui, à droit constant, le seul acteur habilité à intervenir est le fameux tiers de confiance, c'est-à-dire la Commission nationale de contrôle de la campagne électorale en vue de l'élection présidentielle. Or je rappelle que celle-ci n'a aucun pouvoir juridique de sanction : elle dispose d'un simple pouvoir de saisine du Conseil constitutionnel, lequel ne peut lui-même intervenir avant que l'élection ne soit achevée. Les menaces actuelles sont d'une ampleur que n'avait pas anticipée le législateur constitutionnel de 1958...

Mme Muriel Jourda, présidente de la commission des lois. - Nous avons compris que, s'il peut y avoir des élections sous influence, nous sommes relativement armés pour agir, même s'il nous manque à la fois quelques décrets d'application et une doctrine que nous connaîtrons néanmoins bientôt.

Il restera sans doute à armer la société civile et à veiller, au pays de la liberté d'expression, à ne pas confondre les fausses nouvelles avec des nouvelles qui nous dérangent !

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 12 h 00.