Jeudi 13 novembre 2025

- Présidence de Mme Micheline Jacques, présidente -

La réunion est ouverte à 8 h 45.

Présentation par MM. Dominique de Legge et Rachid Temal des conclusions du rapport de la commission d'enquête sur les politiques publiques face aux opérations d'influences étrangères

Mme Micheline Jacques, présidente. - Mes chers collègues, lors de notre première réunion de la session, consacrée à notre programme de travail 2025-2026, notre collègue Rachid Temal a proposé une présentation des conclusions du rapport de la commission d'enquête sur les politiques publiques face aux opérations d'influences étrangères, dont il a été le rapporteur et Dominique de Legge le président.

Vous avez été unanimes à y voir une excellente initiative. Ce rapport dresse en effet une typologie des menaces auxquelles la France est confrontée et formule des recommandations pour une stratégie globale, nationale et interministérielle de lutte contre les influences étrangères malveillantes, en intégrant les enjeux financiers et ultramarins.

MM. Temal et de Legge sont donc venus ce matin nous exposer leur travail précurseur, qui fait aujourd'hui figure de référence, et pour échanger avec nous sur les menaces qui visent notamment nos outre-mer. Je tiens à les en remercier chaleureusement. Je n'ai pas besoin d'insister sur l'actualité de leurs travaux alors que nous avons examiné la semaine dernière les recommandations de nos excellentes rapporteures, Jacqueline Eustache Brinio et Evelyne Corbière Naminzo, sur la coopération régionale dans le bassin Atlantique. Sous la coordination de Christian Cambon, nous avions également abordé l'an dernier la situation dans le bassin Indien, avec Stéphane Demilly et Georges Patient.

M. Dominique de Legge. - Je suis très heureux de vous présenter ce matin les conclusions de nos travaux, qui ont duré cinq mois : nous avons eu 46 auditions, 6 déplacements ; 120 personnalités ont été entendues, dont 5 ministres. Cette commission d'enquête, initiative du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain portée par Rachid Temal, faisait suite à d'autres travaux du Parlement : notons, au Sénat, ceux menés par André Gattolin sur les influences dans le monde universitaire et par Claude Malhuret sur TikTok ; à l'Assemblée nationale, ceux de Constance Le Grip sur les ingérences politiques ; enfin, les travaux conjoints de la délégation parlementaire au renseignement, présidée par Sacha Houlié.

Relevons que le Sénat parle davantage d'« influence étrangère », tandis que l'Assemblée nationale préfère le terme d'« ingérence ». La sémantique a son importance. Dans l'absolu, l'ingérence renvoie à la souveraineté, à l'indépendance, à la capacité à agir. L'influence, elle, n'est pas en soi répréhensible. Qui ne cherche, dans nombre de contextes, à infléchir par son influence la position d'un partenaire ? L'influence prend toutefois une tout autre dimension si elle découle d'une volonté délibérée de nuire ou d'affaiblir celui qui n'est plus un partenaire, mais une cible ou un adversaire.

Je souhaite partager avec vous cinq réflexions issues de nos travaux.

Premièrement, si l'influence et la désinformation ne sont pas des phénomènes nouveaux dans les relations entre États, ce qui est nouveau, c'est le recours au support numérique, qui échappe pratiquement à tout contrôle, avec un effet d'amplification et de démultiplication. Ainsi, la cible devient potentiellement, et à son insu, un acteur de sa propre désinformation en participant à la diffusion des messages.

Deuxièmement, le combat est asymétrique. Les démocraties sont les premières cibles, mais le combat est inégal. Nos principes ne nous autorisent pas le recours à certains procédés et méthodes propres aux dictatures. La liberté d'expression et d'opinion est confrontée à trois réalités : le support numérique diffuse davantage des opinions que des faits ; le contrôle des sources et l'anonymat sont au coeur du sujet ; enfin, le recours à l'intelligence artificielle peut rendre crédibles des faits qui n'ont jamais existé.

Troisièmement, les moyens aussi sont asymétriques. Pendant nos travaux, l'Azerbaïdjan, qui n'est tout de même pas une grande puissance militaire, est parvenu à déstabiliser notre pays dans le Pacifique. La dissuasion nucléaire importe moins que le narratif, y compris pour la réponse.

Quatrièmement, la culture du secret reste prégnante. Les nombreuses demandes de huis clos pour nos auditions attestent de la sensibilité du sujet, alors même que le secret conservé sur les origines des émetteurs malveillants, leurs méthodes et leurs objectifs participe de leur stratégie et contribue à les protéger. Ainsi du réseau social X : tout en défendant les libertés d'expression et de diffusion, il se réfugie derrière le huis clos afin de protéger ses porte-parole. Quant à la DGSI (direction générale de la sécurité intérieure), tout en nous expliquant que la lutte contre ce fléau passe par la mise en lumière des pratiques, elle opposait sur bien des points le secret-défense à la représentation nationale...

Cinquième et dernière réflexion, on relève tout de même une prise de conscience des pouvoirs publics. Les ministères régaliens au moins ont pris la mesure de l'enjeu et engagé des initiatives, qui méritent sans doute d'être plus coordonnées. Le ministère de l'économie pourrait sans aucun doute être plus vigilant sur le contrôle des investissements étrangers en France. Enfin, la prise de conscience de l'éducation nationale, des universités, des médias et de la culture laisse à désirer.

En conclusion, il nous apparaît qu'il faut sortir de la naïveté. Les réseaux sociaux ne sont pas le monde des Bisounours ! On peut certes y communiquer de façon sympathique, mais ce sont aussi les supports d'offensives destructrices. C'est la raison pour laquelle nous avons inclus dans le titre de notre rapport le terme de « mobilisation », qui renvoie à un vocabulaire militaire. Il s'agit de la mobilisation de toute la Nation dans cette « néo-guerre » ; ce n'est pas simplement l'affaire de spécialistes, mais celle de chacun d'entre nous, du monde de l'entreprise, du monde associatif, des ministères, etc.

Mais je cède sans plus tarder la parole à Rachid Temal, dont l'engagement dans cette commission d'enquête n'a pas eu d'égal. Je veux souligner le plaisir que j'ai eu à travailler avec lui dans une bonne intelligence tout à fait réelle !

M. Rachid Temal. - Le plaisir fut complètement réciproque ! Nous avons veillé à n'avoir aucun désaccord majeur entre nous, ce qui est venu assez naturellement. Nous partagions régulièrement nos réflexions, nous construisions ensemble le programme des auditions. Cela nous a permis d'aboutir à un rapport de qualité, salué par les spécialistes, et à des propositions soutenues à l'unanimité par les membres de la commission d'enquête.

Revenons brièvement sur l'origine de cette commission d'enquête. Rappelons-nous des débats qui se sont développés sur le rôle des plateformes numériques à partir de 2016, autour du vote pour le Brexit et de la première élection de Donald Trump. On en discutait, mais comme si la France était protégée d'opérations d'influence menées par ces canaux, comme si nous étions dans une bulle. Les « Macron Leaks » de 2017 ont été une première prise de conscience. On a commencé à examiner les conditions de préservation de la démocratie et les moyens de lutte contre ces campagnes bien réelles. C'est ainsi que l'idée nous est venue de cette commission d'enquête.

Nous avons retenu le concept d'« influence », car celle-ci est une réalité tangible. La France, comme tous les autres pays, mène des politiques d'influence, pour diffuser le plus largement possible notre langue, notre culture, notre vision du monde. Ces démarches sont saines, dès lors qu'elles sont transparentes et assumées. En revanche, quand certains États usent de techniques d'influence dans des logiques de fracturation d'autres États et de leur système démocratique, cette influence devient malveillante - c'est évidemment sur ces situations que nous nous sommes concentrés.

Nous avons aussi souhaité, dans une plus grande mesure que les travaux antérieurs sur ce sujet, nous inscrire dans une logique d'élaboration d'une politique publique en la matière, au-delà de l'analyse factuelle.

Nous sommes partis du constat de la réalité de la menace. Il fallait sortir de la naïveté, cesser de croire que tout cela n'était pas bien important, qu'il ne s'agissait que de quelques influenceurs sans impact sur la vie démocratique ou économique. Nous devons prendre conscience que, dans notre monde fracturé et compétitif, une véritable guerre est menée, une guerre dont nous sommes l'une des principales cibles. Certains, plutôt que de lancer des bombes, utilisent les réseaux sociaux pour parvenir à leurs fins. Dès lors, la France doit s'armer dans ce domaine comme elle l'a fait pour la guerre conventionnelle. Nos adversaires consacrent des moyens considérables à ces entreprises de fracturation des sociétés occidentales - la Chine, la Russie, l'Azerbaïdjan consacreraient près d'un milliard d'euros à la rémunération de relais d'influence.

Pour sortir de la passivité, il faut occuper le terrain du narratif. Les adversaires que j'ai mentionnés ont des histoires à raconter, mais quelle histoire racontons-nous au monde ? Que disons-nous de ce qu'est la France ? Il faut se montrer plus volontariste.

Il faut également sortir de l'empirisme et de la dispersion des actions menées en France par différents organismes, chacun dans son coin. Certes, je salue bien sûr le travail de Viginum (service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères) et d'autres structures, qui sont des succès, mais l'ensemble n'est pas coordonné, il ne s'agit pas d'une véritable politique.

Nous devons en somme changer de paradigme face à un phénomène qui, lui aussi, a complètement changé, en s'appuyant sur les réseaux sociaux et sur les capacités de l'intelligence artificielle générative, qui permet d'inventer personnages et faits, et face à laquelle la capacité du cerveau humain à distinguer le vrai du faux devient quasiment impossible. Il s'agit d'une rupture civilisationnelle, où la machine est capable de dépasser l'être humain. Il faut reconnaître la faible capacité des États à intervenir sur des réseaux sociaux dont les modèles économiques s'appuient largement sur les fausses informations - celles-ci, ou du moins celles qui prêtent à débat, génèrent dix fois plus de clics et de réactions que les informations réelles ! Nous sommes tous à la fois acteurs et victimes de ce phénomène.

Nous avons voulu donner à notre travail le périmètre le plus large possible, en abordant les questions politiques, bien sûr, mais aussi l'éducation, l'outre-mer, la défense, la culture, etc., dans une logique de cercles concentriques.

Je veux à présent vous exposer les plus importantes de nos propositions.

Tout d'abord, nous regrettons l'absence à ce jour d'études universitaires menées dans la durée sur la réception des opérations de manipulation de l'information. Pour comprendre un phénomène, il faut l'étudier sur le long terme ; c'est ce que nous appelons de nos voeux.

Nous recommandons ensuite de nous doter d'une stratégie nationale globale, interministérielle, mais aussi territoriale, sans laquelle nous continuerons d'être attaqués par des structures bien organisées et affranchies des contraintes de ce qui est en même temps notre force, à savoir notre démocratie.

Il faut donc - troisième recommandation cruciale - établir une doctrine claire de réponse aux opérations d'influence malveillante. On se demande toujours s'il faut ou non répondre. Je pense au cas de la prétendue découverte d'un charnier sur une base française au Mali après le départ de nos troupes. La fausse information, issue officiellement de l'armée malienne, appuyée bien sûr par les mercenaires du groupe Wagner, affirmait que l'armée française avait tué des Maliens et dissimulé les corps ; elle s'est répandue comme une traînée de poudre. Heureusement, l'armée française ayant laissé un drone au-dessus de la base en partant, on a pu démontrer, images à l'appui, que les corps y avaient été enterrés après coup ! La France a pu, dans ce cas d'espèce, riposter très rapidement. Depuis lors, il est arrivé que le Président de la République lui-même, sur ses réseaux sociaux, démonte de fausses nouvelles. Mais trop souvent, en considérant que ce doit être l'affaire des spécialistes, personne n'en parle, ce qui empêche d'avoir conscience de ce qui se passe.

La quatrième recommandation cruciale consiste à demander que l'on conforte le rôle de Viginum. Cette structure, placée auprès du secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), lui-même rattaché au Premier ministre, a la capacité technique d'identifier les opérateurs d'attaque. Les notes qu'il produit sont publiques ; elles indiquent quel groupe nous a attaqués et selon quelles modalités, d'où sort la fausse information, quels en sont les relais, et ce qui démontre sa fausseté. C'est un outil que nos partenaires européens nous envient, une vraie pépite ! Il est d'autant plus important d'y insister à l'orée de la discussion budgétaire que l'an dernier, alors que nous proposions de renforcer ses moyens, il était prévu de les réduire. Il faut pourtant développer l'expertise technique de Viginum et le doter d'antennes régionales.

La question de la formation nous est, elle aussi, apparue essentielle. Il importe de nous doter d'opérateurs aisément identifiables qui seraient à même d'aider les collectivités, les entreprises, les grandes structures publiques, de former des référents en leur sein, de leur apprendre les mesures de sécurité et de prévention requises, mais aussi la meilleure manière de répondre aux attaques, de communiquer à leur sujet. C'est une demande que nous ont exprimée les représentants du Medef, qui ont demandé à nous rencontrer après la publication du rapport. Tous veulent savoir qui appeler pour être formés à ces questions.

Un portage politique aussi est indispensable si l'on veut aboutir à une mobilisation de toute la Nation. L'on dit que la France est protégée, parce que les services de renseignement y travaillent ; c'est bien, nous ne le contestons pas, mais ce problème nous concerne tous, nous sommes tous des cibles et souvent, malgré nous, des propagateurs de fausses nouvelles. Or, en France, du fait de notre histoire, sans portage politique au plus haut niveau, les choses n'avancent pas. C'est pourquoi nous demandons qu'il se fasse à l'échelon du Premier ministre, ou à tout le moins d'un ministère d'État capable de mobiliser tous les services. Nous avons vu combien cela peut être efficace dans des pays comme l'Estonie, où des réunions régulières ont lieu entre le gouvernement, les grands acteurs économiques, les structures éducatives, etc., pour améliorer la réactivité face à une menace qui est loin d'être statique, mais se fait chaque jour plus sophistiquée. Il importe aussi de créer un observatoire des influences étrangères malveillantes pour mesurer le niveau de la menace et ses évolutions, de manière publique.

Voilà ce qui constitue selon nous la base d'une politique publique efficace en la matière. Certes, le SGDSN nous affirme travailler lui-même à une stratégie nationale. Nous avons publié ce rapport ; l'exécutif peut évidemment aller plus loin s'ils le souhaitent, mais ils seraient bien inspirés de se fonder sur nos travaux, d'autant que le Parlement dispose d'une liberté et d'une vision globale qui manquent trop souvent aux services administratifs, trop souvent bridés par les règles et les organisations existantes.

J'en viens à des recommandations plus sectorielles et, en premier lieu, à la question des investissements étrangers. L'outil de contrôle qui existe actuellement est utile, mais il faut aller beaucoup plus loin, notamment sur la question de l'information et sur celle du contrôle démocratique des structures qui doivent être ciblées.

Un autre élément d'intérêt concerne les médias et la culture. Nous formulons une recommandation qui détonne sans doute un peu, mais que nous assumons : nous doter d'une « pléiade d'influence » culturelle chargée de porter notre message, un groupe de créateurs issus de différentes disciplines artistiques qui construiraient un narratif. Nous sommes largement passés de l'ère de l'écrit à celle de l'image ; or la réponse que nous offrons aujourd'hui reste largement écrite. Il serait donc intéressant de mobiliser la capacité artistique de notre pays. Il ne s'agit pas de créer une sorte de ministère de la propagande, chargé de la diffusion d'une « vérité officielle » ; simplement, il faut traduire nos valeurs dans un projet d'influence diffusé dans le monde entier.

Cela nous amène à nous interroger aussi sur notre audiovisuel public extérieur, dont les moyens sont aujourd'hui assez faibles. Par ailleurs, il faut prendre en considération le fait que, notamment sur le continent africain, beaucoup d'infrastructures de diffusion audiovisuelle sont contrôlées par la Chine, qui en fait une sorte de cheval de Troie et empêche la diffusion de contenus contraires à ses intérêts.

Nous souhaitons également que la coopération avec nos partenaires européens soit plus importante. Nous faisons face à des attaques coordonnées d'envergure européenne, nous l'avons vu lors des manifestations d'agriculteurs dans plusieurs pays - France, Allemagne, Pologne... -, où des acteurs hostiles ont profité d'un malaise tout à fait réel pour y greffer une stratégie d'influence visant à fracturer nos sociétés.

Quant aux plateformes numériques, elles sont au coeur du sujet. Nous saluons les mesures de régulation prises à l'échelon européen, notamment le DSA (Digital Services Act), ainsi que le lancement de plusieurs enquêtes. Il faut désormais prendre les décisions particulières qui s'imposent. Dominique de Legge a évoqué X, ce chantre de la liberté d'expression qui rechignait à une audition publique et, depuis le retour au pouvoir de Donald Trump, a supprimé les quelques modérateurs qu'ils avaient. De telles plateformes refusent d'assumer leur rôle d'éditeur. Alors que, dans les médias classiques, tout se publie sous l'autorité d'un rédacteur en chef qui endosse la responsabilité juridique des publications, ces plateformes considèrent qu'elles ne fournissent que les « tuyaux », et que tous les discours de haine et les fausses informations qui s'y déversent ne sont pas de leur responsabilité. Ce modèle a peut-être un sens économique, mais il est inadmissible dans une démocratie. Nous devons mener une véritable bataille en la matière, comme certains de nos collègues le font depuis longtemps au Sénat, pour enfin avancer sur la question.

Ces questions nous incitent aussi, au-delà de la régulation, à mener une politique industrielle volontariste dans ce secteur. Aujourd'hui, parmi les grands acteurs du numérique, il n'y a aucune plateforme européenne. Les règles européennes de libre concurrence ne devraient pas empêcher l'émergence de géants capables de rivaliser avec les plateformes existantes et les nouveaux acteurs du spatial, du quantique, ou de l'intelligence artificielle. Il faut encourager la construction de tels acteurs européens, par une politique industrielle digne de ce nom.

J'en viens au cas de l'université, où nous faisons face aux conséquences de la politique menée depuis plusieurs années, par laquelle nous demandons aux universités de trouver des sources de financement en dehors de la sphère publique. Aujourd'hui, en pratique, des financements sont offerts par des pays étrangers, qui se disent prêts à financer des chaires ou des bourses, mais au prix d'un certain contrôle sur les sujets de recherche. Ces pays cherchent aussi à développer ainsi leurs rapports avec nos futures élites.

Il faut développer la culture de vigilance vis-à-vis des opérations d'influence étrangère et d'espionnage au sein de l'éducation nationale et de l'enseignement supérieur. On a certes mis en place un écosystème de laboratoires protégés, mais il en reste beaucoup - quelque 1 500 - qui devraient l'être et ne le sont pas aujourd'hui. Cela fait qu'on assiste à un pillage massif de l'intelligence française. C'est aussi pourquoi nous réclamons des procédures systématiques d'encadrement du financement étatique ou paraétatique des bourses.

Par ailleurs, si des référents enseignement de défense et de sécurité (REDS) ont été mis en place dans les établissements, tous les présidents d'université ne sont pas habilités au secret défense ; nous avons eu connaissance d'un cas où seule la directrice de cabinet l'était - elle ne pouvait donc pas communiquer librement avec son président sur certains sujets cruciaux. Une question similaire se pose pour les ministres non régaliens.

Nous avons également travaillé sur le contrôle du financement étranger des cultes. Contrairement à certaines idées reçues, la première religion financée par des fonds publics extérieurs n'est pas l'islam, mais le protestantisme.

Enfin, nous nous sommes intéressés à la vie politique, ce qui nous a notamment conduits à proposer d'interdire aux personnes physiques étrangères ne résidant pas en France de consentir un prêt à des partis politiques. Aujourd'hui, un résident d'un autre pays européen peut sans problème accorder un financement de plusieurs millions d'euros à un parti français, sans même de garantie de remboursement.

Nous recommandons aussi d'interdire à un parti ou un candidat de collaborer avec des influenceurs ou des plateformes d'influenceurs pour mener des campagnes électorales rémunérées, ce qui est possible aujourd'hui.

Nous voulons également renforcer les pouvoirs de la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques (CNCCFP), en lui permettant de demander aux prêteurs d'établir l'origine des fonds octroyés à un candidat ou à un parti, ce qui n'est pas le cas actuellement. Nous souhaitons aussi lui donner accès au fichier national des comptes bancaires (Ficoba) et permettre à Tracfin de lui transmettre des informations. Toutes ces mesures ne sont pas très compliquées : il faut simplement mieux organiser les flux. Cela requiert aussi d'allouer plus de moyens à la CNCCFP.

Il faudrait aussi pouvoir s'assurer de l'absence d'exposition des ministres « pressentis » à des influences étrangères, et encourager le sourçage systématique des amendements et des questions portés au débat parlementaire. Il est essentiel que chacun sache d'où l'on parle et avec quelle information.

Pour une réelle mobilisation de la Nation, il est indispensable d'impliquer la jeunesse dans ce mouvement. On pourrait ainsi imaginer que la Journée défense et citoyenneté, seul moment où nous pouvons toucher tous les jeunes, comporte un volet consacré aux influences étrangères. Cela pourrait nous aider à créer une réserve opérationnelle citoyenne sur ces questions, comme il en existe dans d'autres pays. Il faudrait disposer d'une communauté qui puisse dire : Telle information est fausse et nous pouvons le démontrer.

Enfin, l'éducation nationale doit mieux encore développer l'esprit critique, dès le plus jeune âge, par un renforcement de la sensibilisation aux médias. Il faut que chaque jeune puisse, grâce aux cours de mathématiques, interpréter des graphiques, voir quand ils sont faux ou détournés. Ainsi, à chaque fois qu'on est confronté à une information, on a le réflexe d'en vérifier l'origine et la véracité, de faire preuve de recul et discernement. Tel est l'espoir que nous devons avoir pour notre jeunesse.

En somme, je le redis, il s'agit de sortir de la naïveté et d'assumer ce conflit. La meilleure réponse est la démocratie, mais une démocratie qui s'assume, qui porte ses valeurs. Cela concerne toute la Nation. En tout cas, ce fut un plaisir que de rédiger ce rapport, qui a a eu un franc succès. J'espère qu'il pourra être utile à notre pays.

Mme Micheline Jacques, présidente. - Je vous remercie de cet exposé très brillant, qui suscite chez moi plusieurs questions et réflexions, dont je vous ferai part après celles de nos collègues qui souhaitent s'exprimer.

M. Stéphane Demilly. - Comme nous sommes la délégation aux outre-mer, ma première question est toute naturelle : les outre-mer sont-ils une cible privilégiée des diffuseurs de fausses nouvelles ?

Avez-vous pu établir une sorte de palmarès des pays particulièrement ciblés par les fausses nouvelles ? D'autres pays européens sont-ils affectés par les opérations politiques d'influence russe en particulier ?

Enfin, comment proposez-vous d'enrichir notre arsenal technique et juridique pour contrer cette diffusion de fausses nouvelles ?

M. Thani Mohamed Soilihi. - Je remercie avant tout les auteurs de ce rapport de très grande qualité. La tâche est immense ; pour la mener à bout, il faut prendre conscience du problème, mais surtout nous mettre à agir, car les constats évidents ne devraient pas prendre trop de temps. Ainsi de la francophonie également : on constate depuis des années que le français est en perte de vitesse, mais que fait-on, collectivement, pour affronter ce problème ? Le passage à l'action est essentiel.

Les sanctions sont difficiles envers des acteurs difficilement identifiables, il faut donc commencer par éduquer nos concitoyens et par coopérer avec nos partenaires. Par ce terme, j'entends tout le monde de la francophonie, 90 États avec lesquels nous avons en commun la langue, mais aussi des valeurs. Cette coopération peut s'appuyer sur des institutions existantes, comme le Réseau francophone des régulateurs des médias (Refram), créé en 2007 à Ouagadougou.

Si vous me pardonnez d'anticiper votre réponse à M. Demilly, j'ai en tête deux exemples d'opérations d'influence étrangère malveillante visant nos outre-mer. On a cité, bien sûr, le rôle de l'Azerbaïdjan dans la crise en Nouvelle-Calédonie, mais on oublie trop souvent la diversion employée par la Russie pour riposter aux condamnations suscitées par son invasion de la Crimée : elle expliquait que la France ne faisait pas autre chose à Mayotte, qui serait un territoire occupé. C'est évidemment une ineptie totale, les Mahorais ayant choisi de rester Français.

Les exemples de telles opérations pourraient être multipliées, tout simplement parce que la France, de par ses outre-mer, suscite des jalousies. Nous sommes le seul pays ayant 35 frontières avec d'autres pays ; grâce à nos outre-mer, nous sommes la deuxième puissance maritime du monde. Ces qualités suscitent la convoitise de puissances qui aimeraient bien être à notre place...

Mme Solanges Nadille. - Ce rapport étaye le constat que nous faisons tous de la présence d'influences étrangères sur nos territoires, en particulier ultramarins.

Vous préconisez, dans votre recommandation n° 35, de conduire des enquêtes auprès des ministres « pressentis » pour s'assurer de l'absence d'exposition à des influences étrangères ». Ne serait-ce donc pas déjà le cas ?

Vous recommandez par ailleurs de doter Viginum du statut d'agence de l'État. Je ne suis pas une adepte de telles structures. Pourrions-nous envisager d'autres possibilités pour structurer notre riposte ?

Mme Micheline Jacques, présidente. - Concernant le financement des partis politiques, j'ai été frappée, lors de la dernière élection présidentielle, par le fait que, dans la majeure partie des territoires ultramarins, on ait voté au premier tour majoritairement pour l'extrême gauche, puis au second tour pour l'extrême droite. Les opérations d'influence que vous avez étudiées ont-elles pu avoir un impact sur ces résultats assez criants ?

Dans le cas de Mayotte, la Russie a soutenu, aux Comores, le président Azali Assoumani, allant jusqu'à promettre de l'aider à récupérer Mayotte. Par ailleurs, à Mayotte, c'est un parti d'extrême droite, qui serait financé par des fonds liés à la Russie, qui recueille le plus de voix.

La perte de confiance des citoyens dans les politiques publiques résulte-t-elle de ces influences ? Enfin, quelle place nos outre-mer occupent-ils dans la stratégie française de lutte contre ces ingérences ?

M. Rachid Temal. - Notre travail intègre bien sûr les problématiques liées à l'outre-mer. M. Mohamed Soilihi a raison, la France est jalousée, et ce pour de nombreuses raisons : à celles qu'il a citées, j'ajouterai notre qualité de membre permanent du Conseil de sécurité, notre dissuasion nucléaire, mais aussi le fait que nous sommes la première puissance européenne présente dans l'espace indopacifique.

Parmi les principales puissances se livrant à ces opérations d'influence, on compte la Russie, la Chine, la Turquie de manière croissante, mais aussi l'Azerbaïdjan, qui démontre qu'une petite nation sans capacité militaire proche de la nôtre peut tout de même nous faire très mal. Tous se servent contre nous de la question coloniale, à Mayotte comme ailleurs.

M. Mohamed Soilihi a également raison de souligner la nécessité de l'action dans ce domaine ; ce qu'il manque surtout aujourd'hui pour avance, c'est une stratégie française.

Viginum est d'ores et déjà une agence de l'État ; ce qui est indispensable, c'est un pilotage national de cette politique.

Un élément qui ne figure pas au rapport, mais sera crucial dans les prochains mois, est la vulnérabilité des prochaines élections municipales ; chaque échéance électorale voit en effet des opérations de plus grande ampleur que la précédente. Or, dans les communes de moins de 9 000 habitants, qui sont tout de même une large majorité, aucun compte de campagne n'est exigé. N'importe qui peut, sans aucun contrôle, employer un million d'euros à se faire élire maire de sa commune. Des mesures doivent être prises.

Nous savons pertinemment que certains partis aujourd'hui ont partie liée avec des puissances étrangères. On constate que le Rassemblement national (RN) et La France insoumise (LFI) adoptent, sur un certain nombre de grandes questions internationales, des positions assez proches de celles de M. Poutine ; cela nous alerte. Le fait que le RN ait été financé pendant longtemps par une banque russe est aussi un élément significatif.

Les gens votent comme ils le veulent, mais les votes en faveur des extrêmes, des partis populistes qui affirment que le système est à bout, qu'il faut en finir, révèlent souvent des influences étrangères. Dans les outre-mer, celles-ci s'appuient souvent sur la dénonciation d'un système colonial néfaste. L'outre-mer est donc cruciale, car elle est aujourd'hui une porte d'entrée pour les ingérences malveillantes envers notre pays.

Notre travail se veut un rapport de politique publique, nous n'avons pas voulu simplement établir un état des lieux. Nos 47 recommandations s'inscrivent dans une logique globale ; ne rien faire aurait des conséquences extrêmement dommageables.

La Nouvelle-Calédonie est l'exemple parfait de ces enjeux. Elle est inscrite sur la liste des pays à décoloniser des Nations unies, ce qui permet à ces puissances malveillantes de répéter jour après jour que nous sommes un mauvais pays, du mauvais côté de l'histoire. Il nous faut donc réaffirmer que la démocratie doit prédominer, mais cela exige puissance et clarté. C'est pourquoi il faut mobiliser toute la Nation.

Mme Micheline Jacques, présidente. - Merci encore de votre exposé et de vos réponses. Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo, disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 9 h 35.