Projet de loi de finances pour 2016 (Seconde partie - Suite)

M. le président.  - L'ordre du jour appelle l'examen des crédits de la mission « Justice » du projet de loi de finances pour 2016, adopté par l'Assemblée nationale.

Justice

M. Antoine Lefèvre, rapporteur spécial de la commission des finances .  - Le Gouvernement présentait pour cette année un projet de budget Justice en légère augmentation, même si de nouveaux crédits ont été ouverts dès mars dans le cadre du plan de lutte antiterroriste pour renforcer l'administration pénitentiaire et la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), créer des postes d'aumôniers dans les prisons mais aussi de magistrats.

Ce sont 7,9 milliards d'euros en crédits de paiements et 8 milliards en autorisations d'engagements qui sont proposés cette année. La commission des finances a approuvé ces crédits sous réserve de la traduction des engagements que le président de la République a pris devant le Congrès. L'amendement que nous présentera Mme la ministre modifie sensiblement les équilibres : 2 500 emplois sur deux ans, 267 millions d'euros de crédits supplémentaires dès 2016.

Cette fois-ci, le Gouvernement propose de renforcer les juridictions à commencer par celles chargées, directement ou indirectement, de lutter contre le terrorisme, comme les juridictions interrégionales spécialisées.

Pour le Sénat, il était urgent de mettre l'accent sur les juridictions, garantes des libertés fondamentales. Cependant, parviendrez-vous à recruter 3 450 personnes en deux ans alors que l'administration pénitentiaire puise dans le même vivier que la police, la gendarmerie et la défense ? Magistrats, greffiers, éducateurs, surveillants doivent être formés. Les écoles professionnelles auront-elles les moyens de faire face ? Pouvez-vous nous indiquer où en est la réforme de la plateforme nationale des interceptions judiciaires ? D'un coût de 140 millions d'euros, elle accuse un retard d'un an. À quelles difficultés faites-vous face ? Une fois opérationnelle, elle devrait permettre de faire des économies sur les frais de justice. D'ailleurs, quelles actions envisagez-vous afin de réduire les frais de justice, poste sur lequel des économies étaient prévues ? (Applaudissements sur les bancs du groupe Les Républicains)

M. Yves Détraigne, rapporteur pour avis de la commission des lois pour la justice judiciaire et l'accès au droit .  - Ce budget a été brusquement modifié à la suite des attentats et de l'annonce de 2 500 créations d'emplois, qui s'ajoutent aux 1 584 postes déjà programmés sur la période 2015-2017. Nous ne pouvons qu'approuver ces créations indispensables. Mais comment seront-ils pourvus ? En 2014, seuls 24 postes de magistrats ont été pourvus sur les 63 annoncés ; en 2015, 34 seulement, sur les 64 prévus.

Le bleu budgétaire prévoyait de corriger à la baisse le plafond d'emplois de 324 ETPT pour l'ajuster aux réalités du recrutement et de l'affectation des magistrats. Certes, la non consommation des emplois permet de recruter des vacataires ou des auxiliaires de justice, mais on ne peut plus se satisfaire de cette situation.

Les effectifs réels de magistrats affectés en juridiction sont passés de 7 710 en 2009 à 7 458 en 2014 ; le taux de vacances est passé de 0,39 % à 5,3 %. Même baisse, de 2 %, pour les magistrats dans les services administratifs. Comment les postes annoncés seront-ils pourvus, sachant que la justice judiciaire va hériter du contentieux des étrangers, qui représente une charge de travail nouvelle, et sachant qu'il faut 31 mois pour former un magistrat ?

Quant à l'aide juridictionnelle, elle a besoin d'une évolution structurelle, qui aille au-delà du simple relèvement de l'unité de valeur.

Je conclus en rendant hommage à l'ensemble des magistrats et personnels judiciaires qui, avec des moyens plus faibles que dans bien des pays comparables, font preuve d'un grand sens du service public.

M. Yves Détraigne, en remplacement de Mme Cécile Cukiermann, rapporteure pour avis de la commission des lois pour la protection judiciaire de la jeunesse .  - Je parle maintenant au nom de Mme Cukiermann, qui vous demande d'excuser son absence.

Les crédits du programme « Protection judiciaire de la jeunesse » s'élèvent à 795,6 millions d'euros en crédits de paiement, en hausse de 2,34 % par rapport à 2015. Le plafond d'emploi de la PJJ augmente de 196 ETPT, du fait de la création de postes prévue par le plan de lutte antiterroriste. Dans ce cadre, une mission nationale de veille et d'information a été mise en place le 1er avril 2015 pour prévenir la radicalisation, et 69 référents laïcité-citoyenneté ont été créés.

Les crédits du secteur associatif habilité continuent de diminuer, alors qu'il est essentiel pour la diversification des mesures de placement. Cela conduit à diminuer le nombre de places dans les établissements habilités conjointement par les conseils départementaux.

Les acteurs de la justice des mineurs soulignent tous l'illisibilité de l'ordonnance du 2 février 1945, dont la réforme ne semble plus être à l'ordre du jour. Ils déplorent les retards d'exécution des mesures d'investigation en matière pénale et civile et ne comprennent pas les quotas accordés au secteur associatif, alors que le service public est sous-dimensionné.

En dépit de ces réserves, la commission des lois a donné un avis favorable aux crédits de la protection judiciaire de la jeunesse.

M. Hugues Portelli, rapporteur pour avis de la commission des lois pour l'administration pénitentiaire .  - La commission des lois a émis à l'unanimité un avis favorable à l'adoption de ces crédits.

Un mot d'abord sur les effectifs de l'administration pénitentiaire : lorsqu'on soustrait les départs en retraite, les démissions, les lauréats qui renoncent au bénéfice de leur poste, il y a bien une perte sèche - au point que les effectifs annoncés risquent de ne pas être pourvus de manière satisfaisante. Plus on crée de places dans les prisons, plus les juges prononcent des peines de prison. Vous développez les peines alternatives à la prison, mais attention au chevauchement : les sursis à exécution sont 136 fois plus nombreux que la contrainte pénale. Est-ce une habitude prise par les juges ?

Concernant la sécurité, 1 300 téléphones portables ont été interceptés en un an dans une même maison d'arrêt. La solution est-elle la course permanente au brouillage, qui pénalise les riverains ?

Vous allez créer plus de postes d'aumôniers musulmans, c'est bien. Mais l'aumônier catholique ou protestant est entouré de toute une équipe, qui réalise un important travail social auprès des détenus ; l'aumônier musulman est seul. Aux Baumettes, 80 % des détenus musulmans font le ramadan, 30 % font la prière.

M. Guillaume Arnell .  - Gardienne des libertés individuelles et de l'état de droit, la justice est l'institution démocratique par excellence. Après les attentats, le droit doit l'emporter sur la vengeance, Thémis sur Némésis.

En ces temps de restriction budgétaire, je salue l'effort, justifié : une hausse de 1,5 % des crédits de la mission, et de 8 % sur les quatre dernières années. Le groupe RDSE a approuvé vos principales réformes : contrainte pénale, service d'accueil unique des justiciables, dématérialisation et simplification des procédures et réforme de l'aide juridictionnelle, à l'issu d'un dialogue constructif avec les avocats.

Nous approuvons la priorité donnée à la lutte contre la criminalité à grande échelle, en particulier le terrorisme, à heure où la sécurité est la principale préoccupation des Français. La justice et le renseignement doivent collaborer activement, car nos établissements pénitentiaires sont des lieux de radicalisation pour des jeunes qui sont des proies faciles. Après les attentats de janvier, l'isolement des détenus islamistes radicaux a été expérimenté à Fresnes, puis dans d'autres prisons franciliennes. Cependant, est-il normal que ces prisonniers arrivent à se procurer des téléphones portables leur permettant d'être en contact avec la Syrie, ou des publications de propagande djihadiste ? Il faut plus de moyens pour que la justice joue son rôle en matière de prévention de la récidive.

Enfin, les peines sont trop souvent inappliquées ou exécutées trop tardivement. C'est aussi le cas à Saint-Martin, pour cause de surpopulation des prisons ou de délais de jugement anormalement longs. Les services d'insertion et de probation doivent être renforcés, les peines à des travaux d'intérêt général être davantage utilisées : elles ne représentent que 4 % des peines prononcées. La création d'un centre éducatif fermé à Saint-Martin pourrait être une solution adaptée.

Enfin, la question de l'inamovibilité au bout de dix ans des magistrats pourrait être abordée. La mission de la justice, régalienne, est incommensurable. Les moyens doivent être à la hauteur des besoins. Le groupe RDSE votera ces crédits, en espérant que tout le Sénat en fasse de même. (Applaudissements sur les bancs des groupes RDSE, UDI-UC et socialiste et républicain)

Mme Éliane Assassi .  - C'est le plan de lutte antiterroriste qui permet à la mission Justice de sauvegarder ses moyens ; l'amendement que présentera le Gouvernement, et que nous voterons, y concourt. Les moyens alloués suffiront-ils pour traiter convenablement les affaires courantes ? La médiocrité et la raréfaction des moyens de fonctionnement pèsent lourd sur les délais de traitement. Il faudrait donner aux juridictions les moyens d'accomplir correctement leur mission.

Nous regrettons que pour la quatrième année successive, les moyens supplémentaires bénéficient en priorité à l'administration pénitentiaire.

Pourtant, le manque de surveillants reste flagrant, leurs conditions de travail se dégradent : manque de personnel, heures supplémentaires, rythme harassant, pression hiérarchique...

Les moyens de la PJJ augmentent de 2,30 % - hausse absorbée par la formation à la lutte contre la radicalisation, qui concentre six postes sur soixante, et l'ouverture d'un centre éducatif fermé associatif à Marseille. Les moyens restants ne suffiront pas à répondre aux besoins ; en outre, comment seront-ils répartis entre les centres éducatifs fermés ? Les problèmes d'encadrement, le manque de projets éducatifs dans ces centres sont pointés du doigt, notamment par le Contrôleur général des lieux de privation de liberté. Nous nous réjouissons de l'annonce d'une réforme de l'ordonnance de 1945 et de la suppression des tribunaux pour mineurs en 2016, même si le calendrier nous invite à la prudence.

Enfin, seul un effort financier important et suivi pourrait améliorer l'aide juridictionnelle, indispensable pour l'accès au droit. La solution pour un financement pérenne n'est pas encore trouvée, malgré l'accord avec les avocats ayant abouti au retrait de l'article 15 initial... Les efforts en matière d'accueil des justiciables et les mesures du projet de loi Justice du XXIe siècle ne suffisent pas à masquer les difficultés : c'est à l'État de prendre en charge un système de solidarité nationale pour permettre l'accès au droit de tous.

Le groupe CRC ne votera pas contre ces crédits, mais émettra une abstention d'appel.

M. Jean-Pierre Sueur .  - La réforme du Règlement est belle est bonne, mais présenter un rapport en trois minutes est un tour de force : comment développer une argumentation dans un tel laps de temps ? Et l'argumentation importe au débat. Le chronomètre prend trop de place dans nos travaux. Une minute d'écoulée, déjà... (Sourires)

Ce budget est la traduction de trois grandes lois que vous avez présentées, madame la ministre. La loi sur la prévention de la récidive d'abord, fondée sur une philosophie : la recherche d'alternatives à l'emprisonnement, avec la mise en oeuvre de la contrainte pénale, qui démarre à un rythme trop faible, certes, mais ne pourra que progresser. La loi pour la justice du XXIe siècle ensuite, pour aller vers un accès plus facile au droit. La loi sur l'indépendance des magistrats enfin, dont j'espère qu'elle pourra être complétée au plus vite par la réforme constitutionnelle sur l'indépendance du Parquet, nécessaire et à mon sens possible, quelles que soient les considérations politiciennes.

Dans le contexte de lutte contre le terrorisme, le nombre de postes dans les établissements pénitentiaires augmente : 1 584 prévus pour 2015-2017, auxquels s'ajoutent les 2 500 postes annoncés par le président de la République, soit 5 100 postes depuis 2012. Nous n'avons pas toujours connu un tel niveau de création de postes, et c'est un euphémisme.

Les alternatives à la détention sont nécessaires : contrainte pénale, mais pas seulement ; M. Portelli en a parlé. Dans notre rapport de la commission d'enquête sur les réseaux djihadistes, nous avions marqué notre désaccord avec la concentration des détenus radicalisés à Fresnes. Cela a créé un effet cocotte-minute, nous ont dit les surveillants. Leur dispersion serait aussi préjudiciable : on disperserait la radicalisation. Vous avez opté pour des unités de vingt personnes - nous proposions dix - avec un suivi renforcé et un encellulement individuel. Les aumôniers de prison, comme ceux des armées et des hôpitaux, font l'objet d'un agrément de l'État. Que celui-ci soit accordé avec une extrême vigilance et s'accompagne d'une formation.

J'entends dire que des personnels affectés au renseignement pénitentiaire assumeraient d'autres missions. Je le dis avec force : renseignement et surveillance sont deux missions différentes. Vos éclaircissements, madame la ministre, seront bienvenus.

Le groupe socialiste et républicain votera ce budget qui traduit une véritable philosophie du droit.

Mme Jacky Deromedi .  - En cette période d'épreuves, le beau nom de justice nous rappelle aux valeurs de notre République. Le principe de la dignité de la personne humaine qui est gravé dans le marbre de notre Constitution doit guider notre action ; c'est tout le contraire de la barbarie. Rendons hommage à la justice républicaine et aux forces de l'ordre, qui ne doivent pas douter de notre détermination à leur apporter tous les moyens nécessaires.

Les équilibres de cette mission ont été modifiés après les annonces du président de la République au Congrès.

En 2016, le ministère de la justice disposera de plus de 7,9 milliards d'euros en crédits de paiement et de 8 milliards en autorisations d'engagement.

Les économies hors titre II ne suffisent pas à respecter la trajectoire fixée dans la loi de programmation des finances publiques : l'écart sera de 58 millions d'euros. En 2014, plus de 1 400 EPTP n'ont pas été pourvus effectivement, soit 1,8 % des créations de postes annoncées. Le décret d'avance a été notifié le 18 novembre : 18 % d'annulations de crédits, soit 70 millions d'euros mis en réserve. Il n'en est que plus difficile d'appréhender la cohérence de ce budget, entre les annonces du président de la République à Versailles et la réalité des chiffres.

Il est essentiel de renforcer le pôle de magistrats antiterroristes de Paris, qui sont actuellement une soixantaine, dont 37 au TGI de Paris, 25 à la Cour d'appel et plusieurs au Parquet. Pour agir efficacement contre la pieuvre terroriste, des moyens supplémentaires sont indispensables. Les programmes dédiés à la dé-radicalisation comme les trente postes d'aumôniers sont une bonne chose. Les cellules et les espaces communs doivent être rénovés, les activités en détention développées.

Où en est-on de la réflexion sur le regroupement des détenus radicalisés ? Quels sont vos objectifs, et les mesures prises ? Sur ces questions, nos propositions sont restées jusqu'ici sans réponse.

Les services compétents doivent être coordonnés, en France et à l'étranger. Les victimes doivent être informées sur les modalités d'indemnisation et de prise en charge sanitaire. Le fonds d'indemnisation des victimes d'infraction aura besoin de moyens. Qu'avez-vous prévu pour appliquer la circulaire du 12 novembre ?

Il n'est pas facile de recruter des encadrants pour suivre les jeunes à la dérive, le turnover du personnel est important. Quelles perspectives d'évolution, après le projet de loi sur la justice des mineurs ?

L'aide juridictionnelle progresse : 25 millions d'euros de plus en 2016, 50 millions en 2017. Les mesures initiales du projet de loi ne permettaient pas une juste rémunération des avocats ; ce que vous avez corrigé après une intense mobilisation de la profession, qui a abouti à l'accord du 28 octobre.

Votre projet phare de Justice du XXIe siècle, que le Sénat a utilement amendé, sera-t-il financé comme promis ?

Le transfert de l'enregistrement des Pacs à l'officier d'état civil devait alléger la charge des tribunaux à hauteur de 79 ETP, pour un coût de 2,5 millions d'euros. Le Sénat l'a refusé, en l'absence de compensation financière de l'État. Là encore, quelles sont vos propositions ?

Sous ces réserves, le groupe Les Républicains suivra la commission des finances. (Applaudissements sur les bancs du groupe Les Républicains)

M. Henri Tandonnet .  - La menace terroriste n'a jamais été aussi élevée, mobilisant en particulier les magistrats du Parquet de Paris. Je rends hommage à l'ensemble de ces magistrats qui participent, jour après jour, à la lutte contre le terrorisme, dans un contexte budgétaire contraint. Il faut voir le dénuement de certaines juridictions : bien des magistrats travaillent avec du matériel informatique hors d'âge, et doivent compter jusqu'aux ramettes de papier.

M. René Vandierendonck.  - C'est vrai.

M. Henri Tandonnet.  - Le pire concerne les moyens humains. La vacance des postes s'est encore aggravée cette année. Le décalage systématique entre les crédits ouverts en projet de loi de finances et la réalité affecte la sincérité des prévisions. Les juges des libertés et de la détention seront bientôt compétents en matière de rétention administrative des étrangers : 25 000 dossiers par an. En auront-ils le temps ?

Après les attentats de janvier dernier, le Gouvernement avait annoncé la création de 950 emplois supplémentaires sur trois ans. Vous nous présentez aujourd'hui un amendement créant 2 500 postes supplémentaires. Nous ne pouvons que le saluer ; même si nous savons que cela ne pourra se traduire immédiatement par des magistrats supplémentaires, sachant que leur formation dure 31 mois. Sénateur du Lot-et-Garonne, je peux témoigner de la motivation des équipes de l'École nationale d'administration pénitentiaire.

La prévention de la radicalisation est le point central de la lutte contre le terrorisme, nous soutiendrons bien sûr l'amendement du Gouvernement.

En revanche, je déplore les hésitations et renoncements sur l'aide juridictionnelle. Quelle improvisation ! Il aura fallu une grève sans précédent des avocats pour que le Gouvernement renonce à financer l'aide juridictionnelle par un prélèvement sur la Caisse des règlements pécuniaires des avocats (Carpa).

Ce retournement in extremis était salutaire, mais le problème du financement pérenne de l'aide juridictionnelle reste entier, d'autant que le relèvement du plafond de ressources étend l'éligibilité à cent mille nouveaux justiciables.

Le groupe UDI-UC soutiendra l'adoption des crédits de la mission, pour marquer son adhésion aux mesures présentées par le Gouvernement en matière de lutte contre le terrorisme.

M. René Vandierendonck .  - La commission des lois, après le drame des attentats, n'a pas discuté longtemps de la nécessité de voter l'état d'urgence. De M. Sueur à M. Bas, chacun sait que le Sénat est l'un des garants des libertés publiques et de l'ordre judiciaire. Le ministre de l'intérieur ferait un excellent ministre de la justice...

M. Jean-Pierre Sueur.  - S'il n'y avait déjà une excellente garde des sceaux !

M. René Vandierendonck.  - ... tant il est scrupuleux en matière de droit. Au reste, la juridiction administrative est aussi un garant pour les libertés publiques. Je vous renvoie au référé-liberté que le Conseil d'État a rendu sur la jungle de Calais. Le vice-président du Conseil d'État, que M. Buffet avait auditionné sur le droit d'asile, avait vu juste !

Nous nous sommes tous mobilisés, collectivement. M. Bas, que je salue, a eu la lourde responsabilité de poser ses conditions, au nom du Sénat, pour que la justice judiciaire ne se voie pas dépouillée de ses prérogatives au profit de la justice administrative. Merci à M. Urvoas de l'avoir suivi.

Je voudrais que sur la façade du ministère, comme ici en face de moi, un compteur égrène les postes créés effectivement occupés. On s'éviterait quelques heures de débat sur le thermomètre.

Je ne connais pas de budget de la justice qui ait une telle ambition. Si vous en trouvez un, je rembourse la différence ! (Sourires)

Si M. le rapporteur général et M. le président de la commission des lois se mettent d'accord, sous l'autorité du président du Sénat, si la garde des sceaux accepte la méthode, nous pourrions mettre en place, dans la clarté et la transparence, un outil permettant de mesurer l'avancée de ce plan de rattrapage.

Le renforcement du pôle antiterroriste, indispensable, ne s'est pas fait tout seul - je vous en suis reconnaissant.

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux, ministre de la justice .  - Il y a 48 heures, nous avions une réunion dense en commission des lois. Si je sais votre intérêt pour les actions du ministère de la justice, je ne pourrai pas en vingt minutes répondre à toutes vos questions. Je vous adresserai par écrit des détails, en particulier sur la rationalisation budgétaire concernant la plateforme nationale des interceptions judiciaires - les parlementaires ont droit à des informations précises.

Ce budget, qui évolue avec les 2 500 postes et 251 millions de crédits supplémentaires annoncés par le président de la République au Congrès, a une cohérence.

La justice participe directement à la lutte contre le terrorisme : enquête judiciaire, suivi des personnes emprisonnées, lutte contre la radicalisation. Dans le plan annoncé en janvier déjà, les effectifs de greffiers et de magistrats avaient été renforcés au pôle antiterroriste de Paris.

Ce budget a franchi le cap symbolique des 8 milliards d'euros, même s'il a légèrement diminué compte tenu des efforts demandés à tous les ministères. Il augmentera si le Sénat veut bien voter l'amendement que je lui présenterai.

En tout, nous créons 6 100 emplois nouveaux sur toute la législature. Ce n'est pas négligeable. Oui, l'administration pénitentiaire en absorbe une grande partie. Cependant, elle est l'une des directions de mon ministère qui a le plus important effectif ; c'est là aussi que les besoins d'investissement sont les plus forts. Mais proportionnellement, c'est la protection judiciaire de la jeunesse qui voit le plus ses effectifs renforcés ; ce seront les services judiciaires, si vous votez mon amendement.

Au reste, vous ne pouvez déplorer qu'il y ait trop peu de surveillants dans les prisons et nous reprocher de renforcer l'administration pénitentiaire. Nous nous efforçons aussi de rendre ces métiers plus attractifs.

Au-delà, ce budget traduit la réforme de la justice civile - que vous avez votée largement, à 310 voix, ce dont je vous remercie. En particulier, la médiation, notamment familiale, et la conciliation sont renforcées. Cela exige des greffiers supplémentaires. Nous avons voulu pour fusionner les juridictions sociales attendre les rapports de l'inspection générale des services judiciaires et de l'IGAS ; vous avez préféré aller plus loin et inscrire les dispositions correspondantes dans la loi plutôt que d'accorder au Gouvernement une habilitation à légiférer par ordonnances.

Ce budget traduit aussi notre engagement à lutter contre le terrorisme. Avant même le premier plan de janvier dernier, j'avais pris une circulaire en novembre 2012 pour renforcer la surveillance des prisonniers radicalisés, sécuriser des établissements - 33 millions d'euros y ont été consacrés en 2013 - et lancer un programme de formation destiné à l'administration pénitentiaire mais aussi à la protection judiciaire de la jeunesse et au secteur associatif spécialisé.

En tout, 3 800 personnes ont été formées, la cible est de 11 000 personnes sur trois ans. De là nous vient le réseau de référents laïcité-citoyenneté dont voulait nous parler Cécile Cukiermann : il appuie les éducateurs, les psychologues, les jeunes eux-mêmes.

Dès 2014, nous avons lancé un appel d'offre pour une recherche action, remportée par l'Association des victimes du terrorisme. Depuis janvier, elle est à l'oeuvre pour élaborer une formation sur les détenus et la radicalisation. L'objectif est de mieux détecter les personnes en voie de radicalisation. Déjà, les détenus très radicalisés sont isolés, transférés aussi souvent que nécessaire, maintenus dans des quartiers dédiés, séparés des autres, mais aussi, séparés les uns des autres par l'encellulement individuel.

Le renseignement pénitentiaire a été renforcé : cette année, nous passons de 70 à 159 agents spécialisés ; ils seront 185 l'année prochaine. Le nouveau plan antiterroriste s'appuie sur toutes ces démarches engagées depuis 2012.

La réforme de l'aide juridictionnelle trouverait sa source dans le mouvement des avocats... Oui et non, car on sait par nombre de rapports depuis 2001, celui de M. du Luart, celui de Mme Joissains et M. Mézard, et d'autres, que le système est à bout de souffle. C'est pourquoi j'ai augmenté son budget chaque année : il est de 394 millions d'euros aujourd'hui, contre 275 millions d'euros en 2010. L'accès à la justice, c'est aussi la suppression du droit de timbre de 35 euros, qui produisait une recette de 60 millions d'euros ; nous l'avons compensée. Nous avons relevé le plafond de revenus à 1 000 euros pour l'accès à l'aide juridictionnelle et l'avons indexé sur l'indice des prix hors tabac. Cela se traduira par 100 000 bénéficiaires en plus. Nous avons également relevé de 12,5 % la rétribution des avocats, remplaçant les dix groupes de barreaux par trois groupes et réévaluant l'unité de valeur. La modernisation passe aussi par les applications informatiques Portalis et E-A-J. Les avocats ne souhaitent pas que s'applique dès maintenant la contractualisation : les discussions se poursuivent.

Quelques mots sur l'aide aux victimes après les attentats. Ce budget, au début de notre quatrième année budgétaire, aura été doublé. Il atteint 20 millions. Nous vous proposerons 5 millions de plus pour les associations, ce qui fait partie du budget de l'aide aux victimes. L'accompagnement individualisé a été inscrit dans la loi du 17 août 2015 après une expérimentation dans huit tribunaux de grande instance. Dans tous les TGI sera ouvert un bureau d'aide aux victimes. Enfin, avec les associations, nous avons créé des référents pour les victimes de terrorisme. Voilà les grandes lignes de cette politique qui se veut volontariste et innovante.

Je salue votre constance, votre détermination et votre engagement. Vos rapports alimentent notre réflexion, que ce soit sur la réforme pénale ou la justice du XXIe siècle. Merci ! (Applaudissements sur les bancs du groupe communiste républicain et citoyen, du groupe socialiste et républicain et du groupe RDSE)

ARTICLE 24 ETAT B

M. le président.  - Amendement n°II-240, présenté par le Gouvernement.

Modifier ainsi les crédits des programmes :

(en euros)

Programmes

Autorisations d'engagement

Crédits de paiement

+

-

+

-

Justice judiciairedont titre 2

139 319 58348 849 583

134 919 58348 849 583

Administration pénitentiairedont titre 2

156 375 02735 933 352

83 375 02735 933 352

Protection judiciaire de la jeunessedont titre 2

6 896 0002 765 000

6 896 0002 765 000

Accès au droit et à la justice

5 000 000

5 000 000

Conduite et pilotage de la politique de la justicedont titre 2

40 513 7804 643 780

36 753 7804 643 780

Conseil supérieur de la magistraturedont titre 2

TOTAL

348 104 390

266 944 390

SOLDE

+ 348 104 390

+ 266 944 390

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux.  - L'amendement intègre la hausse des crédits que j'ai mentionnée. Les 2 500 nouveaux postes sont affectés en priorité à la justice judiciaire, pour l'antiterrorisme, 1 175 ETP. L'administration pénitentiaire se voit attribuer 1 100 ETP, la protection judiciaire de la jeunesse 75 et les services généraux 150.

Nous devons faire un bond informatique, nous sommes très en retard par rapport aux cybercriminels. D'où des crédits et des effectifs pour la plateforme des interceptions judiciaires mais aussi pour l'équipement de nos magistrats : 4 000 magistrats du parquet ont été équipés de tablettes et de téléphones portables. Il y a un vrai rattrapage à faire : nous avons l'intelligence, l'expérience, la connaissance, la capacité d'anticipation, nous devons aussi avoir la technologie. Nous augmentons les frais de justice de 54 millions d'euros pour que les magistrats aient les moyens de mener leurs enquêtes, de faire procéder à des expertises, des études...

Nous renforçons également les juridictions inter-régionales spécialisées, élément important pour lutter contre le terrorisme et son lien avec la criminalité organisée. Enfin, pour l'administration pénitentiaire, des crédits sont inscrits pour la sécurité des bâtiments mais aussi pour l'attractivité des carrières.

M. Antoine Lefèvre, rapporteur spécial.  - Avis favorable. Dès janvier, je souhaitais que l'accent soit mis sur la justice judiciaire plutôt que sur l'administration pénitentiaire. Cependant, où en sommes-nous sur la modernisation des établissements ? Je vois dans votre budget que la construction d'établissements est accélérée...

M. Albéric de Montgolfier, rapporteur général de la commission des finances.  - Je me réjouis des créations de postes de magistrats. À quel moment les postes nouveaux seront-ils pourvus ?

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux.  - Plusieurs établissements pénitentiaires feront l'objet de travaux ; 4 millions de crédits de paiement sont prévus pour les études techniques. L'appel d'offres pour le centre pénitentiaire de Lutterbach a été lancé. Depuis deux ans, au sein du Conseil national de l'exécution des peines, nous réfléchissons à l'architecture pénitentiaire, à la localisation des bâtiments et à leur dimension. Ces derniers temps, nous avons eu tendance à construire dans des zones éloignées, ce qui fait obstacle aux visites, importantes pour la future réinsertion des détenus.

Grande question que la formation ! On m'a demandé de réduire la durée de celle des magistrats, qui est de 31 mois : j'ai refusé. Nos promotions sont de plus de 300 élèves magistrats ; très exactement 382 en 2015 contre 144 en 2010. L'année qui vient sera un cru exceptionnel, avec le niveau jamais atteint de 482.

Sachant qu'il y a 300 départs à la retraite par an, il aurait fallu faire beaucoup plus sous la précédente législature pour, sinon augmenter les effectifs, au moins les renouveler. Pour la première fois cette année, le solde est positif, modeste certes, 49 emplois, mais déjà 100 l'année prochaine. La formation des surveillants est, quant à elle, de huit mois.

M. René Vandierendonck.  - Nous sommes à votre disposition pour réfléchir au financement des établissements, et notamment du recours aux partenariats public-privé.

L'amendement n°II-240 est adopté.

M. le président.  - Amendement n°II-207, présenté par M. Détraigne, au nom de la commission des lois.

Modifier ainsi les crédits des programmes :

(en euros)

Programmes

Autorisations d'engagement

Crédits de paiement

+

-

+

-

Justice judiciairedont titre 2

Administration pénitentiairedont titre 2

Protection judiciaire de la jeunessedont titre 2

Accès au droit et à la justice

300 000

300 000

Conduite et pilotage de la politique de la justice  dont titre 2

300 000

300 000

Conseil supérieur de la magistraturedont titre 2

TOTAL

300 000

300 000

300 000

300 000

SOLDE

0

0

 

M. Yves Détraigne, rapporteur pour avis.  - Cet amendement abonde les crédits de la médiation familiale, qui est l'un des axes du programme sur la justice du XXIe siècle. Ce mode alternatif de traitement, qui soulage les juridictions de nombreuses procédures, donne de bons résultats.

Nous prélevons de 2 % seulement les crédits du programme « Conduite et pilotage de la politique de la justice » pour améliorer ceux du programme « Accès au droit et à la justice » de 10 %.

M. Antoine Lefèvre, rapporteur spécial.  - Avis favorable. Cela limitera les contentieux.

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux.  - J'approuve votre suggestion. Cependant, permettez que je vous cherche querelle sur les chiffres. Vous prélevez non pas 10 mais 24 % des crédits de recherche du programme « Conduite et pilotage de la politique de la justice », si l'on retranche les rémunérations. La médiation donne de bons résultats là où elle est expérimentée, à Bordeaux ou Arras, et je suis favorable à votre proposition. Nous trouverons les 300 000 euros ailleurs que sur les études. La recherche est tellement nécessaire à la justice ! Nous avons besoin de cette pensée dynamique...

L'amendement n°II-207 est adopté.

Mme Michèle André, présidente de la commission des finances.  - Merci de votre soutien à la médiation, qu'on considérait auparavant comme une lubie d'associations de féministes... et que la France a eu beaucoup de mal à considérer comme une dimension de la justice. Merci de votre action et de votre réactivité, l'amendement II-240 nous convient parfaitement.

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux.  - Merci.

Les crédits de la mission, modifiés, sont adoptés.

Prochaine séance, demain, vendredi 27 novembre 2015, à 10 h 30.

La séance est levée à 23 h 15.

Jacques Fradkine

Direction des comptes rendus analytiques