L'Union européenne face aux défis de la compétitivité, de l'innovation, du numérique et de l'intelligence artificielle

M. le président.  - L'ordre du jour appelle le débat sur l'Union européenne face aux défis de la compétitivité, de l'innovation, du numérique et de l'intelligence artificielle, à la demande de la commission des affaires européennes.

M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes .  - Le marché unique est une grande réalisation mais doit d'abord être un atout pour les producteurs européens. L'Union européenne n'a pas cédé à la néfaste tentation du repli, elle s'est ouverte sur le monde, mais doit veiller à préserver ses intérêts économiques, notamment en étant ferme et unie face aux initiatives américaines sur l'aluminium et l'acier. Où en est-on des discussions avec les autorités américaines ?

L'action de l'Union doit développer une ambition, or nous sommes loin d'une stratégie industrielle européenne. L'Europe doit rattraper son retard en matière d'investissements. Nous avons soutenu le renforcement du Fonds européen d'investissement stratégique ; la Commission propose désormais un nouveau fonds d'investissement, InvestEU, qui permettrait de mobiliser 650 milliards d'euros ; des obstacles réglementaires doivent pour cela être levés.

L'Europe ne sera pas compétitive sans une énergie sécurisée, accessible et bon marché. Nous appuyons le projet d'une Union de l'énergie. Où en sont les travaux relatifs au paquet énergétique ? Le Sénat est très attentif à l'émergence de Nord Stream II, qui fera de l'Allemagne un hub européen - ce qui l'obligera à des engagements envers les autres États membres.

En matière d'innovation, l'Europe peut apporter une réelle plus-value. La Commission européenne propose un nouveau programme, « Horizon Europe », doté de 97,6 milliards, soit 53 % d'augmentation sur ce poste de dépense. Nous nous en félicitons. Quant au Conseil européen de l'innovation, il constituerait un guichet unique en matière d'innovation de rupture. Reste que l'Europe n'est pas dotée de supercalculateurs de nouvelle génération. Et quid des évolutions de la sélection variétale et des biotechnologies ?

L'Union économique et monétaire doit être approfondie. Pour le prochain cadre financier, la Commission européenne prévoit un soutien de 25 milliards d'euros et une stabilisation de l'investissement, avec une capacité de prêts de 30 milliards. Si une feuille de route franco-allemande a été annoncée, on constate des divergences. Pouvez-vous nous rassurer ?

L'Europe est en retard en matière d'innovation et de régulation du numérique, même si les grands acteurs privés de l'Internet se heurtent à plus de fermeté de la part des pouvoirs publics. La Commission européenne a proposé une stratégie globale et ambitieuse. L'entrée en vigueur du nouveau règlement sur la protection des données personnelles est à saluer.

Le droit européen de la concurrence doit être rendu plus efficace. Les délais de contentieux sont trop longs - je pense aux affaires Google ou Ryanair ; simplifions le déclenchement des mesures conservatoires. Nous devons appliquer le principe de loyauté aux plateformes numériques structurantes pour l'économie. Qu'attendre des propositions de la Commission européenne dans ce domaine ?

Nous devons aussi parvenir à une taxation effective des revenus générés par l'activité numérique, avec une assiette territorialisée. Où en est-on ? Je regrette que le Conseil européen n'ait pas adopté la position française en la matière et se soit retranché derrière la position de l'OCDE.

Nous avons besoin d'un pilotage stratégique et d'une plus grande cohérence entre politique de concurrence et politique industrielle. L'Union européenne doit défendre son ambition numérique dans les négociations commerciales en cours.

En matière de cybersécurité, il faut aussi faire plus. Il en va de la souveraineté des États mais aussi du développement d'une économie numérique qui repose sur la confiance. (Applaudissements sur tous les bancs à l'exception du groupe CRCE)

Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d'État auprès du ministre de l'économie et des finances .  - Merci de votre invitation. Le cadre européen est primordial pour notre économie, et quel meilleur jour qu'aujourd'hui pour en parler ?

Les innovations structurantes, les approches nouvelles s'accélèrent et bouleversent les chaînes de valeur et les modes de vie.

Ces innovations ne sont plus l'apanage des grandes puissances occidentales et des grands groupes industriels établis. Il faut raisonner en dynamique et anticiper plutôt que s'adapter.

Notre continent a des atouts à faire valoir : une recherche de qualité, un tissu d'entreprises dynamiques, des têtes de filières qui créent de l'activité, des compétences et des valeurs. Mais il faut aller plus loin si nous voulons jouer notre rôle de grande puissance, et notamment définir et défendre une stratégie industrielle européenne favorable aux innovations de rupture.

Face à la Chine ou aux États-Unis, une stratégie nationale n'a plus de sens. C'est à l'échelle européenne que nous pouvons créer des écosystèmes de pointe et des champions internationaux. L'Europe nous donne la force de frappe nécessaire pour mener de grands projets industriels intégrés, du laboratoire à l'usage, notamment dans les supercalculateurs ou les nanotechnologies.

En matière de recherche et développement, l'Union européenne a de bons instruments au service de l'innovation incrémentale, mais pas de l'innovation radicale qui requiert des financements massifs et risqués - consentis à l'échelle européenne, donc. Pour répondre à ce défi, le président de la République pousse à la création d'une Agence européenne pour l'innovation de rupture, dont le prototype devra être mis en place sans attendre, dès 2019.

L'intelligence artificielle constitue une priorité à laquelle la France consacre 1,5 milliard d'euros en cinq ans. L'Europe a élaboré un programme structuré articulé autour de trois axes : compétitivité technologique et économique, anticipation des changements socio-économiques, création d'un cadre juridique et éthique.

Le sujet du paquet énergie/climat est important pour notre industrie. Les défis industriels de certains secteurs, notamment celui des électro-intensifs, devront être pris en compte.

À l'heure des pratiques commerciales déloyales et de la tentation du protectionnisme, nous voulons une Europe ouverte mais capable de défendre ses intérêts, ses valeurs et son modèle économique. À nous d'agir pour renforcer les règles du commerce international. Ouverture ne signifie pas naïveté. Nous voulons nous protéger lorsque des pays tiers ciblent, de façon parfois agressive, des entreprises stratégiques en Europe en adoptant rapidement le règlement sur le filtrage des investissements étrangers.

L'Europe a su proposer un modèle juste et efficace sur la protection des données. Il faut désormais avancer sur la fiscalité - les géants du numérique ne paient que 9 % d'impôts, contre 23 % pour les autres acteurs - et sur la concurrence en sanctionnant les pratiques déloyales. En mars dernier, Bruno Le Maire a assigné Google et Apple en justice comme il l'avait fait avec Amazon en 2017. Nous soutenons le projet de texte européen déposé le 26 avril dernier, en particulier la création d'un observatoire européen sur la loyauté des plateformes numériques.

Nous voulons une Europe qui défende ses intérêts et se positionne avec force sur les enjeux d'avenir. (Applaudissements sur les bancs du groupe LaREM et sur quelques bancs du groupe UC ainsi que sur le banc de la commission)

M. Jean-Noël Guérini .  - Au sommet de Tallinn du 29 septembre 2017, il a été décidé de faire de l'Europe un chef de file mondial en matière de numérique. Jean-Claude Juncker a souligné, dans son discours sur l'état de l'Union, que les « cyberattaques sont parfois plus dangereuses pour la stabilité des démocraties et des économies que les fusils et les chars ».

En 2016, on a recensé 4 000 attaques par rançongiciel chaque jour ; 80 % des entreprises européennes ont été touchées.

Aux États-Unis, l'investissement consacré à la cybersécurité est quatre fois plus élevé qu'en Europe. La commissaire européenne à l'économie et à la société numérique a demandé un doublement du budget qui atteindra 70 milliards ; quelle sera la part consacrée à la cybersécurité ? Comment la future agence européenne de cybersécurité articulera-t-elle son action avec les agences nationales ?

Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d'État.  - Merci d'ouvrir ce débat en me questionnant sur la cybersécurité, un sujet que je connais bien pour avoir vécu très directement et très douloureusement une cyberattaque dans mes précédentes fonctions.

Dans sa communication du 13 septembre 2017, la Commission européenne a proposé de réviser la stratégie européenne en matière de cybersécurité et le mandat de l'Enisa, l'agence européenne chargée de la sécurité des réseaux et de l'information, de créer un centre de compétence et de recherche européen sur la cybersécurité et d'apporter une réponse coordonnée lors d'incidents et crises de cybersécurité de grande échelle. La question est devenue prioritaire au niveau européen, ce dont la France se félicite - je ne peux vous répondre sur le budget car il n'est pas ventilé. Nous nous réjouissons également de voir l'Union mettre en place un outil qu'utilisent plusieurs États membres depuis près de vingt ans, la certification de sécurité. La France veillera à ce que soient préservés les expertises réalisées par des tiers indépendants et le rôle des États pour les hauts niveaux de sécurité.

La France soutient le renforcement de l'Enisa dans le respect des compétences techniques et opérationnelles des États membres.

M. André Gattolin .  - L'orientation et le financement de l'innovation sont centraux pour notre pays et notre continent. Or la situation relative de la France se dégrade, compte tenu de la concurrence des pays asiatiques et des autres pays européens et développés.

En 2016, on dénombrait seulement une trentaine d'entreprises sur les 1 000 investissant le plus en recherche et développement dans le monde. Le président de la République a insisté, à la Sorbonne puis devant le Parlement européen, sur le nécessaire rattrapage. Où en sommes-nous dans la mise en place d'une stratégie européenne ? Dans la création d'une agence européenne ? En attendant, la France entend-elle renforcer l'Institut national de recherche en informatique et en automatique ?

Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d'État.  - Avec 2 % du PIB en moyenne, les niveaux des dépenses de recherche et développement des États membres sont en deçà des 3 % fixés dans la stratégie de Lisbonne ; en France, nous ne sommes qu'à 2,25 %. La Commission propose de consacrer presque 98 milliards d'euros au programme Horizon Europe de 2021 à 2027, cela représente un effort important par rapport au cadre actuel. Nous travaillons avec la Commission à lancer des actions dès 2019. Nous avons formulé des suggestions concrètes pour le projet pilote : financements élevés, forte prise de risque, management agile. Notre préférence va à un instrument européen, et non limité à quelques États membres, car la masse critique de financements ne peut s'atteindre qu'à l'échelon européen. Ce programme s'articulera avec notre fonds national pour l'innovation.

M. André Gattolin.  - Cette stratégie doit irriguer l'ensemble de notre économie, y compris les secteurs plus traditionnels. Au Canada dans la foresterie, en Islande dans la pêche, le virage a été pris. Les industries d'hier peuvent aussi être celles de demain. (M. Jean Bizet, président de la commission, renchérit.)

M. Pierre Ouzoulias .  - Le numérique nous impose la plus grande vigilance sur la défense des libertés individuelles. Par la voix du président de la République, le Gouvernement a pris des engagements ; il a, notamment, garanti aux citoyens l'impossibilité d'une automatisation complète des décisions individuelles prises par l'administration. La directive relative à la protection des personnes physiques à l'égard du traitement des données à caractère personnel nous y oblige. Or le Sénat a été unanimement troublé par les libertés que le Gouvernement a prises en accordant une dérogation aux universités sur les données collectées par Parcoursup. Un grand quotidien du soir a apporté la preuve de ce que craignait le Sénat. Ces traitements automatisés sont massifs ; les universités utilisent des logiciels, fournis par le Gouvernement, pour classer les dossiers ex aequo. La rapporteure du Sénat, Sophie Joissains, a fait des propositions. Le Gouvernement s'y rangera-t-il lors de la lecture définitive du texte transposant la directive ?

Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d'État.  - L'approche européenne sur les données personnelles est pionnière. Son caractère novateur est reconnu partout dans le monde et garantit son influence dans les années à venir pour ce qui concerne le développement des technologies nouvelles.

Le Gouvernement a bien indiqué les avantages de Parcoursup par rapport au système préexistant, il a très clairement affirmé qu'il serait transparent et qu'il n'y aurait pas de dérives. Vos préoccupations ont été entendues.

M. Pierre Ouzoulias.  - Vous êtes donc d'accord avec le Sénat et encouragerez en conséquence la transposition stricte de la directive, ainsi que la publicité des algorithmes. Merci, Madame la Ministre, pour ces deux engagements fermes.

Mme Anne-Catherine Loisier .  - En mars dernier, 50 entreprises de 19 États membres de l'Union ont appelé les décideurs politiques européens et nationaux à revoir le projet de règlement « e-Privacy » qui, selon eux, nuirait à l'économie numérique européenne sans assurer une protection efficace des citoyens. Ces dispositions seront, en effet, déterminantes pour notre compétitivité face à la Chine et aux États-Unis, qui exploitent les données de leurs citoyens sans réelles contraintes. Le rapport Villani met en avant les ressources françaises en matière d'intelligence artificielle. Elles sont reconnues : de grandes entreprises américaines et asiatiques implantent des laboratoires de recherche sur notre territoire. Quelle sera la position éthique de la France, en amont - la collecte et le traitement des données - et en aval - les relations entre intelligence artificielle et être humain ? Quelle articulation avec le niveau européen et les autres États membres ? (Applaudissements sur les bancs du groupe UC)

Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d'État.  - Face au duopole Chine-États-Unis qui est en train d'émerger dans le secteur de l'intelligence artificielle, nous devons proposer un contre-modèle, un système d'encadrement qui corresponde à notre culture et à nos valeurs. Le sujet éthique est important, c'est l'un des quatre axes identifiés dans le rapport Villani avec les compétences et la recherche, l'accès aux données et leur mise à disposition sécurisée et l'émergence d'écosystèmes éventuellement sectoriels. Le sujet éthique est omniprésent dans nos discussions, tant au niveau français qu'au niveau européen. Le problème vient de ce que les algorithmes sont opaques pour le commun des mortels et que les bases des données qui les alimentent peuvent comporter des biais. Cela nous oblige à renforcer la surveillance comme l'expertise, en France comme en Europe.

Mme Anne-Catherine Loisier.  - L'expertise est bien évidemment essentielle mais l'urgence est de sortir de l'entre-deux actuel. Les startups doivent savoir si leurs produits d'interface utilisateur seront viables demain.

Mme Sylvie Robert .  - Huit, quinze, trente milliards d'euros : ce sont les chiffres de l'investissement européen, chinois et américain en matière d'intelligence artificielle. La Commission européenne, le 25 avril dernier, a posé les fondations d'une stratégie européenne : quadruplement de l'investissement public et privé d'ici 2020, orientation vers des secteurs stratégiques que sont la santé, la mobilité ou encore l'environnement et coordination renforcée des efforts nationaux. Quelle est la position de la France sur le fonds commun européen ?

Les progrès passent aussi par l'amélioration de l'analyse des données ainsi que leur protection. Le RGPD est une avancée salvatrice mais quid des données non personnelles ? Notre assemblée a, dans une résolution, exprimé ses doutes sur le cadre applicable à la libre circulation des données à caractère non personnel. Ledit règlement ne définit même pas ce qu'est une donnée non personnelle. À l'heure où le croisement des données rend possible l'identification, nous devons être vigilants comme nous devons l'être sur les objets connectés. Enfin, faut-il réviser le Privacy shield ?

Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d'État.  - L'intelligence artificielle ne sera compétitive en Europe que si elle a accès au plus grand nombre de données. D'où l'importance du RGPD : la protection des données personnelles constitue une exigence démocratique. Elle concentre d'ailleurs les préoccupations des utilisateurs : la CNIL a relevé que la collecte disproportionnée de données personnelles faisait partie des plus grandes craintes vis-à-vis des algorithmes. Nous devons créer un écosystème vertueux.

Un autre atout de l'Europe réside dans la richesse de son gisement de données. Si les GAFA et BATX ont une avance sur les comportements, l'intelligence artificielle peut être nourrie par une grande diversité de données liées à l'environnement, la santé ou encore aux services publics. Le marché numérique unique est aussi un facteur de compétitivité.

La Commission européenne a annoncé, le 25 avril dernier, une augmentation de l?investissement public dans le cadre de Horizon 2020 de 1,5 milliard d'euros. D'après ses calculs, si tous les pays fournissent un effort similaire, l'investissement total serait de 7 milliards d'euros par an, soit 20 milliards d'ici 2020.

Mme Colette Mélot .  - L'intelligence artificielle est un enjeu de premier plan dans la course avec la Chine et les États-Unis. La France ne peut rivaliser seule avec ces géants. La Chine a dépensé 20 milliards en 2016 pour l'intelligence artificielle, quand notre pays peine à dégager une enveloppe de 1,5 milliard d'euros.

Le mathématicien et député Cédric Villani a établi une liste de recommandations pour encourager le développement de l'intelligence artificielle dans notre pays : mise à disposition des données publiques dès 2019, facilitation des expérimentations numériques, avancées sur la transformation du travail ou encore création d'un réseau d'instituts interdisciplinaires de recherche.

Le 10 avril dernier, 23 États membres plus la Norvège ont entendu l'appel de la France. Quelles sont les réalités concrètes de cet accord ? Quid du supercalculateur ?

M. Jean Bizet, président de la commission.  - Très bien !

Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d'État.  - La recherche et développement, c'est le premier axe de notre stratégie pour faire émerger de futurs champions industriels. Il faudra des techniciens, des ingénieurs, des chercheurs. Nous voulons renforcer notre attractivité auprès des chercheurs internationaux à travers le lancement d'un programme de chaires individuelles internationales et nationales. Au-delà de ces actions, la loi Allègre sera assouplie pour une fructification croisée entre université et entreprise.

L'Union européenne soutient l'intelligence artificielle en encourageant les centres de recherche, les collaborations et les expérimentations.

Mme Colette Mélot.  - J'espère que ce programme pourra rapidement être mis en place. Le soutien de la Commission est un bon point.

M. Michel Raison .  - Il y a moins d'un mois, la presse annonçait le souhait de Google de mobiliser l'intelligence artificielle pour améliorer la productivité agricole. Cela pourra certainement aider pour le choix des implantations et l'irrigation. C'est déjà le cas outre-Atlantique. Je crains que l'Europe soit déjà dépassée. Foin de passéisme, parlons un peu de modernité. L'intelligence artificielle pourra-t-elle aider à délimiter les zones à contraintes spécifiques ?

Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d'État.  - Le monde agricole a connu de fortes évolutions ces derniers temps, il doit faire face à de grands défis pour assurer une nourriture saine, abordable et respectueuse de l'environnement. Ce sont les conclusions des états généraux de l'alimentation. De nombreuses startup françaises aident déjà les agriculteurs en créant des outils numériques pour une agriculture de précision. Il faut transformer cet écosystème foisonnant en une véritable filière. Pour cela, il faut avancer sur les données, sur la formation des agriculteurs, dont les métiers se transforment et construire des infrastructures offrant une couverture des exploitations par le réseau. Je note votre suggestion sur le zonage que je transmettrai à Stéphane Travert.

M. Michel Raison.  - Depuis des siècles, l'agriculture n'a pas attendu des lois pour s'améliorer.

M. Jean Bizet, président de la commission.  - Très bien !

M. Jean-Raymond Hugonet .  - L'intelligence artificielle est porteuse de transformations profondes. La France risque de se faire distancer. Si le président de la République veut faire de la France une « startup nation », les moyens ne suivent pas. L'État décale la desserte du plateau de Saclay par la ligne 18, qui devait devenir la Silicon Valley européenne. Elle le deviendra peut-être mais à la fumée des cierges... À quand un MIT européen ? Le risque est de voir l'histoire s'écrire sans la France. Quels moyens consacrerez-vous à faire de la France cette locomotive dont l'Europe a besoin ?

Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d'État.  - Il est vrai que le duopole sino-américain domine. En Europe, la France est au coude-à-coude avec l'Allemagne, le Royaume-Uni et la Suisse. En termes de publication, la France est dans le peloton de tête avec le Canada, après le duopole sino-américain. En matière d'investissements, la France est en retard. La Chine, elle, dépasse les États-Unis puisque sur 15 milliards de dollars investis dans les start-up, 48 % concernent la Chine et 38 % les États-Unis. Nous observons un effort européen privé insuffisant : 2,4 % à 3,2 % du PIB, contre 12,1 % à 18,6 % en Asie et en Amérique du Nord.

L'Europe a des atouts à faire valoir : un cadre précurseur sur la protection des données personnelles, un gisement de données structurées et le marché unique numérique.

Nous investissons dans l'innovation de rupture, dont 100 millions d'euros pour l'intelligence artificielle.

Pour répondre à Mme Mélot, un supercalculateur coûte environ un milliard d'euros. La Commission a proposé un règlement visant à créer une entreprise commune. Ce nouvel instrument a vocation à soutenir les développements technologiques nécessaires à la coconception de machines exaflopiques.

M. Jean Bizet, président de la commission.  - Très bien !

M. Jean-Raymond Hugonet.  - Je ne doute pas de vos convictions. Nous avons tout cela sous la main, en Essonne notamment. Il faut une vraie impulsion, et non du bricolage.

M. Jean-François Longeot .  - Nous partageons la volonté du président de la République de bâtir un espace européen intégré, c'est une manière de redéfinir la subsidiarité. La politique de développement et d'aménagement numérique est incontournable dans un monde qui évolue sans cesse. Les négociations sur une forme de code européen des communications électroniques avancent-elles ?

Chaque État a développé ses règles juridiques ; il faut établir une plus grande harmonisation. Cela avance-t-il ? Comme en matière fiscale, il ne faudrait pas céder au dumping qui affaiblit chacun. Qu'en est-il du développement de la 5G ? Cela sera indispensable à l'Internet des objets. Les États devront arbitrer entre rentrées d'argent et aménagement du territoire.

Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d'État.  - Ces questions sont cruciales. La négociation est bloquée entre Conseil et Parlement européens sur la fibre. Les négociations ont permis de conserver l'extension du champ du paquet Télécom aux autres modes de communications, entre autres les services OTT, over-the-top, tels que WhatsApp.

La 5G apportera plus de capacités pour moins d'énergie : la Commission a détaillé un premier plan d'action en septembre 2016, demandant un plan national à chaque État membre pour un déploiement commercial en 2020. Nous y travaillons en liaison avec l'Arcep.

M. Jean-Yves Leconte .  - Je veux croire à l'avantage compétitif que nous apporte le RGPD. Pour autant, revenant de Chine, je sais que le développement de l'intelligence artificielle s'y fait à partir de données collectées parfois sans nos préoccupations éthiques et démocratiques. Comment nous protéger contre ce danger ? Comment éviter que des entreprises ailleurs dans le monde tirent un avantage compétitif de ne pas observer ces règles ?

Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d'État.  - Ces données sont un carburant indispensable. L'Europe doit faire valoir l'éthique tout en permettant à des grands groupes de se développer.

L'approche française veut faciliter la communication entre public et privé par des appels à manifestation d'intérêt les associant. Il s'agit de promouvoir des plateformes de partage de données, d'étendre le service public de la donnée. Il faut créer de la fluidité, encadrer et organiser le partage de la donnée.

Mme Christine Lavarde .  - Depuis septembre 2015, l'Union européenne investit pour relancer l'industrie, avec un objectif de financement élevé à 500 milliards d'euros grâce à l'effet de levier. Sept secteurs ont été déclarés prioritaires, dont le capital humain.

Depuis 2013, existe une semaine européenne du code. En 2016, y ont participé 970 000 personnes dans 50 pays. Il faut encourager ces initiatives car le manque de compétences numériques constitue un frein, le commissaire européen Günther Oettinger l'a dit.

Comment mieux orienter les crédits d'investissement du plan Juncker vers des activités stratégiques comme le codage ? C'est essentiel pour ne pas laisser la main à Google et Microsoft.

Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d'État.  - Il y aura, il y a déjà un besoin sur les compétences numériques. Ces thèmes doivent apparaître dans les discussions sur l'instrument qui remplacera le plan Juncker. Le plan de 15 milliards d'euros sur le quinquennat pour la formation comporte des actions sur le numérique. Le numérique devrait se voir consacrer 9 milliards d'euros dans le prochain budget européen.

M. Guillaume Chevrollier .  - Le président Juncker a conscience que la sécurité numérique est une priorité. La cybercriminalité peut être plus dangereuse pour notre stabilité que les fusils et les chars, disait-il dans son discours sur l'état de l'Union européenne.

L'année dernière a été particulièrement intense en cyberattaques. Le rançongiciel « NotPetya » aurait, par exemple, attaqué quelque deux mille entreprises, dont BNP Paribas, Auchan et Saint-Gobain - cette entreprise indique même y avoir perdu 8 millions d'euros. Le numérique ouvre des brèches de vulnérabilité ; quelque 80 % des entreprises européennes auraient été victimes de piratage en 2016, y compris des TPE et PME. Espionnage informatique, pillage d'un savoir-faire, veille concurrentielle, vol ou destruction de données... Les conséquences d'une attaque peuvent paralyser voire ruiner une entreprise.

Une première directive européenne a été adoptée en 2016, la SRI, pour améliorer la coopération. Un paquet cybersécurité a été présenté fin 2017. L'agence européenne pour la cybersécurité serait un certificateur unique.

Madame la Ministre, la cybersécurité est-elle une question de souveraineté nationale ou européenne ? Comment en faire un facteur de compétitivité en Europe ?

Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d'État.  - Le paquet cybersécurité de septembre 2017 apporte des réponses, en particulier pour la coordination des moyens en cas d'attaque de grande envergure, qui est la clé face à la cybercriminalité.

La cybercriminalité relève de la souveraineté européenne et de la souveraineté nationale, les deux souverainetés y sont articulées. Nous veillons, en particulier, à renforcer les compétences globales européennes.

M. Stéphane Piednoir .  - L'intelligence artificielle est entrée dans une nouvelle ère. C'est une révolution stratégique. Vladimir Poutine l'a dit : le leader en la matière dominera le monde. Il est grand temps que l'Europe prenne toute sa place. Je me réjouis de l'ambition affichée le 29 mars dernier par le président de la République. Toutefois, le déblocage de 1,5 milliard d'euros sur le quinquennat, principalement par redéploiement de crédits, relève du saupoudrage. Nos talents quittent massivement et irrémédiablement la France et l'Europe pour la Silicon Valley. Les salaires, notamment en début de carrière, ne sont pas attractifs - dans son rapport, Cédric Villani propose d'y mettre bien plus de moyens pour que les chercheurs fassent carrière dans notre pays. Il faut avoir les moyens de nos ambitions : quelles garanties le Gouvernement peut-il nous donner ?

Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d'État.  - Nous souhaitons faire valoir l'excellence de la France, reconnue internationalement. Des grandes entreprises installent leurs départements de recherche et développement en France.

Le Gouvernement est mobilisé. Il ne s'agit ni de saupoudrage ni de redéploiement de façade. De grandes entreprises françaises telles que Capgemini, Atos ou Sopra Steria, sont leaders en la matière et investissent dans l'intelligence artificielle. Certaines entreprises françaises sont des références dans leur domaine. D'autres sont et resteront d'importants donneurs d'ordres. Nous avons les moyens de jouer notre partition.

M. Stéphane Piednoir.  - Certes mais vous ne m'avez pas complètement répondu : quid de la revalorisation des salaires des jeunes chercheurs ?

M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes .  - Je me réjouis de la qualité de nos débats. Le Sénat a une culture d'avenir, le numérique et l'intelligence artificielle ne lui sont pas étrangers. Le 21 juin, nous vous transmettrons un rapport sur le sujet, avec, éventuellement, une proposition de résolution européenne. L'Europe doit entretenir sa très belle attractivité en la matière.

Concernant le Brexit, nos amis britanniques doivent être bien conscients que nous ne nous laisserons pas abuser : le marché unique européen doit être protégé avec la plus grande vigilance, car c'est un atout dans la mondialisation et dans les négociations internationales.

Je déplore la crispation et le protectionnisme américain. Je souhaiterais revenir au multilatéralisme. Le Sénat a beaucoup travaillé sur le concept d'extraterritorialité des lois américaines. L'Union européenne a depuis 1996 les outils pour faire valoir l'extraterritorialité de son droit, mais elle manque de volonté - en particulier du côté de l'Allemagne. Elle marquerait pourtant sa puissance à le faire. Des projets tels qu'Airbus et Ariane pourraient à nouveau émerger. Pour ce faire, le couple franco-allemand est indispensable.

L'achat d'un prochain supercalculateur de nouvelle génération serait une oeuvre collective, sans doute franco-allemande. Nous devons encourager les coopérations renforcées, car on ne peut pas avancer d'un même pas à 27. Sans coopération renforcée, le brevet européen n'aurait jamais vu le jour.

Prochaine séance, mardi 15 mai 2018, à 14 h 30.

La séance est levée à 17 h 45.

Jean-Luc Blouet

Direction des comptes rendus