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Table des matières



Décès d'un ancien sénateur

Modification de l'ordre du jour

L'Union européenne face aux défis de la sécurité, des migrations et des frontières

M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes

Mme Nathalie Loiseau, ministre auprès du ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargée des affaires européennes

Mme Colette Mélot

M. Jean-Noël Guérini

M. Thani Mohamed Soilihi

Mme Esther Benbassa

M. Philippe Bonnecarrère

M. Jean-Yves Leconte

M. Philippe Pemezec

M. Dominique de Legge

M. Olivier Henno

Mme Gisèle Jourda

Accueil de la présidente du Sénat belge

L'Union européenne face aux défis de la sécurité, des migrations et des frontières (Suite)

M. Sébastien Meurant

M. Jean-Yves Leconte

M. Roger Karoutchi

M. Cyril Pellevat

M. Roger Karoutchi

M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes

L'Union européenne face aux défis de la compétitivité, de l'innovation, du numérique et de l'intelligence artificielle

M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes

Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d'État auprès du ministre de l'économie et des finances

M. Jean-Noël Guérini

M. André Gattolin

M. Pierre Ouzoulias

Mme Anne-Catherine Loisier

Mme Sylvie Robert

Mme Colette Mélot

M. Michel Raison

M. Jean-Raymond Hugonet

M. Jean-François Longeot

M. Jean-Yves Leconte

Mme Christine Lavarde

M. Guillaume Chevrollier

M. Stéphane Piednoir

M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes

Annexes

Ordre du jour du mardi 15 mai 2018




SÉANCE

du mercredi 9 mai 2018

81e séance de la session ordinaire 2017-2018

présidence de M. Philippe Dallier, vice-président

Secrétaires : M. Daniel Dubois, M. Dominique de Legge.

La séance est ouverte à 14 h 30.

Le procès-verbal de la précédente séance est adopté.

Décès d'un ancien sénateur

M. le président.  - J'ai le regret de vous faire part du décès de notre ancien collègue Bernard Murat, qui fut sénateur de Corrèze de 1998 à 2008.

Modification de l'ordre du jour

M. le président.  - Mercredi 16 mai, en raison de la tenue de la Conférence des présidents et en accord avec le groupe CRCE dont l'espace réservé débute à 18 h 30, la séance serait suspendue à 19 h 30 et se poursuivrait de 21 h 30 à minuit trente.

Il en est ainsi décidé.

L'Union européenne face aux défis de la sécurité, des migrations et des frontières

M. le président.  - L'ordre du jour appelle le débat sur l'Union européenne face aux défis de la sécurité, des migrations et des frontières, à la demande de la commission des affaires européennes.

Nous allons procéder au débat sous la forme d'une série de questions-réponses dont les modalités ont été fixées par la Conférence des présidents.

Je vous rappelle que l'auteur de la demande du débat, disposera d'un temps de parole de huit minutes, puis le Gouvernement répondra pour une durée équivalente.

À l'issue du débat, l'auteur de la demande disposera d'un droit de conclusion pour une durée de cinq minutes.

M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes .  - Je me réjouis qu'en cette journée européenne du 9 mai, nous puissions nous réunir pour parler d'Europe. Dans un contexte international instable, nos concitoyens attendent de l'Europe une protection effective.

La sécurité intérieure demeure la compétence des États membres mais l'Union européenne peut apporter sa plus-value. Après les attentats de janvier 2015 déjà, nous avions fait des propositions partagées par plusieurs États membres - ici même, lors d'une réunion interparlementaire organisée au Sénat sous la présidence de Gérard Larcher.

Nous prenons acte d'avancées telles que le doublement du budget d'Europol et la mise en place d'un groupe interparlementaire de contrôle - où nous représentent Mme Sophie Joissains et M. Jacques Bigot.

Europol s'est dotée d'un centre européen de lutte contre le terrorisme, elle conduit avec succès des opérations de grande envergure, notamment contre Daech, et son rôle est désormais incontournable dans l'échange d'informations, grâce à son système Siena. Cependant, des difficultés demeurent : 85 % des données récoltées par l'agence émanent seulement de cinq États dont la France. Nous regrettons l'inertie de nos partenaires. Le Sénat demande la création d'un parquet européen : peut-on espérer une évolution positive sur ce dossier ? Le PNR (Passenger Name Record) européen pâtit quant à lui du retard pris par les PNR nationaux. Autre enjeu, d'importance croissante : la cybercriminalité.

Europol s'est également dotée d'un centre de lutte contre la cybercriminalité, il est souhaitable que chacun des États membres en fasse autant d'ici fin 2019, comme nous avons notre Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (Anssi).

L'Union européenne doit contribuer davantage à la sécurité extérieure. Avec l'opération Barkhane, la France défend l'ensemble de l'Europe. Le président Larcher leur a témoigné directement le soutien du Sénat lors de sa récente visite au Tchad et au Niger. Nous attendons un soutien plus fort de nos partenaires. Nous devons progresser vers une Europe de la Défense, qui soit complémentaire de l'OTAN. Nous devons aller vers une mutualisation des moyens, une interopérabilité, une action commune en matière de recherche et de développement, un rapprochement de nos industries de défense.

Nous appuyons le lancement d'une coopération structurée entre vingt-cinq États membres, la mise en place d'un Schengen militaire ainsi que d'un fonds de défense, doté de 13 milliards d'euros. Les Européens doivent conduire ensemble des opérations militaires. Madame la Ministre, pouvez-vous nous en dire plus ? La présence du Royaume-Uni est essentielle en matière militaire.

Le défi migratoire préoccupe également nos concitoyens, ils attendent des réponses européennes.

Les moyens budgétaires et humains de Frontex ont été augmentés - enfin - : la Commission européenne propose une enveloppe de 21,3 milliards d'euros, soit multipliée par 2,6 par rapport à l'enveloppe actuelle, et un corps de 10 000 garde-frontières d'ici 2027. Le Fonds Asile et migrations serait porté à 10,4 milliards d'euros. Tout ceci va dans le bon sens : le Gouvernement soutient-il ces orientations ?

Il faut interroger le cadre juridique dans lequel Frontex conduit son action. Quid de l'accès aux bases de données, instrument indispensable pour que cette action soit opérationnelle ? Qu'en est-il de la possibilité pour l'agence d'intervenir de façon quasi automatique dans un État qui serait défaillant pour assurer la protection effective de sa portion de frontière extérieure ? Qu'en est-il des procédures de retour groupé ?

La refonte du système d'asile est un autre enjeu majeur. La question des relocalisations, particulièrement délicate, a suscité des frictions. Où en sommes-nous sur ce point ?

J'ai relu le discours prononcé par Robert Schumann, le 9 mai 1950, au Quai d'Orsay : il parlait déjà d'un plan d'investissement pour l'Afrique. L'idée a été reprise par Nicolas Sarkozy. L'Allemagne ne l'a pas suivi, je le regrette.

Le sommet de La Valette a été l'occasion d'engagements. Qu'en est-il ? (Applaudissements sur de nombreux bancs)

Mme Nathalie Loiseau, ministre auprès du ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargée des affaires européennes .  - Je suis heureuse d'être avec vous en cette journée de l'Europe. Le sujet d'aujourd'hui est une priorité du Gouvernement, ainsi que de la Commission européenne, qui propose d'accroître sensiblement les moyens communautaires dans le cadre financier pluriannuel 2021-2027 - avec un fonds multiplié par 2,6 pour les frontières et 1,8 pour la sécurité intérieure. Le corps de garde-frontières et garde-côtes serait porté à 10 000 hommes d'ici 2027. Bref, ce budget protège, agit et défend.

L'Union européenne reste très mobilisée face à la menace terroriste, pour contrôler l'espace européen. Le PNR européen est une avancée majeure ; il devra être transposé d'ici le 25 mai. Pour aider les pays européens qui ne l'ont pas encore transposé, nous proposons des coopérations bilatérales. Nous pressons également la Commission et les États membres pour que le système d'entrées-sorties prévu pour les ressortissants des États tiers soit élargi aux ressortissants européens.

Nous poursuivons la lutte contre le financement du terrorisme. Nous agirons avec la Commission pour lutter contre les matières premières d'explosifs et la radicalisation sur Internet. Sur ce point nous encourageons la Commission à aller au-delà d'une approche centrée sur la contribution volontaire des acteurs du numérique à une autorégulation et à prévoir la mise en place de moyens contraignants pour améliorer la détection automatique et la suppression des contenus illégaux.

Nous soutenons depuis le début le Parquet européen, dont les compétences seraient étendues à la lutte contre la criminalité grave ayant une dimension transfrontalière et le terrorisme. La Commission nous entend.

Autre outil dont nous disposons : Europol, qui joue un rôle irremplaçable pour le partage des informations, comme fin avril contre la propagande de Daech. Nous devons y renforcer notre place - j'en ai parlé avec Catherine De Bolle, avant même sa prise de fonctions.

Enfin, gardons à l'esprit le développement de l'Europe de la défense. L'initiative européenne d'intervention, annoncée par le président de la République en Sorbonne, est en cours d'adoption par les États intéressés. Elle complètera la coopération structurelle permanente pour mieux programmer, planifier, partager nos informations, avec des pays membres ou non de l'Union européenne. Nous travaillons à son articulation avec la coopération structurelle permanente.

Le Gouvernement vous rejoint, Monsieur le président Bizet, sur l'importance du corps de garde-côtes et de garde-frontières européen. Il sera doté de capacités nouvelles : analyse de vulnérabilité, reconduites à la frontière, action d'urgence en cas de défaillance d'un État sur accord du Conseil.

La Commission propose de porter leur nombre de 1 500, dont 170 Français, aujourd'hui à 10 000 au-delà des 5 000 que nous avions inscrits dans notre proposition. Certains États membres sont toutefois mal à l'aise avec cette proposition.

Sur le plan interne, nous avons besoin de faciliter la possibilité de réintroduction des contrôles aux frontières internes lorsque le besoin s'en fait sentir, en particulier en raison de la menace terroriste. Cependant, une politique migratoire européenne ne peut réussir sans partenariat avec les pays d'origine et de transit. La France a montré le chemin depuis le sommet restreint organisé à Versailles en août 2017.

Nous nous sommes dotés de moyens importants qu'il faut réabonder avec le Fonds fiduciaire d'urgence, nous avons besoin d'un dialogue migratoire plus exigeant s'agissant des migrations économiques illégales et de dispositifs permettant de mieux protéger ceux qui peuvent prétendre au bénéfice de l'asile en veillant à éviter qu'ils risquent leur vie sur la route, en Libye ou en Méditerranée.

Nous souhaitons que le sommet européen de juin avance sur la réforme du régime d'asile européen. Nous soutenons les efforts de la présidence bulgare sur le règlement de Dublin, pour un mécanisme graduel de solidarité obligatoire selon la gravité de la crise. Nous travaillons à ce sujet avec nos partenaires allemands. (Applaudissements sur les bancs des groupes LaREM et UC ; M. Jean Bizet, président de la commission, applaudit également.)

Mme Colette Mélot .  - La semaine passée, l'Assemblée nationale a introduit dans le projet de loi Immigration un article sur les migrations climatiques, première occurrence de la notion dans notre droit.

Si l'Europe a accueilli plus d'un million de migrants depuis 2015, quelque 143 millions de personnes, selon la Banque mondiale, seront forcées à migrer d'ici 2050 à cause du changement climatique. Le manque de nourriture, de ressources en eau, les canicules et les cyclones bouleverseront la géographique du monde tel que nous le connaissons.

Les Nations unies ont prévu des programmes de réinstallation. Madame la Ministre, la Banque mondiale estime que 80 % des migrations climatiques pourraient être évitées avec les bonnes politiques : quelle est la position de la France sur les migrations climatiques ? (Quelques applaudissements sur les bancs des groupes Les Indépendants et UC)

Mme Nathalie Loiseau, ministre.  - On constate les plus graves de ces difficultés dans le Pacifique - où des États insulaires sont menacés de disparition - et le Sahel. L'Agence française de développement dédie 50 % de ses fonds à des programmes de lutte contre le changement climatique.

Pour l'Union européenne, cette proportion n'est que de 20 %. Nous souhaitons que des actions de lutte contre le changement climatique représentent la même part que l'aide française.

Mme Colette Mélot.  - Je ne peux qu'insister sur l'importance de l'aide au développement.

M. Jean-Noël Guérini .  - Le solde migratoire explique l'essentiel de la hausse de population depuis les années 1990. Cependant, les conflits dans le monde et l'ampleur des persécutions auxquelles on assiste depuis 2015, représentent un défi nouveau. Des initiatives ont été prises, en particulier l'accord de mars 2016 avec la Turquie, ou encore la création de hotspots.

Sans promettre ce que nous ne pouvons assumer, nous avons un devoir d'humanité tout en restant fermes sur nos frontières. Non pour les transformer en barrières infranchissables, mais pour nous donner les moyens d'accueillir dignement les migrants - plutôt que dans les parcs parisiens ou sur les bouches de métro. Il faut être ferme contre les passeurs, contre ceux qui aident les passages illégaux, aussi bien que contre ceux qui se substituent à l'État pour prétendument contrôler les frontières...

Après le constat d'échec du règlement Dublin III, quelle politique européenne mener ? (Applaudissements sur les bancs du groupe RDSE)

Mme Nathalie Loiseau, ministre.  - Vous le rappelez : l'Union européenne a pris des mesures depuis 2015 : accords avec la Turquie notamment, dont trois milliards d'euros d'aides pour ce pays qui accueille le plus grand nombre de réfugiés au monde.

Après le sommet de La Valette, nous avons dédié des fonds d'aides aux pays de départ, notamment pour les jeunes - qui sont les plus dynamiques et les plus tentés par le départ. Nous travaillons aussi, dans la discrétion et bilatéralement, sur le retour et la réadmission, trop longtemps confrontés à des obstacles.

Nous luttons aussi contre les passeurs. Il faut encore améliorer la coopération au sein de l'Union européenne et avec les pays d'origine et de transit contre le trafic d'êtres humains, cette gangrène qui est le deuxième trafic illégal le plus lucratif au monde.

M. Thani Mohamed Soilihi .  - Selon l'Eurobaromètre, les migrations et la sécurité sont depuis 2016 les principales préoccupations des Européens. Le principal défi est de renforcer la souveraineté du continent. Sujet que Mayotte, région ultrapériphérique (RUP), connaît bien : la pression migratoire y est sans précédent, et l'insécurité croissante. Il y a urgence à nouer des accords internationaux pour enrayer la saturation des services publics et la violence réunies par l'immigration irrégulière dans l'île - qui ont été à la source du mouvement social qui s'est élevé à Mayotte dans les derniers mois. Que faire pour y parvenir, Madame la Ministre ? (Applaudissements sur les bancs du groupe LaREM, M. Jean-Pierre Sueur et Mme Fabienne Keller applaudissent également.)

Mme Nathalie Loiseau, ministre.  - Le Gouvernement a pleinement conscience de la situation à Mayotte. Le 21 mars dernier, les Comores ont pris des mesures inacceptables de non-réadmission : nous restons décidés à les faire lever, dans une logique responsable d'État à État, avec l'objectif de lutter contre les filières et de stabiliser les relations entre Mayotte et les Comores.

Nous avons pris des mesures concernant les visas. Les deux ministres des affaires étrangères se sont rencontrés le 19 avril dernier ; le dialogue continue.

RUP, Mayotte bénéficie d'un soutien de 290 millions d'euros sur la période 2014-2020 - tous fonds confondus. Les Comores, elles, bénéficient du Fonds européen de développement (FED) à hauteur de 68 millions d'euros. Un accord transfrontalier alimente des actions en matière d'échanges commerciaux, de santé et de secours pour 16 millions d'euros entre les deux territoires.

Mme Esther Benbassa .  - Je suis intervenue récemment pour un jeune homme originaire du Darfour, arrivé en France via Lampedusa, après des années dans un camp du Haut-Commissariat aux réfugiés au Tchad. Abdel, « dubliné », n'a jamais été en mesure de formuler une demande d'asile ! Cette situation, vous la connaissez bien. Il est temps de revenir sur le règlement Dublin.

Le Parlement examine en ce moment le projet de loi Asile, Immigration, lequel ne considère aucunement les négociations européennes.

Comment rendre le droit d'asile plus effectif en France ? La modification de son régime, en attendant, est purement électoraliste. (Applaudissements sur les bancs du groupe CRCE)

Mme Nathalie Loiseau, ministre.  - Ce projet de loi est tout sauf électoraliste et démagogique, mais nous aurons tout le loisir d'y revenir lorsque ce projet de loi sera déposé au Sénat...

Un grand nombre de migrants ne souhaitent tout simplement pas déposer de demande d'asile dans le premier pays où ils arrivent - c'est sans doute le cas du jeune homme dont vous parlez. Certains font du shopping de l'asile.

Mme Sophie Taillé-Polian.  - Du « shopping de l'asile » ?

M. Jean-Yves Leconte.  - Tout le monde doit aller en Italie, c'est cela ?

Mme Esther Benbassa.  - Comment osez-vous parler de « shopping » ?

Mme Nathalie Loiseau, ministre.  - Je me suis rendue au sud Soudan, c'est la réalité. Si Dublin III ne fonctionne pas bien, c'est que certains États membres refusent d'accueillir les réfugiés. (MM. Loïc Hervé et Antoine Lefèvre renchérissent.)

La présidence bulgare a fait des propositions, telle la différenciation des obligations de solidarité selon la gravité de la crise et le pays. L'Italie ne dispose pas d'un gouvernement en mesure de faire des propositions. Nous l'attendons.

Mme Esther Benbassa.  - Vous êtes dans la rhétorique, sans poser la question de l'accueil. Ensuite, comment osez-vous parler de « shopping » pour des gens dans la misère et le dénuement ? (Applaudissements sur les bancs des groupes CRCE et SOCR)

M. Pierre Ouzoulias.  - Bravo !

M. Philippe Bonnecarrère .  - Je poursuivrai sur le droit d'asile et sa réforme. Vous avez évoqué quelques perspectives, Madame la Ministre, mais j'attends d'autres impulsions.

Depuis le traité de Lisbonne, les questions relatives à l'asile ne sont pas soumises à la règle de l'unanimité, car elles relèvent des politiques communes : est-ce que cela ne facilite pas la réforme du règlement de Dublin ? Ensuite, quand des pays ne respectent pas leurs obligations, la question de la conditionnalité n'est-elle pas posée ? Enfin, j'aimerais avoir la confirmation que notre Gouvernement reste actif sur les réadmissions. À ma connaissance, cela ne fonctionne pas avec les pays du Maghreb et d'Afrique de l'Ouest. (Applaudissements sur les bancs du groupe UC)

Mme Nathalie Loiseau, ministre.  - La majorité qualifiée s'applique en effet, mais, sur la révision du règlement de Dublin, les divisions sont fortes. Nous travaillons sur l'harmonisation des procédures, sur les délais, les critères - le projet de loi Asile et Immigration va dans ce sens. Mais il reste beaucoup à faire. Il est tentant de conditionner l'octroi de fonds européens aux États membres qui respectent leurs obligations de relocalisations. (M. Jean Bizet, président de la commission, le confirme.)

Le président de la République a aussi suggéré que l'accueil de migrants participe de la politique de cohésion et que les collectivités qui accueillent plus de migrants soient éligibles aux fonds de cohésion, ce sera autant de fonds qui n'iront pas aux pays qui refusent les migrants.

M. Philippe Bonnecarrère.  - Nous soutenons la réforme du règlement européen mais restons dubitatifs sur l'utilité d'une réforme franco-française dans ce domaine.

M. Jean-Yves Leconte .  - Le règlement Dublin III ne fonctionne pas, tout le monde en convient. Mais je m'interroge sur votre figure rhétorique consistant à dire qu'il faut renforcer la responsabilité des pays de premier accueil et la solidarité entre tous les États membres.

Le nouveau mandat Frontex communautarise la surveillance des frontières ; il est donc contradictoire de vouloir simultanément responsabiliser les pays de première entrée en Europe.

Quelles garanties aurons-nous que les procédures seront les mêmes dans chaque pays ? À ce stade, rien. (M. Roger Karoutchi doute que ce soit possible.)

Votre Gouvernement a fait voter une proposition de loi sur l'asile européen. Où est la crédibilité de la France si elle n'a de cesse de renvoyer les migrants en Italie ou en Allemagne ? (Applaudissements sur les bancs du groupe SOCR)

Mme Nathalie Loiseau, ministre.  - Renforcer les moyens de Frontex ne veut pas dire abdiquer toute responsabilité nationale en la matière. La réforme augmente les moyens humains de Frontex, mais aussi les moyens financiers alloués aux États de première entrée, Italie, Grèce, notamment. La France a rempli ses obligations en matière de réinstallation et de relocalisation vis-à-vis de la Grèce et de l'Italie. D'autres engagements ont été pris, des accords ont été voulus avec le Niger et le Tchad, et nous travaillons avec nos partenaires européens.

Nous sommes, je le crois, à la hauteur de nos valeurs.

M. Jean-Yves Leconte.  - Vous ne m'avez pas répondu. Se cacher derrière la relocalisation pour ne pas réformer Dublin sera lourd de conséquences.

M. Philippe Pemezec .  - On nous impose l'idée que l'immigration serait normale et que ce ne serait pas l'affaire des élus mais de fonctionnaires et d'associations, pourtant dénués de toute légitimité. Je m'y oppose totalement ! Je crois aux frontières qui permettent d'accueillir chez soi qui l'on souhaite. C'est ce qu'écrit Régis Debray. Les parlementaires devraient avoir leur mot à dire sur le sujet ! Au Canada, en Australie et en Nouvelle-Zélande, des quotas sont fixés par le Parlement. Quand y viendrons-nous en France, comme c'est aussi le cas en Autriche et peut-être bientôt aussi en Allemagne ? (Applaudissements sur les bancs du groupe Les Républicains)

Mme Nathalie Loiseau, ministre.  - Vous examinerez dans quelques semaines le projet de loi Asile et Immigration : les parlementaires sont donc consultés sur ces aspects. Son contenu ne vous satisfait peut-être pas totalement ; les Français n'en ont pas moins voté, il y a un an, pour une majorité que ne reprenait pas votre idée de quotas. Sur le fond, ces quotas ne serviront à rien tant que les inégalités criantes et la détresse pousseront des migrants sur les routes.

M. Philippe Pemezec.  - Comme je le craignais, c'est une réponse technocratique, qui creuse le fossé entre les Français et la technostructure. Le président Macron n'a sans doute pas été élu sur ces aspects. (Applaudissements sur les bancs du groupe Les Républicains)

M. Dominique de Legge .  - Entre 2016 et 2017, le nombre de demandeurs d'asile a augmenté de 17 %, les coûts de l'Allocation pour demandeur d'asile (ADA) de 9 %, les moyens de l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) restent insuffisants et l'Aide médicale de l'État (AME) augmente elle aussi. Les pouvoirs publics peinent à endiguer ce flot humain de migrants qui n'ont plus rien à perdre... Vouloir tout attendre de l'Europe nous conduirait à l'inaction.

Que pensez-vous d'une modification de la durée de résidence en France pour obtenir la nationalité - par exemple la porter à huit ans comme en Allemagne ? Même question pour introduire une condition de maîtrise de la langue, pour rendre impossible de l'acquérir en cas de condamnation pénale, et enfin pour ne plus appliquer le droit du sol aux enfants nés de parents illégalement sur le sol français ? (Applaudissements sur les bancs du groupe Les Républicains)

Mme Nathalie Loiseau, ministre.  - Mes propos n'ont pas été technocratiques. Pour avoir passé plusieurs années en Afrique subsaharienne, au Maghreb et visité bien des centres d'hébergement, je sais de quoi je parle - et je n'en parle pas de loin, bien à l'abri...

Que devraient dire les Allemands, qui ont accueilli plus d'un million de demandeurs d'asile en 2015 ? Qu'est-ce que l'Union européenne a à voir avec l'acquisition de la nationalité, qui est une compétence nationale propre ?

Durée de séjour minimale, vérification de la maîtrise de la langue ? C'est déjà le cas : pour obtenir la nationalité française, il faut cinq ans de résidence légale en France, il faut une connaissance suffisante de la langue, de l'histoire et de la culture française...

M. Roger Karoutchi.  - Dans les textes ! Ce n'est pas ce qui se passe dans les faits !

Mme Nathalie Loiseau, ministre.  - Je vous invite à vous pencher sur ce qui est effectivement demandé aux personnes qui sollicitent la nationalité française avant de poser vos questions.

M. Dominique de Legge.  - Je croyais que les ministres au banc représentaient le Gouvernement... Je m'étonne que la ministre des affaires européennes n'ait pas de vision globale de la politique de la France pour défendre ses intérêts au niveau européen ! Décidément, nous sommes gouvernés par des technocrates. (Applaudissements sur les bancs du groupe Les Républicains)

M. Olivier Henno .  - (Applaudissements sur les bancs du groupe UC) L'Afrique subsaharienne est une bombe démographique : selon les Nations unies, sa population passera de 960 millions à 2 milliards d'habitants !

Il faut répondre à ce défi avec responsabilité, sous peine de voir les démocraties européennes submergées par le populisme. Faut-il s'obstiner à distinguer entre demande d'asile et immigration économique irrégulière ? Cela revient à accepter ceux qui meurent de peur, et à repousser ceux qui meurent de faim. Comment articuler la politique européenne d'immigration avec des politiques nationales très diverses, et avec les politiques des pays du Maghreb ? (Applaudissements sur les bancs du groupe UC)

Mme Nathalie Loiseau, ministre.  - Oui, il faut distinguer ceux qui sont persécutés en raison de leur race, religion, convictions politiques ou orientation sexuelle, qui relèvent de la convention de Genève, de ceux qui se cherchent un avenir différent ailleurs que dans leur pays d'origine et qui, pour certains, font le choix de l'immigration clandestine. Les deux démarches sont différentes.

L'avenir de la jeunesse de l'Afrique subsaharienne ou d'Asie du Sud, des plus courageux et déterminés, passerait forcément par l'exil ? Je ne peux me résoudre à ce fatalisme. Il est de notre responsabilité de pays partenaire d'oeuvrer à ce que la croissance économique de l'Afrique se traduise en développement humain, en possibilité de formation et d'emploi, en confiance dans l'avenir. Si l'Afrique se développe, nous avons un partenaire de croissance sur lequel s'appuyer. L'Europe ne peut pas accueillir tous les migrants. En outre, l'exil réduit le nombre de personnes qualifiées sur place et fait monter les tensions.

M. Olivier Henno.  - La véritable frontière passera demain par le Sahara et non par la Méditerranée. D'où l'intérêt de relancer le partenariat euro-méditerranéen. (Applaudissements sur les bancs du groupe UC)

Mme Gisèle Jourda .  - À l'aune des mutations politiques dangereuses que connaît la Turquie, le bien-fondé du pacte migratoire conclu avec ce pays sombre peu à peu. Or l'Union européenne l'a reconduit, en octroyant trois milliards d'euros supplémentaires pour aider la Turquie à accueillir les réfugiés syriens.

Des ONG ont appelé à une évolution juridique de ce pacte, qui repose sur le postulat erroné que la Turquie est un pays tiers sûr. La Turquie présente-t-elle un niveau de garantie et de protection pour les demandeurs d'asile identique à ce qu'accorde l'Union européenne ? Les Eurodéputés ne le pensent pas : le 25 avril dernier, ils l'ont retirée de la liste des pays d'origine sûrs, même si cela ne concerne que les nationaux turcs. Quel impact sur la situation actuelle ? Quelle est la position du Gouvernement français ?

Mme Nathalie Loiseau, ministre.  - L'accord de mars 2016 a permis de baisser de 97 % les arrivées dans les îles grecques et divisé par dix les décès de migrants en mer Égée. Il a permis de lutter efficacement contre les filières de passeurs : nous sommes attachés à sa reconduction.

La Turquie est le pays qui accueille le plus grand nombre de réfugiés ; c'est un effort colossal. Nous avons des garanties sur la qualité de la protection qui leur est apportée. Les enfants sont scolarisés ; grâce au soutien de l'Union européenne, les réfugiés ont accès aux soins.

La discussion au Parlement européen que vous évoquez n'est en rien une décision.

L'aide européenne versée au profit des réfugiés va presque exclusivement à des acteurs non étatiques - collectivités locales et associations.

Accueil de la présidente du Sénat belge

M. le président.  - Je suis particulièrement heureux de saluer la présence dans notre tribune d'honneur de Mme Christine Defraigne, présidente du Sénat belge.

Au nom du Sénat tout entier, je lui souhaite une cordiale bienvenue en cette journée de l'Europe.

C'est aussi l'occasion pour moi de souligner l'excellence des relations d'amitié et de travail entre nos deux institutions.

À l'issue de notre séance, Mme Defraigne aura un entretien avec le président Jean Bizet et le bureau de la commission des affaires européennes sur les grands sujets de l'actualité de l'Union européenne. (Mmes et MM. les sénateurs et Mme la ministre se lèvent et applaudissent.)

L'Union européenne face aux défis de la sécurité, des migrations et des frontières (Suite)

M. Sébastien Meurant .  - Je m'étonne qu'un débat aussi important soit traité en catimini, entre deux ponts !

Rapporteur spécial de la mission « Immigration, asile et intégration », j'ai souhaité me procurer un document, signalé par la commission des affaires européennes, arrêtant une recommandation pour remédier aux manquements constatés lors de l'évaluation de 2016 de l'application par la France de l'acquis de Schengen dans le domaine de la gestion des frontières extérieures - bel exemple de jargon technocratique... La commission des affaires européennes m'a signifié que j'avais le droit de le lire mais pas de le reproduire ou de l'emporter. C'est inouï ! Si l'on veut réconcilier les Français avec l'Europe, ne faudrait-il pas associer la représentation nationale aux débats fondamentaux ?

Informations qui ne circulent pas, effectifs insuffisants à Roissy, contrôles défaillants des membres d'équipage à Orly... Les graves défauts constatés par le Conseil européen dans le dispositif français à Calais sont-ils le fruit de l'imagination des technocrates bruxellois ? Ces manquements sont-ils réels et si oui, qu'avez-vous fait pour y remédier ?

Mme Nathalie Loiseau, ministre.  - Vous aurez très prochainement l'occasion de débattre de la politique migratoire de notre pays !

L'évaluation par la Commission européenne de l'application de Schengen par la France est un document provisoire à ce stade. Je m'engage à revenir devant vous lorsque nous aurons reçu l'évaluation définitive.

M. Jean-Yves Leconte .  - L'absence de résilience des pays européens face à la crise migratoire interroge, quand on regarde les efforts que font la Jordanie, le Liban ou la Turquie. Elle conduit les Européens à envisager les relations avec leurs voisins du Sud à travers le prisme exclusif de la politique migratoire. Cette obsession court-termiste nous conduit à préférer avoir à nos portes des régimes autoritaires plutôt que démocratiques !

Quelle est la position de la France sur la proposition de la Commission européenne de conditionner l'attribution de visas à l'acceptation des laissez-passer consulaires ?

Accepteriez-vous un contrôle des parlements nationaux et du Parlement européen sur les moyens octroyés par l'Union européenne aux pays d'origine pour réguler les migrations ?

Mme Nathalie Loiseau, ministre.  - L'Union européenne a accueilli 1,5 million de demandeurs d'asile en 2015. Assez d'autoflagellation !

M. Jean-Yves Leconte.  - La Jordanie fait plus !

Mme Esther Benbassa.  - Et la Turquie !

Mme Nathalie Loiseau, ministre.  - Oui, mais de nombreux demandeurs d'asile ont préféré l'Allemagne ou la Suède à la France, étant donné son niveau de chômage. (Exclamations sur les bancs du groupe CRCE.) Les personnes qui fuient une zone de guerre préfèrent en outre souvent rester à proximité de leur pays, dans l'espoir d'un retour prochain.

Nous souhaitons que les laissez-passer consulaires soient mieux et plus souvent délivrés par les pays dont sont originaires les migrants économiques illégaux que nous voulons raccompagner. C'est l'objet d'un dialogue bilatéral, qui comprend la question de la délivrance des visas.

Le Parlement européen contrôle l'aide au développement versée par l'Union européenne. Si vous avez des questions spécifiques, j'y répondrai par écrit.

M. Jean-Yves Leconte.  - Il ne s'agit pas que d'aide publique au développement, mais aussi de financements dans le cadre de la politique de régulation des flux migratoires. Il faut travailler sur le long terme.

M. Roger Karoutchi .  - (Applaudissements sur les bancs du groupe Les Républicains) Pour une fois, je serai d'accord avec M. Leconte... (Sourires) J'ai l'impression que tous ces débats ne servent à rien. J'ai voté non à Maastricht, puis je suis devenu un gentil garçon européen - mais c'est à se demander si l'on est sur la même planète ! Soit les débats sont ultra-techniques, soit ils n'abordent pas les vrais problèmes. On est loin du plan Marshall pour l'Afrique promis par le président de la République ! Quand l'Afrique connaîtra son explosion démographique, où voulez-vous qu'aillent ses jeunes ? Or le Parlement européen, la Commission n'avancent pas d'un iota, le budget européen est ridicule, il n'y a aucun investissement sérieux en Afrique pour tarir la source de l'immigration. Je suis pour le contrôle des frontières, la révision de Schengen et de Dublin, pour plus de fermeté, mais aussi pour un vrai plan Marshall pour l'Afrique. Que fait la France ?

M. Dominique de Legge.  - Très bien !

Mme Nathalie Loiseau, ministre.  - Monsieur Karoutchi, je suis d'accord avec vous ! (On s'amuse) L'Union européenne et ses États membres sont le plus gros donateur à l'Afrique avec 19 milliards d'euros d'aide au développement par an. S'y ajoutent 3 milliards d'euros pour la politique migratoire via le Fonds fiduciaire d'urgence que nous cherchons à abonder. La France a pris l'engagement de porter son aide publique au développement à 0,55 % du PIB et à la concentrer sur l'Afrique, en particulier les pays du Sahel... Et je ne parle pas de notre action militaire, nationale et européenne, qui contribue à réduire les migrations en stabilisant les pays du Sahel et en luttant contre le djihadisme.

M. Roger Karoutchi.  - J'entends, mais le droit d'asile à tout va n'a plus de sens. Quelque 102 000 demandeurs d'asile : ce ne sont pas uniquement des gens qui fuient les persécutions ! Il faut plus de fermeté, mais j'ai conscience que si la donne ne change pas chez nos voisins, nous serons perpétuellement sous pression.

M. Cyril Pellevat .  - Plusieurs pays ont rétabli les contrôles aux frontières, dans le respect de Schengen - dont la France, à la suite des attentats de novembre 2015. L'Union européenne fait face à une crise migratoire sévère qui nourrit les populismes. Les États membres ont accordé un statut protecteur à 538 000 personnes, le système des hotspots a échoué. L'Union européenne a rencontré ses limites. Quels sont les impacts de cette crise ? Les migrants économiques se mêlent aux réfugiés... Hormis les contrôles aux frontières, la seule solution réside dans une meilleure coopération avec les pays d'origine ou de transit. Comment l'Union européenne entend-elle renforcer la lutte contre l'immigration irrégulière ?

Mme Nathalie Loiseau, ministre.  - En 2017, 100 000 demandes d'asile ont été enregistrées en France, un chiffre en hausse alors qu'il baissait dans les autres États membres. La première nationalité des demandeurs d'asile est... l'Albanie, dont les ressortissants n'ont pas besoin de visa pour entrer sur le territoire de l'Union. Preuve que notre vision est parfois biaisée par le discours politique ou médiatique ! Nous sommes mobilisés, au niveau bilatéral, pour lutter contre les réseaux de criminalité organisée qui entretiennent ce trafic d'êtres humains.

Le renforcement des contrôles aux frontières extérieures passe par un renforcement de Frontex et des moyens des États membres, par une harmonisation du régime européen de l'asile, un rapprochement des critères et des procédures.

L'échec des hotspots, c'est l'échec de la responsabilité dans le pays de première entrée. Nous devons améliorer la solidarité et travailler au développement et à la stabilisation des pays d'origine et de transit.

M. Roger Karoutchi .  - L'Europe a-t-elle encore un poids au niveau international ? A-t-elle pu se doter d'une politique étrangère et de défense influente ? Le président Trump vient de se retirer de l'accord sur le nucléaire iranien sous les applaudissements de l'Arabie saoudite, de l'Égypte ou encore du Maroc. Devant les députés, le ministre des affaires étrangères l'a regretté, tout en reconnaissant les faiblesses de l'accord...

J'étais avec le président Dallier en Israël la semaine dernière. L'Union européenne y est perçue comme ayant dévissé sur le plan international. N'est-elle pas un lion d'argile, qui peut encore rugir mais ne fait plus peur à personne ?

Mme Françoise Gatel.  - Très bien.

Mme Nathalie Loiseau, ministre.  - Notre pouvoir d'attraction reste entier : plusieurs pays sont candidats à l'Union européenne, et nous venons de passer une heure à évoquer les millions de personnes qui veulent y entrer.

Nous avons regretté le retrait des États-Unis de l'accord sur le nucléaire iranien, mais observez que les défenseurs de l'accord restent infiniment plus nombreux que ceux qui approuvent la décision des États-Unis. Qu'il faille élargir l'accord à la balistique, au rôle de l'Iran au Moyen-Orient, nous en discutons ; le président américain a d'ailleurs laissé la porte ouverte à un futur accord. Ce sera le rôle de l'Europe de faire revenir chacun à la table des négociations. Il serait paradoxal que l'Iran soit puni d'avoir respecté l'accord quand la Corée du Nord est récompensée d'avoir développé son armement nucléaire au mépris de tous les traités internationaux !

Cela fait soixante ans que l'on parle d'Europe de la défense. Depuis six mois, nous agissons, avec une coopération structurée, l'ébauche d'un front européen de défense et un projet français d'initiative européenne d'intervention qui permettra de travailler avec le partenaire britannique sur les opérations extérieures.

M. Roger Karoutchi.  - Si vous-même saluez l'action de M. Trump en Corée du Nord, je ne sais plus que dire ! Je suis un gaulliste frénétique : la politique de la France ne se fait pas à la corbeille, contrairement à ce que semblent penser ceux qui regrettent les conséquences du retrait américain sur les entreprises françaises installées en Iran ! La France, ce ne sont pas les entreprises françaises ; la France, c'est la paix, les droits de l'homme, la liberté. (Applaudissements sur les bancs du groupe Les Républicains)

M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes .  - Je salue la qualité de ce débat, en ce jour de l'Europe.

M. Karoutchi a raison ; le temps européen est trop long. C'est le temps des alliances, des accords, des décisions à 27. Le temps géopolitique est déconnecté du temps économique. Roger Karoutchi a regretté que l'Union européenne ne soit pas suffisamment considérée comme une puissance. C'était le sujet de notre mission d'information. L'Europe doit affirmer sa puissance, dans un moment délicat de départ des Britanniques, et prendre ses responsabilités sur les sujets régaliens que sont la défense, la sécurité intérieure et l'immigration. L'Union européenne doit apporter sa plus-value. Elle le fait, mais trop lentement.

Sur le terrorisme, les liens entre bases de données doivent être renforcés. Il n'est pas admissible que 85 % des données de Frontex proviennent de cinq pays seulement. Chaque État doit se doter d'un PNR national.

La défense européenne doit reposer sur une vision et une revue stratégiques partagées. Le couple franco-allemand reprend des couleurs, c'est positif. Notre commission préconise la mise en place d'un Conseil européen de sécurité et d'une structure permanente de planification, de commandement et de conduite des missions militaires.

J'ai entendu que Frontex pourrait agir à la demande d'un État membre en cas de défaillance. J'espère que la décision ne prendra pas trop de temps...

Nous avons manqué de solidarité et de générosité envers l'Italie. Le résultat électoral du Mouvement 5 étoiles en est en partie la conséquence.

Concernant la politique de retour, qui ne fonctionne pas, je prône l'autorité. Tout pays tiers qui n'accepterait pas de jouer le jeu ne devrait plus être bénéficiaire de l'aide au développement. L'Europe est généreuse, mais il faut respecter les règles. Quelque 55 milliards d'euros d'aide au développement sont distribués, via les Nations unies, sans que la traçabilité des fonds soit très claire. Il est temps que la France fasse entendre sa voix.

M. le président.  - Veuillez conclure.

M. Jean Bizet, président de la commission.  - Quotas, plafonds, ces mots ne devraient plus être tabous.

Si on peut se réjouir de l'adoption du cadre financier pluriannuel, je regrette que ce soit au détriment de la PAC et des fonds de cohésion. La PAC reste stratégique : elle est peut-être ancienne, mais n'a jamais été aussi moderne ! (Applaudissements sur quelques bancs des groupes Les Républicains et UC)

La séance est suspendue quelques instants.

L'Union européenne face aux défis de la compétitivité, de l'innovation, du numérique et de l'intelligence artificielle

M. le président.  - L'ordre du jour appelle le débat sur l'Union européenne face aux défis de la compétitivité, de l'innovation, du numérique et de l'intelligence artificielle, à la demande de la commission des affaires européennes.

M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes .  - Le marché unique est une grande réalisation mais doit d'abord être un atout pour les producteurs européens. L'Union européenne n'a pas cédé à la néfaste tentation du repli, elle s'est ouverte sur le monde, mais doit veiller à préserver ses intérêts économiques, notamment en étant ferme et unie face aux initiatives américaines sur l'aluminium et l'acier. Où en est-on des discussions avec les autorités américaines ?

L'action de l'Union doit développer une ambition, or nous sommes loin d'une stratégie industrielle européenne. L'Europe doit rattraper son retard en matière d'investissements. Nous avons soutenu le renforcement du Fonds européen d'investissement stratégique ; la Commission propose désormais un nouveau fonds d'investissement, InvestEU, qui permettrait de mobiliser 650 milliards d'euros ; des obstacles réglementaires doivent pour cela être levés.

L'Europe ne sera pas compétitive sans une énergie sécurisée, accessible et bon marché. Nous appuyons le projet d'une Union de l'énergie. Où en sont les travaux relatifs au paquet énergétique ? Le Sénat est très attentif à l'émergence de Nord Stream II, qui fera de l'Allemagne un hub européen - ce qui l'obligera à des engagements envers les autres États membres.

En matière d'innovation, l'Europe peut apporter une réelle plus-value. La Commission européenne propose un nouveau programme, « Horizon Europe », doté de 97,6 milliards, soit 53 % d'augmentation sur ce poste de dépense. Nous nous en félicitons. Quant au Conseil européen de l'innovation, il constituerait un guichet unique en matière d'innovation de rupture. Reste que l'Europe n'est pas dotée de supercalculateurs de nouvelle génération. Et quid des évolutions de la sélection variétale et des biotechnologies ?

L'Union économique et monétaire doit être approfondie. Pour le prochain cadre financier, la Commission européenne prévoit un soutien de 25 milliards d'euros et une stabilisation de l'investissement, avec une capacité de prêts de 30 milliards. Si une feuille de route franco-allemande a été annoncée, on constate des divergences. Pouvez-vous nous rassurer ?

L'Europe est en retard en matière d'innovation et de régulation du numérique, même si les grands acteurs privés de l'Internet se heurtent à plus de fermeté de la part des pouvoirs publics. La Commission européenne a proposé une stratégie globale et ambitieuse. L'entrée en vigueur du nouveau règlement sur la protection des données personnelles est à saluer.

Le droit européen de la concurrence doit être rendu plus efficace. Les délais de contentieux sont trop longs - je pense aux affaires Google ou Ryanair ; simplifions le déclenchement des mesures conservatoires. Nous devons appliquer le principe de loyauté aux plateformes numériques structurantes pour l'économie. Qu'attendre des propositions de la Commission européenne dans ce domaine ?

Nous devons aussi parvenir à une taxation effective des revenus générés par l'activité numérique, avec une assiette territorialisée. Où en est-on ? Je regrette que le Conseil européen n'ait pas adopté la position française en la matière et se soit retranché derrière la position de l'OCDE.

Nous avons besoin d'un pilotage stratégique et d'une plus grande cohérence entre politique de concurrence et politique industrielle. L'Union européenne doit défendre son ambition numérique dans les négociations commerciales en cours.

En matière de cybersécurité, il faut aussi faire plus. Il en va de la souveraineté des États mais aussi du développement d'une économie numérique qui repose sur la confiance. (Applaudissements sur tous les bancs à l'exception du groupe CRCE)

Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d'État auprès du ministre de l'économie et des finances .  - Merci de votre invitation. Le cadre européen est primordial pour notre économie, et quel meilleur jour qu'aujourd'hui pour en parler ?

Les innovations structurantes, les approches nouvelles s'accélèrent et bouleversent les chaînes de valeur et les modes de vie.

Ces innovations ne sont plus l'apanage des grandes puissances occidentales et des grands groupes industriels établis. Il faut raisonner en dynamique et anticiper plutôt que s'adapter.

Notre continent a des atouts à faire valoir : une recherche de qualité, un tissu d'entreprises dynamiques, des têtes de filières qui créent de l'activité, des compétences et des valeurs. Mais il faut aller plus loin si nous voulons jouer notre rôle de grande puissance, et notamment définir et défendre une stratégie industrielle européenne favorable aux innovations de rupture.

Face à la Chine ou aux États-Unis, une stratégie nationale n'a plus de sens. C'est à l'échelle européenne que nous pouvons créer des écosystèmes de pointe et des champions internationaux. L'Europe nous donne la force de frappe nécessaire pour mener de grands projets industriels intégrés, du laboratoire à l'usage, notamment dans les supercalculateurs ou les nanotechnologies.

En matière de recherche et développement, l'Union européenne a de bons instruments au service de l'innovation incrémentale, mais pas de l'innovation radicale qui requiert des financements massifs et risqués - consentis à l'échelle européenne, donc. Pour répondre à ce défi, le président de la République pousse à la création d'une Agence européenne pour l'innovation de rupture, dont le prototype devra être mis en place sans attendre, dès 2019.

L'intelligence artificielle constitue une priorité à laquelle la France consacre 1,5 milliard d'euros en cinq ans. L'Europe a élaboré un programme structuré articulé autour de trois axes : compétitivité technologique et économique, anticipation des changements socio-économiques, création d'un cadre juridique et éthique.

Le sujet du paquet énergie/climat est important pour notre industrie. Les défis industriels de certains secteurs, notamment celui des électro-intensifs, devront être pris en compte.

À l'heure des pratiques commerciales déloyales et de la tentation du protectionnisme, nous voulons une Europe ouverte mais capable de défendre ses intérêts, ses valeurs et son modèle économique. À nous d'agir pour renforcer les règles du commerce international. Ouverture ne signifie pas naïveté. Nous voulons nous protéger lorsque des pays tiers ciblent, de façon parfois agressive, des entreprises stratégiques en Europe en adoptant rapidement le règlement sur le filtrage des investissements étrangers.

L'Europe a su proposer un modèle juste et efficace sur la protection des données. Il faut désormais avancer sur la fiscalité - les géants du numérique ne paient que 9 % d'impôts, contre 23 % pour les autres acteurs - et sur la concurrence en sanctionnant les pratiques déloyales. En mars dernier, Bruno Le Maire a assigné Google et Apple en justice comme il l'avait fait avec Amazon en 2017. Nous soutenons le projet de texte européen déposé le 26 avril dernier, en particulier la création d'un observatoire européen sur la loyauté des plateformes numériques.

Nous voulons une Europe qui défende ses intérêts et se positionne avec force sur les enjeux d'avenir. (Applaudissements sur les bancs du groupe LaREM et sur quelques bancs du groupe UC ainsi que sur le banc de la commission)

M. Jean-Noël Guérini .  - Au sommet de Tallinn du 29 septembre 2017, il a été décidé de faire de l'Europe un chef de file mondial en matière de numérique. Jean-Claude Juncker a souligné, dans son discours sur l'état de l'Union, que les « cyberattaques sont parfois plus dangereuses pour la stabilité des démocraties et des économies que les fusils et les chars ».

En 2016, on a recensé 4 000 attaques par rançongiciel chaque jour ; 80 % des entreprises européennes ont été touchées.

Aux États-Unis, l'investissement consacré à la cybersécurité est quatre fois plus élevé qu'en Europe. La commissaire européenne à l'économie et à la société numérique a demandé un doublement du budget qui atteindra 70 milliards ; quelle sera la part consacrée à la cybersécurité ? Comment la future agence européenne de cybersécurité articulera-t-elle son action avec les agences nationales ?

Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d'État.  - Merci d'ouvrir ce débat en me questionnant sur la cybersécurité, un sujet que je connais bien pour avoir vécu très directement et très douloureusement une cyberattaque dans mes précédentes fonctions.

Dans sa communication du 13 septembre 2017, la Commission européenne a proposé de réviser la stratégie européenne en matière de cybersécurité et le mandat de l'Enisa, l'agence européenne chargée de la sécurité des réseaux et de l'information, de créer un centre de compétence et de recherche européen sur la cybersécurité et d'apporter une réponse coordonnée lors d'incidents et crises de cybersécurité de grande échelle. La question est devenue prioritaire au niveau européen, ce dont la France se félicite - je ne peux vous répondre sur le budget car il n'est pas ventilé. Nous nous réjouissons également de voir l'Union mettre en place un outil qu'utilisent plusieurs États membres depuis près de vingt ans, la certification de sécurité. La France veillera à ce que soient préservés les expertises réalisées par des tiers indépendants et le rôle des États pour les hauts niveaux de sécurité.

La France soutient le renforcement de l'Enisa dans le respect des compétences techniques et opérationnelles des États membres.

M. André Gattolin .  - L'orientation et le financement de l'innovation sont centraux pour notre pays et notre continent. Or la situation relative de la France se dégrade, compte tenu de la concurrence des pays asiatiques et des autres pays européens et développés.

En 2016, on dénombrait seulement une trentaine d'entreprises sur les 1 000 investissant le plus en recherche et développement dans le monde. Le président de la République a insisté, à la Sorbonne puis devant le Parlement européen, sur le nécessaire rattrapage. Où en sommes-nous dans la mise en place d'une stratégie européenne ? Dans la création d'une agence européenne ? En attendant, la France entend-elle renforcer l'Institut national de recherche en informatique et en automatique ?

Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d'État.  - Avec 2 % du PIB en moyenne, les niveaux des dépenses de recherche et développement des États membres sont en deçà des 3 % fixés dans la stratégie de Lisbonne ; en France, nous ne sommes qu'à 2,25 %. La Commission propose de consacrer presque 98 milliards d'euros au programme Horizon Europe de 2021 à 2027, cela représente un effort important par rapport au cadre actuel. Nous travaillons avec la Commission à lancer des actions dès 2019. Nous avons formulé des suggestions concrètes pour le projet pilote : financements élevés, forte prise de risque, management agile. Notre préférence va à un instrument européen, et non limité à quelques États membres, car la masse critique de financements ne peut s'atteindre qu'à l'échelon européen. Ce programme s'articulera avec notre fonds national pour l'innovation.

M. André Gattolin.  - Cette stratégie doit irriguer l'ensemble de notre économie, y compris les secteurs plus traditionnels. Au Canada dans la foresterie, en Islande dans la pêche, le virage a été pris. Les industries d'hier peuvent aussi être celles de demain. (M. Jean Bizet, président de la commission, renchérit.)

M. Pierre Ouzoulias .  - Le numérique nous impose la plus grande vigilance sur la défense des libertés individuelles. Par la voix du président de la République, le Gouvernement a pris des engagements ; il a, notamment, garanti aux citoyens l'impossibilité d'une automatisation complète des décisions individuelles prises par l'administration. La directive relative à la protection des personnes physiques à l'égard du traitement des données à caractère personnel nous y oblige. Or le Sénat a été unanimement troublé par les libertés que le Gouvernement a prises en accordant une dérogation aux universités sur les données collectées par Parcoursup. Un grand quotidien du soir a apporté la preuve de ce que craignait le Sénat. Ces traitements automatisés sont massifs ; les universités utilisent des logiciels, fournis par le Gouvernement, pour classer les dossiers ex aequo. La rapporteure du Sénat, Sophie Joissains, a fait des propositions. Le Gouvernement s'y rangera-t-il lors de la lecture définitive du texte transposant la directive ?

Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d'État.  - L'approche européenne sur les données personnelles est pionnière. Son caractère novateur est reconnu partout dans le monde et garantit son influence dans les années à venir pour ce qui concerne le développement des technologies nouvelles.

Le Gouvernement a bien indiqué les avantages de Parcoursup par rapport au système préexistant, il a très clairement affirmé qu'il serait transparent et qu'il n'y aurait pas de dérives. Vos préoccupations ont été entendues.

M. Pierre Ouzoulias.  - Vous êtes donc d'accord avec le Sénat et encouragerez en conséquence la transposition stricte de la directive, ainsi que la publicité des algorithmes. Merci, Madame la Ministre, pour ces deux engagements fermes.

Mme Anne-Catherine Loisier .  - En mars dernier, 50 entreprises de 19 États membres de l'Union ont appelé les décideurs politiques européens et nationaux à revoir le projet de règlement « e-Privacy » qui, selon eux, nuirait à l'économie numérique européenne sans assurer une protection efficace des citoyens. Ces dispositions seront, en effet, déterminantes pour notre compétitivité face à la Chine et aux États-Unis, qui exploitent les données de leurs citoyens sans réelles contraintes. Le rapport Villani met en avant les ressources françaises en matière d'intelligence artificielle. Elles sont reconnues : de grandes entreprises américaines et asiatiques implantent des laboratoires de recherche sur notre territoire. Quelle sera la position éthique de la France, en amont - la collecte et le traitement des données - et en aval - les relations entre intelligence artificielle et être humain ? Quelle articulation avec le niveau européen et les autres États membres ? (Applaudissements sur les bancs du groupe UC)

Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d'État.  - Face au duopole Chine-États-Unis qui est en train d'émerger dans le secteur de l'intelligence artificielle, nous devons proposer un contre-modèle, un système d'encadrement qui corresponde à notre culture et à nos valeurs. Le sujet éthique est important, c'est l'un des quatre axes identifiés dans le rapport Villani avec les compétences et la recherche, l'accès aux données et leur mise à disposition sécurisée et l'émergence d'écosystèmes éventuellement sectoriels. Le sujet éthique est omniprésent dans nos discussions, tant au niveau français qu'au niveau européen. Le problème vient de ce que les algorithmes sont opaques pour le commun des mortels et que les bases des données qui les alimentent peuvent comporter des biais. Cela nous oblige à renforcer la surveillance comme l'expertise, en France comme en Europe.

Mme Anne-Catherine Loisier.  - L'expertise est bien évidemment essentielle mais l'urgence est de sortir de l'entre-deux actuel. Les startups doivent savoir si leurs produits d'interface utilisateur seront viables demain.

Mme Sylvie Robert .  - Huit, quinze, trente milliards d'euros : ce sont les chiffres de l'investissement européen, chinois et américain en matière d'intelligence artificielle. La Commission européenne, le 25 avril dernier, a posé les fondations d'une stratégie européenne : quadruplement de l'investissement public et privé d'ici 2020, orientation vers des secteurs stratégiques que sont la santé, la mobilité ou encore l'environnement et coordination renforcée des efforts nationaux. Quelle est la position de la France sur le fonds commun européen ?

Les progrès passent aussi par l'amélioration de l'analyse des données ainsi que leur protection. Le RGPD est une avancée salvatrice mais quid des données non personnelles ? Notre assemblée a, dans une résolution, exprimé ses doutes sur le cadre applicable à la libre circulation des données à caractère non personnel. Ledit règlement ne définit même pas ce qu'est une donnée non personnelle. À l'heure où le croisement des données rend possible l'identification, nous devons être vigilants comme nous devons l'être sur les objets connectés. Enfin, faut-il réviser le Privacy shield ?

Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d'État.  - L'intelligence artificielle ne sera compétitive en Europe que si elle a accès au plus grand nombre de données. D'où l'importance du RGPD : la protection des données personnelles constitue une exigence démocratique. Elle concentre d'ailleurs les préoccupations des utilisateurs : la CNIL a relevé que la collecte disproportionnée de données personnelles faisait partie des plus grandes craintes vis-à-vis des algorithmes. Nous devons créer un écosystème vertueux.

Un autre atout de l'Europe réside dans la richesse de son gisement de données. Si les GAFA et BATX ont une avance sur les comportements, l'intelligence artificielle peut être nourrie par une grande diversité de données liées à l'environnement, la santé ou encore aux services publics. Le marché numérique unique est aussi un facteur de compétitivité.

La Commission européenne a annoncé, le 25 avril dernier, une augmentation de l?investissement public dans le cadre de Horizon 2020 de 1,5 milliard d'euros. D'après ses calculs, si tous les pays fournissent un effort similaire, l'investissement total serait de 7 milliards d'euros par an, soit 20 milliards d'ici 2020.

Mme Colette Mélot .  - L'intelligence artificielle est un enjeu de premier plan dans la course avec la Chine et les États-Unis. La France ne peut rivaliser seule avec ces géants. La Chine a dépensé 20 milliards en 2016 pour l'intelligence artificielle, quand notre pays peine à dégager une enveloppe de 1,5 milliard d'euros.

Le mathématicien et député Cédric Villani a établi une liste de recommandations pour encourager le développement de l'intelligence artificielle dans notre pays : mise à disposition des données publiques dès 2019, facilitation des expérimentations numériques, avancées sur la transformation du travail ou encore création d'un réseau d'instituts interdisciplinaires de recherche.

Le 10 avril dernier, 23 États membres plus la Norvège ont entendu l'appel de la France. Quelles sont les réalités concrètes de cet accord ? Quid du supercalculateur ?

M. Jean Bizet, président de la commission.  - Très bien !

Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d'État.  - La recherche et développement, c'est le premier axe de notre stratégie pour faire émerger de futurs champions industriels. Il faudra des techniciens, des ingénieurs, des chercheurs. Nous voulons renforcer notre attractivité auprès des chercheurs internationaux à travers le lancement d'un programme de chaires individuelles internationales et nationales. Au-delà de ces actions, la loi Allègre sera assouplie pour une fructification croisée entre université et entreprise.

L'Union européenne soutient l'intelligence artificielle en encourageant les centres de recherche, les collaborations et les expérimentations.

Mme Colette Mélot.  - J'espère que ce programme pourra rapidement être mis en place. Le soutien de la Commission est un bon point.

M. Michel Raison .  - Il y a moins d'un mois, la presse annonçait le souhait de Google de mobiliser l'intelligence artificielle pour améliorer la productivité agricole. Cela pourra certainement aider pour le choix des implantations et l'irrigation. C'est déjà le cas outre-Atlantique. Je crains que l'Europe soit déjà dépassée. Foin de passéisme, parlons un peu de modernité. L'intelligence artificielle pourra-t-elle aider à délimiter les zones à contraintes spécifiques ?

Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d'État.  - Le monde agricole a connu de fortes évolutions ces derniers temps, il doit faire face à de grands défis pour assurer une nourriture saine, abordable et respectueuse de l'environnement. Ce sont les conclusions des états généraux de l'alimentation. De nombreuses startup françaises aident déjà les agriculteurs en créant des outils numériques pour une agriculture de précision. Il faut transformer cet écosystème foisonnant en une véritable filière. Pour cela, il faut avancer sur les données, sur la formation des agriculteurs, dont les métiers se transforment et construire des infrastructures offrant une couverture des exploitations par le réseau. Je note votre suggestion sur le zonage que je transmettrai à Stéphane Travert.

M. Michel Raison.  - Depuis des siècles, l'agriculture n'a pas attendu des lois pour s'améliorer.

M. Jean Bizet, président de la commission.  - Très bien !

M. Jean-Raymond Hugonet .  - L'intelligence artificielle est porteuse de transformations profondes. La France risque de se faire distancer. Si le président de la République veut faire de la France une « startup nation », les moyens ne suivent pas. L'État décale la desserte du plateau de Saclay par la ligne 18, qui devait devenir la Silicon Valley européenne. Elle le deviendra peut-être mais à la fumée des cierges... À quand un MIT européen ? Le risque est de voir l'histoire s'écrire sans la France. Quels moyens consacrerez-vous à faire de la France cette locomotive dont l'Europe a besoin ?

Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d'État.  - Il est vrai que le duopole sino-américain domine. En Europe, la France est au coude-à-coude avec l'Allemagne, le Royaume-Uni et la Suisse. En termes de publication, la France est dans le peloton de tête avec le Canada, après le duopole sino-américain. En matière d'investissements, la France est en retard. La Chine, elle, dépasse les États-Unis puisque sur 15 milliards de dollars investis dans les start-up, 48 % concernent la Chine et 38 % les États-Unis. Nous observons un effort européen privé insuffisant : 2,4 % à 3,2 % du PIB, contre 12,1 % à 18,6 % en Asie et en Amérique du Nord.

L'Europe a des atouts à faire valoir : un cadre précurseur sur la protection des données personnelles, un gisement de données structurées et le marché unique numérique.

Nous investissons dans l'innovation de rupture, dont 100 millions d'euros pour l'intelligence artificielle.

Pour répondre à Mme Mélot, un supercalculateur coûte environ un milliard d'euros. La Commission a proposé un règlement visant à créer une entreprise commune. Ce nouvel instrument a vocation à soutenir les développements technologiques nécessaires à la coconception de machines exaflopiques.

M. Jean Bizet, président de la commission.  - Très bien !

M. Jean-Raymond Hugonet.  - Je ne doute pas de vos convictions. Nous avons tout cela sous la main, en Essonne notamment. Il faut une vraie impulsion, et non du bricolage.

M. Jean-François Longeot .  - Nous partageons la volonté du président de la République de bâtir un espace européen intégré, c'est une manière de redéfinir la subsidiarité. La politique de développement et d'aménagement numérique est incontournable dans un monde qui évolue sans cesse. Les négociations sur une forme de code européen des communications électroniques avancent-elles ?

Chaque État a développé ses règles juridiques ; il faut établir une plus grande harmonisation. Cela avance-t-il ? Comme en matière fiscale, il ne faudrait pas céder au dumping qui affaiblit chacun. Qu'en est-il du développement de la 5G ? Cela sera indispensable à l'Internet des objets. Les États devront arbitrer entre rentrées d'argent et aménagement du territoire.

Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d'État.  - Ces questions sont cruciales. La négociation est bloquée entre Conseil et Parlement européens sur la fibre. Les négociations ont permis de conserver l'extension du champ du paquet Télécom aux autres modes de communications, entre autres les services OTT, over-the-top, tels que WhatsApp.

La 5G apportera plus de capacités pour moins d'énergie : la Commission a détaillé un premier plan d'action en septembre 2016, demandant un plan national à chaque État membre pour un déploiement commercial en 2020. Nous y travaillons en liaison avec l'Arcep.

M. Jean-Yves Leconte .  - Je veux croire à l'avantage compétitif que nous apporte le RGPD. Pour autant, revenant de Chine, je sais que le développement de l'intelligence artificielle s'y fait à partir de données collectées parfois sans nos préoccupations éthiques et démocratiques. Comment nous protéger contre ce danger ? Comment éviter que des entreprises ailleurs dans le monde tirent un avantage compétitif de ne pas observer ces règles ?

Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d'État.  - Ces données sont un carburant indispensable. L'Europe doit faire valoir l'éthique tout en permettant à des grands groupes de se développer.

L'approche française veut faciliter la communication entre public et privé par des appels à manifestation d'intérêt les associant. Il s'agit de promouvoir des plateformes de partage de données, d'étendre le service public de la donnée. Il faut créer de la fluidité, encadrer et organiser le partage de la donnée.

Mme Christine Lavarde .  - Depuis septembre 2015, l'Union européenne investit pour relancer l'industrie, avec un objectif de financement élevé à 500 milliards d'euros grâce à l'effet de levier. Sept secteurs ont été déclarés prioritaires, dont le capital humain.

Depuis 2013, existe une semaine européenne du code. En 2016, y ont participé 970 000 personnes dans 50 pays. Il faut encourager ces initiatives car le manque de compétences numériques constitue un frein, le commissaire européen Günther Oettinger l'a dit.

Comment mieux orienter les crédits d'investissement du plan Juncker vers des activités stratégiques comme le codage ? C'est essentiel pour ne pas laisser la main à Google et Microsoft.

Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d'État.  - Il y aura, il y a déjà un besoin sur les compétences numériques. Ces thèmes doivent apparaître dans les discussions sur l'instrument qui remplacera le plan Juncker. Le plan de 15 milliards d'euros sur le quinquennat pour la formation comporte des actions sur le numérique. Le numérique devrait se voir consacrer 9 milliards d'euros dans le prochain budget européen.

M. Guillaume Chevrollier .  - Le président Juncker a conscience que la sécurité numérique est une priorité. La cybercriminalité peut être plus dangereuse pour notre stabilité que les fusils et les chars, disait-il dans son discours sur l'état de l'Union européenne.

L'année dernière a été particulièrement intense en cyberattaques. Le rançongiciel « NotPetya » aurait, par exemple, attaqué quelque deux mille entreprises, dont BNP Paribas, Auchan et Saint-Gobain - cette entreprise indique même y avoir perdu 8 millions d'euros. Le numérique ouvre des brèches de vulnérabilité ; quelque 80 % des entreprises européennes auraient été victimes de piratage en 2016, y compris des TPE et PME. Espionnage informatique, pillage d'un savoir-faire, veille concurrentielle, vol ou destruction de données... Les conséquences d'une attaque peuvent paralyser voire ruiner une entreprise.

Une première directive européenne a été adoptée en 2016, la SRI, pour améliorer la coopération. Un paquet cybersécurité a été présenté fin 2017. L'agence européenne pour la cybersécurité serait un certificateur unique.

Madame la Ministre, la cybersécurité est-elle une question de souveraineté nationale ou européenne ? Comment en faire un facteur de compétitivité en Europe ?

Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d'État.  - Le paquet cybersécurité de septembre 2017 apporte des réponses, en particulier pour la coordination des moyens en cas d'attaque de grande envergure, qui est la clé face à la cybercriminalité.

La cybercriminalité relève de la souveraineté européenne et de la souveraineté nationale, les deux souverainetés y sont articulées. Nous veillons, en particulier, à renforcer les compétences globales européennes.

M. Stéphane Piednoir .  - L'intelligence artificielle est entrée dans une nouvelle ère. C'est une révolution stratégique. Vladimir Poutine l'a dit : le leader en la matière dominera le monde. Il est grand temps que l'Europe prenne toute sa place. Je me réjouis de l'ambition affichée le 29 mars dernier par le président de la République. Toutefois, le déblocage de 1,5 milliard d'euros sur le quinquennat, principalement par redéploiement de crédits, relève du saupoudrage. Nos talents quittent massivement et irrémédiablement la France et l'Europe pour la Silicon Valley. Les salaires, notamment en début de carrière, ne sont pas attractifs - dans son rapport, Cédric Villani propose d'y mettre bien plus de moyens pour que les chercheurs fassent carrière dans notre pays. Il faut avoir les moyens de nos ambitions : quelles garanties le Gouvernement peut-il nous donner ?

Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d'État.  - Nous souhaitons faire valoir l'excellence de la France, reconnue internationalement. Des grandes entreprises installent leurs départements de recherche et développement en France.

Le Gouvernement est mobilisé. Il ne s'agit ni de saupoudrage ni de redéploiement de façade. De grandes entreprises françaises telles que Capgemini, Atos ou Sopra Steria, sont leaders en la matière et investissent dans l'intelligence artificielle. Certaines entreprises françaises sont des références dans leur domaine. D'autres sont et resteront d'importants donneurs d'ordres. Nous avons les moyens de jouer notre partition.

M. Stéphane Piednoir.  - Certes mais vous ne m'avez pas complètement répondu : quid de la revalorisation des salaires des jeunes chercheurs ?

M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes .  - Je me réjouis de la qualité de nos débats. Le Sénat a une culture d'avenir, le numérique et l'intelligence artificielle ne lui sont pas étrangers. Le 21 juin, nous vous transmettrons un rapport sur le sujet, avec, éventuellement, une proposition de résolution européenne. L'Europe doit entretenir sa très belle attractivité en la matière.

Concernant le Brexit, nos amis britanniques doivent être bien conscients que nous ne nous laisserons pas abuser : le marché unique européen doit être protégé avec la plus grande vigilance, car c'est un atout dans la mondialisation et dans les négociations internationales.

Je déplore la crispation et le protectionnisme américain. Je souhaiterais revenir au multilatéralisme. Le Sénat a beaucoup travaillé sur le concept d'extraterritorialité des lois américaines. L'Union européenne a depuis 1996 les outils pour faire valoir l'extraterritorialité de son droit, mais elle manque de volonté - en particulier du côté de l'Allemagne. Elle marquerait pourtant sa puissance à le faire. Des projets tels qu'Airbus et Ariane pourraient à nouveau émerger. Pour ce faire, le couple franco-allemand est indispensable.

L'achat d'un prochain supercalculateur de nouvelle génération serait une oeuvre collective, sans doute franco-allemande. Nous devons encourager les coopérations renforcées, car on ne peut pas avancer d'un même pas à 27. Sans coopération renforcée, le brevet européen n'aurait jamais vu le jour.

Prochaine séance, mardi 15 mai 2018, à 14 h 30.

La séance est levée à 17 h 45.

Jean-Luc Blouet

Direction des comptes rendus

Annexes

Ordre du jour du mardi 15 mai 2018

Séance publique

À 14 h 30

1. Débat sur « les infrastructures routières à la suite de la présentation du Rapport du Conseil d'orientation des infrastructures du 1er février 2018 ».

À 16 h 45

2. Questions d'actualité au Gouvernement.

À 18 heures

3. Proposition de résolution, présentée en application de l'article 34-1 de la Constitution, invitant le Gouvernement à prendre en compte la situation des « Américains accidentels » concernés par le Foreign Account Tax Compliance Act (FATCA) (n° 64, 2017-2018).