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Vous pouvez également consulter le compte rendu intégral de cette séance.


Table des matières



Lutte contre la fraude à la TVA transfrontalière

M. Yvon Collin, pour le groupe RDSE

M. Gérald Darmanin, ministre de l'action et des comptes publics

Mme Nathalie Goulet

M. Emmanuel Capus

M. Jean-François Husson

M. Georges Patient

M. Pascal Savoldelli

Mme Sophie Taillé-Polian

M. Jean-Marc Gabouty

M. Michel Canevet

Mme Pascale Gruny

M. Vincent Éblé

M. Marc Laménie

M. Alain Duran

Mme Marie-Christine Chauvin

M. Yves Bouloux

M. Daniel Gremillet

M. Jean-Claude Requier, pour le groupe RDSE

Le cannabis, un enjeu majeur de santé publique

Mme Esther Benbassa, pour le groupe CRCE

Mme Chantal Deseyne

Mme Laurence Cohen

Mme Laurence Rossignol

M. Joël Labbé

Mme Jocelyne Guidez

M. Daniel Chasseing

M. Michel Forissier

M. Olivier Cadic

Mme Pascale Gruny

M. Adrien Taquet, secrétaire d'État auprès de la ministre des solidarités et de la santé

Annexes

Ordre du jour du lundi 3 juin 2019




SÉANCE

du mercredi 29 mai 2019

96e séance de la session ordinaire 2018-2019

présidence de Mme Hélène Conway-Mouret, vice-présidente

Secrétaires : Mme Françoise Gatel, M. Dominique de Legge.

La séance est ouverte à 14 h 35.

Le procès-verbal de la précédente séance, constitué par le compte rendu analytique, est adopté sous les réserves d'usage.

Lutte contre la fraude à la TVA transfrontalière

Mme la présidente.  - L'ordre du jour appelle un débat sur le thème : « La lutte contre la fraude à la TVA transfrontalière », à la demande du groupe RDSE.

M. Yvon Collin, pour le groupe RDSE .  - Au sein de l'Union européenne, la souveraineté fiscale des États, confortée par la règle de l'unanimité, conduit les États membres à pratiquer le chacun pour soi. Le projet de taxe sur les GAFA en est une illustration.

Je salue toutefois l'ouverture par le Conseil européen de janvier d'un débat sur la transition progressive vers la majorité qualifiée en matière fiscale.

En attendant, le fléau de la fraude transfrontalière à la TVA entraîne un manque à gagner colossal, estimé à 50 milliards d'euros par la Commission européenne, sur un total de fraude à la TVA de 147 milliards d'euros pour l'Union européenne, dont 20 milliards d'euros pour la France. En tout, c'est près d'un tiers du budget de l'Union européenne qui lui est soustrait. L'ampleur des pertes varie toutefois selon les pays : elles ne sont « que » de l'ordre de 1 % des recettes théoriques en Suède ou en Croatie, pour atteindre respectivement 25 % en Italie et 30 % en Grèce. La France se situe dans une position médiane, de l'ordre de 12 %, relativement stable en pourcentage, mais le montant de la fraude a tendance à augmenter. La fraude de type carrousel est la plus importante : cette technique assez futée repose sur les failles du système de collecte de la TVA transfrontalière, et implique plusieurs entreprises d'une même chaîne commerciale, présentes dans au moins deux États membres de l'Union, réalisant entre elles des acquisitions et des livraisons intra-communautaires, pour lesquelles les intermédiaires disparaissent, rendant impossible le recouvrement de la taxe. Certaines de ces sociétés écrans ou taxis couvrent des pratiques criminelles, voire terroristes, mais aussi anticoncurrentielles, qui perturbent le fonctionnement normal des marchés, avec des produits proposés à des prix très bas, alimentés par la fraude.

La fraude au carrousel n'est ni nouvelle ni isolée : citons les fausses factures créant artificiellement de la TVA déductible, la fraude aux véhicules soi-disant d'occasion, et la fraude sur les produits importés qui circulent dans toute l'Union.

Il y a donc urgence à agir. L'existence de 28 régimes différents favorise évidemment la fraude. Le régime actuel de la TVA sur les échanges entre États membres remonte à 1993. Il n'est pas inutile de rappeler à l'Union européenne sa responsabilité dans ce domaine. La Commission européenne est mobilisée depuis 2016. En 2017, elle avait présenté un programme de réforme susceptible selon elle de réduire de 80 % le montant de la fraude.

La majorité de notre groupe prône la mise en place d'un espace de TVA unique à l'échelle européenne. En attendant, des mesures techniques simples sont de nature à écarter la fraude, comme le prélèvement direct ou le guichet unique en ligne, qui simplifie les déclarations des entreprises.

De même, le Conseil avait appelé le 22 juin 2018 à un renforcement de la coopération administrative et du réseau Eurofisc. C'est un début... Où en est-on monsieur le ministre ?

À l'heure où nos concitoyens, partout en Europe, réclament plus de justice fiscale, et que les gouvernements s'attachent à alléger les impôts sur les ménages, l'Union européenne doit se montrer plus volontaire pour lutter contre la fraude, ce qui ne dispense pas, bien entendu chaque État d'améliorer ses propres dispositifs nationaux. Monsieur le ministre, vous enrichirez ce débat de vos éclairages, voire de vos annonces. (« Très bien ! » et applaudissements sur les bancs des groupes RDSE et UC)

M. Jean-François Husson.  - Où sont les marcheurs ?

M. Gérald Darmanin, ministre de l'action et des comptes publics .  - Merci au groupe RDSE et à M. Collin d'avoir pris l'initiative de ce débat, amplement justifié par les enjeux pour les finances publiques. Il sera utile dans la perspective du prochain projet de loi de finances, où nous débattrons de fiscalité locale, mais qui comportera aussi un volet de lutte contre la fraude.

La fraude à la TVA est un phénomène ancien, dangereux pour les recettes de l'État, et protéiforme. La TVA a été mise en place en 1950 et la fraude s'est développée à la faveur de la mise en place du marché unique, puis accentuée avec l'augmentation du volume des importations, ainsi que l'essor du commerce électronique et des plateformes numériques.

La TVA est la première ressource de l'État, avec quelque 160 milliards d'euros, représentant la moitié des recettes fiscales nettes et le deuxième prélèvement obligatoire derrière les cotisations sociales, mais devant la CSG, l'impôt sur le revenu et l'impôt sur les sociétés.

La Commission européenne estime le manque à gagner pour la France à 20 milliards d'euros, soit 12 % des recettes potentielles.

Il existe deux grandes familles de fraude à la TVA : une fraude sophistiquée, de type carrousel, très organisée, pratiquée par de grands délinquants, et les petites fraudes liées à des sous-déclarations, de moindre ampleur, mais qui, mises bout à bout, totalisent un montant important de recettes fiscales qui nous échappent, et n'en constituent pas moins des fraudes.

Le président de la République, le Gouvernement, le Parlement et le Sénat en particulier ne s'en désintéressent pas. La fraude à la TVA doit être notre préoccupation première. Certes, ce sujet n'est pas très médiatique, en tout cas moins que l'évasion fiscale ou l'optimisation agressive de grandes entreprises. Il n'en est pas moins important et la Cour des comptes nous confirmera bientôt l'estimation de la masse financière. S'occuper de l'une ne veut pas dire ne pas s'occuper de l'autre : il faut le faire en même temps !

Le Gouvernement entend agir dès le projet de loi de finances pour 2020. La Commission européenne est très active depuis 2015. Depuis cette date, les services numériques sont imposés à la TVA dans le pays du consommateur, selon le groupe dit du « pays de destination ». La réforme a été efficace, rapportant près de 600 millions d'euros de recettes supplémentaires pour la France. La Commission a publié aussi le 5 décembre 2017 une nouvelle directive sur la TVA, applicable au 1er janvier 2021.

Le Conseil a été saisi en mai 2018 d'un nouveau projet de directive sur les flux intracommunautaires de marchandises, mettant fin au régime en vigueur depuis le 1er janvier 1993, afin d'éradiquer les schémas de fraudes carrousel les plus importants. Mais les négociations seront longues pour parvenir à l'unanimité. Le Gouvernement est mobilisé. Le nouveau Parlement européen et la prochaine Commission devront y être particulièrement attentifs. La France fera tout pour parvenir à un accord rapidement.

Ce n'est pas parce qu'obtenir l'unanimité européenne prend du temps qu'il ne faut pas avancer au niveau national. Chaque mois, je réunis tous les services de Bercy et des autres ministères, y compris les services d'enquête, concernés par la lutte contre cette fraude protéiforme, importante dans le bâtiment, les véhicules d'occasion, le transport de personnes, les logiciels de caisse programmés pour éluder une part du chiffre d'affaires, la location saisonnière, la vente à distance... À ceux qui se plaignent de contrôles administratifs tatillons, je rappelle qu'il s'agit avant tout de protéger les entreprises honnêtes, en rétablissant les conditions d'une juste concurrence.

Nos services ont fait 350 demandes de suspension de numéro de TVA intracommunautaire, 22 enquêtes ont été ouvertes et 213 personnes physiques et morales mises en cause. La DGFiP conduira un plan de contrôle ciblé et coordonné sur la fraude intercommunautaire.

Pour éviter les fraudes liées à de fausses déclarations sur les produits importés, nous améliorons les échanges entre les services du ministère qui ne travaillaient pas forcément ensemble à mon arrivée, comme les Douanes et la DGFiP.

Mme la présidente.  - Veuillez conclure. Il reste une quinzaine de questions et autant de réponses.

M. Gérald Darmanin, ministre.  - Je ferai aussi des propositions sur la fraude dans le e-commerce.

Mme Nathalie Goulet .  - Merci pour votre excellent choix pour la mission sur la fraude sociale et merci d'avoir tenu parole. Nous essaierons d'être à la hauteur.

Vous nous avez indiqué la mise en place d'un nouveau logiciel de détection précoce des données. Où en est-on ? Comment harmoniser les procédures en Europe ? Comment améliorer la coordination avec nos voisins, au sein d'Eurofisc notamment ? La TVA, en effet, a une forte dimension européenne.

M. Gérald Darmanin, ministre.  - Oui la TVA est un impôt européen, mais il est perçu nationalement. Sachez que la multiplication des taux de TVA, ou des taux différenciés, facilite la fraude. Ici on a réduit, par exemple, la TVA sur les parcs animaliers touristiques, pour de bonnes raisons - il y a toujours de bonnes raisons !

Nous travaillons sur le logiciel avec les Douanes, la DGFiP. Certaines sociétés privées se sont émues dans la presse que nous ne travaillions pas avec elles. Mais il en va aussi de la sécurité des données sensibles, relevant du secret fiscal ou du secret des affaires, détenues par les services de l'État qui enquêtent.

Nous renforçons aussi l'échange d'informations et la coopération avec nos partenaires européens.

Mme Nathalie Goulet.  - Merci pour ces précisions. La tâche est immense. La coopération judiciaire est aussi cruciale. La création d'un parquet européen permettra d'améliorer la lutte contre la fraude, et de faciliter les procédures au titre de l'article 40.

M. Emmanuel Capus .  - L'invention de Maurice Lauré est devenue la première ressource fiscale, mais aussi, en raison des fraudes dont elle fait l'objet, du crime en Europe, devant le trafic de drogue. Le marché unique a permis notamment à la fraude de type carrousel de se développer.

En 2016, c'est 147 milliards d'euros qui ont échappé aux États membres. C'est un manque à gagner monumental pour les États membres, donc les contribuables, parfois recyclé par des réseaux mafieux, voire terroristes. Des fraudes à la TVA organisées en Scandinavie ont ainsi contribué à financer des activités terroristes d'Al-Qaeda.

Il est urgent de réagir, mais les États européens peinent à se mobiliser sur un sujet qui requiert l'unanimité. L'Union a fait un premier pas avec la mise en place de l'outil d'analyse des réseaux de transactions, dit TNA. Réduira-t-il significativement la fraude et permettra-t-il d'appréhender les auteurs de la fraude ?

M. Gérald Darmanin, ministre.  - Il s'agit à nouveau du data mining et des data scientists qui les exploitent, soit une trentaine d'équivalents temps plein qui n'existaient pas il y a deux ans.

La directive européenne prévoit que son application n'aura pas lieu avant 2021 et pour des montants de moins de 150 euros. Je vous proposerai des mesures dans le projet de loi de finances, dès l'an prochain et pour tous les montants. La mise en place de la facturation électronique permettra de récupérer toutes les données, les numéros de SIRET, les échanges de facturation, les prête-noms ; ainsi pourra être repéré en un seul clic ce que des agents mettent parfois des mois à traquer, et qui échappe aux contrôles fiscaux.

Nous mettons aussi en place une liste noire des opérateurs qui ne respectent pas les règles applicables aux plateformes européennes ou françaises, avec des amendes très importantes.

Les entrepôts de distribution de colis devront en outre tenir un registre électronique afin de faciliter le travail des douanes.

M. Jean-François Husson .  - (Applaudissements sur les bancs du groupe Les Républicains) La TVA, inventée en France au milieu du siècle dernier, a prospéré partout dans le monde, et la fraude est devenue partout un vrai sujet. La fraude carrousel, qui représente 50 milliards d'euros en Europe, se poursuit. Libération, qui fait partie des 34 journaux ayant dénoncé le phénomène, a révélé, en se fondant sur une étude d'Europol, que seul 1 % des produits des affaires criminelles, était perçu.

Le président de la République se targuait en 2017 de pouvoir changer l'Europe ; que ferez-vous pour, aboutir enfin à une harmonisation des différents régimes de TVA, monsieur le ministre ?

M. Gérald Darmanin, ministre.  - Vous avez raison. En dépit des avancées de la Commission, nous déplorons tous la lenteur en la matière, liée à la règle de l'unanimité, qui présente des avantages pour la souveraineté fiscale de chaque pays, et des inconvénients, si l'on veut mener une politique fiscale cohérente.

Nous pensons toutefois mettre en place sans attendre, dans le prochain projet de loi de finances, la règle selon laquelle c'est la plateforme numérique qui paiera la TVA. Cela rapatrierait un montant très important dans les caisses de l'État, même si cela exige un important travail logistique de la part des entrepôts. Cela rétablira en tout cas l'équilibre entre les plateformes françaises et étrangères ne jouant plus le jeu fiscal.

M. Jean-François Husson.  - Vous pourrez compter sur le soutien de la commission des finances du Sénat. Les choses n'avancent guère : faisons tout pour qu'elles ne ralentissent pas...

M. Georges Patient .  - La fraude à la TVA est un véritable enjeu public, qui se chiffre à 20 milliards d'euros de pertes pour le fisc français.

J'ai cherché à savoir si les territoires d'outre-mer étaient concernés ; je n'ai pu obtenir d'informations... Est-ce à dire que la fraude n'existe pas, en raison des vertus particulières de ces territoires ? C'est qu'ils sont considérés comme des territoires d'exportation par rapport à l'Union européenne. La TVA n'a pas été introduite à Mayotte ni en Guyane, et les territoires d'outre-mer ne font pas partie du territoire fiscal de la TVA. Les fraudes sont néanmoins importantes.

Le temps n'est-il pas venu d'instaurer des règles justes et proportionnées dans les départements d'outre-mer ?

M. Gérald Darmanin, ministre.  - La TVA ne s'applique pas partout. Les taux sont différenciés, et les territoires d'outre-mer perçoivent l'octroi de mer...

Tout régime fiscal donne lieu à de la fraude - qu'il est, par hypothèse, difficile de chiffrer.

Faire payer la plateforme à la source, traçage électronique dans les entrepôts, name and shame, tout cela concernera aussi, de toute façon les territoires d'outre-mer.

M. Pascal Savoldelli .  - Tout le monde sait que la fraude finance le terrorisme et détruit le petit commerce vertueux.

La stratégie qui doit être mise en place doit lutter contre l'insuffisance des moyens de la police et du parquet. Seules 30 % des fraudes financières donnent lieu à des poursuites pénales, a pointé la Cour des comptes dans un référé de 2018.

Le Parquet national financier (PNF) traite 54 affaires de fraude à la TVA pour un montant de 918 millions d'euros, indument détournés des caisses de l'État, alors que les pertes causées par la fraude sont estimées à 20 milliards d'euros. Le PNF, ce sont seulement 18 magistrats et 18 ETP d'appui ! En conséquence de quoi, les affaires traitées ne portent que sur des montants relativement modestes, de l'ordre de 300 000 euros en moyenne, qui laissent de côté les grands trafics internationaux.

Quels moyens supplémentaires, et quelle coopération internationale allez-vous mettre en place ?

M. Gérald Darmanin, ministre.  - Je ne partage pas toute votre analyse. Ce n'est pas qu'une question de moyens supplémentaires pour la Justice. On a eu ce débat à propos du verrou de Bercy. Le sujet est technique.

La fiscalité est affaire de spécialistes et c'est pour cela que nous avons créé la police fiscale. Le service d'enquêtes douanières, spécialisé, a ainsi conduit à de grosses prises. Un des problèmes était par exemple de ne pouvoir, jusqu'à récemment, sanctionner les intermédiaires. C'est désormais le cas. Nous pouvons également bloquer les complices des montages de TVA frauduleux. Nous irons plus loin dans le projet de loi de finances, en permettant, par exemple, aux agents du fisc de faire des achats sous pseudonyme, comme les douaniers...

Mme Sophie Taillé-Polian .  - L'Europe s'est dotée d'outils de lutte contre la fraude, notamment la fraude à la TVA transfrontalière, depuis plus de 30 ans, mais 150 milliards d'euros restent perdus, à comparer aux 58 milliards de la PAC...

L'Office européen de lutte antifraude, doté de pouvoirs d'enquête indépendant, est doté de 60 millions d'euros. Les enquêtes portent sur des fraudes qui se chiffrent en milliards d'euros. Le modèle sera prolongé par la mise en oeuvre du parquet européen, opérationnel dans 22 pays.

Où en est sa création ? Le temps presse ! Est-il bien dimensionné ? Les choses iront-elles assez vite ?

M. Gérald Darmanin, ministre.  - Votre question est à réserver à Mme la garde des Sceaux. Je ne suis pas un spécialiste de la date de mise en place du parquet européen...La France considère que les choses sont assez lentes, mais heureusement, elles évoluent. Il y a un décalage entre la volonté de la Commission et de certains États et celle d'autres États...

La France met en tout cas la pression sur ses partenaires dans ce sens. La collecte de la TVA à la source rapporterait des milliards d'euros. Nous réfléchissons en outre à la possibilité de scinder la TVA.

Bref, il y a beaucoup à faire. On peut avancer indépendamment de l'Europe. D'aucuns ont même proposé d'avancer par voie d'ordonnances - je privilégie pour ma part le projet de loi de finances.

M. Jean-Marc Gabouty .  - La dissociation des procédures pénales et fiscales ne pose pas de problème de principe, en raison de son effet dissuasif et lorsqu'elle permet de sanctionner des complicités avérées, à cause de responsabilités convergentes établies. Mais, une entreprise dont la responsabilité a entièrement été dégagée au pénal et dont la bonne foi a été reconnue à ce titre peut même être poursuivie par le fisc, si le fraudeur véritable a liquidé sa société, et qu'elle est le seul interlocuteur solvable de celui-ci...

C'est la double peine sur des sommes qui n'ont pas été encaissées ! Comment éviter de mettre en difficulté les entreprises dans ce cas de figure - minoritaire, certes ?

M. Gérald Darmanin, ministre.  - Merci de relever l'efficacité de nos services.

Le Parlement a voté une loi reconnaissant le droit à l'erreur des administrés. Je n'ai pas connaissance de cas concrets tels que celui auquel vous faites allusion, mais nous sommes à votre disposition pour les examiner.

La jurisprudence du juge administratif et du juge pénal diffère. Le même problème s'était posé au sujet du verrou de Bercy. Respectons l'indépendance des juridictions et des procédures. Mieux vaut privilégier la cohérence plutôt que de les opposer.

M. Jean-Marc Gabouty.  - Le contribuable peut ne pas comprendre ce type de situations. L'indépendance des procédures peut conduire à des résultats absurdes.

M. Michel Canevet .  - Le groupe Union centriste se félicite de la tenue de ce débat et salue le travail de Nathalie Goulet en la matière.

La délégation aux entreprises du Sénat se trouvait récemment dans la région de Cognac, qui contribue positivement à la balance commerciale française. Attention à ne pas la pénaliser en modifiant le régime de TVA !

La France est-elle déterminée à porter le sujet de la coopération à l'international, à Bruxelles en particulier ?

M. Gérald Darmanin, ministre.  - Nous recevrons les producteurs de Cognac quand vous le souhaitez. Votre territoire m'a porté chance : c'est là que nous avons expérimenté le prélèvement à la source.

Attendons que la Commission européenne s'installe. La France est en avance sur la taxation des GAFA, grâce à vous. Elle est aussi en avance sur la lutte contre la fraude à la TVA - à cela près que nous avons plus de moyens pour récupérer les recettes !

La proposition du Gouvernement de TVA à la source est innovante ; son exécution est prévue dès l'an prochain. Les plateformes étrangères sur lesquelles nos compatriotes consomment doivent afficher le taux de TVA. Cela révolutionnera notre façon de consommer et rapportera une recette bienvenue à l'État, de l'ordre de 2,8 milliards d'euros à 3 milliards d'euros à en juger par le précédent italien.

Mme Pascale Gruny .  - Chaque année, des milliards d'euros de fraude à la TVA finissent dans les poches de criminels. Cette fraude est européenne. La répression doit aussi être européenne. C'est le sens du futur parquet européen qui devra lutter contre la grande criminalité transfrontalière. Se pose la question de son budget, de son indépendance, de sa compétence.

On préfère pour l'instant à un parquet fédéral une structure hybride, à la fois centrale et décentralisée : le procureur européen déclenchera les poursuites et mènera l'enquête mais les personnes poursuivies seront déférées devant les juridictions nationales.

Il faudra préciser l'articulation avec notre droit interne.

Quelle ambition la France nourrit-elle pour ce futur parquet européen ? Comment envisagez-vous la coopération de nos services avec ce nouveau parquet ?

M. Gérald Darmanin, ministre.  - La garde des Sceaux serait mieux à même de vous répondre.

Dans la fraude fiscale, il y a une part administrative et une part pénale. Le phénomène, transnational, appelle une réponse européenne ; les douanes ont l'habitude de travailler à cette échelle. La fraude prive l'État français de recettes, nous ne pouvons donc nous en désintéresser.

Les grands fraudeurs et la criminalité organisée se jouent des frontières et profitent des lacunes du marché commun. Le crime organisé est lui aussi international. Nous devons travailler en lien avec le parquet européen et avec les services de renseignement. Je suis confiant.

Je ferai part de vos interrogations à Mme Belloubet.

Mme Pascale Gruny.  - Il faut le plus de coordination possible, à tous les niveaux. Les différences de taux favorisent la fraude, et les interprétations diffèrent selon les juridictions.

M. Vincent Éblé .  - Ce très bon sujet mobilise bien au-delà des membres de la commission des finances. C'est heureux.

Au-delà des fraudes de type carrousel, il y a aussi les fraudes à la TVA due par les vendeurs étrangers sur les plateformes en ligne. Le groupe de travail de la commission des finances sur la fiscalité et le recouvrement de l'impôt à l'heure du numérique a mis en évidence l'ampleur de cette fraude. Nous faisions déjà des propositions en septembre 2015... Le plan d'action de la Commission européenne adopté en décembre 2017 a reconnu le problème mais aucune mesure n'a été prise. D'où l'introduction par le Sénat dans le projet de loi relative à la lutte contre la fraude de l'article 11 qui prévoit une responsabilité solidaire des plateformes en s'inspirant de l'exemple britannique. Comment l'administration fiscale prépare-t-elle sa mise en oeuvre ?

La directive du 5 décembre 2017 a créé un régime particulier, qui entre en vigueur en 2021, pour les ventes à distance de biens importés de pays tiers d'une valeur maximale de 150 euros. Qu'en est-il des envois d'une valeur supérieure ?

M. Gérald Darmanin, ministre.  - La directive s'appliquera en 2021 aux envois de moins de 150 euros ; notre dispositif, à tous les envois, dès 2020. Nous sur-transposons dans le bon sens !

L'arrêté d'application concernant la responsabilité solidaire des plateformes sera publié au mois d'août. Tout sera prêt d'ici le projet de loi de finances.

M. Marc Laménie .  - Merci au groupe RDSE de nous proposer ce débat essentiel. La commission des finances avait organisé à l'aéroport Charles-de-Gaulle une visite qui nous avait permis de mesurer l'ampleur du travail mené par les services des douanes notamment pour lutter contre la contrefaçon.

Élu des Ardennes, département frontalier, je suis préoccupé par la situation des buralistes car le paquet de cigarettes coûte beaucoup moins cher en Belgique. Il en va de même du carburant. Peut-on évaluer les sommes qui échappent ainsi à l'État ? Comment lutter contre ces méthodes ?

M. Gérald Darmanin, ministre.  - Vaste question que celle des variations de fiscalité au sein d'un même ensemble... Le prix du tabac est décidé souverainement par chacun des États. Notre politique en matière de prix du tabac s'inscrit, depuis plusieurs années, dans une politique de lutte contre le tabagisme. Les taxes sur le tabac ne couvrent qu'un quart des dépenses de santé liées au tabagisme ! Nos prédécesseurs ont imposé le paquet neutre, l'interdiction de fumer dans les lieux publics ; nous poursuivons en mettant l'accent sur la prévention, les substituts nicotiniques.

Les territoires transfrontaliers comme les Ardennes ou le Nord connaissent une situation absurde puisqu'il suffit de traverser la frontière pour acheter des cigarettes moins chères, ou d'acheter sur internet.

Le tabac n'est pas un sujet fiscal, mais de santé publique. Fixer un prix unique du tabac en Europe irait dans le bon sens ; c'était une des propositions portée par la liste Renaissance...

M. Marc Laménie.  - Le combat est important. La tâche reste immense. Il faut y croire.

M. Alain Duran .  - Les mécanismes de fraudes à la TVA privent le fisc de dizaines de milliards d'euros. Or nous cherchons à défendre une fiscalité équitable, fondement de l'État social. Le mouvement des gilets jaunes a révélé le sentiment d'injustice fiscale, la crainte de voir le pacte social dévoyé par des pratiques frauduleuses.

L'Ariège est confrontée à la différence des taux de TVA appliqués par ses voisins : l'Andorre voisine pratique ainsi un taux unique de 4,5 %, ce qui pénalise nos entreprises.

La TVA, impôt moderne lors de sa création, n'a pas su s'adapter aux changements des modes de consommation et à la dématérialisation des flux économiques.

Comment comptez-vous lutter contre le dumping social pratiqué par des pays voisins non-membres de l'Union européenne ?

M. Gérald Darmanin, ministre.  - Oui, il faut moderniser cet impôt, créé dans les années 50, qui constitue la première recette de l'État. Il ne s'est pas adapté, dites-vous ? On peut dire la même chose de tous nos impôts : prix de transfert, impôt sur les sociétés...

L'économie évolue vite et notre fiscalité doit s'adapter aux grands défis écologiques et numériques. Comment taxer la logistique, qui prend une place croissante dans l'économie ? Une réponse européenne est souhaitable pour mieux contrôler les flux de marchandises. Il faut aussi mieux contrôler les fraudeurs, attraper les tricheurs. Cela suppose que la voiture du gendarme soit aussi rapide que celle du voleur !

M. Alain Duran.  - Nos entreprises frontalières font face à une concurrence déloyale et sont parfois en grand danger.

Mme Marie-Christine Chauvin .  - La perte liée à la fraude à la TVA - 147 milliards d'euros pour l'Union européenne - représente trente fois la recette attendue de la taxation des GAFA...

Si la Suède et la Croatie ne perdent que 1 % de leurs recettes théoriques, en France, l'écart est de 12 % et atteint 21 milliards d'euros. Vus nos déficits abyssaux et notre fiscalité galopante, ces sommes seraient mieux dans les caisses de l'État !

Outre ses conséquences financières, le fléau de la fraude nuit aussi à l'image de nos entreprises exportatrices vertueuses.

La nécessaire réponse européenne butte sur la règle de l'unanimité en matière fiscale.

Monsieur le ministre, êtes-vous prêt à développer des moyens informatiques performants, à revoir les modalités d'encaissement de la TVA et à sanctionner plus fortement les fraudeurs ?

M. Gérald Darmanin, ministre.  - Le prochain projet de loi de finances fera une large place d'une part à la fiscalité locale, d'autre part à la lutte contre la fraude, notamment à la TVA, car nous manquons d'outils juridiques.

Imposition à la source, achats sous pseudonymes, sanction des opérateurs dans la fraude, TVA scindée, tels sont quelques-uns des points sur lesquels nous travaillons. Ce sera une révolution fiscale !

Dans le montant que vous mentionnez, il n'y a pas seulement le produit des fraudes, mais aussi celui d'erreurs commises par les entreprises.

Plus on multiplie les taux réduits et les niches, plus on crée des opportunités de fraudes. Rappelez-vous des distorsions entre TVA sur la quiche chaude et TVA sur la quiche froide... Nous créons des monstres fiscaux ! La simplicité de la loi fiscale réduit la fraude.

Mme Marie-Christine Chauvin.  - Merci pour vos réponses. Ces mesures vont dans le bon sens. Cependant, nous avons beaucoup de retard et les pertes fiscales retombent sur le contribuable français. Il est urgent d'agir.

M. Yves Bouloux .  - La lutte contre la fraude doit être une priorité pour des raisons à la fois morales et financières.

La fraude à la TVA transfrontalière est un problème commun à tous les États membres, dans des proportions variables. Le mécanisme d'auto-liquidation ne peut pas être mis en oeuvre par la France qui n'atteint pas le seuil de 25 % requis - elle est à 12 % des pertes fiscales.

Bercy souhaite renforcer la lutte contre la fraude à la TVA. La fraude transfrontalière justifie-t-elle des mesures et méthodes spécifiques ? Quel sera leur coût, pour les finances publiques et pour les entreprises ?

M. Gérald Darmanin, ministre.  - Le Gouvernement propose tout un arsenal de mesures. La Commission européenne estime à 20 milliards d'euros les pertes pour la France, soit 12 % de nos recettes fiscales ; la moyenne européenne est de 13 %. Nous nous inspirons des mesures prises au Royaume-Uni, en Italie ou en Espagne.

Le Premier président de la Cour des comptes remettra un rapport sur les montages et la nature de la fraude avant l'examen du projet de loi de finances ; cela nous permettra d'objectiver les choses.

L'évasion fiscale est un coup de canif dans le pacte républicain. La fraude à la TVA induit des pertes encore plus importantes. Merci au groupe RDSE de nous donner l'occasion de défricher le sujet avant le projet de loi de finances.

M. Yves Bouloux.  - Merci.

M. Daniel Gremillet .  - « Casse du siècle », « arnaque au carbone », « mafia du CO2 », la révélation de la fraude à la TVA sur les quotas carbone a provoqué une onde de choc.

Au-delà du préjudice financier - 1,8 milliard d'euros pour la France, jusqu'à 5 milliards d'euros pour l'Union européenne - cette vaste escroquerie a révélé les failles d'un système censé être vertueux.

La fraude à la TVA sur les quotas carbone a été favorisée par le caractère immatériel des transactions et le peu de contrôle. Touchant un domaine essentiel pour l'Union européenne, la lutte contre le réchauffement climatique, elle a fragilisé cette politique.

Comment la France entend-elle articuler la réforme de la TVA avec celle des quotas carbone, qui doit intervenir en 2021 ?

M. Gérald Darmanin, ministre.  - Je ne suis pas certain d'avoir bien compris votre question. La TVA sur les quotas carbone a déjà été supprimée. Une autre fraude a été combattue, celle sur les certificats, qui a mobilisé Tracfin, la DGFiP et les services de Nicolas Hulot à l'époque.

Plus généralement, les niches fiscales peuvent profiter à des passages clandestins. Plus les incitations fiscales sont généreuses, plus les fraudeurs s'y engouffrent !

Sur les quotas comme sur les certificats, nous avons eu une réaction très forte qui se traduira par des recettes supplémentaires pour l'État.

M. Jean-Claude Requier, pour le groupe RDSE .  - Je remercie Yvon Collin, vice-président de la commission des finances, qui est à l'initiative de ce débat. Je me félicite de l'intérêt qu'il a suscité, malgré son caractère aride.

Monsieur le ministre, notez que l'on ne vous réclame pas de dépenses nouvelles, pour une fois, mais des recettes supplémentaires - 20 milliards d'euros, ce n'est pas rien !

M. Yvon Collin.  - Très bien !

M. Jean-Claude Requier.  - La fraude au carrousel, parfois liée à la criminalité organisée, entraîne à la fois un manque à gagner colossal pour les budgets nationaux et une concurrence indue pour les entreprises vertueuses.

L'Union européenne devra avancer vers l'harmonisation fiscale, ce qui suppose de revenir sur la règle de l'unanimité en la matière.

Il est inacceptable que 65 % des envois en provenance des pays tiers ne respectent pas les règles de l'Union et je salue la suppression du seuil sur les produits importés.

Alors qu'Amazon ou Alibaba pourraient échapper à la taxe sur les services numériques, qu'elles s'acquittent au moins de la TVA !

Le Gouvernement a déjà agi, avec la mise en place de la police fiscale de Bercy notamment. Certaines mesures restent toutefois en suspens, comme la responsabilité solidaire des plateformes en matière de TVA due par les vendeurs ou le paiement scindé de la TVA.

L'Europe doit agir et en finir avec ses 28 régimes nationaux. Suivons l'exemple de l'Inde qui a réduit le nombre de taux de TVA applicable, passé de quatorze à un seul en 2017.

La fraude diffuse, bénigne au niveau individuel, finit par avoir des conséquences importantes. Sensibilisons davantage nos concitoyens.

Ce débat aura illustré les valeurs, chères au Sénat, de sagesse et de réflexion, symbolisées par le serpent et le miroir figurant sur les dossiers des sièges de la Chambre des Pairs. Elles siéent bien à notre Haute Assemblée ! (Applaudissements sur les bancs des groupes RDSE et UC)

M. Yvon Collin.  - Bravo !

La séance, suspendue à 16 h 10, reprend à 16 h 15.

Le cannabis, un enjeu majeur de santé publique

Mme la présidente.  - L'ordre du jour appelle le débat sur le thème : « Le cannabis, un enjeu majeur de santé publique », à la demande du groupe CRCE.

Mme Esther Benbassa, pour le groupe CRCE .  - Je précise que ce débat traite du cannabis thérapeutique. En France, entre 300 000 et un million de personnes pourraient être concernées.

L'usage médical du cannabis était déjà connu du droguier suméro-akkadien, en Égypte, ainsi que des médecines chinoise et indienne. Vingt des États membres de l'Union européenne autorisent le cannabis médical, douze hors Union et vingt-neuf États d'Amérique.

Mme Buzyn a reconnu, en mai 2018, le retard pris par la France en la matière, estimant que rien ne justifiait d'exclure une molécule potentiellement intéressante. Le 10 septembre 2018, l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) a créé un comité d'experts, le Comité scientifique spécialisé temporaire (CSST), qui a estimé que l'usage du cannabis se justifiait dans certaines situations : pour les douleurs sévères, en oncologie, en soins palliatifs, pour certaines formes d'épilepsie ou de sclérose en plaque. Le CSST souhaite un suivi des patients sous forme d'un registre national pour évaluer le bénéfice-risque ainsi que les effets indésirables. Il exclut la voie d'administration fumée et abordera ultérieurement les modalités d'administration. L'ANSM, quant à elle, rendra son avis le 26 juin.

Actuellement, les usagers du cannabis médical sont contraints à l'illégalité et peuvent se voir infliger une peine de prison pour avoir cultivé un simple plant destiné à alléger leurs souffrances. Le juge ne reconnaît qu'exceptionnellement l'état de nécessité.

En raison du taux élevé de THC (tétrahydrocannabinol), le cannabis coupé avec du tabac a un effet psychotrope non adapté pour les malades. L'effet thérapeutique repose en effet sur un équilibre entre les molécules de THC et de CBD (cannabidiol) et les produits à base de CBD autorisés, dont le taux de THC est inférieur à 0,2 %, ne suffisent pas à apaiser les douleurs. Beaucoup de malades pratiquent donc l'auto-culture, se fournissent sur le marché noir ou à l'étranger, ce qui exclut tout suivi médical.

L'ANSM avait délivré en 2014 une autorisation de mise sur le marché pour le Sativex, spray sublingual à base de cannabis mais le médicament est indisponible, faute d'accord sur le prix de vente.

Le cannabis thérapeutique est un enjeu majeur de santé publique.

Selon l'IFOP et Terra Nova, 82 % des sondés sont favorables à l'usage du cannabis sur prescription médicale ; 62 % pensent qu'il doit être accessible sous toutes ses formes, voire remboursé par la Sécurité sociale. Les patients souhaitent que la prescription ne soit pas limitée aux médecins spécialistes, comme c'est le cas au Royaume-Uni, ce qui réduirait l'accès au traitement dans les déserts médicaux. La plupart des États européens ont opté pour une prescription par les généralistes.

Pour que le médicament soit disponible dès sa légalisation, il conviendra d'élargir les indications thérapeutiques retenues par l'ANSM. Se posera aussi la question de l'approvisionnement. En attendant que soit disponible du cannabis issu de la production domestique, il faudra importer des produits, qui devront être issus de l'agriculture bio.

Le cannabis serait délivré en pharmacie, évidemment. Il est enfin indispensable d'autoriser différentes formes de préparations afin de répondre à la diversité des pathologies traitées.

Ne confondons pas cannabis médical et cannabis récréatif. Pas plus que l'utilisation des opiacés n'a transformé notre pays en fumerie d'opium, l'autorisation réglementée du cannabis médical n'entraînera pas une généralisation des volutes récréatives. (Applaudissements sur les bancs du groupe CRCE ; Mme Laurence Rossignol et M. Joël Labbé applaudissent également.)

Mme Chantal Deseyne .  - (Applaudissements sur les bancs du groupe Les Républicains) L'usage thérapeutique du cannabis est autorisé en France depuis un décret de juin 2013. En septembre 2018, l'ANSM a installé un comité d'experts, le CSST, qui a estimé pertinent d'autoriser l'usage du cannabis dans certaines situations, tout en demandant un suivi des patients traités dans un registre national et en insistant sur l'importance de la recherche.

Le cannabis médical est un enjeu de santé publique, estime le groupe CRCE. La lutte contre les addictions l'est tout autant.

Quelle sorte de médicament est le cannabis ? À quels malades pourrait-il être prescrit ? Si le cannabis médical est connu depuis l'Antiquité, les académies de médecine et de pharmacie sont réservées sur sa légalisation en raison des effets secondaires, psychiques et physiques : altération de la mémoire et du champ visuel, troubles de l'équilibre, de la concentration, crises d'angoisse, dépression, schizophrénie, idées suicidaires...

Comme pour tout médicament, le rapport bénéfices-risques doit être évalué au cas par cas et indication par indication. Rappelons que les opioïdes sont responsables de dizaines de milliers de morts en Amérique du Nord. Ne laissons pas croire que le cannabis est un médicament. N'existerait-il pas d'autres moyens de soulager les douleurs ?

L'usage du cannabis thérapeutique ne doit pas laisser penser à une éventuelle innocuité de cette drogue et transformer ce débat autour du cannabis thérapeutique en un cheval de Troie vers une libéralisation de la consommation de cannabis.

Actuellement, le rapport bénéfice/risques est le suivant : tous les bénéfices sont pour les dealeurs et les trafiquants, et les risques pour les patients. (On se récrie sur les bancs du groupe CRCE.)

Si le cannabis thérapeutique venait à être libéralisé, comment les pouvoirs publics pourraient-ils encadrer sa production en évitant que des marchés parallèles en profitent ?

La voie d'administration est aussi une variable qui a son importance. Il faut exclure de le fumer. En effet, la fumée inhalée est plus dangereuse que celle du tabac. De plus, l'effet du cannabis est rapide et peu durable s'il est fumé. La vaporisation permet en outre de mieux maîtriser les doses.

Le cannabis doit donc être utilisé en dernier recours après l'échec des traitements classiques. Il est contre-indiqué chez les patients atteints de troubles psychiatriques et chez les femmes enceintes, et doit être assorti d'une interdiction de conduire. En outre, il est nécessaire de mettre en place un dépistage régulier des comportements addictifs. Enfin, il convient de sensibiliser la population aux risques encourus et de repérer les adolescents susceptibles d'être dépendants. Telles sont les précautions à prendre. Je le dis comme rapporteur du budget de la mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca).

Mme la présidente.  - Veuillez conclure.

Mme Chantal Deseyne.  - J'appelle à la plus grande prudence quant à la mise en oeuvre d'une législation sur le cannabis thérapeutique : il s'agit d'une drogue qui n'est pas à même de guérir. (Applaudissements sur les bancs du groupe Les Républicains)

Mme Esther Benbassa.  - La morphine aussi !

Mme Laurence Cohen .  - Merci à Mme Benbassa pour ce débat.

Le cannabis déclenche des débats passionnés, parfois au gré de faits divers, nous éloignant le plus souvent d'une analyse sérieuse basée sur des données scientifiques objectives. Les progrès de la recherche conduisent à faire évoluer les mentalités et donc les législations dans le monde.

Mais le cannabis thérapeutique n'a rien à voir avec le cannabis récréatif.

Le 10 septembre 2018, l'ANSM a mis en place un CSST pour juger de la pertinence médicale du cannabis thérapeutique : le 13 décembre de la même année, ce comité a reconnu la pertinence médicale du cannabis thérapeutique et l'a validé pour les douleurs réfractaires aux autres thérapies, médicamenteuses ou non, les formes d'épilepsies sévères et pharmaco résistantes, les soins de support en oncologie, les situations palliatives et la spasticité douloureuse de la sclérose en plaques.

Selon le comité, il est crucial de faire évoluer la recherche et la législation, en veillant au mode d'administration. Le 13 février 2018, le Parlement européen s'est aussi prononcé dans ce sens pour soutenir la recherche et établir des normes dans l'intérêt des patients.

Mme Buzyn a affirmé dès mai 2018 sur Public Sénat qu'il ne fallait pas fermer la porte à un produit qui pourrait aider nos concitoyens pour certaines maladies, et M. Philippe, Premier ministre, a trouvé « absurde de ne pas se poser la question de légalisation du cannabis thérapeutique ».

Une trentaine de pays, dont le Canada, les Pays-Bas, Israël, une partie des États-Unis et 21 pays de l'Union européenne, a autorisé le cannabis thérapeutique. Il est donc possible de tirer des conclusions sur l'utilisation du cannabis.

Il est donc très important que le gouvernement s'appuie non seulement sur les avis et recommandations à la fois du Comité scientifique et du Parlement européen, mais également sur les expériences menées à l'étranger pour agir rapidement, en déterminant notamment la filière de production et les modalités d'usage du cannabis thérapeutique : importation ou constitution d'une filière nationale publique.

Pour de nombreux patients, le seul recours est l'auto-culture ou l'utilisation des produits vendus sur le marché noir, ce qui n'est pas sans dangers.

Posons aussi la question du remboursement par la sécurité sociale.

L'expérimentation que nous appelons de nos voeux devrait avoir lieu d'ici la fin de l'année. Pouvez-vous nous le confirmer ?

Le 7 décembre 2018, une réunion du groupe CBD (Cannabidiol) au Sénat a eu lieu à l'initiative de l'association InterChanvre et de l'Union des Transformateurs du Chanvre (UTC). Deux enjeux majeurs ont été pointés du doigt : d'un côté l'intérêt économique certain, et de l'autre la sécurité alimentaire dans le cadre des compléments alimentaires, avec la volonté d'éviter toute promotion du cannabis illégal.

L'intérêt économique est certain : la France est le premier producteur de chanvre en Europe, et les débouchés sont divers, dans l'alimentaire ou les cosmétiques. Les techniques de culture et d'extraction nécessitent des financements et une clarification de la réglementation, notamment concernant les méthodes visant à se débarrasser du THC. En effet, alors que la Mildeca explique que le CBD n'est pas interdit en tant que molécule, il l'est de fait régulièrement. D'où l'importance de le produire de manière synthétique, afin qu'il puisse ne présenter aucune trace de THC et donc ne plus être soumis à cette interdiction.

Les variations de réglementations d'un pays à l'autre expliquent en outre les difficultés d'importations et d'exportations.

Pour tous ces enjeux, médicaux, sociaux, économiques, il apparaît indispensable de légaliser le cannabis thérapeutique en France et d'en finir avec une certaine hypocrisie, voire de la frilosité. (Applaudissements sur les bancs des groupes CRCE et SOCR)

Mme Laurence Rossignol .  - Deux amies proches ont été atteintes, l'une et l'autre, par un cancer du sein et ont dû supporter des chimiothérapies très lourdes. « Sans le cannabis, je n'aurais pas pu tenir », m'ont-elles dit.

Ces deux mères de familles d'une cinquantaine d'années ont dû devenir des délinquantes et transformer leurs enfants en délinquants puisqu'elles leur ont demandé d'en acheter pour apaiser leurs douleurs, car ce n'est pas à l'épicerie du coin que l'on trouve du cannabis... Voilà à quoi aboutit la loi actuelle ! « Que peux-tu faire pour nous ? » me demandaient-elles encore lorsque j'étais ministre. Le sujet n'est pas simple, devais-je me contenter de leur répondre...

Le Gouvernement est ouvert sur le sujet, mais la question mérite que nous nous interrogions sur notre rapport à la douleur. Qu'est-ce que la douleur dans notre culture et notre civilisation ? Elle a d'abord été considérée comme un signal d'alarme utile de l'organisme contre une agression.

Le stoïcisme a valorisé la résistance à la douleur. C'est aussi une affaire de fatalité, de morale, voire une injonction faite aux femmes : « Tu enfanteras dans la douleur ».

Résultat : la France accuse un retard certain dans le traitement de la douleur, même si plusieurs plans contre la douleur ont vu le jour. En 2007, 62 % des patients atteints de cancer en France déclaraient des souffrances quotidiennes, contre 24 % en Suisse ! Cet écart en dit long sur le retard que nous avons pris dans le traitement de la douleur pour des raisons morales, de tradition médicale et par peur de la drogue.

Mais toutes les substances médicamenteuses sont des drogues ! Qui penserait priver les patients atteints de graves maladies ou en fin de vie de morphine ou d'opiacés ? Qui parmi nous n'a pas soulagé un mal de dos causé par la fréquentation des meetings et des stades par des opiacés ?

En outre, la France n'a pas de leçons à donner : nous sommes les deuxièmes consommateurs européens de benzodiazépines qui sont plus addictifs que le cannabis !

Bien sûr, il y a des risques pour la santé, mais comme pour tout médicament ! L'argument du risque sanitaire touche là ses limites.

La question du cannabis est aussi un enjeu de santé publique. La France est un des pays dont la législation est la plus dure sur le cannabis, qu'il soit récréatif ou thérapeutique. Comparée à de nombreux autres États, elle est même assez crispée. Mais nous avons une politique pénale très sévère et un des taux de consommation les plus élevés. Il faudrait, ne serait-ce que pour la bonne évaluation des politiques publiques, lever ce tabou.

Le Gouvernement doit accélérer sa démarche sur le cannabis thérapeutique, car les produits que les gens se procurent par eux-mêmes sont toxiques car non contrôlés. Lorsque les scientifiques analysent les produits saisis, ils y trouvent une infinité de produits, à commencer par des pneus et du cirage... Légaliser le cannabis permettrait de contrôler les circuits et de garantir ses effets sanitaires - pour ceux qui en ont besoin, exclusivement.

Pour faciliter l'accès au cannabis thérapeutique, nous serons avec vous, monsieur le ministre. (Applaudissements sur les bancs des groupes SOCR et CRCE)

M. Joël Labbé .  - Je remercie ma collègue et amie Esther Benbassa pour ce débat. Je travaille intensément sur les plantes médicinales, suite à la mission sénatoriale sur le sujet et dont j'ai été le rapporteur. Le cannabis est bien sûr une plante médicinale par excellence, dont l'intérêt médical est de plus en plus reconnu, en dépit de ses usages récréatifs.

La mission d'information sur l'herboristerie a renforcé mes convictions sur le potentiel de la médecine par les plantes. J'ai découvert à cette occasion le principe du totum. Une plante n'est pas réductible à quelques principes actifs isolés. Ainsi, le cannabis n'est pas réductible au THC et au CBD, deux de ses principes actifs, qui sont autorisées en France dans des médicaments. Cette plante contient des dizaines de molécules qui agissent en synergie, et en font l'intérêt thérapeutique. II est donc très intéressant que des patients en souffrances puissent y accéder. J'ai aussi été convaincu par le travail du député de la Creuse, Jean-Baptiste Moreau, qui a organisé en décembre à l'Assemblée nationale un édifiant colloque sur la question.

La légalisation d'une telle plante suppose un contrôle, notamment sur les circuits de distribution et un suivi des patients. Si cette plante présente potentiellement des risques, ils sont à mettre en balance avec ceux des antidouleurs dérivés de l'opium, comme la morphine. Le comité éthique et cancer n'a pas trouvé de motifs d'opposition à l'usage du cannabis thérapeutique.

Autre avantage du cannabis thérapeutique : il peut être cultivé localement. La France est leader sur la filière du chanvre. Il y a là un enjeu majeur pour les territoires. Le rapport de la mission sénatoriale recommande de lever les obstacles règlementaires au développement d'une filière française de chanvre.

La France doit donc légaliser l'usage du cannabis thérapeutique et les annonces de Mme Buzyn sont très encourageantes.

La question se pose autrement pour le chanvre bien-être, c'est-à-dire sans THC, qui induit l'effet psychotrope du cannabis, mais contenant du CBD, autre principe actif du cannabis, qui présenterait des intérêts en termes de bien-être. Il ne faudrait pas que le cannabis thérapeutique conduise à un monopole pharmaceutique sur le CBD, molécule classée par l'OMS comme non addictogène et non dangereuse. Un recours a d'ailleurs été déposé contre la France sur l'interdiction du CBD issu du chanvre. Notre législation doit donc évoluer. Le CBD pourrait avoir un intérêt en matière alimentaire ou cosmétique - une mission d'information devrait voir le jour en septembre à l'Assemblée nationale sur ce sujet.

De nombreuses autres plantes non stupéfiantes ont un véritable intérêt et sont attendues par les consommateurs, mais ne trouvent pas leur place, faute d'une réglementation adaptée. II est temps que la France, pays historiquement producteur et consommateur de plantes médicinales, leur donne enfin la place qu'elle mérite dans son système de soin. Je déposerai trois amendements sur ces aspects sur le projet de loi Santé pour une meilleure reconnaissance de la plante dans le système de soins. (Applaudissements sur les bancs des groupes CRCE, SOCR et RDSE)

Mme Jocelyne Guidez .  - Nous ne sommes pas ici pour parler de la légalisation du cannabis, drogue source d'addiction et de drames humains - et la plus consommée en France, notamment par les jeunes.

Le cannabis peut-il avoir un intérêt thérapeutique ? Voilà la question dont nous débattons. Les traitements à base de cannabis pourraient représenter une solution de rechange aux opioïdes, causes de nombreux décès. Une étude de l'université de Bekerley valide cette hypothèse de substitution : 90 % des patients estiment que le cannabis permet de diminuer leur consommation d'opioïdes et qu'il était plus efficace pour traiter leur maladie - ce qui diminuerait le coût pour la sécurité sociale.

Aujourd'hui, 21 pays de l'Union européenne sur 28 autorisent le cannabis à usage thérapeutique. En février 2019, les députés européens ont adopté une résolution demandant à établir une distinction claire entre le cannabis médical et ses autres usages.

En France, si son usage est presque prohibé, les choses bougent. Le Premier ministre a jugé absurde qu'on ne se pose pas la question, et l'ANSM a estimé qu'autoriser son usage pour certains patients serait pertinent. Elle recommande ainsi une expérimentation nationale, ce que nous trouvons intéressant. Nous devons penser aux malades contraints à l'illégalité en recourant au cannabis pour soulager leurs souffrances. Il est inacceptable de laisser le marché noir et les mafieux profiter de la détresse de ces malades.

La production du cannabis pourrait favoriser des territoires agricoles en perte de vitesse. La France est déjà le troisième producteur mondial de chanvre.

Évitons les vaines polémiques. S'il y a parfois de mauvaises réponses, il n'y a jamais de mauvaises questions. Celle du cannabis mérite d'être posée. (Applaudissements sur les bancs des groupes CRCE, SOCR et RDSE)

M. Daniel Chasseing .  - Le cannabis est un enjeu majeur de santé publique. Le cannabis récréatif est la substance illicite la plus consommée en France : 42 % des adultes de 18 à 65 ans en ont fumé, dont 22 % au cours des 12 derniers mois. C'est la même proportion pour les adolescents, tandis que 13 % des collégiens en fument régulièrement.

Le cannabis n'est pas une drogue douce. Selon l'Observatoire des drogues, il agit longtemps, à faibles doses, et compte sept fois plus de goudron et de monoxyde de carbone que le tabac. Associé à l'alcool, le cannabis multiplie par quatorze les risques d'accident de la route. Le cannabis fumé offre une toxicité cancérigène et vasculaire bien supérieure au tabac, mais aussi des risques psychologiques importants, favorisant la schizophrénie. Il nuit au développement psychologique et relationnel des jeunes et est dangereux aussi pour le foetus.

Le cannabis récréatif est un problème de santé publique grave. Il séjourne une semaine dans le cerveau après consommation d'un joint.

Le cannabis thérapeutique peut soulager des patients atteints de maladies lourdes. Il est utilisé dans certains États américains et en Israël. Une expérimentation est prévue en France. Le Sativex et deux autres médicaments à base de cannabis sont déjà utilisés dans plusieurs pays européens.

L'étude issue de l'expérimentation permettra de tirer des conclusions à partir du suivi des patients. Les prescriptions devraient être encadrées par des ordonnances sécurisées et délivrées par les seules pharmacies. Des contre-indications seront mentionnées. La culture du produit sera réalisée en France.

Oui à l'expérimentation du cannabis thérapeutique. Non à l'usage du cannabis récréatif. (M. Joël Guerriau applaudit.)

M. Michel Forissier .  - L'usage thérapeutique du cannabis refait débat depuis l'annonce du comité d'experts de l'AFSM du 13 décembre 2018 qui préconise l'utilisation clinique du cannabis thérapeutique pour certains patients. Il reste plusieurs mois de travail des professionnels de santé avant une prise de décision politique.

La question du cannabis médical donne lieu à des débats passionnels, partout dans le monde. Le sujet est sérieux puisqu'il s'agit de donner un cadre légal à l'utilisation médicale d'une drogue pour lutter contre la douleur.

Le 2 avril 2015, nous avions examiné une proposition de loi de Mme Benbassa utilisant l'usage contrôlé du cannabis, qui fut rejetée. Aujourd'hui, il s'agit d'autre chose.

Dans un cadre exclusivement clinique, le recours au cannabis reste controversé en raison des effets indésirables induits par l'usage de cette substance. Un travail d'expertise doit être mené qui débouchera sur une expérimentation puis à une décision. Une nouvelle réunion d'experts aura lieu le 26 juin.

L'avenir du cannabis thérapeutique reste donc incertain en France, même dans le milieu médical. Posologie, lieu de délivrance, mode de consommation, modalités de suivi restent en discussion.

Pour le moment, une trentaine de pays autorise le cannabis thérapeutique. Le législateur, garant de l'intérêt général, ne doit pas mettre à mal les repères de notre société.

Soyons clairs : il n'y a pas de consommation de drogue sans effet nocif sur la santé et le psychisme. Il faut donc que les experts se prononcent pour éclairer les décideurs politiques. Les études sont encore lacunaires mais je compte sur les scientifiques pour aller de l'avant. Ce qui importe, c'est le bénéfice pour les patients et l'équilibre des effets positifs par rapport aux risques.

M. Olivier Cadic .  - Ce débat est utile et opportun. Élu des Français de l'étranger, je veux évoquer ce sujet dans une perspective plus large. Nous parlons de l'usage thérapeutique du cannabis avec moult précautions au moment où nos voisins luxembourgeois s'apprêtent à légaliser la culture, le commerce et la consommation du cannabis. L'achat de 30 grammes sera permis aux résidents majeurs, ce qui exclut les frontaliers et donc le tourisme de la drogue. La consommation devra se faire en privé. Une dépénalisation de la consommation est même envisagée pour les mineurs.

En octobre 2018, le Canada autorisait la vente et la consommation de cette drogue douce à des fins récréatives, emboitant le pas à l'Uruguay et à la moitié des États américains. Ces pays ont compris que poursuivre une politique de répression était courir après une chimère, comme chez nous. La consommation de cannabis est au plus haut chez nous depuis 25 ans : plus d'un jeune sur quatre déclare avoir fumé du cannabis.

À laisser fleurir le marché noir, on favorise la circulation d'un produit de mauvaise qualité et dangereux et nous remplissons les poches des narcotrafiquants, qui s'incarnent parfois jusque dans des États, à l'image de ce qui se passe au Venezuela. Je salue le président Cambon qui a invité ce matin M. Lorent Saleh, prix Sakharov de 2017, à s'exprimer devant la commission des affaires étrangères : emprisonné et torturé pendant plus de quatre ans au Venezuela, il a témoigné des atteintes quotidiennes aux droits de l'homme dans son pays. Ce régime criminel organise et exécute le trafic de drogue à grande échelle à l'aide des officiers de son armée. Je rends hommage à Juan Guaido, président par intérim du Venezuela qui lutte pour libérer son pays d'un régime qui les opprime.

Nous avons sous les yeux un régime qui vit du trafic de stupéfiants et dont les proches viennent parfois se mettre à l'abri dans nos pays avec le produit de leurs crimes et de l'autre nous poursuivons celui qui fume du cannabis pour soulager ses douleurs : cherchez l'erreur ! (Applaudissements sur les bancs du groupe UC)

Mme Pascale Gruny .  - (Applaudissements sur les bancs du groupe Les Républicains) Toutes les drogues sont nocives et socialement dangereuses. Le cannabis est une drogue comme les autres. Ce n'est pas un cas particulier parmi les drogues, davantage comparable à l'alcool qu'à la cocaïne et à l'héroïne.

Fort heureusement, le législateur n'a jamais retenu cette approche. Les faits lui ont donné raison puisque les travaux scientifiques ont donné tort au discours sur la faible nocivité du cannabis et que le phénomène croissant des polytoxicomanies démultiplie les dangers liés à la consommation d'une seule drogue. Il n'existe pas de drogue douce.

Le débat sur les effets thérapeutiques du cannabis est légitime car il faut se préoccuper de la santé des patients, notamment lorsque les thérapies classiques ne viennent plus à bout des douleurs. Beaucoup d'entre eux s'en procurent aujourd'hui dans l'illégalité, sans aucun suivi médical ni garantie sur la qualité des produits.

Mais ouvrir une réflexion sur le cannabis thérapeutique, c'est aussi prendre le risque d'ouvrir la porte à la légalisation du cannabis récréatif. En vingt ans, la consommation de cette substance a doublé en France. Le geste se banalise, notamment chez les adolescents, qui sont devenus les champions d'Europe de la consommation de cannabis.

Nous manquons d'études pour savoir si le cannabis soulage véritablement la douleur. Elles reposent surtout sur des déclarations subjectives.

Un rapport de l'Agence sur les drogues de l'Union européenne notait « des lacunes importantes dans les données scientifiques ».

La possibilité d'une consommation excessive existe pour toute drogue qui affecte le fonctionnement du cerveau, et le cannabis ne fait pas exception à la règle. Comme pour le tabac, beaucoup de ses consommateurs ont eux aussi du mal à arrêter. Le cannabis a des effets dévastateurs sur la mémoire, augmente les risques cardiaques et provoque des catastrophes sur la route.

Il faut aussi s'interroger sur la meilleure façon de sortir du cannabis : les centres thérapeutiques communautaires peuvent constituer une réponse adaptée aux toxicomanes. J'ai visité le centre de San Patrignano en Italie, modèle à suivre dans l'accompagnement des toxicomanes. La pratique de travaux collectifs les aide à se réinsérer. L'entraide et l'encadrement sont indispensables pour garantir l'abstinence. Malheureusement, nous n'avons en France que dix structures de ce genre.

Les études scientifiques ne sont pas assez solides pour garantir l'efficacité du cannabis thérapeutique. (Applaudissements sur les bancs du groupe Les Républicains)

M. Adrien Taquet, secrétaire d'État auprès de la ministre des solidarités et de la santé .  - Merci pour ce débat qui va me permettre de faire le point sur l'usage thérapeutique du cannabis, qu'il faut distinguer de sa consommation récréative, avec ses effets sur la santé et l'insertion sociale.

Ce débat porte sur le cannabis thérapeutique. Pourtant potentiellement nocif, le cannabis est aussi doté de propriétés thérapeutiques.

Une modification de la réglementation sur le cannabis est intervenue en juin 2013 : elle prévoit que des médicaments contenant du cannabis puissent être utilisés mais uniquement s'ils possèdent une autorisation de mise sur le marché délivrée en France ou par l'Union européenne. Ces spécialités pharmaceutiques à base de cannabinoïdes ont notamment passé une procédure rigoureuse incluant une appréciation du rapport bénéfices/risques.

Je voudrais revenir sur les enjeux majeurs de santé publique du cannabis utilisé comme une drogue. Les niveaux d'usage de cannabis en France placent notre pays en tête des pays européens pour ce qui concerne la consommation régulière, surtout chez les jeunes.

Les chiffres doivent nous faire réfléchir : 1,4 million de personnes consomment régulièrement du cannabis et 700 000 en consomment tous les jours, ce qui inclut des enfants dès 11 ans.

Parmi les usagers actuels de cannabis, 20 % sont identifiés comme à risque élevé d'abus ou de dépendance. Aujourd'hui, 80 % des consultations jeunes consommateurs concernent des usages répétés et problématiques de cannabis. Cette observation appelle une réponse sanitaire adaptée à chaque public.

Dans l'Union européenne, 21 pays sur 28 autorisent l'usage du cannabis thérapeutique. La République tchèque et l'Italie l'ont autorisé en 2013. La Hongrie lui a emboîté le pas en 2015, puis ce fut le tour de l'Allemagne, de l'Irlande et de la Slovénie en 2017. Les législations sont très variées en fonction des pays. Ces exemples nous guideront pour établir les modalités de l'usage thérapeutique du cannabis en France.

L'usage thérapeutique du cannabis est une des priorités de la ministre de la Santé. Des travaux ont été engagés. La ministre a saisi l'ANSM pour disposer d'un état des lieux, notamment des spécialités pharmaceutiques contenant des extraits de la plante de cannabis, ainsi qu'un bilan des connaissances relatives aux effets et aux risques thérapeutiques liés à l'usage de la plante elle-même.

Un comité a été constitué et il a exclu d'emblée la voie d'administration fumée. À deux jours de la journée mondiale contre le tabac, je salue d'ailleurs les résultats positifs de la lutte anti-tabagisme dans notre pays, puisqu'en deux ans, le nombre de fumeurs a diminué d'1,6 million de personnes dans notre pays.

En décembre 2018, ce comité scientifique a estimé pertinent d'autoriser l'usage du cannabis thérapeutique dans certains cas de maladies, comme les douleurs réfractaires aux thérapies accessibles, certaines formes d'épilepsie sévères et pharmacorésistantes, les situations palliatives, les soins de supports en oncologie et la spasticité douloureuse de la sclérose en plaques.

Les travaux du CSST se poursuivront jusqu'en juin 2019 pour définir les modalités de l'expérimentation et les modalités de mise en oeuvre, à savoir les prescripteurs autorisés, le circuit de distribution et de délivrance, les modalités d'administration, les formes pharmaceutiques, les dosages et concentration en principes actifs dispensés qui pourraient être mis en oeuvre pour une expérimentation du cannabis thérapeutique. Il appartiendra ensuite au Gouvernement de se prononcer sur la base de cet avis sur les indications et les modalités d'usage thérapeutique du cannabis ainsi que de déterminer le circuit de distribution.

Nous continuerons à maintenir nos interdits et à renforcer nos politiques de prévention des addictions, comme le prévoit le plan national de santé publique, notamment en milieu scolaire, avec des campagnes de sensibilisation des ambassadeurs de la santé, et grâce à la création d'un service sanitaire qui forme des praticiens spécialisés dans la prévention. Des consultations sont aussi prévues à l'adresse des jeunes consommateurs.

Nous sommes favorables à une expérimentation concernant l'usage thérapeutique du cannabis, à condition qu'elle soit préparée et encadrée.

La prévention de la consommation de drogues est un axe prioritaire de la politique du ministère de la Santé. (Applaudissements sur les bancs des groupes CRCE, SOCR et RDSE)

Prochaine séance, lundi 3 juin 2019, à 15 heures.

La séance est levée à 17 h 30.

Jean-Luc Blouet

Direction des comptes rendus

Annexes

Ordre du jour du lundi 3 juin 2019

Séance publique

À 15 heures et le soir

Présidence : M. Gérard Larcher, président Mme Hélène Conway-Mouret, vice-présidente Mme Catherine Troendlé, vice-présidente

Projet de loi, adopté par l'Assemblée nationale après engagement de la procédure accélérée, relatif à l'organisation et à la transformation du système de santé (texte de la commission, n°525, 2018-2019)