Impacts économique, social et politique de l'intelligence artificielle générative

M. le président.  - L'ordre du jour appelle le débat d'actualité sur le thème : « Impacts économique, social et politique de l'intelligence artificielle générative ».

M. André Gattolin .  - Je remercie le groupe qui a souhaité ouvrir ce débat sur l'intelligence artificielle générative (IAG) - on devrait dire les intelligences artificielles génératives -, un sous-ensemble de l'apprentissage profond, lui-même sous-ensemble de l'apprentissage machine.

Fondée sur des systèmes neuronaux artificiels, elle est née dans les années 1940, mais n'a trouvé son aboutissement que ces dernières années, grâce à la masse de données disponibles.

Un système neuronal artificiel copie le fonctionnement du cerveau humain. Celui-ci traite l'information envoyée par l'oeil à travers le nerf optique. Imaginez que vous cherchiez une tasse pour vous faire un café le matin et qu'une porte de placard soit ouverte ; le cerveau a enregistré le fait que la dernière fois que cette porte était ouverte, vous vous étiez cogné, et vous ne refaites pas la même erreur. Les informations sont réintégrées dans un environnement de synapses et de neurones qui vous guide pour trouver votre tasse...

Ce système, riche et performant, ne repose pas sur un seul algorithme, mais sur un système complexe d'algorithmes échangeant entre eux. L'intelligence artificielle (IA) adversorielle fait même discuter deux systèmes entre eux, d'autres IA reposent sur une approche probabiliste. C'est une véritable révolution de la production de contenus et de la prise de décision à laquelle nous assistons.

Ce matin, j'ai demandé à une IA de préparer mon discours. Le résultat était sympathique, mais plat, extrêmement descriptif. L'intelligence artificielle est incapable d'évaluer des impacts économiques, politiques et sociétaux. La marge de progression est donc encore élevée.

Mais les effets potentiels du développement de l'IAG sont importants. Avec Catherine Morin-Desailly et Cyril Pellevat, j'ai travaillé sur la proposition de règlement de l'Union européenne sur l'IA. Nous en avons retenu deux idées : il faut préserver les libertés, les responsabilités et l'éthique de l'IA, mais aussi favoriser son développement par l'innovation.

Aujourd'hui, nous sommes interpellés par le succès de ChatGPT - 100 millions de téléchargements en deux mois - qui pulvérise le record de TikTok, qui avait atteint ce niveau en neuf mois. Cet outil transforme la manière d'enseigner et d'évaluer les travaux.

Le numérique n'est pas uniquement négatif. Dans le monde universitaire, les logiciels de contrôle du plagiat ont permis d'éradiquer ce fléau. Malheureusement, nous n'avons pas encore d'instrument équivalent pour repérer les créations des IAG.

Si nous devons peser les risques et les dangers, voyons aussi les opportunités et les manières d'utiliser ce nouvel instrument. (Applaudissements sur les travées du groupe UC)

Mme Catherine Morin-Desailly.  - Très bien !

M. Jean-Noël Barrot, ministre délégué chargé de la transition numérique et des télécommunications.  - Je salue l'initiative de ce débat et le rapport déposé par M. Gattolin et ses collègues.

M. Christian Redon-Sarrazy .  - L'IAG est capable de créer de nombreux contenus dans de nombreux champs. En automatisant certaines tâches ingrates, elle augmente l'efficacité du travail et la rentabilité.

Mais elle est aussi disruptive pour l'emploi. Elle obligera plusieurs secteurs à s'adapter pour rester compétitifs. Elle comporte des risques politiques et éthiques par la création de faux contenus pouvant servir à des propagandes diverses. À mesure que ces technologies se perfectionneront, il sera en effet de plus en plus difficile de distinguer le vrai du faux.

Ce que vous venez d'entendre a été généré à 95 % par ChatGPT. Monsieur le ministre, vous qui aviez qualifié cette IA de « perroquet approximatif », ne trouvez-vous pas qu'elle a été capable de présenter en une minute les apports et les risques, les limites et les promesses dont la machine semble elle-même consciente ?

On ne peut nier le potentiel de fascination de cette technologie. Elle fait planer le spectre de la destruction d'emplois et de la simplification de l'organisation du travail par la suppression du facteur humain.

Mais quelles qu'elles soient, les nouvelles technologies créent souvent plus d'emplois qu'elles n'en détruisent. L'informatique sera probablement le secteur le plus touché : il faudra faire preuve d'une grande capacité d'adaptation et former de manière plus poussée.

L'une des principales craintes est de voir l'humain dépassé par sa propre créature. Or les IAG ne sont souvent que des fabriques d'illusion, fondées sur des corrélations statistiques et sur un volume de données exponentiel : sans humain, pas de machine.

Les IAG sont à la fois poison et remède, selon l'usage que l'on en fait. Certes, en de mauvaises mains, ces outils trompent notre vigilance. Mais cette créature ne nous échappera que si nous ne posons pas les bonnes questions de régulation, de normes, de gouvernance mondiale - comme avec internet. Nous avions alors appris en marchant. Faute de précédent, il ne pouvait en être autrement.

Nous disposons d'un corpus de réflexions et de normes qui peut nous guider. Certes, la technologie progresse sans cesse, avec un risque de caducité des normes : il nous faut être plus rapides que la machine. En nous débarrassant du superflu, la machine nous lance un défi et nous appelle à plus d'intelligence.

À l'humain de montrer qu'aucune machine ne peut dépasser son jugement, son esprit critique et sa capacité d'adaptation.

Nous ne pourrons éviter une réflexion éthique pour utiliser l'IAG au profit de l'intérêt général. Cette conclusion m'a été proposée par ChatGPT. Est-elle pertinente ? (Applaudissements sur les travées du groupe SER et du GEST ; M. André Gattolin et Mme Catherine Morin-Desailly applaudissent également.)

M. Pascal Savoldelli .  - La révolution numérique a bouleversé le monde du travail. La moitié des métiers que les écoliers d'aujourd'hui exerceront demain n'existent pas encore. Cette digitalisation du monde fait craindre une déshumanisation par la robotisation.

Le système est poussé à générer de plus en plus de données pour que ces big data puissent être exploitées par des algorithmes. Ce système, c'est celui de l'intensification de l'exploitation et de l'aliénation des travailleurs. Le journal Times indique ainsi que l'entreprise OpenAI payait moins de 2 dollars de l'heure des travailleurs kenyans pour indexer d'immenses quantités de contenus toxiques afin de nettoyer les données d'entraînement de ChatGPT.

Mal nommer les choses, c'est ajouter au malheur du monde, disait Camus.

ChatGPT n'est pas seulement un automate computationnel. Il exploite des terres rares, fait travailler gratuitement des utilisateurs ; les microtâches rémunérées moins de deux euros de l'heure précarisent des centaines de millions de personnes à travers le monde, selon le sociologue Antonio Casilli. Certains veulent substituer du capital mort au capital vivant.

Pourtant, la révolution numérique pourrait aussi créer de nouveaux métiers et faire baisser le temps de travail. Mais l'industrie numérique, avec la complicité de nos gouvernants, veut capter la valeur et non améliorer l'efficacité sociale du travail.

Cette industrie est dominée, à l'exception de la Chine, par une poignée de firmes américaines, qui souhaitent un capitalisme poussé à son paroxysme. Face à cela, la France et l'Union européenne ont fait le choix des Big Tech et de l'utilitarisme. Il est impératif de reprendre en main notre destin et de nous réapproprier nos données, en demandant la transparence des algorithmes.

Je place cet espoir dans notre jeunesse, qui refuse les « jobs à la con » - c'est-à-dire un travail dénué de sens et d'utilité sociale et sous les ordres d'une hiérarchie non fondée sur la compétence. Beaucoup veulent créer leur activité, non pour revendre plus tard leur start-up, mais pour rendre accessibles des communs mondiaux. Cette jeunesse pense nouveaux modes de production, coopératives, économie sociale et solidaire, économie circulaire, lutte contre l'obsolescence programmée. Les tiers lieux qu'elle construit préfigurent une République des communs.

Cette révolution nous met au pied du mur : voulons-nous une société d'entrepreneurs de soi-même comme les chauffeurs Uber, ou une société de libres producteurs associés, comme le souhaitait Marx ?

Mme Catherine Morin-Desailly .  - Le développement exponentiel de la technologie signifie-t-il la fin de l'humanité telle que nous la connaissons ? Sans être aussi pessimiste, il y a lieu d'être inquiet : l'IAG fait peser des menaces sur l'emploi, les modèles sociaux et nos sociétés démocratiques.

Si la presse se fait l'écho des prouesses de ChatGPT, l'Italie et le Canada l'ont interdit comme d'autres l'ont fait avec TikTok. Faut-il une pause de l'IA, comme y appelle Elon Musk ? Pour le créateur de SpaceX, il s'agit aussi de contrôler le marché. Ne soyons pas naïfs ! Faut-il la réglementer ? Assurément, comme je le demande depuis des années.

Après le Règlement général sur la protection des données (RGPD), l'Union européenne régule, avec le Digital Markets Act (DMA) et le Digital Services Act (DSA), et bientôt le règlement sur l'IA. Auteure avec mes collègues du rapport et d'une proposition de résolution européenne sur ce projet, je souligne le caractère précurseur de l'Europe dans la fixation d'un cadre.

Mais il faut aussi poser la question de l'éthique, exiger la transparence absolue, des audits indépendants et une évaluation des risques.

Plaçons le règlement à un haut niveau de protection. Nous avons pris en compte les risques de l'IA. Celle-ci n'est ni positive ni négative - tout dépend de son usage : elle peut résoudre des questions d'environnement, de santé et améliorer la productivité.

À défaut de stratégie indépendante, l'Europe s'est fait distancer par la Chine et les États-Unis. Si l'Union européenne ne veut pas disparaître de la carte des technologies de demain, elle doit sortir d'une dépendance dangereuse.

Avec l'Inflation Reduction Act (IRA), les États-Unis vont investir 348 milliards d'euros. Nous en sommes loin ! Or nous avons besoin de formations et d'investissements dans la recherche grâce à un Buy European Act.

La maîtrise des techniques est un enjeu géopolitique : sans verser dans le protectionnisme, il faut esquisser un monde qui ne soit ni le business above all ni le contrôle social du parti communiste chinois. Monsieur le ministre, tentez de peser dans l'élaboration du pacte numérique mondial de l'ONU, qui doit comprendre des mesures claires pour une IA au service de l'humain, fiable et éthique. C'est un enjeu de civilisation. (Applaudissements sur les travées du RDPI ; Mme Sylvie Robert applaudit également.)

M. Stéphane Ravier .  - L'avenir, la liberté et la souveraineté sont les défis majeurs de l'IAG. Alors que 100 millions de personnes admirent les prouesses effrayantes et extraordinaires de ChatGPT, la société semble programmée pour une forme d'obsolescence de ses modes de production et d'éducation.

L'IAG ne serait qu'un perroquet approximatif, comme vous l'avez qualifiée, monsieur le ministre ? Vous n'avez pas pris la mesure de la révolution en cours, qui fera bientôt de Google une relique du passé.

Les équilibres économiques du monde seront bouleversés. Alors que la parole publique est remise en question, le peuple cherchera les réponses auprès d'algorithmes pré-entraînés qui créeront une dystopie nouvelle.

Cela rappelle l'intrusion du numérique dans nos vies : désormais, nous assistons à l'ubérisation de la pensée.

Ces technologies nées dans la Silicon Valley diffusent un conformisme idéologique fidèle au progressisme de ses concepteurs et aux références anglo-saxonnes. L'esprit critique et notre souveraineté sont menacés.

Certes, l'IAG est une opportunité pour refaire le système de santé et refonder l'éducation. Il faut vous remettre en marche, monsieur le ministre ! (Sourires sur quelques travées)

Nous devons réfléchir aux limites éthiques et assurer notre compétitivité.

M. Jean-Claude Requier .  - L'IA a franchi des étapes importantes, générant intérêt et inquiétude. Elle est porteuse d'innovation pour les biens et les services, mais elle soulève aussi des craintes, de peur qu'elle ne prenne des décisions indépendamment de l'homme. Cela rappelle Le meilleur des mondes de Aldous Huxley.

N'attendons pas que l'IA devienne hors de contrôle. La question n'est plus de savoir si elle est souhaitable ou non, car elle est déjà à l'oeuvre. La question est : comment encadrer cette technologie pour ne pas la subir ?

L'éthique est l'un des principaux enjeux : quid de l'utilisation médicale, de l'encadrement du travail, de la surveillance ?

Il faut protéger les données personnelles. Nous nous réjouissons du dépôt de deux plaintes de spécialistes de l'IA auprès de la Cnil. Nous avons confiance dans l'Union européenne pour se saisir du sujet, même si la mise en place d'un cadre réglementaire prendra du temps. L'Italie a interdit ChatGPT, quel est votre avis sur la demande d'un moratoire ?

Sciences Po a interdit l'utilisation du robot conversationnel d'OpenAI en dehors de tout encadrement pédagogique, par crainte d'une paralysie de l'esprit critique.

Une vaste réflexion au sein de l'Éducation nationale en limiterait l'usage, au moins pendant le temps scolaire. Attaché aux Lumières, le RDSE considère que la question des sources doit être posée. En démocratie, le rapport à la vérité est essentiel. Avec les outils d'IAG, cela devient compliqué.

Enfin, l'IA peut-elle être une réponse à la pénurie en matière d'emploi ? La réponse varie selon les études. Ainsi, 44 % des emplois juridiques seraient menacés.

Au fond, la question est le partage des gains de productivité. Que peut apporter cette évolution à la société ? Une réduction du temps de travail - la semaine de quatre jours peut-être ?

Il faut en tout cas éviter l'ubérisation.

Notre groupe ne souhaite pas verser dans la technophobie, sous réserve que l'humanisme reste la valeur centrale du progrès.

M. Cyril Pellevat .  - (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains et INDEP) Depuis plusieurs mois, l'IA est au centre de l'actualité. Qu'il s'agisse de ChatGPT ou des encodeurs vidéo, pas une semaine ne se passe sans que l'on en parle. Elle génère fascination et inquiétude.

En fait, ce phénomène n'est pas nouveau : nous utilisons chaque jour l'IA sans le savoir. Elle ne cesse de se perfectionner, au prix d'une collecte toujours plus importante de nos données personnelles.

Bien que des améliorations soient encore nécessaires, les études montrent que la généralisation des IAG aura des impacts inédits depuis l'apparition de l'ordinateur. Selon une étude d'OpenAI, 80 % des travailleurs américains verraient 10 % de leurs tâches effectuées par l'IAG - mais pour 19 % d'entre eux, cela pourrait atteindre 50 %, en particulier dans les domaines des services administratifs et juridiques, du management, des services financiers, du marketing, de la communication, du graphisme ou de la conception.

Selon Goldman Sachs, 300 millions d'emplois seraient menacés à terme, tandis que la productivité gagnerait 1,5 point par an pendant dix ans ; le PIB connaîtrait une augmentation de 7 %, contre une prévision de 2,9 % pour 2023.

Le marché du travail sera donc bouleversé. Selon une étude du Forum économique mondial, 87 millions d'emplois seraient supprimés, mais 95 millions de nouveaux emplois seraient créés. Bien sûr, il ne s'agit que de prévisions et nous devrons nous adapter à des effets imprévus.

La France ne doit pas rater le coche en matière de formation à ces nouveaux métiers. Déjà, la France et l'Europe font bien pâle figure par rapport aux États-Unis ou à la Chine. Que compte faire le Gouvernement pour le soutien à l'innovation et l'aide à la reconversion professionnelle des salariés touchés, monsieur le ministre ?

D'autres aspects de l'IAG sont moins réjouissants. En effet, les usages malveillants ou les erreurs de l'IA peuvent avoir des conséquences graves : non-respect du RGPD, suicides, détournement d'images, discriminations... Les exemples sont nombreux.

Il est nécessaire de trouver des solutions à ces effets de bord sans pour autant interdire l'IAG, ce qui ferait perdre du temps à la France dans la compétition qui s'annonce. Les entreprises d'IA y sont elles-mêmes favorables, comme l'a récemment fait savoir OpenAI.

Le RGPD apporte un premier échelon de réponses, mais il est insuffisant pour contrer les externalités négatives ; de plus, des dérogations à ce règlement devront être prévues.

Les dangers de l'IA et l'inadaptation du RGPD ont conduit l'Union européenne à se saisir de ce sujet, en vue de l'adoption prochaine d'un règlement.

Avec André Gattolin, Catherine Morin-Desailly et Elsa Schalck, nous avons été chargés d'élaborer une proposition de résolution européenne.

Quelle position le Gouvernement défendra-t-il lors du prochain Conseil européen ? Des échanges ont-ils eu lieu avec les États-Unis et la Chine pour promouvoir des législations similaires dans ces États ? (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains et INDEP)

Mme Vanina Paoli-Gagin .  - Dès 2017, le groupe Les Indépendants avait organisé un débat sur l'IA, ses enjeux économiques et les cadres légaux. Au vu de l'actualité, nous avons jugé opportun d'aborder à nouveau ce thème.

Dans ma pratique professionnelle, j'ai eu l'opportunité d'assister en 2017 à un forum mondial sur l'IA en Chine avec d'éminents chercheurs, dont Yuval Noah Harari. La différence majeure entre l'IA et le cerveau humain serait l'intention, apanage de ce dernier. Nous devons nous concentrer sur ce point sur le plan éthique.

Dès 2016, l'OCDE avait fait des prévisions pessimistes : 9 % des emplois seraient menacés par l'IAG. Mais dans l'Aube, je constate l'inverse avec une entreprise familiale de logistique, Gamba et Rota, qui a investi 10 millions d'euros dans un outil qui lui a permis de créer une centaine d'emplois.

Nous sommes à l'aube d'une révolution dans le rapport au travail. L'approche binaire entre technophiles béats et détracteurs outranciers est dépassée. Il s'agit d'anticiper les grandes évolutions sociétales, mais aussi leurs conséquences économiques.

Nous devons répondre aux inquiétudes avec pédagogie et lucidité, pour anticiper les changements d'ampleur dans le monde du travail, et avec fermeté dans la définition d'un cadre réglementaire solide.

L'Europe doit développer une approche éthique s'affranchissant de la Chine et des États-Unis qui nous imposent leur calendrier et leurs objectifs. Avec les Gafam, l'Europe a perdu la bataille des données personnelles. Les gains de productivité promis par l'IA ne doivent pas masquer l'aspiration des données.

La France fait face également à la fuite des cerveaux, dont elle a financé la formation : nous contribuons à notre propre dépendance... Pourtant, selon France digitale, la France regroupe 590 start-ups et plus de 80 laboratoires en pole position au plan européen.

Nous attendons beaucoup de l'Artificial Intelligence Act, qui doit nous redonner une longueur d'avance. Il faut saluer à cet égard le travail du commissaire européen Thierry Breton, qui a bâti en deux ans une réglementation à la complétude inégalée.

Nous devons rester dans la course.

Monsieur le ministre, comment la France peut-elle rester chef de file ? Que pensez-vous des prises de position récentes de l'Italie ? Quelle est votre feuille de route ? (Applaudissements sur les travées du groupe INDEP)

Mme Monique de Marco .  - Vous connaissez mon appétence pour l'IA. J'ai moi aussi tenté de rédiger mon intervention avec ChatGPT. Le résultat était décevant, mais je l'avais utilisé il y a quelque temps pour rédiger une question d'actualité sur la suppression des cours de technologie.

La France a plus que jamais besoin d'une jeunesse ouverte aux sciences et technologies. En tant qu'enseignante, je suis impressionnée par les perspectives de l'IA. Mais en tant que citoyenne, je m'interroge. Notre tâche de parlementaires est immense.

Je tiens à saluer les travaux de l'Union européenne et je regarde avec intérêt la décision de l'Italie : l'interdiction de ChatGPT n'est certes pas la bonne solution, mais elle doit nous faire réfléchir.

Voilà dix ans, nous parlions des assistants numériques Siri et Alexa avec des étoiles dans les yeux ; il y a quelques années, c'étaient les cryptomonnaies. Ceux qui y voyaient une poule aux oeufs d'or ont dû déchanter : le développement de ces outils a créé de nouveaux besoins.

Selon Goldman Sachs, 300 millions d'emplois seraient menacés par l'essor de l'IA. Nous ne pouvons ignorer cette alerte, d'autant que derrière les ingénieurs, il y a les petites mains de l'IA, ces Kenyans mal payés par OpenAI, par exemple. L'IA pourrait ainsi être à l'origine d'une nouvelle dégradation du travail.

Enfin, l'impact environnemental et climatique de l'IA doit être pris en compte ; le numérique représente déjà 4 % des émissions de gaz à effet de serre.

Derrière la chimère d'un numérique durable, il y a la réalité des chiffres. Si les possibilités de l'IA nous font rêver, soyons conscients des impacts économiques, sociaux et environnementaux de cette technologie.

L'IA est là. Elle fait partie de nos vies. Il n'est pas question de l'interdire ou de la réserver à une élite, mais il faut la réguler.

Jacques Ellul disait : « La technique n'est pas neutre. Elle n'est ni bonne ni mauvaise, mais ambivalente ». (Applaudissements sur les travées du GEST et du groupe SER)

Mme Sylvie Robert .  - (Applaudissements sur les travées du groupe SER) En 2018, le Grand Palais organisait une exposition sur les artistes et les robots ; en 2019, le Barbican Centre de Londres présentait au public une exposition interactive AI: More Than Human.

À la curiosité ont succédé inquiétude, méfiance et surtout questionnements.

La proposition de moratoire d'Elon Musk a frappé les esprits, mais ne soyons pas dupes des intentions de l'entrepreneur.

La Cnil italienne a bloqué ChatGPT pour deux raisons : il n'y avait aucune vérification de l'âge des utilisateurs et l'application récoltait des données d'utilisateurs de manière indue.

La régulation est difficile. Elle procède des usages, qui se développent plus vite que la réglementation. L'application ChatGPT est apparue dans le débat public à cause de son utilisation par les étudiants ; elle se fonde pourtant sur la technique décriée du deep machine learning, qui crée des contenus parfois très fantaisistes ou marqués par des biais sociaux, raciaux ou de genre. L'IAG entre enfin en contradiction avec la recherche des faits et l'acquisition de compétences par l'expérience qui fondent notre instruction.

En outre, l'IAG touche au domaine culturel. Le cadre juridique n'est ni adapté ni suffisant en la matière, notamment sur les droits d'auteur. J'espère que l'Artificial Intelligence Act (IAA) permettra de progresser sur cette question.

Nous ne pouvons en rester à une simple possibilité d'opt-out pour les ayants droit qui ne souhaitent pas que les machines utilisent leurs oeuvres. Le statu quo est générateur de déséquilibre.

Quel statut pour les créations réalisées à partir d'une IA et pour les personnes qui en sont à l'origine ? S'agit-il d'une création ? L'IAG bouscule et interroge jusqu'à notre conception même de cet acte.

Il faut encadrer l'IAG. À nous de lui donner du sens. (Applaudissements sur les travées du groupe SER, du GEST et du groupe CRCE)

M. Pierre-Antoine Levi .  - (Applaudissements sur les travées du groupe UC et sur quelques travées du groupe Les Républicains) Avec l'émergence de l'IA, le monde vit une quatrième révolution industrielle, comme en témoignent les outils d'intelligence conversationnelle. Nous aurions pu d'ailleurs faire rédiger nos discours par ChatGPT : nous aurions gagné du temps, mais le débat aurait été très ennuyeux, car nous aurions tous tenu plus ou moins le même discours... (M. le ministre le confirme.)

Allons-nous vers un monde où nous penserons de moins en moins ? Monsieur le ministre, vous avez qualifié ChatGPT de perroquet approximatif : vous deviez avoir testé la version 3. Sa version 4 est impressionnante de bon sens et de précision. OpenAI nous promet même pour décembre une version 5, qui s'approcherait de l'intelligence humaine. Il y a de quoi s'inquiéter. Des emplois pourraient disparaître, mais ces craintes doivent être nuancées.

En Chine, 79 % des sondés considèrent l'IA comme plus bénéfique que néfaste, 71 % en Inde, contre 31 % seulement en France. Cela est symptomatique de notre rapport aux évolutions technologiques. C'est ce que dit Emma Marcegaglia, ancienne patronne du Medef italien : lorsque se présente une innovation, les Américains en font commerce, les Chinois la copient et les Européens font un règlement !

Effectivement, Thierry Breton a annoncé avec fierté que l'Union européenne avait rédigé en moins de deux ans une réglementation de l'IA. J'aurais préféré l'apparition d'un champion européen dans ce domaine...

Ne soyons pas à la traîne, accompagnons le mouvement. Apprenons à nos jeunes à utiliser l'IA comme un outil au service du savoir.

Monsieur le ministre, je salue votre décision de ne pas interdire priori ChatGPT, contrairement à ce qu'ont fait nos voisins italiens. Je salue aussi les travaux colossaux réalisés à Saclay sur l'IA française Bloom.

N'avons-nous pas déjà pris trop de retard sur les entreprises américaines ? La France sera-t-elle au rendez-vous de cette quatrième révolution industrielle ?

M. Jean-Jacques Panunzi .  - (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains) Depuis quelques mois, les IAG influencent notre quotidien et monopolisent l'espace médiatique.

Les nouveaux logiciels se font concurrence pour devenir la référence.

L'IAG crée des contenus : c'est à elle que l'on doit les photos truquées du Pape en doudoune ou du président Trump menotté qui ont beaucoup circulé.

Deux mois après leur lancement, la croissance de ces outils est impressionnante, avec 100 millions de téléchargements pour ChatGPT, dont une nouvelle version est apparue le 10 mars.

L'IA change le monde du travail : les machines apprennent à s'adapter à des tâches autrefois réservées aux humains. Quelles conséquences pour l'emploi ? Aura-t-on encore besoin de journalistes, d'illustrateurs, de juristes, de consultants ? OpenAI a fait passer le concours du barreau américain à ChatGPT, qui a été brillamment reçu.

Selon Goldman Sachs, 300 millions d'emplois pourraient être supprimés dans le monde. McKinsey souligne que le fossé risque de se creuser entre les travailleurs et les pays : les États-Unis et la Chine seront les grands gagnants et la France, le Royaume-Uni et la Corée du Sud plutôt bien positionnés.

Selon Goldman Sachs, le PIB mondial augmenterait de 7 % par an grâce à l'IA, qui permet de créer contenus à grande échelle et produits personnalisés.

L'utilisation de l'IAG dans les affaires doit être éthique et responsable. Les fake news, propagées grâce à l'IA, les fausses révélations peuvent avoir des conséquences sur les cours de la Bourse.

D'un point de vue sociétal, l'IAG contribue à la création de contenus culturels innovants, mais elle peut aussi semer la désinformation et être utilisée pour des discours de haine et de cyber-harcèlement. La Cnil commence à s'intéresser à ChatGPT. Elle plaide pour une clarification du cadre légal.

Sur le plan politique, elle aide à la prise de décision, mais elle peut aussi conduire à la surveillance des citoyens. Un règlement européen sur l'IA proposé par la Commission européenne en avril 2021 est en cours d'examen par le Parlement européen. La Commission européenne n'écarte pas l'utilisation de l'IA pour la biométrie.

En France, le ministère des sports a exclu le recours à la reconnaissance faciale pour les jeux Olympiques et Paralympiques. Seules des caméras avec des algorithmes intelligents seront utilisées.

L'IAG offre de nouvelles opportunités, mais il faut prévoir des limites clairement établies. La compétition sera acharnée : la Chine est très en avance et Vladimir Poutine a prédit dès 2017 que le leader dans ce domaine dirigerait le monde. Elon Musk, cofondateur d'OpenAI, préconise une pause de six mois dans la recherche sur l'IA, et Joe Biden, le 4 avril, a demandé au Congrès de limiter l'utilisation des données personnelles.

Pays leader dans ce domaine, la France a un rôle important à jouer. Il faut soutenir la recherche, tout en prévoyant un encadrement légal. Monsieur le ministre, la France sera-t-elle réactive ou a-t-elle pris du retard ? Quels moyens pour votre politique dans ce domaine ? (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains ; Mme Catherine Morin-Desailly applaudit également.)

M. Jean-Noël Barrot, ministre délégué chargé de la transition numérique et des télécommunications .  - J'ai suivi l'exemple de Mme de Marco ou de M. Levi en ne faisant pas appel à ChatGPT pour rédiger mon intervention... (M. le ministre montre un papier couvert de notes.) En effet, pour bien légiférer sur ce sujet, il faut comprendre ce qu'est l'IAG, et ce qu'elle n'est pas.

Elle n'est pas une nouvelle Pythie rendant des oracles sur tous les sujets du monde. Elle n'est pas une intelligence créative, mais générative : elle réagence des contenus existants, sans connaître le monde. C'est un perroquet stochastique, c'est-à-dire approximatif, n'en déplaise à Stéphane Ravier qui estime que ChatGPT singe les comportements humains.

Voilà quatre siècles, Blaise Pascal, qui avait créé l'une des premières machines, la pascaline, soulignait que la différence entre l'homme et la machine réside dans l'intention, la capacité de volonté.

Nous devons adopter des réponses volontaristes, fondées sur des positions équilibrées. Comme le dit Christian Redon-Sarrazy, la technologie n'est ni poison ni remède : dès lors, nous ne sommes ni technolâtres ni technophobes.

Cette technologie suscite de nombreuses questions : Cyril Pellevat, Jean-Jacques Panunzi en ont souligné les effets ambigus sur le marché du travail. L'IAG soulage de certains travaux pénibles, mais bouscule certaines professions.

L'adoption de ces technologies doit se faire dans un esprit de justice sociale : il faut que nos concitoyens s'en saisissent. Nous n'entendons pas nous faire dicter notre action par l'IA, mais lui dicter notre action.

L'IAG n'exclut pas les communs numériques évoqués par Pascal Savoldelli. En témoigne le modèle Bloom, conçu en open source grâce au supercalculateur Jean Zay, qui a précédé ChatGPT.

Faut-il un moratoire, comme le réclame Catherine Morin-Desailly ? La question mérite d'être posée, mais la réponse des signataires de la pétition n'est pas la bonne. La France dispose de tous les atouts pour maîtriser ces outils. Voilà cinq ans, le Président de la République a lancé une stratégie nationale en faveur de l'IA, dotée de 1,5 milliard d'euros, qui s'est traduite notamment par la création d'instituts interdisciplinaires pour l'intelligence artificielle (3IA) à Nice, à Toulouse, à Grenoble et à Paris, ainsi que de 190 chaires de recherche, tout en multipliant par deux le nombre de diplômés dans ce domaine.

Pour répondre aux questions de plusieurs d'entre vous sur les ambitions du Gouvernement, la stratégie d'accélération de l'IA est au coeur de France 2030.

Faut-il réguler ? Oui, assurément. Nos concitoyens doivent toujours pouvoir faire la différence entre l'humain et la machine, d'où une nécessaire transparence. L'utilisation de l'IA sera proscrite pour certains usages ; pour d'autres, elle sera encadrée ou mobilisable plus librement.

Le règlement européen couvre-t-il tous les sujets ? Non : je songe à l'empreinte carbone, mentionnée par Sylvie Robert, à la normalisation des relations avec les États-Unis ou la Chine évoquée par Cyril Pellevat et Catherine Morin-Desailly, à l'exploitation des travailleurs des pays du Sud dénoncée par Monique de Marco et Pascal Savoldelli, à la question des droits d'auteur et de la protection des données personnelles abordée par Jean-Claude Requier et Sylvie Robert.

Les modèles d'IA s'entraînent sur des jeux de données, y compris des données personnelles collectées sur internet à une époque où le consentement pour leur utilisation n'était pas prévu, ce qui a motivé une interdiction de ChatGPT par la Cnil italienne. (MM. Michel Savin et Roger Karoutchi font signe que le temps de parole du ministre est écoulé.)

Certaines de vos préoccupations sont d'ores et déjà traitées par le plan d'investissement prévu par le Président de la République et par le projet de règlement européen. D'autres nourriront sans nul doute les travaux du Sénat. (M. Jean-Claude Requier et Mme Monique de Marco applaudissent.)

La séance est suspendue quelques instants.