Réuni le mercredi 26 janvier sous la présidence de Mme Michelle MEUNIER (PS – Loire-Atlantique) le groupe d’amitié France – Espagne s’est entretenu avec M. Benoît PELLISTRANDI sur le thème du sentiment national en Espagne. Étaient également présents Mme Viviane ARTIGALAS (PS – Hautes-Pyrénées), M. Christian BILHAC (RDSE – Hérault), Mme Annick JACQUEMET (UC – Doubs) et Mme Sylvie VERMEILLET (UC – Jura).

De gauche à droite, Mme Michelle MEUNIER, M. Benoit PELLISTRANDI

et Mme Sylvie VERMEILLET

Mme Michelle MEUNIER a présenté les recherches de M. PELLISTRANDI avant de lui exposer les activités du groupe d’amitié France-Espagne. La présidente du groupe d’amitié a ensuite interrogé le chercheur sur les origines du sentiment national en Espagne, sur l’impact des velléités sécessionnistes d’une partie des catalans ces dernières années ainsi que sur le retour en force de l’extrême droite sur la scène politique.

Dans un premier temps, M.  PELLISTRANDI a rappelé les grandes étapes de la construction du sentiment national espagnol, indispensables à la compréhension des tensions présentes.

Il a souligné l’ancienneté des racines de cette nation celto-ibère, illustrée notamment par l’épisode fondateur de la chute de Numance en 133 av. J-C. Cette ville ibère dont les habitants avaient préféré se donner la mort plutôt que se rendre aux Romains est devenu un évènement « mythique » et consubstantiel de l’identité espagnole, comme le montre l’utilisation toujours courante de l’adjectif numantino (résistant) et la mise en scène de cet épisode par Miguel de CERVANTES ou Jean-Louis BARRAULT.

En outre, la période d’implantation romaine a fourni à la culture hispanique deux de ses  monuments, Sénèque et Trajan, tandis que le baptême du roi Wisigoth Récarède en 589 a marqué le début de l’implantation du christianisme en Espagne. Par ailleurs, les sept siècles de présence musulmane en Espagne achèvent de montrer le caractère profondément protéiforme de l’identité espagnole, qui englobe tant la riche d’histoire d’Al-Andalus  que celle de la multitude de fiefs catholiques du Nord.

De même, la lente reconquête des territoires musulmans (dite reconquista) entre le VIIIe et le XVe siècle illustre la nature historiquement atomisée de la souveraineté en Espagne.  En effet, les participants à ces guerres ne les ont jamais perçues comme une entreprise de reconquête d’une souveraineté nationale unifiée, mais comme des croisades sporadiques menées par des autorités locales face à un pouvoir central effondré.Ainsi, il n’existerait pas « un » royaume espagnol mais « des » royaumes espagnols au Moyen-Âge, qui sont lentement rassemblés par voie patrimoniale.  L’union de Pétronille d’Aragon et de  Raimond-Bérenger IV de Barcelone en 1137 donne naissance à la Couronne d’Aragon, qui s’unit avec le royaume de Castille par le mariage de Ferdinand II d’Aragon et d’Isabelle de Castille en 1469.

Cependant, M. PELLISTRANDI a souligné que ces unions dynastiques n’avaient pas été synonymes d’unification politique et administrative comme elles l’avaient été en France. La couronne de Castille est allée jusqu’à provoquer la guerre civile de 1474-1479 pour tenter de garder sa propre lignée distincte de celle des Aragon et León. De même, on n’a longtemps pas parlé de Rois d’Espagne mais de Rois de Castille, León, Navarre, Grenade, Tolède, Galice, Murcie, Jaén, Cordoue, Séville, Algarve, Algésiras et Gibraltar et des îles Canaries, et des Indes et Terre fermes de l’Océan et Seigneurs de Biscaye et Molina.

L’année 1492 marque un tournant décisif dans la naissance d’une unité politique, religieuse et culturelle espagnole. D’une part, la reconquête de Grenade impose le catholicisme dans toute la péninsule en détruisant la dernière enclave musulmane alors que les Juifs non convertis sont expulsés de la Couronne de Castille.  D’autre part, la langue castillane est codifiée pour la première fois au sein d’une grammaire écrite. Enfin, cette date marque le début des conquêtes coloniales américaines : elle fait ainsi des Espagnols un peuple conquérant tout en posant les bases de l’Empire espagnol et du monde hispanophone.

Cette ébauche de sentiment espagnol peut être perçue dans la méfiance qu’inspirent Charles Quint et les Habsbourg à leur arrivée en Espagne en 1517. La noblesse castillane se rebelle d’ailleurs contre ceux qu’on appelle de manière désobligeante les « Austrias » lors de la révolte des Comunidades. En outre, le traité des Pyrénées de 1659 marque une réorientation majeure dans l’alignement géopolitique du royaume d’Espagne. En effet pendant plus d’un siècle et demi, l’Espagne des Habsbourg avait trouvé son ennemi naturel dans la France, son seul rival continental. Or, par ce traité, Louis XIV impose son petit-fils le Duc d’Anjou sur le trône espagnol et fait de l’Espagne son allié.

Pour M. PELLISTRANDI, le XIXe siècle est une période de convulsion pour l’Espagne, théâtre d’un combat permanent entre forces révolutionnaires et contre-révolutionnaires. La première expérience républicaine espagnole est toutefois avortée  après moins de deux ans en 1874, encore une fois à cause d’insurrections locales connues sous le nom de révolution cantonale.

De plus, le XIXe siècle apparaît comme celui de la construction de la conscience nationale en Espagne. L’influence française est d’ailleurs particulièrement perceptible dans cette évolution. Si le rejet de l’envahisseur napoléonien provoque la proclamation de la souveraineté populaire et l’affirmation du sentiment national, l’inspiration puisée dans les idées libérales françaises est évidente dans la Constitution de 1812. En outre, l’unification politique de l’Espagne s’accompagne de l’adoption de symboles tel que son drapeau ou l’hymne de la Marcha real, tandis que l’historien Modesto LAFUENTE met en récit l’histoire espagnole dans sa monumentale Histoire générale de l’Espagne en 70 volumes.

M. PELLISTRANDI a relevé qu’un autre élément constitutif de la conscience nationale espagnole fut l’effondrement de l’Empire colonial, scellé par la perte de Cuba en 1898. L’Empire sur lequel le soleil ne se couchait jamais s’est transformé en « péninsule isolée, marginale et marginalisée ». Le régime d’Alphonse XIII ne se relèvera jamais de ce traumatisme collectif qui a abouti à la formation de la Seconde République en 1931.

La guerre civile espagnole de 1936 à 1939 puis la dictature franquiste ont fracturé plus avant l’Espagne. Les combats ont directement causé plus de 400 000 morts, tandis que la répression franquiste jusqu’en 1963 va durablement couper le pays en deux, entre soutiens de l’idéologie nationaliste, catholique et centralisatrice de FRANCO et ses opposants.

Cette époque de profonde division voit également l’apparition d’un discours nationaliste téléologique, qui perçoit la mise en place d’une nation unifiée face à ses ennemis extérieurs et intérieurs comme l’aboutissement ultime de l’histoire espagnole. Or, pour M. PELLISTRANDI, l’histoire espagnole est constituée de ruptures et de mouvements de balancier qui prouvent au contraire qu’elle était tout sauf prédéterminée. Ainsi, il note que les deux Républiques ou la période de transition post-franquisme étaient des moments de basculement qui auraient pu déboucher sur la formation d’Espagnes bien différentes.

Dans un deuxième temps, le chercheur normalien est revenu sur l’avènement du modèle décentralisé espagnol.

La monarchie espagnole a longtemps tenté d’homogénéiser ses fiefs. Un programme d’unification de l’armée sous Philippe IV prévoyait que chaque région envoie un contingent militaire intégré à l’armée royale. Les décrets de Nueva planta en suppriment les lois locales de la Couronne d’Aragon, tandis que la prise de Barcelone par les Bourbons en 1714 enclenche une dynamique de centralisation, à l’origine de révoltes cordistes et catalanes.

En 1833, l’organisation territoriale traditionnelle en royaumes et principautés est remplacée par un découpage territorial en 13 régions divisées en circonscriptions. Cette nouvelle carte inspirée du modèle français représente une nouvelle étape dans l’uniformisation de la vie politique et administrative espagnole.

De plus, l’adoption du Code civil en 1889 unifie le droit espagnol, mais se heurte encore une fois à des résistances locales. Les juristes catalans obtiennent ainsi que des annexes dérogatoires puissent être ultérieurement ajoutées au Code pour inclure le droit local des régions avec une autonomie historiquement plus marquée. La Seconde République encourage ce mouvement de différenciation territoriale en octroyant un statut d’autonomie à la Catalogne (1932) et au Pays basque (1936). Cependant, dans l’esprit de la IIIe République française, les constituants sont attentifs à ne céder aucune compétence en matière d’éducation.

La victoire des franquistes en 1939 marque un retour vers un pouvoir fortement centralisé, illustré par la révocation des statuts d’autonomie. M. PELLISTRANDI a toutefois souligné que le sentiment nationaliste des régions ne s’était pas évaporé mais était juste devenu clandestin. Le nationalisme basque prend un tournant violent avec l’établissement  du groupe armé ETA en 1959, qui fera 853 victimes entre 1968 et 2010 dont le chef du gouvernement Luis CARRERO BLANCO, assassiné en plein Madrid en 1973.

C’est donc dans un contexte de cristallisation des tensions identitaires que la Constitution de 1978 doit répondre à trois crises historiques à la sortie du régime franquiste : la forme de l’État, la place de l’Église et la décentralisation. Tout d’abord, la Constitution prévoit la formation de 17 communautés autonomes, avec une singularité juridique : reconnaissant que le processus de décentralisation n’est pas achevé, les constituants laissent aux régions la possibilité d’étendre progressivement leur degré d’autonomie. En outre, la Constitution fait de l’Espagne un État séculier. Enfin, la Constitution reconnaît le statut particulier des communautés ayant déjà possédé un statut d’autonomie, et de nouveaux statuts sont rédigés en 1979 pour la Catalogne, le Pays basque et la Galice.

Cette décentralisation étendue est un pari politique capital : les constituants savent qu’il faut absolument que les forces régionalistes trouvent leur place dans ce nouveau régime au risque que les tensions indépendantistes séculaires n’avortent de nouveau l’expérience républicaine. À ce titre, le gouvernement SUAREZ ira jusqu’à accorder la compétence de l’éducation (historiquement centralisée) au pays basque puis à la Catalogne en échange de la promesse des autorités basques de négocier la paix avec l’ETA. Ces concessions se révèleront payantes. Le 6 juillet 1978, la Constitution est adoptée par la population avec 88% des suffrages.

Revenant sur les étapes de la décentralisation de 1996 à nos jours, M.PELLISTRANDI a distingué trois phénomènes en particulier.

D’une part, le processus de décentralisation est arrivé à son terme, au sens où toutes les communautés ont sollicité les compétences maximales leur étant attribuables et exercent dorénavant plus ou moins les mêmes prérogatives. Cette évolution a mécontenté les Catalans et les Basques, puisque leur statut particulier d’autonomie était vidé d’une partie de son sens.

D’autre part, à partir de 1993, les gouvernements ont commencé à dépendre du soutien des partis nationalistes périphériques au Parlement national.  Ces groupes – représentés de manière plus que proportionnelle en raison du scrutin proportionnel – sont devenus des partis charnières, qui complètent les coalitions en échange de l’octroi d’avantages pour leur communauté autonome. Ainsi en 1993 en échange de son soutien à la majorité, le parti catalan a obtenu que 15% des impôts catalans soient réinvestis dans la région (un ratio augmenté à 50% en 2008). Ces arrangements parfois peu scrupuleux ont toutefois pu avoir des effets nocifs sur la confiance dans le fonctionnement parlementaire. En effet en 2018, le parti basque a approuvé le budget du gouvernement RAJOY avant de voter une motion de censure le visant 15 jours plus tard, en échange de l’assurance que le budget lui étant favorable serait maintenu par le nouveau gouvernement.

Enfin, les trente dernières années ont été marquées par le défi de la crise catalane. Les Espagnols se sont longtemps félicités de la mise en place réussie de la démocratie et de l’apaisement de tensions internes anciennes et prégnantes. Cependant, la crise catalane remet en cause les fondements de l’État espagnol et du compromis de 1978, ce qui instille une forme de vertige chez les Espagnols à l’idée de devoir réinventer une Constitution dans un contexte de crispations politiques considérables.

Pour M. PELLISTRANDI, la persistance de ces tensions intérieures est le symptôme d’une singularité de l’Espagne, qui à travers son histoire n’a pas tant été confrontée aux autres qu’à elle-même. Son imaginaire politique et ses mémoires sont imprégnées de conflits fratricides, depuis les guerres carlistes du XIXème siècle, en passant par la guerre civile de 1936-1939 jusqu’à la violence du terrorisme basque entre 1968 et 2010. Dans ce cadre, l’édification d’un récit national unifié apparaît comme un défi majeur actuellement dans un contexte d’intense instrumentalisation des mémoires.

Dans une troisième partie, l’historien a exploré les dissemblances entre territoires et cultures dans le pays qui lui font dire qu’il n’existe aujourd’hui pas une Espagne, mais bien des Espagnes.

Pour commencer, le castillan ne s’est jamais imposé comme langue unique comme le français a pu le faire en France. L’enseignement en masse du castillan sous sa forme écrite a commencé tardivement : en 1900, 50% des Espagnols étaient analphabètes, et 27% l’étaient encore en 1950. Au moment de la transition démocratique, l’enseignement des langues régionales est devenu une priorité en parallèle de la décentralisation. Si les Espagnols parlent encore largement le castillan, ces politiques éducatives ont provoqué un retour en force des langues régionales, et certaines régions comme la Catalogne seraient loin de respecter le minimum de 25% d’heures d’enseignement en castillan, théoriquement obligatoires.

L’Espagne est également caractérisée par la grande hétérogénéité de modes de vie, de climat et de paysages entre ses régions ainsi que la difficulté historique à les relier. Il n’existe pas de grande voie fluviale pénétrant le pays, et les premiers chemins de fer ont été construits avec un retard certain pour les standards européens.

En outre, le territoire est divisé par des disparités économiques historiques. Jusqu’à l’ère moderne, la Castille était la région moteur de l’économie avec 80% du PIB concentré à Madrid, mais elle souffre aujourd’hui de désertification rurale alors que l’activité économique et les populations se déplacent vers les côtes.

Le modèle des communautés autonome a également fortement contribué à développer les sentiments d’appartenance régionaux, avec toutefois de fortes différences entre régions. Ainsi en 2019, 30% des Catalans s’estimaient plus Catalans qu’Espagnols, tandis que 13% seulement des Valenciens se sentaient plus Valenciens qu’Espagnols.

M. PELLISTRANDI est également revenu sur la perception de la monarchie par la population espagnole.

De 1981 à 2012, le roi Juan Carlos a été traité comme un héros national en raison de sa défense de la démocratie et de la Constitution lors de la tentative de coup d’État du 24 février 1981. En 2012 cependant, le pacte de silence tacite liant la presse à la monarchie explose : la vaste affaire de corruption impliquant son gendre Iñaki URDANGARIN et le coûteux safari du souverain au Botswana ont manifestement détérioré la confiance en l’Institution. À l’issue de deux années de fortes pressions politiques et médiatiques, Juan Carlos choisit d’abdiquer en 2014.

Philippe IV est donc monté sur le trône avec la difficile mission de reconstruire l’image de la monarchie, endommagée au point que l’institut national de sondage (CIS) a cessé à partir de 2015 de publier le taux de popularité de la royauté. Le nouveau roi a choisi de se distancer fermement des scandales des dernières années en retirant notamment leur titre de noblesse à sa sœur et son mari, ce qui a entraîné une remontée de la cote de popularité royale. Cependant, le professeur PELLISTRANDI a souligné les doutes persistants de certains experts politiques espagnols sur la pérennité de cette institution sous sa forme actuelle.

L’historien a terminé son intervention en s’interrogeant sur les facteurs d’unité de l’Espagne à l’heure actuelle.

Pour M. PELLISTRANDI, le peuple espagnol demeure soudé par son art de vivre, la défense de l’Espagne face à ses critiques ou ses succès sportifs tels que le véritable mythe national qu’est devenu Raphaël NADAL. Les Espagnols sont également fiers de la réussite de leurs compatriotes dans le monde, en tant qu’artistes, chefs d’entreprises, athlètes, médecins ou scientifiques. En outre, malgré les effets violents de la crise de 2008 en Espagne, les Espagnols sont fiers de vivre dans un pays prospère avec modèle d’État social solide et innovant. Loin du discours franquiste qui représentait le peuple espagnol comme foncièrement traditionnaliste, le pays a prouvé de manière répétée qu’il était à la pointe des questions sociales, en reconnaissant de manière indirecte la gestation pour autrui (GPA) en 2010 et le mariage entre couples de même sexe en 2005.

Toutefois, M. PELLISTRANDI a aussi rappelé la fragilité de ces liens fédérateurs, notamment face aux divisions causées par l’afflux de migrants en Espagne. En effet, depuis le durcissement des politiques migratoires en Italie et Grèce en 2015, l’Espagne est devenue la principale porte d’entrée des migrants dans l’Union européenne. La proportion d’étrangers dans la population espagnole a ainsi bondi de 0,5% en 1985 à 13% en 2021. Originellement un pays d’émigrants, l’Espagne est devenue un pays d’immigrants.

Si dans un premier temps l’opinion publique a accueilli de manière favorable cette nouvelle dynamique, un basculement s’est produit en 2007, illustré par le changement de position du Parti socialiste (PSOE) qui a estimé pour la première fois que la majorité des migrants en situation irrégulière devaient être expulsés. Cependant, le PSOE a continué à défendre les droits des travailleurs immigrés, en rappelant la dette que devait par exemple l’Espagne aux nounous immigrés.

M. PELLISTRANDI a indiqué que les tensions sur la question migratoire s’étaient réellement envenimées lorsque celle-ci s’était entremêlée avec la question de l’Islam. Les populations maghrébines ont subi une vague d’agressions symboliques et physiques très violentes, tandis que les débats sur le voile dans l’espace public, la construction de mosquées et la polygamie se sont multipliés. En parallèle, ce rejet révolte une partie des musulmans espagnols et étrangers qui voient l’Espagne comme une terre historiquement musulmane.

En outre, les attentats islamistes à la gare d’Atocha en 2004 (191 morts) et en Catalogne en 2017 (21 morts) ont propagé idée que l’ennemi était peut-être à l’intérieur du territoire espagnol. Le parti d’extrême droite Vox émerge alors que s’installe un sentiment de faiblesse étatique face au terrorisme, et en 2015 la popularité du parti explose lorsqu’il s’empare du concept de grand remplacement. Face à une situation migratoire appelée à se complexifier plus avant dans les années à venir, le professeur PELLISTRANDI a souligné le besoin urgent d’intelligence et de générosité dans le débat public espagnol, mais il a déploré que la tendance était pour l’instant à la crispation autour de ces questions.

Mme Michelle MEUNIER a remercié M. PELLISTRANDI pour sa présentation historique et politique exhaustive. Elle a aussi évoqué les forts échos dans l’actualité des conflits et mémoires abordés par l’historien, citant la représentation des traumatismes enfouis du franquisme dans le dernier film de Pedro ALMODOVAR Madres paralelas.

Mme Sylvie VERMEILLET a demandé au chercheur ce qui faisait que l’Espagne avait historiquement une tendance plus marquée que la France à s’engager dans des conflits fratricides. M. PELLISTRANDI a répondu que les Français au cours du dernier siècle et demi ont été confrontés à trois guerres franco-allemandes qui les ont forcés à se concentrer sur l’extérieur, mais que les conflits intérieurs ont repris dans les périodes intermédiaires. En outre, les Espagnols ont pu ponctuellement, dans leur Histoire, tolérer des interventions étrangères : ainsi les Cent mille fils de Saint Louis envoyés en 1823 par Louis XVIII pour empêcher l’avènement d’un régime libéral en Espagne ne connaitront pas de tensions avec la population locale, contrairement à leurs prédécesseurs napoléoniens.

Par ailleurs, le professeur PELLISTRANDI a noté l’existence d’un certain sentiment caïnite chez les Espagnols, une absence de pitié lorsqu’il s’agit de massacrer son voisin engendrée par la succession de conflits civils. Ce phénomène était notamment illustré par Patria, ouvrage acclamé de Fernando ARAMBURU publié en 2016, qui montre comment les familles des bourreaux et des victimes des attentats de l’ETA venaient des mêmes villages et se connaissaient intimement. En outre, il a observé que ces luttes fratricides avaient été exacerbées par la tendance historique du pouvoir central à vouloir définir des Espagnols et des anti-Espagnols, tendance ayant atteint son paroxysme sous le régime franquiste.

Selon M. PELLISTRANDI, la démocratie espagnole actuelle a montré pour la première fois que la politique pouvait conduire à un apaisement durable des tensions et non à une aggravation des conflits, dans un contexte pourtant extrêmement tendu du fait des attaques terroristes basques. Cependant pour l’historien, la fragilisation de la démocratie reste un risque dans un pays où les institutions tout comme la réconciliation nationale demeurent relativement récentes. Soulignant la nécessité de retrouver un nouveau consensus démocratique comme celui de 1978, le chercheur s’est dit préoccupé par les rapports de force voire de chantage qui régissent aujourd’hui les relations entre forces régionales et centrales ainsi qu’entre partis politiques.

Mme Michelle MEUNIER a vivement remercié le professeur pour sa venue et a formulé le souhait qu’une nouvelle rencontre puisse ultérieurement permettre un échange sur d’autres thèmes.

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