Le mardi 1er février 2022, sous la présidence de Mme Nadia SOLLOGOUB (Union Centriste – Nièvre), le groupe interparlementaire d’amitié France-Ukraine s’est entretenu avec Mme Tatiana KASTOUEVA-JEAN, chercheuse, directrice du Centre Russie / Nouveaux États Indépendants de l’Institut français des relations internationales (IFRI), au sujet de la crise russo-ukrainienne.

Étaient également présents : M. Jean-Pierre MOGA (UC – Lot-et-Garonne) et Mme Evelyne PERROT (UC – Aube).

Dans son propos liminaire, Mme KASTOUEVA-JEAN a souligné la difficulté de lecture des intentions de Vladimir POUTINE, d’autant plus grande que le président russe est aujourd’hui très isolé, en raison de la crise de la Covid-19, mais aussi parce que, de façon structurelle, il ne consulte qu’un groupe très restreint de conseillers discrets et influents, partageant une vision très sécuritaire des relations internationales et auxquels ni le parlement, ni la société ne peuvent faire contrepoids.

Elle a ensuite expliqué pour quelles raisons le scenario d’une invasion lui apparaît peu probable, malgré la forte mobilisation militaire russe à la frontière de l’Ukraine :

•    Si une telle invasion avait été réellement projetée, il n’y aurait certainement pas eu autant d’actions de communication, mais plus probablement des opérations spéciales recherchant un effet de surprise ;
•    Une victoire rapide avec un tel effet de surprise est moins envisageable aujourd’hui car si l’armée russe reste plus puissante que l’armée ukrainienne, cette dernière s’est professionnalisée et dispose de moyens technologiques et humains bien supérieurs à ceux de 2014 ;
•    Envahir les régions séparatistes de l’Est de l’Ukraine présente moins d’intérêt pour la Russie que la préservation et l’application des accords de Minsk II, ces régions étant déjà sous forte influence russe (opposition désormais inexistante, distribution de passeports russes, intégration économique) ;
•    Une invasion s’aventurant au-delà des territoires séparatistes paraît encore plus improbable car il ne s’agit pas de régions pro-russes, et ce d’autant moins tant que dure le conflit et que le nombre des victimes de la guerre s’accroît.

Mme KASTOUEVA-JEAN a émis l’hypothèse selon laquelle la Russie userait de la menace militaire pour pousser les membres de l’OTAN à ouvrir des négociations et obtenir des concessions pour une meilleure prise en compte des intérêts stratégiques russes.

Mme Nadia SOLLOGOUB, présidente, a observé que les exigences de la Russie (1), inacceptables pour les membres de l’OTAN, pouvaient paraître irrationnelles.

Mme Tatiana KASTOUEVA-JEAN a confirmé que les exigences de Vladimir POUTINE avaient été dès le début très élevées. Si cette stratégie lui a permis d’obtenir un succès diplomatique relatif (en éclipsant, par exemple, les discussions autour de la Crimée), elle pourrait lui être défavorable à long terme. Ainsi, la Première ministre de la Finlande a notamment déclaré que son pays se réservait le droit de déposer une demande d’intégration à l’OTAN.

Elle a rappelé que le discours russe face à l’OTAN est ancien et constant, l’objectif étant de maintenir une zone d’influence dans des pays dotés de gouvernements amicaux. La force militaire est souvent utilisée par la Russie en ce sens (Biélorussie, Kazakhstan…) ; il ne s’agit donc pas d’un comportement irrationnel de la part de Vladimir POUTINE.

Mme Tatiana KASTOUEVA-JEAN a également souligné les risques pour l’Ukraine de cette stratégie russe :

•    Risque d’escalade d’abord, car sans communication entre les troupes de part et d’autre de la ligne de contact (2), il n’existe aucun moyen de faire retomber la pression avant d’éventuels échanges de tirs, les victimes étant dès lors fréquentes ;
•    Risque de déstabilisation politique ensuite : les troupes ukrainiennes ont pour consigne de ne pas répondre aux provocations, cette temporisation contribuant à fragiliser le président ukrainien Volodymyr ZELENSKY, pris en étau entre une opinion publique lui étant de plus en plus défavorable et la menace militaire russe.

En réponse à M. Jean-Pierre MOGA, qui l’interrogeait sur l’importance des mouvements nationalistes d’extrême-droite en Ukraine, Mme Tatiana KASTOUEVA-JEAN a précisé que s’il existait bien un important sentiment d’appartenance nationale dans la société ukrainienne, entretenu notamment par le conflit, les formations d’extrême-droite étaient bien moins influentes qu’en 2014. Elles ne sont d’ailleurs pas représentées dans le gouvernement et ne le sont que très peu à la Rada.

Mme Evelyne PERROT a fait observer que cette crise survenait après l’élection de Joe BIDEN à la présidence des États-Unis. Mme Tatiana KASTOUEVA-JEAN a confirmé que du point de vue russe, l’arrivée de Joe BIDEN avait ouvert une fenêtre d’opportunité pour ces négociations, combinée à la perception d’un éloignement de l’Ukraine de la zone d’influence russe. Joe BIDEN recourt à une grille de lecture de la situation du type « Guerre froide », et Vladimir POUTINE peut considérer qu’il est un interlocuteur avec lequel les négociations ont une chance d’avancer.

Mme Evelyne PERROT a fait part de ses préoccupations quant à l’approvisionnement de l’Europe en gaz naturel. Mme Nadia SOLLOGOUB, présidente, a également demandé si des mesures de rétorsion en matière énergétique étaient envisageables de la part des russes au risque d’accentuer leur propre déséquilibre économique.

Mme Tatiana KASTOUEVA-JEAN a rappelé que la Russie était très dépendante des revenus du gaz, qui représentent 60% de ses exportations et une part importante de son budget. Suspendre les exportations à destination de l’Europe semble peu probable. En revanche, Vladimir POUTINE pourrait vouloir prouver l’impasse de la politique énergétique européenne visant à s’affranchir rapidement du gaz russe en privilégiant les contrats spots, plus onéreux, aux contrats de long terme auxquels la Russie souhaite revenir.

Mme Nadia SOLLOGOUB, présidente, a ensuite interrogé Mme Tatiana KASTOUEVA-JEAN sur l’appréciation par l’Ukraine des positions française et européenne. Cette dernière a expliqué que les Ukrainiens sont très actifs et veulent montrer, expliquer leur vécu de cette crise. Ils sont insatisfaits des européens, dont ils jugent les positions trop modérées, alors que la France et l’Allemagne se trouvent liées par leur statut de médiateurs. Pour la France, le contexte interne influe également, avec l’actuelle présidence française du Conseil de l’Union européenne et la campagne pour l’élection présidentielle.

Mme Nadia SOLLOGOUB, présidente, a souhaité en savoir plus sur la vision russe des discussions en format « Normandie » et des accords de Minsk II, pour lesquels la France et l’Allemagne sont médiatrices. Mme Tatiana KASTOUEVA-JEAN a observé que l’accord Minsk II avait été signé par l’Ukraine dans une position de faiblesse et que son application la plaçait dans une situation compliquée. En effet, l’Ukraine souhaite éviter la création d’une région autonome dans les oblasts de Donetsk et de Lougansk. qui risquerait d’entraîner des blocages, ce dont elle a déjà fait l’expérience avec la Crimée, qui disposait d’un tel statut.

La Russie, au contraire, insiste pour une application stricte des accords de Minsk, qu’elle a tout intérêt à préserver. Le problème résiderait donc dans le séquençage de l’application de ces accords : les Russes n’entendent pas se retirer avant la tenue d’élections (3), exigence inacceptable pour l’Ukraine qui fait de la démilitarisation un préalable. L’objectif des pourparlers actuels est de retrouver un peu de souplesse dans l’application de ces accords.

Interrogée par Mme Evelyne PERROT sur la position de la Chine dans ce conflit, Mme Tatiana KASTOUEVA-JEAN a indiqué qu’elle en demeurait un observateur prudent et se trouvait en position de force dans les négociations sur le prix du gaz, la Russie représentant pour Pékin un fournisseur parmi d’autres.

Enfin, questionnée par Mme Nadia SOLLOGOUB, présidente, sur l’opinion publique russe, Mme Tatiana KASTOUEVA-JEAN a indiqué que dans les sondages d’opinion, Vladimir POUTINE conservait 60 % d’opinions favorables, tout en soulignant que ce taux chutait dans les sondages à questions ouvertes.

(1) La Russie a fixé comme condition à la désescalade l’obtention de la part de l’OTAN de garanties écrites de non-élargissement (notamment à l’Ukraine), qu’elle considère comme nécessaire à sa sécurité, ainsi qu’un retrait des territoires inclus dans l’Alliance après 1997.
(2) La frontière entre l’Ukraine et la Russie diffère de la ligne de contact établie dans la région du Donbass entre les territoires contrôlés par Kiev et ceux contrôlés par les séparatistes soutenus par Moscou.
(3) Élections locales pour définir le futur statut des régions de Donetsk et Lougansk

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