EXPOSÉ DES MOTIFS
Mesdames, Messieurs,
Au 31 décembre 2023, la France recensait 396 900 mesures d'aide sociale à l'enfance, dont 56 % de placements (en établissement ou en famille d'accueil) et 44 % de mesures éducatives en milieu ouvert.
Depuis plus de vingt ans, le nombre total de ces mesures a augmenté de 44 %, traduisant une judiciarisation croissante des situations familiales et un recours trop fréquent, parfois par défaut, au placement d'enfants. Ce phénomène s'inscrit dans un héritage institutionnel où le placement demeure encore la réponse dominante à la mise en danger d'un enfant.
Depuis plusieurs années, il a été mis en avant que les violences et négligences intrafamiliales, lorsqu'elles ne sont ni repérées ni correctement prises en charge, laissent des séquelles profondes et durables et parfois même irréversibles chez l'enfant. Ces traumatismes affectent la santé mentale, physique, le développement émotionnel, scolaire et social de l'enfant.
Des études ont démontré qu'un enfant victime de maltraitance non accompagné peut perdre jusqu'à vingt années d'espérance de vie. Ce coût humain s'ajoute à un coût collectif : errance éducative, rupture de parcours, exclusion, troubles psychiatriques, voire délinquance. The Lancet, revue scientifique médicale britannique, chiffre le coût économique lié aux violences faites aux enfants en France à plus de 38 milliards de dollars par an.
C'est à ce titre qu'il reste primordial de protéger juridiquement chaque enfant, en garantissant ses droits fondamentaux.
Or, dans le domaine civil - contrairement au pénal -, la désignation d'un avocat pour un mineur n'est ni systématique ni automatique. Le droit positif en vigueur, notamment l'article 1186 du code de procédure civile, prévoit que l'enfant - capable de discernement -, ses parents, le tuteur ou le service auquel il a été confié peuvent demander la désignation d'un avocat par le bâtonnier.
Dès lors, l'absence de désignation systématique d'un avocat entraîne des conséquences inhérentes sur les décisions rendues et sur les trajectoires de vie des enfants concernés. Sans avocat, un mineur ne bénéficie ni d'une force pour faire entendre sa voix, ni d'une protection de ses droits, ni d'un regard juridique vigilant sur les décisions qui l'affectent.
De son côté, l'article 375-1 du code civil permet au juge des enfants, lorsque l'intérêt de l'enfant l'exige, de solliciter la désignation d'un avocat pour l'enfant discernant ou d'un administrateur ad hoc pour le non-discernant.
Si la réforme de la loi du 7 février 2022 (dite « loi Taquet ») a introduit une avancée importante dans la reconnaissance du rôle de l'avocat dans les procédures d'assistance éducative, la réalité de terrain reste marquée par une inégalité manifeste dans l'application de cette disposition. Le rapport parlementaire n° 1200 de la commission d'enquête sur les manquements des politiques publiques de protection de l'enfance (avril 2025) a ainsi mis en lumière, à travers une réponse écrite de la direction de la protection judiciaire de la jeunesse, une application hétérogène de l'article 375-1 du code civil, avec de fortes disparités territoriales dans la désignation des avocats pour les enfants.
Pourtant, des décisions majeures sont prises dans la vie de l'enfant - changement de lieu de vie, restrictions de contact familial, orientation scolaire ou médicale - sans qu'un professionnel garant de ses droits fondamentaux ne soit systématiquement présent à ses côtés.
Ce principe juridique crée une rupture d'égalité entre enfants : seuls ceux en capacité de demander un avocat, ou bénéficiant de l'initiative d'un juge ou d'un conseil départemental volontaire, peuvent être défendus. C'est une atteinte directe à l'un des principes fondamentaux inscrits dans la Convention internationale des droits de l'enfant, dont l'article 12 affirme que « l'enfant a le droit d'exprimer librement son opinion sur toute question l'intéressant » et que cette opinion doit être « dûment prise en considération ».
Il est essentiel de reconnaître l'importance, pour chaque enfant, quel que soit son âge, d'être accompagné par un professionnel spécialisé dans la protection de l'enfance, et ce pour plusieurs raisons majeures.
D'abord, parce qu'il n'est jamais anodin pour un enfant d'être entendu par différents professionnels du monde judiciaire, ni de devoir raconter les violences ou les négligences qu'il a subies. Mettre des mots sur l'insupportable est un exercice difficile, parfois insurmontable, tant l'enfant est encore prisonnier de ses émotions, de ses peurs, ou du lien familial - même toxique - qu'il cherche à préserver.
Souvent, la parole de l'enfant se heurte à une forme de « loyauté parentale » inconsciente, qui l'empêche de dire ce qu'il pense, ce qu'il ressent, ce qu'il a vécu. Par peur de trahir, par crainte des conséquences, l'enfant se tait. Et ce silence peut avoir des effets dévastateurs.
C'est pourquoi l'accompagnement obligatoire par un avocat spécialisé porte un double enjeu fondamental. D'une part, garantir que tous les enfants soient défendus en justice, quels que soient leur âge ou leur niveau de discernement, au nom des droits fondamentaux de notre République. D'autre part, assurer que l'intérêt supérieur de l'enfant soit systématiquement protégé et représenté dans toutes les décisions qui le concernent.
Un enfant qui n'a pas été protégé par l'institution judiciaire, qui n'a pas été entendu ni défendu, portera toute sa vie le poids d'une injustice irréparable. Il pourra nourrir le sentiment d'avoir été abandonné non seulement par sa famille, mais aussi par la société tout entière dans son fonctionnement. Ces expériences peuvent constituer une forme de violence institutionnelle, dont les conséquences psychologiques et sociales sont souvent durables. Ne pas lui permettre d'avoir un avocat, c'est lui refuser ses droits en tant que personne juridique. C'est l'exposer à l'invisibilité et à l'oubli.
Un avocat spécialisé dans les droits de l'enfant joue un rôle essentiel, car il permet à l'enfant d'être informé, entendu et protégé. Il défend son intérêt supérieur, notion juridique centrale mais souvent mal interprétée ou instrumentalisée. Il équilibre le rapport de force entre l'enfant et les institutions. Et il prévient les ruptures de parcours, les situations de maltraitance institutionnelle ou les placements injustifiés. L'avocat de l'enfant est parfois le seul rempart contre des décisions prises sans que sa parole n'ait été entendue. Porter la voix du mineur concerné, notamment lorsqu'un placement est envisagé, est essentiel. Dans certains cas, cela permet d'éviter un éloignement inutile. C'est une garantie fondamentale pour préserver l'intérêt supérieur de l'enfant.
La désignation systématique d'un avocat, quel que soit le discernement de l'enfant, serait une avancée juridique et sociale majeure. Elle garantirait l'égalité de traitement entre enfants sur l'ensemble du territoire national. Une procédure équitable, respectueuse des droits de la défense. Cet avocat permettra un meilleur suivi des décisions, des projets de vie plus adaptés et une écoute plus attentive de la parole de l'enfant.
Cette proposition de loi serait un filet de sécurité renforcé contre les carences de tout un système de la protection de l'enfance malade. Une société en bonne santé se construit d'abord par la manière dont elle protège ses enfants, car c'est là où tout se joue.
Elle reprend les propositions et les avis du CESE, de la Défenseure des droits, du Conseil de l'Europe et du rapport d'enquête parlementaire d'avril 2025.