EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

Le 25 janvier 2024, Marine Le Pen et ses collègues ont déposé sur le bureau de l'Assemblée nationale une proposition de loi constitutionnelle « Citoyenneté-Identité-Immigration »1(*). Elle actualise ainsi un projet de loi présenté le 28 septembre 2021 dans le cadre de l'annonce de sa candidature à l'élection présidentielle de 2022. Ce même objet législatif prend ses racines dans un texte présenté en 2018 dans des formes moins atténuées. Il s'agit bien là du coeur de son projet politique : le référendum sur l'immigration, dont on démontrera que tous les termes sont trompeurs.

Dans l'exposé des motifs de son texte, Marine Le Pen part du constat que « du fait d'un nombre limité de normes constitutionnelles sur le statut des étrangers, la nationalité et l'identité françaises, la jurisprudence a supplanté les autorités politiques ». Les dispositions proposées constitueraient ainsi un « bouclier constitutionnel ». L'approbation du référendum redonnerait « à notre Nation, aux yeux du monde et d'abord de l'Union européenne, la maîtrise de son destin en ces domaines primordiaux pour sa souveraineté. Elle mettra fin à la dérive jurisprudentielle, constatée depuis trois décennies, qui a retiré à un pouvoir politique résigné toute possibilité de décider librement de la maîtrise des flux migratoires au nom d'une prétendue suprématie de normes extérieures à notre droit, souvent de nature jurisprudentielle. » Elle conclut : « c'est la défense des intérêts nationaux les plus fondamentaux qui est ainsi rendue constitutionnellement possible ».

Son texte comporte 14 articles répartis en quatre titres largement évocateurs :

1. La maîtrise de l'immigration et le régime des étrangers en France ;

2. La protection de la nationalité française et de l'identité de la France ;

3. La primauté de la Constitution et du droit national ;

4. Diverses dispositions (c'est-à-dire adaptation outre-mer et modification des dispositions de cette loi exclusivement par voie référendaire).

La proposition de loi constitutionnelle du Rassemblent national est une arme de destruction de notre République telle que nous la connaissons. Ce texte s'attaque frontalement aux fondements du triptyque « Liberté, Égalité, Fraternité ». Il n'a qu'un objectif : rédiger une nouvelle Constitution de type plébiscitaire consacrant la « priorité nationale », la xénophobie d'État et le nationalisme identitaire.

La logique est sans ambiguïté : violer les droits fondamentaux définis par la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 et par le préambule de la Constitution de 1946 ; rejeter les traités internationaux ; corseter le Conseil constitutionnel et mettre hors-jeu le Parlement de toute possibilité de révision de la Constitution pour neutraliser tous les contre-pouvoirs. Bref, un projet illibéral, autoritaire, rédigé avec soin et sérieux, et qui ne fait l'impasse sur aucun alinéa constitutionnel pouvant empêcher son sinistre dessein.

Ainsi dénoncé par Jean-Marc Ayrault et Pierre-Yves Bocquet2(*), ce texte réécrit la Constitution : il « prévoit d'en modifier dix-huit articles et d'en ajouter sept pour établir une discrimination légale contre les étrangers en situation régulière, les Français binationaux et les mineurs nés de parents étrangers ; pour priver toutes les personnes résidant en France des garanties offertes par le droit international et communautaire ; et, enfin, pour faire du Président de la République le protecteur d'une fantasmatique « identité de la France » qu'il sera libre de définir comme bon lui semble ».

20 % de la Constitution seraient ainsi modifiés. À titre d'illustration parlante, l'article 1er consacrant la préférence nationale et son corollaire, la xénophobie, prévoit :

· Alinéa 6 : « Afin de garantir aux Français, en toutes circonstances, une priorité dans l'accès à l'emploi, à égalité de mérites, dans le secteur privé et, le cas échéant, dans le secteur public, ainsi que dans le bénéfice de l'action des services publics et des politiques publiques, y compris le logement, la loi y limite l'accès des étrangers. » ;

· Alinéa 7 : « Ils doivent respecter l'identité de la France et le mode de vie français, et ne pas exercer d'activité politique contraire aux intérêts nationaux. Leur présence ne doit pas constituer une charge déraisonnable pour les finances publiques et le système de protection sociale. Le regroupement familial des étrangers peut être limité ou interdit. » ;

· Alinéa 15 : « L'accès des étrangers à tout emploi public ou privé, à l'exercice de certaines professions, activités économiques ou associatives, fonctions de représentation professionnelle ou syndicale, ainsi qu'au bénéfice des prestations de solidarité, est fixé par la loi. »

Autre exemple, l'article 4, d'inspiration clairement pétainiste, prévoit que « la loi organique peut interdire l'accès à des emplois des administrations, des entreprises publiques et des personnes morales chargées d'une mission de service public aux personnes qui possèdent la nationalité d'un autre État ». Cette disposition viserait bien entendu les bi-nationaux, contrairement aux récentes dénégations des responsables du Rassemblement national.

La régularisation des étrangers deviendrait exceptionnelle, sinon presque impossible : elle « peut être décidée par décret délibéré en Conseil des ministres, à titre exceptionnel et individuel pour un motif supérieur d'intérêt national ou quand l'intéressé a rendu des services éminents à la Nation » (article 1, alinéa 4). Quant au regroupement familial, il « peut être limité ou interdit » (article 1, alinéa 7).

Cet exposé sommaire peut se terminer par une disposition que même le régime de Vichy n'avait pas envisagée : la suppression du double droit du sol. L'article 4 prévoit ainsi : « Est français tout individu, né en France ou à l'étranger, d'au moins un parent de nationalité française. » Un enfant né en France de deux parents étrangers ne deviendra potentiellement jamais français et sera donc expulsable.

Pierre-Yves Bocquet, dans son salutaire essai « La “Révolution nationale” en 100 jours et comment l'éviter »3(*), souligne le démantèlement de l'universalité de nos droits qu'engendreraient de telles dispositions. Il expose la logique implacable du texte du Rassemblement national :

· Étape 1 : altérer les principes fondamentaux comme celui de l'égalité, qui protège de l'arbitraire, et consacrer la préférence nationale qui permet de justifier la discrimination ;

· Étape 2 : verrouiller tout recours juridictionnel international en inversant la hiérarchie des normes entre le droit interne et le droit international pour placer la Constitution au-dessus des traités internationaux, principalement la Convention européenne des droits de l'Homme qui garantit le droit à la protection de la vie personnelle, le droit à un procès équitable, la liberté de conscience ou l'interdiction de toute discrimination. Comme les étrangers, tous les Français seraient privés de la faculté de recourir à une juridiction internationale ;

· Étape 3 : cibler les étrangers en leur retirant des droits et les protections collectives (appartenance à des associations ou à des syndicats) ;

· Étape 4 : donner la possibilité aux Français de saisir les tribunaux si une administration ou une collectivité ne respectait pas ces nouveaux principes de discriminations ;

· Étape 5 : rendre ces dispositions irréversibles en autorisant leur modification exclusivement par voie de référendum.

Reste la question de la méthode et des délais. Comment Marine Le Pen (ou Jordan Bardella) compte-t-elle faire advenir cette « Révolution nationale » dès son accession aux pouvoirs ?

D'une manière non moins perverse, elle utiliserait un des mécanismes de la démocratie pour vider celle-ci de sa substance : le référendum prévu par l'article 11 de la Constitution.

Ce pouvoir propre du chef de l'État lui permet de soumettre un texte au référendum sans examen par les chambres parlementaires. Il appartient uniquement au Gouvernement de faire une « déclaration devant chaque assemblée » et au chef de l'État de prendre un décret de convocation des électeurs qui répondraient par « oui » ou par « non » à une révision sans précédent de la loi fondamentale. Une majorité de « oui » ferait immédiatement entrer en vigueur ce texte.

Cependant, on le sait, cette voie est inconstitutionnelle. L'utiliser signerait un véritable coup de force institutionnel. La procédure de révision de la Constitution est définie par l'article 89 et ne peut s'affranchir de la délibération parlementaire. Par ailleurs, la politique migratoire ne rentre pas dans le champ de l'article 11.

Comment son utilisation serait-elle alors justifiée ?

Par les précédents du Général de Gaulle, en 1962 (élection du président au suffrage universel direct) et 1969 (réduction des pouvoirs du Sénat et régionalisation). Ainsi, l'exposé des motifs de la proposition de loi de Marine Le Pen indique dès son deuxième paragraphe : « L'organisation d'un référendum sur les questions essentielles de la maîtrise de l'immigration, de la protection de la nationalité et de l'identité françaises et de la primauté du droit national permettra de rétablir, par “la voie la plus démocratique qui soit” pour reprendre l'expression du Général de Gaulle, de manière incontestable, l'expression de la volonté souveraine du Peuple français. » Ironie de l'histoire, il a eu recours à l'article 11 dans le contexte d'un attentat fomenté contre lui par l'OAS, dont les membres fonderont ultérieurement le Front national.

La méthode du Général de Gaulle était contestable et a été dénoncée. En 1962, les avis négatifs du Conseil d'État et du Conseil constitutionnel n'avaient pas été rendus publics. Ce dernier s'était par ailleurs déclaré incompétent et la motion de censure votée à l'Assemblée n'eut aucun effet. En 1969, la victoire du « non » a provisoirement mis un terme à cette utilisation de l'article 11, mais pas aux débats.

Depuis, plusieurs évolutions ont pu être constatées :

- en 1998, l'arrêt Sarran et Levacher du Conseil d'État, qui réserve l'article 89 pour les projets constitutionnels ;

- en 2000, les décisions Hauchemaille du Conseil constitutionnel, qui s'estime alors compétent pour contrôler la régularité des opérations préparatoires au référendum et la conformité du décret de convocation du scrutin. Laurent Fabius, qui depuis a été remplacé par Richard Ferrand, a rappelé que la Constitution ne pouvait être révisée que par la voie de l'article 89.

Tous les doutes ne sont cependant pas levés et c'est dans cette brèche que Marine Le Pen envisage de s'engouffrer si elle accède au pouvoir. Il s'en suivrait très certainement une crise constitutionnelle, tout comme des actes de résistance, mais le Rassemblement national est prêt à cette épreuve de force.

Il peut s'appuyer sur les précédents du Général de Gaulle et cette déclaration symptomatique de Marine Le Pen : « si le peuple français choisit de changer sa Constitution, alors il le fera ». En d'autres termes, si le peuple français élit une candidate d'extrême-droite qui aura clairement présenté ce programme pendant sa campagne électorale, qui pourrait s'opposer à cette volonté ?

Les conséquences de l'adoption de ce texte iraient bien au-delà de la question d'ores et déjà sensible de la « maîtrise de l'immigration ».

La réintroduction dans la pratique constitutionnelle de l'article 11 marquerait une dérive plébiscitaire du régime, qui par ailleurs aurait un impact encore plus lourd pour le Sénat : il perdrait un poids considérable dans son dialogue avec l'exécutif (les lois organiques comme les lois constitutionnelles pourraient être soumises au référendum sans passer par le Sénat, alors qu'actuellement il peut exercer un sérieux rapport de force dans leur adoption).

Les effets dominos sur l'État de droit, les pouvoirs du Parlement, l'autorité des juridictions, les services publics et les collectivités locales seraient immédiats, innombrables et difficilement réversibles. C'est bien ainsi que peut périr une démocratie.

La nouvelle « République » de Marine Le Pen n'est en aucune façon un « bouclier constitutionnel », mais bien davantage une bombe à fragmentation constitutionnelle qui ferait voler en éclat l'ensemble de notre édifice.

Parce que la Constitution définit nos règles communes, parce qu'elle est notre bien commun, la garantie de nos libertés, elle ne peut être modifiée que très rarement et nullement brutalisée en mettant à bas les principes qu'elle contient.

Les évolutions récentes intervenues dans d'autres pays autrefois considérés comme des modèles de démocratie montrent combien une force politique régulièrement élue peut aller au-delà de ses capacités constitutionnelles et remettre en cause la nature même du régime démocratique. C'est pourquoi l'objet de cette proposition de loi est d'ériger un rempart institutionnel en clarifiant la procédure de révision de la Constitution : celle-ci relèverait exclusivement de l'article 89. Tel est l'objet de son article unique.

* 1 https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/textes/l16b2120_proposition-loi#

* 2 Jean-Marc AYRAULT, Pierre-Yves BOCQUET. « Le scénario de la “priorité nationale”, prévu par le RN, peut être enrayé », Le Monde, 5 juillet 2024.

* 3 Pierre-Yves BOCQUET. La « Révolution nationale » en 100 jours et comment l'éviter, Gallimard, collection «Tracts», 2025. Il faut ici remercier l'auteur de cette publication qui inspire la présente PPLC.

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