EXPOSÉ DES MOTIFS
Mesdames, Messieurs,
La présente proposition de loi vise à élargir la liberté des légataires dans la transmission de leur patrimoine, afin de favoriser les donations aux causes d'intérêt général.
Aujourd'hui, la réserve héréditaire - la part de la succession qui revient de droit aux héritiers - limite strictement la part que le défunt peut transmettre à des tiers ou à des associations d'intérêt général. Cette réserve équivaut à la moitié du patrimoine du légataire lorsque celui-ci n'a qu'un seul enfant, à deux tiers lorsqu'il en a deux, et à trois quarts lorsqu'il a trois enfants ou plus.
La réserve héréditaire permet de garantir aux ayants droit une part de la succession. Ainsi, en France, les enfants ne peuvent être déshérités. Seule la quotité disponible - la part restante du patrimoine qui n'est pas affectée à la réserve héréditaire - peut être librement affectée par le légataire à des tiers ou à des causes d'intérêt général.
Ce dispositif est destiné à assurer un équilibre entre les droits des héritiers et la libre disposition du patrimoine. Toutefois, ce compromis apparaît aujourd'hui inadapté.
En effet, le droit des successions tel qu'il existe aujourd'hui a été pensé à une époque où l'héritage intervenait assez tôt dans la vie. Or, du fait de l'allongement de l'espérance de vie, on hérite de plus en plus tard. Alors que l'on héritait en moyenne à 30 ans au début du siècle dernier, l'âge moyen d'héritage est aujourd'hui de 50 ans et pourrait dépasser les 55 ans d'ici 2050. L'héritage ne profite plus aux jeunes actifs, qui ont souvent besoin d'un apport en capital pour s'émanciper et investir - dans un logement, par exemple. Les transmissions interviennent plutôt en fin de carrière, à un moment où les héritiers ont déjà constitué leur propre patrimoine. Dans ces conditions, hériter ne correspond plus à un besoin. Cela s'apparente davantage à une rente. Cette évolution sociétale majeure impose une réflexion sur l'adaptation de la réserve héréditaire.
En outre, l'existence d'une réserve héréditaire élevée a un effet négatif d'un point de vue économique. Le dispositif actuel freine la circulation du capital et limite l'investissement. Aujourd'hui, l'héritage n'a plus pour effet de rediriger le patrimoine vers les jeunes actifs, qui ont tendance à investir plus, et donc à faire tourner l'économie. Au contraire, il concentre les richesses vers les seniors, dont l'appétence pour l'investissement est modérée. Les personnes âgées ont tendance à épargner davantage. Selon l'Insee, les deux tiers de la hausse du taux d'épargne entre 2023 et 2024 proviennent des plus de 65 ans. Dans ce contexte, l'héritage, qui profite majoritairement aux seniors, conduit à l'accumulation d'un patrimoine thésaurisé qui ne contribue pas à l'activité économique.
Par ailleurs, la rigidité de la réserve héréditaire constitue un frein au développement de la philanthropie. À l'inverse du droit français, les pays anglo-saxons, où s'applique la Common Law, accordent aux individus une large liberté dans l'organisation de leur succession, selon le principe du freedom of disposition.
Aux États-Unis comme au Royaume-Uni, l'absence de réserve héréditaire a contribué au développement de la philanthropie. Le modèle américain est connu pour permettre à des milliardaires, à travers des promesses de dons (les giving pledge), de léguer une part significative de leur patrimoine à des associations caritatives. Beaucoup de grandes fortunes choisissent ainsi de transmettre à leurs descendants une part réduite - néanmoins conséquente - de leur patrimoine.
Sans remettre en cause le principe de réserve héréditaire, qui accorde une sécurité essentielle aux héritiers, un assouplissement de cette réserve pour les légataires les plus fortunés apparaît opportun en ce qu'il favoriserait les libéralités philanthropiques.
Cela serait d'autant plus bienvenu que le secteur caritatif connaît actuellement des difficultés. S'il a bénéficié d'une forte croissance ces dernières années - environ 2,6 milliards de dons sont récoltés chaque année en France -, la solidarité tend aujourd'hui à s'essouffler, en raison de la baisse du pouvoir d'achat des ménages et des incertitudes économiques. Ainsi, l'année 2024 marque la plus faible progression des dons depuis 20 ans. Certains détenteurs de grandes fortunes, à l'instar de Xavier Niel, appellent donc à s'inspirer du modèle successoral américain pour soutenir le développement de la philanthropie.
Une mission parlementaire lancée à l'initiative de Gabriel Attal en 2018, et ayant abouti à un rapport sur la « philanthropie à la française » rendu en 20201(*), recommandait d'assouplir les règles relatives à la réserve héréditaire pour que les donateurs puissent davantage léguer aux structures d'intérêt général.
Enfin, depuis plusieurs décennies, la France connaît un accroissement spectaculaire des inégalités socio-économiques. Celles-ci tiennent davantage aux écarts de patrimoine qu'aux différences de revenu.
La concentration de la richesse atteint des niveaux inédits. La moitié des ménages les plus aisés détient à elle seule 92 % du patrimoine privé, tandis que l'autre moitié se partage les 8 % restants2(*). Les 10 % les plus modestes possèdent un patrimoine inférieur à 4 400 euros, tandis que les 10 % les plus aisés disposent de plus de 716 300 euros3(*), et les 1 % les plus fortunés, plus de 2,2 millions d'euros.
Les inégalités de patrimoine se creusent à une vitesse vertigineuse. De 1998 à 2021, le patrimoine des 10 % les plus riches a augmenté de 163 %. Sur la même période, celui des 10 % les moins dotés a chuté de 36 %. En 2010, les 10 % les mieux dotés détenaient 41 % du patrimoine global ; cette part montait à 47 % en 2021. Cette envolée du patrimoine des plus riches s'explique par la forte hausse des prix de l'immobilier - en particulier au début des années 2000 - qui a creusé l'écart entre les ménages propriétaires et les autres, et par la structure des portefeuilles des ménages aisés, qui contiennent des actifs financiers à forte croissance.
L'enrichissement est encore plus marqué chez les très grandes fortunes. Alors que les 500 plus grandes fortunes françaises représentaient environ 200 milliards d'euros en 2010, elles pèsent aujourd'hui plus de 1 200 milliards d'euros.
L'héritage joue un rôle clé dans les écarts de richesse. Les ménages ayant hérité possèdent un patrimoine quasiment deux fois supérieur aux autres4(*). Selon le Conseil d'analyse économique, la part de la richesse héritée dans le patrimoine privé total en France est passée de 35 % dans les années 1970 à 60 % aujourd'hui.
Ce phénomène s'accompagne d'une inégalité générationnelle : l'héritage concentre les richesses vers les quinquagénaires et les sexagénaires. Les plus de 70 ans détiennent plus du quart du patrimoine national5(*), tandis que les moins de 30 ans représentent la moitié des pauvres en France6(*).
La concentration patrimoniale devrait continuer de s'amplifier avec le phénomène de « grande transmission » (great wealth transfer), c'est-à-dire le transfert du patrimoine accumulé par la génération du baby-boom7(*). D'ici à 2035, un quart du patrimoine des ménages français changera de main ; d'ici à 2050, ce sera la moitié. 9 000 milliards d'euros seront transmis d'ici 20408(*).
Dans le même temps, les revenus issus du travail continuent de stagner. Le niveau de vie médian n'a progressé que de 24 % depuis 1996, une fois l'inflation déduite. Le pouvoir d'achat des ménages n'a fait que suivre la croissance de l'activité économique.
Ainsi, l'enrichissement dépend de moins en moins du travail et de plus en plus de l'héritage. À rebours de la promesse formulée en 2016 par le président Emmanuel Macron de favoriser le travail plutôt que la rente, on assiste aujourd'hui au grand retour d'une société d'héritiers. Une telle situation fragilise notre pacte républicain, fondé sur l'égalité des chances et la promesse de l'ascension sociale par le travail. Quand on s'enrichit plus par la rente que par le travail, cette promesse républicaine devient illusoire.
Un assouplissement de la réserve héréditaire apparaît donc nécessaire pour atténuer les inégalités économiques les plus injustifiées.
La présente proposition de loi vise à encourager le développement de la philanthropie et à limiter les inégalités liées à la concentration patrimoniale, tout en garantissant les droits essentiels des héritiers.
L'article unique vise à assouplir la réserve héréditaire pour les héritages les plus conséquents. Au-delà d'un certain seuil transmis aux héritiers réservataires - seuil fixé par décret, et qui pourrait être de l'ordre de quelques millions d'euros -, les légataires se verraient reconnaître une liberté totale de transmission. Ils pourraient ainsi orienter le reste de leur patrimoine vers des tiers ou des causes d'intérêt général. Ce dispositif garantit à chaque héritier réservataire la perception d'une part significative de l'héritage.
* 1 La philanthropie à la Française, Sarah El Haïri et Naïma Moutchou, février 2020.
* 2 Insee Focus n° 287, janvier 2023.
* 3 Rapport sur les riches en France, édition 2024, Observatoire des inégalités, juin 2024.
* 4 Revenus et patrimoine des ménages, édition 2024, Insee, octobre 2024 : les ménages ayant hérité possèdent en moyenne un patrimoine de 442 000 euros ; ceux qui n'ont pas hérité, un patrimoine moyen de 238 000 euros.
* 5 Insee Focus n° 287, janvier 2023.
* 6 Rapport sur les riches en France, édition 2022-2023, Observatoire des inégalités, décembre 2022.
* 7 Le baby-boom regroupe les personnes nées entre 1945 et la fin des années 1950.
* 8 Face à la « grande transmission », l'impôt sur les grandes transmissions, Fondation Jean Jaurès, novembre 2024.